Salon double - ROLIN, Olivier http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/261/0 fr Le mauvais rêve de la pensée http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-mauvais-r-ve-de-la-pens-e <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/cote-fournier-laurence">Côté-Fournier, Laurence </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/les-occidentales">Les Occidentales</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: right;">« Ainsi ridiculisons les paroles par la catastrophe, – l’abus simple des paroles. »<br />Francis Ponge<br />&nbsp;</p> <p>Il n’est guère besoin d’une attention soutenue pour constater la fortune actuelle des termes de «bonheur» et d’«épanouissement personnel» dans le discours ambiant, récupérés à toutes les sauces tant par les médias que par les grandes puissances commerciales. Tandis que Coca-Cola lance sur les routes du Québec sa «brigade du bonheur», les journaux et la télévision auraient abdiqué une part de leur rôle critique pour sombrer dans la «madamisation», perspective sur le monde orientée principalement par le confort et l’art de vivre, ainsi que l’a dénoncé Stéphane Baillargeon dans un article virulent paru dans<em> Le Devoir</em> en mars dernier <span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong><a name="renvoi1"></a><a href="#note1">[1]</a></strong></span>. À l’opposé des déclarations axées sur la félicité et le bien-être, Maggie Roussel a, dans le long poème ininterrompu qui forme <em>Les Occidentales</em>, constitué un florilège de «pensées négatives» – titre initialement prévu pour le recueil –, formé de fragments hétéroclites et d’aphorismes prosaïques. «Nous manquons de démotivation» (65), écrit Mathieu Arsenault en postface du recueil, et pour pallier cette carence, <em>Les Occidentales</em> viennent rappeler au lecteur la nécessité de la négativité qu’exhalent les vers de Maggie Roussel.</p> <p>«Donner une chance à l’amour» (32), «grattez et courez la chance de gagner» (14),&nbsp; «la balle est dans mon camp» (35): ces expressions toutes faites qui sont égrenées au fil du recueil apparaissent comme partie intégrante d’une sorte de savoir commun, acquis et réconfortant. Mécaniques bien huilées et parfaitement intériorisées, elles constituent l’arrière-plan de nos paysages mentaux. Si ces phrases semblent anodines, la menace latente que leur optimisme recèle est accentuée par la construction du recueil. Rapidement, en faisant grimper de quelques degrés le caractère affirmatif de ces déclarations, se trouve exclue une noirceur qui ne peut qu’être de mauvais goût, voire contagieuse, puisqu’«[u]ne certaine morale a le négatif en horreur, comme s’il s’agissait d’une lèpre» (43). Or, malgré l’étouffement exercé par le «corset des pensées positives» (41), la négativité affleure et le retour du refoulé ne peut manquer de survenir, hantant le sujet comme le signe de son échec à pleinement s’épanouir ainsi qu’on lui enjoint de le faire. Le texte prend alors la forme d’une autocritique impitoyable, et le quotidien se transforme en ratage permanent et ridicule: «L’imbécillité des messages que je laisse en boîte vocale» (19); «Mal donner la main». (14) Tandis que la haine de soi et le désir d’abandonner augmentent, même les paroles d’une chanson populaire, «Nous n’irons plus au bois» (11), prennent un air défaitiste. L’inévitable culpabilité personnelle qui en découle devient celle de l’Occidental devant le luxe et le confort de son mode de vie. L’incapacité à rencontrer les standards d’accomplissement de soi dans un cadre aussi propice au succès et au bonheur n’en serait en effet que plus navrant: «Mon stress permanent est la rançon de la richesse occidentale (il est dérisoire)» (31). Faute d’une lutte nécessaire à mener pour assurer sa subsistance au quotidien, l’Occidental retourne le combat contre lui-même et contre sa propre volonté vacillante.