Salon double - Doute http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/1349/0 fr Comparaison, avec raisons http://salondouble.contemporain.info/lecture/comparaison-avec-raisons <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/tremblay-gaudette-gabriel">Tremblay-Gaudette, Gabriel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/the-raw-shark-texts">The Raw Shark Texts</a> </div> </div> </div> <p style="text-align: justify;">Eric Sanderson se réveille chez lui au beau milieu de la nuit. Il est en proie à une panique totale, puisqu’il a l’impression de se noyer en eaux profondes. Après quelques instants angoissants, il reprend ses esprits et constate qu’il n’est pas en mer mais bien sur la terre ferme, au pied de son lit. Mais il constate rapidement qu’il n’est pas hors de danger pour autant, puisqu’il prend soudainement conscience qu’il n’a aucune idée d’où il peut bien se trouver, ni, surtout, de <em>qui il peut bien être</em>.<br /></p> <!--break--><!--break--><p><br />Sans être une prémisse des plus originales, la scène d’ouverture du roman de Steven Hall, <em>The Raw Shark Texts</em>, a de quoi piquer la curiosité, et lance de belle manière un roman qui se dévore avec la même intensité qu’un bon polar. Sauf qu’il n’est pas ici question de meurtre, puisqu’Eric Sanderson apprend qu’il a perdu la mémoire après avoir été attaqué par un «Ludovician», énorme <em>requin conceptuel</em> qui nage dans un environnement abstrait, à savoir le flux invisible de transmission des pensées – un peu comme si le <em>zeitgeist </em>était une voie de circulation. Sanderson est la proie répétée de cette créature depuis un voyage dans les îles grecques effectué avec sa conjointe Clio, morte dans des circonstances troubles. Il apprend tout ceci d’abord au contact de sa psychologue, déjà au courant de la situation particulière de son patient, puis grâce à des lettres qu’il reçoit chaque jour, écrites par «The First Eric Sanderson» – c’est-à-dire lui-même, avant qu’il ne perde la mémoire. Il obtient également un étrange enregistrement vidéo, qui présente une ampoule nue clignotant à intervalle irrégulier, dont il extraira un message grâce à un code de déchiffrement fourni par The First Eric Sanderson. Ces informations le mettront sur la piste du Ludovician et d’un certain Dr. Fidorous, qui pourrait lui permettre de lutter contre la créature. Pour ce faire, il lui faudra explorer la dimension du «un-space» (des lieux désertés ou soustraits au regard du public) afin d’aboutir à une issue qui, espère-t-il, le mènera sur les traces de son passé…<br /><br />Je crois que ce long résumé, volontairement formulé à grand renforts de clichés, indique clairement combien conventionnel peut être, par moments, le roman de Steven Hall; on pourrait en dresser un schéma actanciel en quelques secondes, on peut anticiper les revirements dramatiques pour autant que l’on prenne la peine d’y penser, et la forme que prend le principal antagoniste – un requin monstrueux – force la référence intertextuelle au film <em>Jaws</em>, que la finale du roman reconduit avec très peu de variations.<br /><br />En dépit de ces aspects prévisibles, <em>The Raw Shark Texts</em> sait se montrer assez peu conventionnel par moments. Par exemple, les créatures conceptuelles qui peuplent le roman sont représentées à l’aide de dispositions étonnantes du texte sur la page, dans une approche qui n’est pas sans rappeler la poésie concrète (voir Figure 1); les instructions de décodage du vidéo de l’ampoule transmises par The First Eric Sanderson sont étalées sur quatre pages,&nbsp; reproduisant un clavier QWERTY afin d’en expliquer la logique; le texte est interrompu à quelques occasions par l’intrusion de documents photographiques ou schématiques (Figure 2), et une séquence importante, dans le dernier quart du roman, prend la forme d’un flipbook à même les pages du livre. De plus, le roman est doté d’un index de cinq pages listant des noms propres, des personnages ou des lieux visités par Eric Sanderson. Curieusement baptisée «Undex (incomplete), Negative 36/36», cette section annexe au livre est évidemment très inhabituelle pour une œuvre de fiction.<br /><br />&nbsp;<span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/hall_the_raw_shark_texts_p._217.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Hall, The Raw Shark Texts, p. 217"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/hall_the_raw_shark_texts_p._217.jpg" alt="147" title="Hall, The Raw Shark Texts, p. 217" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style="" width="441" height="573"/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Hall, The Raw Shark Texts, p. 217</span></span></span><span style="color:#696969;">(Figure 1)</span><br />&nbsp;<span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/hall_the_raw_shark_texts_p._298.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Hall, The Raw Shark Texts, p. 282"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/hall_the_raw_shark_texts_p._298.jpg" alt="148" title="Hall, The Raw Shark Texts, p. 282" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style="" width="421" height="411"/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Hall, The Raw Shark Texts, p. 282</span></span></span><br /><span style="color:#696969;">(Figure 2)</span><br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>La comparaison inévitable</strong></span><br />La description du roman n’aura peut-être pas suffi, mais la recension des aspects plus originaux du roman de Steven Hall n’aura pas manqué d’interpeller les lecteurs de<em> <span style="color:#000080;">House</span> of Leaves</em>, le roman vertigineux de Mark Z. Danielewski publié six années avant <em>The Raw Shark Texts</em>. En effet, on retrouve également dans <em><span style="color:#000080;">House</span> of Leaves</em> des dispositions textuelles bigarrées, des voix narratives croisées, des documents visuels en annexe et un immense index apparemment superflu.<br /><br />Résumer un roman complexe et ambitieux tel <em><span style="color:#000080;">House </span>of Leaves</em> n’est pas une mince affaire, c’est pourquoi je citerai —paresseusement— celui fait&nbsp; par Anaïs Guilet:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">[<em><span style="color:#000080;">House</span> of Leaves</em>] débute par les confessions de Johnny Truant, un antihéros qui entre par hasard en possession du manuscrit d’un vieil original nommé Zampanò. Ce dernier a remisé dans une malle l’intégralité de son œuvre: un essai volumineux et prodigalement annoté portant sur un film qui n’existe pas, <em>The Navidson Record</em> (…) [film] tourné par Will Navidson, un photoreporter qui décide d’immortaliser son emménagement qui s’avère posséder des dimensions intérieures supérieures à ses dimensions extérieures, et où des couloirs apparaissent, incitant les protagonistes à y tenter des explorations. <a href="#note1">[1]</a><a name="renvoi1"></a></p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Cette œuvre volumineuse – 709 pages – contient une quantité énorme de notes de bas de page, souvent utilisées afin de fournir des sources fictives aux citations fournies dans le texte. De plus, le roman met en place trois instances auctoriales – Zampanò, Johnny Truant et Pelafina, la mère de Johnny,— et il s’avère impossible de déterminer de qui, parmi ces trois candidats possibles, origine le texte. Danielewski a réussi un tour de force consistant à amalgamer un récit passionnant – l’exploration de la maison aux proportions incongrues est relatée de manière aussi palpitante et haletante que peut l’être la lecture d’un des romans réussis de Stephen King – et une dissertation critique à propos de celui-ci. L’œuvre lance le lecteur sur de multiples pistes interprétatives, qui débouchent plus souvent qu’autrement sur des cul-de-sac.