Salon double - Sacré http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/1413/0 fr Vendre le livre sans parler de littérature. Le cas du Salon du livre de Montréal et des émissions littéraires télévisées. http://salondouble.contemporain.info/article/vendre-le-livre-sans-parler-de-litterature-le-cas-du-salon-du-livre-de-montreal-et-des <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/letendre-daniel">Letendre, Daniel</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/savoie-bernard-chloe">Savoie-Bernard, Chloé</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/hors-les-murs-perspectives-decentrees-sur-la-litterature-quebecoise-contemporaine">Hors les murs : perspectives décentrées sur la littérature québécoise contemporaine</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>L’un des lieux communs propagés par les «intellectuels» — universitaires, écrivains et autres spécialistes — est l’amenuisement de la place laissée à l’art dans la sphère publique: diminutions des subventions, disparition des formes d’expressions artistiques dans les médias de masse, etc. On expose chiffres, données, sondages pour convaincre de la véracité de ces propos qui dévoilent, en même temps qu’une insatisfaction quant au traitement public des arts, l’inquiétude de leur survivance. Si le travail des artistes est diffusé avec moins d’ampleur, en effet, ceux-ci ne sont-ils pas relégués à une certaine marge, voire à l’anonymat? Les discours entourant la littérature apparaissent, au Québec comme à l’étranger<a href="#_ftn1" name="_ftnref1" title=""><sup><sup>[1]</sup></sup></a>, métonymiques de ceux qui concernent l’art. Or pour le dire avec Dominique Viart, «[d]ans le seul univers culturel, les articles et pamphlets sur la “crise” de la littérature et son “déclin” ne datent pas d’aujourd’hui<a href="#_ftn2" name="_ftnref2" title=""><sup><sup>[2]</sup></sup></a>». Dans le même esprit que celui de ces remarques, il observe que «la fin nous accompagne depuis le commencement. Elle est notre avenir, elle est notre angoisse<a href="#_ftn3" name="_ftnref3" title=""><sup><sup>[3]</sup></sup></a>.»</p> <p>Cette angoisse naît, d’une part, de la valeur symbolique que l’on attribue à la littérature, souvent placée dans un statut d’exception. Il découle de cette quasi sacralisation la volonté d’assurer coûte que coûte la vitalité et le rayonnement maximum de la littérature et donc, aussi, une éternelle insatisfaction. D’autre part, les racines de cette angoisse se nourrirait également&nbsp; d’un paradoxe qui s’établit entre ce crépuscule de la littérature qu’on ne cesse de dénoncer et la réalité indéniable de la présence du livre dans l’espace public au Québec. Le cœur de la littérature est loin d’avoir cessé de battre, en témoignent&nbsp;le foisonnement des blogues littéraires et les multiples chroniques littéraires publiées dans tous les magazines grand public. C’est à cet écart entre discours et réalité que nous nous attacherons. Les émissions de télévision dédiées à la littérature et les Salon du livre — plus spécifiquement le Salon du livre de Montréal&nbsp; (SLM) —, parce qu’ils sont largement publicisés, se sont révélés les lieux de diffusion possédant la meilleure visibilité. En ce sens, ils constituent les objets d’études que nous privilégierons dans le cadre de cet article pour répondre à la question qui nous occupe: de quoi parle-t-on, lorsqu’on parle de «littérature québécoise»?</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Le texte en vedette(s) </strong></span></p> <p>Le Festival international de littérature de Montréal, fondé par l’Union des écrivains du Québec en 1994, a pour objectif de faire la promotion de la littérature sous la forme de spectacles et autres évènements où la matière textuelle est mis de l’avant. Le SLM se présente sous d’autres auspices puisqu’il indique, dès son nom, qu’il n’est pas dédié à la littérature, mais bien à l’objet-livre, monnaie d’échange qui permet d’accéder, après l’acquisition du livre, au littéraire. L’aspect commercial de l’évènement se révèle dès qu’on souhaite entrer dans l’enceinte de la Place Bonaventure, où il a lieu chaque année: on doit débourser le coût d’un billet pour être admis au Salon du livre. D’entrée de jeu, le ton est donné.