</p> <p><span style="color: rgb(105, 105, 105);"><strong>Des bonheurs d’expression</strong></span><br />Dans les dernières décennies, et en particulier sur la scène littéraire française, le domaine poétique a pu parfois donner le sentiment aux observateurs de se réduire à un volet «lyrique» ou «intimiste» opposé à un versant plus «formaliste» au fil des débats et polémiques entre défenseurs des deux camps, Jean-Michel Maulpoix (<em>Du lyrisme</em>) pouvant être perçu comme le champion du premier camp;&nbsp; Jean-Marie Gleize (<em>À noir</em>) et Christian Prigent (<em>Ceux qui merDrent</em>), comme ceux du second <a name="renvoi2"></a><a href="#renvoi2"><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong>[2]</strong></span></a>. S’il me semble vain de reprendre cette division quelque peu factice, Gleize et Prigent ont cependant, dans leur tentative de rendre compte de la volonté qui animait les héritiers de l’avant-garde et autres «grands irréguliers», travaillé à définir une certaine «modernité négative» à laquelle il est possible de rattacher le recueil de Maggie Roussel. Cette modernité négative se définit notamment par l’autocritique incessante qui l’anime et par sa distanciation vis-à-vis des puissances supposées du langage, puissances qui se feraient trop facilement le relais du discours dominant. Pour les poètes qui lui sont associés, un soupçon pèse désormais sur toute image trop frappante, trop tonitruante:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p><span style="color: rgb(105, 105, 105);">[…] comment dire la présence de ces «oiseaux invisibles», sans raconter, sans décrire, sans alourdir les mots de tout le poids d’une psychologie vaseuse, de toute la glue des «bonheurs d’expression» et autres «trouvailles verbales», et autres beautés «poétiques»? </span><a name="renvoi3"></a><a href="#renvoi3"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><strong>[3]</strong></span></a></p> </blockquote> <p>Bien que plusieurs poètes contemporains français puissent être rattachés à cette mouvance (Phillipe Beck, Olivier Cadiot), il me paraît plus malaisé de lui trouver des héritiers au Québec, rendant d’autant plus singulière la démarche de Maggie Roussel. Dans <em>Les Occidentales</em>, la tentation de se laisser emporter dans le flot de ces «bonheurs d’expression» aptes à anoblir le poème est écartée aussitôt qu’elle surgit: «Boulevard des chagrins: c’est encore trop joli» (11). Les réflexions sur l’écriture et les difficultés esthétiques et critiques que pose la construction poétique reviennent de façon incessante, sans qu’aucune certitude ne tienne. Ici, au cœur d’une éthique du pessimisme qui ne peut accueillir sans méfiance toute tentation de plaire par la beauté et par des effets de style grandiloquents, «l’écriture se construit à partir de loques» (53). Le travail du poète, qui cherche à penser son écriture en tâchant d’éviter de se laisser prendre au miroir aux alouettes des belles images, ne diffère ici pas grandement de celui des divers locuteurs anonymes qui défilent les uns après les autres dans le recueil et qui doivent aussi se ménager un espace propre à la réflexion malgré l’écran de pensées positives qui les coupe du réel. Pour tous, l’écartèlement entre l’adhésion à un discours dominant parfaitement intériorisé et la volonté d’y échapper est inévitable.