<br /><br />De son propre aveu, Danielewski a mis dix années à écrire son <em>Opus Magnum</em>. L’auteur montre qu’il avait visiblement prévu l’accueil critique qui serait réservé à son texte lorsqu’il fait dire à l’un de ses personnages, à propos du film <em>The Navidson Record</em>, mais en référence implicite à son propre roman, «Navidson’s film seems destined to achieve at most cult statut. Good story telling alone will guarantee a healthy sliver of popularity in the years to come but its inherent strangeness will permanently bar it from any mainstream interest.» (p. 7) Preuve qu’il ne s’est pas fourvoyé, les lecteurs obsessifs vouant un culte au roman de Danielewski s’épivardent en conjectures sur le forum Web <a href="http://www.houseofleaves.com">www.houseofleaves.com</a> depuis 2001, et ils demeurent actifs à ce jour…<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Dans l’ombre d’un géant</strong></span><br />À la suite de cet aperçu de <em><span style="color:#000080;">House</span> of Leaves</em>, il est aisé de comprendre que la comparaison avec <em>The Raw Shark Texts</em> n’est pas injustifiée, et relève même de l’évidence. D’autant plus qu’au cœur du labyrinthe au centre de la maison dans l’œuvre de Danielewski se tapit un monstre fantastique, un peu comme le Ludovician que le Eric Sanderson du roman de Hall débusque dans son exploration du <em>Un-Space</em>…<br /><br />Mentionnons, à la décharge de Steven Hall, que suivant l’obtention du statut de livre-culte par <em><span style="color:#000080;">House</span> of Leaves</em> et avant que ne paraisse <em>The Raw Shark Texts</em>, aucun écrivain, à ma connaissance, n’avait cherché à suivre les traces de Danielewski et à proposer une expérience de lecture aussi fourmillante, s’appuyant sur des jeux formels complexes constitués à partir des propriétés matérielles du texte. Hall devait être conscient des comparaisons qui ne manqueraient pas de suivre lors de la réception critique de son roman, mais il a décidé de relever ce colossal défi. L’œuvre de Danielewski avait, en quelque sorte, créé un géant à l’aune duquel les écrivains cherchant à s’inscrire dans son sillage devraient se mesurer. Or, après tout, un David confiant en sa précision pourrait croire qu’il serait en mesure de tenir tête à Goliath. Assumant jusqu’au bout sa source d’inspiration, et souhaitant sans doute voir naître une communauté de lecteurs enthousiastes, Hall, à l’instar de Danielewski, a mis en place sur son site Web un forum de discussion à propos de son roman, à l’adresse <a href="http://rawsharktexts.com/">http://rawsharktexts.com/</a>.<br /><br />Or, Hall n’a pas su reproduire le résultat du récit biblique. L’échec relatif de <em>The Raw Shark Texts</em> s’explique sans doute par le choix d’une forme linéaire, qui trouve son accomplissement au terme du récit, même si certains détails, notamment une mention dans l’ «Undex» de l’existence de «chapitres négatifs», indiquent clairement au lecteur qu’il y aurait davantage à trouver par un travail de décryptage. Ce processus de lecture exégétique seyait mieux à <em><span style="color:#000080;">House </span>of Leaves</em>, principalement parce que cette œuvre se déployait dans une forme réticulaire qui obligeait le lecteur à composer avec plusieurs niveaux narratifs et des instances auctoriales multiples, des systèmes de codification élaborés <a href="#note2">[2]</a><a name="renvoi2"></a> et des renvois incessants vers des portions éloignées du texte: l’investissement immersif du lecteur est pratiquement indispensable à une expérience satisfaisante de <em><span style="color:#000080;">House</span> of Leaves</em>.<br /><br />Le roman de Danielewski, avec sa thématique et sa structure labyrinthique, devenait une métaphore du processus herméneutique; que l’on s’y perde en cherchant la sortie était autant l’objectif de l’auteur que le plaisir du lecteur. On n’atteint jamais véritablement le terme de <em><span style="color:#000080;">House </span>of Leaves</em>, puisque les dédales de ses significations démultipliées font penser au paradoxe de Zénon tant le lecteur, découvrant sans cesse de nouvelles avenues d’exploration qui relancent ses réflexions, se sent comme la flèche qui n’atteindra jamais sa cible puisqu’elle est condamnée à n’effectuer éternellement que la moitié de sa trajectoire. En contrepartie, après une première lecture, on sent avoir atteint le terme de <em>The Raw Shark Texts</em> malgré sa finale ouverte: l’indication, dans l’étrange «Undex», de la possible existence de chapitres négatifs n’est pas assez émoustillante pour inciter à replonger dans un roman dont on sent déjà avoir découvert les tenants et aboutissants. À titre indicatif du peu d’enthousiasme soulevé par le projet d’exégèse de <em>The Raw Shark Texts</em>, le forum mis en place par Hall a été considérablement moins fréquenté que celui de Danielewski.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Créer un monstre?</strong></span><br />J’ai voulu lire <em>The Raw Shark Texts</em> pour ce qu’il était mais je n’ai pu m’empêcher d’y déceler constamment des comparaisons avec <em><span style="color:#000080;">House </span>of Leaves</em>. J’ai ensuite voulu écrire sur <em>The Raw Shark Texts</em> mais je constate qu’il m’a été impossible de le faire sans me référer abondamment à une autre lecture, qui s’est inscrite autant en filigrane qu’en filtre entre le roman de Hall et moi.<br /><br />D’une certaine manière, ce constat pourrait être inquiétant. Est-ce que Mark Z. Danielewski a réussi dans son projet de créer un roman contemporain qui, au plan formel, accomplit ce que Katherine Hayles décrit de la manière suivante: «As if learning about omnivorous appetite from the computer, <em><span style="color:#000080;">House</span> of Leaves</em>, in a frenzy of remediation, attempts to eat all the other media » <a href="#note3">[3]</a><a name="renvoi3"></a>, et au plan du contenu, a parfaitement internalisé les approches déconstructivistes et poststructuralistes, à un point tel qu’il intimide les écrivains aspirant à s’en inspirer?? Est-ce qu’en écrivant <em><span style="color:#000080;">House</span> of Leaves</em>, l’auteur a créé un monstre qui terrorise les futurs écrivains, attirés par une approche similaire mais démoralisés d’avance?<br /><br />Bien sûr que non. Le roman de Danielewski n’est pas parfait, sa plume sombre parfois dans des élans lyriques alambiqués et une seconde lecture de son roman fait prendre conscience d’aspects forts agaçants, notamment sa propension à vouloir contrôler les interprétations possibles de son texte tout en prêchant une liberté complète du lecteur face à son propre investissement herméneutique.