</p> <p>Le mandat du SLM, affirme sa directrice, est de «contribuer au dynamisme du monde de l’édition<a href="#_ftn4" name="_ftnref4" title=""><sup><sup>[4]</sup></sup></a>». Présentée de cette manière, la visée de l’événement semble d’abord commerciale, le «monde de l’édition&nbsp;» étant le versant monétaire du livre. La qualité, voire le type de <em>textes</em> passe au second plan lorsque vient le temps, pour les organisateurs, de réfléchir à la composition des séances de dédicace et autres tables rondes qui sont parmi les évènements les plus populaires — c’est-à-dire générant le plus d’entrées payantes — du SLM. Les écrivains, non les textes, sont choisis pour attirer les gens. Les mots cèdent leur place aux vedettes littéraires. Comme le remarque Bourdieu, «aujourd’hui, de plus en plus, le marché est reconnu comme instance légitime de légitimisation<a href="#_ftn5" name="_ftnref5" title=""><sup><sup>[5]</sup></sup></a>». S’il y eut des époques où être populaire était mal vu par les écrivains, qui concevaient le succès monétaire comme une forme de prostitution intellectuelle pour se soumettre aux lois du marché, depuis une quarantaine d’années, c’est <em>a contrario</em> la quantité de livres vendus qui construit la crédibilité d’un auteur. Il n’est ainsi pas fortuit que le&nbsp; conseil d’administration du SLM soit composé de gens dont le métier est de participer à l’essor commercial du livre, soit des libraires, des éditeurs et des distributeurs.</p> <p>De son côté, Radio-Canada, financée par le Ministère du Patrimoine Canadien possède le mandat, selon la loi sur la radiodiffusion de 1991, de «contribuer activement à l'expression culturelle et à l'échange des diverses formes qu'elle peut prendre<a href="#_ftn6" name="_ftnref6" title=""><sup><sup>[6]</sup></sup></a>»; Télé-Québec, subventionnée par le Ministère de la culture et de la communication, est aussi tenue de mettre l’accent sur une programmation culture<a href="#_ftn7" name="_ftnref7" title=""><sup><sup>[7]</sup></sup></a>. Jusqu’au milieu des années 2000, la programmation des deux chaînes généralistes a conjugué émissions culturelles&nbsp; —&nbsp; ou de variétés — possédant un volet littéraire à des émissions uniquement consacrées à la littérature. Aujourd’hui, il n’existe plus d’émissions strictement littéraires. Les segments dédiés à la littérature sont insérés à des émissions cherchant à rejoindre un public large. Souvent sous un format «clip», ces chroniques font, pour le dire avec Bourdieu, que «la limitation du temps impose au discours des contraintes telles qu’il est peu probable que quelque chose puisse se dire.<a href="#_ftn8" name="_ftnref8" title=""><sup><sup>[8]</sup></sup></a>»</p> <p>On a varié les formules, les animateurs, les tons, les plages de programmation, tout en désavouant de plus en plus une télévision ayant un parti pris pour l’intellectualisme et l’analyse de fond. La présentation de l’émission <em>Sous les jaquettes</em>, animée par Marie Plourde à TVA en 2005, nous la vendait comme une «émission qui parle de livres, mais sans être une émission littéraire<a href="#_ftn9" name="_ftnref9" title=""><sup><sup>[9]</sup></sup></a>». Jean Barbe, de son côté souhaitait « parler de littérature avec le ton des émissions sportives » à son émission <em>Tout le monde tout lu</em>, toujours diffusée à MaTV. Ce désinvestissement intellectuel se remarque aussi dans le choix des animateurs des défuntes émissions littéraires: Sylvie Lussier et Pierre Poirier, par exemple, vétérinaires de profession, étaient à la barre de <em>M</em><em>’</em><em>as tu lu</em>, diffusé à Télé-Québec de 2004 à 2005. Leur notoriété tenait auparavant à la scénarisation d’émissions jeunesse et de téléromans n’ayant rien à voir avec la littérature, comme <em>B</em><em>ê</em><em>tes pas b</em><em>ê</em><em>tes plus</em> et <em>4 et demi</em>. Ce qui était vrai au début des années 2000 l’est encore aujourd’hui: la peur du discours informé sur la littérature dirige toujours les segments qui l’ont pour objet. En témoigne, toujours à Télé-Québec, les membres du «Club de lecture» de l’émission <em>Bazzo.tv</em>, qui sont issus de tous horizons. Si Pascale Navarro détient une maîtrise en littérature et une solide expérience dans le domaine culturel, ayant entre autres été responsable de la section «Livres» à l’hebdomadaire <em>Voir</em>, on ne peut pas en dire autant de ses collègues, comme le comédien devenu politicien Pierre Curzi ou encore l’animateur Vincent Gratton. Le choix de ces intervenants apparait symptomatique d’une tendance plus large: l’autorité du sujet d’énonciation sur une matière ou un autre provient davantage de son capital symbolique dans le champ médiatique que de ses connaissances réelles du contenu qu’il formule. La <em>personae </em>des critiques littéraires télévisuels, comme celle des écrivains invités sur un plateau télé ou au SLM, prime sur l’objet littéraire et sur les textes. Tant du côté des émissions littéraires que de celui du SLM, la littérature est considérée comme une force d’attraction pour le public, et non pour ce qu’elle est: une forme d’art. L’expérience esthétique que la littérature offre au lecteur est reléguée au second rang, loin derrière sa valeur économique potentielle pour l’industrie culturelle.