</p> <p>Les vers de Maggie Roussel, à rebours d’une acception généralisée de la poésie qui en fait le mode d’expression privilégié du «je» et de la subjectivité de l’auteur, ne semblent naître d’aucune voix particulière. Plutôt, ils enregistrent les paroles ambiantes et les bribes de discours dans une polyphonie schizophrénique. Ces fragments vont du plus affirmatif («Trop de compromis entraîne une diminution du charisme» [15]) au plus inquiet («Le doute, mais jusqu’où? Dites-le, dites le degré acceptable de doute» [30]). Une déclaration étant tôt contredite par une autre, aucun vers, pris en lui-même, n’apparaît porteur d’une vérité et d’un sens purs. Plutôt, pour reprendre des propos tenus par Prigent sur la portée critique de la modernité négative, la signification du recueil «s’invent[e] en négatif, dans le revers d’un ressassement du bruitage immonde que fait le monde dit réel (le monde planétairement représenté par l’idiolecte médiatique).» <a name="renvoi4"></a><a href="#renvoi4"><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong>[4] </strong></span></a>Les voix prescriptives n’émanent de nul endroit précis, elles ne sont pas davantage celles d’un sujet en particulier que celles émanant d’une véritable autorité, comme si chacun avait parfaitement assimilé les balises qui délimitent le périmètre acceptable de sa pensée. À ce titre, la dégradation qui se dessine au fil du «texte catastrophé» (9) des <em>Occidentales</em> menace toute parole singulière, écrasée sous le poids des discours: «Dans la tête: des spots publicitaires, des clichés en tous genres et des lieux communs; la pensée se débat comme dans un mauvais rêve» (11). Analysés dans un cadre sociologique, les lieux communs possèdent une fonction positive: ils forgent les liens entre l’individu et la communauté à laquelle celui-ci appartient en dessinant un espace de communication possible entre les deux partis. Toutefois, plus fréquemment, les lieux communs sont perçus négativement, comme des clichés réitérés bêtement par une voix qui ne fait que reprendre des pensées prémâchées, une voix prisonnière d’une doxa oppressante. C’est certainement cette acception qui prévaut ici. Or, les vers de Maggie Roussel, en teintant d’angoisse ou d’humour ces phrases figées, jouent de la dissonance en laissant transparaître une singularité là où il semblait impossible qu’elle puisse éclore.</p> <p><span style="color: rgb(105, 105, 105);"><strong>Des puces en liberté</strong></span><br />Cette forme de résistance laisse des traces ailleurs dans le recueil. Un bestiaire se constitue peu à peu à la lecture de celui-ci, zoo rassemblant les moins glorieuses des créatures: ânes, moufettes ou cancrelats. Ce parti pris pour ces animaux mal-aimés est aussi celui d’un parti pris affiché pour l’échec et la petitesse, manière d’«organiser son pessimisme» qui répudie l’éclat des projecteurs pour tracer sa voie à la lumière ténue des lucioles<span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong> <a name="renvoi5"></a><a href="#renvoi5">[5]</a></strong></span>. En effet, si une forme existe pour la subversion du discours positif, elle ne peut se définir que dans la faiblesse et la précarité: «parasites de gros animaux, sommes des puces en liberté» (53), ou encore «Ânes, ânons, ânesses. Sommes nombreux. Et doux» (63). Pour emprunter à Gilles Deleuze sa terminologie, opter pour le «devenir cancrelat» – allusion explicite à Kafka (25) –, ou pour le «devenir âne» –&nbsp; référence à l’âne martyr d’<em>Au hasard Balthazar</em> (22) –, serait la seule façon de ne pas tomber dans une négativité elle-même si claironnante, si affirmative, qu’elle en vienne à offrir un contentement dangereux à celui qui s’en réclame. Les fraternités et communautés d’êtres médiocres qui sont évoquées par ces comparaisons et par ces parallèles ne peuvent véritablement prétendre à la grandeur tragique des sujets nobles. La dissidence fière et la révolte jubilatoire sont donc écartées, en faveur d’une énonciation que l’auteure tient éloignée du spectaculaire.