Salon double - NDIAYE, Marie http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/253/0 fr Entre réalisme magique et paranoïa narrative http://salondouble.contemporain.info/lecture/entre-realisme-magique-et-paranoia-narrative <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/landry-pierre-luc">Landry, Pierre-Luc </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/mon-coeur-a-letroit">Mon coeur à l&#039;étroit</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p align="justify">Le dernier roman de Marie NDiaye, <em>Mon c&oelig;ur &agrave; l&rsquo;&eacute;troit</em>, diff&egrave;re l&eacute;g&egrave;rement du reste de la production romanesque de la prolifique auteure fran&ccedil;aise, non seulement parce qu&rsquo;il para&icirc;t chez Gallimard ⎯ et non chez Minuit (ce qui pourrait &ecirc;tre symptomatique d&rsquo;une nouvelle p&eacute;riode cr&eacute;atrice, de la recherche d&rsquo;un nouveau public ou d&rsquo;une meilleure diffusion, par exemple et entre autres) ⎯, mais aussi parce que la narration est assur&eacute;e par un personnage pr&eacute;sent dans le r&eacute;cit ⎯ et non par un narrateur omniscient. Au premier abord, cette distinction ne change pas grand-chose: on retrouve dans <em>Mon c&oelig;ur &agrave; l&rsquo;&eacute;troit</em> des th&egrave;mes et des situations que l&rsquo;on reconna&icirc;t si l&rsquo;on a c&ocirc;toy&eacute; l&rsquo;&oelig;uvre de NDiaye. Et, d&rsquo;ailleurs, certains de ses romans pr&eacute;c&eacute;dents sont parus chez d&rsquo;autres &eacute;diteurs (<em>Com&eacute;die classique</em> chez P.O.L, par exemple) ou sont racont&eacute;s &agrave; la premi&egrave;re personne du singulier, au &laquo; je &raquo; (<em>La Sorci&egrave;re</em>). Il est donc ici question d&rsquo;une qu&ecirc;te, celle des raisons qui poussent le monde &agrave; rejeter et m&eacute;priser soudainement Ange et Nadia, deux instituteurs de Bordeaux pourtant jusque-l&agrave; respect&eacute;s, sinon tol&eacute;r&eacute;s. On sera aussi en contact avec une multitude d&rsquo;&eacute;v&eacute;nements surnaturels qui vont d&rsquo;un brouillard envahissant qui modifie la g&eacute;ographie de la ville &agrave; la gestation d&rsquo;une sorte de f&oelig;tus d&eacute;moniaque d&rsquo;origine inconnue. Nadia, le personnage principal, &agrave; l&rsquo;image de ses pr&eacute;d&eacute;cesseures fictionnelles (Fanny dans <em>En famille</em>, par exemple), cherche &agrave; comprendre pour quelles raisons ces &eacute;v&eacute;nements surviennent dans sa vie. Pourquoi a-t-on charcut&eacute; son mari? Pourquoi la traite-t-on d&rsquo;infid&egrave;le dans la rue? Pourquoi son voisin, qu&rsquo;elle a toujours m&eacute;pris&eacute; et &agrave; qui elle n&rsquo;a jamais vraiment adress&eacute; la parole, pourquoi son voisin, donc, s&rsquo;offre-t-il de l&rsquo;engraisser de nourritures d&eacute;licieuses tout en prenant soin de son mari mourant? &laquo;Qu&rsquo;ai-je donc fait, et &agrave; qui?&raquo; (p. 9) se demande-t-elle d&rsquo;entr&eacute;e de jeu. On ne le saura jamais&hellip;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Parcours du personnage</strong></span></p> <p align="justify">D&egrave;s l&rsquo;incipit, Nadia entre en qu&ecirc;te. Elle se demande d&rsquo;abord si elle est vraiment la victime d&rsquo;un quelconque ostracisme. Puis les &eacute;v&eacute;nements font en sorte qu&rsquo;elle ne puisse plus en douter. Elle cherche &agrave; comprendre et questionne &agrave; cet effet la pharmacienne, qui lui r&eacute;pond de fa&ccedil;on plut&ocirc;t &eacute;vasive:</p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">C&rsquo;est &ccedil;a que vous devez comprendre, oh, je vous en prie, comprenez-le, c&rsquo;est que&hellip; vous et votre