Salon double - Personnages http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/1430/0 fr Audrey Prévost, entre silence et inaction http://salondouble.contemporain.info/lecture/audrey-prevost-entre-silence-et-inaction <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/theriault-catherine">Thériault, Catherine</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/dee">Dée</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>«<em>M'ma, I'm going out!</em>» C'est par ces mots révélateurs, criés par la jeune Dée, que s'ouvre le roman éponyme de Michael Delisle. S'ils sont révélateurs, c'est que, dès l'incipit, on peut commencer à discerner certaines caractéristiques qui marqueront la parole et les actions du personnage central tout au long des pages suivantes. Déjà, le lecteur se trouve devant un être s'exprimant dans une langue étrangère, avec des mots tronqués, un être criant pour être entendu, mais restant sans réponse, un être qui se place d'une certaine façon sous l'autorité maternelle, de l'autre en général. Ces mots sont révélateurs, parce que la parole devient le lieu où les liens de Dée avec les autres s'expriment dans toute leur fragilité, accordant à la parole une place qu'il est nécessaire d'analyser afin de comprendre tous les ressorts de ces relations. On a relevé, avec raison, comment la disparition de la campagne au profit d'une banlieue envahissante épousait la perte de repères des personnages du roman de Michael Delisle<a href="#_ftn1" name="_ftnref1" title="">[1]</a>. Ce court essai tentera plutôt de voir comment la capacité d'action fait écho à la parole déficiente chez Dée pour illustrer une autre forme de déracinement, celle que le personnage porte en lui-même.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Une oralité souffrante</strong></span></p> <p>Avant même que le dialogue ne soit engagé, chose qui, comme on le verra plus tard, pose problème en soi, Dée fait face à une véritable impossibilité de s'exprimer, que symbolisent ses dents cariées. Vu la récurrence de ses maux dentaires tout au long du roman ainsi que l'importance que leur accorde le personnage, il s'agit d'un indice suggérant que ce qui entoure l'oralité est douloureux chez elle. Cela est marqué d'abord par son vocabulaire et sa syntaxe qui indiquent un niveau de langage familier, voire vulgaire, témoignant de ses origines modestes. «Je vas venir noire noire&nbsp;!» (p.13), «<em>Scram</em>, Charly!» (p.48) ou «T'es pu sur la rue Fournier icitte.» (p.75) ne sont que quelques exemples de son lexique représentatif du milieu ouvrier dont elle est issue. Il est intéressant de noter que la façon dont Dée s'exprime ne change pas réellement du début à la fin du roman. Même si elle quitte le dépotoir et la porcherie de son enfance pour une maison toute neuve, Dée reste d'une certaine façon aussi démunie que la jeune fille qu'elle était pour nommer et appréhender le monde qui l'entoure, son ascension n'ayant rien d'intellectuel. Son discours est de plus fortement empreint de l'anglais de sa mère. Ce qui dans d'autres circonstances aurait pu être un outil ou le signe d'une ouverture à l'autre, prend ici plutôt la forme d'une dépossession; l’étrangeté de la langue maternelle sème la confusion dans ses interactions avec les autres (on peut penser à son voisin (p.83) que l'usage de l'anglais déstabilise au premier contact), le signe d'une identité floue (on se rappelle son frère et elle n'osant pas entrer dans l'église puisqu'ils ne sont pas tout à fait catholiques (p.37). La dépossession que vit le personnage est si grande que, de son véritable prénom, Audrey, ne subsiste qu'une syllabe qui a de plus été francisée et, donc, dénaturée d'une certaine façon. La langue est ainsi à la fois pauvre et confuse chez Dée, à l'image d'un personnage qui ne possède pas les mots pour dire son mal-être.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Un cri sans réponse</strong></span></p> <p>Alors que le vocabulaire limité de Dée marque son incapacité à s'exprimer, le discours attributif est lui aussi porteur de signification dans le roman, devenant un signe de l'impossibilité pour elle d'être entendue. Dée «crie» (p.11-15), «s'écrie» (p.29-68) lorsqu'elle quitte la maison pour jouer, lorsqu'un chien suffit à la rendre joyeuse ou lorsqu'elle voit ses nouveaux meubles, mais ce ne sont le plus souvent que des exclamations solitaires, n'éveillant aucune réponse chez l'autre. Ainsi, lorsqu'elle s'amuse dans son lit à crier, elle étouffe ce son pour le «faire résonner dans sa tête» (p.40). Toute expression un peu spontanée de sa part ne peut se faire que dans la solitude, mais aussi dans les hurlements, un peu comme un appel. Cette impression est renforcée par l'épisode lourd de sens où elle trouble le silence de la maison familiale de ses chants discordants dans le seul but d'entendre les récriminations des autres. En chantant très fort, elle «espère les implorations» (p.28). Encore une fois, un lecteur attentif ne peut manquer de remarquer que les tentatives de Dée pour entrer en communication avec les autres restent sans succès, se résumant à des cris isolés. Ces marques d'un enthousiasme enfantin semblent toutefois disparaître lorsqu'elle émet une demande, qu'elle tente timidement d'exprimer quelque chose qui pourrait ressembler à un désir né de son intériorité. Le lecteur le remarquera à chaque moment de sa vie. Enfant, elle «miaule» (p.17) pour rappeler au Doc (qui vient d'abuser d'elle) sa promesse de lui offrir de la crème glacée, fiancée, elle «se plaint» (p.49) de ne pas vouloir quitter la maison de son enfance, jeune mariée, elle «murmure» un simple «O.K.» (p.69) pour signifier à son mari qu'ils peuvent terminer la visite de leur futur logement; la parole est loin d'être affirmée. Même dans des moments de sensualité qu'elle a elle-même provoqués, comme lorsqu'elle attire brusquement à elle un camelot pour le dépuceler, Dée ne peut que murmurer son désir (p.107) dans une timide utilisation de l'impératif qui n'aura d'écho que dans l'ordre chuchoté à son fils de mourir (p.110). Face à un véritable interlocuteur, dominant parce qu'adulte, la capacité langagière de Dée, déjà peu développée, semble s'évanouir.