Salon double - Autofiction http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/275/0 fr La France: territoires morcelés http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-france-territoires-morceles <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/levesque-simon">Levesque, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/les-lisieres">Les lisières</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;"><em>Les&nbsp;Lisières</em> est paru fin août 2012 chez Flammarion. Son auteur, Olivier Adam, souvent qualifié d’«auteur social» par la critique parisienne,&nbsp;propose une œuvre ambitieuse, qui se donne pour tâche de faire le pont entre les conflits personnels de son narrateur et ceux qui animent la France dite «normale»: classe moyenne, banlieue, idéologies du quotidien.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Qu’est-ce qu’une lisière? Si l’on se reporte au dictionnaire, lisière signifie: «Bordure, partie extrême d'un terrain, d'une région, d'un élément du paysage; limite, frontière.<strong><a href="#1aa">[1]</a><a id="1a" name="1a"></a></strong>» C’est donc dire qu’il s’agit d’une zone périphérique d’un lieu géographique donné. Le titre est évocateur, puisque le narrateur, Paul Steiner, s’attardera justement à dresser une topographie des rapports du centre à la périphérie, cherchant à témoigner d’une inversion logique observée dans la France contemporaine: «Je ne pouvais m’empêcher de penser qu’en dépit des mots les choses s’étaient inversées: le centre était devenu la périphérie. La périphérie était devenue le centre du pays, le cœur de la société, son lieu commun, sa réalité moyenne» (Adam, 2012: 38), écrit-il. Lui-même installé en marge du centre, plus loin encore; aux confins de la France, dans le Finistère breton, il tracera à distance un portrait de Paris en creux, faisant de la capitale le centre d’une galaxie, un trou noir qui aspire infiniment son pourtour, où l’idéologie dominante est précisément celle d’une domination sur l’ensemble, un ascendant conscient sur la périphérie jugée inférieure.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Le no man’s land de l’auteur</strong></span><br />Le narrateur, alter ego de l’auteur lui-même issu de la banlieue classe moyenne, tâchera de témoigner de ses origines – qu’il retrouve après quinze d’exil à Paris puis en Bretagne – en renouant malgré lui avec ses anciens amis d’adolescence alors qu’il doit passer quelque temps auprès de ses parents qui s’apprêtent à déménager puisque la mère est en perte d’autonomie. «Là où j’ai vécu, la lutte des classes, c’était un jardin, un boulot, une voiture et des vacances une fois par an, même au camping. De fait, j’avais grandi en pensant dur comme fer appartenir à la classe moyenne, peut-être même aux premiers échelons de la bourgeoisie. Un peu plus tard en débarquant à la fac j’avais compris que la notion de classe moyenne était une notion variable. Tout dépendant du point de vue.» (65-66) Devenu adulte, de Paris, il aura lui-même porté un regard condescendant sur ses origines, transfigurées dans leur appréhension économico-culturelle, reléguant désormais son milieu d’enfance «au sein des classes populaires, prolétaires, à deux doigts des pauvres, des marginaux» (66). Rapidement, il n’a plus pu supporter ce regard désobligeant que le centre le forçait à porter sur la périphérie et a quitté pour la Bretagne, à l’extrême ouest, en lisière. De là, il écrit une quinzaine de romans qui lui consacrent un petit capital symbolique dans le monde littéraire. Mais ce monde le juge néanmoins marginal du fait de son exclusion volontaire:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Critiques ne manquant jamais de louer en moi l’auteur «social» que j’étais à leurs yeux, pas un auteur tout court mais un auteur «social», comme si, à l’heure où la plupart des romans prétendant parler de la société française portaient sur les traders, les patrons, les cadres supérieurs, les gens de télé, les mannequins, la jet-set, les pubeux, les artistes surcotés – comme si vraiment la France n’était composée que de ça –, écrire sur les classes moyenne et populaire, la province, les zones périurbaines, les lieux communs, le combat ordinaire que menait le plus grand nombre était paradoxalement devenu une particularité, un sous-genre. (406-407)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Cependant qu’on ne l’inclut pas du côté du centre, on ne le rejette pas moins en périphérie, dans les banlieues. Un ancien ami retrouvé – vie banale, petits boulots, petite famille – lui dira: «Tu peux pas savoir.»</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Cette phrase me tournait en boucle dans la tête. Cette phrase on me la ressortait tout le temps: je ne pouvais pas savoir ce que c’était de vivre ici, alors que j’y avais vécu, mais je ne pouvais quand même pas, ça avait changé, ça non plus je ne pouvais pas savoir à quel point, je ne pouvais pas savoir ce que c’était de venir d’ici, alors que j’en venais, je ne pouvais pas savoir ce que c’était de travailler, de manquer d’argent, alors que je venais d’une famille de travailleurs où l’argent avait toujours manqué, alors que j’avais moi-même travaillé et manqué d’argent, je ne pouvais pas savoir ce que c’était que d’être au chômage, de vivre dans des apparts minuscules avec deux ou trois enfants, de voir ses gamins se faire racketter par les caïds du quartier, de vivre au milieu des Arabes et des Noirs, non je ne pouvais rien savoir, et pourtant j’écrivais des livres où je parlais de tout ça, de ces gens-là, de ces lieux-là, de ces problèmes-là, je prétendais savoir mais je ne pouvais pas. (366)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Rétrospectivement, le narrateur dira qu’il a perdu contact avec la banlieue le jour où ses amis l’ont exclu du fait de son intellectualisme, de son intérêt pour la culture. Son autodétermination, son désir d’ascension sociale auraient mené son entourage à le rejeter et, plus avant, à considérer illégitime sa posture d’auteur. Un ancien ami – banlieusard, travailleur, pauvre bougre – se permet de le remettre à sa place:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />…quand on tape ton nom dans Google on voit bien que dans ton milieu on te connaît un peu, mais dès qu’on en sort tu sais, dès qu’on retourne dans la vraie vie chez les vrais gens ton nom ne dit rien à personne. De toute façon les écrivains personne ne les connaît, à part l’autre avec ses chapeaux et celui qui ressemble à une vieille tortue malade, tout le monde s’en tape. […] Souvent je tape ton nom sur l’ordi et je lis tes interviews, tous ces trucs que tu racontes sur l’endroit d’où tu viens, ton côté écrivain social en prise avec la réalité du monde, ça me fait un peu marrer, vraiment ça me fait marrer. […] la douleur je ne me contente pas de la décrire, moi, je me la prends. Et j’essaie de me soulager comme je peux. (178-179)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Se trouvant socialement exclu de toute part, il l’est également à un niveau personnel: le roman s’ouvre alors que sa femme le laisse et qu’il se trouve confiné au rôle de père célibataire en peine d’amour qui ne peut plus voir ses enfants que les week-ends. Il l’a toujours été, exclu, lui qui s’intéressait aux arts, aux lettres, en grandissant dans une famille prolétaire; il a toujours entendu son père lui répéter&nbsp;que «tout le monde n’a pas envie de se prendre la tête tout le temps comme toi. On a besoin de se détendre aussi un peu, merde» (70). Et sa mère, dont il dira d’elle que ça l’avait toujours étonné «cette faculté de ne s’intéresser jamais vraiment à rien. La politique lui faisait hausser les épaules. Le cinéma, sauf à de rares exceptions, la faisait bâiller d’ennui. Le sport n’avait vraiment aucun intérêt pour elle» (63). Et son frère, banlieusard cossu, vétérinaire ringard qui soigne les animaux de compagnie des banlieusards cossus, qui votent à droite, pour l’UMP, sans trop savoir. Remarquons tout de même que le narrateur ne se trouve pas beaucoup plus d’affinités avec la gauche, du moins pas celle des bobos&nbsp;parisiens, qu’il décrit comme suit:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Farouchement de gauche, ils considéraient pourtant unanimement, parfois sans oser le dire, qu’au-delà du périphérique ne régnaient que chaos, barbarie, inculture crasse et médiocrité moyenne et pavillonnaire. Quant à la province, qu’ils ne fréquentaient que pour les vacances […] elle rimait nécessairement avec enfermement, sclérose, conformisme, plouquitude, conservatisme bourgeois, pesanteur, travail, famille et patrie. (407)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Ce portrait antagoniste dressé – centre <em>vs</em> périphérie, droite <em>vs</em> gauche, riches parisiens ou riches banlieusards vs pauvres travailleurs ou chômeurs ou Noirs ou Arabes – il conclura en statuant sur son propre cas:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Je suis un être périphérique. Et j’ai le sentiment que tout vient de là. Les bordures m’ont fondé. Je ne peux jamais appartenir à quoi que ce soit. Et au monde pas plus qu’à autre chose. Je suis sur la tranche. Présent, absent. À l’intérieur, à l’extérieur. Je ne peux jamais gagner le centre. J’ignore même où il se trouve et s’il existe vraiment. La périphérie m’a fondé. Mais je ne m’y sens plus chez moi. Je ne me sens aucune appartenance nulle part. Pareil pour ma famille. Je ne me sens plus y appartenir mais elle m’a définie. C’est un drôle de sentiment. Comme une malédiction. On a beau tenter de s’en délivrer, couper les ponts, ça vous poursuit. Je me suis rendu compte de ça le mois dernier. Mon enfance, les territoires où elle a eu lieu, la famille où j’ai grandi m’ont défini une fois pour toutes et pourtant j’ai le sentiment de ne pas leur appartenir, de ne pas leur être attaché. Les gens, les lieux. Du coup c’est comme si je me retrouvais suspendu dans le vide, condamné aux limbes. (338)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Une posture qui, pour ce qu’il nous en explique, est à demi choisie et à demi subie, et qui, pour cette raison même, s’apparente au concept que Homi Bhabha, dans un autre contexte, appelle l’<em>espace interstitiel</em>. Bhabha explique que «poser les questions de solidarité et de communauté du point de vue interstitiel permet une montée en puissance politique et l’élargissement de la cause multiculturelle» (Bhabha, 2007: 32), car c’est précisément à l’intérieur de cet espace interstitiel que «se négocient les expériences intersubjectives et collectives d’appartenance à la nation, d’intérêt commun ou de valeur culturelle» (Bhabha, 2007: 30). Or, Paul Steiner, le narrateur des Lisières, ne saura pour sa part saisir cette opportunité qu’à moitié. Se portant à l’écart pour écrire ce qu’il appelle ses romans sociaux – ramassis plus braillards et pathétiques que résistants – sa posture se révèlera moins interstitielle que fuyante, car le roman se termine sur son départ pour le Japon, «désormais mon seul refuge, écrit-il, la seule destination possible» (453). Et il se justifiera en invoquant, je cite:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Que j’avais besoin de mettre le plus de distance entre la France et moi, que je fuyais la Maladie [ça c’est sa nature mélancolique suicidaire], que je fuyais mes racines, mon enfance, Guillaume [ça c’est le jumeau mort-né qu’il s’est découvert juste avant la mort de sa mère], la banlieue, que je tentais de me retrouver, de me réconcilier, de retrouver ma juste place, au bord extrême du monde, de sa périphérie, dans un pays auquel je n’appartenais qu’à la marge, aux lisières… (453-454)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />La volonté et la portée sociale du projet d’écriture se trouvent ainsi ravalées par une posture énonciative individualiste, une focalisation subjective dont l’investigation paraît servir davantage un penchant pour l’épanchement personnel qu’un désir véritable de donner la parole à ceux que le narrateur considère pourtant constituer la «vraie» France, le cœur du pays: les opprimés, les laissés pour compte, les classes moyenne et prolétaire des banlieues et des régions.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Une subjectivité topologique</strong></span><br />Quel est l’intérêt de faire un livre dont la finalité se veut sociale sur un mode hyperindividualisant, à la première personne sur le mode de l’autofiction? Suivant les principes méthodologiques établis par Bertrand Westphal dans <em>La Géocritique</em>, il faut concevoir que</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />L’espace gravite autour du corps, de même que le corps se situe dans l’espace. Le corps donne à l’environnement une consistance spatio-temporelle; il confère surtout une mesure au monde et tente de lui imprimer un rythme, le sien, qui scande ensuite le travail de la représentation. (Westphal, 2007: 109)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />S’inspirant de la proxémique de Edward T. Hall <a href="#2"><strong>[2]</strong></a><a id="2a" name="2a"></a>, Westphal propose d’analyser l’œuvre littéraire par une approche topologique à partir des focalisations énonciatives à l’œuvre dans le texte, de manière à procéder à l’étude des relations spatiales à partir desquelles «la réalité quotidienne s’organise en monde environnant» (Jauss, 1990: 320). Si l’espace ne peut s’énoncer que d’un point de vue subjectif, notre époque présente pourtant un paradoxe en ce qu’elle tâche de l’appréhender dans sa totalité, tente de l’embrasser d’un regard, d’une manière <em>pantopique</em>, pourrait-on dire. Si la globalisation – mouvance et idéologie&nbsp;–, dans son désir de s’affranchir de toute frontière, de créer un monde de la <em>transmouvance illimitée</em>, postule l’homogénéité de l’espace, il est important de ne pas s’aveugler non plus face aux contradictions internes qui sont les siennes et les paradoxes qu’elle génère, puisque cette même pensée, ce même phénomène porte également en lui, si l’on en croit le philosophe Michel Serres, le déni profond de la nature foncièrement hétérogène de l’espace, laquelle «nature» paraît justifier l’institution des frontières <strong><a href="#3">[3]</a><a id="3a" name="3a"></a></strong>. Cette pensée holistique de l’espace, cette volonté d’homogénéité territoriale procèdent de l’idéologie nationaliste, dont on hérite aujourd’hui de plus que de simples résidus. Or,</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />qu’est-ce qu’une «patrie», demande Westphal, sinon le territoire non déterritorialisé des «pères», une entité identitaire confuse équivalant à la cristallisation d’une tradition collective imaginaire qui, colportée au fil des générations, a paradoxalement cessé d’évoluer dans le temps pour se superposer aux limites d’un espace donné (le «territoire»)? (Westphal, 2007: 211)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">En 1934 déjà, le phénoménologue allemand Eugen Fink écrivait:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />La formation du monde n’est pas un procès objectivement saisissable, concevable dans des catégories objectivistes, semblable à l’acte créateur de l’«esprit du monde» auquel l’homme participerait. La formation du monde n’est accessible que par <em>la plus subjective</em> de toutes les attitudes subjectives possibles, ce qui n’exclut nullement que l’assertion prédicative des connaissances acquises dans cette attitude hypersubjectiviste puisse obtenir une validité (Gültigkeit) intersubjective de <em>la plus rigoureuse</em> dignité. (Fink, 1975: 195)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />En effet, le point de vue subjectif n’est pas suffisant, mais doit, pour s’objectiver, être confronté à d’autres points de vues subjectifs afin de «matérialiser l’extrême variabilité des discours sur le monde, en marge de tout ce qui tend vers le singulier: la <em>doxa</em> idéologique collective, qui ramène le tout (<em>tous</em>) au même et la parole “exemplaire” émanant d’une subjectivité privilégiée» (Westphal, 2007: 212). Ce n’est que par l’analyse multifocale qu’on peut espérer rendre une image du monde fiable, ramener nos représentations des espaces à l’échelle de l’objectivité. Et c’est à ce rôle, justement, que le roman, fort de ses capacités polyphoniques, s’emploie.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Bien entendu, la littérature n’est pas au service des autres sciences humaines et sociales, mais elle peut servir, dira Westphal. Les écrivains en sont les premiers conscients et Olivier Adam ne fait pas exception à la règle. C’est à ce titre qu’il s’attarde à dépeindre les tensions sociales qui ont cours dans la France contemporaine, toujours en crise identitaire. Car à la notion de classes se mélange celle d’identité. Dans une France raciste où tout ce qui va mal arrive toujours à cause des «étrangers», il y a toute une frange du discours qui peut être relayé <em>via</em> le roman de manière à le rendre à son contexte, pour mieux le combattre. Dans le contexte de la banlieue, Adam écrit:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />À l’arrêt de bus, qui se dressait dérisoire au pied des longues barres d’immeubles dont les murs partaient en lambeaux, s’effritaient, cloquaient, se couvraient de graffs et d’inscriptions diverses, se massaient une vingtaine de personnes, en majorité noire ou d’origine maghrébine. Certains hommes portaient des djellabas, certaines femmes un foulard, et la plupart des adolescents une tenue empruntée aux stars du hip-hop.<br />— On est plus chez nous, a maugréé mon père en secouant la tête. (121)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Et encore, sur la Bretagne:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />J’avais débarqué en Bretagne étonné de découvrir une terre où tout le monde était blanc, où il restait encore des gens pour se définir comme «catholiques», où beaucoup se revendiquaient d’ici depuis des générations et paraissaient en tirer une fierté que je trouvais, selon les jours, suspecte ou carrément imbécile. Où certains parlaient sans rire d’identité régionale, de traditions locales, de coutumes, de particularismes, de racines. Un truc surgi du passé en somme, une France […] attardée et refermée sur elle-même. J’avais toujours tenu cette France-là pour une fiction, destinée à des gens comme mon père, nostalgiques de leurs vingt ans… Je parlais à des gens qui s’effrayaient dès qu’on prononçait le mot de Paris, qui s’inquiétaient de la présence d’immigrés dont ils n’avaient jamais vu la couleur mais qu’ils percevaient tout de même comme une menace ou un problème, ou tout du moins comme une réalité pour eux si inconnue qu’elle les rendait frileux&nbsp;[…] ils étaient des millions et votaient, les programmes télé étaient en bonne partie conçus pour eux, une large part des mesures que prenait le gouvernement aussi, sans parler des débats qu’on tentait à toute force d’imposer au pays, identité nationale, immigration et insécurité, islam, laïcité, et j’en passe. (124)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Relevant les actualités, chose non anodine, aux côtés de la catastrophe nucléaire de Fukushima, contemporaine à l’époque de la diégèse, le narrateur s’inquiète de la montée du Front National, le parti d’extrême droite raciste pour qui son père s’apprête à voter:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Au Japon la terre venait de trembler. Une vague immense avait englouti des villes entières. On craignait qu’une centrale nucléaire n’ait été touchée. En France, les derniers sondages pour les cantonales créditaient la Blonde [Marine Le Pen, Front National] des scores que n’avait jamais atteint son père. Je me suis réveillé en sursautant, comme on tente d’échapper à un cauchemar. J’ai monté le son et tout était vrai. (44)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Dans la xénophobie ordinaire, sous la présidence Sarkozy, la «vraie» France réactionnaire fonde en 2007 le Ministère de l’identité nationale <a id="4a" name="4a"></a><a href="#4"><strong>[4]</strong></a>. Westphal explique&nbsp;que</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />La conception monolithique de l’espace et de ses habitants est le terreau fertile du stéréotype, dont toutes les définitions s’accordent à dire qu’il est un schème collectif figé. Lorsque l’espace est ramené au «territoire», qui incarne la spatialisation d’un ensemble politico-institutionnel tenu pour homogène, ou à la «nation», qui est une historicisation de cet ensemble, il est fatalement régi par la stéréotypie. Le territoire-nation semble obéir à une logique d’appartenance légitimant paradoxalement l’exclusion. (Westphal, 2007: 234)</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Plutôt que de stéréotypie, Westphal préfèrera parler, dans ce cas précis, d’ethnotypie, c’est-à-dire «la représentation stéréotypée d’un peuple catégorisé en fonction d’une série de xénotypes, comme la reproduction sérielle d’un parangon coulé une fois pour toutes dans le bronze. » (Westphal, 2007: 234) Le discours officiel du gouvernement UMP français d’alors puisant à fond «dans&nbsp;le passé, des morceaux épars de vérité qu’ils fondent en une image supposée exprimer toute la vérité d’un peuple» (Frank, 2000: 19), la <em>doxa</em> s’impose comme pensée régressive. C’est cette <em>doxa</em> qu’Adam cherche à mettre en évidence, lorsqu’il écrit:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Évidemment il ne s’agissait pas tout à fait de ces discours haineux qu’on prêtait habituellement à cette frange de l’électorat, mais bien plutôt d’une sorte d’évidence, de connivence, qui passait par des regards entendus, des allusions, des amalgames: les immigrés, les allocations familiales, l’aide sociale, la délinquance, les trafics, la drogue, l’insécurité, la violence, le travail volé aux Français, tout cela comme des certitudes, des faits incontestables et incontestés, indiscutables. (345)<br />&nbsp;</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Topographie du morcèlement</strong></span><br />Il y a inadéquation entre l’image cartographique collective d’une France qui se veut homogène sur la base de l’exclusion et le peuplement réel du territoire en situation postcoloniale. Dès ses débuts avec Anaximandre de Milet au VIe siècle avant notre ère, la cartographie avait pour fonction de tracer des cartes d’après «une spéculation sur l’ordre et l’harmonie du monde» (Jacob, 1990, 21). Mais bien entendu, cette activité spéculative n’était pas désintéressée. Comme l’explique l’historien Christian Jacob, «la carte est une projection de l’esprit avant d’être une image de la terre» (Jacob, dans Debray, 2011: 16). Ainsi, la frontière est d’abord une affaire intellectuelle et morale. Pour cette raison même, elle ne peut d’aucune manière échapper à sa sujétion à l’activité critique qui, par principe méthodique, procédera à sa remise en cause.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Je ne parle pas ici uniquement des frontières qui bordent le territoire national français, mais également celles qui le divisent, le morcèlent, en classes sociales, économiques, et qui sont liées à des situations topographiques que décrit Adam, à commencer par la banlieue. Elle est à elle seule l’illustration concentrée d’une tension qui a traversé la modernité, c’est-à-dire la montée de l’individualisme que Benjamin Constant a pressenti dès 1819 et que Tocqueville et plusieurs autres à sa suite ont su approfondir <a href="#5"><strong>[5]</strong></a><a id="5a" name="5a"></a>. Marx, entre autres, lorsqu’il affirme que la société civile bourgeoise est égoïste en raison même du repli de chaque individu sur soi. C’est à partir de ce même principe d’hyperindividualisme que Gilles Lipovetsky, plus récemment, théorisait «la société d’hyperconsommation» et «l’hypercapitalisme culturel» qui s’inscrivent dans cette grande tendance qu’il appelle «l’hypermodernisation du&nbsp; monde» (Lipovetsky, 2004); une tendance que la banlieue, plus que tout autre domaine peut-être, par les principes même qui la régissent – économiques, urbanistiques, sociaux, culturels – réalise. Elle est le lieu de l’indifférence politique <a href="#6"><strong>[6]</strong></a><a id="6a" name="6a"></a>, de l’exclusion sur la base du capital, un lieu de l’enfermement social volontaire. Ce qu’illustre Adam lorsqu’il fait dire à son narrateur: «J’ai quitté la résidence comme on s’échappe de prison. Maintenant j’en étais sûr: ces barrières ne servaient à se protéger de rien, d’aucun voleur, d’aucune agression. Elles étaient juste psychologiques, des symboles destinés à éviter que tout le monde se barre en courant.» (207) Une résidence pavillonnaire comme une autre, dans un étalement urbain qui paraît sans fin:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Au-delà de V., les cités reléguaient des milliers d’habitants aux confins. D’une ville qui n’avait pourtant que très peu de contours, jouxtant d’autres villes qui semblaient elles aussi mangées par leurs abords, réduites à des zones d’approche qui n’en finissaient pas de tendre vers un cœur inexistant. On changeait de code postal par la seule grâce d’un panneau indicateur, vu du ciel tout se fondait en une masse indistincte. (41-42)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Vu du ciel, l’ensemble banlieue peut avoir l’air d’une masse indistincte, mais de l’intérieur, il est finement morcelé. Le narrateur observe que, parmi ses anciens camarades, seuls ceux qui ont grandi dans la banlieue plus cossue n’y habitent plus aujourd’hui: «Pour la plupart, leurs parents étaient des cadres supérieurs, hauts fonctionnaires. Ou ils exerçaient les professions libérales habituelles.» (359) En retrouvant la trace de deux d’entre eux dans l’annuaire des anciens de Sciences Po, il s’étonne: «Bon Dieu, comment était-ce seulement possible? Je veux dire: Stéphane, David, Christophe, Yann, Éric, Fabrice et les autres, mêmes les très bons élèves comme moi, nous ne savions pas que ça existait, Sciences Po.» (359) Ainsi Adam parvient-il à faire la démonstration que la reproduction sociale, comme l’a théorisée Bourdieu, s’exerce jusque dans les infimes détails, et en premier lieu via ce que le sociologue appelle l’habitus, qui a partie prenante avec le territoire dans lequel évoluent les sujets; un territoire qui impose sa violence symbolique<strong><a href="#7">[7]</a><a id="7a" name="7a"></a></strong>. La topographie sert ainsi d’amorce à une réflexion des relations du sujet au territoire, et des sujets entre eux à l’intérieur d’un même territoire ou entre différentes portions d’un territoire donné.