Salon double - Amérique http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/1387/0 fr Un mythe canadien? http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-mythe-canadien <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/ferland-pierre-paul">Ferland, Pierre-Paul</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/du-bon-usage-des-etoiles">Du bon usage des étoiles </a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;">La maison d’édition de Québec Alto se distingue notamment grâce à la publication de traductions d’œuvres canadiennes anglaises. Dominique Fortier, auteure de trois romans et traductrice de six titres canadiens pour la jeune maison d’édition, se trouve au cœur de ce dialogue entrepris entre les deux cultures du Canada. Son premier roman, <em>Du bon usage des étoiles</em> (2009), finaliste pour de nombreuses distinctions (Prix littéraire du Gouverneur Général, Prix des libraires du Québec, Grand prix littéraire Archambault, Prix Senghor du premier roman) et bientôt adapté au cinéma par Jean-Marc Vallée, nous montre un autre versant des échanges culturels qui se développent entre les cultures québécoise et canadienne: celui de l’imaginaire.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><em>Du bon usage des étoiles</em> relate le périple historique des navires <em>Erebus</em> et <em>Terror</em> dans l’océan Arctique à partir de l’été 1845 selon les perspectives parallèles des marins se dirigeant vers leur mort et de leurs flammes demeurées en Angleterre, liant la trame épique à une intrigue amoureuse. L’expédition, commandée par l’explorateur de renom Sir John Franklin et son second Francis Crozier, reste prisonnière des glaces. Les quelque 130 membres de l’équipage périssent dans des conditions terribles. Cette exploration avortée du «passage du Nord-Ouest», pratiquement inconnue au Québec, constitue un sujet de fascination ailleurs au Canada, où la chanson folklorique «Northwest Passage» de Stan Rogers a contribué à immortaliser l’équipée dans l’imaginaire collectif. Des auteurs de renom tels que Margaret Atwood, avec la nouvelle «Age of Lead» parue dans <em>Wilderness Tips</em> (1991), Mordecai Richler, avec <em>Solomon Gursky was Here</em> (1989), ou plus récemment Elizabeth Hay, avec <em>Late Nights on Air </em>(2007) se sont inspiré de l’épopée britannique. Atwood, dans <em>Strange Things: the Malevolent North in Canadian Literature </em>(1995), l’associe même à une sorte de mythe fondateur destiné à entrer dans le folklore afin d’être ressassé par chaque génération. En ce sens, le choix de Fortier d’«importer» au Québec un tel récit pourrait s’apparenter à un transfert culturel continental <strong><a href="#1">[1]</a><a id="1a" name="1a"></a></strong>. Il s’agirait, dans ces circonstances, non pas seulement d’habiter, par les artifices de la fiction, un événement marquant de l’Histoire impériale britannique et du Canada, mais surtout de s’approprier un mythe fondateur d’une collectivité américaine et de l’enrichir d’une nouvelle sensibilité.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;"><strong>Mythe américain</strong></span><br />À première vue, cette épopée s’inscrit pleinement dans ce qu’il est convenu de nommer le «mythe américain». Jean Morency (1994) indique que &nbsp;</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />le mythe américain raconterait bientôt comment les hommes, aux temps héroïques de l’exploration du continent, c’est-à-dire aux temps primordiaux –[…]– se sont arrachés à un monde caractérisé par la stabilité, ou imaginé en tant que tel, pour s’enfoncer dans l’espace américain, à la recherche d’un éden [sic] ou d’une utopie, pour s’y retrouver face à face avec&nbsp; l’Indien, et en revenir finalement transformés (12).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />L’organisation narrative du mythe «qui met en place des réseaux d’oppositions traduisant une hésitation de nature ontologique et débouchant sur l’expression d’une nouvelle réalité» (Morency, 2007: 354) s’inspire directement du «parcours initiatique» qu’ont décrit notamment les anthropologues Claude Lévi-Strauss et Mircea Eliade. Parmi les oppositions les plus emblématiques de ce schéma mythique qui définirait l’américanité, notons par exemple le Nomade contre le Sédentaire, l’Indien contre le Blanc, la Liberté contre l’Ordre, la Civilisation contre la Sauvagerie, etc. Les personnages de <em>Du bon usage des étoiles</em> semblent d’ailleurs pleinement imprégnés de cet imaginaire lorsqu’ils veulent motiver leur entreprise. Ainsi, Franklin part «à la conquête du <em>mythique</em> passage du Nord-Ouest, toujours pour la plus grande gloire de l’empire» (13, je souligne). On raconte même qu’il s’agirait de «la découverte du siècle, qui n’a peut-être d’égale dans l’histoire que la découverte de l’Amérique» (143). Crozier, dans son journal, traite quant à lui avec un vocabulaire biblique de son exaltation de «baptiser le territoire» de ce «nouvel Éden»: «Avant nous, le paysage grandiose fait de glace et de ciel n’existait pas; nous le tirions du néant où il ne retournera jamais, car désormais il a un nom. […] Il a rejoint le domaine toujours grandissant de ce qui est nôtre sur cette Terre» (43).</p> <p style="text-align: justify;"><br />Lorsque l’équipage rencontre une famille d’Esquimaux, la narration insiste également sur la dimension mythique de ce «premier contact»: «On jurerait qu’ils ont découvert quelque créature mythique, une baleine blanche, une licorne qu’ils ne connaissaient que par les livres, et que cette rencontre les fait, eux, entrer dans la légende» (119). Le clin d’œil (tout à fait anachronique) à <em>Moby Dick</em>, le chef-d’œuvre de Melville paru en 1851 que Morency considère comme emblématique de l’américanité, rattache clairement <em>Du bon usage des étoiles</em> à cette matière mythologique. Attrait de la nouveauté, contact bouleversant avec l’Indien (qui engage moult débats au sein de l’équipage entre les partisans du «mythe du Bon Sauvage» et ceux du «primitif» proche de la bête), quête de domestication de la Nature par la Main civilisatrice: à première vue, la perspective que Fortier donne à l’expédition de Franklin se rattache à l’appréhension euphorique du mythe.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;"><strong>Revoir les stéréotypes de l’américanité</strong></span><br />Pourtant, malgré l’impression d’une mission divine, le recours à la forme narrative du journal de bord permet à Fortier de dévoiler les motivations toutes personnelles du second capitaine, Crozier, qui ne satisfont pas nécessairement au portrait du «héros civilisateur» à qui on pourrait l’associer. Indiquant qu’il quitte à regret la jeune Sophia qui refuse ses avances, il écrit: «Je ne pars plus vers quelque chose comme je l’ai fait tant de fois, le cœur battant, l’esprit enflammé à la pensée de découvrir une partie de notre monde que personne n’avait aperçue, je quitte quelque chose […]» (35). Au «voyageur dionysiaque» ou au héros civilisateur généralement associés au mythe américain se substitue donc un amant rejeté et nostalgique de celle qui serait «&nbsp;[s]a femme, [s]a maison et [s]on pays» (35).</p> <p style="text-align: justify;"><br />L’enlisement des navires dans les glaciers permet d’ailleurs de présenter la dimension tragique de l’épopée continentale, ce triomphe de la Nature contre la Conquête des Hommes qui s’assimile désormais à un quelconque crime d’<em>hubris</em>: «Venus en découvreurs arpenter une terre inconnue et sillonner des eaux légendaires, les hommes voient leur royaume réduit aux dimensions de deux navires de bois dont ils connaissent […] chaque centimètre carré» (254). Véritable voyage immobile, l’expédition s’avère un échec complet tant aux yeux de l’histoire collective que de celle, personnelle, de Crozier.</p> <p style="text-align: justify;"><br />D’ailleurs, <em>Du bon usage des étoiles</em> traite presque autant des voyageurs perdus dans l’Arctique que de l’épouse de Sir Franklin, lady Jane, demeurée en Angleterre. Si la tradition de l’américanité relègue souvent les femmes au rôle de «gardiennes du foyer», «victimes de ces départs», «avocates de la sédentarité» ou de «vestales chargées de garder le feu sacré» (Lemire, 2003: 108), lady Jane, qui prend sa nièce Sophia sous son aile, se présente volontiers comme une scientifique, une femme de culture qui, sous le couvert de ses activités d’aquarelliste, se permet de redessiner les cartes du Nouveau Monde. Celle qui épouse Franklin en raison de ses mœurs domestiques libérales recommande d’ailleurs à Sophia de tout simplement ne pas se marier (312). Ces éléments correspondent à une véritable mise à mal du voyageur, une sorte d’immense bémol sur l’aventure américaine où on réintègre désormais une sensibilité féminine.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;"><strong>Une occasion ratée&nbsp;?</strong></span><br />Cependant, il m’est d’avis que la problématisation du mythe américain que propose Dominique Fortier demeure insuffisante parce qu’<em>elle se prend encore au sérieux</em>. Certes, Fortier, en épilogue, prend bien soin d’avertir que son texte ne constitue qu’une fiction dérivée de faits historiques. <em>Du bon usage des étoiles</em> est donc, fondamentalement, une fabulation, une réinvention libre de l’Histoire. L’occasion ratée de Fortier, selon moi, est précisément de ne pas avoir <em>joué</em> suffisamment avec elle. Pourtant, on connait de nos jours l’objectivité vacillante de l’Histoire, son asservissement au <em>récit</em>, le récit d’un sujet avec son propre biais, ses propres intentions pragmatiques. Si un «roman historique traditionnel» entend être jugé entre autres pour la part qu’il donne à son exactitude factuelle, un roman historique «postmoderne» s’affaire plutôt à scander avec des artifices ludiques la <em>fragilité</em>, voire l’<em>obsolescence</em> de ce savoir soi-disant objectif sur lequel les nations fondent leur unité grâce à divers mythes fondateurs. Or <em>Du bon usage des étoiles</em>, s’il ne prétend qu’à la fabulation en revendiquant ses libertés prises face à l’Histoire, ne va pas assez loin dans son travail de déconstruction. À mon avis, il manque à <em>Du bon usage des étoiles</em> un narrateur servant de médiateur entre l’Histoire et le roman. Ce personnage d’archiviste-ethnologue parcourant divers documents aurait d’ailleurs pu mieux justifier l’insertion dans le roman de textes hétéroclites&nbsp; tels un cantique biblique (21), un texte dramaturgique (91), un manuel d’instructions navales (39), un recueil de vers (116) ou un poème en prose (187-188), un traité de sciences appliquées (135-139), un l’herbier (223), une chanson (233), un menu et une recette (267 et 276) ou une partition musicale (304). Cette nature composite du texte, aussi intéressante puisse-t-elle sembler, m’apparaît plutôt comme une sorte de rendez-vous manqué avec le «grand roman américain» <strong><a href="#2">[2]</a><a id="2a" name="2a"></a></strong>. Tout au long du roman, le collage de textes scientifiques m’a semblé digressif, accessoire&nbsp;à une intrigue déjà ténue. En présence d’un narrateur-archiviste aux prises avec une documentation lacunaire afin de circonscrire le mythe historique, ces insertions auraient pu avoir du sens, car elles auraient pu être liées au cheminement ontologique de ce narrateur. Car c’est bien ce qui manque à <em>Du bon usage des étoiles</em>: pourquoi revit-on cette Histoire dont nous connaissons déjà la fin? Pourquoi devons-nous lire ces pages sur le magnétisme, cette recette de pouding qui nuisent à l’avancée de l’intrigue? Pourquoi ce délire encyclopédique s’il ne provient pas du plaisir de fabuler d’un sujet mégalomane désireux de défigurer un mythe national? <em>Du bon usage des étoiles</em>, il me semble, ne cultive pas une intrigue assez soutenue pour constituer un véritable roman historique «traditionnel» où on s’identifie aux émotions des personnages –les amours de Sophia sont traitées de manière très secondaire− mais ne questionne pas assez la conception de l’Histoire pour être un <em>jeu</em> tout postmoderne avec celle-ci. Pire, on voit, dans la scène du «premier contact» des Blancs avec les Esquimaux narrée à la fois par un narrateur hétérodiégétique, par Crozier dans son journal et par Franklin dans le sien (où il ne manque pas de s’interroger sur l’efficacité de sa plume et les modifications que son épouse apportera au récit pour l’embellir), que Fortier flirte avec cette envie de dévoiler la faillibilité du récit officiel, de carnavaliser un mythe national. L’ajout d’un narrateur-archiviste en tant que témoin mais aussi <em>créateur</em> d’une histoire à la fois personnelle et continentale aurait pu rendre mon expérience de lecture véritablement jouissive.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span><br /><br />MORENCY, Jean (1994), <em>Le mythe américain dans les fictions d’Amérique. De Washington Irving à Jacques Poulin</em>, Québec, Nuit Blanche éditeur.<br /><br />MORENCY, Jean (2007), «Les tribulations d’un mythe littéraire américain : l’odyssée continentale d’Évangéline, poème de Longfellow», dans BOUCHARD, Gérard et ANDRÈS, Bernard [dir.], <em>Mythes et sociétés des Amériques</em>, Montréal, Québec/Amérique (Essais et documents), p. 349-367.</p> <p style="text-align: justify;">NAREAU, Michel (2008), <em>Transferts culturels et sportifs continentaux. Fonctions du baseball dans les littératures des Amériques</em>, thèse de doctorat en études littéraires, Montréal, Université du Québec à Montréal.<br /><br />NAREAU, Michel (2007), «Les taches solaires de Jean-François Chassay», dans Gilles Dupuis, Klaus-Dierter Ertler [dir.], <em>À la carte Le roman québécois (2000-2005)</em>, Frankfurt am Main, Peter Lang, 2007, p. 87-106.</p> <hr /> <p style="text-align: justify;"><a href="#1a"><strong>[1]</strong></a><a id="1" name="1"></a> Dans sa thèse de doctorat, Michel Nareau donne cette définition des transferts culturels continentaux: «Les chercheurs des transferts culturels se sont surtout attardés à l’analyse de la sélection des objets transférés, puis à celle des méthodes employées pour assurer la médiation des éléments choisis (traduction, amalgame, métissage, discours de la différence, appropriation discursive) et enfin à la réception de l’échange (interdiscursivité, utilisation de l’objet, déplacement de sens, modification de l’usage, etc.). Ces trois éléments (sélection, médiation et réception) permettent une juste compréhension des enjeux identitaires et culturels (perception de l’Autre, émergence d'une identité renouvelée, résolution de contradictions, acceptation d'une interculturalité constitutive) des transferts culturels.» (Nareau, 2008 : 54)</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#2a"><strong>[2]</strong></a><a id="2" name="2"></a> Michel Nareau (2007) définit le «grand roman américain» à partir de trois caractéristiques: l’usage du principe de témoignage pour rendre compte de l’expérience originale des Amériques, corollaire de la recherche d’une forme originale, puis la nécessité de se distinguer de l’Europe par des pratiques singulières et enfin, le renversement de ce modèle européen. À cela, il faut ajouter une expérimentation concrète de l’espace continental et une perspective singulière à propos du temps historique (91).</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-mythe-canadien#comments Amérique ATWOOD, Margaret Autochtone Autorité narrative Canada Déplacements Dialogues culturels Espace Espace culturel FORTIER, Dominique Histoire Imaginaire Littératures nationales NAREAU, Michel Quête Récit de voyage Roman Sat, 14 Sep 2013 14:09:24 +0000 Laurence Côté-Fournier 792 at http://salondouble.contemporain.info L'auréole profanée du désir http://salondouble.contemporain.info/lecture/laureole-profanee-du-desir <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/herve-martin">Hervé, Martin</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/lage-de-rose">L&#039;Âge de Rose</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;">De livre en livre, l’œuvre érigée par l’écrivain français Claude Louis-Combet témoigne d’une présence fantasmatique. La déchirure, fondamentale pour lui, se loge au sein d’une enfance hantée par le désir incestueux qu’il convoque inlassablement, terreau d’un mythique <em>commencement</em>. À cette blessure souveraine à laquelle il s’arrime s’ajoute, comme le surplis d’une cicatrice rouverte, la plaie de la vocation sacerdotale répudiée et du renoncement à Dieu. Désormais, «l’écriture, pour lui, [tient] lieu de contemplation, de méditation, de prière» (Louis-Combet, 1998: 349)&nbsp; et la spiritualité devient ce creuset où, par les mythes, les fantasmes et les rêves, se forge au fil des textes sa voix singulière, celle du <em>mythobiographe</em> qui scrute dans le miroir de l’imaginaire collectif les angoisses qui le travaillent. L’écriture combetienne se déploie à partir d’un matériau légendaire et biblique dont elle tire des réinterprétations traversées de ses idées fixes: par elle seule l’écrivain peut poursuivre le dialogue silencieux et vital qu’il a instauré avec l’énigme de son origine fracturée. Loin des querelles de chapelles et des débats sur ce que <em>doit</em> <em>être</em> la littérature contemporaine, il poursuit inlassablement sa marche sur son chemin intime.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Fort d’une culture profondément catholique, Claude Louis-Combet trouve notamment dans les <em>Vies des saints</em> les ressources à un travail de conciliation du «scandale de l’amour mystique [et du] scandale du désir charnel» (Louis-Combet, 2002: 144) . Avec <em>L’Âge de Rose</em>, paru chez son éditeur José Corti en 1997, il s’y consacre avec la plus ferme intention, relisant et réécrivant à l’aune de ses propres obsessions l’existence de sainte Rose de Lima, première sanctifiée du Nouveau Monde, qui vécut au Pérou de 1586 à 1617 et fut canonisée en 1671. Pour ce faire, il suit les traces d’une hagiographie anonyme publiée à Avignon, au XIXe siècle: des extraits de cette modeste biographie ornent ainsi chaque début de chapitre et forment le point de départ de sa rêverie d’écriture. La Rose de Claude Louis-Combet, à l’instar des autres figures féminines de mystiques qu’il a peintes dans <em>Marinus et Marina</em>, <em>Mère des croyants</em>, ou encore, <em>Magdeleine, à corps et à Christ</em>, trône sous les cariatides du péché de chair et du miracle. L’auteur n’a cure des faits et événements attendus de la vie de la vierge: il – ou plutôt son alter-ego dans le livre justement nommé le <em>narrateur </em>–&nbsp; s’attache non pas à la destinée séculière de la future sainte mais à son sentiment de faute originelle à expier dans les mutilations et l’ascèse intérieure. Afin de racheter les offenses des pécheurs, en premier lieu sa mère habitée d’une tendre sensualité, Rose inflige de nombreux tourments à son corps honni et creuse toujours plus en elle afin de devenir le calice qui recueillera les larmes de son Dieu Crucifié. La narration est ainsi polarisée entre les personnages de la mère et de la fille, l’une incarnant la volupté enfin assouvie tandis que l’autre cultive une inertie volontaire. Cependant cet article s’attachera plutôt à saisir les enjeux de la distorsion contemporaine d’un écrit hagiographique et les moyens et stratégies que l’auteur élabore pour s’accaparer un modèle de sainteté issu du canon ecclésiastique.