mari, vous n&rsquo;avez rien de sp&eacute;cial. Ce n&rsquo;est pas vous, pr&eacute;cis&eacute;ment vous, que cette ignominie attaque, d&rsquo;ailleurs qui vous conna&icirc;t, hein? &Agrave; part quelques individus qui, comme moi&hellip; Mais non, ce n&rsquo;est pas vous, c&rsquo;est&hellip; comment l&rsquo;exprimer&hellip; le caract&egrave;re intouchable de ce que vous &ecirc;tes, votre&hellip; votre raideur et votre puret&eacute;, votre aspect et vos habitudes, oh, comment l&rsquo;exprimer&hellip; [&hellip;] Vous portez sur votre figure ce qu&rsquo;on ne supporte pas d&rsquo;y voir&hellip; sur aucune figure&hellip; et c&rsquo;est quelque chose de profond&eacute;ment r&eacute;pugnant. (p. 28)</span></p> <p align="justify">Tandis que son mari pourrit dans la chambre conjugale et que Noget, le voisin &agrave; l&rsquo;apparence r&eacute;pugnante, s&rsquo;occupe de les nourrir tous les deux, Nadia doute. Ne s&rsquo;est-elle pas, finalement, imagin&eacute; &ecirc;tre victime de quelque chose? Toutefois, ce doute ne persiste pas: &laquo;Oui, ainsi, tout est notre faute ⎯ la responsabilit&eacute; de cette monstrueuse incompr&eacute;hension, elle nous revient &agrave; nous deux, mon cher Ange et moi.&raquo; (p. 74) Nadia d&eacute;cide de quitter Bordeaux, d&rsquo;autant plus que tout le monde la presse d&rsquo;en faire ainsi. Elle r&egrave;gle quelques trucs avec son ancien mari, le p&egrave;re de son fils chez qui elle d&eacute;cide d&rsquo;aller refaire sa vie, en attendant que Ange se soit r&eacute;tabli et qu&rsquo;il la rejoigne l&agrave;-bas. Elle s&rsquo;en va donc, plus grosse que jamais, convaincue que c&rsquo;est l&agrave; le r&eacute;sultat de l&rsquo;action conjugu&eacute;e de toute la nourriture lourde ing&eacute;r&eacute;e sous les bons soins de Noget, et de la m&eacute;nopause qu&rsquo;elle entame selon elle. En route vers la Corse (o&ugrave; habite Ralph, son fils, ainsi que sa femme Yasmine et leur fille Souhar), elle croise une jeune femme qui se montre charmante et pleine de bonnes intentions &agrave; son &eacute;gard. Est-elle seulement morte ou vivante, cette Nathalie? En effet, lors d&rsquo;une nuit pass&eacute;e en voiture, elle montre &agrave; Nadia un visage bien diff&eacute;rent de celui qu&rsquo;elle arborait quelques heures auparavant:</p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Elle tourne la t&ecirc;te vers moi de trois quarts. Je pousse un cri, ferme les yeux. Je les rouvre pour les garder fix&eacute;s devant moi. Une face assombrie et priv&eacute;e de toute chair, une t&ecirc;te de cadavre d&eacute;j&agrave; d&eacute;compos&eacute; sur laquelle on aurait pos&eacute; par d&eacute;rision ou d&eacute;sir d&rsquo;&eacute;pouvanter une perruque blonde. Mes l&egrave;vres et mes mains tremblent. Nathalie est morte, me dis-je. Comment est-ce possible? Quelle est la r&eacute;alit&eacute; de tout cela? (p. 207)</span></p> <p align="justify">Quelle est la r&eacute;alit&eacute; de tout cela, en effet? Nous y reviendrons. Nadia arrive chez son fils pour constater qu&rsquo;il habite d&eacute;sormais avec une femme nomm&eacute;e Wilma et qu&rsquo;on ne doit parler dans leur maison ni de Yasmine ni de Souhar. Wilma, gyn&eacute;cologue professionnelle, ausculte Nadia et confirme ce que Noget lui avait affirm&eacute; au moment de son d&eacute;part de Bordeaux: elle est enceinte de quelque chose de &laquo;diabolique&raquo; (p. 250) Les retrouvailles entre la m&egrave;re et le fils sont am&egrave;res et la pr&eacute;sence de Wilma dans la grande maison froide ne vient pas all&eacute;ger l&rsquo;atmosph&egrave;re. Nadia constate sa faute et les cons&eacute;quences de cette m&ecirc;me faute, toujours innomm&eacute;e: &laquo;Je suis marqu&eacute;e, me dis-je, des stigmates &eacute;vidents d&rsquo;une ignominie, quand bien m&ecirc;me elle n&rsquo;a pas de nom.