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Une réception espérée</strong></span><br />Produisant une écriture qui, bien que très littéraire au sens de l’institution, reste plutôt populaire, Olivier Adam, par son goût immodéré pour le discursif et le pathos, s’inscrit moins du côté des écrivains contemporains Français qu’on dit volontiers sociaux, engagés, tels François Bon, Régis Jauffret, Olivier Rolin ou encore Mathieu Lindon, pour ne nommer que ceux-là, mais davantage de celui d’un Frédéric Beigbeder par exemple, qui, voulant produire une littérature critique, se révèle au final surtout narcissique.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Cela dit, Adam pense certainement accomplir la tâche sociale que se donnerait son écriture pour finalité, soit celle d’éduquer d’une quelconque manière les banlieusards sur leur propre condition. Une finalité qui pourrait s’énoncer à travers le septième et dernier critère que Hans Robert Jauss établit dans sa théorie de l’esthétique de la réception: la fonction sociale de la littérature, qui «ne se manifeste dans toute l’ampleur de ses possibilités authentiques que là où l’expérience littéraire du lecteur intervient dans l’horizon d’attente de sa vie quotidienne, oriente ou modifie sa vision du monde et par conséquent réagit sur son comportement social» (Jauss, 1990: 80). L’interaction entre lecture de l’espace et comportement social étant majeure dans l’appréhension de soi via l’image que l’on se fait du monde, il ne reste plus qu’à espérer que les lecteurs des<em> Lisières </em>soient aussi ceux qui les peuplent.</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span><br /><br />ADAM, Olivier (2012), <em>Les lisières</em>, Paris, Flammarion, 2012.<br /><br />BHABHA, Homi (2007 [1994]), <em>Les lieux de la culture : une théorie postcoloniale</em>, Paris, Payot.<br /><br />BOURDIEU, Pierre &amp; Jean-Claude PASSERON (1970), <em>La reproduction</em>, Paris, Minuit.</p> <p style="text-align: justify;"><br />CONSTANT, Benjamin (2010 [1819]), <em>De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, notes et postface de Louis Lourme</em>, Paris, Éd. Mille et une Nuits.<br />DEBRAY, Régis, <em>Éloge des frontières</em>, Paris, Gallimard, 2011.<br /><br />FINK, Eugen (1975),<em> De la phénoménologie</em>, Paris, Minuit.<br /><br />FRANK, Robert (2000), «Qu’est-ce qu’un stéréotype ?», in <em>Une idée fausse est un fait vrai. Les stéréotypes nationaux en Europe</em>, J.-N. Jeannerey (éd.), Paris, Odile Jacob, 2000.<br /><br />HALL, Robert T. (1971 [1966]), <em>La dimension cachée</em>, Paris, Seuil.<br /><br />HORVATH, Christina (2008), <em>Le roman urbain contemporain en France</em>, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle.<br /><br />JACOB, Christian (1990),<em> La Description de la terre habitée (Périgrèse) de Denys d’Alexandrie</em>, Paris, Albin Michel.<br /><br />JAUSS, Hans Robert (1990 [1975]),<em> Pour une esthétique de la réception</em>, Paris, Gallimard, coll. «Tel».<br /><br />LIPOVETSKY, Gilles (2004), <em>Les temps hypermodernes</em>, Paris, Grasset.<br /><br />RENAUT, Alain (2009), <em>Un humanisme de la diversité. Essai sur la décolonisation des identités</em>, Paris, Flammarion.<br /><br />SERRES, Michel (1996), <em>Atlas</em>, Paris, Flammarion.<br /><br />VIART, Dominique &amp; Bruno VERCIER (2008), <em>La littérature française au présent</em>, 2e éd. augmentée, Paris, Bordas.<br /><br />WESTPHAL, Bertrand (2007),<em> La Géocritique. Réel, fiction, espace</em>, Paris, Minuit.</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <hr /> <p style="text-align: justify;"><strong><a href="#1a">[1]</a></strong><a id="1" name="1"></a><a id="1aa" name="1aa"></a> «Lisière», CNRTL. En ligne: &lt;http://www.cnrtl.fr/definition/lisi%C3%A8re&gt; (2012.12.11)</p> <p style="text-align: justify;"><strong><a href="#2a">[2]</a><a id="2" name="2"></a></strong> Cf. E.T. HALL, <em>La dimension cachée</em>, Paris, Seuil, 1971 [1966].</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#3a" id="3" name="3"><strong>[3]</strong></a> Cf. M. SERRES, <em>Atlas</em>, Paris, Flammarion, 1996.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#4a"><strong>[4]</strong></a><a id="4" name="4"></a> Cf. A. RENAUT, «Le débat français sur l’identité nationale», in <em>Un humanisme de la diversité. Essai sur la décolonisation des identités</em>, Paris, Flammarion, 2009, pp. 235-244 et sq.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#5a"><strong>[5]</strong></a><a id="5" name="5"></a> Cf. B. CONSTANT, <em>La Liberté des Anciens comparée à celle des Modernes</em>, 1819. Le lecteur intéressé trouvera dans A. RENAUT, <em>Un humanisme de la diversité</em>, <em>op. cit.</em>, p. 192 et sq. une bonne synthèse de la question.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#6a"><strong>[6]</strong></a><a id="6" name="6"></a> «Combien de fois avais-je entendu ces mots dans sa bouche: c’est tous les mêmes, gauche ou droite c’est pareil, la politique ça ne m’intéresse pas, oh encore ces histoires de chômage, encore ces histoires de sans-papiers… En revanche, elle ne se lassait pas jamais de ses feuilletons débiles où des gens blindés de fric passaient leur vie à se trahir, à se tromper et à fourbir des complots sentimentalo-industriels. En revanche, sa table de chevet était couverte de revues people nous informant du moindre geste de célébrités dont on ne connaissait même pas le métier, la fonction, les raisons pour lesquelles ils étaient ainsi pris en photo.» — O. ADAM (227)</p> <p><a href="#7a"><strong>[7]</strong></a><a id="7" name="7"></a> Cf. notamment P. BOURDIEU &amp; J.-C. PASSERON, <em>La reproduction</em>, Minuit, 1970.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-france-territoires-morceles#comments ADAM, Olivier Autofiction BHABHA, Homi BOURDIEU, Pierre Conditionnements sociaux Déterminismes Déterritorialisation Espace Espace culturel France JAUSS, Hans Robert LIPOVETSKY, Gilles Lutte des classes Nationalisme Politique Racisme Régionalisme Stéréotypes WESTPHAL, Bertrand Roman Fri, 26 Jul 2013 01:17:50 +0000 Laurence Côté-Fournier 776 at http://salondouble.contemporain.info À la fin il est las de ce monde ancien http://salondouble.contemporain.info/lecture/a-la-fin-il-est-las-de-ce-monde-ancien <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/belanger-david">Bélanger, David</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/comme-des-sentinelles">Comme des sentinelles</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>Paru en 2012 aux éditions de La mèche, <em>Comme des sentinelles</em>, premier roman de Jean-Philippe Martel, expose les vicissitudes d’un trentenaire-littéraire-esseulé. Sans entrer déjà dans le texte, notons que les critiques qui se sont penchés sur l’intrigue du roman ont cru bon d’ouvrir leur papier avec quelque suspicion. Ainsi va le résumé qu’osait Chantal Guy, confinant l’œuvre au discours doxique, sorte de passage obligé du <em>wannabe</em> écrivain: «Des premiers romans sur la dérive éthylique post-rupture amoureuse d'un gars en manque de son père, et qui va finir par écrire son premier roman, il y en a des tas, particulièrement en littérature québécoise » (Guy, 2012: <a href="http://www.lapresse.ca/arts/livres/critiques-de-livres/201212/17/01-4604701-comme-des-sentinelles-qualite-de-lecriture-12.php">en ligne</a>). On peut même penser que l’auteur se défendait d’appartenir à ce «tas de romans», en janvier, arguant plus ou moins l’éternel <em>tout a déjà été écrit</em>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:106.3pt;">À mon avis, c’est surtout ça qu’on apprend quand on lit beaucoup ou qu’on fait de longues études en littérature: qu’on peut faire un livre sur n’importe quoi, que d’ailleurs tous les sujets ont été abordés et que ce n’est pas ça l’essentiel, mais la manière de le faire. Donc, je suis plus préoccupé par le style, je dirais. (Martel, 2013&nbsp;: <a href="http://larecrue.net/2013/01/jean-philippe-martel-%E2%80%93-questionnaire/">en ligne</a>)</p> </blockquote> <p>Sans doute cette position de Jean-Philippe Martel est-elle empreinte d’une certaine sagesse –et puis elle lui permet d’écrire <em>un peu n’importe quoi</em>, l’intrigue devenant ce prétexte donné aux mots pour s’enfiler avec aplomb. Un peu de la même manière, l’entrevue de <em>La Tribune</em> souligne d’entrée de jeu: &nbsp;</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:106.3pt;">S'il y a un genre littéraire&nbsp; «suspect» ces temps-ci, c'est bien l'autofiction. Écrire un roman inspiré en partie de sa propre vie est perçu comme un geste médiocre par plusieurs critiques contemporains, qui n'en peuvent plus de cette orgie du moi. Le premier livre de Jean-Philippe Martel, <em>Comme des sentinelles</em>, pourrait sembler du même acabit. Au contraire, se défend l'auteur, il faut plutôt y voir une réflexion sur la chose. (Bergeron, 2012&nbsp;: 33)</p> </blockquote> <p>Devoir se défendre d’une appartenance générique –l’autofiction– ou de reproduire un stéréotype, cela révèle un peu l’ambition de l’œuvre: travailler, avec les outils qui sont ceux de la littérature, à actualiser les fables anciennes, les formes convenues, les thèmes trop fréquentés. Et cela semble réussi. Après tout, les critiques, au-delà de ces petites pointes inoffensives, ne savent que saluer le style qui irrigue une histoire autrement flasque.</p> <p>Si on visite un peu plus avant le roman de Jean-Philippe Martel, on constate la maîtrise de ce discours, sa manière de tourner en bourrique les formules usinées, de poser des questions à la littérature, là où trop souvent certains lancent de naïves affirmations. Ainsi, qu’en serait-il de cette originalité –à quel point peut-elle être compromise ? Voyons vitement, en d’autres mots, ce que <em>Comme des sentinelles</em> fait à ce monde ancien auquel on l’oppose commodément.&nbsp;</p> <p><strong>De l’intrigue à l’identitaire</strong></p> <p>Vincent Sylvestre est chargé de cours à l’Université de Sherbrooke, Évelyn l’a quitté, il prenait de la coke, le voilà au début du roman plus très sûr de vouloir poursuivre dans cette voie, se baignant sans illusion dans des rencontres de narcomanes anonymes. Il y croise alors Robert Thompson,</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:106.3pt;">né à Beebe, dans une maison dont la chambre principale se trouvait au Canada et la salle de bain aux États-Unis; il cassait son français sans bon sens. Il faut dire qu’il l’avait appris un peu n’importe comment: chez la grand-mère à Danville, dans une shop à Lennox, dans une autre à Windsor, puis dans une autre Kingsey, sans compter les deux ou trois stages à Talbot et les vacances à Bordeaux…&nbsp;(14-15)</p> </blockquote> <p>Essentiellement constitué de ce duo –Thompson l’anglophone pas trop zen, en naufrage constant, à l’intelligence maladroite et aux manières grossières, et Sylvestre, l’intellectuel désabusé, à la remorque d’on ne sait quoi, brillant et cynique, et par-là malheureux–, le roman évolue sur un mode binaire, ce qui, parfois, suppose certains archétypes. Du coup, la lecture identitaire s’avère un peu trop facile, d’autant que Sylvestre est hanté par son passé familial et par un père disparu trop tôt, alors que Thompson paraît angoissé par l’avenir, sa maison comme une décharge qu’il ne sait retaper, faute de projets et de <em>plus tard</em> envisageables. Mais bon, ça nous change des vieilles rengaines: si le Canadien français n’a qu’un passé trop lourd –dans tes dents, lord Durham– et que l’Anglais n’a pas d’avenir, on peut parler d’originalité. On peut.</p> <p><strong>Parler de la littérature dans la littérature </strong></p> <p>&nbsp;Pourtant, l’intérêt de l’intrigue –son nœud– se trouve ailleurs. Et la question à poser à l’histoire, un peu bête –<em>est-ce original?</em>– se justifierait mieux dans une forme plus fine: <em>l’originalité de l’histoire est-elle suffisamment mise en perspective, inscrite au sein d’une cohérence propre à l’œuvre?</em> Si on prend la peine d’énoncer une telle interrogation, c’est évidemment que la réponse s’avère positive.</p> <p>De fait, dès le premier chapitre l’énonciation du trentenaire-désenchanté-et-littéraire paraît problématisée:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:106.3pt;">Je me demandais ce qui avait bien pu se produire pour que je me retrouve étendu dans ces draps maculés, seul, un si bel après-midi d’août, alors que j’aurais pu me prélasser sur une terrasse, revenir de voyage, faire l’amour, renifler de la cocaïne ou écrire un roman (10).</p> </blockquote> <p>Ce qui caractérise les énoncés du roman, c’est leur négativité: Vincent Sylvestre n’écrit pas de roman, chacune de ses affirmations ne constitue pas une œuvre autobiographique que nous pondrait un chargé de cours sur l’acide, bref, le «je» qui parle ne parle pas à un roman, il est le fait d’un roman. Cette histoire «sans encre ni clavier» (174) est un échec romanesque, égaré dans la vie du personnage qui ne saurait se raconter. À cet égard, les cours professés par Sylvestre exposent la cohérence –voire l’originalité– de la non-entreprise narrative. Il parle de Rousseau:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:106.3pt;">à ses yeux, pour écrire un livre original, il faut déjà, soi, être un peu original. En retour, parler de soi, faire un livre qui traite d’un homme différent de tous les autres vient en quelque sorte confirmer le caractère singulier de son entreprise. Autrement dit, l’auteur est original parce qu’il s’apprête à faire une chose qui n’a jamais été accomplie, et son œuvre le sera également parce qu’elle parlera de lui (22).</p> </blockquote> <p>Parce que la vie de Vincent Sylvestre n’est pas celle d’un homme différent –Chantal Guy l’a souligné– et que l’entreprise autobiographique de Rousseau, pour originale qu’elle fût, n’a plus aujourd’hui l’avantageuse nouveauté de jadis, le monologue de Vincent Sylvestre est effectivement sans aucune originalité. Disant cela, le roman souligne aussi, avec la cohérence qui est la sienne, qu’on s’en fiche un peu. Voyez: le récit, ponctué de chapitres sur l’enfance du narrateur et sur son rapport au père, propose une relation privilégiée et constituante; cette authentique expérience familiale s’échoue pourtant, du moins en apparences, sur les rives du <em>déjà-dit</em>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:106.3pt;">Avant de vous laisser partir, je vous rappelle que vous avez un travail à me remettre la semaine prochaine. C’est assez simple. Il s’agit de répondre à la question suivante: à partir de votre lecture du roman <em>Adolphe</em> de Benjamin Constat, montrez de quelle manière la relation du narrateur à son père, développée dans les toutes premières pages du livre, annonce et pour ainsi dire contient en germe l’ensemble du roman (53).</p> </blockquote> <p>Rien de plus commun en effet que des consignes de travaux. <em>Comme des sentinelles</em> évoque ainsi moult intertextes qui semblent n’avoir d’autres rôles que de ridiculiser l’intrigue, la montrer dans sa naturelle banalité, manière de hausser les épaules et d’avouer –de confesser– les limites mêmes de l’invention. Ce que suggère ce roman, avec une cohérence et une intelligence qu’il faut expliciter –trêve d’équivoque: cette œuvre est un charme!–, c’est le ridicule de notre époque en regard du romantisme des Constant et Rousseau, c’est l’usure de la littérature longuement frottée par des cohortes d’auteurs, c’est cette classe de lettres à laquelle enseigne Vincent Sylvestre et qui se jettera bientôt, à son tour, dans cet incessant mouvement de partage vers l’avant et de reproduction du même. On peut en ressentir une certaine lassitude. Certaines lassitudes sont salvatrices.</p> <p><strong>Le style, disons</strong></p> <p>S’il faut décrire la structure générale de l’écriture de <em>Comme des sentinelles</em>, on peut résumer la chose par une attitude prosaïque, voire terre-à-terre: nulle emphase, nul lyrisme, on reste dans la narration qui suit volontiers le rythme des péripéties –peu nombreuses, au demeurant. Classique, pour ainsi dire, l’écriture de Martel ne réinvente rien mais tout est maîtrisé: des éclats de virtuosité parfois –l’incipit, remarquable–, un rythme –on ne s’attarde jamais–, et quelques descriptions un peu laides qui trouvent leur justesse dans leur force d’évocation –«je me suis assis sur des blocs de béton dans lesquels ils mettent des fleurs, l’été. Les fleurs étaient mortes, et les bacs étaient submergés de mégots et d’éclats de verre» (111). &nbsp;</p> <p>En fait, ce manque de prétention stylistique convient fort bien au projet à l’œuvre: la prose détachée donne aux actions et aux pensées du narrateur cette modestie; à la moindre enflure, les traits du chargé de cours en auraient souffert, le pédant lecteur de Maurice Sachs aurait transparu et le littéraire, comme dans trentenaire-littéraire-enamouré-et-sans-espoir, aurait pris un brin trop de place. Mieux vaut se tasser dans un coin. Laisser parler Camus, Théophile Gautier et Apollinaire, puis pourquoi pas, Jacques Mesrine, qui, «en tant que révolté, s’était engagé dans une lutte qu’il n’avait pas gagné» et qui «en tant qu’écrivain, [avait] donné un texte dont l’intérêt ne tenait qu’à la matière biographique, et encore» (118-119). On souffre toujours de ce genre de comparaisons. Vincent Sylvestre ne saurait faire exception:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:106.3pt;">Tandis que moi, je n’étais engagé dans aucune lutte et n’aspirais plus qu’à me rejoindre, quelque part entre mes cheveux et mes pieds, ou entre les premier et dernier mot d’une histoire vraie.&nbsp; (119)</p> </blockquote> <p>L’échec, tout relatif, devient rapidement un mode de vie lorsqu’on est trop souvent porté, dans les livres, à converser avec les grands de ce monde. Se développe une lassitude. Un dédain pour la sacro-sainte originalité. On se prend à ne vouloir faire qu’une grande œuvre, de celles qui n’inventeraient rien. Quelque chose comme l’éloge d’une absence d’ambition.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>BERGERON, Steve, «L’autofiction critiquée par… l’autofiction», <em>La Tribune</em>, 24 octobre 2012, p. 33.&nbsp;</p> <p>GUY, Chantal, «<em>Comme des sentinelles</em>: qualité de l’écriture», <em>La Presse</em>, 17 décembre 2012 [en ligne]. <a href="http://www.lapresse.ca/arts/livres/critiques-de-livres/201212/17/01-4604701-comme-des-sentinelles-qualite-de-lecriture-12.php">http://www.lapresse.ca/arts/livres/critiques-de-livres/201212/17/01-4604701-comme-des-sentinelles-qualite-de-lecriture-12.php</a></p> <p>MARTEL, Jean-Philippe, « Jean-Philippe Martel –questionnaire&nbsp;», <em>La recrue du mois. Vitrine des premières œuvres littéraires québécoises</em>, janvier 2013, [en ligne]. &nbsp;<a href="http://larecrue.net/2013/01/jean-philippe-martel-%E2%80%93-questionnaire/">http://larecrue.net/2013/01/jean-philippe-martel-%E2%80%93-questionnaire/</a></p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/a-la-fin-il-est-las-de-ce-monde-ancien#comments Autofiction Autofiction BERGERON, Steve Dépression Genre GUY, Chantal Histoire Intertextualité MARTEL, Jean-Philippe Québec Style Roman Wed, 30 Jan 2013 18:46:15 +0000 David Bélanger 668 at http://salondouble.contemporain.info Révolution(s) abandonnée(s) http://salondouble.contemporain.info/lecture/r-volutions-abandonn-es <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/tremblay-gaudette-gabriel">Tremblay-Gaudette, Gabriel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/kapow">Kapow!</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p><strong>Révolution(s) abandonnée(s)</strong></p> <p><em>Avertissement: l’essentiel de cette lecture porte sur les aspects formels de </em>Kapow!<em> En raison des particularités matérielles de l’œuvre commentée, il m’est apparu contre-indiqué d’inclure à titre d’exemple des numérisations de certaines pages du texte, puisque la numérisation aurait mis à plat les caractéristiques de cet objet-livre qui trouvent leur pleine extension dans sa tridimensionnalité. Je vous invite donc, avant d’amorcer votre lecture du texte ici-bas, à vous rendre sur l’hyperlien suivant, <a href="http://www.visual-editions.com/our-books/kapow">http://www.visual-editions.com/our-books/kapow</a>, afin de consulter la galerie de photographies proposée par l’éditeur, qui donne la pleine mesure de la forme incongrue de </em>Kapow!</p> <p>La jeune maison d'édition londonienne Visual Editions s'est jusqu'à présent signalée par des ouvrages magnifiques et originaux: une réédition du <em>Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentlemen</em> de Laurence Sterne qui fait la part belle aux interventions visuelles et typographiques prévues par le texte original, la première traduction en anglais de <a href="http://www.visual-editions.com/our-books/composition-no-1">Composition No.1</a> de Marc Saprota (texte présenté dans une boîte et qui a ceci de particulier qu'il faut mélanger ses feuillets pour composer un ordre de lecture personnel, comme on brasse un jeu de Tarot pour en faire une lecture divinatoire) et <a href="http://www.visual-editions.com/our-books/tree-of-codes"><em>Tree of Codes</em></a>, le plus récent roman de Jonathan Safran Foer, confectionné à partir d'un roman de Bruno Schultz et dont les pages ont été littéralement trouées afin de créer un nouveau texte. À chacune de ses parutions, Visual Editions crée un livre d'artiste à grand tirage, une expérience sensorielle multiple (engageant la tactilité et la vision de manière plus prégnante qu'un roman traditionnel) et, en somme, commet un acte de résistance envers le passage du papier à l'écran par une œuvre qui ne peut être envisagée que dans sa forme matérielle. Le plus récent titre de Visual Editions s'inscrit résolument dans cette posture éditoriale éclectique et aventureuse. Issu de la plume d'Adam Thirlwell, jeune auteur londonien, <em><u>Kapow!</u></em> s'attaque au récit linéaire en le faisant éclater à la surface de la page, par le biais d'interventions à même la mise en page, tours de passe-passe formels audacieux mais qui se révèlent rapidement répétitifs.</p> <p><em>Kapow! </em>a comme thème général la révolution. Le narrateur, d’abord anonyme mais qui s’avère à mi-chemin être l’auteur de par la référence à ses romans antérieurs, observe à distance les agitations populaires dans plusieurs pays du Moyen-Orient, période de remue-ménage qui a depuis été recoupée sous l’appellation «&nbsp;Printemps Arabe&nbsp;». Avec une posture de détachement, qui serait selon l’auteur commune au citoyen occidental moyen, il suit les soulèvements de ces pays en développement, mais sa rencontre avec Faryaq, un chauffeur de taxi émigré qui lui relate des anecdotes à propos de ses amis au cœur des événements, le pousse à s’intéresser davantage à ces révolutions. La suite du roman fait alterner une narrativisation du printemps arabe focalisée sur quelques citoyens ordinaires prenant part aux manifestations publiques, et des commentaires généraux du narrateur face à son processus d’écriture et ses réflexions politiques et esthétiques sur l’Histoire en mouvement. Avec cette structure narrative mixte, Thirlwell se ménage une ouverture pour donner lieu aux facéties de tout roman post-moderne qui se respecte&nbsp;: la narration regorge de passages autoréflexifs, de moments métanarratifs, de télescopages improbables, etc. Il invoque ouvertement la malléabilité du langage très tôt dans le roman: «My theory was that language was a trampoline which pushed you everywhere, even inside-out, even into an apartment block I had never visited in a country I didn’t really know» (2011, p. 10), ce qui lui autorise la plus grande des libertés.</p> <p>Dès la première page, le narrateur indique qu’il est perpétuellement dans un état second: «I kept thinking one thing, then another, then another. It’s true that recently I’d got back into the practice of dope but still. My crisis was very much deeper than dope. (…) I was, let’s say, in a doped yet caffeinated state– a blissful state of suspension. This total seamlessness had just arrived in my thinking from nowhere». (2011, p. 5) Cet état d’esprit affecte et justifie non seulement le style de Thirlwell, ponctué d’achoppements et de coq-à-l’âne, mais aussi la dimension matérielle et visuelle du texte. Il s'avère en effet que le corps du texte s'écartèle, se dilate, s'épanche et se troue en des tailles et des directions diverses, allant parfois jusqu'à déborder de la double page et nécessitant le recours à des pages à volets que le lecteur doit déployer pour laisser le texte dévaler, voire déraper, dans la direction souhaitée. Dans la première page du texte, Thirlwell fait une allusion amusante à cette poétique de déchirure visuelle du texte à l’honneur dans son roman, en mentionnant son étonnement devant la facilité avec laquelle la foule agitée parvient à démanteler le pavé: «While in the miniature movies on the internet people were gathering in squares and ripping up the pavements. It surprised me how easily you could do this– just prise up pavement, like a lawn» (2011, p. 5). Or, après tout, cette friabilité insoupçonnée d’une matière jusqu’alors perçue comme unie et compacte, c’est aussi celle du corps de texte, habituellement présenté avec ordre, régularité et rigueur, et que Thirlwell s’apprête à démantibuler, ce à quoi il fait d’ailleurs allusion en disant à la suite de la citation précédente: «I understood this urge to disrupt and savage things and so on.» (2011, p. 5)</p> <p>Les voies multiples ouvertes dans la linéarité du texte sont signalées par un symbole à mi-chemin entre la lettre Y et le pictogramme d’une sortie d’autoroute, qui permet instantanément de comprendre qu’il faut aller lire le passage de texte en incise, superposé au corps principal du texte mais disposé dans une orientation déviante. Ces interruptions ne se donnent à lire ni comme une information complémentaire similaire à une note de bas de page, ni comme des trajectoires de lecture alternatives à la manière d’un hypertexte de fiction; tout comme face à un texte de David Foster Wallace, il faut se garder de sauter ces portions de texte comme le ferait un lecteur paresseux. De plus, la forme affectée par ces incises participe parfois à la signification de son contenu. Par exemple, page 20, les personnages au cœur de la révolution arabe se rendent au lieu public où se tiennent les manifestations quotidiennes, et une incise en forme de cercle précise: «Backing onto this was the second grandest hotel in the city– containing three restaurants, a café, a shopping complex, a business center, three banqueting halls, and a gym» (2011, p. 20). Le contraste entre la pauvreté ambiante de la ville en crise et cet espace de luxe décrit dans l’incise motive la forme de cercle, marquant un espace enchâssé, replié sur lui-même. Trois pages plus loin, une incise, tellement longue qu’elle déborde de la page principale et force l’intégration d’un encart dépliable, prend une forme irrégulière rappelant une trajectoire en zig-zag, et décrit le procédé narratif complexe au cœur de <em>Don Quichotte</em>, dans lequel Cervantès attribue la paternité des aventures du Chevalier à la Triste Figure à un scribe arabe, Cide Hamete Ben Engeli; la forme irrégulière de l’incise textuelle rappelle la stratégie ludique quelque peu tordue par laquelle Cervantès renvoie à un personnage fictif la véracité douteuse du récit de son roman.