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Au regard de la typologie dressée dans l’ouvrage de Jean-Pierre Albert, <em>Le sang et le Ciel</em>, la Rose combetienne capitalise la majeure partie des caractéristiques propres aux saintes vierges et martyres du christianisme: sentiment aigu du dualisme entre la chair déniée et l’esprit glorifié, volonté de souffrir selon le modèle de l’<em>Imitatio Christi</em>, beauté suscitant la concupiscence des hommes et devenant donc objet de meurtrissure, refus du mariage et entrée dans un ordre qui consacrent le primat de la virginité, vertu première parmi les attributions sanctifiantes des figures féminines de l’idéal chrétien. Toutes ces qualités sont attribuées à l’héroïne du livre; pourtant un décalage advient et le contrat de lecture hagiographique s’en trouve corrompu. Les souffrances de la sainte, selon le principe que «le martyre, la maladie, la vie claustrale: tels sont les creusets dans lesquels Dieu, selon un lieu commun chéri des hagiographes, épure l’or de la sainteté» (Albert, 1998: 19), sont restituées avec un luxe de précision qui répond plutôt ici à une obsession de l’auteur, obsession pour la volupté qu’il croit soluble dans l’imaginaire de sainteté chrétien. Entre les mains de Claude Louis-Combet, l’hagiographie est à la fois pervertie et perversion. Dans un même mouvement, les dimensions tant virile qu’historique sont mises à distance tandis qu’éclot un monde de rêve et de fiction où le narrateur finit par rejoindre sa créature textuelle.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Dépouiller pour sanctifier</strong></span><br />L’exil du masculin est la nécessaire et première séparation dans le récit. Avec ses troupes armées, le père, nommé le Capitan, s’enfonce toujours plus loin dans les touffeurs moites de la forêt péruvienne, porté par une démesure qui le dépasse et le pousse en avant. Presque sans visage, il se dissout pour ainsi dire dès les premières pages, pages qui n’omettent pas pour autant cette sentence terrible résonnant d’un bout à l’autre du texte: «Que l’on n’oublie pas, toutefois, avant de tourner la page, que Gaspard Florès est le père et qu’il marche en tête de toutes les ombres» (p. 17). Après avoir hanté à quelques reprises la maison familiale, sanctuaire des femmes, il laisse en héritage à sa fille un frère, Carlos, qui finit par s’abîmer dans la mer, élément liquide et féminin. Les hommes sont ainsi les grands absents du récit. Seule exception: le saint Dom Claudius, qui vit son ermitage à demi enterré dans le sol et que Rose va visiter dans la montagne. Ses fonctions sacrales et prophétiques justifient sa présence dans la narration, sans compter qu’il est ce saint-in-utero, plongé par le bas corporel dans l’humus, presque asexué: son phallus est étouffé dans les profondeurs humides de la terre, autre élément féminin. Le monde masculin est donc aboli, ses personnages insatiables et mouvants sont oblitérés afin que s’entende l’échange immobile des femmes dans une Lima extirpée de l’Histoire. En effet, rien dans la tâche que le narrateur s’impose ne ressemble au sacerdoce de l’historien. À rebours des sources hagiographiques qui la dépeignent agitée et luxueuse, Lima se profile dans le livre comme une ville silencieuse où la vie est mélancolique. La voix du texte va jusqu’à congédier les anecdotes et les événements non teintés d’expérience mystique ou sensuelle qui égrènent le chapelet des jours: «L’histoire de Rose ne saurait avoir les caractères d’une histoire. Il ne s’y passe rien de remarquable» (p. 184).</p> <p style="text-align: justify;">Sans orthodoxie ou volonté de reconstitution historique, la prose se ramifie hors du domaine profane. Afin de s’approprier toujours plus la figure de Rose par l’écriture, le poétique vient même se substituer au surnaturel propre aux actions des saints. Les miracles abondent dans la vie de la vierge péruvienne: les biographies sont toutes unanimes à ce sujet. Ici cependant, la question de la qualité surnaturelle de l’héroïne paraît secondaire. Le lien qu’elle entretient avec le Ciel prend plutôt la forme d’une intériorisation profonde et les formes miraculeuses qui naissent ont bien plus l’allure d’une rêverie du monde que de prodiges divins. Ses miracles s’infusent dans la langue même et acquièrent un pouvoir nominal. Au-delà de ses propres hallucinations, Rose est le réceptacle de manifestations vitales et fertiles, elle communique au monde le mystère floral qui couronne son nom. Ainsi en va-t-il de son incroyable naissance, durant laquelle sa mère Maria de l’Oliva enfante sans douleur dans l’herbe humide du jardin. Alors que pointe la tête de l’enfant, elle arrache de sa vulve une rose noire au cœur rouge. Au même instant retentit le chœur des femmes de Lima en liesse, célébrant le retour des fleurs qui se sont toutes épanouies dans la ville. Autre signe miraculeux attaché au nom de Rose: lors de ses allers et venues à sa cahute dans le fond du jardin, les plantes se penchent et saluent son passage. Sans oublier également l’odeur délicieuse et florale que dégage son corps à l’approche du trépas, gage de son <em>odeur de sainteté</em>, ou la fleur baptismale, noire et rouge encore, qui éclot devant le regard attendri de sa mère au cours de la toilette mortuaire. Les miracles se convertissent en des manifestations poétiques, des rêveries d’une écriture onomastique qui révèle:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />quelque chose aussi – comme un principe – qui entrait dans le sens de son propre nom de fleur (<em>Rosa purissima</em>) [et qui] agissait dans l’infinie ténuité des êtres végétaux afin de les pousser à leur accomplissement. (p. 178)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Le nom recèle une capacité d’évocation et d’incarnation. Ainsi, le miracle théologique se mue en miracle d’écriture qui justifie le recours, dans le texte, au merveilleux à l’œuvre dans toute existence vouée au sacré. La pertinence de la présence divine n’est pas vraiment questionnée puisque le système des symboles charriés par la langue se substitue aux puissances du surnaturel chrétien. Chez celui qui a trouvé dans la littérature une suppléante à la prière, le signe divin se transforme inévitablement en poétisation du monde. Afin que s’ouvre la sainte fleur, le récit prend donc soin d’exclure les figures susceptibles de nuire à son épanouissement en terre combetienne.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>En s’approchant en écrivant</strong></span><br />À l’orée du texte se tient le narrateur, voix de l’auteur qui répugne à se nommer et à relater explicitement son existence, marqué qu’il est depuis l’enfance par ce onzième commandement: <em>Tu ne parleras pas de toi-même</em>. Son ambition est de prendre à rebours le travail de l’hagiographe de 1835. Il le raille et le fustige, médisant sur son œuvre qu’il compare non pas au tracé d’une plume mais à celle d’un manche à balai. Toutefois, il faut leur reconnaître à tous deux une certaine parenté de fait: ce sont des anonymes, ils sont loin de la sphère onomastique tandis que Rose en est le noyau. Tout consiste alors pour le narrateur à s’emparer de Rose, quitte à ployer le récit attesté par le canon historique, à faire croître dans ces fractures les racines de ses fantasmes et de ses cauchemars. Comme il le déclare: «A chacun la Rose qui lui est nécessaire» (p. 273). Sa&nbsp; transgression hagiographique est pleinement avouée et assumée. Néanmoins, le motif de son héroïne lui échappe par moments et il avoue son impuissance à le transcrire. Dans une divagation à l’approche de la mort, Rose, couchée telle la Vierge Marie, grosse du sang christique et sujette à des visions prophétiques, rejoint <em>in fine</em> le cœur du livre et «Dom Claudius-ex-utero», qui n’est autre que le narrateur enfin baptisé. Le personnage rêve de son créateur, incarnant ici la parfaite réflexivité du miroir où l’un et l’autre se reconnaissent. De la source hagiographique, le narrateur se déprend très vite: il ne la constate que pour s’en détacher et toucher enfin, dans le rythme si particulier de son écriture, le cœur de la sainte qu’il traque au fil des pages:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />je prétends que, dans le récit d’une vie, il s’agit, pour l’auteur, de pousser le plus loin possible son identification au personnage qu’il a choisi d’évoquer […] afin qu’on ne sache plus de qui l’on parle et qui parle: le biographe et son cœur, le saint et son âme, le texte et sa logique. (p. 71 – 72).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />C’est finalement là toute l’entreprise<em> mythobiographique</em>, où les événements de l’existence du personnage sont recouverts de l’ombre de l’écrivain et où se lit pour ce dernier la mise en mots d’une expérience intérieure.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Le créateur finit par exister à son tour dans les creux du texte et aux confins d’un temps perpétuellement suspendu. Car le présent apparaît vierge, presque une atemporalité dont les événements de la vie quotidienne sont tus pour permettre l’émergence des visions qui habitent l’héroïne. Tant dans la prière que lorsqu’elle s’affaire aux activités du monde matériel, couture ou ravaudage, son âme se tient «en abîme de présence. Cela durait un temps indéterminé, sans rapport avec le jour ou la nuit qui se déroulait» (p. 120). Les réalités du monde s’éloignent d’elle à mesure qu’elle se creuse pour épouser la Passion. La vie de Rose se calque sur le temps de ses visions, elle s’y installe plus <em>réellement</em> que dans le présent. Dans un article revenant sur les motifs à l’origine de son livre, Claude Louis-Combet dit ceci:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br /><em>Âge de Rose</em> était à prendre au sens de ces grandes étendues temporelles, plus mythiques qu’historiques, que l’esprit humain a conçu sous le nom d’<em>âge d’or</em>, <em>âge de fer</em>, les cristallisant en quelque sorte autour d’un élément hautement symbolique (Louis-Combet, 2002: 150).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />La réalité historique est donc seconde dans la diégèse car la trame dans laquelle s’étend l’histoire de la sainte de Lima est un vaste champ de temporalité presque mythique où peuvent s’entremêler le spirituel et le charnel. Dans un rêve prophétique, l’héroïne embrasse les visages des Rose qui fleuriront à sa suite: les célèbres Rosa Bonheur et Rosa Luxembourg, mais aussi toutes les autres, les oubliées et les inconnues. À l’encontre de l’histoire des biographes et du temps de l’histoire se déploie un temps de la dévotion qui bat au pouls du temps de l’écriture.</p> <p style="text-align: justify;">La distance abolie, le narrateur peut alors s’approcher au plus près de la vierge et de l’amante. Il souhaite déceler, sous la terre rugueuse du renoncement, le limon fertile de sa féminité qu’il sait toujours vivace et palpitante: «De quelle obscurité rigoureusement propre à l’homme que je suis, la jeune Rosa Florès, future sainte Rose de Lima, est-elle la métaphore ?» (p. 59). Pour lui, l’objectif est de contempler dans la vie de Rose son propre accablement, ce péché qui inaugure sa blessure originelle. Il y a la séparation d’avec la mère tout d’abord, comme Rose qui résiste jusqu’à sa mort à la tentation dissolvante de regagner le sein maternel, puis celle d’avec Dieu, le narrateur ayant renoncé à sa vocation et à sa croyance. Cependant, chez lui que la foi a déserté, s’impose la nécessité de témoigner de l’existence spirituelle d’une sainte. À défaut de prier, il ne peut désormais qu’écrire et, s’il choisit Rose, c’est avec le souhait d’éclairer une figure de fascination qui est comme une invitation à la rêverie. Pour lui, il s’agit de:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />m’approprier une modeste image sainte, à la surcharger de mes traits, à la triturer, à la dénaturer, à la violer véritablement, à seule fin d’en tirer un récit […] l’énigme perpétrée d’une histoire, dont j’ai tout lieu de penser que je suis le sujet. (p. 124)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Sans espoir néanmoins d’identité ou de salut: l’écriture n’a pas vocation de réconforter ou de gracier, mais elle œuvre plutôt à la redécouverte d’un fond d’angoisse et de désir, à la prise de conscience d’une faute fondamentale pour le créateur et son personnage. Grande est la distance entre eux, distance à la mesure de Dieu assurément, ce Christ tant désiré pour l’une et perdu à jamais pour l’autre. Rose demeure cette altérité indépassable en son auréole de sainteté. Son mystère, à l’issue du livre, semble donc entier. Mais ce personnage est aussi une femme pleine d’une sensualité exaltée dans son âme mais réprouvée dans son corps car pour elle «le monde perçu, muable et poreux, reste un tableau des passions» (De Certeau, 1982: 360). Cette figure, dans son paradoxe, le narrateur la fantasme indéfiniment. Et même s’il avoue ne pouvoir s’identifier totalement à elle et à l’énigme indéchiffrable qu’est sa vision du sacré, il partage avec son héroïne un même souhait d’absolu: celui de la conciliation impossible des sens terrestres et de la spiritualité.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>La sainte mythobiographique</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">Après les nombreux sévices qu’elle s’est infligée tout au long de son existence, Rose trouve enfin la paix dans la mort, prémisse à sa longue existence post-mortem comme sainte de l’Eglise catholique et d’Amérique du Sud. Cependant, jusqu’au dernier mot du texte, jamais la grâce ne semble totalement acquise pour l’héroïne : l’absence qu’elle a patiemment fouaillée en elle n’est peut-être qu’à la hauteur du siège vide des cieux. Seule certitude: la Rose profilée dans ces pages est celle de Claude Louis-Combet. À travers les motifs du père perdu et de l’intense relation maternelle, motifs totalement imaginés et assumés comme tels par le narrateur, cette sainte vie revisitée explore les catacombes de la jeunesse de l’écrivain: comme le mentionne son ouvrage autobiographique <em>Le recours au mythe</em>, Claude Louis-Combet ne connut pas non plus son père, Capitan disparu, et fut élevé dans la sphère étouffante de deux femmes, sa grand-mère pieuse et dévote, à l’instar de la tante de Rose, Isabelle Herrera, et sa mère surtout, gouvernée par ses sens tout comme Maria de l’Oliva. De sa mère lui vient cette conscience sensible d’un désir qu’il éclaire à la lumière chrétienne comme la faute de chair, qu’il tâche d’expier dans son parcours de séminariste. Le poids de la culpabilité est cependant trop lourd et, inconciliables, son goût de Dieu et sa volupté l’amènent à la rupture où il renie le premier pour mieux embrasser la seconde. C’est alors par l’écriture pervertie de l’hagiographie qu’il cherche à ouvrir toujours plus largement l’entaille de la nuit énigmatique du sexe:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />A travers les biographies hagiographiques, je ne perdais jamais de vue mon projet initial, qui consistait surtout à évaluer la perte que j’avais subie en reniant ma foi et à rechercher, dans l’ordre charnel, des équivalences et des compensations pour un tel sacrifice. (Louis-Combet, 1998: 337)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Dans cette nouvelle variation autour d’une virginale figure, Claude Louis-Combet convertit la Sainte Rose de Lima en sainte Rose de sexe et de texte.</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">ALBERT, Jean-Pierre (1997), <em>Le sang et le Ciel. Les saintes mystiques dans le monde chrétien</em>, Paris, Aubier, coll. «Historique.<br /><br />DE CERTEAU, Michel (1982), <em>La Fable mystique: XVIe-XVIIe siècle</em>, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque des histoires».<br /><br />LOUIS-COMBET, Claude (1997), <em>L’Âge de Rose</em>, Paris, José Corti, coll. «Domaine français».<br /><br />LOUIS-COMBET, Claude (1998). <em>Le recours au mythe</em>, Paris, José Corti, coll. «Domaine français».<br /><br />LOUIS-COMBET, Claude (2002). «En marge de <em>L’Âge de Rose</em>», dans <em>L’homme du texte</em>, Paris, José Corti, coll. «En lisant, en écrivant».</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/laureole-profanee-du-desir#comments Amérique Biographie DE CERTEAU, Michel France LOUIS-COMBET, Claude Mystère Obscénité et perversion Obsession Psychanalyse Religion Représentation de la sexualité Transgression Roman Thu, 22 Aug 2013 17:09:59 +0000 Laurence Côté-Fournier 785 at http://salondouble.contemporain.info Quelques notes sur W. T. Vollmann et l'éthique de l'écriture http://salondouble.contemporain.info/article/quelques-notes-sur-w-t-vollmann-et-lethique-de-lecriture <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/imperial">Imperial</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/le-journalisme-litteraire-lecrivain-sur-le-terrain">Le journalisme littéraire: l&#039;écrivain sur le terrain</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: right;">«Mais il est bon que la conscience porte de larges plaies, elle n'en est que plus sensible aux morsures. Il me semble d'ailleurs qu'on ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d'un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire? Pour qu'il nous rende plus heureux, comme tu l'écris? Mon Dieu, nous serions tout aussi heureux si nous n'avions pas de livres et des livres qui nous rendent heureux, nous pourrions bien à la rigueur en écrire nous-mêmes. En revanche, nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu'un que nous aimerions plus que nous-mêmes, comme si nous étions proscrits, condamnés à vivre dans des forêts loin de tous les hommes, comme un suicide — un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous.» - Kafka, lettre à Oskar Pollak (1904)<br /><br />«[…] I find books that simply allow us to escape<br />&nbsp;existence a staggering waste of time<br />(literature matters so much to me I can hardly stand it.)»