Salon double - VIEL, Tanguy http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/271/0 fr Et si le fils Kermeur n'existait pas? http://salondouble.contemporain.info/lecture/et-si-le-fils-kermeur-nexistait-pas <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/richir-alice">Richir, Alice</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/paris-brest">Paris-Brest</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>Cinquième des romans publiés par l'écrivain français Tanguy Viel,&nbsp;<em>Paris-Brest</em>&nbsp;retrace l'histoire d'une famille du Finistère, dont la grand-mère, qui a récemment fait fortune en épousant sur le tard un riche vieillard, est un soir victime d'un cambriolage. Les coupables ne sont autres que son petit-fils et un proche de ce dernier, constamment nommé le fils Kermeur. Ce petit-fils est aussi le narrateur du récit, qu'il nous conte tout en étant lui-même occupé à écrire ce qu'il appelle son «roman familial», soit une version plus «romanesque» (p.178) des mêmes événements. D'emblée, cette mise en abyme instaure un espace de jeu entre le niveau diégétique auquel la narration nous donne accès, et un récit intradiégétique que le narrateur nous dit avoir couché sur le papier:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>[…] j'avais ouvert l'histoire sur la mort de ma grand-mère, alors qu'en vérité elle se portait comme un charme, elle buvait du porto blanc, elle voyait jusqu'à la grille du jardin. Mais dans mon livre, non, il y avait son cadavre empoussiéré et toute la famille qui se tenait faussement digne devant le caveau tandis que les fossoyeurs faisaient descendre le cercueil suspendu à une corde (p.175).</p> </blockquote> <p>Cette seconde fiction creusée au cœur même de l'univers romanesque met en évidence les grands topoï empruntés au roman policier ou au film noir dont toute l'écriture de Viel se nourrit. Féru de ce genre fictionnel, qu’il évoque notamment dans un court texte intitulé significativement&nbsp;<em>Hitchcock, par exemple</em>&nbsp;(2010), Viel en maîtrise à merveille tous les codes: chacune de ses intrigues met en scène un protagoniste acculé, par la jalousie ou par la trahison, à commettre un acte désespéré; le tout dépeint dans une esthétique proche des films de Welles ou de Minnelli. Reste à découvrir ce qui se joue entre ces schèmes narratifs et leur&nbsp;<em>ré-actualisation</em>, c'est-à-dire à déterminer comment le recours à une trame actantielle éculée permet à Viel de dépasser les impasses du modèle romanesque traditionnel pour proposer une manière différente de penser le récit. Cette lecture ambitionne de trouver une réponse à cette question en se penchant sur un personnage intrigant, tant le rôle qu’il occupe au sein de&nbsp;<em>Paris-Brest</em>&nbsp;est ambigu.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Le narrateur comme réceptacle d’une parole et d’un mode d’agir</strong></span></p> <p>Si le fils Kermeur ne semble pas être à proprement parler un ami du narrateur, il dispose néanmoins d'une influence considérable sur la parole et la manière d'agir de celui-ci. Au fil du roman, le lecteur prend progressivement conscience que le discours du fils Kermeur imprègne de manière indélébile la narration, à tel point que les opinions, les valeurs et les actions de ce personnage atypique remplacent souvent les représentations du narrateur. Son ascendant sur ce dernier est tel que le vocabulaire dont il use parvient, dès les premières pages du roman, à conditionner la perception que le narrateur a du monde qui l’entoure:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Mais où donc avait-il été chercher une expression pareille et si cristalline en même temps, si efficace que je ne pouvais plus jamais faire comme si je ne l'avais pas entendue, la vieille dame. Et d'une certaine manière il avait gagné: pour moi aussi ma grand-mère était devenue «la vieille dame» (p. 12).