</p> <p>Thirlwell assume son procédé jusqu’à en décrire ouvertement l’origine et les motivations au cœur même de son texte:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>I didn’t want to be topical. I think instead it just had something to do with this new mania for connections, my idea of integrity that meant you had to follow every thought as far as you could, into all the sad dead ends. And to present this new way of thinking I began to imagine new forms, like pull-out sentences, and multiple highspeed changes in direction. I imagined concertina pages of stories, pasted pictures. And why not? It wasn’t that I wanted to make words visual, like the former futuristi. I didn’t believe like those marionetti that doing things to their look could increase the expressive power of words. But I was imagining a story that was made up of so many digressions and evasions that in order to make it readable it would need to be divided in every direction. So that if you wrote it out as continuous block it would be the same but also different. I wasn’t because my ideal was some kind of simultaneià. It was more like the Russians I’d adored, like Mayakovsky and El Lissitzky – this idea of trying to make things as fast as possible. (2011. p. 18)</p></blockquote> <p>Il revient plus loin sur sa volonté d’accentuer la dimension visuelle de son texte en déclarant: «It was what I wanted too – this spreading a given volume as closely to pure surface as possible. I wanted montage, as I said. I wanted a system where as many things as possible were visible at once.» (2011, p.32)</p> <p>Et c’est là que le bât blesse. Thirlwell annonce un programme esthétique qu’il n’endosse pas entièrement, ou du moins pas jusqu’au bout. L’éclatement du texte est certes spectaculaire aux premiers abords, mais l’auteur ne met pas complètement son procédé au service de sa diégèse. Si, comme je l’ai mentionné plus tôt, certaines incises ont une&nbsp; motivation claire et qu’il emploie à l’occasion les ressources formelles des pages déployées avec brio – notamment à la page 62, lorsqu’il déplace une discussion entre deux protagonistes à propos des juifs, où l’un des deux interlocuteurs tient des propos racistes, au creux d’un encart, comme voilé au regard et relégué loin du texte principal afin de ne pas le contaminer -, la plupart des incises ne font pas un usage bien motivé de la ressource, et la constante nécessité de retourner le livre dans tous les sens afin d’en lire des bribes conduit à l’agacement. L’auteur qui annonçait vouloir aller au bout de ses idées n’est pas parvenu à porter à bout de bras son projet.</p> <p>Il existe pourtant des exemples convaincants de telles œuvres expérimentales. Dès les années 1960-1970, des chefs-d’œuvre oubliés comme <em>The Exagggerations of Peter Prince</em>, de Steve Katz, qui disloque constamment le cours de la narration par des mises en page incongrues et des illustrations hétéroclites, ou encore <em>Double or Nothing</em> de Raymond Federman, qui étend la concomitance texte-image, chère à la <em>pattern poetry</em> médiévale et à la poésie concrète moderne à la grandeur d’un roman, étaient parvenus à mettre des trouvailles formelles au service du récit, et des auteurs plus connus comme Donald Barthelme dans certaines nouvelles de <em>Guilty Pleasures</em> ou Kurt Vonnegut Jr. dans <em>Breakfast of Champions</em>, ont brillamment fait usage de l’iconotextualité (voir Krüger, 1990) dans des œuvres aussi originales que délicieuses. Ces approches ont été amalgamées avec succès dans des œuvres contemporaines comme <em>House of Leaves</em> de Mark Z. Danielewski et <em>The Raw Shark Texts</em> de Steven Hall. J’espérais sincèrement que <em>Kapow!</em> puisse s’ajouter à cette liste, mais les procédés employés par Thirlwell s’avèrent au final trop limités et tièdes pour obtenir une place au Panthéon des romans à la matérialité expérimentale.</p> <p>L’échec relatif des ambitions de l’auteur est en quelque sorte assumé par le roman lui-même. Il est difficile de ne pas faire le lien entre le thème de la révolution politique qui traverse le texte et l’approche innovatrice préconisée par l’auteur, ce que l’auteur ne fait pas explicitement dans les pages de son roman. Or, tant le narrateur que les personnages émettent des doutes quant au succès éventuel de la révolution en cours, notamment vers le début lorsque le narrateur déclare: «But I didn’t know if this was revolution. I didn’t really know if I even Cared. Amigos, I had my doubts. Because basically I tended to prefer the irony of counter-revolution, the hipster sarcasm which wasn’t sure if there was any way of fighting that didn’t end up being a fight to be further enslaved.» (2011, p. 11). De manière conséquente, au cours du récit, les personnages constatent que les soulèvements révolutionnaires n’entraînent pas de résultats impressionnants.</p> <p>Au terme du roman, les personnages de la diégèse sise dans un pays arabe jamais nommé font face à diverses désillusions&nbsp;: Rustam, ayant surmonté ses réticentes initiales pour prendre part aux manifestations, sera incarcéré et trouvera son salut dans un intégrisme religieux qui faisait initialement l’objet de sa résistance; sa femme Niqora renoncera à la relation illicite qu’elle entrevoyait avec le jeune réalisateur Ahmad, rencontré dans la foulée des soulèvements, et l’auteur lui-même, dans le plus long passage en incise (visible à l’image 4 de la galerie disponible sur le site Web de Visual Editions), déclare que le cinéma, dont le montage constitue la grammaire formelle, est le plus à même de rendre compte de la réalité, sorte de désaveu en creux du médium qu’il emploie.</p> <p>On peut saluer l’honnêteté de l’auteur, qui assume l’incapacité à exploiter pleinement son projet esthétique. Il a voulu s’élever contre ce qu’il considère être une pratique de lecture contemporaine basée sur l’accumulation d’informations, spécifiée dans le passage suivant: «In one of my bouts of reading – and this very much felt like one aspect of the modern which depressed me, the way everyone was reading, was trying to find out the <em>facts</em>, the way everyone was lugging along their reading lists&nbsp;» (p. 18). Pour ce faire, il a opté pour une approche expérimentale ostentatoire, frappante comme un coup de poing à la figure ou comme un immense point d’exclamation, à l’image de celui dans le titre de l’œuvre et ornant la couverture du livre. Or, passé le choc initial, le lecteur constate que l’édifice littéraire s’écroule, en partie parce qu’il a ployé sous le poids d’une ambition lourde à porter et en partie parce que le matériau employé dans la construction n’était pas assez solide. Ce n’est pas pour rien que l’auteur, convoquant les propos de Zizek et de Arendt, passe plus de temps à réfléchir autour de l’idée de révolution qu’à la mettre en acte par la diégèse et sa propre écriture; ce n’est pas pour rien que ma lecture a porté quasi-exclusivement sur la forme que prend son projet de révolution formelle que sur son contenu même.</p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>Barthelme, Donald. <em>Guilty Pleasures</em>. New York : Farrar, Strauss &amp; Giroux, 1974</p> <p>Danielewski, Mark Z. <em>House of Leaves</em>. New York : Pantheon, 2000</p> <p>Federman, Raymond. <em>Double or Nothing</em>. Boulder : Fiction Collective Two, 1992 (1979)</p> <p>Hall, Steven. <em>The Raw Shark Texts</em>. New York : Canongate Books, 2007</p> <p>Katz, Steve. <em>The Exagggerations of Peter Prince</em>. New York : Holt, Rinehart and Winston, 1968</p> <p>Krüger, Reinhard. «&nbsp;L’écriture et la conquête de l’espace plastique&nbsp;: comment le texte est devenu image&nbsp;», dans Montandon, Alain (dir. publ.) <em>Signe/Texte/Image,</em> Paris&nbsp;: Ophrys, 1990.</p> <p>Thirlwell, Adam. Kapow! Londres&nbsp;: Visual Editions, 2011</p> <p>Vonnegut, Jr, Kurt. <em>Breakfast of Champions or Goodbye Blue Monday</em>. New York : Delcorte Press, 1973</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/r-volutions-abandonn-es#comments Action politique Angleterre Autofiction Autoréflexivité Avant-garde BARTHELME, Donald Cinéma Contemporain Culture de l'écran Culture numérique DANIELEWSKI, Mark Z. Dialogues culturels Éclatement textuel FEDERMAN, Raymond Guerre HALL, Steven Hipster KATZ, Steve KRÜGER, Reinhard Limites de la représentation Télévision THIRLWELL, Adam VONNEGUT Jr, Kurt Roman Sun, 25 Nov 2012 21:33:52 +0000 Gabriel Gaudette 639 at http://salondouble.contemporain.info Pour une écriture sous ecstasy : Beigbeder coke en stock http://salondouble.contemporain.info/article/pour-une-criture-sous-ecstasy-beigbeder-coke-en-stock <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/larange-daniel-s">Larangé, Daniel S.</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/vacances-dans-le-coma">Vacances dans le coma</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/biblio/99-francs">99 francs</a> </div> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/nouvelles-sous-ecstasy">Nouvelles sous ecstasy</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/biblio/legoiste-romantique">L&#039;égoïste romantique</a> </div> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/un-roman-francais">Un roman français</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/critures-sous-influence-pr-sence-des-drogues-en-litt-rature-contemporaine">Écritures sous influence: présence des drogues en littérature contemporaine</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>La consommation endémique de toute espèce d’excitant, si fréquente dans les sociétés postindustrielles, dénonce le besoin d’artificialité dans un monde où toute réalité plonge inexorablement dans l’absurde et le grotesque. La cohérence de l’univers se déconstruit avec la fin des Grands récits (Lyotard, 1979) et ouvre ainsi l’ère du «bonheur paradoxal» en régime d’hyperconsommation (Lipovetsky, 2006). Les romans de Frédéric Beigbeder, qui se revendique haut et fort être un écrivain de la postmodernité, sont disponibles dans les magasins de grandes surfaces. Aussi n’hésite-t-il pas à qualifier son écriture comme celle d’un «&nbsp;néo-néo-hussard de gauche, d[’un] sous-Blondin aux petits pieds pour cocaïnomanes germanopratins, truffé[e] d’aphorismes lourdingues dont même San-Antonio n’aurait pas voulu dans ses mauvais trimestres&nbsp;». (Beigbeder, 1994&nbsp;: 10) On l’a compris: l’artiste postmoderne, jouisseur du totalitarisme des loisirs, se parodie lui-même; il est ce «bouffon» qui se prend au sérieux à force de mêler un égocentrisme exaspéré à de pseudo-révolutionnaires stupéfiants.</p> <p><br />Ainsi Octave, publicitaire à succès, se complaît-il dans l’autodénigrement en s’adressant à son propre reflet:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Tu es tellement coké que tu sniffes ta vodka par la paille. Tu sens le collapse arriver. Tu vois ta déchéance dans le miroir: savais-tu qu’étymologiquement «narcissique» et «narcotique» viennent du même mot? (Beigbeder, [2000] 2007: 119)</p> </blockquote> <p><br />L’engourdissement et le sommeil permettent en effet de rêver d’une meilleure vie. La drogue apparaît alors comme la solution artificielle à tous les problèmes existentiels car elle crée une accoutumance à une «ère de l’éphémère» (Lipovetsky, 1987) où fidélité et constance sont devenues des mots dénués de sens.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Je me frotte les gencives, elles me démangent sans cesse. En vieillissant, j’ai de moins en moins de lèvres. J’en suis à quatre grammes de cocaïne par jour. Je commence au réveil, la première ligne précède mon café matinal. Quel dommage de n’avoir que deux narines, sinon je m’en enfilerais davantage: la coke est un «briseur de souci», disait Freud. Elle anesthésie les problèmes. (Beigbeder, [2000] 2007: 53)</p> </blockquote> <p><br />Le thème de la drogue forme un leitmotiv sous la plume de Beigbeder. Dans son univers romanesque, c’est un phénomène de société. Sa consommation relève justement d’une manière d’être postmoderne, dans la mesure où elle procure l’assurance nécessaire pour sortir du nombrilisme et améliorer les rapports aux autres en effaçant toute inhibition. Elle devient alors un mode d’existence permettant sortir de soi-même, de s’oublier, de se libérer de soi. Car l’homme est devenu un monstre pour lui-même.</p> <p>À cet égard, <em>Vacances dans le coma</em> (1994) met en scène l’esseulement tragique de l’homme contemporain, malade de son bien-être et malheureux de son bonheur. Marc Maronnier, son personnage fétiche, sorte de projection fantasmagorique de l’écrivain, souffre justement de cette incapacité d’empathie dans un univers obnubilé par le tout-multi-média:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Chroniqueur-nocturne, concepteur-rédacteur, journaliste-littéraire: Marc n’exerce que des métiers aux noms composés. Il ne peut rien faire entièrement. Il refuse de choisir une vie plutôt qu’une autre. De nos jours, selon lui, «tout le monde est fou, on n’a plus le choix qu’entre la schizophrénie et la paranoïa: soit on est plusieurs à la fois, soit on est seul contre tous». Or, comme tous les caméléons (Fregoli, Zelig, Thierry Le Luron), s’il y a une chose qu’il déteste, c’est bien la solitude. Voilà pourquoi il y a plusieurs Marcs Marroniers. (Beigbeder, 1994: 17)</p> </blockquote> <p><br />L’univers postmoderne se caractérise en général par l’impossibilité de définir la moindre identité dans un système qui ne cesse de vous immatriculer, classer et ordonner. L’homme se retrouve morcelé en une infinité d’éclats. S’il ne cherche plus qu’à «s’éclater», c’est que justement il y voit un mode d’existence et l’opportunité de se valoriser. Autrement, il ne reste plus qu’à se recomposer en <em>hommes-valises</em>. Le paradoxe est ainsi mondialisé et la vie n’est plus concevable que comme une interminable mascarade où chacun (se) joue de tous:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Dans une société hédoniste aussi superficielle que la nôtre, les citoyens du monde entier ne s’intéressent qu’à une chose: la fête. (Le sexe et le fric étant, implicitement, inclus là-dedans: le fric permet la fête qui permet le sexe.) (Beigbeder, 1994&nbsp;: 18)</p> </blockquote> <p>Le constat reste flagrant: les relations manquent de profondeur, de stabilité et de sincérité pour déboucher sur la copulation où même le plaisir égotiste reste en deçà d’un désir toujours inassouvi. Les personnages dissimulent difficilement un romantisme rabroué derrière leur <em>je-m’en-foutisme</em> de rigueur, comme c’est le cas de <em>L’égoïste romantique</em> (2005). Seuls l’alcool et la drogue permettent donc de jouir librement de nos émotions, puisque la société ne juge plus que sur les apparences forcément trompeuses. C’est pourquoi «Paris est un faux décor de cinéma. [Marc Maronnier] voudrait que toute cette ville soit volontairement factice au lieu de se prétendre réelle». La consommation d’excitants capables d’amplifier les sens, «donne sens» à l’existence: «Euphoria. Tu en gobes une comme ça et tu deviens ce que tu <em>es</em>. Chaque gélule contient l’équivalent de dix pilules d’ecstasy.» (Beigbeder, 1994: 33) Aussi l’hyperbole est la figure grotesque d’une vie magnifiée une fois vidée de son essence: sans elle, il n’y aurait plus de signification. Il n’y a plus de proportion dans une société comprise entre Alberto Giacometti et Fernando Botero, entre la modèle anorexique et l’homme d’affaire ventru.</p> <p>Phénomène social, la consommation en masse de stupéfiants rassure – par marque déposée – un Occident en pleine mutation sociale, économique et culturelle, dans lequel la satisfaction immédiate (et commerciale) doit garantir la fidélisation par <em>manque et procuration</em>. Autrement dit, la drogue devient une métaphore globalisée du système néolibéral qui entretient la masse dans une insatisfaction et une frustration permanentes. Le divertissement généralisé n’est plus seulement un droit garanti par l’État mais un devoir d’état de droit.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Rien n’a changé depuis Pascal: l’homme continue de fuir son angoisse dans le divertissement. Simplement le divertissement est devenu si omniprésent qu’il a remplacé Dieu. (Beigbeder, [2000] 2007: 152)</p> </blockquote> <p>Au faîte de la civilisation, entretenue dans l’attente d’une joyeuse apocalypse, la situation postmoderne est celle d’une fête constante où la jouissance morbide découle de la marchandisation élevée à l’universalité.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Marc a su que la fête serait réussie en voyant le monde qu’il y avait aux toilettes des filles, en train de se remaquiller ou de sniffer de la coke (ce qui revient sensiblement au même, la cocaïne n’étant que du maquillage pour le cerveau). (Beigbeder, 1994: 53)</p> </blockquote> <p>Le discours tenu par Octave est tout aussi déplorable et témoigne de la diffusion de la drogue à une échelle beaucoup plus grande qu’on ne le croit car toute notre société repose sur un mensonge hallucinatoire dont le publicitaire fait l’éloge (de Cortanze, 2012):</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Vous êtes les produits d’une époque. Non. Trop facile d’incriminer l’époque. Vous êtes des produits tout courts. La mondialisation ne s’intéressant plus aux hommes, il vous fallait devenir des produits pour que la société s’intéresse à vous. Le capitalisme transforme les gens en yaourts périssables, drogués au Spectacle, c’est-à-dire dressés pour écraser leur prochain. (Beigbeder, [2000] 2007: 256)</p> </blockquote> <p>Le désenchantement est profond. Plus aucun espoir n’est alors permis dans le réel. D’où le recours immodéré à l’altération de la réalité. Le discours de Beigbeder reflète donc bien un état d’esprit de la (haute) société en période de crise: plus cela va mal plus «l’argent dégouline de partout». (Beigbeder, 1994: 41) L’absence de temps incite l’humanité à en finir par un suicide collectif afin de fuir paradoxalement l’inéluctabilité d’une mort programmée.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Le monde ne veut plus changer […]. Nous menons tous des vies absurdes, grotesques et dérisoires, mais comme nous les menons tous en même temps, nous finissons par les trouver normales. Il faut aller à l’école au lieu de faire du sport, puis à la fac au lieu de faire le tour du monde, puis chercher un boulot au lieu d’en trouver un… Puisque tout le monde fait pareil, les apparences sont sauves. (Beigbeder, 1994: 78)</p> </blockquote> <p>En effet, «il faut tout pour défaire un monde». (Beigbeder, 1994: 78) <em>Vacances dans le coma </em>durent le temps d’une fête donnée dans le night-club le plus prisé de Paris, «Les Chiottes», et se termine par l’actionnement de la chasse d’eau:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>C’est donc ça, la solution festive: une apocalypse turbide, une dernière transe, une saine noyade. Marc signe son testament de fêtard. Il nage dans le carnage. Du blob dans les bleeps. Du Slime sur Smiley. Amer acid. Le bal est démasqué. (Beigbeder, 1994: 117)</p> </blockquote> <p>Finalement la drogue est tout un système idéologique qui aveugle le citoyen-consommateur lui promettant d’autant plus de liberté qu’il l’asservit (Cohen, 2009). Notre propre copyright s’avère être vérolé. Notre propre ADN ne nous appartient plus car d’anonymes compagnies en ont fait l’acquisition à notre insu pour nous (dé)doubler (Kahn et Papillon, 1998). Octave, toxicomane invétéré, s’est rendu compte que la société fonctionne entièrement sur et par le trafic de stupéfiants. La normalité est dorénavant anormale. Il s’agit bien de sortir des normes par une pratique régulière de l’℮-norme – <em>des règlements numériques</em> où tout bascule dans le nombre transcendant, réel et complexe, formant la constante de Neper, autrement dit symbole de l’emballement et de la précipitation des puissances de la science et des techniques – afin de rester dans le jeu social et le réseau, comme les autres. Ce n’est plus la religion qui est l’opium du peuple mais bien l’opium qui est devenu la religion du peuple. Tel est le message du spot publicitaire conçu par Octave et dans lequel le Christ distribue les doses de crack en guise de nourriture spirituelle à ses apôtres lors de la Cène, alors qu’une voix off (se) signe par un «LA COCAÏNE: L'ESSAYER, C'EST LA RÉESSAYER». (Beigbeder, [2000] 2007: 175) En effet, tout devient itératif, faute de devenir interactif, et les jours, les scènes, les rencontres, les paroles et promesses se répètent de plus en plus souvent, à l’infini, en boucle dans un bogue final.<br /><br />Une pareille production littéraire, à la frontière de la schizophrénie et de la paranoïa, ne peut être exempte de pathologie. Dans un dernier soubresaut de bouffonnerie, l’auteur reconnaît avoir écrit des textes sous l’influence de l’ecstasy, dans l’avertissement au recueil <em>Nouvelles sous ecstasy</em>, indiquant précisément que la MDMA (méthylène-dioxymétamphétamine), responsable des effets psycho-actifs combinant certains effets des stimulants et ceux des hallucinogènes, et distribuée sous forme de petits bonbons bien innocents, est le pur produit synthétique de notre société: dans un premier temps une certaine euphorie, une sensation de bien-être, une satisfaction et un plaisir de communion et d’empathie avec son entourage, puis une sensation d’angoisse, une incapacité totale à communiquer, une «descente» qui s’apparente à une forme de dépression plus ou moins intense, entraînant des nausées, des sueurs, des maux de tête et aboutissant à une pulsion de mort concrétisée par le suicide, de préférence en public, une fois sur le Web.</p> <p>L’effet se retrouve dans l’écriture même. Langage et pensée se désarticulent:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Il réfléchit comme quand on donne des coups de poing sur une machine à écrire. Cela donne à peu près ceci&nbsp;: «uhtr&nbsp;!B&nbsp;&nbsp; &nbsp;! jgjikotggbàf&nbsp;! ngègpenkv(&nbsp;&nbsp; &nbsp;ntuj,kguk […]». Ses pensées ressemblent bel et bien à une œuvre de Pierre Guyotat. (Beigbeder, 1994: 132)</p> </blockquote> <p>Autrement le narrateur, sous les effets de la drogue, ne cesse de se poser et reposer des questions qui l’emportent dans une paranoïa totale:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>T’as gobé? T’as gobé? Tagobétagobétagobé? Qui êtes-vous? Pourquoi on se parle à deux centimètres du visage? Est-il exact que vous avez lu mon dernier livre? Pouvez-vous me garantir que je ne rêve pas? Qu’il n’y a plus de fuite possible? Qu’on ne pourra jamais s’évader de soi-même? Que les voyages ne mènent nulle part? Qu’il faut être en vacances toute la vie ou pas du tout? (Beigbeder, 1999: 15)</p> </blockquote> <p>Peu à peu, la langue même devient pour l’écrivain la drogue nécessaire pour se convaincre de son génie. Suite à son interpellation pour consommation de cocaïne sur la voie publique à la sortie d’une boite de nuit, Frédéric Beigbeder est placé en garde à vue au commissariat. Il lutte contre sa claustrophobie en se remémorant son enfance, ce qui le conduit à rédiger <em>Un roman français</em> (2009) qui obtient le prix Renaudot. La fuite est la seule illusion qui demeure. Fuir par l’écriture. Fuir par la lecture. Passer du réel au virtuel car «on peut combattre la réalité de bien d’autres manières qu’en sombrant chaque nuit dans le coma…» (Beigbeder, 1999: 22) Les stupéfiants participent ainsi à la déshumanisation de l’homme (Dyens, 2008) ne faisant plus de lui <em>un roseau pensant</em> mais «un robot qui pense, voilà la vérité». (Beigbeder, 1994: 134)</p> <p>L’écriture sous ecstasy conduit certes à des moments d’extase qui couvrent le travail lancinant de l’angoisse liée à notre mortalité de plus en plus présente: «Attendre que le siècle s’achève. Il meurt de mort lente» (Beigbeder, 1999: 27).</p> <p>La consommation de stupéfiants permet ainsi d’expérimenter l’universel dans le minimalisme. Tel est le sens de la référence à la nouvelle «alchimique» faite à Philippe Delerm – son «négatif» littéraire – dans «La première gorgée d’ecstasy». L’ivresse, première des promesses de l’or, finit par laisser place à la désillusion:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>L’ecstasy fait payer très cher ses quelques minutes de joie chimique. Il donne accès à un monde meilleur, une société où tout le monde se tiendrait par la main, où l’on ne serait plus seul&nbsp;; il fait rêver d’une ère nouvelle, débarrassée de la logique aristotélicienne, de la géométrie euclidienne, de la méthode cartésienne et de l’économie Friedmanienne. Il vous laisse entrevoir tout ça, et puis, tout d’un coup, sans prévenir, il vous claque la porte au nez. (Beigbeder, 1999: 40)</p> </blockquote> <p>«S’il est un terme qui sème, en particulier en France, un effroi dans les esprits, c’est bien celui de postmodernité» (Maffesoli, 2008: 165). L’œuvre de Beigbeder, à la fois sarcastique et dépressive, est fondamentalement eschatologique: elle annonce dès le commencement la fin. Il n’y a donc plus de raison de s’étonner car les bonnes surprises ne font plus partie de ce monde. Toute la réflexion qu’il poursuit au fil de ses textes veut justement témoigner de la <em>peur collective</em> en Occident à l’heure des grands changements. Il ne parvient pas alors à trouver d’autre issue à l’irrémédiable qu’en se débauchant entre Bacchus et Dionysos avant de se réfugier, exténué, dans les bras trompeurs de Morphée.