</p> <p>C’est plutôt le détournement léger qui est pratiqué par Maggie Roussel, forme de pas de côté qui transforme les proverbes et les vérités connues pour leur faire perdre un peu de leur force et exposer les limites de leur savoir. Ainsi est-il déclaré que «la nuit, et le jour souvent, tous les chats sont gris» (27), manière plus ludique que violente de se défaire du poids des pensées toutes faites. Or, même le plus léger des désirs de subversion demande un effort continuel à celui qui le porte. Dans le mouvement d’alternance entre pensées positives et négatives qui forme le poème – et les pensées négatives dépassent largement les premières en nombre –, la conscience subjective maintient vivant le questionnement en le relançant constamment, en ne figeant jamais la dialectique autour d’un pôle. Les mêmes pensées sont ressassées d’une manière obsessive, des phrases quasi identiques revenant à maintes reprises au fil du recueil. Le mouvement n’est jamais arrêté jusqu’au «générique de la fin sans fin» (63). Alors que les pensées positives ne cessent pas de résonner dans la conscience du sujet, les pensées négatives affluent tout de même «comme par marées» (29). Cette marée noire, pour aussi destructrice qu’elle paraisse, est néanmoins ce qui sauve l’esprit clos de la stagnation auquel il serait livré sous le soleil immanquablement radieux de l’optimisme, et ce qui vient ainsi réitérer la paradoxale valeur de la négativité.</p> <p><span style="color: rgb(105, 105, 105);"><strong>Bibliographie</strong></span></p> <p>Maggie Roussel,<em> Les Occidentales</em>, Montréal, Le Quartanier, 2010, 74 p.</p> <p><br />Mathieu Arsenault,<em> Le lyrisme à l’époque de son retour</em>, Montréal, Nota Bene, collection "Nouveaux essais Spirale", 2007, 171 p.</p> <p>Stéphane Baillargeon, «La madamisation», dans <em>Le Devoir</em>, 21 mars 2011, en ligne : <a href="http://www.ledevoir.com/societe/medias/319211/medias-la-madamisation">http://www.ledevoir.com/societe/medias/319211/medias-la-madamisation</a>. (Consulté le 12 août 2011).</p> <p>Georges Didi-Huberman, <em>Survivance des lucioles</em>, Paris, Éditions de Minuit, collection "Paradoxe", 141 p.</p> <p>Jean-Marie Gleize, <em>À noir. Poésie et littéralité</em>, Paris, Seuil, collection "Fiction &amp; cie", 1992, 229 p.</p> <p>Christian Prigent, <em>Salut les anciens, salut les modernes</em>, Paris, P.O.L., 2000, 224 p.</p> <p><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong><a name="note1"></a><a href="#renvoi1">[1]</a></strong></span> Stéphane Baillargeon, «La madamisation», dans <em>Le Devoir</em>, 21 mars 2011, en ligne : <a href="http://www.ledevoir.com/societe/medias/319211/medias-la-madamisation">http://www.ledevoir.com/societe/medias/319211/medias-la-madamisation</a>. (Consulté le 12 août 2011).</p> <p><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong><a name="note2"></a><a href="#renvoi2">[2]</a></strong></span> Les enjeux de ce débat entre deux conceptions opposées de la poésie contemporaine, débat que j’ai très sommairement évoqué ici, sont développés dans un ouvrage de Jean-Marie Gleize, <em>À noir. Poésie et littéralité</em>, Paris, Seuil (Fiction &amp; cie), 1992, 229 p. Dans une même optique, Mathieu Arsenault a aussi exploré ces questions, notamment en lien avec les problématiques liées à la tradition littéraire, dans son essai <em>Le lyrisme à l’époque de son retour</em>, Montréal, Nota Bene (Nouveaux essais Spirale), 2007, 171 p.