<br /><br />Il y aura toujours place au renouveau en littérature. À preuve, Visual Editions a proposé en 2010 une réédition de <em>Tristram Shandy</em> qui reprend le texte de Laurence Sterne pour y investir des procédés typographiques imaginatifs, que l’écrivain écossais aurait sans doute grandement appréciés. Et pour revenir à <em>The Raw Shark Texts</em> en terminant, si la comparaison avec <em><span style="color:#000080;">House </span>of Leaves</em> s’avère peu avantageuse au final, je dois reconnaître que la figuration du monstre par Hall m’a semblé plus probante et efficace que celle déployée par Danielewski. En plus de l’incarnation, dans les pages du roman, du requin conceptuel par le biais de segments textuels disposés en forme de requin, la couverture crée la silhouette du Ludovician par un trou sur sa surface, qui donne accès à un texte d’introduction à même la page de garde (figure 3). Cette béance frappante, brillant dispositif représentant une paradoxale <em>absence présente</em>, signifie à merveille la nature abstraite mais saillante d’une créature immatérielle.<br /><br />&nbsp;<span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/couverture.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Hall, The Raw Shark Texts, couverture"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/couverture.jpg" alt="149" title="Hall, The Raw Shark Texts, couverture" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style="" width="437" height="583"/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Hall, The Raw Shark Texts, couverture</span></span></span><br />(Figure 3)<br />&nbsp;</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#renvoi1">[1]</a><a name="note1"></a> Guilet, Anaïs, « Folie marginale et marginaux fous: Le traitement des notes de bas de page dans House of Leaves de Mark Z. Danielewski », dans <em>Postures</em> (Marie-Pierre Bouchard, dir.), numéro 11, printemps 2009, pp. 141-153, page 142</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#renvoi2">[2]</a><a name="note2"></a> À titre d’exemple, certains des symboles utilisés pour les renvois en bas de page prenaient la forme de signes utilisés comme code de communication sol-air en aviation militaire, et la révélation, dans une des lettres de Pelafina, d’une formule de décryptage fonctionnant sur le principe de l’anagramme a amené des lecteurs très patients à débusquer des messages cachés dans certains passages de <em><span style="color:#000080;">House</span> of Leaves</em>.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#renvoi3">[3]</a><a name="note3"></a> Hayles, Katherine, « Saving the Subject: Remediation in House of Leaves. », dans&nbsp; <em>American Literature</em>, numéro 74 (2002), p. 781<br />&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/comparaison-avec-raisons#comments Angleterre Contemporain DANIELEWSKI, Mark Z. Déconstruction Doute Éclatement textuel Expérimentation formelle Fantastique GUILET, Anaïs HALL, Steven HAYLES, N. Katherine Mélange des genres Oubli Quête Roman Thu, 21 Feb 2013 19:26:34 +0000 Gabriel Gaudette 688 at http://salondouble.contemporain.info Should I Stay or Should I Go? Être indécis en compagnie de Mister Wonderful http://salondouble.contemporain.info/article/should-i-stay-or-should-i-go-tre-ind-cis-en-compagnie-de-mister-wonderful <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/berthiaume-jean-michel">Berthiaume, Jean-Michel </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/mister-wonderful">Mister Wonderful</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/daniel-clowes">Daniel Clowes</a> </div> </div> </div> <p>En toute franchise, je dois confesser éprouver beaucoup de sympathie envers Marshall, le protagoniste principal de <em>Mister Wonderful</em>. Non pas pour des raisons d’identification ni de catharsis mais plutôt car je crois ressentir, comme Marshall, d’énormes problèmes face aux gens qui arrivent en retard aux rendez-vous.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful001.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, non paginé"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful001.jpg" alt="44" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, non paginé" width="580" height="429" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Mister Wonderful, non paginé</span></span></span></p> <p>Même si j’ai peine à imaginer être le seul dans cette situation, permettez-moi de préciser mon affirmation. Je ressens cette filiation avec Marshall non pas parce que les retardataires me causent des préjudices mais plutôt parce qu’un retardataire possède un pouvoir effrayant sur ma personne&nbsp;: le pouvoir du doute, c’est-à-dire que chaque retardataire a le potentiel de me faire douter de tout avec chaque minute qui passe.</p> <p>Autrement dit, lorsque j’attends à un rendez-vous et que l’autre personne n’apparaît pas Je deviens une sorte de chat de Schrödinger&nbsp;: <em>Est-ce que j’ai mal compris l’heure? Le lieu? Peut-être qu’il est arrivé et après avoir attendu trop longtemps, il est parti à ma recherche? Suis-je assez visible? Peut-être que j’ai changé depuis? Mes cheveux? Mon rasage? Devrais-je partir à la recherche et risquer de manquer d’être absent lorsque l’autre arrivera? Ou devrais-je rester ici et attendre, tout en risquant de poiroter ici longtemps?</em></p> <p>Le retard me confronte toujours à moi-même et à, la manière de Dewey Cox, je dois revoir mon existence entière à chaque fois que quelqu’un tarde. Je pense aux minutes qui précèdent mon arrivée, puis à la journée qui vient de se dérouler et comment j’aurais pu arriver plus tôt, ensuite lorsque j’atteins la fin de ma réflexion précédente, je me tourne vers le futur en élaborant de longs récits potentiels de ce qui pourra découler de cette situation. Cette excursion forcée vers le monde des possibles s’alourdit et se précise au fil du temps. Les histoires se dédoublent, je crée des personnages et des situations que je dois douloureusement éliminer lorsque la personne désirée arrive. Je vois cette terreur dans <em>Mister Wonderful</em>&nbsp;: celle de l’inévitable réalisation d’être pris dans un Catch 22 qui se serre.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful002.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 8"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful002.jpg" alt="45" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 8" width="580" height="144" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 8</span></span></span></p> <p>Le récit de <em>Mister Wonderful</em> de Daniel Clowes se résume facilement; Marshall se fait emballer dans une histoire de rendez-vous galant par son ami Tim mais, une fois arrivé au rendez-vous, Nathalie (la dame en question) n’y est pas. Forcé de se garder actif devant la longue attente qui s’amorce&nbsp; Marshall se perd dans un monologue intérieur. Il regarde son environnement et réfléchit&nbsp; Natalie arrive, mais contrairement à l’étiquette prescrite, Marshall n’arrête pas sa dérive mentale. S’en suit alors une histoire d’amour potentielle qui existe à mi-chemin entre ce rendez-vous merveilleux et le monde de réflexions personnelles qui habitent l’univers mental de Mister Wonderful.