&raquo; (p. 265) Elle retrouve ensuite, par hasard &agrave; San Augusto, ses vieux parents qui y habitent d&eacute;sormais et qui prennent soin de Souhar, en cachette de Wilma. Cette derni&egrave;re aurait, selon eux, cuisin&eacute; Yasmine; ils prot&egrave;gent la petite d&rsquo;un sort semblable. Nadia s&rsquo;installe chez eux, bien qu&rsquo;elle ne les ait pas vus depuis plus de trente-cinq ans. Elle accouche, en silence et en secret, d&rsquo;une &laquo;chose noire et luisante, fugitive&raquo; (p. 295) qui se sauve d&rsquo;elle-m&ecirc;me de la maison familiale. Finalement, Nadia rencontre Ange sur la plage, tout &agrave; fait gu&eacute;ri, et sa nouvelle compagne ⎯ Corinna Daoui, amie d&rsquo;enfance de Nadia, prostitu&eacute;e, derni&egrave;re flamme connue de son ex-mari qui vient tout juste de mourir. Ils prennent du soleil et s&rsquo;amusent, bronz&eacute;s comme des vacanciers. Nadia refuse de se joindre &agrave; eux pour prendre un verre. Le r&eacute;cit se termine sur ce refus.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>R&eacute;alisme magique qui se refuse et parano&iuml;a narrative</strong></span></p> <p align="justify">S&rsquo;il est plut&ocirc;t ais&eacute; de d&eacute;montrer que le r&eacute;alisme magique caract&eacute;rise bien certains autres titres de Marie NDiaye (<em>La Sorci&egrave;re</em> en est un exemple fort int&eacute;ressant), le cas est bien diff&eacute;rent avec <em>Mon c&oelig;ur &agrave; l&rsquo;&eacute;troit</em>. Pour &ecirc;tre r&eacute;aliste magique une fiction doit r&eacute;pondre aux trois crit&egrave;res suivants: tout d&rsquo;abord, le surnaturel dans le texte ne doit pas &ecirc;tre pr&eacute;sent&eacute; comme probl&eacute;matique; ensuite, la contradiction ou l&rsquo;opposition entre le naturel et le surnaturel doit &ecirc;tre r&eacute;solue dans la fiction; finalement, il ne doit pas y avoir de jugement par rapport &agrave; la v&eacute;racit&eacute; des &eacute;v&eacute;nements dans la fiction, les deux niveaux de r&eacute;alit&eacute; n&rsquo;&eacute;tant pas hi&eacute;rarchis&eacute;s<a name="note1" href="#note1a">[1]</a>. Ces trois conditions, bien qu&rsquo;elles n&rsquo;impliquent pas n&eacute;cessairement que la narration soit assum&eacute;e par une instance ext&eacute;rieure au r&eacute;cit, sont plus facilement remplies lorsque l&rsquo;histoire est racont&eacute;e par un narrateur qui n&rsquo;agit pas &agrave; titre de personnage dans le monde fictionnel du roman. Dans <em>Mon c&oelig;ur &agrave; l&rsquo;&eacute;troit</em>, Nadia est l&rsquo;unique narratrice de son r&eacute;cit et c&rsquo;est &agrave; travers son regard et sa focalisation que la suite &eacute;v&eacute;nementielle parvient jusqu&rsquo;au lecteur. Les descriptions op&eacute;r&eacute;es par Nadia orientent donc la lecture et forcent le rejet de l&rsquo;hypoth&egrave;se du r&eacute;alisme magique. Par exemple: &laquo;Le tram passe juste derri&egrave;re moi dans un sifflement furieux. / <em>Le tramway me guette, cherche &agrave; me pi&eacute;ger, il fonce pour m&rsquo;&eacute;craser, volontairement</em>.