</p> <p><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong><a name="note3"></a><a href="#renvoi3">[3]</a></strong></span> Jean-Marie Gleize, <em>À noir. Poésie et littéralité</em>, op. cit., p. 127</p> <p><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong><a name="note4"></a><a href="#renvoi4">[4]</a> </strong></span>Christian Prigent, <em>Salut les anciens, salut les modernes</em>, Paris, P.O.L., 2000, p. 18.</p> <p><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong><a name="note5"></a><a href="#renvoi5">[5]</a></strong></span> Georges Didi-Huberman développe ces métaphores dans <em>Survivance des lucioles</em>, Paris, Éditions de Minuit (Paradoxe), 2009, en poursuivant la réflexion de Walter Benjamin sur le pessimisme.</p> <p>&nbsp;<br />&nbsp;<br />&nbsp;<br />&nbsp;<br />&nbsp;<br />&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-mauvais-r-ve-de-la-pens-e#comments ARSENAULT, Mathieu BAILLARGEON, Stéphane DIDI-HUBERMAN, Georges France GLEIZE, Jean-Marie Ironie Lieux communs Mise à distance négativité PRIGENT, Christian Québec ROLIN, Olivier Poésie Thu, 15 Sep 2011 19:47:24 +0000 Laurence Côté-Fournier 370 at http://salondouble.contemporain.info Le sauvetage du temps http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-sauvetage-du-temps <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/letendre-daniel">Letendre, Daniel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/un-chasseur-de-lions">Un chasseur de lions</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p>&laquo;C&rsquo;est une des po&eacute;tiques cons&eacute;quences du temps qui passe: les t&eacute;moins meurent, puis ceux qui ont entendu raconter les histoires, le silence se fait, les vies se dissipent dans l&rsquo;oubli, le peu qui ne s&rsquo;en perd pas devient roman, qui a ainsi &agrave; voir avec la mort.&raquo; (p. 22) Cette phrase, situ&eacute;e dans les toutes premi&egrave;res pages du dernier roman d&rsquo;Olivier Rolin, <em>Un chasseur de lions </em>(2008), r&eacute;sume le projet qui anime l&rsquo;auteur depuis <em>M&eacute;ro&eacute;</em> (1998) et <em>Tigre en papier</em> (2002): saisir et relancer dans le temps ce qu&rsquo;il reste d&rsquo;une vie, d&rsquo;une image, d&rsquo;une histoire. Faisant de constants allers-retours entre le pr&eacute;sent de la narration (mis entre parenth&egrave;ses) et le pass&eacute; qu&rsquo;il relate, l&rsquo;auteur assure la continuit&eacute; de l&rsquo;Histoire tout en prenant acte de la profonde transformation d&rsquo;un r&eacute;el, qui faute de transmission, est menac&eacute; d&rsquo;oubli. &Agrave; ce titre, les observations du narrateur lors de ses nombreux p&egrave;lerinages vers les lieux fr&eacute;quent&eacute;s par le peintre Manet et son ami Eug&egrave;ne Pertuiset, le chasseur de lions en question, ne cessent de faire la preuve de l&rsquo;effacement progressif du pass&eacute; et, par cons&eacute;quent, de l&rsquo;absence &eacute;loquente d&rsquo;une m&eacute;moire des lieux:<br /> &nbsp;</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">(Tu te rends au 1, rue du D&ocirc;me. Cela fait longtemps que, de ces hauteurs de Chaillot, on ne le voit plus, ce d&ocirc;me des Invalides qui a donn&eacute; son nom &agrave; la rue [&hellip;]. L&rsquo;id&eacute;e a quelque chose de s&eacute;duisant, d&rsquo;une rue tirant son nom des lointains qu&rsquo;on y d&eacute;couvrait, et qui ont d&eacute;sormais disparu derri&egrave;re la croissance de la ville. On se demande m&ecirc;me si &ccedil;a n&rsquo;a pas quelque chose &agrave; voir avec la litt&eacute;rature, ce nom qui parle d&rsquo;une perspective