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Parler, mais avec qui?</strong></span></p> <p>Cette position d'infériorité face à une figure adulte, donc autoritaire, est imposée à Dée tout au long du roman et est d'autant plus marquée dans le dialogue que les compétences dialogales de celle-ci sont pour ainsi dire absentes. Le dialogue est un échange de paroles qui suppose et permet théoriquement une compréhension mutuelle. Chez <em>Dée</em>, il devient plutôt le lieu où l'incompréhension se double d'un rapport de force qui écrase le personnage principal et l'isole irrémédiablement. Dée est d'abord soumise à l'autorité de sa mère, puis à l'indifférence de son mari, et ne peut réellement communiquer ni avec l'un, ni avec l'autre. En observant ses rapports avec la première, il est troublant de constater qu'elle répond systématiquement en dehors du sujet à ce que dit sa fille. Alors que Dée a ses premières règles, un simple «<em>Shit!</em>» (p.31) accueille la nouvelle. Plus tard, lorsqu'elle se plaint de crampes, on l'invite à jouer dehors (p.36), tout comme lorsque Dée s'interroge sur l'identité de celui qui se révèlera être son futur mari (p.39). Il faut souligner au passage que si le lecteur a droit, de façon rapportée, aux pensées de la mère sur les transformations de leur monde qui s'urbanise (p.49), celles de Dée restent silencieuses. C'est au lecteur de déduire ce qui l'habite. Si sa mère l'écarte au profit du souvenir d'une autre fille exilée et idéalisée, au point de ne se soucier que d'elle en préparant le mariage de Dée, elle va plus loin encore en prenant sa place auprès de son gendre. Visiter la nouvelle maison de sa fille devient l'occasion pour la mère de faire équipe avec Sarto pour installer le salon, vider les boîtes, réduisant Dée à la fonction de simple spectatrice dans ce qui aurait dû être son nouveau foyer, l'occasion pour elle de se libérer de sa mère. Au lieu de cela, Dée «mal à l'aise, regarde les autres» (p.73), comme elle regarde les voitures partir aux États-Unis ou les gens de son quartier. Ici, c'est Sarto qui lui ordonne de ne rien faire. Avec lui non plus, Dée ne pourra instaurer un dialogue constructif, basé sur un échange entre deux égaux. Laissée seule au motel après leurs noces, Dée n'ose qu'un timide «Pis moé?» (p.61) qui n'obtient pour toute réponse que quelques billets; ce motif se répète lorsqu'elle ose se plaindre de sa solitude «d'une toute petite voix» et que son mari répond: «Je t'ai laissé de l'argent en arrière des tasses» (p.85), répétant le geste du Doc offrant des poules à la famille après avoir abusé d'elle sexuellement (p.21). D'une certaine façon, le seul échange que l'on pourrait qualifier de réussi de tout le livre a lieu avec l'inconnu du motel, qui l'interroge sur ses goûts, lui dit qu'il a été heureux de la rencontrer. Comment s'étonner que leur conversation la laisse «déroutée» et «toute émue» (p.66) quand on réalise que c'est peut-être la première fois qu'on lui pose des questions personnelles, qu'on s'adresse à son esprit plutôt qu'à son corps? Le portrait langagier de Dée qui se dessine à travers ses échanges avec sa mère et son mari, deux figures d'autorité interchangeables, est celui d'une enfant qui peine à être écoutée, qui demande sans recevoir ce qu'elle attend, à la parole entravée.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Subir plutôt qu'agir</strong></span></p> <p>Au-delà de la parole chez Dée, c'est également sur le plan de l'action que sa mésadaptation ou sa faiblesse est flagrante: dans le rapport de force qui l'oppose aux autres dans le roman, Dée est aussi démunie du point de vue actantiel que du point de vue langagier. Ses actions ont un effet minime en comparaison de celles des autres sur elle, faisant d'elle un personnage soumis aux influences extérieures, sans prise réelle sur son destin. Il est souvent question de décision dans le roman pour souligner les moments où Dée agit par elle-même. On s'attardera ici aux moments qui suivent son mariage, lorsqu'elle passe en quelque sorte de la tutelle de sa mère à celle se Sarto sans pour autant devenir une adulte à part entière, c'est-à-dire un personnage qui décide pour lui-même et agit en conséquence. Elle «décide» qu'un miroir ira à tel endroit, mais son mari remet le projet à plus tard (p.74); «elle sort. C'est décidé», indique-t-on lorsqu'elle va parler à son voisin (p.82); elle a «décidé» de nommer le chien Puppy (p.84); «son pas est décidé» lorsqu'elle poursuit le camelot (p.101); voilà autant d'actions aux répercussions minimes qui soulignent l'insignifiance de son pouvoir à opérer de véritables changements dans le monde qui l'entoure. Alors qu'un acte <em>décisif</em> est censé apporter d'importantes modifications autour de soi, les <em>décisions</em> de Dée ont une portée plus que restreinte. De la même manière, Dée semble dotée d'une faible intentionnalité. Si elle va «au buffet pour faire de l'ordre» (p.108), elle en perd soudainement l'envie. Elle commence à ranger la maison, mais ne ramasse qu'une tranche de pain (p.98). Elle «veut soulever [une] bâche, mais Sarto la retient» (p.68). Les désirs de Dée n'aboutissent donc jamais à des actions menées à terme, par manque de motivation de sa part ou parce que les autres s'y opposent. Si elle parvient à