</p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>Beigbeder, Frédéric, <em>Vacances dans le coma</em>, Paris, Librairie générale française, coll. «Livre de poche; 4070», 2002 [1994].<br />Beigbeder, Frédéric, <em>99 francs (14,99 €)</em>, Paris, Gallimard, coll. «Folio&nbsp;; 4062», 2007 [2000].<br />Beigbeder, Frédéric, <em>Nouvelles sous ecstasy</em>, Paris, Gallimard, 1999.<br />Beigbeder, Frédéric, <em>L’égoïste romantique</em>, Paris, Grasset, 2005.<br />Beigbeder, Frédéric, <em>Un roman français</em>. Paris, Grasset, 2009.<br />Cohen, Daniel, <em>La Prospérité du vice: une introduction (inquiète) à l’économie</em>, Paris, Albin Michel, 2009.<br />Cortanze, Gérard de, <em>Éloge du mensonge</em>, Monaco, Le Rocher, 2012.<br />Dyens, Ollivier, <em>La Condition inhumaine: essai sur l’effroi technologique</em>, Paris, Flammarion, 2008.<br />Kahn, Axel et Papillon, Francis, <em>Copies conformes: le clonage en question</em>, Paris, Nil, 1998.<br />Lipovetsky, Gilles, <em>Le bonheur paradoxal: essai sur la société d’hyperconsommation</em>, Paris, Gallimard, 2006.<br />Lipovetsky, Gilles, <em>L’Empire de l’éphémère&nbsp;: la mode et son destin dans les sociétés modernes</em>, Paris, Gallimard, 1987.<br />Lyotard, Jean-François, <em>La Condition postmoderne: rapport sur le savoir</em>, Minuit, 1979.<br />Maffesoli, Michel, <em>Iconologies: nos idol@tries postmodernes</em>, Paris, Albin Michel, 2008.<br />&nbsp;</p> Autofiction BEIGBEDER, Frédéric COHEN, Daniel Contre-culture CORTANZE, Gérard de Culture française Cynisme DYENS, Ollivier France Idéologie Imaginaire médiatique Individualisme KAHN, Axel LIPOVETSKY, Gilles LYOTARD, Jean-François Marchandisation PAPILLON, Francis Postmodernité Présentisme Société de consommation Société du spectacle Sociocritique Transgression Nouvelles Roman Sun, 04 Nov 2012 22:01:56 +0000 Daniel S. Larangé 613 at http://salondouble.contemporain.info Un roman français : un phénomène de réminiscence planifié http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-roman-fran-ais-un-ph-nom-ne-de-r-miniscence-planifi <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/gauthier-melissajane">Gauthier, MélissaJane</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/un-roman-francais">Un roman français</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>«Je vous préviens&nbsp;: si vous ne me libérez pas tout de suite, j’écris un livre» (p.122).<em> Un roman français</em> en est la preuve&nbsp;: la menace a été exécutée. C’est à la suite d’une garde à vue, après que Beigbeder a été appréhendé pour consommation de drogue sur la voie publique, que le célèbre auteur écrit et publie le livre qui m’intéresse ici. Ce roman, dont la forme se serait esquissée dans la «cage» qui tenait l’écrivain prisonnier, se construit de façon à imiter le flot des pensées de ce dernier, celles-ci étant entrecoupées d’épisodes d’interrogatoires, de terreurs <em>claustrophobiques</em>, des divers déplacements du claustré, etc.: «J’aurais donné n’importe quoi pour un livre ou un somnifère. N’ayant ni l’un ni l’autre, j’ai commencé d’écrire ceci dans ma tête, sans stylo, les yeux fermés. Je souhaite que ce livre vous permette de vous évader autant que moi cette nuit-là» (p.15). Toutefois, quoique l’écriture du roman ait été entamée lors de la première nuit d’enfermement de l’auteur, celle-ci ne se termine qu’au terme de quelques jours, la garde à vue de Beigbeder ayant été prolongée. Le narrateur cherche en quelque sorte à faire croire qu’il construit son récit suivant le flux des résurgences du passé dans sa mémoire défaillante. En effet, les souvenirs qui sont évoqués suivent un certain ordre, plus ou moins cohérent, qui semble soumis au hasardeux voyage de Beigbeder dans son enfance oubliée. Néanmoins, il ne s’agit là que d’une reconstruction planifiée, soit faussement aléatoire, l’écriture du texte ne souffrant pas des failles d’un travail mémoriel ni des ruptures lui étant caractéristiques.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Un détour par l’autofiction&nbsp;</strong></span><br /><br />Bien que le pacte générique conclu avec le lecteur d’<em>Un roman français</em> soit romanesque, la page couverture portant la mention «roman», l’auteur joue avec ce pacte en employant, à plus d’une reprise, les termes «autobiographie», «autobiographique» et «autobiographe»&nbsp;pour aborder son propre texte: «Si j’ose me citer – et dans un texte autobiographique, chercher à éviter le nombrilisme serait ajouter le ridicule à la prétention […]» (p.22);&nbsp;«C’est à Bali qu’a débuté ma carrière d’autobiographe» (p.139); «C’est pour cela que j’aime l’autobiographie: il me semble qu’il y a, enfouie en nous, une aventure qui ne demande qu’à être découverte […]» (p.269).<br /><br />Certes, quelques-uns, dont Philippe Vilain dans son article «L’égo beigbederien», ont déjà qualifié l’œuvre de l’auteur de «pratique autofictionnelle» (Vilain, 2008, p.59), en raison notamment des nombreuses références – plus ou moins explicites selon la connaissance du lecteur de l’existence de l’écrivain – que Beigbeder fait à sa propre vie. Cependant, c’est la toute première fois que l’auteur s’assume narrateur-personnage de l’un de ses textes<a href="#note1a"><strong>[1]</strong></a><a name="note1"></a>. Doubrovsky, par le biais de Lejeune, nous rappelle qu’il s’agit là de la condition <em>sine qua non</em> pour que l’on puisse qualifier un texte d’autofiction:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p><br /><span style="color:#808080;">Aujourd’hui encore, il y a une confusion chez certains critiques entre roman autobiographique, autofiction, récit personnel… On tourne autour du mot, mais je crois que Philippe Lejeune l’a dit avec justesse&nbsp;: il faut que le nom propre de l’écrivain soit le nom du personnage. C’est tout ou rien, il n’y a pas de solution intermédiaire… (Doubrovsky, 2007, p.59)</span></p> </blockquote> <p><br />Ce qui est intéressant dans <em>Un roman français</em>, c’est la réflexion de l’auteur sur sa propre démarche d’écriture en ce qui a trait à son passé, réflexion qui s’étend alors à l’écriture dite «autobiographique». Selon Doubrovsky, «[l]’autofiction, c’est le moyen d’essayer de rattraper, de recréer, de refaçonner dans un texte, dans une écriture, des expériences vécues, de sa propre vie qui ne sont en aucune manière une reproduction, une photographie… C’est littéralement et littérairement une <em>réinvention</em>» (Doubrovsky, 2007, p.64). Cette idée de réinvention, Beigbeder en fait mention alors que le récit tire à sa fin:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p><br /><span style="color:#808080;">Ce qui est narré ici n’est pas forcément la réalité mais mon enfance telle que je l’ai perçue et reconstituée en tâtonnant. Chacun a des souvenirs différents. Cette enfance réinventée, ce passé recréé, c’est ma seule vérité désormais. Ce qui est écrit devenant vrai, ce roman raconte ma vie véritable, qui ne changera plus, et qu’à compter d’aujourd’hui je vais cesser d’oublier. J’ai rangé ici mes souvenirs comme dans une armoire. Ils ne bougeront plus d’ici. Je ne les verrai plus autrement qu’avec ces mots, ces images, dans cet ordre […]. (p.268)</span></p> </blockquote> <p><br />Tout le long du texte, il y a ce jeu entre réel et imaginaire, réalité et fiction. L’auteur remet sans cesse en doute ces notions, se demandant continuellement si ce qu’il raconte relève bel et bien de souvenirs réels ou s’il reconstitue, réinvente, imagine…:&nbsp;«Ai-je vécu cela ou suis-je en train d’effectuer une reconstitution historique de moi-même&nbsp;?» (p.114-115) Doubrovsky souligne que «[d]e toute façon, on se réinvente sa vie quand on se la remémore» (Doubrovsky, 2010, p.393). Selon le désormais célèbre auteur et critique, il ne saurait y avoir d’insurmontable fossé entre roman et pratique autobiographique puisqu’«[a]ucune mémoire n’est complète ni fiable […]», il n’y a que «faux souvenirs, souvenirs-écrans, souvenirs tronqués ou remaniés selon les besoins de la cause» (Doubrovsky, 2010, p.391).<br /><br />Toutefois le fait de réaliser le récit de ses origines n’implique pas seulement le narrateur. «On reproche parfois à l’autofiction de favoriser le narcissisme, l’autisme… Ce n’est pas vrai. Ainsi que le disait Camille Laurens, quand on parle de soi, on parle aussi forcément des autres» (Doubrovksy, 2007, p.65). Ainsi, Beigbeder doit aborder l’existence de tous ceux qui ont étroitement fait partie de sa vie, les membres de sa famille plus particulièrement. Bien qu’il affirme avoir&nbsp;«horreur des règlements de compte familiaux, des autobiographies trop exhibitionnistes, des psychanalyses déguisées en livres et des lavages de linge sale en public» (p.56), cela ne l’empêche pas d’écrire un texte qui implique d’autres vies que la sienne, notamment celle de son frère, de ses parents et de ses grands-parents. Il décrit, à travers divers moments de leur existence respective, l’histoire de ceux-ci: les «héros anonymes&nbsp;d’un courage inouï» (p.87) qu’ont été ses grands-parents durant la Seconde Guerre mondiale alors qu’ils ont aidé une famille de Juifs à se protéger de la menace nazie; les amoureux attendrissants qu’ont été ses parents à leurs débuts; les rôles de modèle et d’ennemi qu’a endossés son frère en alternance tout le long de sa vie, ce frère à l’opposé de qui le narrateur s’est forgé dans le seul et unique but d’en être le parfait contraire. Malgré son intrusion impudique dans la vie de ses proches, Beigbeder prend tout de même soin de mentionner que la <em>vérité</em> qui est relatée dans le récit ne relève que de lui: «Je suppose que toute vie a autant de versions que de narrateurs: chacun possède sa vérité; précisons d’emblée que ce récit n’exposera que la mienne» (p.57).<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>L’amnésie: une capacité ou une fatalité?</strong></span><br /><br />Ce jeu que je viens tout juste d’aborder entre réel et imaginaire, réalité et fiction, prend tout son sens, dans <em>Un roman français</em>, dans cette simple phrase: «Mon enfance est à réinventer&nbsp;: l’enfance est un roman» (p.135). La raison pour laquelle l’enfance est ici à imaginer tient dans l’amnésie du narrateur qui semble avoir complètement oublié les quinze premières années de sa vie: «Le seul moyen de savoir ce qui s’est passé dans ma vie entre le 21 septembre 1965 et le 21 septembre 1980, c’est de l’inventer» (p.135).<br /><br />Cependant, la notion même d’amnésie relève, pour le narrateur, d’une conception quelque peu ambivalente. D’une part, Beigbeder affirme que l’amnésie le frappe sans qu’il ne puisse y faire quoi que ce soit, que c’est une forme de fatalité. Alors, «[son] seul espoir, en entamant ce plongeon, est que l’écriture ranime la mémoire[,] [r]anime le souvenir» (p.21). D’autre part toutefois, il témoigne du caractère salvateur de l’amnésie: «J’ai développé une <em>capacité </em>surhumaine d’oubli, comme un <em>don</em>: l’amnésie comme talent précoce et stratégie de survie» (p.236 ; j’ai mis en italique).<br /><br />En plus de cette position plus ou moins paradoxale face à ses propres pertes de mémoire, le narrateur se contredit par rapport à sa vision globale de l’amnésie. D’un côté, il soutient ceci: «je ne mens pas par omission […]; je suis désert» (p.17). D’un autre côté, il déclare que «l’amnésie est un mensonge par omission». Puis, comme pour brouiller davantage ce concept, il révèle, en traitant alors de l’oubli qui rompait le lien avec ses souvenirs d’enfance,&nbsp;qu’il «&nbsp;étai[t] enfermé dans un mensonge&nbsp;» (p.238).<br /><br />De nombreuses hypothèses ponctuent d’ailleurs le texte en ce qui concerne l’amnésie en soi ou les raisons des pertes de mémoire du narrateur. Celui-ci se remet souvent en doute: «Il est possible que j’aie cru être amnésique alors que j’étais juste un paresseux sans imagination» (p.135). Cette amnésie, qu’elle soit volontaire ou non, qu’elle relève d’une faculté ou soit imposée comme une fatalité, est ce qui constitue la source même du récit de Beigbeder, ce dernier ayant imaginé son enfance pour combler les trous: «Toutes les enfances ne sont peut-être pas des romans mais la mienne en est un» (p.231). L’auteur, avec toute la charge de signification que cela suppose, nous raconte sa vie «[t]elle qu[’il l’a] vécue: un roman français» (quatrième de couverture). &nbsp;<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Le (prétendu) miracle de l’écriture</strong></span><br /><br />Dès le départ, le dénouement du récit est prévisible: «Je prie pour que le miracle advienne ici, et que mon passé se développe petit à petit dans ce livre, à la façon d’un polaroïd» (p.22). Puisqu’il y a un récit, le lecteur se doute d’emblée que le texte révèlera au narrateur ses souvenirs oubliés. Ceux qui connaissent les romans de Beigbeder ne sauraient être surpris de ce manque de raffinement qui caractérise la démarche entamée dans le texte. Il n’est effectivement pas rare que les narrateurs mis en scène par l’écrivain manipulent leur histoire de façon à créer certains effets, à «contrôler» en quelque sorte la réception du lecteur<a href="#note2a" name="note2"><strong>[2]</strong></a>: les narrateurs cherchent ainsi à choquer ou à insulter, à inspirer la pitié ou la compassion, à susciter le mépris ou le dégout, à séduire, à repousser, à faire réfléchir…, et ce, en mettant de l’avant, plus ou moins explicitement, les stratégies employées dans le but d’obtenir les effets recherchés. Alors, lorsque le narrateur affirme que l’«écriture possède un pouvoir surnaturel» (p.21) et aborde les phénomènes de réminiscences involontaires qui ont frappé certains auteurs, dont Proust, le lecteur sait d’avance ce qui adviendra. Certains clins d’œil de la part de l’auteur confirme cette idée de <em>stratégie</em>:&nbsp;«(Note de l’auteur de moins en moins amnésique à mesure que son récit approche de son dénouement)» (p.214).<br /><br /><em>Un roman français</em> est alors ponctué de résurgences diverses, de souvenirs qui réapparaissent comme des «boomerang[s] spatio-temporel[s]» (p.175). Le simple fait d’être enfermé semble permettre le retour du passé oublié, «il suffit d’être en prison et l’enfance remonte à la surface» (p.46). Même s’il affirme à de nombreuses reprises que rien ne lui revient jamais, que son enfance demeure une énigme, que ses souvenirs relèvent du domaine de l’inaccessible, le narrateur parvient à recoller les morceaux du «puzzle» (p.174). Il suffisait de le priver de sa liberté: «Tapez sur la tête d’un écrivain, il n’en sort rien. Enfermez-le, il recouvre la mémoire» (p.128).<br /><br />Si l’on pouvait classifier, en suivant l’idée de Doubrovsky, les auteurs en deux types, soit les écrivains «à programme» et ceux «à processus», Beigbeder se classerait certes lui-même dans la seconde catégorie, qui ne peut toutefois l’accueillir. L’écrivain à programme planifie son œuvre alors que l’écrivain à processus se laisse guider par elle, «les mots avec lesquels ce récit est écrit surgiss[ant] d’eux-mêmes, […] s’appel[ant] les uns les autres par consonance» (Doubrovsky, 2010, p.389). Le titre de cette lecture, «<em>Un roman français</em>: un phénomène de réminiscence planifié», est représentatif de cette erreur de classement, Beigbeder étant un faux écrivain à processus, donnant à son texte l’apparence d’un flot de pensées spontané et irréfléchi alors que celui-ci est organisé et calculé.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p><br />J’hallucine. Je lui cite la seule phrase de Giono dont je me souvienne&nbsp;: «&nbsp;Mon livre est fini, je n’ai plus qu’à l’écrire.&nbsp;» Elle résume bien ma situation présente. Le flic me vante l’influence de la privation de liberté sur l’écriture romanesque. Je le remercie pour l’étroitesse des conditions de ma garde à vue, qui contribue effectivement à épanouir mon imaginaire. (p.93)</p> </blockquote> <p><br />C’est en effet l’imaginaire de Beigbeder, et non sa mémoire, qui semble au final sous-tendre l’écriture d’<em>Un roman français</em>. «Tapez sur la tête d’un écrivain, il n’en sort rien. Enfermez-le» (p.128), il écrit un roman.</p> <p>&nbsp;</p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p><br />BEIGBEDER, Frédéric (2009). <em>Un roman français</em>, Paris, Grasset, 281 p.<br />BEIGBEDER, Frédéric (2000). <em>99 F</em>, Paris, Gallimard, collection «&nbsp;folio&nbsp;», 304 p.<br />BEIGBEDER, Frédéric (1997). <em>L’Amour dure trois ans</em>, Paris, Grasset, 194 p.<br />DOUBROVSKY, Serge (2010). «Le dernier moi», dans Claude Burgelin, Isabelle Grell et Roger-Yves Roche (dir.), <em>Autofiction(s). Colloque de Cerisy 2008</em>, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, p.383-393.<br />DOUBROVSKY, Serge (2007).&nbsp;«Les points sur les "i"», dans Jean-Louis Janelle et Catherine Viollet (dir.), <em>Genèse et autofiction</em>, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, p.53-65.<br />VILAIN, Philippe (2008). «L’ego beigbederien», dans Alain-Philippe Durand (dir.), <em>Beigbeder et ses doubles</em>, Amsterdam, Rodopi, p.59-60.</p> <p><strong><a href="#note1">[1]</a><a name="note1a"></a> </strong>Il s’agit en fait de la première fois que Beigbeder s’assume narrateur-personnage de l’un de ses textes si l’on exclut le bref épisode qui conclut L’amour dure trois ans dans lequel Beigbeder affirme clairement ceci&nbsp;: «Marc Marronnier est mort. Je l’ai tué. À partir de maintenant il n’y a plus que moi ici et moi je m’appelle Frédéric Beigbeder.» (Beigbeder, 1997, p.193)</p> <p><a href="#note2"><strong>[2]</strong></a><a name="note2a"></a> <em>99 F</em> est sans doute le meilleur exemple. Octave, le narrateur, y met de l’avant toutes les stratégies, notamment de manipulation, qu’il emploie, entre autres par rapport à sa démarche d’écriture.</p> <p><br /><br />*<em>Ce texte intègre l’orthographe recommandée (ou nouvelle orthographe).</em><br />&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-roman-fran-ais-un-ph-nom-ne-de-r-miniscence-planifi#comments Ambiguïté Autofiction Autofiction Autoréflexivité Autorité narrative BEIGBEDER, Frédéric DOUBROVSKY, Serge France Identité LEJEUNE, Philippe Mémoire Narrativité Roman Mon, 01 Oct 2012 13:45:17 +0000 Simon Brousseau 592 at http://salondouble.contemporain.info Double Houellebecq : littérature et art contemporain http://salondouble.contemporain.info/lecture/double-houellebecq-litterature-et-art-contemporain <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/balint-babos-adina-0">Balint-Babos, Adina</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-carte-et-le-territoire">La carte et le territoire</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p><br /><br />Quiconque s’intéresse à l’art, à la littérature, ne reste pas indifférent à ces paroles: «Je veux rendre compte du monde… <em>Je veux simplement rendre compte du monde</em>» (p.420). Insérés vers la fin de <em>La carte et le territoire </em>de Michel Houellebecq, ces mots de Jed Martin, l’artiste contemporain qui est également le personnage principal du roman, peuvent nous servir de fil conducteur pour une lecture à rebours et nous investir d’une mission: tenter de décrypter un dialogue entre l’art et le monde, la représentation et le réel, l’artiste et son pouvoir de créativité. Car rappelons-le: ces dialogues complémentaires ou antinomiques se trouvent au cœur du dernier texte de Houellebecq primé cette année avec le Prix Goncourt.&nbsp;</p> <div>&nbsp;</div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Le monde de l’art contemporain</strong></span><br />&nbsp;</div> <div>Le roman, construit en trois parties auxquelles s’ajoutent un prologue et un épilogue, nous introduit dans le monde de l’art contemporain. Il dévoile une toile de fond sur laquelle émergent et se modèlent le travail de l’artiste Jed et son univers: le quotidien, le rapport à l’attachée de presse, les liens avec l’écrivain Michel Houellebecq qui fera un texte de cinquante pages pour le catalogue de son exposition, la relation avec le père, avec différentes femmes dont la Russe Olga, en particulier. Le texte d’une belle fluidité, ingénieusement composé en strates d’événements et de significations, avance sur une crête de contrastes et d’analogies, des pastiches du marché de l’art et des critiques de la presse, de «la magie du terroir», de «l’esprit de famille», en faisant des clins d’œil à des artistes reconnus: Jeff Koons, Damien Hirst, Picasso, avec de brèves remarques sur des écrivains et des personnalités publiques du moment: Frédéric Beigbeder, Jean-Pierre Pernaut. Tout cela dans un récit hybride, fait de juxtapositions et d’une mosaïque de personnages, de faits et de styles: de la description, au dialogue, à la digression, à l’essai, en passant par le roman policier et le récit autofictionnel.&nbsp;<br />&nbsp;</div> <div><em>La carte et le territoire</em> nous convie à partager l’existence de Jed Martin, d’abord artiste photographe et peintre par la suite, passionné par les cartes routières Michelin et la prise de vue des objets prosaïques, qui aborde par la suite la peinture de portraits. À travers l’œil et la voix du narrateur omniscient, on entre dans les coulisses de la création pour découvrir les aléas du travail de l’artiste, ses amours et la venue à une reconnaissance internationale de son œuvre. Dans le prologue déjà, on s’aperçoit que dans l’entourage de Jed, il y aura un autre personnage principal: Michel Houellebecq l’écrivain, celui qui composera le texte pour son exposition et recevra en retour un portrait que l’artiste fera de lui. Le personnage de Houellebecq, double de l’écrivain, devient particulièrement intéressant si on pense à la portée autofictionnelle du récit, notion que l’auteur se retient de commenter ou d’intégrer dans son discours lors d’une interview récente avec Catherine Millet dans <em>Art Press</em>&nbsp;<a href="#note1a" name="note1"><strong>[1]</strong></a>. Néanmoins, le jeu entre le référentiel –soit, l’écrivain Houellebecq lui-même– et le personnage fictionnel, les frontières poreuses entre la vie et la fiction, entretiennent la tension narrative et l’intérêt du lecteur pris dans un va-et-vient de l’identification à la réflexion ou à la projection. On a le sentiment d’une complicité entre le narrateur, les personnages et le lecteur, renforcée souvent par des incises: «Beaucoup d’écrivain, <em>si vous y regardez de près</em>, ont écrit sur des peintres ; et cela depuis des siècles. C’est curieux» (p.141, nous soulignons). Chemin faisant, cette complicité signale la transgression des limites de la fiction qui déborde dans la réalité. Se crée ainsi un effet de théâtralité de la représentation où on change de «décor» comme on change de registre de la conversation: en un clin d’œil, on passe du familial au formel, d’un échange amical, intime, à une discussion soutenue sur l’art, sur l’organisation d’une exposition de peinture.&nbsp;</div> <div><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Structure en paliers</strong></span></div> <div><br />Vu la composition en paliers superposés du récit, il y a des strates de significations à déchiffrer. Il s’agit d’emblée –comme l’indique le titre du roman– de saluer la pertinence de l’art contemporain par rapport à la situation historique, autrement dit, le pouvoir de la représentation face au réel, de la carte routière <em>Michelin</em> par rapport à un coin de terroir en Alsace. Avoir choisi un artiste comme personnage principal donne à l’écrivain, comme il l’indique dans la même interview, la liberté de penser la réalité économique et sociale contemporaine sans courir le risque des polémiques. Il est d’ailleurs intéressant de noter les <em>remerciements</em> à la fin du roman où Houellebecq prend ses précautions et avertit le lecteur: «Il va de soi que je me suis senti libre de modifier les faits et que les opinions exprimées n’engagent que les personnages qui les expriment; en somme que l’on se situe dans le cadre d’un ouvrage de fiction» (p.429). En dépit de ce pacte de lecture qui insiste sur le statut fictionnel du texte, à plusieurs endroits au fil des pages, le lecteur éprouve le sentiment de lire un essai sur l’art, de se trouver dans le référentiel au point de suivre l’artiste Jed Martin dans les rues de Paris, et de découvrir une monographie ou un texte biographique sur lui. Ce sentiment est évident dans les deux premières parties du roman.&nbsp;<br />&nbsp;</div> <div>La troisième partie marque une coupure dans le registre du discours narratif : on passe à un récit policier. Des nouveaux personnages entrent en scène. Il y a du suspense, du mystère et du danger imminent. Au chapitre six de cette dernière partie, on apprend que: «l’écrivain Michel Houellebecq fut sauvagement assassiné» (p.313). C’est une intrigue de polar qui démarre; il y a eu un meurtre : l’artiste et son chien furent assassinés et coupés et morceaux; le portrait de Houellebecq volé. Dans ce brouhaha, les deux policiers qui s’occupent de l’affaire font preuve de «sensibilité» et sous peu, ils tombent sur Jed, ce qui nous conduit à revenir au fil principal de la trame narrative.&nbsp;<br />&nbsp;</div> <div>Dans le jeu de <em>puzzle</em> où manquent des éléments, entre recherches du meurtrier et questions sur l’art, au cœur du récit, se maintient le rapport père-fils: Jed marche dans les pas de son père en Suisse où ce dernier, vieux et affaibli, est parti pour se faire euthanasier. C’est l’occasion de développer en toute simplicités des pensées analogiques sur la mort choisie et la technologie, sur le crime et l’art: «Le crime lui paraissait un acte profondément humain, relié aux zones les plus sombres de l’humain, mais humain tout de même. L’art était relié à tout : aux zones sombres, aux zones lumineuses, aux zones intermédiaires» (p.331). Pas à pas, la digression prend de l’ampleur. Elle apparaît comme une figure de style privilégiée.