effac&eacute;e, qui inscrit une pr&eacute;sence abolie). (p. 40)<br /> </span></p> <p>Le nom, le mot, le livre n&rsquo;est donc plus une repr&eacute;sentation de ce qui est, mais plut&ocirc;t un t&eacute;moin de la disparition &agrave; la fois d&rsquo;un r&eacute;el qui, &agrave; juste titre, est pass&eacute;, et aussi d&rsquo;un savoir dont on a n&eacute;glig&eacute; la conservation. Du coup, le roman qui trouve sa gen&egrave;se dans la mort &ndash; celle d&rsquo;un r&eacute;el petit &agrave; petit &eacute;touff&eacute; par l&rsquo;oubli &ndash; n&rsquo;est pas tant une tentative d&rsquo;en faire le deuil, d&rsquo;exorciser les fant&ocirc;mes d&rsquo;un pass&eacute; qui ne cessent de nous poursuivre (comme celui de Pertuiset qui pourchasse le narrateur), qu&rsquo;une volont&eacute; de sauver ce qui est menac&eacute; d&rsquo;immersion dans le courant du temps, de l&rsquo;emp&ecirc;cher d&rsquo;&ecirc;tre englouti sous les grains du sablier.<br /> &nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les &eacute;vacu&eacute;s de l&rsquo;Histoire</strong></span></p> <p>Dans un r&eacute;cit intitul&eacute; &laquo;Le T&eacute;moin&raquo;, Borges pose la question suivante: &laquo;Qu&rsquo;est-ce qui mourra avec moi quand je mourrai? Quelle forme path&eacute;tique ou p&eacute;rissable le monde perdra-t-il?<a name="note1" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>&raquo; Cette interrogation, plusieurs fois cit&eacute;e par Rolin, est la pierre d&rsquo;assise de <em>Un chasseur de lions.</em> Ce qui se dissimule derri&egrave;re ce que Rolin a nomm&eacute;, dans <em>M&eacute;ro&eacute;,</em> &laquo;l&rsquo;histoire clandestine&raquo; est non seulement l&rsquo;&eacute;vocation de ces civilisations qui surgissent et disparaissent sans laisser de traces, mais &eacute;galement toutes les anecdotes qui constituent une vie. En somme, fait partie de l&rsquo;histoire clandestine tout ce qui n&rsquo;est pas &eacute;crit dans les notices encyclop&eacute;diques, tout ce qui ne fait pas l&rsquo;Histoire; tous ces &eacute;l&eacute;ments qui &ndash; pour paraphraser la citation de Borges &ndash; meurent en m&ecirc;me temps que nous. Un chasseur de lions s&rsquo;efforce pr&eacute;cis&eacute;ment d&rsquo;extirper du magma historique un savoir qui n&rsquo;est ni g&eacute;r&eacute; ni class&eacute;, ni r&eacute;pertori&eacute; ni d&eacute;termin&eacute; par les notions et les r&egrave;gles arbitraires de l&rsquo;historiographie classique. En s&rsquo;attachant au personnage d&rsquo;Eug&egrave;ne Pertuiset, Rolin donne &agrave; lire une histoire enfouie et &eacute;cras&eacute;e sous le poids de la grande histoire mais, surtout, d&rsquo;un pr&eacute;sent amn&eacute;sique, qui est all&eacute; jusqu&rsquo;&agrave; faire dispara&icirc;tre, lors des travaux du Grand Louvre &agrave; la fin des ann&eacute;es 1980, la &laquo;triviale balise&raquo; (p. 46) &ndash; une plaque d&rsquo;&eacute;gout &ndash; qui marquait &laquo;le centre approximatif de ce qui fut la Salle des Mar&eacute;chaux&raquo; (<em>id.</em>) du palais des Tuileries.</p> <p>Pertuiset est un explorateur rat&eacute;, un inventeur maladroit, un peintre sans v&eacute;ritable talent, un chasseur de lions qui n&rsquo;en a tu&eacute; qu&rsquo;un seul. Pourtant, il a fray&eacute; avec le grand milieu culturel du Second Empire et de la Troisi&egrave;me R&eacute;publique &ndash; Manet en a d&rsquo;ailleurs fait le portrait dans un tableau intitul&eacute; &laquo;Pertuiset, le chasseur de lions&raquo;, tableau pour lequel il a remport&eacute; une &laquo;seconde m&eacute;daille&raquo; au Salon de 1881; Pertuiset a aussi particip&eacute; &agrave; des f&ecirc;tes pr&egrave;s de Pigalle