<br />(David Shields, 2013: 197)</p> <p style="text-align: justify;"><br /><br /><br />J'aimerais commencer ce texte en disant que Vollmann est l'un des écrivains les plus importants que j'ai eu la chance de lire. Ça ne veut pas dire grand-chose, compte tenu de mes lectures limitées, mais on saura au moins que je ne cherche pas à proposer une critique impartiale, bien au contraire. Je souhaite plutôt partager les pensées que la lecture de ses œuvres fait naître en moi, des pensées contre-intuitives qui me font douter de la littérature telle que je l'ai toujours appréhendée.<br /><br />Je n'affirmerai rien ici sinon ce doute, que je souhaite contagieux.<br /><br />L'œuvre de Vollmann est si puissante à mes yeux qu'elle rend superflus des rayons entiers de ma bibliothèque personnelle. Je ne suis pas écrivain, mais si l'envie me prenait d'écrire, je devrais d'abord surmonter la honte que provoque en moi la lecture de Vollmann. Inventer des histoires! Comme ce serait gênant d'écrire des histoires après avoir lu cet auteur. Ses récits, qui me mettent en pleine face la misère du monde, sa laideur qu'on dirait immuable, me semblent tellement nécessaires que je ne peux m'empêcher de penser avec un brin de mépris à tous les écrivains qui inventent des histoires pour les lecteurs voulant échapper à leur triste réalité. Pour se changer les idées. Qu'on me comprenne: j'aime lire des fictions, et je ressens moi aussi le besoin d'expériences sublunaires, loin en tout cas de ma réalité immédiate. Mais le sérieux avec lequel Vollmann cherche à saisir le monde, ce sérieux rend les plaisirs de la lecture non seulement coupables comme on le dit parfois, mais aussi dérisoires, autant dire inadmissibles.<br /><br />Là où les bulletins d'information échouent toujours à nous faire ressentir la moindre parcelle de compassion pour les morts que l'actualité garroche dans le charnier de l'Histoire, la littérature a-t-elle les moyens, avec sa lenteur réflexive, son sérieux face aux mouvances du monde, de nous rendre une sensibilité qui nous semble désormais interdite? Vollmann me permet de croire que c'est possible, et c'est sans doute la plus belle chose que j'aie jamais trouvée dans un livre, moi qui cherche depuis des années une œuvre capable de justifier une occupation qui me paraît trop souvent oiseuse, empreinte de ce narcissisme intellectuel que j'abhorre, sans doute parce que je le connais trop bien.<br /><br />La frivolité liée au plaisir de l'évasion que permet la fiction trahit une conception de la littérature comme échappatoire à laquelle je refuse d'adhérer, et cela contre mes propres inclinations. Vollmann m'oblige à penser à la contingence qui pèse sur les personnages, aussi convaincants soient-ils, et à la facticité des intrigues inventées pour nous tenir en haleine. Le plaisir de se laisser transporter dans un monde imaginaire est bien réel, je l'admets, mais je crois aussi parfois qu'il est indécent d'en faire le but premier de l'expérience littéraire. C'est une vieille question que celle de la contingence de la fiction, j'en suis conscient, et les œuvres d'innombrables écrivains et écrivaines sont là pour nous rappeler que les choses ne sont jamais simples, mais peut-être que l'œuvre de Vollmann est l'occasion de nous plonger encore une fois dans les eaux glaciales des questions insolubles. C'est en tout cas l'effet qu'elle a sur moi.<br /><br />Vollmann écrit à propos des voyous, des prostituées, des drogués ou des immigrants mexicains illégaux. Sa matière est la réalité, mais une réalité qui est toujours appréhendée en tant que «fiction dominante», pour le formuler comme Suzanne Jacob. Autrement dit, Vollmann tente de démonter l'épithète commune, le bon sens, les constructions discursives qui confèrent au monde un semblant de stabilité, et qui nous permettent d'y mettre un pied devant l'autre sans crouler sous le poids de sa complexité. Au fond, il s'agit de la distinction décisive que Nietzsche a proposée entre recherche de santé et recherche de vérité. Les philosophes, proposait-il, ont toujours recherché une forme de santé au détriment de la vérité, qui est dure, souvent insupportable ou en tout cas inadmissible. Pour moi, Vollmann incarne ce radicalisme noble qui consiste à pourchasser la vérité au détriment de la santé, puisqu'une santé factice ne vaut rien. Et il ne s'agit pas seulement de la santé de l'écrivain, qui ne devrait pas nous préoccuper plus que celle des autres, mais bien d'une forme de santé collective, incarnée dans le discours social par la doxa, toujours rassurante parce que rassembleuse, réconfortante parce que racoleuse. Écrire contre la doxa comme le fait Vollmann pousse le lecteur qui le suit jusqu'au bout à admettre que la marche du monde ressemble davantage à la course folle d'un troupeau piétinant les plus faibles qu'au trot noble et fier d'un cheval nommé Progrès.<br /><br />Une vérité qui est mauvaise pour la santé, et que Vollmann manifeste partout dans ses textes, c'est l'idée selon laquelle il n'y a pas de spectateurs de l'Histoire.<br /><br />Petit syllogisme vollmannien: l'Histoire est laide, nous sommes nécessairement dans l'Histoire, et donc nous portons tous en nous cette laideur. Notre culpabilité est infinie.<br /><br />Cet écrivain projette une conception de la littérature vécue viscéralement comme moyen d'aller à l'encontre des idées lénifiantes, et c'est parce qu'il dépeint notre réalité avec tant d'engagement que les fabulations de ses contemporains m'apparaissent tout à coup ternes, brinquebalantes. Ses sujets coutumiers sont par définition figés dans le ciment de la doxa la plus insidieuse, et c'est parce qu'on interdit à ces humains le statut de sujet à part entière que Vollmann peut écrire à leur propos. Même ses fictions (<em>The Royal Family</em>, <em>Europe Central</em>, par exemple) s'inscrivent dans ce projet. Dans ce cas, l'écriture de fiction devient l'occasion de conférer un peu plus de réalité à des êtres qui, autrement, ne sont que des constructions de l'esprit, des fictions sur deux pattes. Il s'agit là d'une façon de penser la fiction à l'envers: c'est parce qu'il y a une fiction inadéquate qui prétend au statut de réalité que la fiction peut intervenir dans l'existence de façon concrète. J'y vois une éthique de l'écriture au sens le plus fondamental du terme: l'écrivain se donne un code de conduite qui régit son écriture, parce qu'il sait que les représentations ont un pouvoir d'action sur la vie des humains. Toute son écriture tend vers un idéal de finesse qui se dresse contre la grossièreté des fictions dominantes, car il sait bien que tout ce qu'il n'écrit pas, d'autres l'écriront pour lui. C'est peut-être au cœur de ce paradoxe que l'on peut encore écrire de la fiction: en dépliant des réalités qui ont l'aspect lisse de l'évidence, et sur lesquelles on a toujours des opinions plus ou moins tranchées qui nous évitent la peine de penser.<br /><br />C'est parce que penser le monde actuel est une tâche titanesque que Vollmann en fait un projet littéraire. C'est parce que la fiction, pour le dire bêtement, infiltre l'édifice de notre prétendue réalité qu'il est primordial d'écrire en ayant le sens du devoir devant les faits, mais surtout devant tous ces gens floués par notre médiocre compréhension de la situation dans laquelle ils se trouvent.</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp; *</p> <p style="text-align: justify;"><br />Certains des textes de Vollmann<strong><a href="#1">[1]</a><a id="1a" name="1a"></a></strong> manifestent des liens évidents avec le <em>new journalism</em>, surtout par la façon avec laquelle il y mène des enquêtes fortement teintées par son expérience. Cependant, ce que Vollmann retient du journalisme, ou en tout cas de l'idéal journalistique, c'est d'abord un code éthique devant les faits, qu'il accueille toujours avec la même considération, avec la même rigueur. Une autre particularité de son travail est la tentation d'exhaustivité qui s'y manifeste. C'est dans cette tentative de saisie totalisante que le projet de Vollmann est littéraire. Journaliste de terrain qui se donne carte blanche, celui-ci peut scruter à loisir les problèmes qui le préoccupent, les retourner dans tous les sens sans souci d'économie ou de pertinence. Et c'est parce que ces textes affirment l'impossibilité d'aller droit au but que le projet de Vollmann est d'une importance capitale à mes yeux.<br /><br />Le questionnement s'y substitue à l'explication jusqu'à une posture insoutenable, digne de ce que la littérature nous a livré de mieux: tout cela est incompréhensible, cherchons tout de même à comprendre.<br /><br />Cette façon de faire n'est nulle part aussi visible que dans <em>Imperial</em> (2009), le livre qu'il consacre à la frontière mexico-américaine. Le comté d'Imperial, en Californie, y est présenté comme le sujet idéal pour réfléchir à la construction des identités dans la durée, dans ses rapports au territoire, mais aussi avec l'altérité: «Imperial is the continuum between Mexico and America.» (Vollmann, 2009: 50) Ce continuum, cet espace flou aux frontières arbitraires est chargé de significations contradictoires selon les points de vue, et en cela, il est l'occasion pour Vollmann d'exercer son travail d'écrivain en montrant comment le territoire réel est doublé d'un territoire imaginaire.<br /><br />Imperial est le comté le plus au sud de la Californie, à la frontière du Mexique. De l'autre côté de la frontière se trouve la ville de Mexicali (le nom est la contraction de Mexico et de California), tandis que sa ville jumelle, Calexico (encore une fois, mais inversée, la contraction de Mexico et de California), se trouve à moins de dix kilomètres de distance aux États-Unis.</p> <p style="text-align: justify;"><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/59/mexico.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Imperial"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/59/mexico.jpg" alt="160" title="Imperial" width="285" height="243" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Imperial</span></span></span><br /><br /><br />L'arbitraire de la frontière qui sépare les deux pays est le point de départ de la réflexion de Vollmann. Évidemment, le nom du comté d'Imperial lui donne aussi l'occasion de réfléchir à l'impérialisme américain, comme si ce lieu exemplifiait de façon métonymique une série de rapports que les États-Unis entretiennent avec ce qui leur est étranger.<br /><br />L'un des enjeux fondamentaux de cette région frontalière est celui de l'agriculture, parce que des centaines d'immigrants illégaux travaillent dans les champs américains, mais aussi parce que l'agriculture affecte considérablement le territoire. Vollmann explique longuement comment la <em>New River </em>est devenue au fil du temps l'une des rivières les plus polluées en Amérique, en grande partie à cause de l'activité agricole qui l'entoure. Arrivée au Mexique, où elle se nomme <em>Rio Nuevo</em>, la rivière est plus polluée que jamais, ayant amassé au passage tous les pesticides, les métaux lourds et les déchets provenant des États-Unis. De plus, les Mexicains y déversent leurs eaux usées. Vollmann, pour vérifier des rumeurs qui veulent que certains immigrants illégaux y meurent asphyxiés après s'y être jetés pour gagner les États-Unis à la nage, a entrepris de descendre cette rivière en bateau pour l'observer et prendre des échantillons d'eau à différents endroits, qu'il fera par la suite analyser en laboratoire. Ce qui l'intéresse au plus haut point, toutefois, c'est le rôle que jouent les humains, américains ou mexicains, dans ce désastre écologique, et les conséquences que la pollution a sur leur vie quotidienne. C'est dans des moments comme celui-là que sa réflexion devient la plus passionnante, puisqu'après avoir accumulé les données statistiques brutes, il en vient à la conclusion suivante:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br /><br />Maybe the New River wasn't anybody's fault, either. People need to defecate, and if they are poor, they cannot afford to process their sewage. People need to eat, and so they work in <em>maquiladoras</em> — factories owned by foreign polluters. The polluters pollute to save money; then we buy their inexpensive and perhaps well-made tractor parts, fertilizers, pesticides. It is <em>doubly difficult to get out</em>. And it's all ghastly. (Vollmann, 2009: 89)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br /><br />J'évoque cette partie du livre afin qu'on comprenne que Vollmann y propose une réflexion sur l'usage de l'information. Car après avoir accumulé les données qui concernent la <em>New River</em>, Vollmann constate tristement que son savoir ne lui permettra pas de changer les choses. Plus tard, il fera une digression sur les liens entre action et savoir, pour conclure que l'information ne sert à rien si celle-ci ne nourrit pas une forme quelconque d'action. Ce passage est important puisqu'il est représentatif d'une pensée récurrente chez Vollmann, selon laquelle il y a un moment où l'écrivain (ou le penseur, l'intellectuel) doit sortir de l'écriture pour passer à l'action. Chez Vollmann, l'écriture n'est pas une fin en elle-même, elle est un moyen d'appréhension de réalités obscures, un appel à l'action, mais aussi un retour sur l'expérience.<br /><br />On pourrait dire, avec un brin de sarcasme, que le rapport à l'information proposé par Vollmann s'oppose en tout point à celui que l'on peut observer dans le journalisme tel qu'il se pratique aujourd'hui, l'information nourrissant bizarrement une culture de l'inaction et le fait de savoir nous exemptant de la tâche astreignante d'<em>agir contre les faits</em>. Cet aspect de notre rapport à l'information est difficile à comprendre, mais une chose demeure certaine à mes yeux: alors que la culture médiatique devait faire de nous des citoyens avertis, capables de discernement, il semble que nous souffrions au contraire d'une forme d'apathie collective causée précisément par ce qui devrait nous permettre d'agir. C'est dans ce triste contexte que les écrits de Vollmann trouvent à mon avis toute leur pertinence, celui-ci écrivant moins pour l'actualité que pour la postérité puisqu'il aspire clairement à offrir un témoignage durable des souffrances humaines.<br /><br />Dans ce passage où il est question d'immigrants illégaux retrouvés noyés, Vollmann cherche justement à opposer sa démarche d'écrivain à l'information journalistique:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br /><br /><em>The dying season began early this year, with four bloated bodies found in the All-American Canal on March 14</em>. Well, it wasn't the worst news on the front page: more air raids and suicide bombings in the Middle East, an attempt (fortunately foiled) to murder a hundred schoolchildren in a Christian school in Pakistan, and my government had snubbed Iraqi overtures; we were getting ready to bomb them again. I had been to Iraq; I had seen the sick and dying children in a medicine-embargoed hospital; so I had my mental picture; it's better not to have mental pictures. But why confess such a flinch?<strong> I'd rather clothe myself in principle: Communication for its own sake is not an interesting goal. (Does that sound plausible?) Unlimited access to information remains worthless without something to do with that information, or some way to verify its quality. </strong>(Vollmann, 2009: 152-153)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Le problème de l'information posé ici est redoutable, puisqu'il rend nécessaire un questionnement sur les visées de l'écrivain. Cette tentative de compréhension du monde, quelle est son utilité? Si l'écrivain ne peut se contenter d'informer, que doit-il faire alors? Vollmann n'a pas de réponse précise à cette question, mais on comprend à le lire qu'il y a dans son œuvre l'effort de déconstruire la présomption à la connaissance qui est le propre du discours informatif: «Day after day I went there, hoping to invade their thoughts and steal their stories, but most refused to talk to me, eyeing me with a hatred as lushly soft as a smoke tree sweeping its hair against a sand dune.» (Vollmann, 2009: 56-57); «Fruitful and desperate, kingdom of recluses, shy folks and identity criminals, Imperial remains unknown.» (62); «Imperial is a place I'll never know, a place of other souls than mine; and how can anyone know otherness?» (114), etc.<br /><br />Cette pudeur, cet aveu d'impuissance au cœur même de l'écriture sont l'occasion de revenir à la contingence de la fiction. Pour écrire, il faut être capable de compréhension, or, il est impossible de comprendre, donc l'écriture doit incarner ce mouvement de la pensée désireuse de saisir une réalité qui lui glisse entre les doigts. Ce que Vollmann nous dit, avec <em>Imperial</em>, c'est qu'il y a une présomption de l'écriture qui fait violence au réel en cherchant à lui donner une forme qui n'est pas la sienne et qui est forcément réductrice.<br /><br />À un certain moment d'<em>Imperial,</em> Vollmann décrit l'existence d'immigrants illégaux qu'il a rencontrés. L'exemple de María, une femme de ménage vivant à Sacramento, est l'occasion pour lui d'expliquer pourquoi le livre que nous tenons entre les mains n'est pas une fiction. Vollmann rejette la forme fictionnelle, et il explique ce refus comme étant une prise de position éthique liée à la possibilité de comprendre autrui. Ce passage lumineux, qu'on peut lire comme un art poétique, montre bien la déférence face à autrui qui caractérise l'œuvre de cet écrivain:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br /><br />How could I best pay tribute to María's life? I know how to invent character, upon which I suppose it would be possible to drizzle a few droplets of local fact, much as Mexicali street vendor beset by July splashes water on his oranges and cherries. But life's sufficiently dishonest already, my oranges might taste like candy, but why? The truth is that I do not understand enough about border people to describe them without reference to specific individuals, which means that I remain too ill acquainted with them to fictionalize them. Only now do I feel capable of writing novels about American street prostitutes, with whom I have associated for two decades. The sun-wrinkled women who sell candy, when they sit chatting beneath their sidewalk parasols, what stories do they tell one another? I could learn Spanish and eavesdrop; then I'd know; but I wouldn't really know until I could invent their stories. Making up tales about María's life would not only be disrespectful to her, it would be bad art. (Vollmann, 2009: 170)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br /><br />Un détail qui attire mon attention est le lien que Vollmann établit entre la connaissance du monde et la possibilité d'écrire une fiction. Celui-ci se débarrasse de la question de la contingence en expliquant que pour écrire une fiction, il faut d'abord l'avoir vécue, en avoir fait l'expérience. On pourrait sans doute ici objecter la puissance d'imagination de quelques écrivains, mais l'idée de Vollmann est difficilement réfutable lorsqu'on a lu ses écrits sur les prostituées américaines, d'une justesse et d'une profondeur étrangères à la plupart d'entre nous <strong><a href="#2">[2]</a><a id="2a" name="2a"></a></strong>.