</p> </blockquote> <p>Les quelques syntagmes que le narrateur emprunte au lexique du fils Kermeur transforment le regard qu’il pose sur sa grand-mère,&nbsp;<em>étrangéisant</em>&nbsp;ce visage autrefois familier pour le réduire à une figure archétypale. Il est intéressant de constater que cette contamination de point de vue opère un glissement d’un niveau fictionnel à l’autre: réduite à n’être plus que «la vieille dame», la grand-mère du narrateur se voit dépouillée de l’affectivité qui la relie à son petit-fils pour incarner parfaitement le rôle de la victime dans le «roman familial» qu’écrit ce dernier. Elle n’est plus, somme toute, que l’un des personnages d’une trame narrative maintes fois revisitée:&nbsp;&nbsp;</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>[...] quand le fils Kermeur sort de prison pour se venger, [...] je peux expliquer comment on en est arrivé là. La vérité en somme. La fortune d'Albert. Le Languedoc-Roussillon. Le cambriolage chez la vieille dame (p.177).</p> </blockquote> <p>Bientôt, ce ne sont plus quelques mots mais des pans entiers de discours que le narrateur calque sur celui du fils Kermeur, comme lorsque, interrogé par l'inspecteur à propos du cambriolage qui a eu lieu dans l'appartement de sa grand-mère, il répète à la virgule près les propos prescrits par son comparse deux pages plus tôt (pp. 105 et 107). Privé d'une parole qui lui soit propre, le narrateur se confond dès lors de plus en plus avec ce personnage, tant ce dernier dicte jusqu'au moindre de ses agissements. Incitant le narrateur à demeurer à Brest lorsque ses parents sont contraints de s'exiler dans le Languedoc-Roussillon, le fils Kermeur réussit sans trop de difficultés à le convaincre de voler sa grand-mère, pour lui prescrire ensuite le comportement qu'il adoptera lorsqu'il se retrouvera face à la police. Tandis que l’influence du fils Kermeur sur le narrateur se fait grandissante à mesure que le roman avance, elle atteint son apogée au moment du cambriolage, confrontant le lecteur à un narrateur qui semble désormais dénué de toute volonté propre:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Tout ce que le fils Kermeur a voulu ce soir-là, on l'a fait. Même s'asseoir au comptoir, même commander du gin tonic, c'est lui qui l'a voulu&nbsp;(p. 132).</p> </blockquote> <p>La passivité du narrateur de&nbsp;<em>Paris-Brest</em>&nbsp;devient de la sorte le lieu d’inscription d’un discours qui ne lui appartient pas, mais dont il est le parfait réceptacle.&nbsp;&nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Le fils Kermeur: alter ego agissant</strong></span></p> <p>Pourtant, on en vient à douter de l'existence du fils Kermeur, qui pourrait bien n’être qu’une identification imaginaire du narrateur de&nbsp;<em>Paris-Brest</em>, tant le comportement de ce dernier s'assimile à l'agir et au dire de ce protagoniste. Le fait que le narrateur rapporte exclusivement des paroles que le fils Kermeur et lui-même échangent seul à seul, excepté dans son «roman familial» où il lui arrive d'exposer Kermeur à d'autres personnages tandis que sa propre figure n’apparaît jamais, conforte cette hypothèse. Le fils Kermeur ne s'adresse à aucun moment aux autres personnages du récit, si ce n'est par l'entremise du narrateur. Quand le vigile d'une grande surface les surprend, enfants, en train de voler des bonbons, il n'appréhende que le narrateur; le fils Kermeur s'est volatilisé (p.84). Lorsque la mère du narrateur passe devant l'ami de son fils, elle fait semblant de ne pas le voir... ou peut-être ne le voit-elle pas? Au début du roman, le narrateur rapporte une conversation du fils Kermeur avec sa mère, mais les paroles de cette dernière ne s'adresse pas à lui:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>[...] je continuais d'entendre&nbsp;<em>sous mon crâne</em>&nbsp;cette&nbsp;<em>improbable</em>&nbsp;conversation de lui et de ma mère, inacceptable, disait l'un, c'est un marché inacceptable, et la voix de ma mère qui venait s'y superposer: je&nbsp;<em>te</em>&nbsp;rappelle aussi que tu n'es pas majeur, que nous sommes responsables de toi devant la loi (p.17).</p> </blockquote> <p>Le pronom personnel désigne clairement le narrateur comme destinataire de la parole de sa mère, ce qui laisse supposer soit qu'elle choisit délibérément de ne pas adresser la parole à Kermeur, soit que ce personnage et son fils ne font qu'un et que ce sont ses propres propos que le narrateur rapporte ici. Le fait que la narration spécifie que cet échange verbal résonne dans la tête du narrateur, tout en soulignant son caractère invraisemblable, achève de mettre en doute son authenticité. La voix du fils Kermeur apparaît plutôt comme le produit de l’imagination du narrateur.