o&ugrave; fol&acirc;traient Verlaine, Charles Cros et Mallarm&eacute;; il a &eacute;t&eacute; le premier explorateur fran&ccedil;ais de la Terre de Feu, etc. En d&eacute;pit de toutes ces r&eacute;alisations, les livres d&rsquo;histoires ont occult&eacute; le personnage &ndash; puisqu&rsquo;un tel homme ne peut &ecirc;tre qualifi&eacute; autrement &ndash; de la &laquo;m&eacute;moire nationale fran&ccedil;aise&raquo;. Par l&rsquo;entremise de cet homme cach&eacute;, clandestin dans l&rsquo;histoire fran&ccedil;aise, Rolin pr&eacute;sente une version du Paris du dernier tiers du XIXe si&egrave;cle qui n&rsquo;est pas uniquement la p&eacute;riode faste du si&egrave;cle &ndash; celle du boulevard des Italiens et de la Maison Dor&eacute;e o&ugrave; se r&eacute;unissaient les grands artistes de ce temps, lieux qui &laquo;furent un centre du monde&raquo; (p. 59) &ndash; mais aussi un monde r&eacute;sultant de l&rsquo;&eacute;chec de la R&eacute;volution de 1848 et de celui de la Commune de 1871. En ce sens, Rolin fait de Pertuiset le chronotype parfait de cette &eacute;poque, puisque sous des dehors exub&eacute;rants et somptueux se cache un homme dont la vie ne peut &ecirc;tre mesur&eacute;e que par les &eacute;checs qui la bornent et la rendent, dans la d&eacute;faite glorieuse.</p> <p>Or, en suivant la trace des &eacute;checs de Pertuiset dans la ville de Paris et jusqu&rsquo;en Patagonie, le narrateur ne constate pas uniquement l&rsquo;oubli dans lequel est tomb&eacute; le personnage: il devient aussi t&eacute;moin de la disparition de son propre pass&eacute;, de la d&eacute;ch&eacute;ance dans laquelle se trouvent les lieux o&ugrave; il a attach&eacute; une partie de sa vie, les histoires inachev&eacute;es qu&rsquo;il y a laiss&eacute; en plan: &laquo;Et maintenant, un quart de si&egrave;cle plus tard, tu remontes l&rsquo;<em>avenida</em> Men&eacute;ndez, pensant &agrave; cette fille qui ne sait pas, n&rsquo;a jamais su qu&rsquo;un type venu de Paris l&rsquo;avait trouv&eacute;e jolie.&raquo; (p. 150) L&rsquo;intercalation du pr&eacute;sent de la narration au portrait de Pertuiset permet de mettre en parall&egrave;le les &eacute;checs du personnage et ceux du narrateur. Pertuiset n&rsquo;est donc plus uniquement le chronotype de la fin du XIXe si&egrave;cle: il devient l&rsquo;exemple type de chacun de nous. L&rsquo;histoire clandestine (celle qui se cache dans les parenth&egrave;ses de l&rsquo;Histoire) est donc &agrave; la fois celle des civilisations et des personnes oubli&eacute;es, mais &eacute;galement celle des &eacute;checs et des doutes formant la vie de chacun et qui sont, au m&ecirc;me titre que les guerres romaines ou les Croisades, l&rsquo;assise de l&rsquo;histoire de l&rsquo;humanit&eacute;. Rolin exhume ces anecdotes de l&rsquo;Histoire, toutes ces erreurs et ces d&eacute;faites qui sont pour lui la force motrice des &eacute;v&eacute;nements, en m&ecirc;me temps que ce qui relie chaque homme &agrave; ceux qui l&rsquo;ont pr&eacute;c&eacute;d&eacute; et &agrave; ceux qui le suivront. L&rsquo;&eacute;chec et la d&eacute;faite permettent aux r&ecirc;ves de se perp&eacute;tuer et aux utopies irr&eacute;alis&eacute;es d&rsquo;&ecirc;tre reprises si&egrave;cle apr&egrave;s si&egrave;cle. Ces chim&egrave;res communes &agrave; tous, ces r&ecirc;ves d&eacute;laiss&eacute;s qui se passent de mains en mains depuis des si&egrave;cles d&eacute;finissent l&rsquo;humanit&eacute;.<br /> &nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Le pr&eacute;sent de la parenth&egrave;se</strong></span></p> <p>&Agrave; la toute fin du roman, le narrateur avoue que suivre la trace de Pertuiset &eacute;quivalait pour lui &agrave; &ecirc;tre parti &agrave; la recherche du &laquo;temps perdu: pays o&ugrave; la vie pass&eacute;e se m&ecirc;le &agrave; la vie r&ecirc;v&eacute;e.