<br /><br />Au final, la nécessité d'une compréhension préalable à l'écriture est justifiée par la nécessité d'un rapport empathique avec la réalité décrite. Vollmann conclut ce passage en évoquant l'illumination qu'il a eue en lisant <em>Un cœur simple</em> de Flaubert, et comparant Félicité avec María:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br /><br />What "A Simple Heart" did for <em>my</em> heart when I first read it many years ago was to alert me to the probability that among the people whom I myself overlooked, there might be Félicités, whose hidden goodnesses would do me good to find. Later, when I began to write books, it occurred to me that discovering and describing those goodnesses might accomplish some external good as well, perhaps even to Félicité and María's, who have less need of our pity than we might think (but more need of our cash). Suppose that Madame Aubain, after reading my version of "A Simple Heart," refrained just once from assulting Félicité with harsh words. Or is that aspiration ridiculous? (Vollman, 2009: 171)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br /><br />On le voit, les visées exprimées ici par Vollmann sont ancrées dans la volonté de saisir la réalité. On y retrouve exprimé en toutes lettres le fantasme d'une littérature qui soit effective. Vollmann l'affirme: <em>Un cœur simple</em> a changé sa perception du monde. La bonne littérature ne nous propose pas d'échapper à la réalité. Elle nous permet au contraire de la saisir autrement en faisant une expérience intensive de la proximité.<br /><br />Depuis que je lis Vollmann, rien ne me semble plus important que cette façon d'aborder la littérature.<br /><br /><strong><span style="color:#696969;">Bibliographie</span></strong><br /><br />KAFKA, Frank (1965) <em>Correspondance</em>, Paris, Gallimard, 1965. [Traduit de l'allemand par Marthe Robert]</p> <p style="text-align: justify;">SHIELDS, David (2013) <em>How Literature Saved My Life</em>, New York, Alfred A. Knopf, 2013.<br /><br />VOLLMANN, William T. (2009), <em>lmperial</em>, New York, Viking Press, 2009.</p> <hr /> <p><strong><a href="#1a">[1]</a><a id="1" name="1"></a></strong> Voir par exemple <em>Rising Up and Rising Down. Some Thoughts on Violence, Freedom and Urgent Means</em> (2003) ou encore <em>Poor People</em> (2007).</p> <p><a href="#2a"><strong>[2]</strong></a><a id="2" name="2"></a> Vollmann a écrit trois livres sur la prostitution: <em>Whores for Gloria</em> (1991); <em>Butterfly Stories </em>(1993) et <em>The Royal Family</em> (2000).</p> http://salondouble.contemporain.info/article/quelques-notes-sur-w-t-vollmann-et-lethique-de-lecriture#comments Action politique Amérique Autobiographie Documentaire Empathie États-Unis d'Amérique Expérience Journaux et carnets KAFKA, Franz Mexique Prostitution SHIELDS, David Témoignage VOLLMANN, William T. Récit(s) Sun, 17 Nov 2013 20:44:02 +0000 Simon Brousseau 809 at http://salondouble.contemporain.info De la solidarité des récits: Sullivan et la fascination de l'altérité http://salondouble.contemporain.info/article/de-la-solidarite-des-recits-sullivan-et-la-fascination-de-lalterite <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/cote-fournier-laurence">Côté-Fournier, Laurence </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/pulphead">Pulphead</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/le-journalisme-litteraire-lecrivain-sur-le-terrain">Le journalisme littéraire: l&#039;écrivain sur le terrain</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: right;">«As it happens I am confortable with the Michael Laskis of this world, with those who live outside rather than in, those in whom the sense of dread is so acute that they turn to extreme and doomed commitments ; I know something about dread myself, and appreciate the elaborate systems with which some people manage to fill the void, appreciate all the opiates of the people, whether they are as accessible as alcohol and heroin and promiscuity or as hard to come by as faith in God or History.» Joan Didion, «Comrade Laski, C.P.U.S.A»</p> <p style="text-align: justify;"><br /><br />Les concerts de rock chrétien, pour une majorité de jeunes gens, ne figurent pas en tête du palmarès des événements branchés, de ceux où ils envisageraient être photographiés pour les pages du <em>Nightlife</em>. Une foule de naïfs et de doux que l’idée du Seigneur exalte un peu trop, voilà ce que l’on imagine côté assistance, et pour ce qui est de la musique elle-même, on n’envisage guère mieux. Lorsque John Jeremiah Sullivan débute le recueil <em>Pulphead</em> par un article sur son expérience à Creation, festival de rock chrétien en Pennsylvanie qualifié de véritable «Godstock» (6), quelque chose dans le ton et le choix du sujet semble déjà promettre au lecteur un peu de cet humour décalé que les amateurs des essais de David Foster Wallace connaissent. S’il y a de ça dans le texte, l’essentiel se trouve toutefois ailleurs. À Creation, Sullivan se fait des amis qui, avec leur allure de motards et leur passé nébuleux, défient les stéréotypes associés au modèle du jeune chrétien. L’un d’entre eux, Ritter, est présenté ainsi par Sullivan:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />He was big, one of those fat men who don’t really have any fat, a corrections officer – as I was soon to learn – and a former heavyweight wrestler. He could burst a pineapple in his armpit and chuckle about it (or so I assume). Haircut: military. Mustache: faint. ‘We’re just a bunch of West Virginia guys on fire for Christ,’ he said. (13)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Soulignons la candeur dont fait preuve Ritter en parlant de son amour de Dieu: elle n’est pas étrangère à la manière qu’a Sullivan de mettre en scène ses sujets. Le regard particulier de Sullivan, mélange de justesse d’observation et d’inventivité stylistique, parait orienté par son désir de rendre justice à la réalité sociale, politique et humaine de ceux dont il raconte la vie. En cela, son œuvre se distingue d’un large pan du journalisme littéraire américain, auquel on pourrait associer Chuck Klosterman et certains textes de David Foster Wallace, qui ont surtout mis de l’avant l’aspect grotesque de la vie des petites gens, celle des foires, des croisières et de la grande messe qu’est l’écoute de télévision.</p> <p style="text-align: justify;">Cette volonté de s’éloigner des récits conventionnels et des portraits caricaturaux ouvre un espace de réflexion salutaire, refusant les facilités de la dérision. Il n’est pas nécessaire d’avoir lu tout Bourdieu pour saisir à quel point l’appartenance à une classe sociale transparait dans les préférences culturelles de chacun, bien que le lien de cause à effet soit le plus souvent camouflé derrière les concepts de bon goût, de raffinement intellectuel, de culture populaire ou élitiste. L’analyse de cette alliance implicite du socio-politique et du culturel a constitué un des terrains de prédilection du New Journalism depuis son émergence dans les années soixante; <em>Pulphead</em> constitue à cet égard une addition remarquable à cette tradition d’écriture.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Les années de foi</strong></span><br />Tom Wolfe et Hunter Thompson, lors des années de gloire du <em>new journalism</em> aux États-Unis, se sont attaqués aux riches et aux mondains pour dévoiler la petitesse et le narcissisme cachés derrière l’apparat et la pompe. Dans un contexte de bouleversements culturels, celui de la lutte pour les droits des femmes et des Noirs et de l’opposition à la guerre du Viêt-Nam, la tonalité outrancière des auteurs possédait en elle-même une sorte de vertu dénonciatrice, comme si les manières hypocrites des soi-disant «élites» ne pouvaient être traitées sérieusement <strong><a href="#1">[1]</a></strong><a id="1a" name="1a"></a>. La prose de John Jeremiah Sullivan est généralement plus mesurée, mais ce parti pris n’empêche pas l’auteur de s’impliquer personnellement dans ses histoires, de se compromettre, comme l’ont fait Wolfe et Thompson avant lui. Toutefois, tandis que les premiers tentaient le plus souvent d’approcher ceux qui leur servaient de sujet pour exposer leur altérité, Sullivan fait l’inverse: il trouve en lui des traces de l’autre pour reconnaître la proximité plus grande que supposée entre lui et ceux qu’il observe.</p> <p style="text-align: justify;"><br />En traitant de ses nouveaux amis chrétiens à Creation, Sullivan ne se contente pas de rapporter les aléas de leurs parcours respectif, ceux de jeunes hommes qui ont vécu dans une culture de violence et de misère avant de trouver la paix dans la foi. Il dévoile aussi, dans un aparté plutôt inattendu compte tenu de la distance maintenue jusqu’alors avec la religiosité qui l’entoure, les dessous de la période chrétienne qu’il a vécue à l’adolescence. Rapidement, précise-t-il, il est passé à autre chose, sans trop regarder en arrière, suivant en cela la même voie que plusieurs de ses amis et collègues:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />For white Americans with my socio-economic background (middle to upper middle-class), it’s an experience commonly linked to the teens and moved beyond before one reaches twenty. These kids around me at Creation – a lot of them are like that. How many even knew who Darwin was? They’d learn. At least once a year since college, I’ll be getting to know someone, and it comes out that we have in common a high school ‘Jesus phase.’ That’s always an excellent laugh. Except a phase is supposed to end – or at least give way to other phases – not simply expand into a long preoccupation. (32)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Si cette expérience avec un groupe chrétien le fait se questionner sur ce qui amène certains, plus que d’autres, à persister dans leur foi, Sullivan reste discret quant à ses conclusions sur les gens qu’il observe. Il met plutôt l’accent sur la dignité que ceux-ci possèdent, en dépit de la mauvaise musique qui les entoure et de leur ignorance parfois stupéfiante: «they were crazy, and they loved God – and I thought about the unimpeachable dignity of that, which I was never capable of. Knowing it isn’t true doesn’t mean you would be strong enough to believe if it were.» (41) Il s’agirait ainsi, pour Sullivan, de rester suffisamment fasciné par l’autre, quel qu’il soit, pour chercher à le comprendre par-delà les étiquettes que fixent les catégories sociales. La singularité de l’approche de Sullivan tient entre autres à son ouverture introspective, à son talent pour relier le destin d’un étranger à l’intimité de sa propre vie, et à faire de l’interstice entre les deux univers l’espace de son analyse.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;"><strong>Comprendre le destin d’Axl Rose</strong></span><br />Il est fréquent chez les praticiens du journalisme littéraire de trouver l’inspiration en fréquentant des lieux excentrés et des communautés culturelles marginales: Hunter S. Thomson a suivi les Hell’s Angels en Californie, David Foster Wallace a participé au gala des stars de l’industrie du porno, Joan Didion s’est intégrée à la faune hippie de Haight Ashbury… Cet intérêt pour les groupes méconnus est contrebalancé par une attention portée à un autre motif, axé sur une visibilité extrême, soit les célébrités et les personnalités plus grandes que nature, celles qui en viennent à signifier, aux yeux de ceux qui les observent, quelque chose à propos des rêves de chacun et de la possibilité de les réaliser: Didion et Howard Hugues, Chuck Klosterman et les musiciens populaires, Foster Wallace et John McCain. Dans un cas comme dans l’autre, les écrivains se posent en herméneutes d’existences qui leur sont extérieures et qu’ils ne peuvent (en théorie) remodeler à leur guise, éthique journalistique oblige. L’intérêt de leurs essais émane en partie de la conscience, chez le lecteur, que de tels destins, aussi singuliers soient-ils, ont bel et bien pu se produire et que de ce fait, ils ont quelque chose à nous enseigner sur notre monde. &nbsp;</p> <p style="text-align: justify;"><br />L’essai de Sullivan sur le chanteur de Guns N’ Roses, «The Final Comeback of Axl Rose» est pourtant construit sur une absence, celle du chanteur lui-même. Même s’il décrit son héritage musical et analyse sa carrière, Sullivan déplace en effet progressivement la focalisation de son récit, puisqu’il ne parvient pas à obtenir un entretien avec le chanteur. Il doit se contenter d’interviewer un de ses amis d’enfance, Dana Gregory, sous couvert de parler avec lui des démêlés que Dana et Axl auraient eus avec la police à l’adolescence. Le but du «plus vieil ami» d’Axl Rose, désormais assagi, est clair: «lower the level of dysfunction for the next generation». Anecdotes et souvenirs sur le chanteur de Guns N’ Roses constituent l’essentiel de son propos, mais on trouve aussi, en arrière-plan, quelques indices sur la vie beaucoup moins remarquable et beaucoup plus triste de Dana Gregory lui-même.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Dana Gregory, comme Axl Rose, vient du Sud profond, d’une petite ville appelée Lafayette où le racisme fleurit autant que la pauvreté. Dana y est resté; Axl a quitté cet univers pour les feux des projecteurs. Sullivan présente le passage d’une vedette telle qu’Axl Rose dans l’existence de Gregory comme une sorte d’énigme: «This event had appeared in Gregory’s life like a supernova to a prescientific culture. What was he supposed to do with it ?» (137) Cette énigme est celle de Dana Gregory comme elle est la nôtre, renversement du destin attribuable au talent, à la chance, à un peu n’importe quoi. Et puis, quelques pages plus loin, après un aparté sur les capacités vocales d’Axl Rose, Sullivan raconte son propre voyage en Indiana avec un ami, alors qu’il avait 17 ans. Ce voyage constitue en fait un retour au bercail: Sullivan vient aussi de cette région. Le constat qu’il pose alors, en rencontrant d’anciens camarades de classe, plusieurs d’entre eux étant désœuvrés et sans projets d’avenir, est sans équivoque:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />A gulf had appeared. It opened the first day of seventh grade when some of us went into the ‘accelerated’ program and others went into the ‘standard’ program. By sheerest coincidence, I’m sure, this division ran perfecly parallel to the one between our respective parents’ income brackets. […] When I think about it, I never saw those boys again, not after that day. (145)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Juste avant que la parenthèse ne se referme définitivement sur cette anecdote d’adolescence, Sullivan énonce en une phrase laconique le lien entre sa propre vie et celle d’Axl Rose: tout comme lui, «Axl got away». (145)</p> <p style="text-align: justify;"><br />Au sein d’une culture axée sur la visibilité, qui expose les célébrités, issues de tous horizons, comme exemples des possibilités démocratiques de succès qu’offre l’époque contemporaine, Sullivan opère une sorte de renversement. Si le cas d’Axl Rose prouve effectivement que la gloire peut surgir même dans la pauvreté, Sullivan montre en parallèle le paysage nettement plus navrant qui entoure cette réussite, rappelant – sans pourtant appuyer le message – que ce type de succès égalitaire est bien parcimonieusement distribué.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Ces deux exemples de retour vers le passé de John Jeremiah Sullivan, celui sur sa période chrétienne comme celui sur son enfance dans le Midwest, peuvent paraître anecdotiques. Or cette façon qu’a l’auteur de mettre en parallèle son destin avec celui de ses sujets est justement ce qui permet aux anecdotes de se transformer en quelque chose de plus riche et de plus intéressant. Là où il serait possible de ne voir que des cas isolés et le fruit du hasard, Sullivan insiste sur le contexte, les structures, les recoupements révélateurs, sans pour autant jouer au sociologue ou proposer une morale à tirer de ces rencontres. Sa capacité à utiliser sa propre vie comme matière à réflexion, loin d’apparaître comme une dérive égocentrique, montre que la subjectivité et le donné biographique représentent aussi des instruments de connaissance valables.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Le fait divers et la foule en marche</strong></span><br />Dans l’essai «American Grotesque», Sullivan façonne son récit à travers différentes vies qu’il manie comme autant de trames narratives dont il peut moduler la tonalité. Le 12 septembre 2009, Sullivan se trouve dans une marche à Washington, parmi une foule nombreuse dont il incarne pendant quelques paragraphes la voix: «We’re too many even for ourselves, and more are coming. As many of the signs say, silent majority no more.» (157) Cette «majorité silencieuse» est constituée de membres du Tea Party et autres opposants aux pratiques «socialistes» du gouvernement Obama. Il devient rapidement clair que Sullivan, malgré son emploi de la première personne du pluriel, ridiculise – d’abord subtilement, puis ouvertement – cette foule dont il dépeint le piètre talent pour les événements démonstratifs de cet ordre: «our march is in part – we could even say mostly – an act of mass irony. Conservatives do not march. We shake our heads and hold signs while lefties march.» (159) Après avoir assisté à cette marche, Sullivan rejoint son cousin, homme d’affaires connecté avec différents groupes industriels, dans la suite d’un chic hôtel. Bien que le cousin en question s’en défende, Sullivan l’accuse, lui et ses semblables, d’avoir mené une campagne de peur dans les médias pour protéger les intérêts des groupes qu’il représente. Nombre de manifestants aperçus par Sullivan, handicapés ou visiblement défavorisés, bénéficieraient du programme de soins de santé du gouvernement mais s’entêtent, entre autres à travers l’influence de gens beaucoup mieux nantis qu’eux, à y voir une menace.