voir un médecin pour soigner ce qui semble être une dépression, c'est que sa mère et Sarto participent au projet, ce qui d'ailleurs ne contribue qu'à la rendre encore plus passive, l'abrutissement par les médicaments devenant l'ultime manifestation de l'inertie dont elle est porteuse. L'incapacité d'agir de Dée répond à son incapacité à s'exprimer pour en faire un être étranger à lui-même, voire aliéné. Incapable de se poser comme agent, Dée en perd son individualité, tel qu'exprimé métaphoriquement lorsqu'elle s'essaie «une fois à écrire<em> Mme Sarto Richer </em>pour voir la serveuse tracer un gros 6 par-dessus.» (p.63). La théâtralité de cette scène résume à elle seule toute les forces contraires qui nuisent à l'exécution des modestes actions du personnage principal, qui en vient peu à peu à ne plus désirer que le sommeil, exact opposé de la vie active.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Une sexualité trouble comme moyen d'expression</strong></span></p> <p>Dès le début du roman, on voit comment Dée est dépossédée de son propre corps, droguée et violée par le vétérinaire. Cette agression initiale n'est finalement que l'illustration de tout ce qui suivra. En effet, dans chacun des évènements apparemment importants de sa vie, Dée est réduite au rang de témoin de l'action narrative, étant objet plutôt que sujet. Le corps devient cet objet qui subit les actions commises par les autres. Au terme d'une discussion entre sa mère et Sarto, à laquelle Dée ne prend pas part – la parole lui étant une fois de plus refusée – et tournant autour de la promesse de recevoir une maison (p.52-53), Dée est mariée à un homme beaucoup plus âgé qu'elle. Au moment de son mariage, de son déménagement ou de sa grossesse, Dée n'est jamais l'instigatrice des actions qui mènent à une modification de son mode de vie. Ce n'est qu'à travers sa sexualité qu'elle semble momentanément reprendre le contrôle de son corps, devenant pour un instant capable d'agir conformément à son intention. Si ses rapports avec Sarto ont peut-être pu la satisfaire par le passé, c'est, une fois mariée, vers le jeune camelot que son désir penche, puisque Dée «a envie de gens qu'elle ne connait pas» (p.97). C'est avec ce Beau-Blanc, plus jeune qu'elle et lui aussi appelé par un surnom, qu'elle se retrouvera suffisamment en position de force pour initier des actions, poser des gestes, donner des ordres. Mais encore là, c'est en fonction de l'autre qu'elle évalue cette action, étant «contente pour lui» (p.108) au terme de son bref dépucelage. Cette rébellion, cette mince tentative de modification de l'état du monde n'aura pas de suite pour Dée au-delà d'une correction par son mari. Ce n'est pas l'émancipation d'une femme que présente Michael Delisle dans son roman, mais bien l'aliénation d'une enfant profondément seule.</p> <p>Ainsi, chez Dée, la parole est problématique et la place systématiquement en position d'infériorité face aux autres. La jeune femme exprime avant tout un besoin criant d'être écoutée, mais sans y parvenir, tandis que le peu d'importance que lui accordent sa mère et son mari l'exclut de l'espace dialogal, ce qui fait écho à son incapacité d'agir. Cet état d'impuissance en est un d’aliénation, de perte de soi, de situation de soumission face aux forces extérieures. La parole déficiente de Dée et sa capacité d'action limitée deviennent des preuves de son état, qui peut être lu comme une représentation de la situation d'aliénation plus globale que vivaient à l'époque de nombreuses personnes qui voyaient la ville avaler ce qui auparavant étaient leurs terres. On retrouve les thèmes de l'urbanité envahissante et de la parole marquée par la pauvreté dans le tout récent <em>Jeanne chez les autres</em> de Marie Larocque. Mais à la différence de Dée, Jeanne trouvera dans l'écriture une forme de sublimation de son état lui permettant ultimement de s'exprimer, sublimation à laquelle Dée n'a pas droit. Avec <em>Dée</em>, Michael Delisle donne simplement à lire un portrait sans concession qui annonce l'orphelin brisé de <em>Tiroir n<sup>o</sup> 24</em>.</p> <p>&nbsp;</p> <p>DELISLE, Michael, <em>Dée</em>, Montréal, Bibliothèque québécoise, 2007, 128 pages (Leméac, 2002 pour l'édition originale).</p> <p>DELISLE, Michael,&nbsp; <em>Tiroir n<sup>o</sup> 24, </em>Montréal, Boréal, 2010, 126 pages.</p> <p>LAROCQUE, Marie, <em>Jeanne chez les autres</em>, Montréal, Tête première, 2013, 308 pages.</p> <div><br clear="all" /><br /> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn1"> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1" title="">[1]</a> Caroline Montpetit, «Michael Delisle – Mort en banlieue», <em>Le Devoir</em>, «Livres», 12 septembre 2002 (en ligne)&nbsp;: &nbsp;<a href="http://www.ledevoir.com/culture/livres/9065/michael-delisle-mort-en-banlieue">http://www.ledevoir.com/culture/livres/9065/michael-delisle-mort-en-banlieue</a></p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/audrey-prevost-entre-silence-et-inaction#comments Canada Delisle, Michael incommunicabilité intentionnalité Oralité Personnages Roman Wed, 06 Nov 2013 17:04:51 +0000 Amélie Paquet 803 at http://salondouble.contemporain.info La Pologne... quelle Pologne? Studio de lecture #3 http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-pologne-quelle-pologne-studio-de-lecture-3 <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/berard-cassie">Bérard, Cassie</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/blanchard-christian">Blanchard, Christian</a> </div> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/landry-pierre-luc">Landry, Pierre-Luc </a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/petruzziello-treveur">Petruzziello, Treveur</a> </div> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/saint-yves-myriam">Saint-Yves, Myriam</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-pologne-autres-recits-de-lest">La pologne &amp; autres récits de l&#039;est</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;"><strong>Myriam Saint-Yves [MS]</strong>: Bien avant d’essayer de résumer <em>La pologne</em>, je sens le besoin de comprendre la <em>chose,</em> le projet, l’intention (même si certains y verront peut-être un exercice futile). Avant d’attaquer la lecture, la quatrième de couverture me semblait à la fois intriguante et rassurante:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;">Quoi de commun entre des guerres cosmicomiques et le délire d’un auteur draguant les filles dans les cafétérias? Entre le monde contemporain en prise à ses frissons médiatiques paranoïaques et les errances immorales d’une tribu en Sibérie? On l’aura compris: <em>La pologne </em>n’est ni un carnet de voyage ni un roman historique. <em>La pologne </em>dresse plutôt, dans des fictions postréalistes, la carte d’un vaste espace intérieur. Résolument à l’est (pour ne pas dire à l’ouest) et dans un ton très bédéesque, <em>La pologne</em> met en scène, de façon drôle et énigmatique, nos frousses à tous, nos angoissantes questions existentielles à nous, humains sans foi ni loi, sortis de terre dans la seconde moitié du XXe siècle.</span></p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Il me semble que la définition du livre par la négative aurait dû éveiller quelques soupçons: on comprend vite ce que le livre n’est pas, mais comment expliquer ce qu’il est (au-delà de l’intuitif «c’est spécial»)? Pour moi, cela demeure un mystère, autant en ce qui concerne l’écriture, la forme et le genre qu’en ce qui concerne le récit. D’ailleurs, cette appelation de «récits» qui figure en couverture me semble être un vague fourre-tout, un leurre éditorial.</p> <p style="text-align: justify;">Pour ce qui est de l’écriture de Tholomé, la piste du ton bédéesque aide (un peu) à apprivoiser le rythme saccadé du texte, même si, personnellement, j’ai compris la construction assez tard dans ma lecture. Dans la première partie, j’y ai vu une tentative de reproduire le découpage visuel propre à la bande dessinée. En effet le lecteur de <em>La pologne...</em> saisit le texte par morceaux, un peu comme on procède quand on déchiffre une page de bande-dessinée, en lisant d’abord l’encadré, puis les images, et enfin le texte dans les phylactères. Cela expliquerait du moins l’abondance des «de sorte que» et des marqueurs temporels isolés, qui, selon ma théorie, représenteraient le passage d’une case à l’autre. Dans la seconde partie, il me semble que la dynamique du texte change: on lit plutôt des monologues sans cesse interrompus. Le hic, c’est que cette écriture par hoquets m’a fait perdre le fil… J’ai bien ri, j’ai à peu près saisi chaque récit séparément… mais je n’ai rien retenu du tout! C’est comme si je n’avais pas réussi à assembler toutes les miettes que nous jette Vincent Tholomé.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>Treveur Petruzziello [TP]</strong>: Je souhaite poursuivre la réflexion qu’a entamée Myriam sur le ton bédéesque de <em>La pologne &amp; autres récits de l’est</em>. Si cette écriture saccadée a pu incommoder certains lecteurs, elle m’a séduit. Dès l’incipit, la profusion de marques de ponctuation (le point, uniquement), de concert avec les répétitions, les redites et les interjections, m’ont donné l’impression que la narration n’était qu’un flot de paroles prononcées par les personnages. Un peu, comme le soulevait Myriam, comme s’il nous était donné à lire une succession de bulles.</p> <p style="text-align: justify;">Il importe ici, avant que je ne continue, que je résume le premier «récit», «La pologne», sur lequel je m’attarderai. Tous les matins vers neuf heures, vincent tholomé se rend dans une cafétéria de namurland où il commande deux croissants et un café. À une table, il s’assoit dans l’attente qu’une bébi, «une belle femme si tu veux» (p.9), s’installe près de lui pour qu’il puisse lui parler de dieu la pologne. Vincent tholomé lui raconte alors, et ce, malgré le peu d’intérêt dont lui fait part son interlocutrice, comment dieu la pologne s’immisce dans son quotidien, ayant comme seul but de l’importuner.</p> <p style="text-align: justify;">Je dois avouer avoir d’abord cru que dieu la pologne était une pure invention de vincent tholomé, lui permettant de philosopher sur l’existence, mais j’ai eu tôt fait de m’apercevoir que dieu la pologne était un personnage autonome. S’ajoute à celui-ci le diable de l’enfer: «Le problème est. [...] Que le diable de l’enfer et [dieu la pologne] veul[ent]. Pareillement. Faire ami-ami avec l’esprit de vincent tholomé» (p.26). Par leur présence et leur intention, il y a là quelque chose de très bédéesque. Comment ne pas s’imaginer un diable miniature converser avec un ange au-dessus de la tête de vincent tholomé? Comment ne pas songer à Milou, dans l’album <em>Tintin au Tibet</em>, qui observe des gouttes de whisky se répandre sur le flanc d’une montagne alors que, tour à tour, un diable et un ange tentent d’influencer ses agissements?</p> <p style="text-align: justify;">Il m’apparaît intéressant de soulever qu’alors que je croyais, comme je l’ai mentionné précédemment, que vincent tholomé était en contrôle de son existence et de celle de dieu la pologne, c’est l’inverse qui se produit. Dieu la pologne «est à sa planche à dessin» (p.29) et observe le protagoniste. Ici, vincent tholomé, personnage que l’on pourrait aisément associer à l’auteur (ou à «un» auteur) et, donc, à celui qui crée, est créé. C’est en quelque sorte dieu la pologne, bédéiste «suçot[ant] un bout de crayon sur sa planche à dessin» (p.29) et créateur, qui invente vincent tholomé et le manipule comme un pantin.