</p> <p>MAIS</p> <p>Une doute plane tout au long du récit&nbsp;: tout ceci arrive-t-il véritablement ou sommes-nous toujours dans le café, voguant au gré de l’imagination de Marshall? Ces chemins possibles façonnent l’œuvre de manière unique car ce qui existe indubitablement entre ces deux récits est le doute. Donc, afin de ne pas louper mon rendez-vous avec le texte, ce qui suivra forment deux analyses complémentaires de <em>Mister Wonderful</em>. En premier lieu, opérant avec la certitude que ce que nous lisons arrive véritablement, nous traiterons de l’imagerie utilisée pour aborder le sujet des pensées encombrantes durant le rendez-vous. De l’autre côté, nous observerons comment Clowes suggère discrètement la fabulation entière d’une histoire d’amour qui vient à remplir l’ennui de Marshall durant l’absence de Natalie.</p> <p><strong>Première analyse&nbsp;: tout ce que vous voyez est VRAI</strong></p> <p>Il m’apparait opportun de commencer avec cette perspective car elle nous permet de souligner les magnifiques accomplissements formels de la part de Daniel Clowes. L’usage de la case, la suggestion des échanges verbaux en plus des ruptures fréquentes des fils de pensée et de conversation offrent une place magistrale à une lecture interprétative de l’œuvre. Premièrement, l’usage de la case coupée et le flux de paroles interrompues nous offre une façon de lire la conversation de manière beaucoup plus active, non pas à la manière d’un spectateur mais plutôt comme si l’usage du dialogue de Clowes était si bien engonsé dans les habitudes sociales que nous nous y identifions immédiatement. On navigue entre des bribes de conversations, des échantillons de pollution sonore et des pistes de réflexion non abouties. Là où l’innovation de la case personnalisée est poussée à son paroxysme, Clowes nous présente des phylactères qui reflètent l’attention de Marshall envers son environnement. Car si ce que vous lisez est vrai, l’usage que Clowes fait des bulles est une amplification, voire une caricature, du vrai, car il imite parfaitement le mouvement d’attention d’une personne moyenne dans une société polluée par les stimuli et le bruit. À sa manière, Clowes nous présente le portrait d’un homme qui doit bloquer une partie de sa vie en société afin d’offrir un répit à son monologue intérieur.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful004.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 19"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful004.jpg" alt="46" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 19" width="580" height="222" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 19</span></span></span></p> <p>Malheureusement pour le personnage, cette technique sert à renforcer le constat pessimiste que Marshall, malgré le fait qu’il se retrouve au centre d’une soirée pleine de péripéties, ne réussit jamais à suffisamment assourdir on monologue intérieur afin de pouvoir apprécier cette soirée. Il nous apparaît évident qu’à tout moment, Marshall fuit vers une perspective intime de ce qui se passe devant lui à la manière d’un homme qui regarderait le film de sa soirée. Clowes ne permet jamais à son personnage de vivre, il ne fait que commenter les évènements qui se déroulent devant ses yeux tout en gardant une distance objective, un froid interprétatif. Cette distance qui se forme entre Marshall et les évènements qui se déroulent devant lui se manifestent de manière à créer une distance identique entre le lecteur et le récit. Nous sommes continuellement renvoyés au rang de spectateur&nbsp; au lieu de véritablement sentir une filiation avec Marshall. Nous sommes pris dans la peau du personnage, regardant l’histoire se dérouler de derrière sa toile de subjectivité. De manière bien efficace, Clowes ajoute un niveau de lecture, quasi-métaréflective au récit. Tout au long de <em>Mister Wonderful</em> nous sommes sans contredit en processus de lecture du récit d’un homme qui lit sa propre existence. La force du commentaire dialogué réside dans cette distance crée entre nous et lui et lui et sa soirée. &nbsp;</p> <p>Nous ressentons le même type de rupture avec la superposition des cases de «&nbsp;souvenir&nbsp;» au-dessus des cases de «&nbsp; récit&nbsp;». Clowes, usant une technique qui vise à souligner les méthodes de construction d’une bande dessinée, effectue une autre distanciation forcée chez le lecteur. Il nous arrive à maintes reprises de bouger notre regard afin de pouvoir déceler ce qui se passe derrière la case supérieure mais en vain, car Clowes fait de la case souvenir un obstacle encombrant devant les yeux. La disposition des cases vient appuyer le point de l’histoire, nous calquons notre existence sur des expériences passées qui viennent toujours teinter nos comportements et notre interprétation des choses. Le souvenir rappelle souvent une leçon valable mais il vient aussi régir notre comportement. Le tout ne fait qu’amplifier la frustration du lecteur pris de manière métaphorique derrière un homme de sept pieds durant un concert de musique, si seulement Marshall pouvait cesser les distraction et enfin se dévouer à sa soirée, non seulement aboutirait-il avec une expérience de vie concluante, mais le lecteur&nbsp; aurait droit à une histoire non-tronquée qui accomplirait le contrat de lecture initial&nbsp;:&nbsp; «&nbsp;<em>A Love Story</em>&nbsp;».</p> <p>Mais en plus d’illustrer les divagations de l’esprit de Marshall, le travail graphique de Clowes nous offre aussi l’opportunité d’être témoin des rares moments d’attention soutenue de la part du personnage principal. Avec l’usage de la case géante (qui couvre une ou deux pages entières) nous sommes véritablement mis face-à-face avec les uniques éléments qui ont marqué Marshall au long de la soirée. Avec l’usage des cases géantes nous pouvons retracer de façon mnésique la soirée de Mister Wonderful.</p> <p>Tom&nbsp;: <em>Dis, Marshall, t’as passé une belle soirée hier?</em></p> <p>Marshall&nbsp;: <em>Oui, malgré le fait qu’elle soit arrivée en retard, quand je l’ai vu elle était parfaite. Après avoir parlé un peu d’elle, elle m’a dit qu’il fallait qu’elle parte tôt, c’est dommage mais elle voulait quand même en apprendre sur moi (ce qui prouve qu’elle ne m’a pas pris pour un «&nbsp;loser&nbsp;» complet). C’est drôle mais j’ai eu beaucoup de misère à parler de moi, c’est pas grave parce qu’elle est partie tout de suite après. Je suis allé prendre un marche tout seul et je l’ai recroisé. Je lui ai offert de la déposer en voiture à son événement mondain, ou j’ai rencontré quelques gens, on s’est parlé un peu et j’ai surpris son ex dans une chambre à coucher en train de chicaner sa blonde. J’imagine que ça s’est bien passé parce qu’elle m’a réécrit le lendemain. Je pense qu’on pourrait être heureux ensemble.</em></p> <p>À la manière de Simonide de Céos, les cases géantes de <em>Mister Wonderful</em> semblent devenir les piliers de l’histoire, les moments d’importance qui semblent arracher Marshall des distractions environnantes. Ils servent à démontrer ses véritables instants de présence d’esprit. Le gros plan devient un indice de focus, comme si tout ce qui est d’importance s’approchait violemment l’instant d’un moment précis, pour ensuite retourner au brouhaha environnant. Daniels Clowes présente donc, avec <em>Mister Wonderful</em> le portrait d’un rendez-vous galant, du point de vue d’un déficitaire d’attention. Ce qui est toujours mieux que du point de vue d’un mythomane.</p> <p><strong>Deuxième analyse&nbsp;: tout ce que vous voyez est FAUX.