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>La litt</strong><strong>é</strong><strong>rature comme app</strong><strong>â</strong><strong>t</strong></span></p> <p>«[C]e n'est pas le salon de la littérature, c'est celui du&nbsp;livre<a href="#_ftn10" name="_ftnref10" title=""><sup><sup>[10]</sup></sup></a>», dixit Jean-Claude Germain, président d’honneur du SLM de 1990 à 1998. Cette simple phrase résume parfaitement la confusion qui règne au Salon du livre, comme à la télévision, quant à la réalisation du mandat fixé. Si les incohérences des émissions littéraires télévisées tiennent davantage au médium — nous y reviendrons —, celles mises en lumière par Germain au sujet du SLM ont plus à voir avec la composition du champ littéraire lui-même. Divisé en une sphère de grande production, fondée sur la reconnaissance économique, puis une autre de diffusion restreinte, où les pairs sont les juges de la valeur d’une oeuvre<a href="#_ftn11" name="_ftnref11" title=""><sup><sup>[11]</sup></sup></a>, le champ littéraire inclus également les lieux de diffusion que sont le SLM et la télévision. Alors que le FIL s’installe dans l’espace mitoyen dessiné par l’entrecroisement du champ de production restreinte et celui de grande production, le Salon du livre, lui, n’a pas à prendre position puisque le <em>livre</em> et les auteurs sont à l’honneur et non le texte, la littérature<a href="#_ftn12" name="_ftnref12" title=""><sup><sup>[12]</sup></sup></a>.</p> <p>Les liens entre les différents actants de la scène du livre au SLM n’est pourtant pas aussi simple qu’il en paraît au premier abord. La plus grande confusion règne quant au statut des écrivains qui y sont invités. Leur présence à la Place Bonaventure dépend de l’équilibre entre les capitaux symbolique et économique amassés. Sans succès public l’écrivain n’a, aux yeux des organisateurs, aucun pouvoir d’attraction. Or une fois dans l’enceinte du SLM, le symbolique acquis au fil des ventes de livres se met au service de l’économique, l’écrivain étant sur place pour deux raisons: susciter des entrées payantes et faire vendre des livres. Les séances de signatures et les rencontres de type «confidences d’écrivain» participent à cette transformation du symbolique en économique. Passé la guérite, l’écrivain perd une part de son capital symbolique pour devenir, en priorité, le producteur d’un bien culturel. Bien que le texte ait attiré le public vers les guichets du SLM, c’est le livre, objet de papier et d’encre nécessitant une dépense, qui a le pouvoir de permettre le face à face entre le lecteur et l’écrivain lors des séances de signature. De même, les rencontres avec les auteurs sont orientées vers leur vie personnelle, leurs habitudes d’écriture, les contraintes de la vie d’écrivain et très rarement vers le texte lui-même, l’expérience esthétique qu’il condense et propose<a href="#_ftn13" name="_ftnref13" title=""><sup><sup>[13]</sup></sup></a>.</p> <p>La soumission du symbolique à l’économique englobe également le «mode de production» de la littérature, c’est-à-dire les règles et codes d’écriture qui définissent les genres. En choisissant d’honorer tel ou tel écrivain, le SLM donne son appui à certains genres plutôt qu’à d’autres. C’est sans surprise que le roman prend la pôle position des modes de production privilégiées par les organisateurs du SLM. Si l’on s’en tient seulement aux invités d’honneur québécois, 54 % d’entre eux sont romanciers, alors que leurs plus proches rivaux, les poètes, forment 12,5 % des invités. Selon les mots écrits en 1995 par Mario Cloutier, alors journaliste au <em>Devoir</em>, «pour attirer [l]e public, qui s'ignore parfois, le roman sert toujours d'appât<a href="#_ftn14" name="_ftnref14" title=""><sup><sup>[14]</sup></sup></a>». En apparence anodine, cette citation révèle de manière précise la logique qui sous-tend l’usage de la littérature pour le SLM: elle est un <em>leurre</em> pour un public qui, si ce n’étaient de ces écrivains vedettes, se préoccuperait sans doute peu de ce salon. La mise en évidence de la littérature au SLM n’est pas au service des textes et de l’art, mais bien à celui de l’industrie.</p> <p>L’incongruité entre la mission des émissions littéraires télévisées et sa concrétisation est moins pernicieuse: elle tient davantage à une réalité du champ médiatique. La télévision appartient à ce qu’on appelle communément un «média de masse», une voie de communication qui peut rejoindre et influencer un très grand nombre de gens en même temps. La télévision est le plus efficace de ces médias puisqu’elle répond parfaitement aux quatre traits essentiels des médias de masse définis par Marshall McLuhan<a href="#_ftn15" name="_ftnref15" title=""><sup><sup>[15]</sup></sup></a>: la communication à sens unique, l’unilatéralité du message, l’indifférenciation et la linéarité de l’information. Toute personne regardant la télé — mais il faudrait maintenant revoir ces conclusions à l’ère des médias sociaux —, qu’il soit spécialiste ou non, est inclus dans l’entité «spectateur». L’écueil rencontré par les émissions littéraires télévisées n’est pas le fait, comme le laisse entendre le lieu commun, de l’écart entre la culture de masse, dont la télé serait le mode de diffusion privilégié, et la «haute culture» dont la littérature