</p> <p style="text-align: justify;">La mise en scène d’un personnage dieu-créateur, qui n’est pas le protagoniste, fait écho à une réflexion que j’ai eue dès l’incipit à la lecture de cet extrait: «Le type. Vincent tholomé. Oui. Mais tu peux l’appeler autrement si tu veux. Tu peux l’appeler raoul duquet. Ou olive dukajmo. Ou que sais-je encore. Moi je dis vincent tholomé. Je préfère l’appeler comme ça. Ça ne concerne personne comme ça. Gêne personne. Etc. Bon» (p.9). Les diverses appellations possibles de même que l’absence de majuscules au début des noms banalisent la singularité du personnage, comme si, dans cette fiction, tout se vaut, comme si tout est interchangeable. Comme si un «dieu manipulateur» peut tout remodeler à sa façon.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>Cassie Bérard [CB]</strong>: L’interprétation qui suit. Est brève. Et un peu tordue. Elle veut mettre en parallèle. Des idées qui ont été nommées jusqu'à maintenant dans la discussion. Et qui ont surgi tout au long de ma lecture. Elle veut donner un sens aux mots. «récit». «invention». «dieu créateur».</p> <p style="text-align: justify;">La clé de ce livre éclaté se trouve. Pour moi. Dans la notion de récit. Même si la clé de ce livre ne l’ouvre qu’à demi. Pourquoi ne pas prendre ces courts textes comme des récits. Des histoires racontées. Pourquoi dieu la pologne ne peut-il pas être considéré. Comme un narrateur. Dieu la pologne parle de vincent tholomé et vincent tholomé parle de dieu la pologne.</p> <p style="text-align: justify;">J’ai l’impression que ce «dieu manipulateur» agit sur l’auteur. Comme toute création agit sur son créateur. Dieu la pologne pourrait-il être la part de création. De vincent tholomé. Vincent tholomé est amené à raconter des anecdotes. Et il se laisse influencer par ce qui l’occupe. Par ce qui l’entoure. Les faits. Les gestes. Jusqu’à user d’un langage complètement déconstruit. Jusqu’à une syntaxe et une ponctuation improbables. Dieu la pologne. Après tout. Ne «tente[-t-il pas] de revenir dans l’esprit de vincent tholomé» (p.11). Comme l’indique le titre de l’essai #1.</p> <p style="text-align: justify;">Dans ce qui tient lieu de préface. Une réflexion s’élabore: «il ne suffit que d’un seul esprit. Un seul polonais. Pour que dieu la pologne existe. Il dit qu’il en va de même avec n’importe quoi qui te vient à l’esprit. En fait. Ajoute-t-il. Je dis dieu la pologne mais ça pourrait être n’importe quoi» (p.10). Un seul polonais n’a rien à voir avec la pologne. Puisque ça aurait tout aussi bien pu être namurland. Un seul polonais c’est celui qui est porteur de la parole. Dieu la pologne c’est l’idée qui s’impose. L’idée même de conception d’un récit. C’est aussi abstrait que le fait de nommer la chose dieu la pologne. Aussi complexe que d’essayer de donner un sens à tout ça. Bon.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>Pierre-Luc Landry [PLL]: </strong>Je dois avouer, maintenant que mes collègues ont dit quelque chose d’assez intelligent sur le texte, que j’ai été profondément ennuyé par <em>La pologne…</em>, au point de remettre toujours au lendemain mon intervention pour ce studio de lecture. Un petit livre d’à peine 93 pages ne m’aura jamais paru aussi long. Reste que certaines choses intéressantes peuvent être dites sur ce collage de trois récits. Dans le premier, le terme «essai» est employé à plusieurs reprises dans les intertitres. Il me semble qu’il y a là une piste pour quiconque tente de comprendre ce qui se passe sous ses yeux de lecteur. J’entends donc «essai» au sens de «tentative», et cela ouvre grandes les portes de l’intelligibilité. Il y a des personnages et un embryon d’intrigue, une certaine narrativité, donc, mais le récit n’advient pas et le langage est constamment déconstruit. On pense à Ionesco et à Chevillard, comme si on lisait un hybride entre <em>La cantatrice chauve</em> et <em>La nébuleuse du Crabe</em>, un hybride qui a exacerbé ce qui était prégnant chez ses parents génétiques pour créer un clone insupportable que l’on peine à lire et à comprendre. «Tentative», donc —j’y reviens—, tentative de récit, tentative de narration. Exploration formelle poussée à l’extrême. «Rien n’arrive», écrit le narrateur (p.16). S’agit-il d’une prise de position? Aurait-on affaire à une parodie de roman, à une caricature de récit?</p> <p style="text-align: justify;">Je ne parle pas d’Ionesco pour faire beau. La façon dont Cassie a formulé son intervention, un peu plus haut, montre bien l’économie du texte, qui fonctionne par à-coups, par répétitions, martellements, coïts interrompus avec la phrase syntaxique. Comme si le narrateur voulait subvertir le langage, comme s’il refusait d’en faire un usage normal pour créer, en quelque sorte, une espèce de bégaiement narratif qui teintera les trois textes colligés dans le livre. Le langage, tout comme le récit, ne sert plus à communiquer; c’est ce que j’appellerais de «l’art pour l’art» si j’étais parnassien. Mais je ne le suis pas; ce double mouvement de bafouillage —bafouillage du langage et bafouillage du récit— m’a beaucoup dérangé. Mais je ne sais pas pourquoi. J’accepte d’ordinaire assez facilement les expérimentations formelles. Laissez-moi le temps d’y réfléchir encore un peu.