</p> <p><em>Paris-Brest</em>&nbsp;abonde d'autres indices textuels qui visent à confondre ces deux personnages, faisant d'eux les pendants actif et passif d'une même instance narrative. Tout d'abord, le rôle prépondérant que le narrateur prête au fils Kermeur dans son «roman familial» contraste avec le rôle secondaire qu'il se contente d'assumer au sein de la diégèse: dans l'imagination du narrateur, Kermeur devient une figure forte d'opposition à la mère, sorte d'alter ego agissant du narrateur, tandis que sur le premier plan de la diégèse, il n’engage jamais une confrontation directe avec elle. Viel élabore également certaines anacoluthes qui tendent à gommer les différences entre les deux énonciateurs, du type: «[...] toutes ces pages sur moi surtout, le fils Kermeur et nous deux dans la nuit orangée qui embrumait la rade» (p.147). Enfin, il arrive au narrateur lui-même de qualifier le fils Kermeur d'«ectoplasme» (p.111), mettant ainsi en doute la corporéité de ce personnage.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Rejouer les codes du genre pour mieux les déjouer</strong></span></p> <p>L'enjeu n'est toutefois pas tant d'établir l'inexistence du fils Kermeur que de montrer que cette figure narrative intervient davantage comme force motrice de l’action que comme acteur sensible du récit. Le fait que Kermeur n’existe qu’en tant que projection imaginaire du narrateur ne l’empêche pas de posséder un pouvoir tangible sur ce dernier. Au contraire, il semble justement que ce soit en vertu de son incorporéité que cette figure exerce un tel ascendant sur l’instance en charge de la narration. Plutôt que personnage jouissant d’une certaine autonomie au sein de l’histoire, le fils Kermeur apparaît comme l’incarnation d’une posture romanesque archétypale, qui emprunte apparence et attitude aux figures du roman policier et du film noir:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Non, je n'ai pas rêvé quand j'ai écarté le rideau blanc et que j'ai vu, oui, comme sortie du granit usé, j'ai vu cette silhouette posée là, comme une ombre inscrite à même l'horizon, le fils Kermeur devant la grille, et il attendait (pp.169-170).</p> </blockquote> <p>C’est en vertu de ce statut de parangon narratif que ce personnage exerce un effet certain sur la figure passive du narrateur. À travers lui s’exerce tout le canevas minutieusement réglé de la fable policière, qui dicte au narrateur le déroulement de sa propre intrigue romanesque:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>[...] dès que je me suis mis à mon bureau parisien pour écrire mon roman familial, j'ai eu ce rire dans les oreilles, le rire du fils Kermeur, et c'est avec ce rire-là que me sont venues mes phrases, que me sont venus le ton du livre et la couleur du livre (pp.172-173).</p> </blockquote> <p>Plus que l'agencement du récit qui se révèle, somme toute, conforme à nos attentes de lecteur occidental, c'est l'emprise qu'exerce l’archétype romanesque –incarné par le personnage du fils Kermeur– sur le narrateur qui importe. L’intrigue policière ne sert que de&nbsp;<em>pré-texte</em>&nbsp;au roman: elle fonctionne comme un canevas qui permet à Viel d’interroger la possibilité pour le sujet de se raconter au travers d’une langue qui est toujours déjà traversée, modelée, déterminée, etc. par une multitude d’autres.&nbsp;<em>Paris-Brest</em>&nbsp;apporte une réponse novatrice à cette question, en mettant en place une posture énonciative capable de rejouer –tout en s’en maintenant à distance– les poncifs du genre policier, dans l’écart qui sépare le récit diégétique auquel se livre le narrateur et le roman dont il est lui-même l’auteur.