ferait partie<a href="#_ftn16" name="_ftnref16" title=""><sup><sup>[16]</sup></sup></a>; il tient plutôt à l’indistinction entre la masse à laquelle s’adresse la télévision, et le lecteur, à la fois unique et multiple, concerné par le livre lu. Impliqué dans sa lecture, le lecteur ne trouve aucune trace de cette expérience dans le compte rendu qui lui est fait d’un livre à la télévision, qu’il soit produit par un spécialiste ou non. À l’opposé, il trouvera un intérêt à entendre parler l’auteur du livre, non seulement parce qu’il possède une réserve plus ou moins élevée de capital symbolique, mais parce que l’expérience de la lecture peut trouver une forme d’élucidation dans l’expérience de l’écriture. C’est d’ailleurs ce qu’ont compris les dirigeants de Radio-Canada, comme le rapporte Guylaine O’Farrell, porte-parole de Radio-Canada en 2006: «On pense que c'est plus intéressant pour le public d'avoir une émission culturelle dans laquelle on parle de livres, comme <em>Tout le monde en parle</em>, <em>La Fosse aux Lionnes</em>, <em>Bons Baisers de France</em>, etc. Des auteurs y sont souvent invités.» Or les émissions énumérées ici n’ont rien de culturelles: elles appartiennent à la catégories des émissions de variétés, des «talk show» où les invités partagent anecdotes et autres expériences personnelles. On n’y parle pas littérature, mais vie d’auteur, tout comme les intervieweurs se restreignent souvent à l’expérience d’écriture des auteurs lorsque vient le temps, au Salon du livre, de le rassembler pour une table ronde. Notons par ailleurs que les écrivains invités dans les émissions culturelles sont souvent les mêmes: on peut penser à Dany Laferrière, qui poursuit depuis les années 80 une carrière médiatique importante en tant que chroniqueur dans différentes émissions de Télé-Québec et&nbsp; de Radio-Canada. Plus que son travail d’écrivain, par ailleurs légitimé par plusieurs instances, c’est davantage sa personnalité médiatique, charismatique, qui est recherchée par les producteurs qui se l’arrachent. Autre exemple du rabattement du texte sur la personnalité de son auteur: le passage polémique de Nelly Arcan sur le plateau de <em>Tout le monde en parle</em>, où Guy A. Lepage l’interrogeait sur des sujets qui n’avaient rien à voir avec son œuvre, se penchant plutôt sur ses vêtements révélateurs et son passé de prostituée. Parce la littérature ne passe pas à la télévision, on en fait donc un spectacle.</p> <p>Si l’impression tenace des universitaires et écrivains ne passe pas l’épreuve des faits — la littérature n’a en effet jamais disparu de la sphère publique et des lieux de diffusion de masse, au contraire —, force est de constater qu’il y a tout de même confusion dans les lieux de grande diffusion sur l<em>’</em><em>objet</em> désigné comme «littérature». Tant les émissions littéraires que les Salons du livre présentent sous cette appellation l’une ou l’autre de ses dimensions: le livre, l’écrivain, le processus d’écriture, etc. Or cette métonymie ne devrait-elle pas réjouir les passionnés? Comme le dit l’adage: «Parlez-en en bien, parlez-en en mal, mais parlez-en!» On peut déplorer la transformation en spectaculaire de la littérature ou encore sa soumission aux lois économiques, mais il faut tout de même reconnaître qu’elle occupe un espace privilégié dans le milieu culturel, espace auquel n’ont droit ni la danse ni les arts visuels. Si on persiste à insérer des segments sur la littérature dans les émissions de variétés, à faire une large place aux écrivains dans les Salons du livre, c’est peut-être qu’on considère la littérature non seulement comme un argument de vente, mais comme une donnée essentielle de la culture. C’est une bonne nouvelle.&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;</p> <div><br clear="all" /><br /> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn1"> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1" title=""><sup><sup>[1]</sup></sup></a> Pensons notamment au débat qui a opposé Donald Morrisson et Antoine Compagnon, alors que le premier arguait que la culture en France ne possédait plus l’aura de lustre qui l’auréolait depuis plusieurs siècles, thèse que réfute le second. Leurs réflexions sont présentées de façon simultanée dans <em>Que reste-il de la culture fran</em><em>ç</em><em>aise </em>suivi de <em>Le souci de la grandeur</em>, Paris, Denoël, 2008.</p> </div> <div id="ftn2"> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2" title=""><sup><sup>[2]</sup></sup></a>Dominique Viart, «Les menaces de Cassandre et&nbsp;le&nbsp;présent de la littérature. Arguments et enjeux des discours de la fin» dans Dominique Viart (dir.), <em>Fins de la litt</em><em>é</em><em>rature, esth</em><em>é</em><em>tique de la fin</em>, Paris, Armand Colin, page.</p> </div> <div id="ftn3"> <p><a href="#_ftnref3" name="_ftn3" title=""><sup><sup>[3]</sup></sup></a> <em>Idem</em>.