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>Christian Blanchard [CBL]</strong> : D'entrée de jeu, je remercie Pierre-Luc de s'être ouvertement exprimé: même après avoir lu les différentes interventions —qui offrent d'excellentes pistes au sujet de <em>La pologne</em>— je suis encore un peu coi devant ces «récits», dont la lecture était, je l'avoue à mon tour, pénible. Bon. C'est dit. Et re-dit. Bon. Le rythme saccadé de la lecture où le nom propre devient pronom et où l'adjectif devient nom propre («Broyeur et Goitre») m'a laissé sans boussole dans ma recherche d'une clé à découvrir. Sauf pour un cocasse flash d'une version postapocalyptique du film <em>Chicken Run</em>, amusante vision que mon esprit a bien voulu me concocter, j'avoue que rien ne m'est encore clairement apparu dans le recueil de Tholomé.</p> <p style="text-align: justify;">Deux choses m'ont toutefois marqué à la lecture de <em>La pologne</em>: la quasi-absence de noms propres et la fin du recueil où le lien est effectué entre les différents protagonistes rencontrés au fil de la lecture. On peut donc avancer que le nom n'a pas une grande importance dans le texte, si l'on se fie au passage libre dans l'écriture du nom propre au nom commun. Toutefois, des indices onomastiques tels que «Broyeur et Goitre» (les seuls noms propres, il me semble, dans le recueil) m'amènent également à croire, à la suite de la réflexion de Treveur, que l'auteur désire instaurer non pas des personnages, mais des types interchangeables et utilitaires, qui s'inscrivent dans un projet d'une visée universelle (car comment songer au «grand cosmos» sans viser une pensée universelle de l'existence?). Ainsi, partant d'un récit éclaté, le recueil se termine sur un rassemblement général (à travers une certaine ironie de situation) des personnage-types, en les inscrivant dans une réalité homogène. C'est donc dire que ce n'est pas la personne qui est importante, mais le rôle qu'elle joue, qu'elle comble, dans l'orchestration du «grand cosmos», comme l'atteste cette rencontre de réflexions existentielles multiples rassemblées en une existence commune. Dieu la pologne, grand marionnettiste, aurait-il tressé tous les fils, savamment conçus, interreliés et attribués, à partir de sa table à <em>dessein</em>?</p> <p style="text-align: justify;"><strong>PLL: </strong>Oana Panaïté, dans un article sur les «Poétiques du personnage contemporain», écrit ceci: «Car si l’idée d’un être fictionnel dépourvu d’attributs personnels tels que nom, caractère, situation sociale, possessions matérielles pouvait susciter la polémique il y a un demi-siècle, elle relève aujourd’hui de l’évidence dans la théorie comme dans la pratique de la fiction» (2007: 499). <em>La pologne…</em> n’a pas le potentiel subvertif des <em>Gommes</em> de Robbe-Grillet par exemple qui, il y a presque soixante ans, a choqué le public par ses personnages désincarnés, un peu anonymes. Ici, des personnages, y en a-t-il vraiment? Il y a récit donc il y aurait des personnages, mais réduits à leur degré zéro, à un point tel qu’il ne reste que le langage —et que celui-ci n’a rien pour me retenir, avec ses hachures au final assez insupportables. J’en arrive à me demander ceci: que dire d’autre à propos de ce bouquin et qu’il serait pertinent de relever?</p> <p style="text-align: justify;"><strong>CB</strong>: Difficile en effet d’aller plus loin dans l’analyse de cette œuvre qui se déconstruit sous nos yeux. Difficile d’en extirper du sens sans tomber dans l’interprétation à outrance, où chaque hypothèse de lecture peut être démentie, car trop peu appuyée par le texte fuyant. On peut parler d’un langage réinventé, mais on ne saisit pas le projet. On peut parler de rapprochements avec le conte, des anecdotes sur l’étrangeté du monde, chapeautées par des sous-titres à la <em>Gargantua</em>: «où l’on s’insinue subrepticement dans les coulisses d’un hôpital spécialisé; où l’on se dit qu’il est heureux qu’on porte ici des gants de latex et des blouses vertes désinfectées» (p.57). On peut, en ce sens, retrouver l’exercice que proposait Hervé Bouchard dans <em>Mailloux. Histoires de novembre et de juin</em>: «Où il est dit que Jacques Mailloux reçut en songe les mots qui le font» (p.17). Dans l’une et l’autre des œuvres, ce procédé veut appuyer l’étrangeté de l’univers qui se déploiera. Dans <em>Mailloux</em>, il y a une continuité –l’histoire, bien que fragmentée en courts récits, est soutenue par le personnage de Mailloux qui revient; dans <em>La Pologne</em>, on propose des fragments distincts, un éparpillement du sens. Même si des noms reviennent, ils n’ont pas de substance, pas d’identité, ce sont des squelettes de personnages interchangeables, comme il a été mentionné par Treveur et Christian. On peut parler d’une constance de l’écriture. D’une. écriture. Hachurée. Mais. On. Peut. Aussi. Remettre. En. Question. L’effet. D’un. Tel. Procédé. Qui. Semble. Repousser. Le. Lecteur. Plutôt que de l’inviter à investir le texte. On peut parler d’une expérimentation formelle, comme le propose Pierre-Luc, et se persuader que ce que l’auteur a voulu transmettre par ce travail a une portée qui nous échappe. Et on peut aussi se dire que l’auteur s’est au moins fait plaisir. Pour ce que l’œuvre apporte, eh bien, beaucoup de questionnements et un petit brin d’angoisse littéraire.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>PLL: </strong>Même si j’ai affirmé plus haut n’avoir plus rien à dire, je me permets une autre intervention afin de questionner mes collègues. Il ne s’agit pas d’une question rhétorique, soyez rassurés. Toutefois, Myriam et Treveur ont relevé une certaine parenté entre <em>La pologne</em>… et la bande dessinée. La quatrième de couverture va en ce sens: on y affirme que les récits sont écrits «dans un ton très bédéesque». Il y a une allusion directe à la bande dessinée dans le premier récit: «&nbsp;Ce con de dieu la pologne. Il suçote un bout de crayon sur sa planche à dessin. […] Quand dieu la pologne est à sa planche à dessin. Il ne voit pas l’esprit de vincent tholomé prendre une pause dans le présent doré» (p.29). Mais au-delà de ces deux interventions, l’une de la part de l’éditeur, l’autre de l’auteur (ou du narrateur), je n’ai relevé aucune&nbsp;«similitude» —et le mot n’est pas très approprié— entre <em>La pologne…</em> et la bande dessinée. J’aimerais alors entendre Myriam et Treveur nous entretenir un peu de cet aspect du texte, comme Cassie et moi, après en avoir discuté ensemble (vous avez accès ici aux coulisses de ce studio!), n’arrivons pas à bien voir le rapprochement.