</strong></p> <p>Malgré le fait que cette interprétation positionne Marshall comme un fabulateur fini, il nous semble ironique que cette lecture nous offre le récit le plus optimiste des deux. Clowes semble prendre position pour l’idée que n’importe quelle aventure, fictive ou non, est meilleure que la léthargie de notre vie quotidienne et que, malgré le fait que l’histoire déroulée ne soit qu’une fabrication de l’espace mental de notre protagoniste, au moins il vit quelque chose. Cette interprétation vient contrebalancer le pessimisme évident de la première analyse. Car malgré le fait que les péripéties sont imaginées au moins dans celle-ci, Marshall est mentalement disponible pour vivre une expérience véritable, à l’inverse de son acte manqué dans le cas d’une analyse comme nous l’avons fait plus haut. &nbsp;</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful003.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 9"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful003.jpg" alt="47" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 9" width="580" height="359" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 9</span></span></span></p> <p>En dépit de cette interprétation du texte, il est important de souligner que nous ne possédons aucune indication appuyée par un changement au niveau graphique malgré que ce soit une technique souvent utilisée par Clowes que ce soit dans <em>David Boring (2000)</em>, <em>Ice Haven (2005)</em> ou même <em>Wilson</em> (2010). Très tôt dans l’histoire, Clowes nous démontre qu’il y a apparition d’un segment «&nbsp; souvenir&nbsp;» à la page 13 en effectuant une transition de couleur (la même technique sera utilisée pour illustrer les souvenirs de Nathalie concernant les problématiques liés à sa relation d’antan). Mais en aucun cas y-a-t-il un indice visuel quand nous somme propulsé dans les pensées du protagoniste. Toutefois rien n’empêche Clowes de venir saupoudrer des indices narratifs qui viendraient soutenir la théorie de la fabulation. La présence d’un mini-<em>Great Gazoo</em> <a name="renvoi1"></a><a href="#note1">[1]</a> en plus de l’illustration de l’esprit d’escalier vu en page 36-37 supporte l’idée que <em>Mister Wonderful</em> serait une hallucination de mondes possibles. Le récit met en scène plusieurs moments de rupture dans l’histoire, ruptures qui suggèrent la prise d’une voie particulière et le délaissement d’une autre voix possible à la manière de scénarios possibles. Vu de cette manière, <em>Mister Wonderful</em> nous rappelle la thèse de Kierkegaard&nbsp;concernant la reprise: «la vie ne peut-être comprise qu'en revenant en arrière mais doit être vécue en allant de l'avant» <a name="renvoi2"></a><a href="#note2">[2]</a>. N’est-ce pas le projet qu’annonce <em>Mister Wonderful</em> dans son titre&nbsp;: La possibilité de rencontrer un homme merveilleux qui possède le pouvoir de revoir chacun des évènements et des phrases du rendez-vous afin d’offrir le meilleur scénario possible?</p> <p>Pour continuer dans l’analyse existentialiste Kierkegaardienne, il est important de ne pas négliger le fait que Marshall nous fait aussi part des erreurs qu’il garde en souvenir, ces erreurs ne sont pas regrettées car elles alimentent le vécu du personnage, Marshall est absolument conscient du fait que les défaites autant que les réussites forgent le caractère. C’est pour cette raison que plusieurs des pistes erronées de la soirée semblent conservées dans le fantasme. Cette manière de voir les occurrences les plus négatives comme incitantes à d’expériences nouvelles nous révèle beaucoup concernant la nature aventureuse de notre «&nbsp;Mister Wonderful&nbsp;».</p> <p>Un autre indice de cette fabulation apparait dans la cyclicité des thématiques de conversation entre Marshall et Nathalie. Très tôt dans l’histoire, Marshall admet lire la rubrique <em>Sex Advice</em>&nbsp; du journal en premier, réfléchit au mariage comme une institution et est horripilé par les gens qui bavardent sur leur téléphone cellulaire. Ces détails sont insérés dans les vignettes durant l’attente de Nathalie, il est donc convenu que Clowes illustre ici un monologue intérieur. Néanmoins il semble donc particulièrement suspect comme coïncidence que Nathalie aborde, de la même manière, les trois sujets. En plus, Nathalie partage les mêmes opinions que Marshall sur ces sujets. En quelque sorte, la reprise de ces thématiques vient confirmer le fait que Marshall construit le dialogue entre lui et Nathalie, vérifiant les opinions et réponses de sa conjointe modèle. Rien n’est innocent dans la soirée qui se déroule entre les deux célibataires, chaque moment et chaque renversement est une pièce dans la construction du rendez-vous doux idéal de Marshall. Chaque réplique est la réplique désirée; chaque péripétie correspond à la soirée idéale.&nbsp; Sachant cela il est difficile d’argumenter que le titre de l’œuvre réfère à Marshall, car seul lui possède un pouvoir despotique sur son imagination nécessaire à la création d’un conjointe idéale pour lui, le rendant le seul et véritable <em>Mister Wonderful</em>. Il nous semble que Clowes explore ici les libertés liées à l’omnipotence, comme si son personnage était non pas accablé de la force de voir le monde dans son entièreté mais plutôt amusé par le fait qu’il peut vivre dans une fiction à la fois le séducteur et le séduit, le marionnettiste et la marionnette, dans un monde qu’il crée au fur et à mesure, libre de corriger et d’altérer les évènements qui lui déplaise. <em>Mister Wonderful</em> devient donc la chronique d’un rendez-vous galant d’un démiurge qui décide de s’inventer une soirée en ville à fins de divertissement. Que feriez-vous avec le don d’ubiquité, vous? &nbsp;</p> <p>Nous ne serons jamais absolument certains de quelle perspective Clowes tentait d’illustrer dans Mister Wonderful. Il me semble évident que même avec un billet de confirmation signé de l’auteur lui-même nous serions toujours dans le doute d’un leurre probable venant de la part d’un fripon qui joue à beaucoup trop de jeux avec le lecteur pour être pris au pied de la lettre. Il m’apparaît difficile à argumenter que la valeur énigmatique de l’œuvre prendra toujours le dessus sur nos convictions. D’autant plus, chaque lecture du livre ne fera qu’engendrer d’autres lectures potentielles similaires aux soirées potentielles crées dans l’œuvre. Un nouveau lecteur peut donc se réjouir de faire la connaissance d’une œuvre qui comporte un vaste potentiel interprétatif. Nous devons donc nous contenter de lire <em>Mister Wonderful</em> qui restera toujours un mystère insoluble&nbsp;à la manière de la soirée décrite.&nbsp; Le livre, réfléchissant sur soi-même, devient son propre rendez-vous manqué qui se déplie dans notre imaginaire comme un arbre des possibles.</p> <p><em>Les </em><em>directeurs du dossier</em><em> tiennent à remercier chaleureusement Alvin Buenaventura, agent de Daniel Clowes, qui leur a accordé une autorisation de reproduction d'extraits des oeuvres de ce dernier.</em></p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>&nbsp;</p> <p>CLOWES, Daniel, <em>David Boring</em>, New York, Pantheon, 2000.</p> <p>____,<em> Ice Haven</em>, New York, Pantheon, 2005.</p> <p>____, <em>Mister Wonderful</em>, New York, Pantheon, 2011.</p> <p>____,<em>Wilson</em>, Montréal, Drawn &amp; Quarterly, 2010.</p> <p>KIERKEGAARD, Soren, <em>Journaux et Cahiers de notes, tome 1 AA-DD,</em> Paris, Fayard, 2007</p> <p><a name="note1"></a><a href="#renvoi1">[1]</a> Personnage des <em>Flintstones </em>qui fût baptisé Grand Gazoo dans la version française. C’est aussi le personnage qui s’adressait toujours à Fred avec l’appellation affectueuse&nbsp;: «&nbsp;Gros Gras&nbsp;»</p> <p><a name="note2"></a><a href="#renvoi2">[2]</a> Kierkegaard Soren, <em>Journaux et Cahiers de notes, tome 1 AA-DD.