</p> </div> <div id="ftn4"> <p><a href="#_ftnref4" name="_ftn4" title=""><sup><sup>[4]</sup></sup></a>&nbsp;Communiqué&nbsp;de&nbsp;presse&nbsp;«Thème&nbsp;du&nbsp;Salon»&nbsp;2010.&nbsp;En&nbsp;ligne&nbsp;:&nbsp;<a href="http://www.salondulivredemontreal.com/dossierdepresse_2010.asp">http://www.salondulivredemontreal.com/dossierdepresse_2010.asp</a>. (Page consultée le 10 septembre 2014)</p> </div> <div id="ftn5"> <p><a href="#_ftnref5" name="_ftn5" title=""><sup><sup>[5]</sup></sup></a> Pierre Bourdieu, <em>Sur la t</em><em>é</em><em>l</em><em>é</em><em>vision</em>, Paris, Éditions Raisons d’agir, 2008 (1996), p. 28</p> </div> <div id="ftn6"> <p><a href="#_ftnref6" name="_ftn6" title=""><sup><sup>[6]</sup></sup></a> Mission de CBC/Radio-Canada, en ligne : <a href="http://www.cbc.radio-canada.ca/fr/rendre-des-comptes-aux-canadiens/lois-et-politiques/programmation/politique-des-programmes/1-1-1/">http://www.cbc.radio-canada.ca/fr/rendre-des-comptes-aux-canadiens/lois-et-politiques/programmation/politique-des-programmes/1-1-1/</a>. (Page consultée le 7 septembre 2014)</p> </div> <div id="ftn7"> <p><a href="#_ftnref7" name="_ftn7" title=""><sup><sup>[7]</sup></sup></a> Tout sur Télé-Québec, en ligne: <a href="http://www.telequebec.tv/corporatif/?section=presentationprojetemission">http://www.telequebec.tv/corporatif/?section=presentationprojetemission</a>. Dernière consultation le 7 septembre 2014. (Page consultée le 7 septembre 2014)</p> </div> <div id="ftn8"> <p><a href="#_ftnref8" name="_ftn8" title=""><sup><sup>[8]</sup></sup></a>Pierre Bourdieu, <em>op.cit.</em>, p.13.</p> </div> <div id="ftn9"> <p><a href="#_ftnref9" name="_ftn9" title=""><sup><sup>[9]</sup></sup></a>Steve Proulx, <em>Bons baisers de France</em>, <a href="http://voir.ca/chroniques/angle-mort/2005/05/12/bons-baisers-de-france-cellule-antigang-sous-les-jaquettes-defi-guerrier-miss-america-2/">http://voir.ca/chroniques/angle-mort/2005/05/12/bons-baisers-de-france-cellule-antigang-sous-les-jaquettes-defi-guerrier-miss-america-2/</a>, (page consultée le 5 septembre 2014).</p> </div> <div id="ftn10"> <p><a href="#_ftnref10" name="_ftn10" title=""><sup><sup>[10]</sup></sup></a> Cité par Mario Cloutier, «Salon du livre. Le livre, ça se mange&nbsp;!», <em>Le Devoir</em>, mercredi 8 novembre 1995, p. A3.</p> </div> <div id="ftn11"> <p><a href="#_ftnref11" name="_ftn11" title=""><sup><sup>[11]</sup></sup></a> Sur la composition du champ littéraire, voir Pierre Bourdieu, <em>Les r</em><em>è</em><em>gles de l</em><em>’</em><em>art. Gen</em><em>è</em><em>se et structure du champ litt</em><em>é</em><em>raire</em>, Paris, Seuil, 1992.</p> </div> <div id="ftn12"> <p><a href="#_ftnref12" name="_ftn12" title=""><sup><sup>[12]</sup></sup></a> On ne peut évidemment soustraire le FIL du champ économique : certains spectacle sont payants, et parfois à un prix non négligeable. Néanmoins, si le SLM vend des livres, le FIL vend des textes (et du spectacle).</p> </div> <div id="ftn13"> <p><a href="#_ftnref13" name="_ftn13" title=""><sup><sup>[13]</sup></sup></a> On peut trouver les enregistrement des «Confidences d’écrivain» de 2005 à 2013 sur le site Internet du SLM, en ligne : <a href="http://www.salondulivredemontreal.com/invites.asp?annee=2005">http://www.salondulivredemontreal.com/Invites.asp?Annee=2005</a></p> </div> <div id="ftn14"> <p><a href="#_ftnref14" name="_ftn14" title=""><sup><sup>[14]</sup></sup></a> Mario Cloutier, «Salon du livre. Le livre, ça se mange!», <em>loc. cit</em>.</p> </div> <div id="ftn15"> <p><a href="#_ftnref15" name="_ftn15" title=""><sup><sup>[15]</sup></sup></a> Marshall McLuhan, <em>Pour comprendre les m</em><em>é</em><em>dias. Les prolongements technologiques de l</em><em>’</em><em>homme</em>, trad. de Jean Paré, Montréal, HMH, 1968 [1964].</p> </div> <div id="ftn16"> <p><a href="#_ftnref16" name="_ftn16" title=""><sup><sup>[16]</sup></sup></a> Cette idée reçue a la couenne dure, non seulement dans le discours des dirigeants d’entreprises médiatiques et animateurs d’émission littéraires, mais également chez les universitaires occupés de littérature. Si les premiers disent ouvertement considérer la littérature comme un loisir, ou vouloir faire un émission littéraire aux allures d’«une émission sportive», pour rapporter de nouveau les propos de Jean Barbe, les seconds s’interrogent sérieusement à savoir si «la grande littérature, celle qui se trouve marquée du sceau de la durabilité, pourra […] survivre dans ce marché de consommation rapide.» (Denis St-Jacques)</p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> Québec Sacré Société de consommation Sociologie Essai(s) Poésie Récit(s) Nouvelles Roman Théâtre Wed, 22 Oct 2014 13:47:51 +0000 Chloé Savoie-Bernard 880 at http://salondouble.contemporain.info Histoires de béances http://salondouble.contemporain.info/lecture/histoires-de-beances <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/voyer-marie-helene">Voyer, Marie-Hélène</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/les-cicatrises-de-saint-sauvignac-histoires-de-glissades-deau">Les cicatrisés de Saint-Sauvignac (Histoires de glissades d&#039;eau)</a> </div> </div> </div> <p style="text-align: justify;">Il y a de ces lieux qui marquent l’imaginaire, des lieux qui agissent comme de véritables fabriques narratives tant leur potentiel romanesque apparaît inépuisable. Les quatre auteurs du collectif <em>Les cicatrisés de Saint-Sauvignac</em> ont bien su s’approprier ce haut lieu de l’enfance et de l’adolescence que constitue le parc aquatique et, plus spécifiquement,&nbsp; la glissade d’eau.