&nbsp;</div> <div>&nbsp;</div> <div><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Désir et langueur</span></strong><br />&nbsp;</div> <div>Un autre aspect digne d’être mis en lumière est le contraste entre le désir de travailler, de chercher des sujets à explorer: de la photographie, à la peinture, à la pensée concrète et abstraite sur des radiateurs, sur des insectes, sur la vie et la mort, et le manque d’énergie vitale de Jed. Nous ne saurions ignorer que chez Houellebecq, il y a souvent des personnages saisis par l’impossibilité d’aimer. L’écrivain le reconnaît: «C’est plus simple de travailler [que d’aimer], ça pose moins de problèmes» (interview<em> Art Press</em>). Et c’est le cas de Jed qui montre peu de sentiments et d’enthousiasme envers Olga, la Russe amoureuse de lui, qui finira par s’en aller travailler à Moscou. Néanmoins, en dépit du manque de tendresse qu’il exprime, Jed ne peut s’empêcher d’être triste au départ d’Olga. La tristesse le saisit souvent dans ses rencontres avec le père, surtout à Noël, quand les deux hommes semblent avoir une première et dernière tentative de communication. Il y a quelque chose d’amer dans les paroles de Jed lorsqu’il examine assez sereinement les chances que peut donner une vie:&nbsp;<br />&nbsp;</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">[…] La vie nous offre une chance parfois mais lorsqu’on est trop lâche ou trop indécis pour la saisir la vie reprend ses cartes, il y a un moment pour faire les choses et pour entrer dans un bonheur possible, […] mais il ne se produit qu’une fois et une seule, et si l’on veut y revenir plus tard c’est tout simplement impossible, il n’y a plus de place pour l’enthousiasme, la croyance et la foi, demeure une résignation douce, une pitié réciproque et attristée, la sensation inutile et juste que quelque chose aurait pu avoir lieu, qu’on s’est simplement montré indigne du don qui vous a été fait. (p.251)&nbsp;</span></div> <div>&nbsp;</div> <div>Ce passage nous fait palper quelque chose des forces et des faiblesses de l’être humain; des ambivalences et hésitations que chacun croise à un moment donné dans l’existence. À nos yeux, c’est à travers de telles réflexions porteuses de vérité que le texte de Houellebecq atteint une portée universelle, parle de notre humanité.&nbsp;<br />&nbsp;</div> <div>Après tout, c’est dans le travail de symbolisation, dans le don de faire passer des expériences humaines et des figures d’artistes, de père, d’amants, et dans la mise en lumière des événements du contemporain, que réside la force d’un écrivain. Cela porte aussi le nom de <em>créativité</em>, comme dirait Romain Gary<a href="#note2b" name="note2"><strong>[2]</strong></a>, car: «écrire un livre, c’est toujours de la créativité, cela veut dire se réincarner, se multiplier, se diversifier» (p.280). Il s’agit également de varier le monde, de le regarder de loin et de proche, de l’intérieur et de l’extérieur, de sortir de sa peau pour s’installer dans celle d’un personnage. On n’aura pas tort de reconnaître que <em>La carte et le territoire</em> contribue à repenser ce que c’est que d’écrire aujourd’hui, à réfléchir autrement à la forme du roman contemporain et à interroger l’espace scriptural sans négliger qu’à présent, les frontières du livre et du texte sont souvent débordées par une esthétique de l’excès. Au pôle opposé, ce serait représenter l’abattement et la langueur qui peuvent s’emparer du créateur et du monde.&nbsp;<br />&nbsp;</div> <div>À l’instar de <em>l’anneau de Moebius</em> qui repose sur la tombe du personnage Michel Houellebecq en signe d’une certaine harmonie, l’épilogue du roman nous laisse avec l’impression que la boucle est bouclée: les meurtriers sont arrêtés, il y a des dialogues apaisés entre des camarades policiers. Et enfin, on croise le narrateur une dernière fois, qui nous confie: «Jed Martin <em>prit congé</em> d’une existence à laquelle il n’avait jamais totalement adhéré» (p. 426). Ainsi arrive-t-on encore au point de départ, à une pensée sur les sens de la vie et de la mort, sur l’origine et le parcours qu’on peut en faire, même sans avoir «totalement adhéré». À la fin du roman, lorsque tous les êtres s’en vont et que les personnages meurent, demeure symboliquement l’espoir. Il s’agit de la force de régénération de la nature, donc de la vie qui passe et nous dépasse: «le triomphe de la végétation» (p.428). Clin d’œil aux éléments où tout s’engloutit, même l’art: «les représentations des êtres humains qui avaient accompagné Jed Martin au cours de sa vie terrestre», «l’âge industriel en Europe», «l’industrie humaine» (p.428). Vision assez pessimiste où prime malgré tout quelque chose de vivant, frêle et fort à la fois: «il n’y a plus que des herbes agitées par le vent» (p. 428). Au demeurant, <em>le territoire</em> l’emporte-t-il sur <em>la carte</em>?<br />&nbsp;</div> <hr /> <p><a href="#note1" name="note1a">1</a> Millet, Catherine et Jacques Henric, «&nbsp;Michel Houellebecq&nbsp;: sous la parka, l’esthète&nbsp;», <i style="mso-bidi-font-style:normal">ArtPress</i>, n<sup>o </sup>371, en ligne&nbsp;: <a href="http://www.artpress.com/Michel-Houellebecq--sous-la-parka--l39esthete,1.media?a=24229">http://www.artpress.com/Michel-Houellebecq--sous-la-parka--l39esthete,1.media?a=24229</a> (page consultée le 20 novembre 2010).<br /><a href="#note2" name="note2b">2 </a>Gary, Romain, <i style="mso-bidi-font-style:normal">La nuit sera calme</i>, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1976, 264p.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/double-houellebecq-litterature-et-art-contemporain#comments Art contemporain Autofiction BEIGBEDER, Frédéric Deuil Espace Filiation France GARY, Romain HOUELLEBECQ, Michel MILLET, Catherine Portrait de l'artiste Quotidien Représentation Roman policier Roman Tue, 30 Nov 2010 13:28:07 +0000 Adina Balint-Babos 294 at http://salondouble.contemporain.info La tueuse : le combat de la fiction contre le vide http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-tueuse-le-combat-de-la-fiction-contre-le-vide <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/paquet-amelie">Paquet, Amélie </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-nuit-je-suis-buffy-summers">La nuit je suis Buffy Summers</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><div class="rteindent1">Je suis un RPG aboulique. Un Counter Strike sans map. Un raid profanateur pour tombeaux d&eacute;catis. Je suis un jeu dont personne n&rsquo;est le h&eacute;ros.<em> Same players shoot again</em>. <br /> Chlo&eacute; Delaume, <em>La vanit&eacute; des somnambules <p><br type="_moz" /><br /> </p></em></div> <div>Pour aborder un livre-jeu comme<em> La nuit je suis Buffy Summers</em> de Chlo&eacute; Delaume, le terme &laquo;lecture&raquo; adopt&eacute; par <em>Salon double</em> prend tout son sens. Delaume propose v&eacute;ritable une exp&eacute;rience de lecture, une aventure dans un univers &eacute;trange que l&rsquo;on peut recommencer en prenant chaque fois des routes diff&eacute;rentes. Lectrice ob&eacute;issante, j&rsquo;ai d&rsquo;abord jou&eacute; le jeu consciencieusement. Lectrice curieuse, j&rsquo;ai ensuite lu le livre d&rsquo;un couvert &agrave; l&rsquo;autre pour conna&icirc;tre tout ce que j&rsquo;avais manqu&eacute;. Je me servirai de mes deux lectures, et de toutes mes autres relectures, pour r&eacute;fl&eacute;chir &agrave; ce livre. Je puiserai aussi dans ma longue exp&eacute;rience des jeux de r&ocirc;les afin de montrer les enjeux du livre de Delaume. La culture &laquo;geek&raquo;<b><a name="note1" href="#note1b">[1]</a></b>&nbsp;mise de l&rsquo;avant dans <em>La nuit je suis Buffy Summers</em> requiert le regard complice d&rsquo;un autre &laquo;gamer&raquo;. Ou plut&ocirc;t d&rsquo;une autre gamer. Comme elle l&rsquo;a fait avant dans <em>Corpus Simsi</em> (2003), Delaume donne une parole litt&eacute;raire aux femmes qui aiment les jeux vid&eacute;os<b><a name="note2" href="#note2b">[2]</a></b>. Elle propose avec <em>La nuit je suis Buffy Summers</em> un livre-jeu dans la tradition des &laquo;Livres dont vous &ecirc;tes le h&eacute;ros&raquo;, tr&egrave;s populaires dans les ann&eacute;es quatre-vingt. Delaume ne d&eacute;ploie pas une m&eacute;canique de jeu aussi &eacute;toff&eacute;e que celle de <em>La Couronne des rois</em> (1985) de Steve Jackson qui contenait huit cent paragraphes, de nombreuses &eacute;nigmes, maints combats et tant de sc&eacute;narios avec une fin funeste<b><a name="note3" href="#note3b">[3]</a></b>&nbsp;; dans <em>La nuit je suis Buffy Summers</em>, le jeu repose sur cinquante-neuf paragraphes, parmi lesquels neuf paragraphes annoncent la d&eacute;faite du lecteur contre un seul qui propose un sc&eacute;nario victorieux. Sans vouloir me vanter, je dois avouer que j&rsquo;ai &laquo;gagn&eacute;&raquo; d&egrave;s ma premi&egrave;re lecture du livre de Delaume! Joueuse rus&eacute;e, j&rsquo;ai opt&eacute; pour une bonne strat&eacute;gie : celle d&rsquo;allouer &agrave; mon personnage cinq points de &laquo;Sant&eacute; Mentale&raquo; contre dix points d&rsquo;&laquo;Habitation Corporelle&raquo;. En bonne lectrice, j&rsquo;avais du d&eacute;but &agrave; la fin de mon aventure un parti pris pour la litt&eacute;rature. Dans l&rsquo;univers de Delaume, je le montrerai, il s&rsquo;agit toujours d&rsquo;une posture favorable.&nbsp;</div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> <strong>Les Grands anciens </strong></span> <p>Chlo&eacute; Delaume s&rsquo;est impos&eacute;e comme &eacute;crivaine en 2001 avec son deuxi&egrave;me roman, <em>Le cri du sablier</em>. Dans ce roman, elle raconte dans une langue qui &eacute;pouse les tourments provoqu&eacute;s par l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement&nbsp;: le meurtre de sa m&egrave;re par son p&egrave;re et le suicide de ce dernier devant ses yeux alors qu&rsquo;elle n&rsquo;&eacute;tait &acirc;g&eacute;e de dix ans. Depuis le d&eacute;but de sa carri&egrave;re litt&eacute;raire, elle adopte le pseudonyme de &laquo;Chlo&eacute; Delaume&raquo; qui lui permet de se d&eacute;tacher, autant qu&rsquo;elle le peut, des marques que le drame familial a laiss&eacute;es en elle. L&rsquo;&eacute;crivaine est aussi, comme elle le r&eacute;p&egrave;te dans toute son &oelig;uvre, un personnage de fiction. Elle est cette femme qui lutte contre un souvenir avec lequel on ne peut jamais vivre en paix, un souvenir lourd &agrave; porter pour une seule personne, aussi forte qu&rsquo;elle puisse &ecirc;tre. Dans <em>La nuit je suis Buffy Summers</em>, Delaume propose &agrave; sa lectrice<b><a name="note4" href="#note4b">[4]</a></b>&nbsp;de devenir &agrave; son tour un personnage de fiction, titre qu&rsquo;elle ne peut prendre &agrave; la l&eacute;g&egrave;re dans le contexte. Incarner un personnage de fiction est ici un r&ocirc;le grave et important. </p> <p>Dans <em>La Vanit&eacute; des somnambules</em>, Delaume discute longuement du concept de &laquo;personnage de fiction&raquo;. Elle &eacute;crit dans un passage myst&eacute;rieux que le personnage de fiction ne proc&egrave;de pas de l&rsquo;imagination humaine:<br /> &nbsp;</p></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je m&rsquo;appelle Chlo&eacute; Delaume. Je n&rsquo;ai pas d&rsquo;imagination. Mais je connais la v&eacute;rit&eacute;. Les personnages de fiction ne sont pas des cr&eacute;ations de l&rsquo;esprit humain. L&agrave;-dessus tout le monde ment. Ou tente de se voiler le minois tellurique ce qui revient au m&ecirc;me. Nous sommes la voix primale. Nous avons toujours &eacute;t&eacute;. Nous sommes si ancestraux qu&rsquo;aucune m&eacute;moire mythique ne peut nous ensourcer. Nous avons cr&eacute;&eacute; l&rsquo;homme &agrave; notre image<b><a name="note5" href="#note5b">[5]</a></b>. <p></p></span></div> <div>&Agrave; partir de cet extrait, il est possible de dire que les personnages de fiction chez Delaume sont en r&eacute;alit&eacute; plus pr&egrave;s des Grands Anciens imagin&eacute;s par l&rsquo;&eacute;crivain d&rsquo;horreur am&eacute;ricain Howard Phillips Lovecraft que des &laquo;personnages litt&eacute;raires&raquo; au sens o&ugrave; l&rsquo;entend la narratologie<b><a name="note6" href="#note6b">[6]</a></b>, c&rsquo;est-&agrave;-dire d&rsquo;un personnage cr&eacute;&eacute; par un auteur. Chez Lovecraft, dans ce que ses successeurs d&rsquo;Arkham House ont appel&eacute; le &laquo;Mythe de Cthulhu&raquo;, les Grands Anciens sont ces personnages ancestraux ch&acirc;ti&eacute;s par les Premiers Dieux et condamn&eacute;s &agrave; un emprisonnement terrestre. Cthulhu, le Grand Ancien le plus connu, repose au fond de l&rsquo;oc&eacute;an Pacifique dans la cit&eacute; sous-marine de R&rsquo;lyeh. Le r&eacute;veil de Cthulhu, que les personnages de la nouvelle &laquo;The Call of Cthulhu&raquo; (1928) redoutent plus que tout, pourrait provoquer la fin des temps. Les autres Grands Anciens, Shub-Niggurath, dit le bouc noir aux milles chevreaux, et Nyarlathotep, dit le chaos rampant, menacent aussi l&rsquo;existence du monde terrestre. Comme les Grands Anciens, Chlo&eacute; Delaume, le personnage de fiction, a &eacute;t&eacute; punie. Elle a &eacute;t&eacute; condamn&eacute;e pour avoir &eacute;t&eacute; t&eacute;moin de l&rsquo;horreur. Son existence constitue autant un moment de repos qu&rsquo;une &eacute;ventuelle menace pour Delaume, l&rsquo;auteure. Et peut-&ecirc;tre aussi pour le monde. Qui sait?</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><br /> </strong></span></div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L&rsquo;&eacute;lue</strong></span> <p>Comme le titre l&rsquo;indique, <em>La nuit je suis Buffy Summers</em> se d&eacute;roule non pas dans une nouvelle de Lovecraft, mais dans l&rsquo;univers de la s&eacute;rie t&eacute;l&eacute;vis&eacute;e &eacute;tasunienne <em>Buffy the Vampire Slayer</em> diffus&eacute;e de 1997 &agrave; 2003. Delaume &eacute;crit sur son site web que son livre-jeu est en r&eacute;alit&eacute; une <em>fanfiction</em> de l&rsquo;&eacute;pisode dix-sept de la saison six intitul&eacute; &laquo;Normal Again&raquo;<b><a name="note7" href="#note7b">[7]</a></b>. Delaume prolonge donc le sc&eacute;nario de cet &eacute;pisode et imagine une autre aventure pour Buffy. Dans cet &eacute;pisode pour le moins &laquo;lovecraftien&raquo;, Buffy, qui souffre d&rsquo;hallucinations, est amen&eacute;e dans un h&ocirc;pital psychiatrique. Son mal a &eacute;t&eacute; provoqu&eacute; par la pr&eacute;sence terrestre d&rsquo;un d&eacute;mon invoqu&eacute; par le Trio, un groupe de<em> nerds </em>de la sixi&egrave;me saison. La lectrice de Delaume est invit&eacute;e &agrave; incarner cette Buffy Summers tourment&eacute;e et enferm&eacute;e en psychiatrie. Le jeu commence ainsi: &laquo;Vous &ecirc;tes parfaitement amn&eacute;sique. Vous &ecirc;tes une jeune femme et c&rsquo;est tout&raquo; (p.10). </p> <p>Les non-initi&eacute;s imaginent parfois les joueurs de jeux de r&ocirc;les comme des adeptes de <em>Donjons &amp; Dragons</em> qui se lancent, &eacute;p&eacute;es et boucliers de mousse en main, vers de grandes qu&ecirc;tes &eacute;piques. Il existe toutefois plusieurs autres types de jeux de r&ocirc;les. Cr&eacute;&eacute; en 1981 par Sandy Peterson, <em>Call of Cthulhu </em>est un syst&egrave;me de jeu de r&ocirc;les inspir&eacute; de l&rsquo;univers litt&eacute;raire de Lovecraft qui a connu de nombreuses r&eacute;&eacute;ditions dans les trente derni&egrave;res ann&eacute;es<b><a name="note8" href="#note8b">[8]</a></b>. Il existe, bien s&ucirc;r, plusieurs mani&egrave;res de jouer &agrave; <em>Call of Cthulhu</em>, mais en g&eacute;n&eacute;ral, le &laquo;personnage joueur&raquo;, comme Buffy dans la s&eacute;rie t&eacute;l&eacute;, m&egrave;ne une existence ordinaire. Il est souvent un &eacute;tudiant, un scientifique ou un biblioth&eacute;caire qui d&eacute;couvre peu &agrave; peu un univers vaste et dangereux cach&eacute; sous le monde qu&rsquo;il conna&icirc;t. Chez Lovecraft comme dans le jeu <em>Call of Cthulhu</em>, la petitesse de l&rsquo;&ecirc;tre humain face aux horreurs secr&egrave;tes est constamment r&eacute;it&eacute;r&eacute;e. Les terreurs ancestrales du monde p&egrave;sent lourd sur les &eacute;paules de l&rsquo;&ecirc;tre humain qui les d&eacute;couvrent. </p> <p>La lectrice de Delaume doit incarner une jeune femme qui poss&egrave;de comme seul &eacute;quipement sa chemise de nuit d&rsquo;h&ocirc;pital. Disons-le, elle n&rsquo;a pas d&rsquo;embl&eacute;e l&rsquo;&eacute;toffe d&rsquo;une grande h&eacute;ro&iuml;ne: &laquo;Puisque vous &ecirc;tes pr&ecirc;te, reprenons. Vous &ecirc;tes une jeune fille sale, debout&raquo; (p.11).&nbsp; Elle n&rsquo;a pas d&rsquo;armes, ni de pouvoirs magiques. Malgr&eacute; son apparente faiblesse, cette jeune fille est peut-&ecirc;tre l&rsquo;&Eacute;lue, la Tueuse. On apprend d&egrave;s le prologue l&rsquo;existence d&rsquo;une &Eacute;lue: &laquo;<em>&Agrave; chaque g&eacute;n&eacute;ration</em>, soit. <em>Son &Eacute;lue</em>, merci bien. De l&agrave; &agrave; la reconna&icirc;tre, mettre la main dessus; une affaire des plus d&eacute;class&eacute;es&raquo; (p.8). </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>La fiche du personnage</strong></span></p> <p>Comme dans tout bon jeu de r&ocirc;les, cette jeune fille est d&eacute;crite par le biais de statistiques. Elle poss&egrave;de deux caract&eacute;ristiques: l&rsquo;&laquo;Habitation Corporelle&raquo; et la &laquo;Sant&eacute; Mentale&raquo;. L&rsquo;Habitation Corporelle repr&eacute;sente les attributs physiques de cette jeune fille: sa force, sa constitution, sa dext&eacute;rit&eacute;. Cette statistique sera tr&egrave;s importante lors des combats physiques que la lectrice devra simuler par le biais de jets de d&eacute;s. La deuxi&egrave;me caract&eacute;ristique, la&nbsp; Sant&eacute; Mentale, repr&eacute;sente la force psychologique du personnage et sa capacit&eacute; &agrave; faire face &agrave; des situations inusit&eacute;es ou troublantes. Dans la culture r&ocirc;liste, cette caract&eacute;ristique a &eacute;t&eacute; popularis&eacute;e par le jeu <em>Call of Cthulhu</em>. Le joueur doit lancer des &laquo;sanity rolls<b><a name="note9" href="#note9b">[9]</a></b>&raquo; avec des d&eacute;s pour d&eacute;terminer sa r&eacute;sistance &agrave; des situations psychologiquement intenses. </p> <p>La lectrice peut personnaliser sa partie de<em> La nuit je suis Buffy Summers</em>. Elle doit r&eacute;partir quinze points entre ces deux caract&eacute;ristiques. Pour ma part, j&rsquo;ai opt&eacute;, je le r&eacute;p&egrave;te, pour cinq points de &laquo;Sant&eacute; Mentale&raquo; et dix points d&rsquo;&laquo;Habitation Corporelle&raquo; en me disant que l&rsquo;important &eacute;tait la force physique puisque je voulais jouer le plus longtemps possible et que la folie de mon personnage serait au demeurant une exp&eacute;rience litt&eacute;raire agr&eacute;able. La narratrice, ma&icirc;tresse du jeu, nous retire imm&eacute;diatement des points: &laquo;Parce que le jour vous &ecirc;tes &agrave; l&rsquo;h&ocirc;pital psychiatrique de Los Angeles, que vos veines s&rsquo;y gonflent aux aiguilles, tant que la lumi&egrave;re est vous &ecirc;tes soumise &agrave; un malus de 1, en Habitation Corporelle comme en Sant&eacute; Mentale&raquo; (p.12). Avec Delaume aux commandes, la partie n&rsquo;est pas gagn&eacute;e d&rsquo;avance.</p></div> <div class="rteindent1"><img width="500" height="234" alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/Personnage_0.png" /></div> <div class="rteindent1 rtecenter"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Figure 1 : Fiche du personnage&nbsp; <p><img width="500" height="397" alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/&Eacute;quipements_1.png" /><br type="_moz" /><br /> </p></span></div> <div class="rtecenter"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Figure 2: Inventaire du personnage</span><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);"> </span></strong></div> <div class="rtecenter"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><br /> </strong></span></div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les personnages de la t&eacute;l&eacute;vision </strong></span> <p>Si les Grands Anciens de Lovecraft viennent du cosmos, les personnages de fiction chez Delaume doivent souvent leur origine &agrave; diff&eacute;rentes s&eacute;ries t&eacute;l&eacute;vis&eacute;es. Dans &laquo;L&rsquo;entit&eacute; sentinelle Chlo&eacute; Delaume&raquo;, Bertrand Gervais &eacute;crit &agrave; propos de <em>J&rsquo;habite dans la t&eacute;l&eacute;vision</em> (2006) que l&rsquo;auteure exp&eacute;rimente dans ce livre &laquo;la dissolution de soi dans la t&eacute;l&eacute;vision<b><a name="note10" href="#note10b">[10]</a></b>&raquo;. Si l&rsquo;&eacute;cran est bien pr&eacute;sent dans <em>J&rsquo;habite dans la t&eacute;l&eacute;vision</em>, il est en apparence absent de <em>La nuit je suis Buffy Summers</em>. Sans doute parce qu&rsquo;il n&rsquo;est plus question de spectature, la lectrice commence l&rsquo;aventure &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur de l&rsquo;&eacute;cran. Elle a d&eacute;j&agrave; &eacute;t&eacute; absorb&eacute;e par l&rsquo;&eacute;cran. En ouvrant <em>La nuit je suis Buffy Summers</em>, la lectrice accepte sans le savoir sa propre dissolution dans la t&eacute;l&eacute;vision. Dans le didacticiel qui accompagne le livre-jeu, Delaume pr&eacute;cise qu&rsquo;il s&rsquo;agit d&rsquo;une &laquo;autofiction collective&raquo;. Cette autofiction collective n&rsquo;est possible qu&rsquo;&agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur de cet espace o&ugrave; tous se reconnaissent, cet espace commun &agrave; tous nos contemporains, le seul: l&rsquo;&eacute;cran de t&eacute;l&eacute;vision. </p> <p>Buffy Summers n&rsquo;est pas l&rsquo;unique h&eacute;ro&iuml;ne de t&eacute;l&eacute;vision convoqu&eacute;e dans le livre-jeu. La lectrice, selon le parcours qu&rsquo;elle choisit, pourra aussi rencontrer Laura Palmer de <em>Twin Peaks</em>, Bree Van de Kamp de <em>Desperate Housewives</em>, les S&oelig;urs Halliwell de <em>Charmed</em> et Claire Bennet de <em>Heroes</em>. L&rsquo;h&ocirc;pital psychiatrique est le point de rencontre de tous ces personnages de fiction. Aussi c&eacute;l&eacute;br&eacute;es soient-elles &agrave; l&rsquo;ext&eacute;rieur de la t&eacute;l&eacute;vision, toutes ces femmes rassembl&eacute;es en ce lieu sont ici humili&eacute;es, parfois viol&eacute;es et violent&eacute;es. En col&egrave;re, W., l&rsquo;amie sorci&egrave;re de Buffy<a name="note11" href="#note11b">[11]</a>, lui confie au d&eacute;but de l&rsquo;aventure: &laquo;Nous ne sommes plus rien, tu sais&raquo; (paragraphe 5, p.22). Dans le journal intime de Buffy, on peut lire, si on emprunte le chemin qui nous conduit vers ce passage, qu&rsquo;elle y a not&eacute;: &laquo;Ils disent: tu n&rsquo;es l&rsquo;&eacute;lue de rien&raquo; (paragraphe 7, p.25). </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L&rsquo;h&eacute;ro&iuml;ne de Rien </strong></span></p> <p>Dans <em>J&rsquo;habite dans la t&eacute;l&eacute;vision</em>, Delaume est hant&eacute;e par la phrase du directeur de TF1, une chaine de t&eacute;l&eacute;vision fran&ccedil;aise, qui disait vendre aux publicitaires du &laquo;temps de cerveau humain disponible&raquo;. Cette id&eacute;e revient &agrave; de multiples reprises dans <em>La nuit je suis Buffy Summers</em>. Cette phrase suppose l&rsquo;existence d&rsquo;un vide dans le cerveau des t&eacute;l&eacute;spectateurs que les annonceurs viendraient combler aves leurs messages commerciaux. Dans <em>La nuit je suis Buffy Summers</em>, ce sont cette fois les personnages de fiction qui sont accus&eacute;s de n&rsquo;&ecirc;tre rien. Dans un passage du livre, RG, ami biblioth&eacute;caire de Buffy <a name="note12" href="#note12b">[12]</a>, analyse ce concept du &laquo;rien&raquo;:&nbsp;<br /> &nbsp;</p></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">RG: Peut-&ecirc;tre, mais c&rsquo;est leur &eacute;l&eacute;ment naturel, matriciel. Et puis le propre du Rien, c&rsquo;est son absence de singularit&eacute;, tout est interchangeable, tout peut &ecirc;tre reproduit. Les N&eacute;antisseurs ne se distinguent bien souvent que par leur arrogance, ils ont du savoir-faire, veulent ignorer l&rsquo;&eacute;chec, ils sont trop pr&eacute;tentieux pour se mettre en danger (paragraphe 29, p.65).<br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <div>Dans cet h&ocirc;pital psychiatrique dirig&eacute; de main de fer par Miss Mildred Ratched, nom de la m&eacute;chante infirmi&egrave;re du film <em>One Flew Over the Cuckoo&rsquo;s Nest</em> (1975), ces h&eacute;ro&iuml;nes de t&eacute;l&eacute;vision perdent toute singularit&eacute; en plus de perdre leur dignit&eacute;. La mission de l&rsquo;&Eacute;lue commence &agrave; se dessiner pour la lectrice. Peu importe le chemin qu&rsquo;elle prendra, elle comprend qu&rsquo;elle doit sauver les personnages f&eacute;minins de fiction. &Agrave; moins que le personnage incarn&eacute; par la lectrice ne meurt plus t&ocirc;t dans l&rsquo;aventure, le paragraphe 29, cit&eacute; plus haut, fait figure de passage oblig&eacute; pour quiconque voudrait se rendre &agrave; la fin de l&rsquo;histoire. <p>Dans le paragraphe 16, que la lectrice peut d&eacute;couvrir par le biais de trois chemins diff&eacute;rents, la qu&ecirc;te de Buffy est explicitement d&eacute;crite par W.:<br /> &nbsp;</p></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Renseign&eacute;s r&eacute;guli&egrave;rement par notre biblioth&eacute;caire, nous tentons de r&eacute;sister, mais ne savons pas comment, et &agrave; peine contre qui. C&rsquo;est super compliqu&eacute;, le capitalisme triomphant. Une fiction qui a mal tourn&eacute;, les h&eacute;ro&iuml;nes toutes des scream queens. C&rsquo;&eacute;tait pr&eacute;vu comme &ccedil;a depuis la premi&egrave;re ligne dans la bible sc&eacute;naristique. Possible qu&rsquo;on y puisse rien du tout. Mais non, je ne devrais pas dire &ccedil;a. Je devrais dire: tu es l&agrave;, toi, maintenant. Avec nous, de notre c&ocirc;t&eacute;. Tu es l&agrave; pour nous rejoindre, nous aider. Nous te trouverons un r&ocirc;le si tu ignores le tien (paragraphe 16, p.36).