</em></p> Ambiguïté Autorité narrative CLOWES, Daniel Cynisme Doute Équivocité États-Unis d'Amérique Exploration des possibles Fabulation Humour Imaginaire Indétermination Mémoire Narrateur Narration Relations humaines Solitude Subjectivité Bande dessinée Fri, 13 Jul 2012 20:21:04 +0000 Jean-Michel Berthiaume 551 at http://salondouble.contemporain.info Le syndrome de Stockholm. Daniel Clowes et l'équivocité http://salondouble.contemporain.info/article/le-syndrome-de-stockholm-daniel-clowes-et-l-quivocit <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/tremblay-gaudette-gabriel">Tremblay-Gaudette, Gabriel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/an-anthology-of-graphic-fiction-cartoons-and-true-stories">An Anthology of Graphic Fiction, Cartoons and True Stories</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/daniel-clowes">Daniel Clowes</a> </div> </div> </div> <p>Ivan Brunetti, l’éditeur de <em>An Anthology of Graphic Fiction, Cartoons and True Stories, Volume 2</em>, a demandé à Daniel Clowes de produire le design de la jaquette de son recueil. Clowes a accompli sa tâche avec brio: l’illustration principale présente un homme et une femme de biais, à l’intérieur d’une pièce où se trouve une bibliothèque remplie de grandes bandes dessinées surmontée d'une planche tirée d’une bande dessinée expérimentale encadrée. Au-dessus de la tête de la femme, un globe lumineux suggère un phylactère, et cette impression est accentuée par le petit triangle au bas du globe qui rappelle l’appendice de l’instance énonciatrice. Au-dessus de la tête de l’homme, par la fenêtre, une rangée irrégulière de lampadaires urbains crée une trajectoire qui se rend jusqu’à un nuage, évoquant le ballon de pensée propre aux ruminations internes des personnages du neuvième art. La femme a la bouche entrouverte, les yeux écarquillés: elle semble proférer des paroles importantes et intenses, éclairantes. L’homme affecte une expression terne, passive, il paraît si peu engagé dans le dialogue avec sa vis-à-vis que ses pensées se perdent ailleurs, au-dehors de la pièce.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/clowes%20stockholm001.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Ivan Brunetti (éd.), Anthology of Graphic Fiction, couverture de la jaquette"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/clowes%20stockholm001.jpg" alt="31" title="Ivan Brunetti (éd.), Anthology of Graphic Fiction, couverture de la jaquette" width="580" height="573" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Ivan Brunetti (éd.), Anthology of Graphic Fiction, couverture de la jaquette</span></span></span></p> <p>Le lecteur attentif aux détails de la composition visuelle de cette illustration peut momentanément être satisfait d’avoir décodé la symbolique de cette image, qui s’appuie sur certains éléments formels de la bande dessinée. Son triomphe est toutefois de courte durée, puisque sur l’un des rabats intérieurs de la jaquette, un récit court de Clowes, où il se présente sous le pseudonyme de <em>Joe Bristolboard</em>, relate la création de cette illustration: Joe parle au téléphone et dit avec assurance qu’il a accepté un contrat de design, Joe se rend dans une boutique de bande dessinée pour chercher de l’inspiration et dédaigne les approches expérimentales chouchoutées par la critique, Joe panique tandis que la date de tombée approche et qu’il s’abime en tentatives médiocres, Joe, en désespoir de cause, se tourne vers des idées préliminaires de sa jeunesse et retrouve le concept suivant&nbsp;: «&nbsp;Image idea – couple talking – thought balloon is actual cloud in background, word balloon is real balloon (50’s light fixture)&nbsp;», Joe exécute cette idée à la sauvette et finalement, Joe, à nouveau au téléphone, mentionne avec dédain qu’il a opté pour une approche expérimentale qu’évidemment personne ne va comprendre.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/clowes%20stockholm002.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Ivan Brunetti (éd.), Anthology of Graphic Fiction, rabat intérieur de la jaquette de couverture"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/clowes%20stockholm002.jpg" alt="32" title="Ivan Brunetti (éd.), Anthology of Graphic Fiction, rabat intérieur de la jaquette de couverture" width="580" height="1568" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Ivan Brunetti (éd.), Anthology of Graphic Fiction, rabat intérieur de la jaquette de couverture</span></span></span></p> <p>&nbsp;</p> <p>Clowes a employé plus d’une fois cette tactique d’exposition de la genèse de ses créations, notamment pour le design de couverture de son recueil <em>Twentieth Century Eigthball</em> et du numéro 233 de la revue <em>The Comics Journal</em>. Ce que le lecteur pouvait apprécier comme une manœuvre autoréflexive habile a surtout comme impact de dévaloriser sa propre interprétation : non seulement Clowes minimise l’effort créatif ayant présidé à son travail en le présentant comme une solution de dernière minute un peu cliché, mais de plus, en énonçant en toutes lettres son concept, il vient sceller la signification devant en être retenue. Les œuvres de Clowes contiennent en leur sein une prescription herméneutique.Mais est-ce tout? Clowes, en signalant à son lecteur qu’il ne doit pas être dupe de la complexité supposée de ses œuvres puisqu’elles se résument à des révélations vaseuses, n’insinue-t-il pas également qu’il ne faudrait pas <em>aussi</em> être dupe de cette explication réductrice fournie comme un prêt-à-porter au sein de ses pages? Le bédéiste a cette agaçante manie d’instaurer des mystères dans ses narrations qui trouvent des résolutions partielles au terme du récit, mais dont un second sens est suggéré ou avéré lorsqu’un réseau symbolique est tracé de manière transversale dans les cases, tandis que demeure une lancinante impression qu’un troisième sens est aussi possible, sens que l’on va s’évertuer à déterrer dans l’acte de lecture sans jamais obtenir de certitudes&nbsp;: tout au plus obtiendrait-on un sourire narquois si d’aventure on le soumettait à la validation auprès de Clowes lui-même.