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>MS : </strong>Je dois avouer que je me suis aussi interrogée sur ce lien entre la bande dessinée et <em>La pologne... </em>suggéré par l’éditeur, d’autant plus que, contrairement à Treveur, la présence du dieu et du diable ne m’ont pas du tout rappelé Milou déchiré entre le bien et le mal... Le rapprochement, selon moi, tient à un certain mimétisme formel, mimétisme qui, dans une certaine mesure, pourrait justifier (j’ai été tentée d’écrire <em>excuser</em>) l’éclatement du recueil (à défaut de vraiment révéler un projet littéraire). Comme je l’ai expliqué plus haut, j’ai désespéremment essayé de donner un sens à la phrase hachée de Vincent Tholomé. Elle imite, à mon avis, le rythme saccadé de la lecture picturale, et rend, par des mots (notamment par les marqueurs de relation comme «de sorte que»), les liens logiques qu’opèrent les lecteurs de bandes dessinées lorsqu’ils passent d’une case à l’autre. Dans la seconde partie du recueil, les descriptions des lieux entre parenthèses jouent un peu le rôle des encadrés que l’on retrouve parfois dans les bandes dessinées: «chez chen –22h08– comme toutes les nuits, il reste encore de nombreux clients, quelques couples, la plupart du temps des hommes seuls, ils matent les serveuses, chez chen doit sa réputation méritée à l’allure particulièrement soignée de son personnel féminin» (p.53). On pourrait aussi rapprocher le texte de Tholomé du scénario, ou même de la pièce de théâtre enrichie de didascalies. Je crois que ce qui ressort de nos observations, à Treveur et à moi, c’est l’importance qu’accorde Tholomé à l’articulation des images et des voix, articulation qui est essentielle tant en bande dessinée qu’au cinéma... Bref, parler de «ton bédéesque» n’est peut-être qu’une façon de suggérer la façon dont l’auteur met en scène le récit, privilégiant la parole à l’action, l’enchaînement des tableaux à la cohérence entre eux...</p> <p style="text-align: justify;"><strong>TP: </strong>Qu’est-ce qui contribue au «ton très bédéesque» de <em>La pologne...</em>? Et qu’entendons-nous par «ton bédéesque»? Parce que, peut-être que la divergence de nos lectures ne résulte que d’une mésinterprétation de ce terme. Donc, bédéesque? dis-je. <em>Néologisme</em>! D’accord... Ainsi, si je réfléchis un peu, j’en viens à cette analyse morphologique: bédéesque: radical: bédé (abréviation de bande dessinée) + suffixe: esque (qui signifie <em>à la façon de</em>). Donc, ayant les particularités de la bande dessinée. Comme ubuesque, par exemple, qui renvoie aux caractéristiques du Père Ubu. Et maintenant, que vient singulariser la bande dessinée? Pour ne pas verser dans des hypothèses offrant des réponses creuses et quelque peu bancales, on peut se demander à quelle autre oeuvre on a attribué ce qualificatif et pour quelles raisons.</p> <p style="text-align: justify;">Voilà que je me souviens avoir assisté, en 2007, à l’Espace Libre à Montréal, à une représentation de <em>Problème avec moi</em>, précédé par <em>Le déclic du destin</em>, de Larry Tremblay, dont on avait qualifié de bédéesque le jeu des acteurs. Dans <em>Le déclic du destin, </em>Léo, après avoir mangé un éclair au chocolat, se démembre progressivement, perdant une dent, puis toutes les autres, sa langue, son index droit, et finalement la tête qui se défait de son corps. À propos de la mise en scène du <em>Déclic</em> et de son travail de comédien, Larry Tremblay explique dans ses notes de travail qu’il souhaite «que [le texte] devienne une bulle de B.D.» (1989: 60), qu’«il est primordial que le macabre soit absent du <em>Déclic</em>», et que «le texte du corps et le corps du texte relèvent de la section “farces et attrapes”» (1989: 64). Le bédéesque n’est-ce pas cela justement: la caricature, le burlesque, l’attrape-nigaud, la dérision, l’absurde?</p> <p style="text-align: justify;">Que se passe-t-il dans le premier «récit» de <em>La pologne...</em>? «Comme à son habitude. Dieu la pologne cherche quelque chose. Une mauvaise blague. Vincent tholomé pourrait en être la victime» (p.25-26). Ainsi, successivement, vincent tholomé aura la vision troublée, la tirette du pantalon coincée, une chaussure possédée. Tout cela à cause de dieu la pologne. Alors, ce bédéesque, comment se manifeste-t-il? Par l’histoire, par les emmerdements drôlesques que dieu la pologne fait subir à vincent tholomé, et par l’écriture elle-même. Comme le disait Myriam précédemment, l’écriture saccadée renvoie certes à la disposition du texte dans des phylactères, comme le prouve ce passage&nbsp;: «On s’est retrouvés en pleine guerre cosmique. Dit vincent tholomé. Oui. C’est sûr. Dit une des deux bébis» (p.25), où l’on visualise bien, graphiquement, l’échange et le changement de locuteur. J’oserais ajouter à cela que la langue elle-même s’inscrit dans une volonté de s’apparenter à la bande dessinée. Les onomatopées —«Pan» (p.9), «Mmm» (p.10), «Pfffff» (p.10), «Ah ah» (p.12), «Bin» (p.3), «Hé» (p.15), «Waw!» (p.17), «Paf» (p.21), «Ha ha ha» (p.21), «Pouh» (p.37)— de même que les phrases déconstruites —«<em>Ce toufu bolder de derme. Ce noccard de don bieu.</em> Dit. Très haut. Très fort. Vincent tholomé» (p.20)—, qui rappellent les paroles contaminées d’une femme de ménage atteinte d’un rhume de cerveau, dans <em>Tintin au Tibet</em>, viennent réaffirmer cette influence.