</p> <p style="text-align: justify;"><br />La question en reste là jusqu’à ce que Sullivan ait vent de l’histoire d’un agent du gouvernement du Minnesota qui travaillait au recensement, Bill Sparkman. L’homme a été retrouvé mort, attaché à un arbre, le mot «FED» griffonné sur sa poitrine nue. On soupçonne le mouvement anti-gouvernemental d’avoir échauffé les esprits au point d’avoir mené à ce meurtre. Sullivan se rend au Minnesota, sur les lieux du crime, et cherche sur le terrain des indices ou des déclarations pouvant éclaircir les circonstances de cet acte horrible. Il parle avec le fils de Sparkman, qui est inquiet: pour des détails techniques, la compagnie d’assurance-vie rechigne à payer le montant qui lui est dû, ce qui pourrait lui faire perdre la demeure familiale. Des rumeurs courent selon lesquelles l’agent du gouvernement se serait suicidé et aurait mis en scène le meurtre pour laisser à son fils cette même assurance-vie. Si ces rumeurs peuvent sembler farfelues, le rapport d’autopsie confirme que le mot «FED» a été effectivement écrit de la main même de l’agent, et l’explication de cette triste fin est dévoilée:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Sparkman’s death had been all about health care. He was financially ruined from fighting lymphoma without good insurance. Deep in debt, working multiple low-paying jobs to make his mortgage while trying to earn a slightly more lucrative degree, he took the census work as most people take it, out of necessity. The police investigation concluded that Sparkman had killed himself as part of a tragic insurance scam. (181)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />La boucle est bouclée: les liens entre la foule en marche contre les soins «socialistes» et l’agent du gouvernement poussé à mettre en scène sa mort. Il va sans dire que Sullivan prend fortement parti, tant par le ton que par la construction de son récit: il n’endosse pas le point de vue du cousin homme d’affaires pour prétendre atteindre, en bon journaliste, une forme d’objectivité, en pesant les pour et les contre de la nouvelle politique gouvernementale. Sullivan se range résolument du côté des petites gens dont il reconstruit la vie, abandonnant progressivement le ton satirique qu’il avait adopté lors de la manifestation pour dévoiler la tristesse aberrante que causent les manipulations dont la population est victime. Ce qui tire la conclusion loin du didactisme et de la morale facile tient dans les bifurcations qu’emprunte Sullivan pour aboutir à ce résultat, de la manifestation à une longue parenthèse sur Benjamin Franklin, jusqu’à l’histoire de Bill Sparkman. Nous savons que des gens votent pour des mesures qui les défavorisent, semble dire Sullivan; mais comment peut-on interpréter la surprenante récurrence de cette tendance dans l’histoire américaine? La réponse à cette question ne sera pas dévoilée.</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <p style="text-align: justify;">Il est difficile de rendre compte de la finesse des analyses de Sullivan sans en grossir le trait, sans souligner au marqueur rouge ce qui n’est qu’évoqué par l’auteur. Sullivan prend tout le temps nécessaire pour développer ses portraits en accordant du poids aux nuances et aux détails, en employant toutes les armes du style et de l’ambiguïté qu’offre la littérature. À cet égard, ce qui ressort à la lecture de ses essais, pour la plupart publiés dans des magazines et des journaux avant d’être rassemblés dans <em>Pulphead</em>, c’est aussi un regret: celui de constater la difficulté qu’il y a, au Québec, à réaliser des reportages de cette qualité, aussi longs, aussi soignés, dans le contexte économique qui est le nôtre. Il y a peu d’espaces dévolus ici pour ce type de reportage, à la frontière du culturel et du social. Des livres partageant en partie cet esprit ont été publiés récemment, ceux de Frédérick Lavoie (<em>Allers simples</em>) et d’Anaïs Barbeau-Lavalette (<em>Embrasser Yasser Arafat</em>), par exemple, mais ils ont privilégié la découverte de l’ailleurs, de l’inconnu. Ce qui nous manque peut-être, c’est quelqu’un qui, comme Sullivan, nous permet de revoir et repenser ce que nous croyons déjà connaître, de percevoir la réalité qui nous entoure d’un autre œil. La réalité, pourquoi pas, des écrivains de région méconnus, des témoins de Jéhovah, des fans de Radio X ou encore, rêvons un peu, des amis d’enfance d’Éric Lapointe.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span><br /><br />HEINICH, Nathalie (2012),<em> De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique</em>, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines ».<br /><br />SULLIVAN, John Jeremiah (2011), <em>Pulphead</em>, New York, Farrar, Straus and Giroux.<br /><br />WEBER, Ronald (1985), <em>The Literature of Facts: Literary Nonfiction in American Writing</em>, Ohio, Ohio University Press.<br /><br />WEINGARTEN, Marc (2006), <em>The Gang That Wouldn't Write Straight: Wolfe, Thompson, Didion, Capote, and the New Journalism Revolution</em>, New York, Three Rivers Press.</p> <hr /> <p style="text-align: justify;"><a href="#1a"><strong>[1]</strong></a><a id="1" name="1"></a> À ce sujet, les livres <em>The Gang that Wouldn’t Write Straight: Wolfe, Thompson, Didion, Capote and the New Journalism Revolution</em> de Marc Weingarten et <em>The Literature of Fact</em> de Ronald Weber constituent deux références éclairantes. Le premier s’intéresse aux dessous de l’histoire du New Journalism aux États-Unis, tandis que le second se concentre davantage sur leurs partis pris stylistiques et esthétiques.</p> http://salondouble.contemporain.info/article/de-la-solidarite-des-recits-sullivan-et-la-fascination-de-lalterite#comments Amérique Autobiographie Classes sociales Conditionnements sociaux DIDION, Joan Documentaire États-Unis d'Amérique SULLIVAN, John Jeremiah WOLFE, Tom Essai(s) Récit(s) Sun, 17 Nov 2013 14:18:38 +0000 Laurence Côté-Fournier 811 at http://salondouble.contemporain.info L'ère du constat? http://salondouble.contemporain.info/lecture/lere-du-constat <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/gravel-jean-philippe">Gravel, Jean-Philippe</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/bleeding-edge">Bleeding Edge</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>La charge éditoriale de <em>Bleeding Edge </em>trouve probablement sa source dans <em>The Road to 1984</em>, un court essai publiée dans <em>The Guardian</em> le 3 mai 2003, et qui aura aussi servi (dans une version plus longue) de préface à une édition commémorant le centenaire de George Orwell cette même année, publiée chez Plume. Pynchonien, <em>Bleeding Edge </em>l’est sans conteste: les théories de conspiration y abondent toujours autant (et, la proximité historique des catastrophes du 11 septembre aidant, semblent même nous rattrapper); les échevaux parallèles de l’histoire et du savoir technique y sont toujours aussi inextricablement liés aux plus délirantes spéculations, et, si l’on consent à lui reconnaître un rythme plus digeste que dans le roman qui l’imposa à l’apogée de ses facultés cannabinoïdo-mentales d’illisibilité (<em>Gravity’s Rainbow</em>, pour ne pas le nommer), on constate que, bien qu’assagi quelque part, le Thomas Pynchon de <em>Bleeding Edge </em>est encore porté, de ses digressions sur les effets néfastes du Web à ses portraits de fêtes sans fin, explosions de vitalité qui ne semblent aller nulle part, par la fougue potache et adolescente d’un des&nbsp; plus juvéniles et <em>geek </em>auteurs américains encore vivants à 76 ans. La nouveauté, ici, étant qu’il s’applique à mettre à jour les problématiques d’un prédécesseur, soit celle, Orwellienne, du panoptisme et du contrôle social, en accord avec les développements plus récents qu’elle a connu dans l’éclatement de la bulle Internet et les attentats du 11 septembre, au tournant du millénaire.</p> <p>&nbsp;</p> <p>«What is perhaps [the most] important, to a working prophet, is to see deeper than most of us in the human soul. [And] the internet [...] promises social control on a scale [...] quaint old 20<sup>th</sup>-century tyrants with their goofy moustaches could only dream about», avançait-il dans <em>The Road to 1984</em>, déjà comme manière de rappeler comment les nouvelles technologies de communication se contentaient peut-être de reconduire un vieux principe du <em>doublespeak</em>: «La liberté, c’est l’esclavage». Publié en 2013, mais diégétiquement situé entre le printemps et l’automne 2001 (deux ans avant la parution de l’essai sur Orwell), Pynchon prête alors à celui de ses personnages (Ernie Tarnow, qui est le père de l’héroïne du roman, Maxine Tarnow, une détective spécialisée dans les affaires de fraude, et ici aspirée dans une affaire de détournements de fonds impliquant la Grande Toile) qui se plie le mieux à une fonction de porte-voix à l’indignation pynchonienne, les paroles oraculaires suivantes:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Call it freedom, [Internet]’s based on control. Everybody connected together, impossible anybody should get lost, ever again. Take the next step, connect it to these cell phones, you’ve got a total Web of surveillance, inescapable. You remember the comics in the <em>Daily News</em>? Dick Tracy’s wrist radio? it’ll be everywhere, the rube’s all be begging to wear one, handcuffs of the future. Terrific. What they dream about at the Pentagon, worldwide martial law. (<em>Bleeding Edge,</em> p. 420).</p> </blockquote> <p align="center">*</p> <p>Ne serait-ce que pour son absence d’équivoque, ce genre de charge a de quoi étonner. En 2003, dans son essai, Thomas Pynchon qualifiait l’écrivain de «prophète au travail» —&nbsp;<em>working prophet</em>, et le fait qu’il l’ait fait dans le contexte d’un hommage à Orwell invite à le prendre au sérieux, d’autant plus qu’il ne manquait pas du même coup de faire écho à Don DeLillo qui disait, dans une entrevue de 1997 (accompagnant <em>Underworld</em>) et sur un ton plus péremptoire: «Novelists don’t follow, novelists lead. [...] [I]t’s our task to create a climate, to create an environment, not to react to one. We as novelists have to see things before other people see them<a href="#_ftn1" name="_ftnref1" title="">[1]</a>.»</p> <p>&nbsp;</p> <p>Or, ce rôle peut-il encore être tenu? Pour tâcher de répondre à cette question, encore faut-il départager la «prophétie» susmentionnée de la simple prédiction. La prophétie, au contraire de la prédiction, se soucie moins de détails que de viser au cœur du problème, détecté par l’écrivain à son état germinatoire de «premier jets d’un futur épouvantable»&nbsp;(ou de <em>first drafts of a terrible future</em>, comme le dit Pynchon dans son essai). Aussi, reconnaître en Orwell un prophète ne proviendrait pas du genre d’assimilation qui tendrait à rapprocher, par exemple, des «télécrans» que hantent la figure moustachue et le regard omniprésent de Big Brother dans <em>1984</em> aux écrans plasma bidirectionnels d’aujourd’hui (par ailleurs dotés d’une caméra et d’un micro, dont on ignore si, en les fermant, ils ne se contentent pas de ne dormir que d’un œil, pour ainsi dire). Le prophétisme d’Orwell serait plutôt à entendre en ceci qu’il aurait su reconnaître très tôt le maintien d’une sorte de «volonté persistante&nbsp;au fascisme»&nbsp;(<em>will to fascism</em>), lequel (sans que la victoire des forces de l’Axe y change quoi que ce soit), n’aurait même pas atteint aujourd’hui son plein potentiel. Les plus récentes avancées de la technologie ne seraient alors que les derniers avatars de cette expansion, de même que l’agent de ses dernières mutations, dont la tendance irait toujours progressant vers une forme de soumission consentie, «démocratique» et facile à utiliser. Au reste, rappelle Pynchon au lecteur oublieux (et bien que cette théorie soit maintenant contestée), le World Wide Web a d’abord été conçu par (et pour servir) le complexe militaro-industriel.</p> <p align="center">*</p> <p>Reste qu’il est difficile d’évaluer, pour des raisons évidentes, dans les œuvres de l’extrême contemporain cette dimension possiblement prophétique, le temps de la réception étant trop proche pour confirmer ou infirmer, ou simplement identifier, ce qui y aurait été anticipé. Mais je ne pense pas moins que la vitesse avec laquelle le «futur» —&nbsp;spécialement du côté des technologies de communication —&nbsp;semble faire irruption dans notre présent, avec ses nouveaux outils et ses nouveaux paradigmes, rend particulièrement difficile de prétendre à une telle posture — cette accélération se révélant telle qu’elle ne peut plus tant inspirer les prognostics imaginatifs de l’écrivain de fiction qu’être tout simplement <em>constatée</em> autour de nous, comme dans les œuvres d’écrivains que leurs temps pouvaient encore accorder le luxe de la prescience. &nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>Comme dans l’exemple de l’extrait plus haut cité, Pynchon, qui a installé les événements de <em>Bleeding Edge </em>dans un passé récent, ne semble plus pouvoir faire autrement que <em>mettre en scène </em>un discours qu’on pourrait qualifier de prophétique, mais trompeur, en ceci qu’il demeure reporté dans un moment du passé, peut-être le dernier moment du passé où cela était encore possible. Car dans le présent de sa lecture, il ne peut être reçu que comme un constat déguisé sur&nbsp;la montée en flèche de la cybersurveillance et son potentiel totalitaire. Libre au lecteur d’en mesurer, d’en apprécier ou contester la «justesse» ensuite; chose certaine, les éléments de confirmation ou d’infirmation sont à sa portée, aussi certaines que son prochain iPhone ne s’activera pas («handcuffs of the future») s’il ne reconnaît pas ses empreintes digitales. Dès lors, si on lie cette prédiction Orwellienne au commentaire que Pynchon même a fait de <em>1984</em> (lecture portée de bout en bout sur le constat de la croissante actualité de ce roman), il semble que ce romancier ne se présente pas tant comme un «prophète au travail» qu’un «fact-checker» qui, après contre-vérification, serait appelé à constater tout simplement la qualité prophétique des œuvres qui ont précédé la sienne, comme si l’heure, entre les romans d’anticipation du passé et l’état actuel (accélérant) du présent, était venue de régler des comptes, non sans une certaine urgence.</p> <p>&nbsp;</p> <p>Certes, il est évident que dans cette <em>Thomas-Pynchon Land</em> dont l’étendue historique n’a de cesse de s’accroître&nbsp;de livre en livre (de l’établissement de la ligne Mason &amp; Dixon de <em>Mason &amp; Dixon </em>(1997), au far-west virtuel du World Wide Web avec <em>Bleeding Edge</em> (1948-1984-2001-2003-2013)), on ne cessera de voir émerger certaines «contreforces» soucieuses de préserver les dimensions de l’expérience à distance de la rapacité des intérêts politiques et privés, en se créant, par exemple, des réseaux alternatifs de communication, comme le système postal W.A.S.T.E. de <em>Crying of Lot 49</em>, ou le «Dark Web» évoqué dans <em>Bleeding Edge</em> aujourd’hui («Dark Web»&nbsp;qui, aux dernières nouvelles, a fait scandale en laissant découvrir un site par lequel il était possible de se faire livrer de la drogue comme on se ferait livrer un livre de chez Amazon à prix coupé ou des pizzas de chez <em>Domino’s Pizza</em> prédécoupées elles aussi<a href="#_ftn2" name="_ftnref2" title="">[2]</a>). Comme il est évident que dans cette lande Techno-Pynchonienne, nous serons encore exposés à voir se manifester l’inexpliqué sous la forme de revenants, d’ectoplasmes ou de zombies contreculturels bien parés à s’immiscer dans le <em>meatspace </em>de la réalité quotidienne, ne serait-ce qu’à titre de troublantes hallucinations, ou d’avatars irrepérables issus du monde de <em>Second Life</em>. Mais s’agit-il là vraiment de <em>prophéties </em>au sens strict, ou des divagations linéamenteuses d’un auteur qui, malgré son obsession des savoirs, cache de sa propre ironie son effort à imaginer encore, dans le monde de sciences dures qui l’obsède, le plus improbable, fabulé des mariages avec le monde du spirituel? Quoi qu’il en soit, il semblerait dès aujourd’hui qu’on puisse s’attendre à ce que le rôle de contre-vérificateur de ce que leurs prédécesseurs <em>auront su voir </em>de notre présent ou de notre passé récent (ce dont la littérature ne manque pas) fusse appelé, de plus en plus, à obséder les écrivains.</p> <div><br clear="all" /><br /> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn1"> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1" title="">[1]</a> Maria Moss, «&nbsp;Writing as a deeper form of concentration&nbsp;», <em>Sources</em>, printemps 1999, p. 88. C’est aussi un propos qui est dans un essai de Pierre Bayard <em>Demain est écrit</em> (2005, coll. «Paradoxes», Paris&nbsp;: éd. de Minuit), en se limitant toutefois à l’anticipation de drames personnels à venir dans la vie d’une poignée d’auteurs.</p> </div> <div id="ftn2"> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2" title="">[2]</a> <a href="http://www.theguardian.com/society/2013/oct/06/dark-net-drugs" title="http://www.theguardian.com/society/2013/oct/06/dark-net-drugs">http://www.theguardian.com/society/2013/oct/06/dark-net-drugs</a></p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/lere-du-constat#comments Amérique Art et politique Culture Geek Cyberespace États-Unis d'Amérique Internet PYNCHON, Thomas Roman Wed, 30 Oct 2013 22:34:32 +0000 Jean-Philippe Gravel 796 at http://salondouble.contemporain.info Combattre le cliché par le cliché http://salondouble.contemporain.info/lecture/combattre-le-cliche-par-le-cliche <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/ferland-pierre-paul">Ferland, Pierre-Paul</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/hollywood">Hollywood</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;">Au moment d’écrire ces lignes, une chaîne de télévision d’information en continu diffuse des images de la guerre civile syrienne entre deux capsules sur le lock-out de la Ligue nationale de hockey. Cet exemple parmi tant d’autres de la médiatisation superficielle de graves conflits armés autour du monde illustre l’apathie des sociétés industrialisées face à la douleur d’autrui. En faisant du confliet serbo-croate du début des années 1990 la toile de fond de son deuxième roman, <em>Hollywood </em>(2012), Marc Séguin cherche hors de tout doute à attirer l’attention de ses concitoyens occidentaux sur ce climat éhonté qui perdure.