&nbsp; Les quatre récits de ce recueil –«Printemps», «Été», «Automne» et «Hiver»– retracent l’histoire du Super Parc Aquatique de Saint-Sauvignac, de l’annonce de sa construction à sa fermeture précipitée. Véritable pivot de la fiction, ce lieu se présente comme le point nodal où se nouent et se scellent les existences douces-amères d’une bande éclectique de pré-pubères tourmentés. Ici, le parc aquatique devient le lieu initiatique de tous les passages et de toutes les déchirures –littéralement– puisqu’un clou mal enfoncé dans la glissade sera au cœur d’un <em>massacre</em> de masse, sorte d’hécatombe épidermique, véritable drame local qui divisera la population entre les enfants cicatrisés et les «intacts». Échelonnées sur quatre saisons, les histoires présentent l’archéologie de cette grande saignée qui s’est déroulée dans ce lieu hors du monde, ce Super Parc –sorte d’utopie bâtie de&nbsp; «l’autre bord de la track» (p.9), «[m]iracle en devenir, dissimulé derrière une barricade de plywood»&nbsp; (p.30-31). Chacune des quatre histoires est racontée du point de vue d’un personnage: la sœur de Chelsea Plourde, cette aguicheuse de premier ordre aux seins immenses; Bouboule qui rêve de perdre son pénis; Cédrik Éberstarck, le <em>nerd</em> socialement déviant; Hugo qui se prend pour le fils de Dieu et qui joue avec le «petit garçon avec une queue de rat» (p.129) en attendant d’être à son tour un martyr, comme les autres cicatrisés.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;">&nbsp;Saillances du récit</span><br />Les motifs de la saillance et de la béance assurent la cohérence entre chacun des récits des Cicatrisés, que l’on pense évidemment à la «fameuse Calabresse, la glissade la plus à pic jamais construite en Outaouais» (p.1), sorte de «tour en bois de plusieurs dizaines de mètres, qui s’élance vers le ciel avec arrogance» (p.32),&nbsp; «[l]ong ruban turquoise qui monte vers le ciel comme un formidable lacet de réglisse chimique à la framboise bleue déroulé par la main de Dieu» (p.33). Que l’on pense encore au clou qui dépasse de la glissade et dont «l’éclat métallique [luit] à travers le plastique de la Calabresse» (p.41); la faute de Ramon, un ouvrier distrait par les minaudages de Chelsea qui, lors de la construction, «tourn[ait] autour de l’échafaudage de Ramon en se tortillant». Dès qu’il la voit, ses «yeux de vache folle partent dans tous les sens. Pis pas juste ses yeux: son <em>gun</em> à clous, aussi. Sa cloueuse pneumatique a l’air possédée du démon et se met à taquer n’importe où, n’importe comment» dans une séance frénétique de «clouage<em> freestyle</em>» (p.35).</p> <p style="text-align: justify;">Dans <em>Les cicatrisés de Saint-Sauvignac</em>, il y a donc ces saillances qui s’exhibent et se dressent vers le ciel comme la Calabresse et son clou maudit, comme «[l]es seins de [Chelsea qui] pourraient entrer en compétition avec n’importe quel végétal luxuriant de n’importe où sur la planète […][,] [véritables] jardins de Babylone suspendus dans une brassière » (p.5). Il y a encore cette cicatrise boursouflée, hypertrophiée que Cédrick Eberstarck arbore avec fierté:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">[l]a sclérodermie congénitale qui court dans ma famille avait eu l’effet d’hypertrophier la cicatrice qui ornait mon dos. Celle-ci, plutôt que d’avoir l’air d’un maigre coup de stylo beige pâle comme chez les 117 autres, avait boursouflé et rosi jusqu’à donner l’impression qu’on m’avait buriné le dos avec un ciseau à bois de 24 millimètres. Une œuvre d’art vivante sculptée par le Super parc aquatique de Saint-Sauvignac. J’étais magnifique et tout le monde m’enviait (p.88).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">À l’opposé, il y a ces saillances que l’on cache, comme Bouboule qui dissimule son ventre derrière un tee-shirt de Marie-Mai (p.45) et qui rêve de «perdre sa petite virilité» à l’image d’une «peau qui pèle […] couche par couche», comme «[u]ne succession de peaux de bananes, comme des poupées russes» (p.42).&nbsp; Entre saillances et béances, entre ce qui s’exhibe et ce qui s’occulte, tout dans <em>Les cicatrisés de Saint-Sauvignac</em> dit les tensions contradictoires qui animent ces personnages en quête d’eux-mêmes.