</p> <p>Considéré par certains comme son meilleur roman, <em>Pale Fire</em> de Vladimir Nabokov est un tour de force de méta-narration. Le texte principal est un long poème de 999 vers écrit par John Shade. Pour qui n’apprécie pas la lecture de poésie cryptique, le poème de Shade est un parfait aperçu de l’enfer. Voulant se porter au secours d’un hypothétique lecteur dérouté par des vers obscurs, un certain Charles Kinbote, voisin du poète et ressortissant du fictif royaume de Zembla, s’improvise éditeur du poème et propose de copieux commentaires autour de l’œuvre de Shade. Or, cette critique abondante n’est pas qu’envahissante&nbsp;: elle est outrecuidante, puisque Kinbote surinterprète le poème au point de lire dans le travail de Shade une ode à sa propre vie. Pouvant être lue comme une attaque féroce contre les critiques littéraires impétueux, <em>Pale Fire</em> place son lecteur dans une double position intenable: il peut soit lire le poème de Shade et tenter tant bien que mal d’y comprendre quelque chose, soit se fier à la lecture délirante de Kinbote. Les deux options sont pour le moins péremptoires, et tout au long de la lecture de <em>Pale Fire</em>, le lecteur peut entendre au fil des pages se réverbérer l’écho du rire malicieux de Nabokov, qui savait pertinemment en écrivant son roman que le lecteur devrait s’enfoncer dans une des deux impasses proposées ou faire sa propre interprétation, ce qui, compte tenu du texte, revient à tenter de se hisser au sommet d’une forteresse en s’agrippant à des parois lisses.Clowes a affirmé en entrevue qu’il était un grand lecteur de Nabokov, et que comme lui, il voulait mettre en place des expériences de lectures complexes, qui ne pouvaient être considérées réussies que dans la mesure où l’œuvre hanterait son lecteur lors des jours suivant la fin de sa lecture (Juno 1997, cité dans Parille et Cates, 2010, 74).Pour parvenir à ce résultat, Clowes, comme Nabokov, instaure une énigme puis distille quelques pistes de «solution» qu’il revient ensuite au lecteur d’assembler. Or, cette lecture accomplie comme l’on mènerait une chasse au trésor ne recouvre qu’une portion minimale de l’expérience littéraire: la découverte d’une réponse définitive peut être conçue en soi comme la finalité d’une interprétation, mais la lecture ne peut faire l’économie des charges morales, émotives, philosophiques, rhétoriques et autre qui s’en dégagent. Justement, ce que Clowes parvient si bien à faire, c’est de confectionner une enquête à son lecteur, mais dont la résolution, passant par le biais d’une lecture attentive, voire obsessive, n’aura comme résultat que de révéler à que point la résorption des indéterminations est un processus voué à l’incomplétude et l’inachèvement.Lire une des bandes dessinées de Clowes est un peu comme jouer au jeu du bunto (également appelé jeu des gobelets): on sait que l’objet est bel et bien caché sous l’un des trois contenants, mais on sait aussi que la personne qui s’occupe de les brasser est très habile, et que si d’aventure on parvenait à le trouver, ce serait peut-être seulement parce que la personne qui permute les gobelets à une vitesse sidérante nous a laissé gagner, afin de nous inciter à jouer à nouveau. C’est une manipulation de haute voltige, à laquelle nous donnons notre assentiment même si l’on se doute bien que les dés sont pipés.</p> <p>À la manière de David Lynch au cinéma ou de Mark Z. Danielevski en littérature, Clowes lance des fausses pistes, trace des réseaux, insère des clés dont il faudrait ensuite chercher la serrure correspondante, mais ne donne jamais une explication finale qui permettrait d’en arriver à une construction architectonique où tout se tiendrait en place. Quel rôle joue donc cet étrange Mister Jones dans <em>Like A Velvet Glove Cast in Iron</em>? Qui est le graffiteur qui barbouille les murs de «Ghost World» dans l’œuvre du même titre? Il serait laborieux de faire l’énumération des nombreuses lignes narratives non résolues dans l’ensemble de <em>David Boring</em>. Ainsi de suite. Les tentatives de réponses aux énigmes Clowesiennes ne sont toujours que conjectures et spéculations.L’œuvre qui se prête le mieux à ce jeu d’interprétations hypothétiques est sans doute <em>Wilson</em>, moins en raison de son intrigue ouverte que par les aléas de son personnage principal. Son personnage principal, que l’on pourrait décrire succinctement comme un homme misanthrope qui interpelle pourtant des inconnus afin de les insulter de manière insolente, se révèle beaucoup plus complexe au fil des pages. Le traitement graphique varie de planche en planche, afin de refléter les multiples facettes de sa personnalité (mais Ken Parille, dans un article sur la narration Clowesienne, énumère pas moins de neuf possibles explications plausibles à ces variations) (dans Buenaventura, 2012, 166-168). Wilson se révèle tour à tour attendrissant, détestable, pitoyable, misérable, cynique, sensible, sans cœur, ainsi de suite. Clowes révèle au travers Wilson la complexité des rapports interpersonnels, le danger d’agir socialement selon des impulsions non maîtrisées, les raisons pouvant mener à l’aigreur, et bien d’autres leçons accessibles dans la mesure où le lecteur a un sens de l’humour à toute épreuve. La dernière planche présente un Wilson octogénaire, assis seul devant une fenêtre où des gouttes d’eau s’agglutinent. À la première case, un phylactère contenant un point d’exclamation indique qu’il vient d’avoir une épiphanie. «&nbsp;Finally / It’s so obvions in a way, but it never occured to me! / Of course that’s it! Of course!&nbsp;» (2010, 77), puis il se tait, les deux dernières cases muettes au plan de plus en plus large effectuant un léger <em>zoom out</em> comme pour annoncer que l’œuvre a fini de s’intéresser à lui.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/clowes%20stockholm003.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Wilson, p. 77"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/clowes%20stockholm003.jpg" alt="33" title="Daniel Clowes, Wilson, p. 77" width="580" height="839" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Wilson, p. 77</span></span></span></p> <p>Comment interpréter ces paroles? S’appuyant sur le titre de la planche, <em>Raindrop</em>, et sur la présence des nombreux plans d’eau devant lesquels Wilson ne s’émerveille pas, Chris Ware interprète ainsi la planche finale: «&nbsp;Wilson is regularly unimpressed by the supposed majesty of oceans and lakes until, as an old man, he sees individual raindrops tickling down his window, joining each other in streams. Finally, he is moved, and so are we.&nbsp;» (dans Buenaventura, 2012,&nbsp; 112) J’y ai lu pour ma part le résultat d’une réflexion que Wilson a enfin mené à terme, pour lui-même et en profondeur, sans se laisser déranger par un irritant de son environnement immédiat ou arrêter le cours de sa pensée pour en partager les effusions spontanées à la première oreille prête à l’écouter (ou plus exactement, à la première oreille contrainte à l’écouter puisqu’il lui crie par la tête). Ce n’est pas tant l’objet de sa pensée finale qui m’importe, que la manière dont il y est parvenue: en silence, dans le recueillement méditatif induit par l’observation d’une fenêtre frappée par la pluie.Comme Clowes n’écrit pas en toutes lettres les dernières paroles de son personnage, chaque lecteur est libre de spéculer. Mieux, ou pire, c’est selon les cas, chaque lecteur <em>doit</em> spéculer. Une démarche herméneutique ne tolère pas la paresse ou l’abandon; il <em>faut</em> en arriver à une signification quelconque, même si celle-ci sera forcément partielle, transitoire, incomplète.Dans le cas de Clowes, comme il suggère des sens possibles à même son œuvre, il devient difficile pour le lecteur de ne pas mesurer&nbsp; son interprétation à celle (ou celles) mises de l’avant par l’auteur. L’on voudrait en quelque sorte qu’il nous valide, qu’il donne son assentiment, qu’il nous accorde son approbation d’une manière quelconque. Or, ce serait oublier que la personne dont on voudrait obtenir une sorte de récompense est aussi notre bourreau, celui qui fait miroiter un sens possible avant de le dérober de notre portée au moment où l’on cherche à s’en rapprocher.