</p> <p style="text-align: justify;"><em>Hollywood</em> relate la rencontre d’un personnage-narrateur avec Branka Svetidvra, une survivante croate du conflit à Sarajevo, de qui il tombe amoureux. Le 24 décembre 2009, à la veille de son accouchement, Branka meurt d’une balle dans la nuque tirée au hasard dans les rues de Jersey City. Au même moment, le suicide en orbite du cosmonaute Stanislas Konchenko, ancien ami de cœur de Branka et ami d’enfance du narrateur, attire l’attention des médias du monde entier. Le narrateur secourt son bébé en éventrant la mourante puis erre dans les rues de New York où il se saoule pour enfin aboutir chez un couple qui lui redonnera peut-être goût à la vie. La narration se concentre surtout sur le récit du périple nocturne du narrateur sans nom et des analepses fréquentes expliquent ses réflexions.</p> <p style="text-align: justify;">Malgré cette trame relativement claire, la désignation générique «roman» que fournit l’éditeur me semble équivoque. Avec ses nombreuses digressions, <em>Hollywood </em>s’apparente davantage à l’essai philosophique, voire à un récit en prose poétique, qu’à une fiction narrative. La prose de Séguin se laisse régulièrement dériver en des associations purement langagières qui traduisent davantage les errements d’une pensée qu’un quelconque développement diégétique. Afin d’illustrer mon point de vue, je fournis ici une longue citation du roman qui illustre à merveille le processus discursif anarchique du narrateur&nbsp;:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">J’aurais voulu récolter les trophées de la guerre sans avoir à tuer. Sans perdre quelqu’un que j’aime. Les honneurs sans les périls. Je me suis persuadé que nous étions des milliards à manquer cruellement d’insistance. Tout est connu d’avance, comme la trajectoire d'une planète qui tourne sur elle-même et qui se répète.</p> <p style="text-align: justify;">Il y a pourtant un centre dont on s’éloigne de plus en plus. On va finir par l’oublier à force d’élargir l’espace avec des nouveaux télescopes toujours plus performants. L’épicentre absolu et invisible est une force gravitationnelle. On sait quand on s’en approche: les doutes se dissipent une fraction de seconde, il n’y a plus quarante chemins. Et pour une majorité parmi nous, c’est souvent la maladie, une naissance, le désir d’un homme ou d’une femme, une peine d’amour brûlante, le temps qui s’effrite comme du ciment, des craques sur la peau, ou la mort d’un proche. Ou un baiser sur une banquette. La programmation est triste. Les autres pages du calendrier émotif ne sont pas très originales. Des reprises. Aussi régulières que les comètes&nbsp;(73-74).<br />&nbsp;</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Ces phrases souvent nominales transgressent systématiquement le code syntaxique et leur cohérence repose sur une logique associative chaotique. À travers ces libres enchaînements −pour ne pas dire ces coq-à-l’âne− et ce chevauchement des métaphores spatiales et scientifiques, on saisit néanmoins le cœur de la réflexion existentielle que le narrateur met en relief: <em>Hollywood </em>propose une quête de la transcendance, de l’authentique au delà du quotidien trivial du monde contemporain, bref une recherche du sacré dans un monde irrémédiablement désacralisé ayant perdu contact avec certaines expériences fondamentales telles que la vie, la mort et l’amour. Autrement dit, comme dans son roman précédent, <em>La foi du braconnier</em> (2010), qui portait sur les tribulations d’un braconnier moitié mohawk en quête d’absolu, ou dans ses œuvres picturales dans lesquelles il peint des personnalités médiatiques avec des cendres humaines, Séguin évoque l’hégémonie du profane sur le sacré. La mort de Branka et, dans un tout autre registre, le suicide hypermédiatisé de l’astronaute, illustrent à leur façon le désespoir du narrateur.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>La faute à l’Amérique</strong></p> <p style="text-align: justify;">Au-delà de l’histoire d’amour entre Branka et le narrateur, <em>Hollywood</em>, comme l’évoque son titre, se concentre avant tout à faire le procès de l’Amérique contemporaine. Le narrateur explique justement qu’il vit des émotions «loin du feutre d’Hollywood. Loin de la rédemption et des effets spéciaux. À l’écart de cette polarisation simpliste qui tente d’expliquer ce que nous ne sommes pas» (143). L’Amérique profane que décrit le narrateur semble dégénérer dans une perte totale de sens, laissant l’individu asservi à la surconsommation, aveuglé par&nbsp; «l’illusion du bonheur» (82) et se prosternant devant une science erronée. Le décès de Branka à Jersey City ne semble dès lors pas innocent: le narrateur mentionne d’une part que «Jersey City est la ville la plus meurtrière de l’Est américain. Normal que les balles s’y promènent sans but» (20). D’autre part, il est difficile, de nos jours, de ne pas associer cette ville à la minable téléréalité à succès <em>Jersey Shore </em>dans laquelle une bande d’écervelés envahit les côtes du New Jersey afin d’assouvir ses désirs de fornication et d’intoxication. <em>Hollywood</em>, dans cette optique, se situerait d’emblée dans l’épicentre de l’insignifiance nord-américaine. La narration semble d’ailleurs explicitement associer New York à une synecdoque de la condition américaine: «C’est à New York que le dernier homme de la terre devrait s’éteindre. Dans les États-Unis d’Amérique. Dans ce qui a été autrefois une terre de rêve et de foi en attendant que mieux se présente. Dans les souvenirs dilués d’un mensonge politique et d’idéaux lézardés» (158). Le narrateur enchaîne de telles dénonciations avec un ton tantôt moralisateur, tantôt carrément péremptoire. Celui qui prophétise «l’échec de l’Amérique» (158) souligne ainsi qu’«en Amérique, on oublie souvent le poids d’un état religieux parce que nous sommes anesthésiés par le divertissement» (28).&nbsp;Dans cet «empire qui implose» (53) les déchets sont des «débris américains» (47). Pour couronner son sermon sur le matérialisme et le vacuum existentiel américains, il indique: «La majorité d’entre nous éviteront les deux ou trois sentiments qui comptent et la seule véritable pulsion en trouvant refuge dans une consolation matérielle» (132). Certes, certaines des critiques du narrateur pourraient s’appliquer à la collectivité nord-américaine. Or, la rhétorique réactionnaire simpliste agace. <em>Hollywood </em>aurait peut-être gagné en qualité si sa critique des mœurs américaine s’était déployée selon un mode satirique, comme les romanciers américains tels que Don DeLillo (<em>White Noise</em>), Bret Easton Ellis (<em>American Psycho</em>, <em>Glamorama</em>), ou Chuck Palahniuk (<em>Fight Club</em>) l’ont proposé avec grand succès précédemment.</p> <p style="text-align: justify;">Un tel point de vue prouve néanmoins la pérennité du discours antiaméricain dans les sociétés et littératures québécoises et canadiennes. En faisant de son narrateur un Québécois, Séguin parvient néanmoins à se singulariser en incluant le Québec, par ricochet, à ce néant américain. L’argumentation du narrateur, par conséquent, ne reconduit pas les mythes de la «supériorité spirituelle et culturelle» des Canadiens français qu’on retrouvait notamment dans les textes de Jules-Paul Tardivel et de l’abbé Henri-Raymond Casgrain ou, plus récemment, dans le recueil pamphlétaire <em>Trois essais sur l’insignifiance </em>(1983) de Pierre Vadeboncoeur.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>L’amour salvateur</strong></p> <p style="text-align: justify;">La condamnation du vide existentiel américain dans <em>Hollywood </em>devient plus intéressante lorsque le narrateur <em>montre</em> comment son empêtrement dans cette société provoque sa propre néantisation au lieu de l’énoncer –c’est la règle reconnue du «<em>show, don’t tell</em>». À ce sujet, le choix de Séguin de ne pas nommer son narrateur s’impose comme davantage qu’une simple coquetterie. Il s’agit plutôt de mettre en relief comment ce narrateur, produit de l’univers profane américain, est une coquille vide, une caricature par défaut: «Je suis un homme générique. Sans brevet. Je ne vaux rien de plus pour un autre que la richesse que je peux produire» (48). Son emploi au sein d’une firme informatique nommée «Antimatière» s’avère hautement révélateur du vortex identitaire qui le définit: l’entreprise offre la possibilité à ses clients d’effacer les traces de leur présence en ligne. Cet effacement le transforme en emblème de l’homme blanc d’Amérique vivant une sorte de culpabilité face à son hégémonie sur le monde. Comme il l’indique avec peu de subtilité au début du roman, «je n’ai pas vécu de guerre. C’est le drame contemporain de l’homme blanc d’Amérique. Je suis moins crédible. Peut-être même moins libre parce que je n’ai jamais connu la contrainte» (8). Il se définit toujours, en fait, par ce qu’il n’est pas: exilé, apatride, déporté, torturé, orphelin, miséreux, sinistré, noir, victime d’un génocide tribal, etc. Comme si cette absence de souffrance lui supprimait l’accès à la plénitude. L’Amérique profane l’empêche d’accéder à la Vérité: «Je ne sais de la nature humaine que ce que les livres, la télévision ou le quotidien américain veulent bien célébrer et financer» (8).</p> <p style="text-align: justify;">Pour tout dire, son attrait pour Branka semble résider justement dans une sorte de <em>projection</em>: cette femme ayant éprouvé les pires atrocités lui permet de vivre par procuration les catastrophes qu’il aurait rêvé expérimenter. Comme il l’affirme lui-même: «J’ai beaucoup plus existé à travers elle qu’à travers moi» (14). Branka donne une vie, une tangibilité aux phénomènes violents qu’il se sent coupable de vivre à partir de supports médiatiques. N’affirme-t-il pas presque candidement que «si elle était une histoire, dans un film ou un livre, elle pourrait gagner des prix comme celles qui témoignent avec style du malheur» (8)? Cette comparaison traduit l’objectification de Branka en œuvre d’art. Le narrateur aime-t-il réellement Branka, ou plutôt l’idée d’une vie qui lui permettrait de transcender sa propre médiocrité?</p> <p style="text-align: justify;">Ceci dit, malgré ces doutes sur le bien-fondé du sentiment amoureux du narrateur, il reste que celui-ci y perçoit la source de sacré qu’il manque à son monde soi-disant anesthésié. Le narrateur base de nombreuses réflexions sur la puissance du sentiment amoureux. Si cette réflexion donne lieu à certaines phrases profondes et judicieuses −«L’amour d’un homme pour une femme, c’est aussi l’amour du temps et des traces qu’il laisse sur nos corps et ailleurs» (43)−,&nbsp;d’autres frôlent la mièvrerie: «L’impression d’être compris dans un lit vaut plus que tout l’or du monde» (43). Ou encore: «Pour l’amour, le grand, on sait tout de suite» (90). Malgré ces résultats mitigés, l’intention du narrateur reste, selon moi, de montrer le caractère potentiellement sacré de l’amour. D’ailleurs, Branka insiste sur la dimension spirituelle de sa relation au monde: «Ce qui nous définit tous, sans exception, c’est un principe de croyance… et c’est ça qui meurt quand on s’éteint. Comme le cœur est un muscle involontaire, la conscience, par défaut, doit croire aussi qu’elle est involontaire, donc dirigée à partir d’ailleurs» (60). Bien que l’analogie de Branka m’apparaît maladroite, son objectif reste de montrer que l’amour semble le seul refuge spirituel contre l’insanité du monde contemporain.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>L’astronaute suicidaire</strong></p> <p style="text-align: justify;">Malgré l’ennuyeuse tendance du narrateur à recourir aux sophismes et aux clichés pour étayer ses réflexions sur l’amour et le sacré –le couple qui le recueille s’aime «comme dans la vraie vie. Celle qu’on vit, pas celle qu’on évite en allant à la messe ou en regardant la télé» (40)…−, <em>Hollywood </em>n’échoue pas totalement en tant que système romanesque et ce en grande partie grâce à la figure récurrente de Stanislas Konchenko. Ce cosmonaute, en même temps que Branka expire, rompt son lien avec la navette spatiale volontairement, se laissant dériver en orbite en attendant que sa réserve d’oxygène s’épuise. Ayant grandi au Canada avec le narrateur, il choisit à l’adolescence de retourner en URSS mener une carrière militaire. On l’engage comme mercenaire pour l’armée serbe où il viole une jeune Branka lors d’attaques à Sarajevo. Dix ans après la guerre, Konchenko, devenu médecin, retrouve Branka à Paris par hasard où ils tombent amoureux. Reconnaissant sa victime, Konchenko s’enfuit en Russie. Désormais astronaute, il se suicide afin de «s’affranchir de son passé» (84) en demandant au narrateur de confesser son crime à Branka, ce qu’il s’apprêtait à faire avant le décès de cette dernière. Ironiquement, une intrigue aussi improbable et maniérée ressemble dangereusement à la structure d’un mauvais film hollywoodien où se multiplient les coïncidences et les invraisemblances… Par contre, la figure récurrente de Konchenko qui apparaît sur tous les écrans que le narrateur croise, elle, se voit pourvue d’un remarquable pouvoir métaphorique. Pendant son errance éthylique, le narrateur perçoit le spectacle médiatique que génère l’acte démesuré de Konchenko. En fait, on retrouve sept allusions à l’omniprésence médiatique de l’astronaute dans la narration<a href="#_edn1" name="_ednref1" title="">[1]</a>, au point où cette figure apparaît comme une obsession. Bien que le narrateur se refuse à interpréter la symbolique du geste, puisqu’il en connaît la véritable nature tragique, reste que pour un observateur extérieur, le suicide spectaculaire de Konchenko correspond à une métaphore hautement significative. L’image de l’homme en orbite autour de la terre, errant dans l’espace, vivant selon une durée limitée et déterminée, évoque à merveille la condition contemporaine que le narrateur dénonce au fil de son discours. L’astronaute à la dérive n’évoque-t-il pas le soliloque de l’insensé nietzschéen qui clamait la mort de Dieu dans <em>Le gai savoir</em>? «Qu’avons-nous fait quand nous avons détaché la chaîne qui liait cette terre au soleil?&nbsp;Où va-t-elle maintenant?&nbsp;Où allons-nous nous-mêmes?&nbsp;Loin de tous les soleils? Ne tombons-nous pas sans cesse?&nbsp;En avant, en arrière, de tous côtés? Est-il encore un en-haut, un en bas?&nbsp;N’allons-nous pas errant comme par un néant infini? (<em>Le gai savoir</em>, §125) Konchenko, en ce sens, incarne précisément une figure de l’impuissance humaine dans un contexte athée où l’individu évolue dans une perte de repères pouvant mener au repli sur de «fausses idoles» telles que le divertissement et la consommation. En une seule image mentale, Séguin livre une métaphore de tout le discours qu’il développe pendant 180 pages. On reconnait ici, peut-être, l’habileté du peintre sachant exploiter le pouvoir évocateur de l’image, bien qu’elle soit ici littéraire plutôt que matérielle.&nbsp;</p> <div> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="edn1"> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ednref1" name="_edn1" title="">[1]</a> Voir les pages 34, 40, 45, 56, 62, 68 et 84.</p> </div> </div> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/combattre-le-cliche-par-le-cliche#comments Amérique Contemporain Contestation DELILLO, Don Deuil ELLIS, Bret Easton Espace culturel Lieux communs NIETZSCHE, Friedrich PALAHNIUK, Chuck Québec SÉGUIN, Marc VADEBONCOEUR, Pierre Roman Mon, 18 Mar 2013 16:40:05 +0000 Pierre-Paul Ferland 705 at http://salondouble.contemporain.info Américains après tout http://salondouble.contemporain.info/lecture/americains-apres-tout <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/ferland-pierre-paul">Ferland, Pierre-Paul</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/quelque-part-en-am-rique">Quelque part en Amérique</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;">La littérature québécoise entretient un étrange lien de fascination et de répulsion envers les États-Unis. Qu’on lise les pamphlets contre l’émigration canadienne-française de Damase Potvin, les romans de la Révolution tranquille de Jacques Godbout ou la panoplie de <em>road novels</em> qui paraissent régulièrement depuis 20 ans, on remarque que les États-Unis y incarnent toujours une <em>projection</em>; ils correspondent à ce qu’on cherche à repousser ou à ce qu’on désire secrètement devenir. C’est pourquoi les écrivains québécois s’obstinent à associer les États-Unis à certains lieux communs censés incarner l’altérité: racisme, dévotion, néolibéralisme, armes à feu, artifices du divertissement, dépravation des mœurs couplée au puritanisme, etc. De nos jours, il est ardu de s’émanciper d’une telle tradition littéraire. La posture critique des écrivains face aux États-Unis constitue désormais un <em>horizon d’attente</em> clair et défini. En contrepartie, rares sont les romans québécois qui présentent les États-Unis comme un lieu de contreculture, de modernité, de cosmopolitisme et de démocratie<strong><a href="#1">[1]</a><a name="1a"></a></strong>.</p> <p style="text-align: justify;">Difficile, dans ces circonstances, d’aborder <em>Quelque part en Amérique</em> (2012) d’Alain Beaulieu autrement qu’à partir de la notion d’américanité qui vise, entre autres, à décrire la perception des États-Unis que transmettent les écrivains québécois. D’autant plus que le paratexte qu’a conçu l’éditeur —Druide, qui publie ici son tout premier titre— renforce apparemment ce contrat de lecture: le titre du roman évoque d’emblée l’indétermination géographique, donc l’attrait du dépaysement; attrait illustré à merveille par une photographie d’une autoroute sur la couverture. Nous sommes, hors de tout doute, dans le régime sémiotique connu de l’américanité, pour ne pas dire dans les clichés. Et la quatrième de couverture en rajoute, nous parlant d’une «épreuve accablante qui nous fera découvrir une Amérique porteuse de tous ses paradoxes». Avant même de lire une seule ligne du roman de Beaulieu, ces informations logent le texte dans une sorte de tradition abondante au Québec et au Canada où on cherche à se réconforter dans certaines différences institutionnelles et sociologiques en mettant en évidence l’altérité (souvent décadente) des États-Unis.