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;">En quête d’une béance</span><br />Le motif du corps scindé apparaît tant dans la physionomie des personnages que dans la topographie de Saint-Sauvignac où le chemin de fer agit comme une balafre qui divise l’espace –et le corps social du village– en deux; d’un côté, les familles «normales», et de l’autre, les marginaux comme le petit garçon à la queue de rat et Dada, l’unique prostituée de Saint-Sauvignac:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />[l]a plupart des maisons étaient laissées à l’abandon, leurs bardeaux de bois blanchis par le soleil tenaient à peine aux murs. Des vieux pick-up américains traînaient dans toutes les cours, dévorés par les herbes hautes. Il fallait bien regarder où on mettait les pieds, pour éviter les flaques de vomi, le verre brisé, les seringues sales (p.101).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Ainsi, pour les enfants de Saint-Sauvignac, «le seul fait d’enjamber la track constitu[e] […] un événement» (p.11). Lieu de toutes les légendes urbaines –un gars s’y serait suicidé en «calant un demi-gallon d’eau de Javel et aurait agonisé sur la voie ferrée jusqu’à ce qu’un train du Canadien Pacifique abrège ses souffrances en le coupant en deux» (p.11)–, seuil quasi initiatique qui marque la limite du monde connu, la <em>track</em> est à elle seule dotée d’un aura de mystère. Sorte de cicatrice topographique qui divise le village tout autant que les corps; dès qu’on l’enjambe «le ciel s’assombrit: nuage de soufre devant le soleil pis toute» (p.29). À cette scission de l’espace répondent les stigmates plus charnels des enfants victimes de la Calabresse.<br /><br />&nbsp;Blessé lors de l’inauguration de «LA glissade “attraction fatale” de Saint-Sauvignac» (p.63),&nbsp; Bouboule raconte comment il s’est littéralement senti déchiré en deux, alors qu’il s’élançait à plat ventre dans la glissade: «[c]’était une sensation particulière, parce qu’elle était jumelée au gros plaisir gras de glisser dans la glissade la plus impressionnante du Super Parc aquatique de Saint-Sauvignac» (p.67). Dans le bassin d’eau rougie, les enfants découvrent leurs plaies vives: Mammouth crie «Y a quelque chose qui m’a ouvert le dos! Y a quelque chose qui m’a ouvert le dos!» en tentant «de se tordre le cou pour voir la coupure sur sa colonne vertébrale» tandis que Landry parvient «à voir sa propre plaie en se contorsionnant le cou par-dessus l’épaule» (p.67). Tout dans cette scène relève du rituel, de l’initiation:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">[c]’était un carnage, comme. Nos corps commençaient à s’emboîter les uns dans les autres. On n’était pas capables de sortir de l’eau […]. Chaque nouveau corps qui aboutissait dans le bassin créait une onde de choc. […] C’était spécial, comme moment. C’était devenu un véritable chaos de cris de douleur dans le bassin d’eau rouge, mais dans la glissade, ça sonnait comme l’écho d’un bonheur violent. On était toute une tribu d’Amérindiens qui hurlaient (p.69).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Lieu de passage en surplomb du monde, sorte d’autel où se jouent, sur le mode ludique, tous les codes du rituel, la Calabresse s’avère le site par excellence de la transformation, un espace sacrificiel qui ne laisse personne intact.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;">De la ritualisation à l’exclusion</span><br />Les codes du sacré définissent entièrement cette glissade, qui apparaît comme un lieu presque mystique. Que l’on pense à Bouboule «extatique sur la plate-forme de la plus grosse et haute glissade de Saint-Sauvignac» (p.63) ou encore à «Mammouth [qui] s’était engagé dans sa descente heureuse en poussant un cri d’amérindien. Pis après, ça avait été le tour à Landry. Pis après Cédrik Eberstrask. Tous les deux avaient crié eux aussi comme des Amérindiens. C’était peut-être un cri de leur tribu […]» (p.65). Par cette glissade initiatique, moment-clé de tous les renouvellements, Bouboule voit son corps transformé:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">[m]on pénis se vidait de son sang. Rien de moins. […] Il y avait de quoi paniquer. Mais je ne pouvais pas m’empêcher d’être profondément content. […][J’]avais sans doute perdu mon pénis dans la glissoire. Je me croisais férocement les doigts pour que mon rêve se concrétise (p.70-71).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Bouboule apprendra peu après, par son médecin, avoir subit sur la Calabresse l’équivalent d’une subincision, «pratiquée traditionnellement par certaines tribus aborigènes […] [qui] se font une ouverture sur leur pénis. C’est une façon de représenter le sexe féminin sur le sexe masculin» (p.74-75). La Calabresse servira également d’autel aux élans messianiques d’Hugo, qui se prend pour le fils de Dieu. Ce dernier, qui n’était pas présent lors du carnage estival, prend le parti de se blesser volontairement, «consciemment, par choix et de manière grandiose» (p.133) sur la glissade –désormais condamnée– qu’il doit déblayer, en plein mois de février, avant de s’y précipiter tel un martyr. Ici encore, les codes du rituel s’opèrent alors que le pseudo messie explique: «[v]ous vous dites que je pourrais bien finir ça demain, mais les actes divins, ça se réalise soit en une journée, soit en trois, soit en sept; t’as pas le choix, c’est comme ça que ça marche, sinon c’est poche» (p.136).