</p> <p>Conceptualisé pour une première fois en 1973 par le psychiatre Nils Bejerot et répertorié en 1978 par Frank Ochberg suite à une prise d’otage ayant eu lieu dans la capitale suédoise, le syndrome de Stockholm désigne un phénomène psychologique étrange par lequel un otage en vient à se prendre d’affection pour son ravisseur. C’est également ce qui définit de la manière la plus exacte mon rapport avec Daniel Clowes et, j’imagine, celui de la plupart de ses admirateurs.Chaque lecteur qui a fait l’expérience de cette relation conflictuelle et paradoxale peut dès lors s’identifier à Harry Naybors, personnage agissant à titre de métanarrateur dans le polyphonique <em>Ice Haven</em>, critique de bande dessinée qui clôt l’album en en offrant une ultime analyse. Il émet plusieurs pistes de réflexion&nbsp;:</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/harry%20naybors001.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Ice Haven, p. 86"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/harry%20naybors001.jpg" alt="43" title="Daniel Clowes, Ice Haven, p. 86" width="580" height="399" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Ice Haven, p. 86</span></span></span></p> <p>C’est peut-être la dernière question qui est la plus cruciale, à la fois pour Harry Naybors et pour le lecteur de Clowes. La démarche interprétative qu’il accomplit à la lecture d’un album de Clowes, démarche qu’il sait d’avance imparfaite, se fonde sur davantage qu’une satisfaction personnelle au plan intellectuel&nbsp;: le lecteur entre dans le jeu de l’artiste, conscient que celui-ci triche et a l’avantage du terrain, mais étonnamment, il voudrait obtenir l’approbation de son tortionnaire.</p> <p>J’ai gardé pour la fin la révélation d’un dernier détail à propos de la couverture de l’anthologie de bande dessinée qui a ouvert ce texte et que je juge emblématique de l’œuvre de Clowes. À l’endos de la couverture, on peut voir, au centre d’une pièce en bordel, un jeune homme maigrichon qui, assis sur son lit, s’esquinte, sur une planche de travail rudimentaire, à effectuer un dessin que l’on ne voit pas. L’intérêt du jeune homme pour la bande dessinée est manifeste: le plancher de sa chambre est jonché de comic books, une page d’un album orne le mur du fond, même ses draps sont à l’effigie de Spider-Man. Sur l’écran de télévision allumé devant lui, le jeune homme aurait pu apercevoir deux personnes, qui ne se font pas face mais qui semblent plutôt quitter leur conversation en allant chacun dans leur direction, un globe lumineux très semblable à celui sur l’image de couverture figurant à l’avant-plan. Au travers de la fenêtre au fond de la chambre, on peut voir des lampadaires dont l’alignement pointe vers un épais nuage.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/clowes%20stockholm005.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Ivan Brunetti (éd.), Anthology of Graphic Fiction, quatrième de couverture"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/clowes%20stockholm005.jpg" alt="35" title="Ivan Brunetti (éd.), Anthology of Graphic Fiction, quatrième de couverture" width="580" height="529" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Ivan Brunetti (éd.), Anthology of Graphic Fiction, quatrième de couverture</span></span></span></p> <p>En somme, dans l’environnement immédiat de ce jeune homme se trouvent les éléments formels qui ont été rassemblés par <em>Joe Bristolboard</em> dans l’illustration de la couverture. L’inspiration qui aurait frappé celui-ci ne lui serait pas venu d’un élan créatif spontané ou par la voix d’une muse quelconque, mais elle aurait été captée de manière plutôt banale en regardant autour de lui. L’assemblage de ces éléments au sein d’une même image demeure une belle touche, mais perd de sa superbe quand sont mises de l’avant les sources de la combinaison visuelle.Ce qui me frappe le plus dans cette image, c’est l’émotion exprimée par les traits du visage de ce jeune artiste vivant dans un logis délabré et en désordre, entouré d’artefacts artistiques jugés puérils et <em>low-brow</em>, qui s’évertue à pratiquer son art dans une position inconfortable. Ce jeune homme a l’air terriblement seul, et d’une tristesse alimentée par la misère et la résignation. Il est facile de se laisser émouvoir par cette figure tragique de créateur incompris, d’autant plus qu’on peut être impressionné par le résultat de son travail que l’on observe sur la couverture. On suppose dès lors que ce jeune homme est un alter ego du Clowes des premiers temps, qui a combattu le spleen et l’isolation pendant son enfance difficile et son adolescence malheureuse en se réfugiant dans la bande dessinée.Il est donc difficile de réconcilier l’empathie que j’éprouve comme lecteur envers ce jeune homme, possible double de Clowes, et la version plus cynique de créateur que ce dernier propose dans son récit <em>Joe Bristolboard</em>, celui-là qui claironne à son interlocuteur téléphonique que les lecteurs n’ont rien compris à son approche expérimentale.Cette ambivalence interprétative et émotionnelle caractérise mon rapport global de lecture avec Clowes. Je suis fasciné par la concision de son écriture, la précision de son dessin, par la maîtrise de ses architectoniques narratives. Je suis frustré par ses rétentions diégétiques, par les humiliations qu’il fait subir à ses personnages, je lui en veux d’avoir réussi à me faire apprécier des gens détestables pour mieux les traîner dans la boue.Mais après tout, c’est cette démarche interprétative irréconciliable et cette ambivalence émotionnelle qui fondent l’équivocité de Daniel Clowes et qui font de moi un éternel captif de ses œuvres. Je suis conscient de mon statut paradoxal de lecteur pris en otage par un artiste qui me manipule à son gré, j’en suis même venu à m’auto-diagnostiquer un syndrome de Stockholm. Rassurez-vous, je suis confortable dans ma cellule, et je le serai tant que mon geôlier me fournira quelque chose à lire.</p> <p><em>Les directeurs du dossier tiennent à remercier chaleureusement Alvin Buenaventura, agent de Daniel Clowes, qui leur a accordé une autorisation de reproduction d'extraits des oeuvres de ce dernier.</em></p> <p>&nbsp;<strong>Bibliographie&nbsp;:</strong></p> <p>BUNETTI, Ivan, <em>An Anthology of Graphic Fiction, Cartoons and True Stories, Volume 2</em>, New Haven, Yale University Press, 2008</p> <p>CLOWES, Daniel, <em>Like A Velvet Glove Cast In Iron</em>, Seattle, Fantagraphics, 1995</p> <p>--------, <em>Ghost World</em>, Seattle, Fantagraphics, 1998</p> <p>--------, <em>David Boring</em>, New York, Pantheon, 2000</p> <p>--------, <em>Ice Haven</em>, New York, Pantheon, 2004</p> <p>--------, <em>Wilson</em>, Montréal, Drawn and Quarterly, 2010</p> <p>JUNO, Andrea, «&nbsp;Daniel Clowes&nbsp;», dans <em>Daniel Clowes Conversations</em> (Ken PARILLE et Isaac CATES, éds.), Jackson, University Press of Mississipi, 2010, pp. 69-82</p> <p>PARILLE, Ken, “Narration After Y2K. Daniel Clowes and the End of Style”, dans <em>Daniel Clowes: Modern Cartoonist</em> (Alvin BUENAVENTURA, éd.), New York, Abrams Comicarts, 2012</p> <p>WARE, Chris, “Who’s Afraid of Daniel Clowes?”, dans Daniel Clowes: Modern Cartoonist (Alvin BUENAVENTURA, éd.), New York, Abrams Comicarts, 2012&nbsp;</p> Ambiguïté Autoréflexivité Autorité narrative BRUNETTI, Ivan CLOWES, Daniel Doute États-Unis d'Amérique Fonctions du récit Indétermination Intrigue JUNO, Andrea Narration PARILLE, Ken Psychanalyse WARE, Chris Bande dessinée Tue, 10 Jul 2012 15:03:14 +0000 Gabriel Gaudette 540 at http://salondouble.contemporain.info