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/et-si-le-fils-kermeur-nexistait-pas#comments France Narrateur Narration Récit Roman policier Stéréotypes Théories du récit VIEL, Tanguy Roman Thu, 31 May 2012 15:29:50 +0000 Salon double 563 at http://salondouble.contemporain.info Au-delà de la matière romanesque http://salondouble.contemporain.info/lecture/au-dela-de-la-matiere-romanesque <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/coudert-pierre-yves">Coudert, Pierre-Yves</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/l-absolue-perfection-du-crime">L’Absolue Perfection du crime</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Un poncif narré d’une façon foncièrement moderne</strong></span></p> <p>Un thème apparemment commun, le braquage raté d’un casino… Cependant, et dès les premières pages de <em>L’Absolue Perfection du crime</em> de Tanguy Viel, le lecteur s’aperçoit qu’il entre dans un monde littéraire nouveau: il est confronté à un langage haché et&nbsp; syntaxiquement difficile. La phrase échappe à qui ne serait pas attentif<a href="#note_1a">[1]</a>. Ce «saut» syntaxique trouve sa source dans l’usage fréquent de l’anacoluthe, ou rupture syntaxique, et de l’emploi cataphorique des pronoms personnels:&nbsp;<br />&nbsp;</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p class="rteindent1" align="justify"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Mais ce jour de septembre, cette même télévision au programme unique de la rue, à travers cette même poisse enfumée et lourde et malodorante, <em>le hasard</em> a voulu que mon regard s’y fixât pour <em>le</em> voir arriver, <em>lui</em>, Marin, trois ans plus tard, le même. (p. 9, je souligne)</span></p> </blockquote> <p align="justify"><br />Un autre exemple est frappant: «Quand on aurait voulu discuter, on n’aurait pas pu vraiment, tellement la musique forte, et mon tremblement intérieur.» (pp. 10-11) La reconstruction syntaxique opérée, sans doute, par le lecteur, ne saurait fonctionner uniformément pour l’ensemble de la phrase. Tout se passe comme si les mots étaient engloutis par cette rumeur gênante et il semble presque que l’on se rapproche d’une «littérature du non-mot» telle qu’elle a été théorisée par Samuel Beckett<a href="#note2a">[2]</a>.<br /><br />Le fait est que ce style en mouvement sert sans doute une forme de modernité littéraire, en se plaçant à la frontière de l’écrit, de l’oral et du mouvement de pensée.&nbsp; Le style narratif est sans doute ce qui s’approche le plus d’un souffle vivant à la langue utilisée.<br />&nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Un huis-clos aux allures de duetto</strong></span></p> <p align="justify">Loin d’être simplement cette étrange <em>Absolue Perfection du crime</em>, il s’agit d’un roman de l’histoire d’une «“famille”» de criminels, et plus encore du couple formé du narrateur, Pierre, et de Marin.<br /><br />Le roman est caractérisé par un enfermement géographique très marqué tout au long de l’œuvre. Ainsi, toute l’action ou presque se déroule dans la ville où se situe le casino, point focal d’une partie de l’œuvre. L’épisode des sept années de prison est passé sous silence, pour ne pas rompre, sans doute, cette unité. L’un des rares mouvements, lorsque le narrateur monte dans un train par nécessité, se solde par un retour. Le seul véritable mouvement, le départ, ne peut avoir lieu qu’à l’extrême fin du roman. L’unité de lieu, pour reprendre l’expression classique, marque cette attirance irrésistible des personnages vers un lieu unique, qui seul permet l’action dans la crise. Le roman même est le seul lieu possible de la crise.<br /><br />Cet enfermement géographique devient un véritable huis-clos, un enfermement beaucoup plus personnel, du fait de la technique narrative si particulière qui vient d’être décrite:<br />&nbsp;</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p class="rteindent1" align="justify"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">On parlait, remplissait la voiture de tout ce qu’on voyait, spéculait sur la mer, on disait «<em>c’est le bateau de Rob avec des voiles grises il n’y a que lui pour sortir par ce temps</em>», sous cette pluie monocorde qui toujours ou presque poinçonnait la mer, <em>et nos volontés si bien accordées de rompre un silence aigre</em>. (p. 22, je souligne)</span></p> </blockquote> <p>L’inconnu est ramené au connu par