</p> <p style="text-align: justify;">Et si la clé de ce livre provenait, en partie, de la compréhension de cette volonté, de cette contamination esthétique?</p> <p style="text-align: justify;"><strong>PLL: </strong>Je vois et comprends mieux maintenant pourquoi certains souhaitent parler de «ton bédéesque» pour qualifier l’œuvre de Tholomé, mais je ne peux me sortir de la tête l’impression qu’on fait fausse route et qu’on déprécie ainsi la bande dessinée en tant qu’art à la fois graphique et littéraire. J’aimerais renvoyer mes collègues de studio et nos lecteurs à ce texte de Gabriel Tremblay-Gaudette —membre de l’équipe de <em>Salon double </em>d’ailleurs et que l’on salue au passage— repris par l’organisme Promo 9<sup>e</sup> art sur leur site web. Il écrit ceci:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;">Ce qui semble être désigné par l’emploi de «bédéesque» est une&nbsp;esthétique ou un comportement grossier, humoristique, décalé, fantasque,&nbsp;série de traits stylistiques qui seraient mieux décrits en employant le terme «caricatural».&nbsp; […] La pratique caricaturale peut être employée dans virtuellement toute forme d’art –les imitations de Marc&nbsp;Labrèche, les pièces de théâtre d’été, les chansons de François&nbsp;Pérusse, sont autant de formes de pratiques caricaturales. </span></p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;">La caricature est également appliquée en bande dessinée: Gaston Lagaffe a&nbsp;des aspects caricaturaux, puisque ses traits de personnalité les plus prompts&nbsp;à générer les catastrophes sont mis de l’avant, ainsi que les réactions explosives de ses patrons. Toutefois, la caricature est loin de résumer la&nbsp;pratique de la bande dessinée. On trouve dans l’histoire centenaire du 9e art&nbsp;des artistes et des œuvres qui ont investi pratiquement tous les genres:&nbsp;science-fiction, comédie romantique, policier, fantastique, aventure, récit&nbsp;historique, journalisme et j’en passe. Certains de ces genres sont plus&nbsp;appropriés à la caricature, alors que pour d’autres, ce choix stylistique&nbsp;apparaît impensable (2011: </span><a href="http://www.promo9a.org/2011/08/03/de-lutilisation-du-terme-bedeesque/"><span style="color:#696969;">en ligne</span></a><span style="color:#696969;">).</span></p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Je dirais ainsi, tout comme lui d’ailleurs, que l’emploi du terme «bédéesque» est, la plupart du temps, une sorte de métonymie retorse; on utilise le signifiant pour faire référence à une partie du tout, partie qui ne suffit pas à rendre compte de la diversité stylistique et rhétorique de la bande dessinée. Je ne crois pas qu’il y ait lieu de faire tout un débat sur la question, mais je me permets, en conclusion et parce que j’aime la joute, de piquer encore un bout de phrase à Gabriel, qui n’est pas là pour réagir: «réduire le neuvième art&nbsp;à ses pratiques caricaturales perpétue un préjugé qui ressemble à ceci: “la bande dessinée, ce sont des couleurs criardes, des grosses gouttes de sueur perlant du front des personnages, des onomatopées extravagantes, des scénarios&nbsp;ridicules, etc.”» (2011: <a href="http://www.promo9a.org/2011/08/03/de-lutilisation-du-terme-bedeesque/">en ligne</a>). De la part d’un éditeur comme Le Quartanier, on se serait attendu à un peu plus de prudence dans l’utilisation d’un tel terme.</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <p style="text-align: justify;"><strong>Bibliographie</strong></p> <p style="margin-left: 21.25pt; text-align: justify;">Hervé BOUCHARD (2006), <em>Mailloux. Histoires de novembre et de juin, </em>Montréal, Le Quartanier.</p> <p style="margin-left: 21.25pt; text-align: justify;">Éric CHEVILLARD (1993), <em>La nébuleuse du Crabe</em>, Paris, Éditions de Minuit.</p> <p style="margin-left: 21.25pt; text-align: justify;">HERGÉ ([1960] 1991), <em>Tintin au Tibet</em>, Belgique, Casterman (Les aventures de Tintin).</p> <p style="margin-left: 21.25pt; text-align: justify;">Alfred JARRY ([1896] 2007), <em>Ubu roi</em>, Montréal, Erpi (Littérature).</p> <p style="margin-left: 21.25pt; text-align: justify;">Eugène IONESCO ([1950] 1997), <em>La cantatrice chauve</em>, Paris, Gallimard (Folio théâtre).</p> <p style="margin-left: 21.25pt; text-align: justify;">Oana PANAÏTÉ (2007), «Poétiques du personnage contemporain», dans Françoise LAVOCAT, Claude MURCIA et Régis SALADO [dir.], <em>La fabrique du personnage</em>, Paris, Honoré Champion (Colloques, Congrès et Conférences, Littérature comparée), p.499-510.</p> <p style="margin-left: 21.25pt; text-align: justify;">Alain ROBBE-GRILLET (1953), <em>Les Gommes</em>, Paris, Éditions de Minuit.</p> <p style="margin-left: 21.25pt; text-align: justify;">Larry TREMBLAY (1989), <em>Le déclic du destin</em>, Montréal, Leméac (Théâtre).</p> <p style="margin-left: 21.25pt; text-align: justify;">Gabriel TREMBLAY-GAUDETTE (2011), «De l’utilisation du terme “bédéesque”…», dans <em>Promo 9<sup>e</sup> art: la bande dessinée au Québec</em>, [<a href="http://www.promo9a.org/2011/08/03/de-lutilisation-du-terme-bedeesque/">en ligne</a>] (Texte consulté le 11 février 2013).</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-pologne-quelle-pologne-studio-de-lecture-3#comments BOUCHARD, Hervé CHEVILLARD, Éric Éclatement textuel Esthétique Esthétique bédéesque Expérimentation formelle Genre HERGÉ IONESCO, Eugène JARRY, Alfred PANAÏTÉ, Oana Personnages Poétique Québec Récit Recueil ROBBE-GRILLET, Alain THOLOMÉ, Vincent TREMBLAY, Larry TREMBLAY-GAUDETTE, Gabriel Récit(s) Mon, 11 Feb 2013 13:41:35 +0000 Pierre-Luc Landry 677 at http://salondouble.contemporain.info