&raquo; (p. 119, l&rsquo;italique est originale.) Le tramway de Bordeaux cherche-t-il vraiment &agrave; la tuer, ou ne s&rsquo;agit-il pas plut&ocirc;t d&rsquo;une hallucination de sa part, d&rsquo;une perception parano&iuml;aque d&rsquo;un &eacute;v&eacute;nement tout &agrave; fait naturel? La question se pose, d&rsquo;autant plus que l&rsquo;utilisation de l&rsquo;italique dans un contexte comme celui-ci oppose les deux niveaux de&nbsp; &laquo;r&eacute;alit&eacute;&raquo;: d&rsquo;un c&ocirc;t&eacute;, celui du tramway qui circule sur ses rails; de l&rsquo;autre, celui du tramway anim&eacute; de pulsions et de d&eacute;sirs n&eacute;gatifs &agrave; l&rsquo;&eacute;gard de Nadia. Plus loin, elle affirme que le brouillard change la g&eacute;ographie de sa ville qu&rsquo;elle conna&icirc;t par c&oelig;ur, que cette ville qu&rsquo;elle aime tant cherche d&eacute;sormais &agrave; la tromper:</p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">C&rsquo;est donc que la ville elle-m&ecirc;me cherche &agrave; me fourvoyer, ma ch&egrave;re ville dont je croyais la fid&eacute;lit&eacute; irr&eacute;ductible.(p. 123)<br /> Il me semble que la ville se contorsionne sous mes yeux &ndash; l&agrave;, une rue se d&eacute;ploie et s&rsquo;affine, &agrave; c&ocirc;t&eacute; le boulevard s&rsquo;&eacute;largit et multiplie ses virages. C&rsquo;est le brouillard, me dis-je, ce sont ces longues bandes blanches mouvantes qui d&eacute;naturent les perspectives. N&rsquo;est-ce pas le brouillard, vraiment? (p. 124)</span></p> <p align="justify">La narration est modul&eacute;e tant&ocirc;t par l&rsquo;utilisation de l&rsquo;italique, tant&ocirc;t par le choix des mots employ&eacute;s par le personnage: &laquo;Il me semble&raquo;, &laquo;Ou bien&raquo;, &laquo;me dis-je&raquo;, etc. &Agrave; nous, il semble qu&rsquo;on tente de freiner les inf&eacute;rences interpr&eacute;tatives du lecteur: la r&eacute;ponse que fournirait le r&eacute;alisme magique &eacute;tant &eacute;cart&eacute;e, que reste-t-il? Rien, sinon un doute. Nadia &eacute;tait-elle enceinte? A-t-elle vraiment donn&eacute; naissance &agrave; une sorte de d&eacute;mon qui a ensuite pris la fuite? Wilma mange-t-elle vraiment de la viande humaine? Tant de questions qui ne trouvent pourtant pas de r&eacute;ponse dans l&rsquo;univers du texte. D&rsquo;ailleurs, qu&rsquo;en est-il de cet ostracisme dont ont &eacute;t&eacute; victimes Ange et Nadia? Il ne nous reste qu&rsquo;&agrave; postuler que nous sommes mis en pr&eacute;sence d&rsquo;une narration parano&iuml;aque dans Mon c&oelig;ur &agrave; l&rsquo;&eacute;troit. Nadia s&rsquo;imagine peut-&ecirc;tre bien des choses, mais tout de m&ecirc;me; cette r&eacute;ponse formul&eacute;e trop vite ne permet pas de faire sens du tout probl&eacute;matique qu&rsquo;est le roman de NDiaye.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Et la litt&eacute;rature ?</strong></span></p> <p align="justify">Nul besoin de r&eacute;p&eacute;ter que le r&eacute;cit, chez NDiaye, ne se conforte pas dans les avenues attendues des sch&eacute;mas narratifs communs. C&rsquo;est ce que l&rsquo;on constate d&rsquo;ailleurs une fois de plus avec Mon c&oelig;ur &agrave; l&rsquo;&eacute;troit: il est &eacute;vident que le paradigme narratif est remis en question, brass&eacute; un peu, mis &agrave; mal, m&ecirc;me. Quant au passage de NDiaye de Minuit vers Gallimard&hellip; s&rsquo;il est symptomatique de quelque chose, ce n&rsquo;est certainement pas d&rsquo;un renouvellement de sa propre vraisemblance po&eacute;tique: <em>Mon c&oelig;ur &agrave; l&rsquo;&eacute;troit</em> s&rsquo;inscrit dans la continuit&eacute; et ne marque pas de nouvelle &laquo;p&eacute;riode&raquo; dans l&rsquo;&oelig;uvre de l&rsquo;auteure.</p> <p><a name="note1a" href="#note1">1</a>Voir, entre autres, Amaryll Beatrice Chanady, <em>Magical Realism and the Fantastic: Resolved Versus Unresolved Antinomy</em>, New York &amp; London, Garland Publishing, Inc., 1985.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/entre-realisme-magique-et-paranoia-narrative#comments Espace France Indétermination NDIAYE, Marie Réalisme magique Roman Fri, 20 Mar 2009 13:12:00 +0000 Pierre-Luc Landry 87 at http://salondouble.contemporain.info