</p> <p style="text-align: justify;">Pourtant, ces signaux paratextuels ne rendent pas justice au roman de Beaulieu. <em>Quelque part en Amérique</em> ne parle pas de l’Amérique –pas fondamentalement, en tout cas. Il s’agit d’une histoire qui se déroule aux États-Unis, sans que ce pays soit thématisé outre mesure. En fait, avec <em>Quelque part en Amérique</em>, Beaulieu renoue avec certains des thèmes de prédilection de ses quatre premiers romans: le mensonge et l’oppression du secret, la filiation rompue ou encore les déterminismes du lieu d’origine sur le développement de la personne. Ces thèmes m’apparaissent beaucoup plus féconds que la «piste américaine» afin d’apprécier ce roman à sa juste valeur.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Une Amérique d’Américains</strong></span><br />Après la naissance de son fils, Lonie quitte son Bélize natal afin de vivre le «rêve américain» comme l’a fait sa cousine avant elle. Immigrante illégale, elle débarque dans une gare avec son fils de cinq ans, Ludo. L’intervention d’un bon samaritain, Nick Delwigan, lui permet d’éviter <em>in extremis</em> le réseau de traite de femmes auquel elle était destinée. Lonie se terre alors chez la sœur de Nick, Maureen, mariée à un riche prédicateur, et elle y effectue des travaux domestiques. L’arrivée de cette femme et de son enfant dans la vie conjugale de Maureen et Bill fait resurgir tous les problèmes refoulés du couple jusqu’à ce qu’un drame d’une incroyable cruauté vienne enlever Ludo à sa mère. Après ces événements narrés à la première personne par Lonie, la deuxième partie du roman traite de l’évolution du destin de Ludo et Lonie suivant des narrations polyphoniques dans lesquelles chaque personnage donne sa version des événements.</p> <p style="text-align: justify;">À première vue, on voit bien comment une telle histoire ouvre la porte à la critique sociale. Le statut de Lonie permettrait certes à un romancier moralisateur d’aborder les politiques acharnées et inhumaines des États-Unis sur l’immigration illégale. Le statut de Bill, époux de Maureen et dévot richissime, ne rappelle-t-il pas d’emblée ces personnages rongés par leurs délire religieux ou idéologiques qu’on retrouve dans <em>Il n’y a plus d’Amérique</em> (2002) de Louis Caron? Ne peut-on pas voir dans cette famille dysfonctionnelle le reflet d’une quelconque Amérique «en perte de repères» ou «en déclin cauchemardesque»? Toute la prouesse d’Alain Beaulieu réside précisément dans ce <em>refus </em>de céder à la tentation du microcosme et de la métonymie. Ses personnages, aussi stéréotypés puissent-ils sembler, prennent une épaisseur inattendue en vertu de leur psychologie nuancée.</p> <p style="text-align: justify;">L’Amérique de Beaulieu s’efface derrière ses personnages. Si certains peuvent justement voir dans l’indétermination géographique du titre et dans l’obsession de Beaulieu à ne jamais donner de toponymie claire à son histoire un vœu de&nbsp;«continentaliser» son roman, j’y vois plutôt, au contraire, un refus de thématiser à tout prix l’espace américain. Sans oublier, plus pragmatiquement, que la narratrice analphabète ne devrait guère se soucier de savoir si elle se trouve à Dallas ou à Albuquerque puisque, pour elle, «l’Amérique» est bel et bien encore un bloc monolithique: «J’ai rêvé de ce pays si longtemps qu’une fois là je ne savais plus comment le prendre» (67). Or, contrairement par exemple à l’avatar de Sergio Kokis dans <em>Le pavillon des miroirs</em> (1995), Lonie n’exerce pas de critique acerbe du mode de vie consumériste et superficiel des Américains. Au contact de Maureen, qui a pourtant tous les attributs de l’«épouse trophée» oisive dont les petits tracas émotifs pâlissent en comparaison de la pauvreté et de la souffrance que Lonie a vécues toute sa vie, elle demeure compréhensive, voire fascinée:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">J’ai découvert avec une certaine stupéfaction que cette femme, qui était née et avait grandi dans le pays le plus riche du monde, qui n’avait manqué de rien et qui vivait maintenant dans un palace sans jamais se soucier de savoir si elle allait un jour manquer d’argent pour se nourrir ou se loger, que cette femme pour qui la vie avait tenu les promesses les plus audacieuses, était au bord de la dépression. Cela m’a incitée à en prendre soin par de petites attentions qu’elle a sans doute fini par associer à des marques d’amitié (77).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">La complicité entre les deux femmes se développe alors que Maureen l’emmène faire une virée à la plage. Lorsque Maureen joue avec Ludo, Lonie dit:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Cette femme qui n’avait pas eu d’enfant prenait sa revanche avec le mien, et j’étais heureuse de lui offrir ce cadeau que tout son argent n’aurait pas pu lui procurer. […] Nous nous rendions du bonheur chacune à notre façon […] (89).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Pour utiliser l’expression consacrée, on voit bien que Maureen vit «les malheurs des gens sans soucis». Pourtant, la narratrice n’exprime pas de mépris ou de rancœur à son endroit, mais plutôt de la surprise et, plus loin, de l’empathie. Le décalage entre l’extrême richesse et l’extrême pauvreté n’est pas perçu comme le reflet d’une quelconque lutte des classes. Beaulieu, autrement dit, traite ses personnages américains avec la même affection qu’il traite le personnage de Lonie. Il s’agit d’un contraste net avec, par exemple, les personnages de <em>Les derniers jours de Smokey Nelson</em> (2010) que la romancière Catherine Mavrikakis aborde, selon moi, avec un certain degré de condescendance. Dans <em>Les derniers jours de Smokey Nelson</em>, le personnage dévot de Ray Ryan entend la voix de Dieu lui-même en narration à la seconde personne. Malgré la gravité de ce que vit Ryan, le deuil de sa fille, le portrait caricatural qu’en dresse la romancière le rend antipathique et invraisemblable. Mavrikakis relate notamment une partie de chasse entre le père et la fille où celle-ci s’illustre au tir: «Elle maniait ces engins puissants avec une dextérité qui <em>vous faisait rire tous les deux</em>» (79, je souligne). Plus loin, Dieu sanctifie la croisade du fils de Ray qui joint une milice apparentée au Ku-Lux Klan en énumérant les «tares» de l’Amérique. Je me permets de citer cette longue énumération, tant elle me semble représentative, précisément par l’effet hyperbolique qu’elle transmet, de la réduction du personnage dévot en stéréotype du Républicain honni:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Les enfants assassinés lâchement dans le sein de leur mère, […], la terreur exercée par les hommes noirs à l’intérieur du pays, […], le viol perpétuel des frontières du territoire par des étrangers de toutes espèces, le complot permanent contre les hommes blancs, l’hystérie féministe des créatures hommasses, […], l’excitation frénétique des sodomites qui entachent à jamais l’idée même du mariage, le retour du communisme et du socialisme abjects […], l’étouffement progressif du pouvoir d’achat des travailleurs honnêtes menés systématiquement par un gouvernement cynique, le non-respect du drapeau des États-Unis […], l’insolence des jeunes envers les patriarches, les aînés, la désertion des églises, l’esprit scientifique qui s’empare de tout et qui croit mettre à mal le mystère divin, la télévision blasphématrice et l’Internet vénéneux […] tout cela met Tom hors de lui et le force à prendre les armes (92).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Voilà ce qu’on pourrait nommer un condensé idéologique! En contrepartie, Bill, ce prédicateur amoureux de la prière mais atterré par la stérilité de sa femme que nous présente Beaulieu, contourne le stéréotype du Républicain, puisque le récit aborde le personnage à travers son rôle de mari. L’histoire que le romancier raconte supplante le procès moral.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Une écriture effacée?</strong></span><br />Beaulieu ne sacrifie pas uniquement son portrait de l’espace américain au bon fonctionnement du drame psychologique. La langue de <em>Quelque part en Amérique</em> semble transparente. Chantal Richard mentionne que, au Québec, le choix du romancier qui situe son texte aux États-Unis de transcrire la langue anglaise dans un registre unilingue ou plurilingue dépasse la simple question de la lisibilité ou du réalisme<strong><a href="#2">[2]</a><a name="2a"></a></strong>. Ce choix, compte tenu de la tension historique au Québec en regard de l’anglais, serait révélateur d’une «position idéologique» ou d’une «tendance psychosociale» (2000: 232). Certes, comme les narrateurs anglophones de <em>Quelque part en Amérique</em> relatent leur propre histoire, un souci de réalisme aurait carrément poussé Beaulieu à rédiger son roman en anglais. Pourtant, l’absence d’un locuteur francophone permet à la narration d’opérer une identité totale entre le français et l’anglais (comme si nous regardions un film doublé<strong><a href="#3">[3]</a><a name="3a"></a></strong>). Beaulieu ne problématise pas le plurilinguisme nord-américain. Autrement dit, si, comme le propose Richard, toute insertion de l’anglais dans un roman québécois suppose une prise de position linguistique, on peut affirmer que l’homogénéité linguistique de Beaulieu, même si motivée par un souci de cohérence esthétique, récuse l’altérité américaine. Ce qu’il faut retenir, dans ce cas, c’est justement l’envers de cette altérité, c’est-à-dire la stricte humanité de ces personnages en dépit de leur éloignement géographique et culturel du Québec.</p> <p style="text-align: justify;">Dans un même ordre d’idées, bien que la parole soit un phénomène apparemment crucial pour mettre en valeur la polyphonie d’un texte littéraire, Beaulieu choisit, au contraire, de supprimer à peu près tous les effets de style relatifs au phénomène de la voix, hormis la polyphonie –qui constitue d’ailleurs, selon moi, une faiblesse du roman: la narration à la troisième personne aurait peut-être davantage convenu à l’histoire de Lonie et Ludo. Certes, parfois Lonie nous rappelle certains décalages culturels –elle ignore notamment le concept de «pension alimentaire» (91)– mais ces marques de la tangibilité du narrateur sont éparses. La subjectivité de la voix s’éclipse, comme l’hétérolinguisme, au profit de la progression de l’histoire et de l’émotion. Le dépouillement linguistique (tant de la langue que de la parole) donne une apparence d’absence esthétique relativement rare en littérature contemporaine (qui n’est, bien sûr, qu’une illusion, puisque l’effacement de la langue exige paradoxalement un travail important). À l’ère des narrateurs non-fiables et des focalisations fragmentées, le classicisme de Beaulieu apparaît presque transgressif. Il s’agit d’une évolution nette dans l’œuvre de Beaulieu, qui avait habitué ses lecteurs à certaines prouesses métafictionnelles dans <em>Le Fils perdu</em> (1999) et <em>Le Joueur de quilles</em> (2004), voire à une sorte de transfictionnalité carnavalesque dans <em>La Cadillac blanche de Bernard Pivot </em>(2006), où l’auteur imaginait un colloque réunissant tous ses écrivains favoris.</p> <p style="text-align: justify;">Cette limpidité, ce dépouillement qui provoque une sorte de dénationalisation du texte, manque cependant parfois de cohérence. À trois occasions, la narration commet quelques fautes tant sur le plan de l’esthétique telle que je l’ai présentée précédemment que sur le plan du réalisme. Ironiquement peut-être, ces failles surviennent quand Beaulieu cherche à lier son texte à la tradition de l’américanité. Lors de leur virée, Maureen s’empresse de comparer Lonie à «son» Neal Cassady (84) tout en prenant soin de résumer <em>Sur la route</em>, qu’elle a lu au collège, à la narratrice. La justification fictionnelle de l’intertexte kerouacien paraît tirée par les cheveux… Plus loin, toujours en route, Lonie remarque: «Nous avons traversé sans les voir des villes aux noms francophones, ce qui témoignait de la présence passée des Français dans cette partie de l’Amérique» (102). Ludo, devenu adulte, va quant à lui être ravi de savoir que sa copine «avait même appris des rudiments de français pour pouvoir lire des textes qui se référaient à la période où l’Amérique avait été foulée et défrichée par des explorateurs de l’Hexagone» (144). Ces références à la présence francophone en Amérique du Nord sonnent faux. Du point de vue de l’histoire, pourquoi Lonie et Ludo s’intéresseraient-ils à ce fait anthropologique? On croirait que le romancier a tenté artificiellement de saupoudrer quelques leitmotive de l’américanité, Jack Kerouac en tête de liste, pour s’insérer dans la tradition de <em>Volkswagen Blues</em> (1984) de Jacques Poulin et <em>Petit homme Tornade</em> (1996) de Roch Carrier, entre autres. Déjà dans son premier roman, <em>Fou-Bar</em> (1997), Beaulieu avait inséré une telle digression «américaine» qui fracturait l’illusion référentielle. Harold Lubie, criminel en cavale à la recherche de sa copine dans le Maine, scandait son américanité dans une étrange parenthèse:&nbsp;«Je considère l’Amérique, nourrice de mes ancêtres, les Rouges autant que les Blancs, comme ma première mère» (1997: 121).</p> <p style="text-align: justify;">Qu’on les considère comme des maladresses ou non, ces digressions narratives illustrent à merveille le lien intime qui existe dans la littérature québécoise entre l’Amérique et l’identité. <em>Quelque part en Amérique</em> ne montre-t-il pas, par ces petites fissures desquelles émerge un discours clair sur l’américanité, qu’on a beau chasser le naturel, il reviendra au galop? Mobiliser l’imaginaire américain, dans le roman québécois, suppose toujours une prise de position identitaire et <em>Quelque part en Amérique</em> nous en fait la preuve. Dans ce cas-ci, les allusions à la composante francophone de l’Amérique révèlent ce que le refus de la métonymie à fins critiques nous montrait déjà: ce «quelque part» en Amérique, ça pourrait aussi être chez nous.<br />&nbsp;</p> <hr /> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span><br />Beaulieu, Alain. <em>Quelque part en Amérique</em>. Montréal, Druide (Coll. Écarts), 2012.<br />Beaulieu, Alain. <em>Le postier Passila</em>. Montréal, Actes Sud, 2010.<br />Beaulieu, Alain. <em>La cadillac blanche de Bernard Pivot</em>. Montréal, Québec Amérique (Coll. Mains libres), 2006.<br />Beaulieu, Alain. <em>Le joueur de quilles</em>. Montréal, Québec Amérique, 2004.<br />Beaulieu, Alain. <em>Le fils perdu</em>. Montréal, Québec Amérique, 1999.<br />Beaulieu, Alain. <em>Le dernier lit</em>. Montréal, Québec Amérique, 1998.<br />Beaulieu, Alain. <em>Fou-Bar</em>. Montréal, Québec Amérique, 1997.<br />Caron, Louis. <em>Il n’y a plus d’Amérique</em>. Montréal, Boréal, 2002.<br />Carrier, Roch. <em>Petit homme tornade</em>. Montréal, Alain Stanké, 1996.<br />Godbout, Jacques. <em>Une histoire américaine</em>. Paris, Seuil, 1986.<br />Kokis, Sergio. <em>Le pavillon des miroirs</em>. Montréal, XYZ, 1995.<br />Larue, Monique. <em>Copies conformes</em>. Montréal, Lacombe, 1989.<br />Mavrikakis, Catherine. <em>Les derniers jours de Smokey Nelson</em>. Montréal, Héliotrope, 2011.<br />Poulin, Jacques.<em> Volkswagen Blues</em>. Montréal, Babel/Actes Sud, 1984.<br />Richard, Chantal. «Le problème du locuteur anglophone dans le roman québécois se déroulant aux États-Unis: du métissage à l’assimilation», dans Robert Viau [dir.], <em>La création littéraire dans le contexte de l’exiguïté</em>, Beauport (Québec), Publications MNH (Écrits de la francité, n°&nbsp;4), 2000, p. 231-252.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#1a"><strong>[1]</strong></a><a name="1"></a> Même un roman comme <em>Chercher le vent</em> (2001) de Guillaume Vigneault. qui présente les États-Unis de manière plus positive, prend la peine de relater un épisode où le faste new-yorkais corrompt le personnage principal.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#2a"><strong>[2]</strong></a><a name="2"></a> Par exemple, <em>Une histoire américaine </em>(1986) de Jacques Godbout tend à traduire immédiatement en français les dialogues se déroulant en anglais alors que <em>Copies conformes </em>(1989) de Monique Larue transcrit les dialogues dans leur langue intégrale.</p> <p style="text-align: justify;"><strong><a href="#3a">[3]</a><a name="3"></a></strong> Une seule scène du roman exploite les marques transcodiques. Lors de leur virée, Maureen et Léonie utilisent la carte de crédit de Bill pour payer leurs achats et elles rient du jeu de mots&nbsp;«<em>Bill with a bill</em>» (89).</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/americains-apres-tout#comments Amérique BEAULIEU, Alain Canada Conscience linguistique Déplacements Espace culturel États-Unis d'Amérique Exil GODBOUT, Jacques KEROUAC, JACK KOKIS, Sergio Lieux communs Polyphonie RICHARD, Chantal Roman Tue, 08 Jan 2013 15:02:57 +0000 Pierre-Paul Ferland 656 at http://salondouble.contemporain.info Roadkill http://salondouble.contemporain.info/lecture/roadkill <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/ferland-pierre-paul">Ferland, Pierre-Paul</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-foi-du-braconnier">La foi du braconnier</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>L’œuvre picturale de l’artiste Marc Séguin jouit d’une renommée internationale. Sa dernière exposition, tenue au printemps 2011 et intitulée <em>Failures</em>, met en relief certains échecs sociaux dus à des dérives idéologiques. On remarque des tableaux où le peintre met au service le charbon, du goudron, des plumes et des cendres humaines pour créer de fortes nuances en noir et blanc de figures connotées telles que Jean-Paul II, Lee Harvey Oswald, l’industriel russe Roman Abramovitch, des généraux nazis, Julian Assange, etc.