<br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <div>La &laquo;scream queen&raquo; est ce r&ocirc;le f&eacute;minin tr&egrave;s &eacute;difiant dans le cin&eacute;ma d&rsquo;horreur, o&ugrave; une s&eacute;duisante femme en d&eacute;tresse attend que le h&eacute;ros vienne la prot&eacute;ger contre les dangers qui la menacent de toutes parts. La mission de Buffy est l&agrave;, devant elle, toute trac&eacute;e par son amie, mais elle ne sent pas en elle la force d&rsquo;un Superman, d&rsquo;un Batman ou d&rsquo;un grand h&eacute;ros de guerre:<br /> &nbsp;</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je suis peut-&ecirc;tre Buffy Summers, mais je ne sais pas ce que &ccedil;a veut dire. J&rsquo;ai une mission, c&rsquo;est vrai. Mais je ne suis pas Clark Kent, Bruce Wayne ou Nick Fury. J&rsquo;ai une chemise de nuit et un journal intime, j&rsquo;ai une croix en argent, l&rsquo;esprit dans l&rsquo;escalier. Je suis mon seul secours (paragraphe 19, p.44).<br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <div>Comme la narratrice de <em>La Vanit&eacute; des Somnambules</em> qui affirme &ecirc;tre &laquo;un RPG&nbsp;aboulique. Un Counter Strike&nbsp;sans map<b><a name="note13" href="#note13b">[13]</a></b>&raquo;, Buffy Summers revendique le droit &agrave; l&rsquo;errance et &agrave; l&rsquo;imperfection pour les personnages de fiction. Elle veut un chemin qui ne soit pas trac&eacute; d&rsquo;avance pour elle. C&rsquo;est pr&eacute;cis&eacute;ment parce qu&rsquo;il n&rsquo;est pas d&eacute;j&agrave; d&eacute;fini qu&rsquo;elle pourra prendre sa place, la sienne, et devenir une v&eacute;ritable h&eacute;ro&iuml;ne.&nbsp; <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>&laquo;Tu es l&agrave;, toi, maintenant. Avec nous, de notre c&ocirc;t&eacute;&raquo;</strong></span></p> <p>Buffy Summers a d&eacute;j&agrave; un r&ocirc;le pr&eacute;d&eacute;fini, elle est la Tueuse, l&rsquo;&Eacute;lue. La lectrice n&rsquo;est toutefois pas contrainte de se reconna&icirc;tre comme tel. Dans un paragraphe d&eacute;cisif du jeu, le treizi&egrave;me, la lectrice peut choisir sa destin&eacute;e:<br /> &nbsp;</p></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Vous vous dites:<br /> Je suis un personnage de fiction. Buffy Summers est un personnage de fiction. Buffy Summers est morte d&rsquo;avoir &eacute;t&eacute; oubli&eacute;e par les hommes. Les hommes ne me connaissent m&ecirc;me pas, comment se fait-il que je sois en vie? Allez en 34. <br /> Je suis un personnage de fiction. Ici est mon histoire. Buffy est morte il y a longtemps; il y a une &Eacute;lue &agrave; chaque g&eacute;n&eacute;ration. Je suis, c&rsquo;est s&ucirc;r, la nouvelle Tueuse. Il est temps de prendre en main le cours des op&eacute;rations. Allez en 18 (paragraphe 13, p.33).<br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <div>La route en 34 conduit vers la mort de la lectrice, vers une sortie du livre ou vers la fin du monde, alors que la route en 18 m&egrave;ne vers la mort de la lectrice, vers la folie ou vers la victoire. Pour &laquo;gagner&raquo;, la lectrice doit croire en ses pouvoirs: &laquo;Vous vous sentez l&rsquo;&Eacute;lue, &agrave; l&rsquo;assembl&eacute;e vous dites: la nuit je fais des r&ecirc;ves, des r&ecirc;ves qui ne trompent pas. Votre ton se fait solennel. Autour de la table tout se tait&raquo; (paragraphe 18, p.39). Cette reconnaissance lui conf&egrave;re une arme magique, des bonus de Sant&eacute; Mentale et d&rsquo;Habitation Corporelle. <p>La lectrice, &agrave; la toute fin du livre, devra faire un autre choix d&rsquo;une grande importance&nbsp;lorsque la narratrice s&rsquo;adresse &agrave; elle en lui demandant qui raconte l&rsquo;histoire qu&rsquo;elle est en train de lire: <br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> </span></p></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Qui je suis moi qui parle, &ccedil;a a votre importance. Qui raconte ne change rien &agrave; ce qui s&rsquo;est pass&eacute;, se passe et se passera. Ici soit. Mais ailleurs. Vous d&eacute;cidez, n&rsquo;est-ce pas. C&rsquo;est vous le joueur vaillant embourb&eacute; d&rsquo;aventures. Alors dites-moi, qui suis-je. <br /> La narratrice omnisciente, puisqu&rsquo;il en faut bien une c&rsquo;est tomb&eacute; sur ma voix et c&rsquo;est sans cons&eacute;quence. Allez en 58. <br /> Le m&eacute;decin qui vous raconte une histoire d&rsquo;ordre interactif &agrave; vocation th&eacute;rapeutique. Allez en 59 (paragraphe 57, p.109-110).<br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <div>Si elle prend le parti pris de la m&eacute;tafiction, de la litt&eacute;rature donc, contre l&rsquo;explication di&eacute;g&eacute;tique, la lectrice pourra gagner la partie. Ce n&rsquo;est toutefois qu&rsquo;une petite bataille dans une grande guerre: &laquo;Vous avez gagn&eacute; la partie mais certainement pas une vraie guerre&raquo; (paragraphe 58, p.115). En optant pour l&rsquo;explication m&eacute;tafictive, l&rsquo;h&eacute;ro&iuml;ne prend le contr&ocirc;le complet de sa destin&eacute;e et c&rsquo;est ainsi qu&rsquo;elle parvient &agrave; vaincre. <p>Dans le monde des personnages de fiction, la lutte n&rsquo;est d&eacute;sormais plus celle du bien contre le mal. Il s&rsquo;agit maintenant d&rsquo;un combat contre le Rien qui menace encore plus profond&eacute;ment l&rsquo;humanit&eacute;: &laquo;On a vir&eacute; le Mal, le Bien, on a pris le Pouvoir, on a impos&eacute; le Rien&raquo; (paragraphe 58, p.113). Le livre-jeu <em>La nuit je suis Buffy Summers</em> est organis&eacute; pour que la lectrice le recommence jusqu&rsquo;&agrave; ce qu&rsquo;elle se d&eacute;cide &agrave; croire en elle d&rsquo;abord, puis &agrave; croire en la litt&eacute;rature. Dans un paragraphe difficile d&rsquo;acc&egrave;s dans le jeu, Buffy re&ccedil;oit de R.G. une dissertation d&rsquo;un certain St&eacute;phane Blandichon, dipl&ocirc;m&eacute; de la m&ecirc;me &eacute;cole qu&rsquo;Harry Potter. Le sujet de son travail est: &laquo;De l&rsquo;utilisation de la litt&eacute;rature pour conqu&eacute;rir le monde&raquo; (paragraphe 32, p.70). Il esquisse le plan d&rsquo;aspirer magiquement le pouvoir que poss&egrave;dent en eux tous les personnages de fiction afin de s&rsquo;en servir pour conqu&eacute;rir le monde. Buffy Summers doit plut&ocirc;t d&eacute;couvrir et apprivoiser son propre pouvoir pour se sauver elle-m&ecirc;me. Ensuite, elle pourra se charger de venir en aide &agrave; ses amies: les autres h&eacute;ro&iuml;nes de fiction.</p></div> <div><img width="500" alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/Plan%20de%20Buffy%20Summers.png" /><br /> &nbsp;</div> <div class="rtecenter"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Figure 3 : Plan du livre-jeu dessin&eacute; &agrave; la main au fil des diff&eacute;rentes lectures.&nbsp;</span></div> <div>&nbsp;</div> <hr /> <div><strong><a name="note1b" href="#note1">[1]</a>&nbsp;</strong>Sur cette question du &laquo;geek&raquo;, je recommande vivement&nbsp;: Samuel Archibald, &laquo;&Eacute;pitre aux Geeks&nbsp;: pour une th&eacute;orie de la culture participative&raquo;,<em> Kinephanos</em>, num&eacute;ro 1, 2009, en ligne, consult&eacute; le 8 octobre 2010,&nbsp; <a href="http://www.kinephanos.ca/Geek.html" title="http://www.kinephanos.ca/Geek.html">http://www.kinephanos.ca/Geek.html</a>. Dans cette lettre, le professeur de litt&eacute;rature explique la culture geek aux non-initi&eacute;s tout en adressant un message rassembleur aux universitaires geeks&nbsp;: &laquo;Que mon &eacute;p&icirc;tre se termine donc sur une confession&nbsp;: &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur des paysages imaginaires qui sont les miens, il n&rsquo;est pas interdit d&rsquo;apercevoir Emma Bovary et Boba Fett courant main dans la main, au milieu d&rsquo;un pr&eacute; ensoleill&eacute;, afin d&rsquo;&eacute;chapper &agrave; une horde de zombies.&raquo;<a href="#note2a"><br /> </a><strong><a name="note2b" href="#note2">[2]</a>&nbsp;</strong>La culture vid&eacute;oludique est, on le sait, plut&ocirc;t misogyne. Contre la repr&eacute;sentation souvent d&eacute;favorable des femmes dans les jeux vid&eacute;o et contre un march&eacute; qui s&rsquo;adresse surtout aux hommes, de nombreuses &laquo;Girl Gamer&raquo; ont lanc&eacute; des blogues sur Internet o&ugrave; elles discutent de leur passion pour les jeux vid&eacute;o. Avec <em>Corpus Simsi</em>, <em>La nuit je suis Buffy Summers</em> et son blogue, Chlo&eacute; Delaume s&rsquo;inscrit &agrave; sa mani&egrave;re dans ce mouvement.<strong> <a href="#note3a"><br /> </a><a name="note3b" href="#note3">[3]</a>&nbsp;</strong>Pour une analyse compl&egrave;te de la m&eacute;canique narrative des Livres dont vous &ecirc;tes le h&eacute;ros, voir Bertrand Gervais, <em>R&eacute;cits et actions. Pour une th&eacute;orie de la lecture</em>, Longueuil, Le Pr&eacute;ambule, coll. &laquo;L&rsquo;univers des discours&raquo;, 1990, pp. 279-294.<strong><a href="#note4a"><br /> </a><a name="note4b" href="#note4">[4]</a>&nbsp;</strong>Puisque <em>La nuit je suis Buffy Summers</em> se d&eacute;roule dans un univers presqu&rsquo;exclusivement f&eacute;minin et que les lecteurs doivent incarner une jeune femme, le f&eacute;minin s&rsquo;impose aussi pour d&eacute;signer les lecteurs du livre-jeu.&nbsp;<strong><a href="#note5a"><br /> </a><a name="note5b" href="#note5">[5]&nbsp;</a></strong>Chlo&eacute; Delaume, <em>La vanit&eacute; des somnambules</em>, Paris, L&eacute;o Scheer, coll. &laquo;Farrago&raquo;, 2002, p.10-11.<strong><a href="#note6a"><br /> </a><a name="note6b" href="#note6">[6]</a>&nbsp;</strong>Philippe Hamon, &laquo;Pour un statut s&eacute;miologique du personnage&raquo;, dans Roland Barthes et al., <em>Po&eacute;tique du r&eacute;cit</em>, Paris, Seuil, 1977, p.115-180.<a href="#note7a"><br /> </a><b><a name="note7b" href="#note7">[7]</a>&nbsp;</b>En ligne, consult&eacute; le 6 octobre 2010,&nbsp; <a href="http://www.chloedelaume.net/publications/la-nuit-je-suis-buffy-summers.php">http://www.chloedelaume.net/publications/la-nuit-je-suis-buffy-summers.php</a><a href="#note8a"> <br /> </a><b><a name="note8b" href="#note8">[8]</a></b> Le jeu lovecraftien n&rsquo;est pas un courant mineur. Bien au contraire. Jonathan Lessard montre dans son article &laquo;Lovecraft, le jeu d&rsquo;aventure et la peur cosmique&raquo; l&rsquo;importance de Lovecraft dans les jeux vid&eacute;o d&rsquo;aventure. Son analyse porte sur l&rsquo;incapacit&eacute; pour les syst&egrave;mes de jeu &agrave; faire vivre cette peur cosmique si importante chez l&rsquo;&eacute;crivain am&eacute;ricain. Jonathan Lessard, &laquo;Lovecraft, le jeu d&rsquo;aventure et la peur cosmique&raquo;, <em>Loading&hellip;</em>, volume 4, num&eacute;ro 6, 2010, en ligne, consult&eacute; le 6 octobre 2010, <a href="http://journals.sfu.ca/loading/index.php/loading/article/view/89">http://journals.sfu.ca/loading/index.php/loading/article/view/89</a>.<a href="#note9a"> <br /> </a><strong><a name="note9b" href="#note9">[9]</a>&nbsp;</strong>Sandy Peterson, <em>Call of Cthulhu. Fantasy Role Playing Game in the Worlds of H.P. Lovecraft Third edition</em>, Albany, Chaosium, 1986, p.28.<a href="#note10a"> <br /> </a><b><a name="note10b" href="#note10">[10]</a></b> Bertrand Gervais, &laquo;L&rsquo;entit&eacute; sentinelle Chlo&eacute; Delaume&raquo;, <em>Salon double</em>, en ligne, 3 mars 2009, consult&eacute; le 6 octobre 2010, <a href="http://salondouble.contemporain.info/lecture/l-entite-sentinelle-chloe-delaume">http://salondouble.contemporain.info/lecture/l-entite-sentinelle-chloe-delaume</a>.<a href="#note11a"> <br /> </a><b><a name="note11b" href="#note11">[11]</a></b> On reconnait derri&egrave;re le &laquo;W.&raquo; le personnage de Willow Rosenberg de <em>Buffy the Vampire Slayer</em>.<a href="#note12a"> <br /> </a><b><a name="note12b" href="#note12">[12]</a></b> On reconnait derri&egrave;re le &laquo;R.G.&raquo; le personnage de Rupert Giles de <em>Buffy the Vampire Slayer</em>.<a href="#note13a"><br /> </a><strong><a name="note13b" href="#note13">[13]&nbsp;</a></strong>Chlo&eacute; Delaume, <em>La vanit&eacute; des somnambules</em>, Paris, L&eacute;o Scheer, coll. &laquo;Farrago&raquo;, 2002, p.50.&nbsp;&laquo;RPG&raquo; est l&rsquo;abr&eacute;viation de&nbsp;<em>roleplaying games</em>. Dans les jeux de r&ocirc;les, la prise de d&eacute;cisions est toujours cruciale.<a href="#note14a">&nbsp;</a><em>Counter-Strike</em>&nbsp;est un des plus importants jeux de tir &agrave; la premi&egrave;re personne en ligne construit &agrave; partir d&rsquo;une modification du jeu commercial&nbsp;<em>Half-Life</em>. Deux &eacute;quipes s&rsquo;affrontent: les terroristes et les antiterroristes. Les joueurs jouent en &eacute;quipe et utilisent une carte pour organiser leurs strat&eacute;gies.&nbsp;<a href="#note15a">&nbsp;</a></div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-tueuse-le-combat-de-la-fiction-contre-le-vide#comments ARCHIBALD, Samuel Autofiction Culture Geek Culture populaire DELAUME, Chloé Dialogue médiatique Féminisme Fiction France GERVAIS, Bertrand Imaginaire médiatique Intertextualité JACKSON, Steve Livre-jeu LOVECRAFT, Howard Phillips Métafiction Théories de la lecture Wed, 13 Oct 2010 17:39:40 +0000 Amélie Paquet 278 at http://salondouble.contemporain.info Un poète n'existe jamais seul http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-poete-nexiste-jamais-seul <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/caille-anne-renee">Caillé, Anne-Renée</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-poetesse">La Poétesse</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> Depuis <em>Homobiographie</em> publi&eacute; en 2000 chez Farrago, la po&egrave;te, traductrice et plasticienne fran&ccedil;aise Liliane Giraudon travaille ce genre invent&eacute; et fait sien depuis plusieurs titres: l'homobiographie. &laquo;M&ecirc;me ex&eacute;cut&eacute;, le projet de l'Homobiographie demeurera sans cesse &agrave; l'&eacute;tat de projet&raquo;, &eacute;crit-elle dans <em>Sker</em><i> </i>en 2002. Il sera ainsi poursuivi en 2005 avec <em>Greffe de spectres</em> (m&ecirc;me si ce dernier n'est pas identifi&eacute; g&eacute;n&eacute;riquement comme tel) et tout derni&egrave;rement, le travail se voit continuer dans <em>La Po&eacute;tesse</em> (2009), o&ugrave; point un certain aboutissement de l'entreprise homobiographique. D&eacute;finie par n&eacute;ologisme, cette forme po&eacute;tique veut allier le double (le &laquo;m&ecirc;me&raquo; du grec <em>homos</em>) au biographique : il est question des vies de celle que l'on nomme &laquo;La Po&egrave;te&raquo;, de ses alter ego, d'autres <em>bien-aim&eacute;s </em>po&egrave;tes rapport&eacute;es par bribes mais aussi, de la vie plus intime d'une femme qui s'&eacute;crit dans des carnets de diff&eacute;rentes couleurs. Dans cette tentative de d&eacute;doublement, entre autobiographie et autofiction, il faut surtout y voir l'effort de rendre prot&eacute;iforme l'entreprise biographique. Comme Giraudon l'explique dans un entretien en 2007<a style="mso-footnote-id:<br /> ftn" href="#_ftn1" name="_ftnref" title=""><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[1]</span></span></strong></a>, l'homobiographie op&egrave;re des &laquo;d&eacute;placements&raquo; entre les diff&eacute;rentes &laquo;enveloppes&raquo; que constituent le soi, l'autre et la fiction. Cette forme hybride permet aussi de supporter les vies et les morts qui nous parcourent: Liliane Giraudon expose ce qui pluralise l'identit&eacute; &laquo;Po&egrave;te&raquo;. Par filiation ou emprunt, assembler des fragments de m&eacute;moire de fa&ccedil;on non-lin&eacute;aire, coller sa vie &agrave; celle des autres; par cette abolition des fronti&egrave;res, la po&egrave;te joue au double.</p> <p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:150%"><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Pass&eacute; et post&eacute;rit&eacute;</strong></span><b><o:p></o:p></b></p> <p>L'architecture du recueil est tripartite et s'ouvre sur &laquo;Ma ch&eacute;rie je t'ai fait des phrases trouv&eacute;es partout&nbsp;&raquo; qui se d&eacute;ploie sous forme de fragments. L'unit&eacute; de la page est mise en p&eacute;ril et la po&egrave;te en t&eacute;moigne par ce commentaire m&eacute;tapo&eacute;tique: &laquo;&nbsp;La page comme unit&eacute;? D&eacute;truisons la page.&raquo; (p. 26). L'h&eacute;ritage de Mallarm&eacute; se fait sentir ici, sur l'importance d'une forme po&eacute;tique coh&eacute;rente au d&eacute;veloppement de l'id&eacute;e et d'une lecture qui puisse d&eacute;passer l'unit&eacute; de la page pour embrasser plus d'une page &agrave; la fois<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn2"><strong><span style="mso-special-character:footnote">[2]</span></strong></a>. Ainsi dans cette section, de courts segments de prose se succ&egrave;dent en deux colonnes sur la page, laissant tr&egrave;s peu de place au blanc, et cr&eacute;ant un rythme qui invite &agrave; une lecture rapide. C'est par l'adverbe &laquo;Hier&raquo; qu'ils d&eacute;butent presque tous, traduisant un go&ucirc;t &eacute;vident pour une narrativit&eacute; non-lin&eacute;aire (les blocs ne se suivent pas n&eacute;cessairement) ainsi qu'un d&eacute;sir de r&eacute;pertorier, de l'<em>hier</em><i> </i>anecdotique: &laquo;Hier on a fait un trou dans la gencive de La Po&egrave;te pour y installer sa premi&egrave;re fausse dent.&raquo; (p. 27), &agrave; l'<em>hier</em><i> </i>historique: &laquo;Hier, c'est-&agrave;-dire au XVe si&egrave;cle, certains croyaient que le c&oelig;ur des nouveaux-n&eacute;s [...] rendaient invisibles les voleurs qui en mangeaient.&raquo; (p. 28) jusqu'&agrave; l'<em>hier</em><i> </i>intime: &laquo;Hier La Po&egrave;te d&eacute;clarant sa m&egrave;re seule, cern&eacute;e par la neige.&raquo; (p. 26). L'unit&eacute; de mesure n'est plus la page, au profit d'une forme qui accumule de page en page, &agrave; la mani&egrave;re d'une liste, de multiples visages discontinus du pass&eacute;.</p> <p>Ce qui para&icirc;t pouvoir r&eacute;insuffler une certaine suite formelle et th&eacute;matique serait les <em>morts</em> de la po&egrave;te, qui ponctuent cette &laquo;liste&raquo;. Celle du p&egrave;re suivie de pr&egrave;s par celle de la m&egrave;re: &laquo;La Po&egrave;te passe son premier No&euml;l d'orpheline. Elle les imagine dans leur cercueil. Papa est sous maman. On dit qu'il y a beaucoup de mouvements et de bruit dans les cercueils, surtout la premi&egrave;re ann&eacute;e. Lorsque les cages thoraciques explosent.&raquo; (p. 43). Elles constituent deux pertes majeures, deux morts majeures si on les compare aux autres morts, plus &laquo;mineures<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn3"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[3]</span></span></strong></a>&raquo; qui se c&ocirc;toient dans cette premi&egrave;re section de <em>La Po&eacute;tesse</em>,<i> </i>comme la mort du cousin ou du loir tu&eacute; par les chats, mais aussi celles de Elsa von Freytag-Loringhoven, Mary Beach P&eacute;lieu ou Samuel Beckett... D'ailleurs, la pr&eacute;sence de figures litt&eacute;raires exc&egrave;de cette partie du recueil et me semble incarner le r&ocirc;le de &laquo;substitut filial&raquo;. Si les morts du p&egrave;re et de la m&egrave;re mettent le ciseau dans le tissu familial, Robert Walser, Marina Tsveta&iuml;eva ou Antonin Artaud se voient greff&eacute;s au tissu filial litt&eacute;raire. L'on soustrait &agrave; sa lign&eacute;e pour additionner dans l'autre; alors que les alliances familiales se d&eacute;font par soustraction (p&egrave;re, m&egrave;re), les alliances po&eacute;tiques se multiplient. Les fant&ocirc;mes de ses <em>bien-aim&eacute;s</em><strong><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn4"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[4]</span></span></a> </strong>sont nombreux et mettent en place une autre post&eacute;rit&eacute;.&nbsp;</p> <p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:150%"><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><b>Autor&eacute;f&eacute;rentialit&eacute;</b></span><b><o:p></o:p></b><b><br /> </b></p> <p>La deuxi&egrave;me partie du recueil est tr&egrave;s diff&eacute;rente de la pr&eacute;c&eacute;dente autant par la forme, le rythme et le ton. Elle se distingue face aux deux autres qui elles, se r&eacute;pondent &agrave; plusieurs &eacute;gards. D'abord, dans &laquo;Kara Walker n'est pas Jos&eacute;phine Baker&raquo;, Giraudon r&eacute;utilise la page comme unit&eacute;: un po&egrave;me par page, num&eacute;rot&eacute;s de 1 &agrave; 47, de quoi r&eacute;int&eacute;grer <span style="mso-fareast-font-family:&quot;Times New Roman&quot;;<br /> mso-bidi-font-family:&quot;Times New Roman&quot;">&ndash;</span>&agrave; l'exc&egrave;s<span style="mso-fareast-font-family:&quot;Times New Roman&quot;;mso-bidi-font-family:&quot;Times New Roman&quot;">&ndash;</span> le proc&eacute;d&eacute; formel rejet&eacute; plus t&ocirc;t. Exit l'effet de prise de notes diaristique d'un registre plus intime, la po&egrave;te emprunte ici une voix plus d&eacute;tach&eacute;e (plus d&eacute;sincarn&eacute;e), plus hachur&eacute;e et plus herm&eacute;tique aussi. Par herm&eacute;tisme, il faut entendre <em>brouillage</em>, &agrave; la fois des pistes de lecture (des pistes de sens) et du d&eacute;veloppement narratif entre les diff&eacute;rents po&egrave;mes.<o:p>&nbsp;</o:p></p> <p> L'utilisation de la majuscule comme proc&eacute;d&eacute; po&eacute;tique laisse <i>a priori</i> un peu perplexe. Les majuscules d&eacute;limitent-elles le d&eacute;but des vers ou insistent-elles sur la sonorit&eacute; ou le sens du mot? Par exemple au po&egrave;me num&eacute;ro 9: &laquo;Recomposition d'une vie si br&egrave;ve / pourtant durant ces Ann&eacute;es / en deux colonnes et sans alin&eacute;a / absence totale d'intervention / postures &agrave; tenir / chutes ou s&eacute;quences / une id&eacute;e d'Objet trouv&eacute;&raquo; (p. 59), les deux majuscules ne d&eacute;limitent pas le d&eacute;but d'un vers qui aurait &eacute;t&eacute; tronqu&eacute;, alors peut-&ecirc;tre mettent-elles simplement ces mots en lumi&egrave;re? Remarquons au passage que la po&egrave;te, dans cet extrait, commente m&eacute;tapo&eacute;tiquement la forme et le contenu de la section pr&eacute;c&eacute;dente. Il faut dire que ce type de commentaire r&eacute;troactif est fr&eacute;quent chez Giraudon et permet, comme c'est le cas ici, de pr&eacute;ciser certaines lectures. Il arrive, inversement, que la glose figure le texte &agrave; venir. D'ailleurs, c'est le cas du proc&eacute;d&eacute; po&eacute;tique des majuscules, expliqu&eacute; dans la premi&egrave;re partie de<em> La Po&eacute;tesse</em>: &laquo;Une nuit, La Po&egrave;te trouve un moyen optique de ralentir la lecture du po&egrave;me: ce moyen s'appelle La Majuscule D&eacute;plac&eacute;e. Un vieux proc&eacute;d&eacute; visuel &agrave; revisiter et rafra&icirc;chir.&raquo; (p. 45). Ce qui sera accompli dans &laquo;Kara Walker n'est pas Jos&eacute;phine Baker&raquo;. Cette pratique performative gomme la perplexit&eacute; initiale. Globalement, bien que le sous-titre nous ram&egrave;ne au travail sur le &laquo;double&raquo; identitaire, la po&egrave;te s'int&eacute;resse surtout ici aux th&eacute;matiques de langue et du travail po&eacute;tique. Mais le plus souvent il y a camouflage, dans la mesure o&ugrave; l'autor&eacute;f&eacute;rentialit&eacute; est entrem&ecirc;l&eacute;e aux bribes d'histoires de figures comme Lancelot ou Jack Spicer. Et l'ensemble ne se laisse pas saisir du premier coup d'&oelig;il en raison des renvois intertextuels avec ses &oelig;uvres pr&eacute;c&eacute;dentes comme son <em>Billy the kid (In memoriam Jack Spicer)</em><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn5"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[5]</span></span></strong></a><i> </i>mais aussi en raison de certains &eacute;l&eacute;ments stylistiques comme une d&eacute;coupe du vers plus complexe.</p> <p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:150%"><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><b>Menaces doubles</b></span><b><o:p></o:p></b><b><br /> </b></p> <p>Dans cette troisi&egrave;me et derni&egrave;re partie, &laquo;Le go&ucirc;t du crabe&raquo;, le commentaire autor&eacute;f&eacute;rentiel se double d'un recul critique sur la <em>production</em> m&ecirc;me du texte po&eacute;tique. Il est question de d&eacute;composition, de d&eacute;coupage, de collage, de modelage et de recopiage. L'acte de recopier prend place dans la mise en forme d'extraits de carnets de diff&eacute;rentes couleurs (vert, bleu et gris) qui se succ&egrave;dent, &agrave; la mani&egrave;re d'un dialogue auquel participent aussi deux autres voix (&laquo;Une voix&raquo; et &laquo;L'autre&raquo;). Avec l'ajout de didascalies, la po&egrave;te propose l'&eacute;bauche d'une pi&egrave;ce de th&eacute;&acirc;tre combinant la prose au vers libre. Une fois de plus, il y a un jeu de d&eacute;doublement dans cette r&eacute;&eacute;criture des carnets <span style="mso-fareast-font-family:<br /> &quot;Times New Roman&quot;;mso-bidi-font-family:&quot;Times New Roman&quot;">&ndash;de </span>l'origine<span style="mso-fareast-font-family:&quot;Times New Roman&quot;;mso-bidi-font-family:&quot;Times New Roman&quot;">&ndash;</span> jusqu'&agrave; <em>La Po&eacute;tesse</em>. Dans cette mise &agrave; nu de la production, les carnets repr&eacute;sentent le <i>chantier </i>de l'&eacute;criture. Mais l'op&eacute;ration n'est peut-&ecirc;tre pas aussi simple: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Filandreuses &agrave; l'infini les phrases se d&eacute;tachent d'un corps, il faut les teindre pour mieux les voir, redistribuer les paragraphes selon la couleur et craindre, craindre de plus en plus la couleur qui l'emporte, une masse, une masse d'un gris de crevette o&ugrave; chaque lettre indistincte se dissout pour ne former qu'un tumulus, la section d&eacute;plac&eacute;e d'un nuage d&eacute;truit. (p. 110-111)</span></div> <p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:150%">La menace plane sur l'entreprise de la po&egrave;te, sur la mise en forme et en ordre des phrases.