un véritable tour de force langagier (rythme d’une phrase sans ponctuation) ou par une forme d’anacoluthe liée à la subordination. Ce qui est extérieur, autre, cède nécessairement la place à la «famille», à ce «on» si souvent utilisé par l’auteur. L’accueil de Lucho dans ce cercle est ici essentiel:<br />&nbsp;</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p class="rteindent1" align="justify"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je me souviens, Marin, le jour où tu nous as présenté ton ami Lucho, un spécialiste. Un vieux compagnon de cellule, il a dit, <em>un nouveau cousin</em> si vous préférez; Lucho, voici Andrei, et Pierre. Et quand il s’est présenté devant nous, Lucho, quand il a voulu tout de suite que je lui tende la main dans le vide au milieu de la pièce, ses yeux qui fuyaient, qui cherchaient Marin, Andrei qui me regardait, et j’ai fini par me lever, je l’ai fixé un peu, et j’ai fini par céder, tendre la main moi aussi, et nos deux paumes emboîtées l’une dans l’autre, je l’ai fait. <em>Si c’était à refaire franchement, si c’était seulement possible que ça se reproduise, je te jure, Lucho, je garderais la main dans la poche.</em> (p. 39-40, je souligne)</span></p> </blockquote> <p align="justify"><br />Cet épisode se conclut d'ailleurs de façon magistrale: «Il s’appelait Luciano en vrai, mais on l’a appelé Lucho. C’est plus simple, a dit Marin, plus familial, et il lui a versé un cognac.» (p. 40) Le fait de donner un surnom l’intègre de façon symbolique à cette «famille», contre les sentiments du narrateur (dont on peut se demander s’ils ne sont pas une relecture <em>a posteriori</em> de la traîtrise de Lucho). De même, serrer les mains et boire un cognac, véritable rite initiatique, lui fait passer la «barrière» pour atteindre le «niveau» du petit groupe<a href="#note3a">[3]</a>.<br /><br />Cet exemple est significatif à un autre égard: la difficulté pour le narrateur d’intégrer le nouveau venu souligne la difficulté pour lui de sortir des cadres traditionnels de son expérience sociale. Plus encore, on pourrait dire que son unique interlocuteur dans le roman est le narrataire: Marin. Nombres d’appels à la figure de marin sont en réalité de véritables invocations d’un nom, d’un Toi essentiel, ce qui est souligné stylistiquement par l’usage cataphorique du tutoiement, et plus généralement par l’établissement d’un véritable dialogue avec lui: «Je ne dis pas que tu savais que ça allait foirer, Marin, je ne dis pas cela. Je dis: tu as été jusque-là, Marin, jusqu’à fuir ta famille<a href="#note_4a">[4]</a>.» (p. 136)<br />&nbsp;</p> <p align="justify"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Un roman de la lumière : perspectives camusiennes</strong></span></p> <p align="justify">De cette importance capitale de la «famille» et du couple central, on peut avoir l’intuition d’une inspiration camusienne de Viel:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p class="rteindent1" align="justify"><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Le juge, ce qu’il voulait, avait-il dit, c’était savoir quel genre d’homme j’étais, c'est-à-dire au fond de quelles faiblesse j’étais atteint, alors de quelle indulgence il userait. Le juge, au fond, il n’a jamais rien compris à cette histoire. (p. 104)</span></p> </blockquote> <p align="justify">En un sens, le juge, lui aussi, cherche à entrer dans ce cercle étroit que constitue la «famille» lorsqu’il tente de comprendre Pierre. Cependant, son incompréhension est plus significative que la tentative elle-même. Il ressemble étrangement à ce juge d’instruction qui, dans <em>L’Étranger</em> de Camus, cherche à connaître Meursault mais n’arrivera jamais à savoir «pourquoi» celui-ci a tué. D’autres phrases nous renvoient alors sans doute à l’œuvre de Camus: «Si je faisais du théâtre, ai-je conclu, je tuerais en plein soleil.» (p. 156) Ou encore: «il s’est redressé et à son tour il a pointé son flingue sur moi, et j’ai eu le temps de voir l’étincelle dans ma tête, la flamme sortir du canon.» (p. 163) Cela ne peut que nous faire penser à la fameuse scène du meurtre de l’Arabe, et en particulier à ce soleil qui «pousse» au meurtre, à ce reflet du couteau qui atteint Meursault au front comme une lame.