</p> <p style="text-align: justify;">À ces changements physiques et à ces élans vaguement spirituels découlant de la tragédie du Super Parc aquatique correspond une réorganisation entière de la hiérarchie sociale au sein de cette nouvelle tribu des balafrés:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">exit la tyrannie d’un système de classement de la valeur des individus basé sur la vélocité des lancers au ballon-chasseur. C’était maintenant la taille et la longueur de notre cicatrice qui déterminaient notre excellence, comme si, en tant que frères d’armes ayant vécu le même calvaire, nous voulions honorer ceux qui en avaient le plus souffert […] (p.89).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">De la simple réorganisation à la pure ségrégation, l’école de Saint-Sauvignac en vient à redéfinir entièrement ses espaces, massant les cicatrisés dans certains «ghettos» interdits aux «intacts»: «[d]u jour au lendemain, tous les cicatrisés devaient manger dans une section isolée de la cafétéria d’où tous les objets coupants avaient été soigneusement retirés, et on ne nous servait que des mets végétaliens» (p.90); «la politique de ségrégation s’était aussi insinuée dans la formation des classes» (p.91) avant de mener à l’exclusion infligée par les élèves «intacts» qui leur lancent des roches: «on portait en nous la rage sourde des écorchés, comme les étudiants chinois sur la place Tian’anmen ou les gais du Stonewall Inn» (p.92). Bardée d’équipes de psychologues et d’intervenants, la direction de l’école veille malgré tout au bien-être des cicatrisés: cafétéria, Ritalin et Morphine à volonté, «accès illimité aux médicaments sur ordonnance» (p.110), etc. Fier de son statut de cicatrisé, désormais habitué aux traitements de faveur que lui occasionne son titre d’écorché, Cédrik Éberstark tentera de commettre un geste immonde. Persuadé d’être irrésistible avec sa virile et colossale cicatrice, se prenant pour «le prince de Saint-Sauvignac» (p.122), il tente de violer Emmanuelle, la psychologue de l’école, qui l’assomme à coup de chandelier. Cédrik le nerd devient alors aphasique. De la ritualisation à l’exclusion, la boucle est bouclée. Aux corps scindés répond la béance du langage, son ultime dérèglement:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">Aux pitals scan ma tète mes dessins dit que cogner aire de brocante non brocart non Broca, aire de brocante c’est ère de langage lésion donne afasie, afasie rouble de préhension langage allécris et allaural (p.125).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">On le voit, <em>Les cicatrisés de Saint-Sauvignac</em> présente sur un mode burlesque une fresque sombre, tragi-comique, des lieux de l’enfance, de ses rituels et de ses blessures. De saillances en béances, on y exacerbe les ressorts qui mènent à l’exclusion sous toutes ses formes. Dans un décor des plus banals –un simple village de l’Outaouais–, on y voit réinvestis, de manière ludique, les motifs (rituel, tribu, scarification) du registre religieux, sacré ou légendaire. Cela n’est pas sans rappeler des romans tels qu’<em>Épique</em> de William S. Messier, avec sa figure du déluge ou encore –sur un ton plus tragique—<em>J’ai eu peur d’un quartier autrefois</em> de Patrick Drolet, avec ce quartier tranquille, prétexte aux visions hallucinées du narrateur qui confond les poteaux électriques avec de «gigantesque[s] croix prête[s] à recevoir un autre sacrifice» (Drolet, 2009: 22). On pourrait, finalement, évoquer <em>Le ciel de Bay City</em> de Catherine Mavrikakis où, dans une morne banlieue américaine, se côtoient les spectres de l’Holocauste et les fumées sacrées des grands bûchers de Varanasi. La littérature québécoise contemporaine ferait-elle un détour vers le sacré? À moins qu’elle n’aille, tout simplement, faire un tour de l’autre bord de la <em>track</em>…</p> <p style="text-align: justify;"><strong>Bibliographie</strong><br /><br />DROLET, Patrick, <em>J’ai eu peur d’un quartier autrefois</em>, Montréal, Hurtubise (Texture), 2009.</p> <p style="text-align: justify;">MAVRIKAKIS, Catherine, <em>Le ciel de Bay City</em>, Montréal, Héliotrope, 2011 [2008].</p> <p style="text-align: justify;">MESSIER, William S., <em>Épique</em>, Montréal, Marchand de feuilles, 2010.<br /><br />&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/histoires-de-beances#comments Classes sociales DROLET, Patrick MAVRIKAKIS, Catherine MESSIER, William Québec Région Régionalisme Sacré Récit(s) Wed, 23 Jan 2013 00:46:40 +0000 Marie-Hélène Voyer 665 at http://salondouble.contemporain.info