</p> <p>Cycliquement, la mort r&eacute;appara&icirc;t dans &laquo;Le go&ucirc;t du crabe&raquo;. Une toute autre menace se pr&eacute;sente. Ce vers, au d&eacute;but du recueil, la figurait peut-&ecirc;tre: &laquo;&nbsp;Avec son p&egrave;re, en six mois, &ccedil;a fait d&eacute;j&agrave; cinq morts. Elle (la m&egrave;re) elle s'en fout elle se sent Chabert. La Po&egrave;te s'est dit qu'elle n'avait jamais eu qu'un nom, celui-l&agrave; o&ugrave; pr&eacute;sentement on meurt.&raquo; (p. 19). Le couple maladie et &eacute;criture a &eacute;t&eacute; abord&eacute; &agrave; maintes reprises<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn6"><strong><span style="mso-special-character:footnote">[6]</span></strong></a>mais Giraudon conna&icirc;t les obstacles &agrave; &eacute;viter pour ne pas tomber ni dans la banalit&eacute; ni dans le path&eacute;tique. L'arriv&eacute;e de la maladie sera d&eacute;crite avec finesse, intelligence, une pointe de sarcasme et juste assez d'affects. Pour un temps, la maladie a l'effet de la <i>tabula rasa </i>pour la po&egrave;te: &laquo;Balancer. Balancer &agrave; la mer ce corps ancien et tous les livres qu'il a sign&eacute;s. Maintenant tu &eacute;cris parce que tu as peur de tout ce que tu n'as pas su &eacute;crire [...].&raquo; (p. 115). Par contre, ce fantasme n'est en rien le constat d'une renaissance de son &eacute;criture comme telle mais celle d'une poursuite, accident&eacute;e, de l'exp&eacute;rience de la langue. Chez Giraudon, il y aura toujours un corps ancien ou une langue ancienne &agrave; balancer &agrave; la mer. Mais nommer cela renaissance ou retour &agrave; l'origine serait un topos inexact (et banal, ce que son travail n'est surtout pas). Apr&egrave;s tout, &laquo;[t]rouver une langue ce n'est pas la trouver.<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn7"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[7]</span></span></strong></a>&raquo;. Sa modulation est constante, marqu&eacute;e de dons, d'emprunts, de ruptures et d'accidents.</p> <p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:150%"><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><b>La Po&egrave;te n'est peut-&ecirc;tre pas <i>La Po&eacute;tesse</i></b></span><b><i><o:p></o:p></i></b><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><b><o:p><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">&nbsp;</span></o:p></b></span><b><o:p></o:p></b></p> <p>Giraudon essaie d' &laquo;<em>essuyer un f&eacute;minin terrible</em>&nbsp;<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn8"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[8]</span></span></strong></a>&raquo; en ne gardant l'archa&iuml;que <em>po&eacute;tesse</em><i> </i>que pour le titre. Pied de nez &agrave; cette d&eacute;finition-identification surann&eacute;e, elle sera &laquo;La Po&egrave;te&raquo;: elle met non seulement &agrave; distance la construction que peut constituer le r&ocirc;le ou l'identit&eacute; &laquo;po&egrave;te&raquo; (avec le r&eacute;current &laquo;La Po&egrave;te&raquo;) mais elle met aussi &agrave; distance ce f&eacute;minin insistant (<em>esse</em>) qu'elle raille peut-&ecirc;tre au passage. Car Giraudon n'en a pas besoin, pas plus que la communaut&eacute; des femmes convoqu&eacute;e (Kara Walker, Jos&eacute;phine Baker ou H&eacute;l&egrave;ne Bessette) n'en a besoin, leurs voix &eacute;tant fortes, engag&eacute;es et se tenant au-del&agrave; d'un carcan f&eacute;minin &laquo;insistant&raquo;. Apr&egrave;s tout, Giraudon &eacute;crit<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn9"><strong><span style="mso-special-character:footnote">[9]</span></strong></a>: &laquo;Il n'y a pas d'&eacute;criture f&eacute;minine. Ne pas se laisser enfermer dans les cercles des anatomies manifestes et des sexualit&eacute;s militantes (ou l'identit&eacute; tente de rep&eacute;rer les secrets de son apparence pour y transformer ce qu'elle symbolise...).&raquo;.</p> <p>Ce n'est qu'&agrave; la fin du recueil que la po&egrave;te revient &agrave; <i>sa</i> premi&egrave;re personne, au <i>je </i>plus intime: quand la mort se pointe, l'on n'est peut-&ecirc;tre plus qu'un et le jeu du double peut attendre un instant. La fin de <em>La Po&eacute;tesse</em> est ponctu&eacute;e de cet &laquo;Hop! Hop! Ma ch&eacute;rie&raquo;: on y entend la parole encourageante qui invite au combat (contre la maladie, la mort, la peur) mais on a aussi l'impression d'entendre le po&egrave;te Christophe Tarkos crier ce fameux &laquo;OP OP&raquo; qui embraye son texte <em>Oui</em><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn10"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:<br /> footnote">[10]</span></span></strong></a>. Embrayer comme faire avancer, se faire entra&icirc;ner &agrave; avancer: &laquo;Hop! Hop! Ma ch&eacute;rie il n'y a plus d'avant ni d'arri&egrave;re, rien &agrave; g&eacute;rer seulement avancer[...]&raquo; (p. 119). La lign&eacute;e des po&egrave;tes a parl&eacute;. Comme elle parle ailleurs dans le texte, que ce soit &agrave; travers cette phrase tautologique &agrave; la Gertrude Stein &laquo;<em>Mais toujours un po&egrave;me est un po&egrave;me est un po&egrave;me</em><span style="mso-bidi-font-style:italic">[...]</span>&raquo; (p. 116) ou ce mallarm&eacute;en &laquo;IL N'Y A D'EXPLOSION QUE LE LIVRE.<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn11"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[11]</span></span></strong></a>&raquo;. La lign&eacute;e des po&egrave;tes parle car, si &laquo;&nbsp;un po&egrave;me n'existe jamais seul&raquo; (p. 73), un po&egrave;te n'existe jamais seul non plus. Cette donn&eacute;e semble &ecirc;tre la plus centrale de l'exercice homobiographique et contribue &agrave; distinguer le travail po&eacute;tique de Liliane Giraudon. Le po&egrave;te et son &oelig;uvre ne sont pas hors du champ po&eacute;tique pas plus qu'ils ne se trouvent hors de l'histoire litt&eacute;raire. Ils se positionnent, avec ce que cela implique comme enjeux, alliances et engagement.</p> <p>&nbsp;</p> <div style="mso-element:footnote-list"> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn1" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[1]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Entretien datant du 28 novembre 2007 avec Liliane Giraudon et Jean-Jacques Viton dans le cadre de la sixi&egrave;me &eacute;dition du Festival ActOral, en 2007. ActOral, <a href="http://actoral.blogspilotes.marseille-provence2013.fr/archives/11"><span style="color:windowtext;text-decoration:none;text-underline:none">http://actoral.blogspilotes.marseille-provence2013.fr/archives/11</span></a> . Consult&eacute; le 26 ao&ucirc;t 2010.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn2" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[2]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>&laquo;Le papier intervient chaque fois qu'une image, d'elle-m&ecirc;me, cesse ou rentre, acceptant la succession d'autres et, comme il ne s'agit pas, ainsi que toujours, de traits sonores r&eacute;guliers ou vers <span style="mso-fareast-font-family:&quot;Lucida Grande&quot;;mso-bidi-font-family:&quot;Lucida Grande&quot;">&mdash;</span>plut&ocirc;t, de subdivisions prismatiques de l'Id&eacute;e, l'instant de para&icirc;tre et que dure leur concours, dans la mise en sc&egrave;ne exacte, c'est &agrave; des places variables, pr&egrave;s ou loin du fil conducteur latent, en raison de la vraisemblance, que s'impose le texte&raquo;. St&eacute;phane Mallarm&eacute;, Pr&eacute;face d' &laquo;Un coup de d&eacute;s jamais n'abolira le hasard&raquo; dans <em>&OElig;uvres compl&egrave;tes</em>, Paris, Gallimard, &laquo;&nbsp;Biblioth&egrave;que de la Pl&eacute;iade&nbsp;&raquo;, 1945, p. 455.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn3" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[3]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Par ce terme, j'entends que les autres morts r&eacute;pertori&eacute;es seraient &agrave; la fois moins r&eacute;currentes dans le recueil que celles des parents et sembleraient moins &laquo;douloureuses&raquo;, tout en voulant &eacute;viter ici une b&ecirc;te hi&eacute;rarchie des morts.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a name="_ftn4" title="" href="#_ftnref"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><b>[4]</b></span></a><b> </b>Avec ce qualificatif, je fais r&eacute;f&eacute;rence au texte <em>Mes bien-aim&eacute;(e)s</em> (Inventaire / Invention, 2007) o&ugrave; Giraudon revisite les biographies d'auteurs mythiques (Walser, Rimbaud, Sappho...). &Agrave; la fa&ccedil;on d'un collage-hommage, elle recompose et redynamise avec libert&eacute; et affection leur vie qui sont devenues, avec le temps, des fant&ocirc;mes derri&egrave;re le processus de mythification. &laquo;&nbsp;[J']ai voulu leur redonner une existence parmi les n&ocirc;tres&nbsp;&raquo;, &eacute;crit-elle en quatri&egrave;me de couverture.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p><strong><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn5" title="" href="#_ftnref"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[5]</span></span></a><span style="mso-tab-count:1">&nbsp;</span></strong>Publi&eacute; en 1984 chez Manicle.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn6" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[6]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Pensons au travail propos&eacute; par Susan Sontag dans son essai &laquo;&nbsp;La maladie comme m&eacute;taphore&nbsp;&raquo;. Paris, Christian Bourgois &Eacute;diteur, coll. &laquo;&nbsp;Choix-Essais&nbsp;&raquo;, 1993.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn7" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[7]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1">&nbsp;</span>Liliane Giraudon, <em>Sker</em>, Paris, P.O.L, 2002, p. 12-13.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn8" title="" href="#_ftnref"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><b>[8]</b></span></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Citation de la quatri&egrave;me de couverture de <i>La Po&eacute;tesse</i>. Peut-on voir, en ce &laquo;&nbsp;<i>f&eacute;minin terrible</i>&nbsp;&raquo;, le cancer du sein ?</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a name="_ftn9" title="" href="#_ftnref"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><b>[9]</b></span></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Liliane Giraudon, Henri Deluy, <em>Po&eacute;sies en France depuis 1960, 29 femmes, une anthologie</em>, Paris, Stock, coll. &laquo;&nbsp;Versus&nbsp;&raquo;, 1994, p. 11.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p><a name="_ftn10" title="" href="#_ftnref"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><b>[10]</b></span></a><b>&nbsp;</b>Christophe Tarkos, <em>Oui</em><i> </i>[1996] dans <em>&Eacute;crits po&eacute;tiques</em><i>,</i> Paris, P.O.L, 2008, p. 161-259.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn11" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[11]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Giraudon paraphrasant ici cette phrase de Mallarm&eacute; &laquo;&nbsp;Je ne sais pas d'autre bombe qu'un livre.&nbsp;&raquo;. <em>&OElig;uvres compl&egrave;tes</em>, Tome II, Paris, Gallimard, &laquo;&nbsp;Biblioth&egrave;que de la Pl&eacute;iade&nbsp;&raquo;, 2003, p. 660.</p> </div> </div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-poete-nexiste-jamais-seul#comments ARTAUD, Antonin Autobiographie Autofiction BECKETT, Samuel Filiation France FREYTAG-LORINGHOVEN, Elsa von GIRAUDON, Liliane Identité MALLARMÉ, Stéphane Mémoire PÉLIEU, Mary Beach SONTAG, Susan TARKOS, Christophe Temps TSVETAÏEVA, Marina WALSER, Robert Poésie Wed, 22 Sep 2010 17:11:39 +0000 Anne-Renée Caillé 270 at http://salondouble.contemporain.info Le narrateur en commentateur ou la fascination du métadiscours http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-narrateur-en-commentateur-ou-la-fascination-du-metadiscours <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/simard-houde-melodie">Simard-Houde, Mélodie </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/mon-nom-est-personne">Mon nom est personne</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p>Le deuxi&egrave;me livre de David Leblanc, auteur de <em>La descente du singe</em>, a de quoi laisser perplexe au premier abord. Il se pr&eacute;sente d&egrave;s la premi&egrave;re de couverture comme un ensemble de &laquo;fictions&raquo; r&eacute;unies sous le titre intrigant <em>Mon nom est personne</em>. La lecture r&eacute;v&egrave;le une s&eacute;rie de chapitres &ndash;quatre-vingt-dix-neuf&ndash; pour la plupart tr&egrave;s courts et portant chacun un titre farfelu et/ou &eacute;vocateur tel que&nbsp; &laquo;L'Isralestinien&raquo;, &laquo;Moli&egrave;re mis en pi&egrave;ces&raquo;, &laquo;Orange Crush&raquo; ou &laquo;L'idiot de Plessisville&raquo;. Au-del&agrave; de ces particularit&eacute;s de pr&eacute;sentation, <em>Mon nom est personne</em> est un livre h&eacute;t&eacute;rog&egrave;ne, o&ugrave; la fiction flirte avec l'essai, sous l'&eacute;gide d'une voix narrative faisant preuve d'un go&ucirc;t certain pour l'absurde et le cynisme. Alors que certains fragments prennent la forme de nouvelles absurdes ou de contes modernes et grin&ccedil;ants se r&eacute;f&eacute;rant &agrave; des &eacute;v&eacute;nements qui saturent notre discours social, d'autres mettent en sc&egrave;ne un Je-&eacute;crivain qui fr&eacute;quente les biblioth&egrave;ques et les r&eacute;sidences de l'Universit&eacute; Laval et qui fait preuve d'une forte pr&eacute;dilection pour l'oubli. Ailleurs, le narrateur se lance plut&ocirc;t dans le commentaire, tel un enqu&ecirc;teur qui assemble pour nous les morceaux surprenants d'un casse-t&ecirc;te savant. Ce livre difficile &agrave; d&eacute;crire a tout d'un bon pi&egrave;ge &agrave; critique: on s'enlise dans le commentaire et on n'est gu&egrave;re plus avanc&eacute; qu'au d&eacute;but. Pour en avoir une meilleure id&eacute;e, on peut imaginer une r&eacute;&eacute;criture qu&eacute;b&eacute;coise des <em>Ombres errantes</em> de Pascal Quignard<a name="note1" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>. </p> <p>En effet, comme chez Quignard, la posture narrative oscille constamment: entre des fragments de r&eacute;cits &eacute;crits &agrave; la troisi&egrave;me personne s'ins&egrave;re un Je-narrateur qui nous parle de litt&eacute;rature, de lecture, d'&eacute;criture, et qui prend plaisir &agrave; nous exposer toutes sortes de th&egrave;ses en accumulant citations et commentaires. Ce narrateur, me semble-t-il, se pose d'abord et avant tout comme un commentateur, commentateur de sa propre pratique, mais &eacute;galement de l'histoire et des autres discours, notamment des discours philosophique, psychanalytique, m&eacute;diatique et scientifique. Soignant le caract&egrave;re fictionnel de sa posture, il se pla&icirc;t toutefois &agrave; en entretenir l'ambigu&iuml;t&eacute;, tant&ocirc;t diss&eacute;minant des indices factuels qui se rapportent &agrave; l'auteur, David Leblanc (il affirme ainsi avoir &eacute;crit la majeure partie de <em>La descente du singe</em>, entre le 8 octobre 2004 et le 27 mai 2005, dans les r&eacute;sidences de l'Universit&eacute; Laval &agrave; Qu&eacute;bec et celles de l'Universit&eacute; Michel de Montaigne &agrave; Bordeaux, p.93), tant&ocirc;t niant malicieusement une telle identit&eacute;, qui ne serait que le fruit de la na&iuml;vet&eacute; du lecteur: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">J'ai oubli&eacute; d'attirer l'attention du lecteur sur le fait qu'il &eacute;tait &eacute;crit &laquo;fictions&raquo; sur la couverture du livre qu'il lit pr&eacute;sentement en prenant tout ce qui est &eacute;crit &agrave; la premi&egrave;re personne pour une tranche de vie de l'auteur, personnel invisible dont la couverture, caract&egrave;res blancs sur fond bleu, rappellera au lecteur le nom Jorge Luis Borges (p.71). <br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <p>Cette posture paradoxale entretient ainsi volontairement une confusion entre personne, &eacute;crivain et inscripteur, ces trois instances distingu&eacute;es par Dominique Maingueneau<a name="note2" href="#note2a"><strong>[2]</strong></a>. En effet, l'inscripteur (le sujet de l'&eacute;nonciation, et donc ici le narrateur) partage avec l'&eacute;crivain David Leblanc, en tant qu'acteur de l'espace litt&eacute;raire, certaines caract&eacute;ristiques, comme celle d'&ecirc;tre l'auteur d'un livre intitul&eacute; <em>La descente du singe</em>, tout comme il s'arroge certains faits appartenant &agrave; la biographie de David Leblanc en tant qu'individu dot&eacute; d'un &eacute;tat-civil. Toutefois, Leblanc ne pratique pas l'autofiction: il joue plut&ocirc;t sciemment des attentes du lecteur contemporain qui, en habitu&eacute; de l'autofiction, est sans doute attentif aux indices biographiques et a d&egrave;s lors tendance &agrave; op&eacute;rer un amalgame entre les instances &eacute;nonciatives. Chez Leblanc, ainsi que l'indiquent les affirmations contradictoires du narrateur comme dans l'exemple que j'ai cit&eacute;, ce brouillage a avant tout pour fonction de d&eacute;stabiliser le lecteur. Il permet aussi de mettre en &eacute;vidence un lieu commun de la litt&eacute;rature contemporaine relay&eacute; par la m&eacute;diatisation de l'auteur et la popularit&eacute; de l'autofiction, c'est-&agrave;-dire l'id&eacute;e que l'auteur d'un livre correspond au sujet de l'&eacute;nonciation, et cela tout en &eacute;vitant la proposition inverse, qui voudrait que ces instances soient parfaitement distinctes. Ainsi, ce jeu semble signifier que, entre personne, &eacute;crivain et inscripteur, les fronti&egrave;res ne sont simplement pas tout &agrave; fait franches. Cela dit, je reviendrai maintenant sur l'id&eacute;e de commentaire.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Pourquoi j'ai pas fait romancier</strong><a name="note3" href="#note3a"><strong>[3]</strong></a></span></p> <p>Le commentaire du narrateur de <em>Mon nom est personne</em> prend souvent pour objet l'&eacute;criture elle-m&ecirc;me. Il est parfois indirect et allusif, visant &agrave; d&eacute;tourner les attentes du lecteur. C'est le cas par exemple d&egrave;s l'exergue et le titre du premier chapitre. On lit d'abord une citation surprenante de Daniil Harms: &laquo;Dans la pr&eacute;face d'un livre, d&eacute;crire quelque sujet, et ensuite, dire que l'auteur du livre a choisi un sujet compl&egrave;tement diff&eacute;rent<a name="note4" href="#note4a"><strong>[4]</strong></a>&raquo;, suivie par le titre du chapitre, &laquo;Le faux d&eacute;part. Une histoire hospitali&egrave;re&raquo; (p.9). Ainsi, Leblanc applique la suggestion de Harms d&egrave;s ce titre qui, annon&ccedil;ant un &laquo;faux d&eacute;part&raquo;, laisse pr&eacute;sager un d&eacute;but d&eacute;stabilisant ou encore hors sujet. De fait, le premier chapitre raconte l'histoire avort&eacute;e d'un homme qui n'arrive pas &agrave; se lever et qui, plusieurs pages plus tard, s'av&egrave;re &ecirc;tre un mourant dans une chambre d'h&ocirc;pital, mourant bient&ocirc;t mort &agrave; qui un d&eacute;nomm&eacute; Carl vient lire la Bible sans se rendre compte que son auditeur n'est plus de ce monde. La morale de l'histoire se lit ainsi: &laquo;Ceux qui lisent un livre pour savoir si la marquise va &eacute;pouser le vicomte seront d&eacute;&ccedil;us&raquo; (p.14). Que le lecteur se le tienne pour dit: les conventions narratives seront malmen&eacute;es! De plus, une citation comme celle de Harms en d&eacute;but de volume n'a rien d'innocent et joue un r&ocirc;le m&eacute;tadiscursif et programmatique. <em>Wikip&eacute;dia</em> nous r&eacute;v&egrave;le ceci au sujet de l'auteur: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Daniil Harms (en russe: Даниил Хармс; 30 d&eacute;cembre 1905 - 2 f&eacute;vrier 1942) est un po&egrave;te satiriste du d&eacute;but de l'&egrave;re sovi&eacute;tique consid&eacute;r&eacute; comme un pr&eacute;curseur de l'absurde. [...] Son &oelig;uvre est essentiellement constitu&eacute;e de courtes vignettes, ne faisant souvent que quelques paragraphes, o&ugrave; alternent des sc&egrave;nes de pauvret&eacute; ou de privations, des sc&egrave;nes fantastiques ressemblant parfois &agrave; des descriptions de r&ecirc;ves, et des sc&egrave;nes comiques. Dans ces vignettes, des &eacute;crivains connus font parfois des apparitions incongrues<a name="note5" href="#note5a"><strong>[5]</strong></a>. <br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <p>Jean-Philippe Jaccard justifie l'&eacute;tiquette de pr&eacute;curseur de l'absurde accol&eacute; &agrave; Harms en montrant comment, dans l'&oelig;uvre de celui-ci, on retrouve &agrave; la fois une th&eacute;matique de l'absurde &mdash;exprim&eacute;e &agrave; travers une dualit&eacute; fondamentale entre l'homme et le monde&mdash; et une po&eacute;tique de l'absurde, qui se traduit au niveau formel par une &laquo;parodie globale des proc&eacute;d&eacute;s narratifs traditionnels<a name="note6" href="#note6a"><strong>[6]</strong></a>&raquo;, c'est-&agrave;-dire des notions de personnage, de sujet, d'&eacute;v&eacute;nements, de suspense et des liens de cause &agrave; effet. Ainsi, la notion d'absurde est ici entendue dans un sens large et fait autant r&eacute;f&eacute;rence au sentiment de l'absurdit&eacute; du monde selon Albert Camus qu'au th&eacute;&acirc;tre de l'absurde et &agrave; Samuel Beckett ou encore &agrave; Nicolas Gogol.&nbsp; En bout de ligne, toujours selon Jaccard, le texte chez Harms en vient &agrave; s'auto-d&eacute;truire, &agrave; se replier sur lui-m&ecirc;me en un effet de circularit&eacute; ou encore &agrave; proclamer sa propre inutilit&eacute;. Cette description de l'&oelig;uvre pourrait tr&egrave;s bien s'appliquer &agrave; <em>Mon nom est personne</em>. En pla&ccedil;ant une citation de Harms en t&ecirc;te de son livre, Leblanc endosse d'embl&eacute;e la posture de l'auteur russe. Par posture, j'entends, &agrave; la suite de J&eacute;r&ocirc;me Meizoz, &laquo;l'&quot;identit&eacute; litt&eacute;raire&quot; construite par l'auteur lui-m&ecirc;me, et souvent relay&eacute;e par les m&eacute;dias qui la donnent &agrave; lire au public<a name="note7" href="#note7a"><strong>[7]</strong></a>&raquo;, et plus pr&eacute;cis&eacute;ment dans ce cas-ci, son versant textuel, c'est-&agrave;-dire l'<em>ethos</em>, &laquo;l'image de soi que l'&eacute;nonciateur impose dans son discours afin d'assurer son impact<a name="note8" href="#note8a"><strong>[8]</strong></a>&raquo;. Cette fa&ccedil;on de faire passer dans la fiction certaines figures de lettr&eacute;s soigneusement choisies et qui contribuent &agrave; construire la posture de l'auteur est une strat&eacute;gie &eacute;galement tr&egrave;s pr&eacute;sente dans Les ombres errantes de Quignard. Celui-ci nous parle par exemple de Han Yu (768-824), po&egrave;te chinois, de Monsieur de Saint-Cyran (1581-1643) ou de Tanizaki (1886-1965), &eacute;crivain japonais. Chez Quignard, l'&eacute;vocation de ces figures donne lieu soit &agrave; un commentaire, soit &agrave; une citation ou encore &agrave; une br&egrave;ve fictionnalisation de moments de leur vie. Leblanc use tout &agrave; fait du m&ecirc;me proc&eacute;d&eacute;, mais le plus souvent en le d&eacute;tournant, pour mieux servir sa propre posture d'&eacute;crivain de l'absurde<a name="note9" href="#note9a"><strong>[9]</strong></a>. Ainsi, il nous d&eacute;crit la vie d'un certain Matsev A. Fertig-Schreiber: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Je me souviens d'un vieil &eacute;crivain juif qui avait arr&ecirc;t&eacute; d'&eacute;crire apr&egrave;s avoir &eacute;t&eacute; accus&eacute; d'antis&eacute;mitisme par la presse conservatrice. Il s'appelait Matsev A. Fertig-Schreiber et il avait fait partie des <em>Sonderkommandos</em> de Treblinka [...]