&raquo; (p. 235) S&rsquo;inscrivant de fa&ccedil;on &eacute;vidente dans une filiation proustienne, Rolin transforme tout de m&ecirc;me la notion de &laquo;temps perdu&raquo; pour l&rsquo;arrimer &agrave; son projet romanesque: le temps perdu est ce qu&rsquo;est toute vie, soit un m&eacute;lange de faits r&eacute;els et de fiction. <em>Un chasseur de lions</em> s&rsquo;ins&egrave;re ainsi parfaitement dans la veine des fictions biographiques que pratiquent plusieurs auteurs contemporains, depuis Claude Simon jusqu&rsquo;&agrave; Pierre Michon et Richard Millet. Comme chez ces derniers, l&rsquo;invention de la vie du personnage rencontr&eacute; par Rolin dans un livre il y a &laquo;un quart de si&egrave;cle [&hellip;], &agrave; Punta Arena, sur les bords du d&eacute;troit de Magellan&raquo;, puis sur une toile qu&rsquo;il &laquo;d&eacute;couvre il y a un an au<em> Museu de Arte</em> de S&atilde;o Paulo&raquo; (p. 12), correspond &agrave; l&rsquo;invention de sa propre vie, celle o&ugrave; se confondent les id&eacute;es de grandeur et les souvenirs. Le roman atteste qu&rsquo;&agrave; d&eacute;faut de pouvoir d&eacute;couvrir des filiations r&eacute;elles entre soi-m&ecirc;me et le pass&eacute;, il convient d&rsquo;en inventer pour rattacher le fil de son histoire &agrave; celui de gens qui nous ont pr&eacute;c&eacute;d&eacute;s, &agrave; celui de l&rsquo;humanit&eacute;, de fa&ccedil;on &agrave; se sentir en faire partie. Sans ces histoires anecdotiques, sans les liens imaginaires entre les diff&eacute;rentes &eacute;poques et leurs projets avort&eacute;s, sans cette repr&eacute;sentation fictionnelle du retour et de la simultan&eacute;it&eacute; des temps, le r&eacute;el &ndash; le pr&eacute;sent &ndash; et l&rsquo;homme qui s&rsquo;y trouvent en deviennent orphelins. Sans pass&eacute;, r&eacute;el ou fictif, le pr&eacute;sent n&rsquo;a alors plus d&rsquo;avenir, car il ne poss&egrave;de aucune repr&eacute;sentation de ce dont il h&eacute;rite, des id&eacute;aux qu&rsquo;il doit faire siens et perp&eacute;tuer ni des hasards et des &laquo;trop tard&raquo; dont son monde est issu. Sans profondeur historique, le pr&eacute;sent ne peut plus relancer la fl&egrave;che du temps: il est confin&eacute; &agrave; rester prisonnier de sa propre image. L&rsquo;entreprise de Rolin vise &agrave; contraindre temporairement un pr&eacute;sent plus grand que nature &agrave; l&rsquo;aide de parenth&egrave;ses pour laisser la parole au pass&eacute;, l&rsquo;inventer et ainsi sauver de la disparition des personnes et un temps qui sauront &agrave; leur tour sauver le pr&eacute;sent, le r&eacute;int&eacute;grer au r&eacute;cit du monde. Au final, comme &agrave; la toute fin de <em>Un chasseur de lions</em>, la parenth&egrave;se retenant le pr&eacute;sent dispara&icirc;tra pour qu&rsquo;il puisse &agrave; son tour passer et &ecirc;tre racont&eacute;.<br /> &nbsp;</p> <p align="justify" texte=""><a name="note1a" href="#note1">1</a>&nbsp;Jorge Luis Borges, &laquo;Le T&eacute;moin&raquo;, cit&eacute; par Olivier Rolin, &laquo;Un &eacute;crivain doit-il aimer son &eacute;poque?&raquo;, dans Annie Curien (dir.), <em>&Eacute;crire au pr&eacute;sent. D&eacute;bats litt&eacute;raires franco-chinois</em>, Paris, &Eacute;ditions MSH, 2004, p. 28.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-sauvetage-du-temps#comments BORGES, Jorge Luis Filiation France Histoire Mémoire ROLIN, Olivier Roman Fri, 15 May 2009 11:28:42 +0000 Daniel Letendre 121 at http://salondouble.contemporain.info