<a href="#_edn1" name="_ednref" title="">[1]</a></p> <p>La symbolique de la cendre humaine saute aux yeux: l’art transcende la vie et donne accès à l’immortalité. Elle illustre aussi, dans bien des cas, la souffrance humaine (voire la mort) qui se cache derrière ces figures médiatiques. D’autres tableaux de Séguin, comme la série ironiquement intitulée <em>I love America and America loves me</em> (2008), mettent en évidence des animaux agonisants. Tenant compte de cet imaginaire pictural, il ne sera pas surprenant que le premier roman de l’artiste, <em>La foi du braconnier</em>, publié en 2009, aborde des thématiques semblables: les grandes célébrités mondiales en tant que métonymies d’une idéologie, l’esthétique de la chasse, le dépassement (et l’obsession) de la mort.</p> <p>Lauréat du prix littéraire des collégiens en 2010, <em>La foi du braconnier</em> de Marc Séguin relate l’odyssée routière du chasseur à moitié Mohawk Mark S. Morris qui parcourt l’Amérique en quête d’absolu. Au fil de cette errance, les dilemmes qui hantent le narrateur surgissent: hésitations entre spiritualités chrétienne ou autochtone; entre la liberté du braconnage, réminiscence du mode de vie ancestral du mythique coureur des bois, ou la civilisation <em>à l’occidentale</em>; enfin, fondamentalement, entre la vie et la mort. L’Amérique s’impose alors comme le décor où se jouent ces contradictions. Les frontières du «<em>land of the free</em>» des États-Unis affrontent celles de Kanesatake ou du Canada francophone.</p> <p>Je propose donc de retracer le processus identitaire du personnage qui rejette tour à tour le mode de vie à l’américaine et la religion catholique pour aboutir dans une sorte de néant identitaire dont la fuite constitue la seule issue. Même si <em>La foi du braconnier </em>comporte plusieurs maladresses –abondance de stéréotypes sexuels, structure narrative et prolepses inutilement complexes, personnage-narrateur atteint d’un complexe de Superman, vision manichéenne des communautés américaines−, imputables peut-être à l’inexpérience du romancier ou à la mode des «romans de quête masculins<a href="#_edn2" name="_ednref" title="">[2]</a>» qui se développe dans les années 2000, il n’en demeure pas moins que le roman<em> </em>illustre un malaise manifeste à l’égard des identifications nationales traditionnelles et un rapport de connivence envers la culture de masse américaine propre aux romans québécois contemporains.</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Le rêve américain</strong></span></p> <p>Le symbole le plus remarquable de l’aliénation est, pour Morris, le &nbsp;«mode de vie américain», dans tout ce qu’il comporte de conventionnel: travail-famille-patrie, banlieue, consommation, etc. Morris décrit cette réalité avec une série de métaphores qui érige une construction poétique en surcharge adjectivale, puis nominale: «L’homme <strong>blanc</strong> <em>occidental</em> <u>américain</u> ne migre plus depuis des siècles. Il a trouvé assez de <strong>nourriture</strong>, de <em>sécurité</em>, de <u>confort</u> et de <strong><u>femelles</u></strong> sur ce continent» (p.133, je souligne). Il s’attarde à décrire ce mode de vie honni principalement lors d’une bifurcation au Michigan. Il évite Détroit, «la ville la plus violente de l’Amérique blanche» (p.75), d’où émerge le rappeur controversé Eminem, pour se diriger vers la banlieue bien-pensante et cossue de Ann Arbor. Il décrit Ann Arbor avec une suite de superlatifs démagogiques et de métaphores renforçant son appartenance à l’utopie de la sécurité et du bien-être de l’élite blanche capitaliste: «cette petite ville vit à l’abri de la vraie vie, protégée par l’auréole de l’University of Michigan célèbre pour sa faculté de droit où seule la riche élite blanche peut se rendre et parfois quelques membres des minorités, noir ou jaune pâle, qui devront montrer patte blanche» (p.75). Le détournement de l’expression «montrer patte blanche» recèle un double-sens ironique: non seulement les étudiants issus de communautés ethniques ciblées devront-ils jouir d’un dossier disciplinaire parfait, mais ils devront se plier aux normes et conventions des Blancs. En opposition à Ann Arbor, l’allusion à Eminem, un Blanc qui emploie la forme artistique du hip hop issue des milieux afro-américains à partir de laquelle il relate son enfance difficile dans la pauvreté et la toxicomanie, crée un effet de contraste frappant entre les deux réalités. Ce rappeur qui semait la controverse dans les années 2000 incarne la rébellion que l’Amérique utopique ne peut admettre. C’est pourquoi il est impossible pour Morris de se sédentariser dans de telles circonstances, où on néglige l’Amérique «réelle» qui comprend sa multiplicité ethnique, ses crises sociales et sa violence.</p> <p>Morris est également amateur du groupe punk américain Bad Religion, qui lance en 1993 le disque <em>Recipe for hate</em>: «Musique de dissidence qui condamne et justifie une haine naissante envers l’Amérique. De l’intérieur» (p.47). Sur ce disque se retrouve le succès commercial «American Jesus», qui dénonce l’hégémonie américaine et son appropriation de la foi pour justifier ses croisades géopolitiques dans le Moyen-Orient. Morris se dit également un adepte de Nirvana, particulièrement du chanteur, Kurt Cobain, devenu une véritable idole aux États-Unis. Il évoque son suicide mystérieux comme source d’inspiration: «Cobain est mort de la plus belle des morts américaines, celle d’un complot présumé. Comme si l’empire ne pouvait se fonder autrement que sur l’assassinat de ses hommes de pouvoir qui ne meurent jamais comme le peuple. Luther King, les frères Kennedy» (p.75-76). Ce processus de mythification médiatique s’explique pour ces personnages justement en vertu de leur décès mystérieux, qui leur permet ainsi de transcender la mort. L’assassin de JFK, Lee Harvey Oswald, est d’ailleurs le sujet de plusieurs des toiles de Séguin. Cependant, ces références comprennent leur part de contradiction. Bad Religion et Kurt Cobain, tout comme Eminem, appartiennent pleinement à la culture de masse américaine exportée et mercantilisée par des multinationales du divertissement. C’est donc par ce revirement paradoxal que Morris saisit le discours américain qui reste, fondamentalement, une révolte manufacturée par l’élite blanche. Une telle rébellion réduite à sa valeur marchande indique que l’Amérique n’obéit qu’à ses propres codes, ne laissant pas la place aux discours étrangers. D’où le malaise persistant de Morris qui ne sait plus à qui s’identifier: «Les rebelles et les undergrounds ont tous fini mainstream, sauf deux ou trois groupes de musique punk dans les sous-sols de Brooklyn. L’espoir aussi. Le nouveau continent de parking et d’asphalte m’a déçu. Je lui en veux» (p.35).</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Vatican, Inc.</strong></span></p> <p>Contre le mode de vie consumériste américain, Morris choisit la religion. Au Séminaire, il entre en contact avec un univers du savoir. Il suit des cours de théologie, étudie les Écritures, apprend le latin, la rhétorique et la philosophie. Il vit pourtant un désenchantement presque instantané au contact de la hiérarchie cléricale. Peu à peu, Morris voit la religion et l’Amérique utopique comme la même construction au service de l’idéologie du bonheur moderne héritée de Bentham. Ainsi, il soliloque sur le bonheur: «Être heureux. Par la richesse, par ses avoirs, par sa famille, son linge, sa nourriture, son corps, par ses croyances. Le septième jour, il se reposa et aspira le bonheur» (p.118). Cette paraphrase de la Genèse souligne avec ironie le lien palpable entre la religion organisée et la société industrielle qui manufacturent un mode de vie «clés en mains» aux individus. Séguin pousse le cynisme à son paroxysme en relatant une partie de chasse de Morris avec le cardinal Maastzinger, le pendant fictionnel de Joseph Aloisus Ratzinger qui deviendra en 2005 le pape Benoit XVI. Maastzinger apprend avec ces mots à Morris que les rouages de l’Église répondent à l’organisation bourgeoise de la société:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left: 2cm;">C’est en se basant sur leur propre compréhension de l’humanité que les hommes se sont créé une image de Dieu. Comme dans une entreprise, modèle admirable de croyance et de dévotion, la structure fonctionnelle de notre Dieu est constituée d’un chef, de vice-présidents, de directeurs, d’employés, d’un produit mis en marché et de gens qui achètent ce produit (p.58).</p> </blockquote> <p>Le parallèle entre la société capitaliste américaine et l’image de Dieu (et non pas seulement celle de l’organisation interne de l’Église catholique) indique le profond bouleversement de la Foi. Morris achève de consommer la fusion symbolique des deux entités avec des comparaisons qui lient la culture de masse américaine avec les autorités religieuses. Ainsi, pour Morris, Jean-Paul Il a «une aura de vedette rock» (p.47). Le narrateur associe plus loin le manichéisme de saint Augustin à la dualité que l’Amérique «entret[ient] par le cowboy et l’Indien, Superman et les méchants de la planète Krypton, l’Alliance et les forces du Mal de <em>Star Wars</em>» (p.51). De surcroît, Maastzinger «ressembl[e] à l’empereur du Mal dans <em>Star Wars</em>» (p.57). Bref, grâce à ces croisements interculturels, nous pouvons associer ces deux utopies, l’Amérique industrialisée et l’Église catholique, à de «fausses idoles» qui ne parviennent à satisfaire Morris que temporairement.</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Une œuvre de performance</strong></span></p> <p>Confronté à ces systèmes hégémoniques, Morris recourt à la fuite. L’errance révèle sa nature profonde, qu’il désigne avec un énoncé paradoxal: «J’aime la fuite. C’est le seul endroit d’où je ne fuirai pas» (p.122). Son itinéraire dessine l’expression FUCK YOU qu’il a griffonnée dans un Atlas. Son projet de crier sa révolte à travers son parcours comporte dès lors une dimension artistique, comme si le trajet de plusieurs milliers de kilomètres devenait une immense œuvre de performance qui exprime un dégoût des valeurs que le continent incarne. Mais c’est dans sa dimension psychique particulière que le voyage de Morris prend tout son sens. Son projet révèle un désir de réappropriation du territoire en fonction de la cartographie de ses ancêtres canadiens-français et autochtones. De fait, le choix des destinations où il braconnera correspond aux principaux foyers de peuplement de l’Amérique francophone, à qui Morris s’identifie. Il visite tour à tour le Manitoba, le Dakota du Nord, les États du Midwest tels que le Minnesota et l’Illinois, le Michigan, l’Ontario et le Québec, comme s’il ratissait à l’envers la carte virtuelle du peuplement de la Franco-Amérique par des immigrants canadiens-français dans la deuxième moitié du XIX<sup>e</sup> siècle et par les peuples Métis du Nord-Ouest. Il mentionne d’ailleurs explicitement sa filiation avec ces courants migratoires, son arrière grand-père ayant été chercheur d’or à Dawson, en Ontario. C’est pourquoi le choix de situer ce voyage dans ces régions s’avère hautement significatif. Pour Simon Harel, le braconnage s’accompagne inévitablement d’un désir de territorialité: «[Le braconnier] ne respecte les frontières que de manière épisodique. À chaque fois qu’il s’aventure dans un espace interdit, le braconnier reconstitue, greffe après greffe, ce que pourrait être le territoire dans son entièreté» (2005, p.127). <em>La foi du braconnier </em>réunit les lieux tributaires de ce que François Paré appelle «le fantasme d’Escanaba», qui correspondent aux «fantasmes du départ et de l’errance identitaire qui caractérisent ce vaste espace de l’Amérique migrante» (2007, p.388). Selon ce paradigme, la filiation avec la culture du Canada français, caractérisée par la mobilité géographique et surtout par l’errance dans l’immensité du continent nord-américain, referait surface dans ce texte réunissant symboliquement la communauté francophone dispersée sur le continent par le biais de l’œuvre d’art performance qu’est le FUCK YOU.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/21/Sans%20titre.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title=""><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/21/Sans%20titre.jpg" alt="102" title="" width="434" height="258" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'></span></span></p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Itinéraire de Mark S. Morris tel que décrit dans La foi du braconnier. <a href="http://maps.google.ca/maps/ms?hl=fr&amp;ie=UTF8&amp;msa=0&amp;msid=202027796056777320538.0004a394f3eda9b4b9d79&amp;z=6">Lien Google maps</a> vers toutes ses destinations.</p> </blockquote> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/21/Sans%20titre2.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title=""><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/21/Sans%20titre2.jpg" alt="103" title="" width="434" height="258" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'></span></span></p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Itinéraire de Mark S. Morris comblé hypothétiquement sur une carte routière.</p> </blockquote> <p>Le projet de Morris n’en demeure pas là. En plus de réanimer le symbole des migrations canadiennes-françaises à travers son voyage, Morris tente de se réapproprier le territoire et le mode de vie mohawk tel qu’il se l’est imaginé au contact de sa mère. Lorsqu’il termine son «U», son parcours emprunte «le pays mohawk» dans l’État de New York. Morris s’identifie à ses origines qui contestent un des mythes fondateurs de la nation américaine, la Frontière: «On a longtemps cru que les mohawks étaient cannibales, qu’ils mangeaient leurs ennemis. Mohawk veut dire: ceux qui mangent des choses animées. Comme moi. Le pays des ancêtres de ma mère n’avait pas de frontières. Du sud de l’Hudson au Saint-Laurent à Montréal»&nbsp;(p.140). En ignorant la frontière, Morris cherche à renouer avec une Amérique originelle libérée tant du fardeau européen que du folklore états-unien qu’a développé l’élite W.A.S.P. (<em>white anglo-saxon protestant</em>). Rappelons que «la frontière aurait contribué à “américaniser” le territoire, comme l’explique Louise Vigneault, et à lui insuffler un ordre significatif, suivant les grands principes civilisateurs: [démocratie, égalitarisme, individualisme]» (2007, p.282). Il s’agit donc d’une double réappropriation de l’espace à la fois autochtone et canadien-français, deux identités généralement écartées dans les discours dominants. La part autochtone semble toutefois la plus douloureuse pour le narrateur. Il se désole par exemple d’avoir perdu la trace de sa rivalité ancestrale avec les Hurons: «Au vingtième siècle, [les peuples fondateurs de l’Amérique] ont compris qu’en s’associant ils obtiendraient davantage de la colonisation blanche. Mais les colons ont tout pris. Ma terre à moi, vampirisée par l’empire. Tu me portes et j’ai honte de fouler ton sol» (p.65). La métaphore du vampirisme de l’empire américain exprime bien que le territoire autochtone, vidé de son sang, agonise. Morris qualifie d’ailleurs son titre d’autochtone de «fantôme du passé» (p.33). D’où le désir de Morris d’échapper à ce sol souillé de sang et recouvert d’asphalte. Le tableau <em>Native American Woman</em>, où une silhouette de cendres et de charbon est recouverte de plumes, indique bien l’anonymat dans lequel la culture autochtone a sombré. J’appellerais ce phénomène la «nostalgie de l’identité autochtone perdue», qui hante la quête de Mark S. Morris.</p> <p>Somme toute, Morris parviendra temporairement à se sédentariser grâce à l’amour d’une femme, Emma, rencontrée ironiquement à Ann Arbor. Seule cette union lui donne une foi quelque peu satisfaisante. La Foi se transforme en désir de prolonger sa descendance, même si ses enfants seront à jamais dépouillés légalement de leur identité autochtone. Malgré tout, on remarque une certaine amertume dans ses propos lorsqu’il indique qu’il a choisi de «s’anesthésier à coups de futur, d’espoir et de projets» (p.96). D’où, sans doute, le suicide raté qui inaugure et clôt le roman: Morris ne semble pas avoir trouvé de réponse satisfaisante à sa quête. Voilà un message éminemment pessimiste pour ceux qui désirent réfléchir à l’obsolescence programmée des repères nationaux, religieux, communautaires et ethniques traditionnels au profit de l’utopie multiculturelle que prescrit la mondialisation des marchés. Mentionnons néanmoins que <em>La foi du braconnier </em>est un des seuls romans de la route masculins contemporains à véhiculer un message aussi sombre: les «mâles en fugue» finissent généralement tous par rentrer au bercail avec l’impression renouvelée de vivre «chez soi». Conséquemment, la part autochtone de Mark S. Morris semble la seule particularité de ce personnage qui puisse expliquer un tel nihilisme.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span></p> <p>HAREL, Simon (2005), «La chasse gardée du territoire québécois. 3. Braconnages identitaires», <em>Liberté</em>, vol.47, n°1, p.110-128.</p> <p>PARÉ, François (2007), <em>Le fantasme d’Escanaba</em>, Québec, Nota Bene.</p> <p>SÉGUIN, Marc (2009), <em>La foi du braconnier</em>, Montréal, Leméac.</p> <p>VIGNEAULT, Louise (2007), «Le pionnier: acteur de la frontière», dans Gérard BOUCHARD et Bernard ANDRÈS (dir.), <em>Mythes et sociétés des Amériques</em>, Montréal, Québec/Amérique, p.275-311.</p> <div><br clear="all" /><br /> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="edn"> <p><a href="#_ednref" name="_edn1" title="">[1]</a> Les photographies des œuvres de Marc Séguin sont disponibles sur le <a href="http://www.marcseguin.com/">site Web de l’artiste</a>.</p> </div> <div id="edn"> <p><a href="#_ednref" name="_edn2" title="">[2]</a> Ces romans de la route relatent un chagrin amoureux d’un homme –toujours un intellectuel ou un artiste– qui, en filant généralement aux États-Unis ou à l’Ouest, aura diverses aventures amoureuses et fera usage de drogues diverses afin d’assumer une sorte de rébellion toute kerouacienne contre un ordre régi par la triade travail, famille, patrie. Parmi ces textes, notons <em>Carnets de naufrage </em>(2000) et <em>Chercher le vent</em> (2001) de Guillaume Vigneault, <em>Le joueur de flûte </em>(2001) de Louis Hamelin, <em>Il n’y a plus d’Amérique </em>(2002) de Louis Caron, <em>Table rase </em>(2004) de Louis Lefebvre, <em>Asphalte et vodka </em>(2005) de Michel Vézina, <em>Nevada est mort</em> (2010) d’Yves Trottier et <em>Heureux qui comme Ulysse </em>(2010) d’Alain Poissant.</p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/roadkill#comments Amérique Autochtone Braconnage Errance HAREL, Simon Identité PARÉ, François Peinture Québec Quête Religion SÉGUIN, Marc VIGNEAULT, Louise Roman Tue, 20 Nov 2012 15:11:45 +0000 Pierre-Paul Ferland 637 at http://salondouble.contemporain.info