<br /><br />Plus généralement, une lecture attentive devrait souligner le rôle essentiel de cette lumière ubiquiste, et qui s’associe souvent au bruit. La lumière, de plus, joue un rôle central dans la dialectique du voir et de l’être vu qui rythme le roman à travers des jeux de clair-obscur notamment.</p> <p align="justify">J’illustrerai cette dernière remarque par un unique exemple, un passage qui résume bien cette dialectique du voir et de l’être vu et qui a aussi l’avantage de résumer le propos de ma lecture:<br />&nbsp;</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p class="rteindent1" align="justify"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">On n’avait rien entendu de l’intérieur, aucun de nous, même en ouvrant la porte on n’a pas vu de lumières suspectes. Ils avaient éteint leurs phares et leurs moteurs depuis la grande route, ils sont venus là comme des renards. Ils sont sortis du noir d’un seul tenant, et ils ont crié: ‘‘Police, on ne bouge plus’’. Là, toutes les lumières et les gyrophares bleus, nous aveuglés par leurs lampes surpuissantes, eux protégés derrière leurs voitures en travers de la route, les portières leur servant de bouclier, les positions de cow-boy qu’on leur supposait : jambes arquées, les bras tendus, les revolvers pointés sur nos cœurs, mais on voyait mal à cause du contre-jour. (p. 117)</span></p> </blockquote> <p align="justify">Si le lieu commun est là et bien là, du fait même du thème du roman, on ne saurait le lire comme son point de convergence: la technique narrative et le tissu sémantique fortement développé font de ce livre un grand texte, moderne, qui ne saurait se faire passer pour une redite.<br /><br />&nbsp;</p> <p align="justify"><a href="#note1" name="note_1a">1</a> Elle opère en un sens ce que l’on a pu appeler un <em>knight’s move</em> («saut du cavalier», terme échiquéen) à la suite de Nabokov. Dans <em>Le Don</em> (1938), Nabokov développe l’idée d’une importance de ce mouvement non-rectiligne dans la modernité. Selon lui, et je paraphrase ici sa pensée, toute tendance véritablement nouvelle en art est justement ce «saut du cavalier». Si l’on peut voir dans cette instabilité syntaxique une forme indéniable de modernité linguistique, le «saut du cavalier» ne saurait valoir ici que syntaxiquement, et non artistiquement (ou, du moins, pas sans s’interroger sur la valeur herméneutique de la formule). En effet, malgré une tendance évidente à la parataxe qui sert cette instabilité, Viel est encore loin du néo-impressionnisme stylistique de <em>Lolita</em> (1955), par exemple, où l’usage obsessionnel de la parenthèse, avec quelque quatre cent cinquante occurrences, devient le lieu privilégié de ce «saut du cavalier».</p> <p align="justify"><a href="#note2" name="note2a">2</a> «Lettre allemande de 1937», adressée à Axel Kaun. Pour un autre parallèle avec l’esthétique beckettienne, on pourra comparer les réflexions lexicales du narrateur sur la rade (p. 26) ou d’autres indécisions langagières à certains débats philologiques qui apparaissent dans l’œuvre théâtrale de Beckett et en particulier dans <em>En attendant Godot</em>.</p> <p align="justify"><a href="#note3" name="note3a">3</a> Dans le sens de la théorie développée par Edmond Goblot dans <em>La barrière et le niveau: étude sociologique sur la bourgeoisie française moderne</em> (Paris, F. Alcan, 1925, 160 p.)</p> <p align="justify"><a href="#note4" name="note_4a">4</a> On pourrait aller jusqu’à parler d’homoérotisme pour ce couple, si l’on considère par exemple l’attirance des deux hommes pour une même femme, Jeanne. De même, la rixe des deux protagonistes, à la fin du roman, ressemble à s’y méprendre aux <em>Two Figures in the Grass</em> (1954) de Francis Bacon, dont la force suggestive à ce propos ne saurait être niée.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/au-dela-de-la-matiere-romanesque#comments BACON, Francis BECKETT, Samuel France GOBLOT, Edmond Intertextualité NABOKOV, Vladimir Style Syntaxe VIEL, Tanguy Roman Mon, 30 Mar 2009 14:25:00 +0000 Pierre-Yves Coudert 80 at http://salondouble.contemporain.info