. <br /> Je l'ai rencontr&eacute; dans un bar o&ugrave; il venait prendre un verre &laquo;avec la r&eacute;gularit&eacute; d'une montre suisse&raquo;, selon les dires d'une barmaid [...] (p.97). <br /> [...] <br /> Peut-&ecirc;tre aussi gagnait-il &agrave; entretenir l'ambigu&iuml;t&eacute; autour de son &oelig;uvre et de sa personne. Il est vrai que ses livres se vendaient mieux depuis qu'il n'&eacute;crivait plus et que l'aura de myst&egrave;re et de discorde qui entourait son &oelig;uvre &eacute;tait rendue telle qu'on l'&eacute;tudiait d&eacute;sormais aussi bien en Isra&euml;l qu'en France, aux &Eacute;tats-Unis qu'en Iran (p.9</span><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">8). <br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <p>&Agrave; la suite de ce passage, le narrateur cite un extrait du premier livre de Fertig-Schreiber, sorte de r&eacute;cit satirique et provocateur de la Deuxi&egrave;me Guerre mondiale. &Agrave; plusieurs reprises dans le livre, Leblanc nous donne des indices nous aidant &agrave; d&eacute;crypter l'ironie de son &eacute;criture, par exemple en faisant preuve de sa connaissance de la langue allemande: sachant cela, on s'arr&ecirc;te aux noms allemands et on constate qu'une traduction mot &agrave; mot du nom de famille de l'&eacute;crivain imaginaire donne &agrave; peu pr&egrave;s &laquo;L'&eacute;crivain fini&raquo;... Entre figures d'&eacute;crivain r&eacute;elles et imaginaires, le narrateur de <em>Mon nom est personne</em> s'&eacute;rige ainsi en ma&icirc;tre de l'absurde et de la d&eacute;rision, &agrave; travers un discours empreint d'allusions et de jeux de mots &agrave; d&eacute;crypter. </p> <p>De fa&ccedil;on plus directe, le narrateur nous expose aussi en long et en large certains choix po&eacute;tiques, comme celui de la forme courte. Laissons-le ainsi nous expliquer pour quelle raison il pr&eacute;f&egrave;re la fiction br&egrave;ve au roman, ou, comme il l'&eacute;crit lui-m&ecirc;me, &laquo;Pourquoi j'ai pas fait romancier&raquo;: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Le p&egrave;re des <em>Petits po&egrave;mes en prose</em> le disait d&eacute;j&agrave; &agrave; propos des contes d'Edgar Allan Poe qu'il traduisait &agrave; l'&eacute;poque, la fiction br&egrave;ve a sur le long roman cet immense avantage que sa bri&egrave;vet&eacute; ajoute &agrave; l'intensit&eacute; de l'effet, unit&eacute; d'impression et totalit&eacute; d'effet qui peuvent donner &agrave; ce genre de composition &laquo;une sup&eacute;riorit&eacute; tout &agrave; fait particuli&egrave;re, &agrave; ce point qu'une nouvelle trop courte vaut encore mieux qu'une nouvelle trop longue&raquo;. Pourquoi faire long, comme on dit, quand on peut faire court? (p.213)</span> <br /> &nbsp;</div> <p>Ainsi, tout comme il forge sa posture &agrave; partir d'exemples d'&eacute;crivains ayant exist&eacute; ou ayant &eacute;t&eacute; par lui invent&eacute;s, le narrateur justifie ses choix po&eacute;tiques &agrave; l'aide d'un intertexte. Sont ainsi convoqu&eacute;s, parmi d'autres et par des voies diverses, des noms aussi h&eacute;t&eacute;roclites que Herg&eacute;, Michel Foucault, Gabriel Garc&iacute;a Marquez, Fedor Dosto&iuml;evski, Jean Echenoz, Fran&ccedil;oise Sagan et Angelus Silesius (et cela dans les premi&egrave;res vingt-six pages!). Leblanc, en plus de situer certains fragments de <em>Mon nom est personne</em> dans une biblioth&egrave;que, a plac&eacute; assez de r&eacute;f&eacute;rences dans son livre pour en constituer une bien garnie. Ainsi que l'&eacute;crit J&eacute;r&ocirc;me Meizoz, un tel proc&eacute;d&eacute; rappelle que toute &eacute;criture est, dans une certaine mesure, intertextuelle: &laquo;Commencer un livre, ouvrir la sc&egrave;ne de parole dans un lieu aussi charg&eacute; qu'une biblioth&egrave;que, dans le conservatoire presque infini du d&eacute;p&ocirc;t culturel, c'est rappeler obliquement que toute cr&eacute;ation litt&eacute;raire mobilise des textes ant&eacute;rieurs qu'elle relaie, imite ou transforme<a name="note10" href="#note10a"><strong>[10]</strong></a>&raquo;. Sous la forme de citations en exergue, d'allusions, ou m&ecirc;me de r&eacute;f&eacute;rences carr&eacute;ment invent&eacute;es, l'intertexte foisonne et &eacute;tourdit. Il peut &eacute;galement &ecirc;tre pr&eacute;texte &agrave; une parodie de discours savant, comme dans l'exemple qui suit, dans lequel le narrateur commente un livre invent&eacute;, livre &eacute;crit par l'&eacute;crivaine imaginaire Simone Schriften W&ouml;llend, dont le nom, &agrave; nouveau significatif, pourrait se traduire par &laquo;Voulant des &eacute;crits<a name="note11" href="#note11a"><strong>[11]</strong></a>&raquo;:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Po&egrave;me all&eacute;gorique et didactique qui se voulait un trait&eacute; sur l'art de mourir, <em>Le roman de la mort</em> se pr&eacute;sente comme le r&ecirc;ve &eacute;rotique de Simone Schriften W&ouml;llend, auteure de la premi&egrave;re partie (r&eacute;dig&eacute;e au XIIIe si&egrave;cle), morte dans son sommeil avant d'achever son ouvrage. L'essentiel du pav&eacute; de six cent quinze pages en format poche consiste en une suite de discours, dont la teneur fait montre de satire et d'&eacute;rudition, ponctuant le r&eacute;cit d'une guerre ouverte entre raison (&laquo;Je vais mourir&raquo;) et sentiments (&laquo;Je sens que je vais mourir&raquo;) (p.36</span><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">).<br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <p>Une telle insistance sur l'intertexte est un trait que <em>Mon nom est personne</em> partage avec de nombreux romans contemporains (dont, pour reprendre mon exemple, <em>Les ombres errantes</em>), mais il s&rsquo;agit encore davantage, en raison de son caract&egrave;re outrancier et parodique, d&rsquo;une fa&ccedil;on d'indexer cette caract&eacute;ristique de la litt&eacute;rature contemporaine et de pousser &agrave; bout un proc&eacute;d&eacute; commun.&nbsp; </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Un bref aper&ccedil;u de l'infini </strong></span> </p> <p>Cependant, l'intertexte de <em>Mon nom est personne</em> ne se limite pas &agrave; la litt&eacute;rature. Au contraire, il fait appel notamment aux discours philosophique, psychanalytique, m&eacute;diatique, historique et scientifique. Si le livre poss&eacute;dait un index, celui-ci ferait certainement une bonne dizaine de pages... On trouve ainsi mention de <em>La Nature</em>, &laquo;revue de vulgarisation scientifique&raquo; (p.10), du &laquo;c&eacute;l&egrave;bre sitcom <em>Seinfeld</em> (1989-1998)&raquo; (p.32), ou encore des Monty Python (p.43), &laquo;des reprises de <em>Family Guy</em> &agrave; la t&eacute;l&eacute;&raquo; (p.331), sans compter une enqu&ecirc;te minutieuse, preuves &agrave; l'appui, sur les &eacute;ventuelles relations entre Quentin Tarantino et Uma Thurman (p.188-194). &Agrave; travers la citation, l'enqu&ecirc;te, et l'essai fictif, le narrateur semble d&eacute;signer le tourniquet infini (et parfois absurde) des m&eacute;tadiscours. C'est dans sa disparition m&ecirc;me que culmine enfin le proc&eacute;d&eacute;: le chapitre &laquo;Les jaloux font les meilleurs cocus&raquo; est en fait constitu&eacute; d'un titre et... d'une note de bas de page, qui explique la disparition du texte (du commentaire): </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">J'avais pens&eacute; &eacute;crire un texte pour donner chair &agrave; ce titre, mais avec le recul, je trouve que ce titre s'en tire tr&egrave;s bien tout seul. Tout ce que je pourrais lui ajouter, incluant la pr&eacute;sente phrase, serait grossi&egrave;rement inutile (p.123). <br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <p>Dans cette&nbsp; abondance discursive ininterrompue, je discerne d'abord une volont&eacute; de faire de la litt&eacute;rature un carrefour, un lieu o&ugrave; se croisent tous les discours et toutes les obsessions collectives. Par exemple, Leblanc d&eacute;bute abruptement un r&eacute;cit intitul&eacute; &laquo;La timide et le galant&raquo; en parodiant le style m&eacute;diatique. Il banalise ainsi la spectacularisation des m&eacute;dias en transformant un fait divers familier en incipit de conte moderne: &laquo;Alert&eacute;e par les proches d'une locataire dont on n'avait plus de nouvelles depuis qu'elle avait invit&eacute; &agrave; son domicile un inconnu rencontr&eacute; sur Internet [...]&raquo; (p.101). Au fil des chapitres, il &eacute;voque &eacute;galement, sous le couvert de la fiction et de l'ironie, des &eacute;v&eacute;nements r&eacute;cents qui ont marqu&eacute; notre imaginaire et notre discours social, du 11 septembre 2001 au conflit isra&eacute;lo-palestienien, en passant par les d&eacute;bats pro-vie et pro-choix et les derniers exploits des Canadiens de Montr&eacute;al, toujours&nbsp; en employant ce m&ecirc;me ton grin&ccedil;ant. </p> <p>Le statut paradoxal du narrateur me semble participer de cette volont&eacute; de prendre la parole au nom de la collectivit&eacute;. &Agrave; la fois Je et Nous (puisque &laquo;son nom est personne&raquo;), le narrateur de Leblanc affirme lui-m&ecirc;me: &laquo;J'ai oubli&eacute; de vous dire que mon nom est L&eacute;gion, car Je, chez moi, n'est pas un autre, mais plusieurs&raquo; (p.144)<a name="note12" href="#note12a"><strong>[12]</strong></a>. Multiple &agrave; l'image du monde qu'il d&eacute;ploie dans l'&eacute;criture, le narrateur est paradoxalement &agrave; la fois un sujet d&eacute;fini qui prend corps dans le texte et qui se met en sc&egrave;ne dans une posture d'auteur, et une voix qui se veut plus ou moins anonyme, sorte d'entit&eacute; intellectuelle et cynique ind&eacute;finie qui a pour fonction premi&egrave;re de commenter. </p> <p>Enfin, <em>Mon nom est personne</em> peut appara&icirc;tre comme un exercice de style parfois oulipien et m&ecirc;me un livre ludique d'&laquo;initi&eacute;&raquo;, au sens o&ugrave; il joue intens&eacute;ment avec les codes, les genres litt&eacute;raires, les attentes du lecteur et les limites de son savoir. En ce sens, il condense plusieurs traits souvent remarqu&eacute;s &agrave; propos du roman contemporain: il t&eacute;moigne d'une conscience aigu&euml; de la forme et contient un m&eacute;tadiscours sur l'&eacute;criture, il pr&eacute;sente un intertexte foisonnant et est dirig&eacute; par un narrateur &agrave; l'autorit&eacute; probl&eacute;matique, puisque son savoir encyclop&eacute;dique (on croirait parfois entendre la voix de <em>Wikip&eacute;dia</em><a name="note13" href="#note13a"><strong>[13]</strong></a>) est &eacute;galement menteur. Surtout &ndash;et c'est ce qui a retenu mon attention&ndash; <em>Mon nom est personne</em> appara&icirc;t fascin&eacute; par le commentaire, port&eacute; peut-&ecirc;tre par un fantasme que la litt&eacute;rature semble partager avec les sciences humaines, celui de se constituer comme le &laquo;savoir des savoirs<a name="note14" href="#note14a"><strong>[14]</strong></a>&raquo;. S'il semble souvent tourner en d&eacute;rision ce genre d'ambition, le livre de Leblanc op&egrave;re &eacute;galement un travail positif, c'est-&agrave;-dire un travail de distanciation visant &agrave; &laquo;&eacute;cailler quelques &eacute;vidences, quelques lieux communs<a name="note15" href="#note15a"><strong>[15]</strong></a>&raquo;. Mais cela devrait &ecirc;tre l'objet d'une seconde lecture... En attendant, on peut suivre les conseils de notre narrateur-commentateur et m&eacute;diter la question suivante: &laquo;Que retient-on au juste d'un livre, de nos lectures? Multiplier par quatorze l'infini ne nous en dirait peut-&ecirc;tre pas plus long sur la question du litt&eacute;raire que le simple fait qu'il y ait question tout court&raquo; (p.168).</p> <hr /> <br /> <br type="_moz" /><br /> <a name="note1a" href="#note1">[1]</a> Pascal Quignard, <em>Les ombres errantes</em>, Paris, Grasset, 2002, 189 p. &nbsp; <p><a name="note2a" href="#note2">[2]</a> Dominique Maingueneau, <em>Le discours litt&eacute;raire. Paratopie et sc&egrave;ne d'&eacute;nonciation</em>, Paris, Armand Colin, 2004, p.106-107. &nbsp;</p> <p><a name="note3a" href="#note3">[3]</a> Les sous-titres sont emprunt&eacute;s &agrave; David Leblanc. &nbsp;</p> <p><a name="note4a" href="#note4">[4]</a> Leblanc ne donne pas la r&eacute;f&eacute;rence pr&eacute;cise de cette citation, que je n'ai pas pu retrouver pour ma part. Il n'est pas exclu que celle-ci soit invent&eacute;e. &nbsp;</p> <p><a name="note5a" href="#note5">[5]</a> &laquo;Daniil Harms&raquo;, dans <em>Wikip&eacute;dia</em> [en ligne]. <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Daniil_Harms" title="http://fr.wikipedia.org/wiki/Daniil_Harms">http://fr.wikipedia.org/wiki/Daniil_Harms</a> [Page consult&eacute;e le 17 ao&ucirc;t 2010]. &nbsp;</p> <p><a name="note6a" href="#note6">[6]</a> Jean-Philippe Jaccard, &laquo;De la r&eacute;alit&eacute; au texte: l'absurde chez Daniil Harms&raquo;, dans <em>Cahiers du monde russe et sovi&eacute;tique</em>, vol. XXVI, n&deg;3-4, p.297. &nbsp;</p> <p><a name="note7a" href="#note7">[7]</a> J&eacute;r&ocirc;me Meizoz, Post<em>ures litt&eacute;raires. Mises en sc&egrave;nes modernes de l'auteur</em>, Gen&egrave;ve, Slatkine &Eacute;rudition, 2007, p.18. &nbsp;</p> <p><a name="note8a" href="#note8">[8]</a> <em>Ibid</em>., p.22. &nbsp;</p> <p><a name="note9a" href="#note9">[9]</a> En qualifiant ainsi David Leblanc d'&eacute;crivain de l'absurde, j'entends l'&eacute;tiquette d'&laquo;absurde&raquo; dans le m&ecirc;me sens, &eacute;largi, que Jean-Philippe Jaccard &agrave; propos de Daniil Harms. En effet, les deux &eacute;crivains usent de proc&eacute;d&eacute;s tr&egrave;s semblables. On retrouve chez Leblanc aussi bien une absurdit&eacute; th&eacute;matique qui se traduit par des r&eacute;flexions m&eacute;taphysiques ou par des personnages de &laquo;paum&eacute;s na&iuml;fs&raquo; (pour reprendre une expression de Jaccard) plong&eacute;s dans un monde qui leur &eacute;chappe, qu'une absurdit&eacute; formelle qui doit sans doute autant au th&eacute;&acirc;tre de l'absurde &mdash;par exemple dans certains dialogues sans queue ni t&ecirc;te qui rappellent le th&eacute;&acirc;tre de Beckett&mdash; qu'&agrave; un pr&eacute;curseur comme Daniil Harms. Humour noir, lucidit&eacute; tragique, incoh&eacute;rences, associations arbitraires, remise en cause des proc&eacute;d&eacute;s narratifs traditionnels sont autant d'&eacute;l&eacute;ments que Leblanc et Harms partagent et qui produisent un sentiment d'absurdit&eacute; qui touche autant le monde que le langage. &nbsp;</p> <p><a name="note10a" href="#note10">[10]</a>&nbsp;<em>Ibid</em>., p.123. &nbsp;</p> <p><a name="note11a" href="#note11">[11]</a> Cette traduction est cependant quelque peu incertaine, car le mot &laquo;W&ouml;llend&raquo; n'existe pas en allemand, bien qu'il se rapproche de &laquo;Wollen&raquo;, le verbe vouloir, dont le participe pr&eacute;sent s'&eacute;crit &laquo;Wollend&raquo;. &nbsp;</p> <p><a name="note12a" href="#note12">[12]</a> Il est int&eacute;ressant de rapprocher cette affirmation du narrateur, ainsi que le titre <em>Mon nom est personne</em>, avec l'incipit du roman <em>Nikolski</em> (Qu&eacute;bec, Alto, 2005) de Nicolas Dickner: &laquo;Mon nom n'a pas d'importance&raquo;. &Agrave; travers des formulations quasi-identiques, Leblanc et Dickner donnent tous deux voix &agrave; un narrateur dont l'identit&eacute; s'affirme comme &eacute;tant d&eacute;risoire. Tout en &eacute;vitant de donner un nom propre ou un pr&eacute;nom &agrave; leur narrateur (et du m&ecirc;me coup une identit&eacute;), les deux auteurs optent pour une d&eacute;finition plurielle de la voix narrative: alors que le narrateur de Leblanc se pr&eacute;sente comme le porte-parole de la collectivit&eacute;, celui de Dickner rend compte d'une monde &eacute;clat&eacute; qui se d&eacute;cline en trois fils narratifs et qui oscille obscur&eacute;ment entre narration autodi&eacute;g&eacute;tique et h&eacute;t&eacute;rodi&eacute;g&eacute;tique. Ainsi, en choisissant paradoxalement une narration &agrave; la premi&egrave;re personne qui tend &agrave; s'effacer, tout deux positionnent leur narrateur en porte-&agrave;-faux entre subjectivit&eacute; et objectivit&eacute;, entre l'exigence pour la parole de s'&eacute;noncer &agrave; partir du point de vue d'un sujet et celle de dire un monde complexe et collectif.&nbsp; &nbsp;</p> <p><a name="note13a" href="#note13">[13]</a> Par ailleurs, je remarque un nouveau point commun entre les narrateurs de <em>Mon nom est personne</em> et de <em>Nikolski</em>: tous deux pr&eacute;sentent une pr&eacute;dilection pour les digressions &agrave; saveur encyclop&eacute;dique. Ils inscrivent ainsi dans la fiction la trace d'un nouveau rapport au savoir dans le monde contemporain: un savoir accessible, mouvant et collectif comme celui d'une entreprise telle que l'encyclop&eacute;die libre <em>Wikip&eacute;dia</em>.&nbsp; &nbsp;</p> <p><a name="note14a" href="#note14">[14]</a> Pour reprendre une expression de Pierre Bourdieu, dans Pierre Bourdieu et Roger Chartier, <em>Le sociologue et l'historien</em>, Paris, Agone &amp; Raisons d'agir, 2010, p.19. &nbsp;</p> <p><a name="note15a" href="#note15">[15]</a> <em>Ibid</em>., p.23.</p> <p><br type="_moz" /></p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-narrateur-en-commentateur-ou-la-fascination-du-metadiscours#comments Absurde Ambiguïté Autofiction Autofiction BAUDELAIRE, Charles BECKETT, Samuel BORGES, Jorge Luis Culture populaire DICKNER, Nicolas DOSTOÏEVSKI, Fedor ECHENOZ, Jean Éclatement textuel FOUCAULT, Michel GARCIA MARQUEZ, Gabriel GOGOL, Nicolas HARMS, Daniil Hergé Intertextualité Ironie JACCARD, Jean-Philippe Leblanc, David MAINGUENEAU, Dominique MEIZOZ, Jérôme Métafiction Québec QUIGNARD, Pascal SAGAN, Françoise SAINT-CYRAN, Monsieur de Savoir encyclopédique SILESIUS, Angelus TANIZAKI YU, Han Nouvelles Wed, 25 Aug 2010 19:17:29 +0000 Mélodie Simard-Houde 255 at http://salondouble.contemporain.info La plus petite unité de temps http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-plus-petite-unite-de-temps <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/cote-fournier-laurence">Côté-Fournier, Laurence </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/les-annees">Les Années</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> &Agrave; la lecture de <em>Les Ann&eacute;es</em> d&rsquo;Annie Ernaux, il appara&icirc;t que le projet de ce livre, d&eacute;j&agrave;, &eacute;tait contenu en germe dans toute la production romanesque ant&eacute;rieure de l&rsquo;&eacute;crivaine, dont les particularit&eacute;s semblent avoir &eacute;t&eacute; fondues en un seul ouvrage pour aboutir &agrave; ce livre aux allures de somme. L&rsquo;auteure qui, issue d&rsquo;un milieu populaire, voulait &eacute;crire pour &laquo;venger sa race<a name="note1" href="#note1a">[1]</a>&raquo;, n&rsquo;a eu de cesse depuis son entr&eacute;e en litt&eacute;rature de cartographier les m&oelig;urs, les diff&eacute;rences sociales et les discours de son temps, en prenant appui sur sa propre exp&eacute;rience pour donner corps &agrave; son entreprise et l&rsquo;ancrer dans le r&eacute;el. <em>Les Ann&eacute;es</em> est, &agrave; cet &eacute;gard, l&rsquo;aboutissement annonc&eacute; d&rsquo;une qu&ecirc;te visant &agrave; retracer par le biais d&rsquo;une vie singuli&egrave;re le mouvement de toute une g&eacute;n&eacute;ration. </p> <p>C&rsquo;est du d&eacute;licat balancement entre intime et collectif que na&icirc;t la singularit&eacute; du livre, impossible &agrave; r&eacute;duire &agrave; une cat&eacute;gorie g&eacute;n&eacute;rique. Pas de personnages, pas de r&eacute;cit, plut&ocirc;t une collection de fragments bruts, d&eacute;vers&eacute;s sans aucun pathos, qui mettent c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te des souvenirs de voyage et des sc&egrave;nes de films, des &eacute;chos de la rumeur publique et des rappels historiques. Dispers&eacute;s de 1940 &agrave; la fin des ann&eacute;es 2000, ils dressent ensemble le portrait d&rsquo;une g&eacute;n&eacute;ration, exprim&eacute; &agrave; travers le &laquo;elle&raquo;, le &laquo;on&raquo; et le &laquo;nous&raquo;, jamais le &laquo;je&raquo;. Ce qui aurait pu se transformer en une suite de lieux communs et d&rsquo;anecdotes sans grand int&eacute;r&ecirc;t sur diff&eacute;rentes &eacute;poques est r&eacute;cup&eacute;r&eacute; par la volont&eacute; de l&rsquo;auteure de se compromettre pour r&eacute;v&eacute;ler le corps nu de chacune de ces ann&eacute;es, d&rsquo;exposer son exp&eacute;rience intime pour la perdre dans une r&eacute;alit&eacute; plus vaste. Les rapports troubles &agrave; la religion, &agrave; la sexualit&eacute; ou &agrave; la famille qui sont d&eacute;crits sur un mode impersonnel sont certes ceux de sa g&eacute;n&eacute;ration, mais aussi les siens. Des allusions br&egrave;ves, phrases en apparence banales parmi tant d&rsquo;autres, ouvrent des portes sur des pans de la vie de l&rsquo;auteure relat&eacute;s dans d&rsquo;autres livres: son avortement dans l&rsquo;ill&eacute;galit&eacute; (<em>L&rsquo;&Eacute;v&eacute;nement</em>), la tentative d&rsquo;assassinat de son p&egrave;re sur sa m&egrave;re (<em>La Honte</em>), sa passion sans issue pour un Sovi&eacute;tique (<em>Se perdre</em>). Ces moments intimes, toutefois, ne sont pas approfondis: ils ne forment finalement rien d&rsquo;autre que quelques-uns des innombrables destins offerts aux gens de sa g&eacute;n&eacute;ration, en cela &agrave; la fois uniques et anodins.</p> <p><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">D&rsquo;une Histoire l&rsquo;autre</span></strong></p> <p>L&rsquo;ouvrage d&eacute;bute au cr&eacute;puscule d&rsquo;un temps h&eacute;ro&iuml;que: la fin de la Deuxi&egrave;me Guerre mondiale a permis de d&eacute;partager, non sans violence, les h&eacute;ros des tra&icirc;tres, et a consacr&eacute; la bravoure ordinaire des petites gens. Les enfants grandissent &agrave; l&rsquo;ombre du r&eacute;cit de l&rsquo;Occupation, &laquo;plein de morts et de violence, de destruction, narr&eacute; avec une jubilation que semblait vouloir d&eacute;mentir par intervalles un &ldquo;il ne faut plus jamais revoir &ccedil;a&rdquo;&raquo; (p.24), qui leur inculque d&egrave;s leur prime jeunesse le regret &laquo;de ne pas avoir &eacute;t&eacute; n&eacute;s, ou &agrave; peine, quand il fallait partir en cohorte sur les routes et dormir sur la paille comme des boh&eacute;miens&raquo; (p.25).</p> <p>La nostalgie d&rsquo;&ecirc;tre n&eacute;e trop tard ne se dissipera pas, bien que surviennent la guerre d&rsquo;Alg&eacute;rie, la mort de John F. Kennedy, Mai 68 et la chute du mur de Berlin; toutes ces dates qui forment la trame des manuels d&rsquo;histoire. Or la narratrice, comme une &eacute;crasante majorit&eacute; des gens de sa g&eacute;n&eacute;ration, &eacute;prouve le plus souvent le sentiment de vivre &agrave; l&rsquo;&eacute;cart de cette histoire-l&agrave;, ou de n&rsquo;y participer que bri&egrave;vement, le temps d&rsquo;&eacute;pauler et de se reconna&icirc;tre &laquo;dans les &eacute;tudiants &agrave; peine plus jeunes que nous balan&ccedil;ant des pav&eacute;s sur les CRS&raquo; (p.103) ou de voter &laquo;contre de Gaulle pour le candidat fringant dont le nom plongeait confus&eacute;ment dans les ann&eacute;es de l&rsquo;Alg&eacute;rie fran&ccedil;aise, Fran&ccedil;ois Mitterrand.&raquo; (p.95) L&rsquo;auteure insiste encore et toujours pour r&eacute;p&eacute;ter l&rsquo;absence de cons&eacute;quences qu&rsquo;ont dans sa vie et dans celle de son entourage les moments marquants du si&egrave;cle, qui paradent devant elle comme un spectacle lointain de troubles et de d&eacute;cisions n&rsquo;ayant qu&rsquo;un rapport oblique, d&eacute;tourn&eacute;, avec son quotidien et ses drames personnels. Ainsi explique-t-elle,</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><br /> aucun rapport entre sa vie et l&rsquo;Histoire dont les traces demeurent d&eacute;j&agrave; pourtant fix&eacute;es par la sensation de froid et le temps gris d&rsquo;un mois de mars [&hellip;]. Dans quelques mois, l&rsquo;assassinat de Kennedy &agrave; Dallas la laissera plus indiff&eacute;rente que la mort de Marilyn Monroe l&rsquo;&eacute;t&eacute; d&rsquo;avant, parce que ses r&egrave;gles ne seront pas venues depuis huit semaines. (p.89) <br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <p>Pourtant, si la narratrice ne cesse de d&eacute;mentir le r&ocirc;le de l&rsquo;Histoire et de son cort&egrave;ge d&rsquo;&eacute;v&eacute;nements, c&rsquo;est pour mieux r&eacute;affirmer son appropriation insidieuse des corps et des mots, son poids imperceptible sur chacune des d&eacute;cisions qui dictent, &agrave; un moment pr&eacute;cis, le cours d&rsquo;une vie, renforc&eacute;e en cela par les barri&egrave;res qu&rsquo;imposent le sexe, la classe sociale, l&rsquo;&acirc;ge. Un demi-si&egrave;cle de discours social, de dicible et de scriptible d&eacute;filent p&ecirc;le-m&ecirc;le. Les interdits qui p&egrave;sent sur chacun &agrave; un moment pr&eacute;cis de l&rsquo;Histoire se d&eacute;placent, atteignent d&rsquo;autres zones. La condamnation de la sexualit&eacute; devient dictature du plaisir, les termes autrefois jug&eacute;s obsc&egrave;nes sont r&eacute;admis alors que sont nettoy&eacute;es d&rsquo;autres zones du langage: &laquo;On se d&eacute;shabituait des mots &agrave; la moralit&eacute; courante, pour d&rsquo;autres mesurant les actions, les comportements et les sentiments &agrave; l&rsquo;aune du plaisir, &ldquo;frustration&rdquo; et &ldquo;gratification&rdquo;.&raquo; (p.125) L&rsquo;Histoire laisse son empreinte dans le choix de chacun des mots, des v&ecirc;tements, des gestes amoureux, non pas bien s&ucirc;r par simple effet de mode, mais par un conditionnement dont n&rsquo;est mesur&eacute;e l&rsquo;importance que bien plus tard, lorsque l&rsquo;angle mort d&rsquo;une &eacute;poque se trouve soudainement &eacute;clair&eacute; d&rsquo;une lumi&egrave;re nouvelle. &laquo;Les signes de changements collectifs ne sont pas perceptibles dans la particularit&eacute; des vies, sauf peut-&ecirc;tre dans le d&eacute;go&ucirc;t et la fatigue qui font penser secr&egrave;tement &ldquo;rien ne changera donc jamais&rdquo; &agrave; des milliers d&rsquo;individus en m&ecirc;me temps&raquo; (p.74), &eacute;crit la narratrice, et ce sont pr&eacute;cis&eacute;ment sur ces modifications subtiles de la pens&eacute;e que s&rsquo;attarde Ernaux. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Les d&eacute;buts de temps nouveaux</strong></span></p> <p>Dans son essai &laquo;Sur le concept d&rsquo;histoire&raquo; Walter Benjamin &eacute;nonce: &laquo;L&rsquo;image vraie du pass&eacute; passe en un &eacute;clair. On ne peut retenir le pass&eacute; que dans une image qui surgit et s&rsquo;&eacute;vanouit pour toujours &agrave; l&rsquo;instant m&ecirc;me o&ugrave; elle s&rsquo;offre &agrave; la connaissance<a name="note2" href="#note2a">[2]</a>&raquo;. C&rsquo;est dans cette fulgurance des mots que travaille Ernaux, accumulant les phrases br&egrave;ves, sans lyrisme, qui ressuscitent par un d&eacute;tail l&rsquo;esprit d&rsquo;une &eacute;poque. Cette concision acc&eacute;l&egrave;re le rythme, conf&egrave;re un puissant dynamisme au texte qui semble reprendre dans son mouvement les avanc&eacute;es d&rsquo;une g&eacute;n&eacute;ration obs&eacute;d&eacute;e par le progr&egrave;s et la nouveaut&eacute;, constamment au seuil d&rsquo;un plus grand bien-&ecirc;tre qui, s&rsquo;il n&rsquo;est jamais tout &agrave; fait l&agrave;, ne peut manquer de survenir bient&ocirc;t. </p> <p>Les possibles d&rsquo;une &eacute;poque sont inscrits en creux dans le discours, formant un imaginaire de l&rsquo;avenir qui aura bri&egrave;vement exist&eacute; avant d&rsquo;&ecirc;tre remplac&eacute; par un autre. Ainsi, en lieu du r&eacute;cit d&rsquo;une Histoire comme succession de faits causals, logiques et implacables, surgit une autre histoire, autrement plus brouill&eacute;e et confuse. Pendant un temps il est &laquo;inutile de partir sur les routes comme en 40, la bombe atomique ne laisserait aucune chance&raquo; (p.61). Malgr&eacute; la parano&iuml;a entretenue durant la Guerre Froide, la bombe atomique, il va sans dire, ne tombera pas, pas plus que n&rsquo;adviendront les r&eacute;volutions attendues impatiemment apr&egrave;s les &eacute;v&eacute;nements de Mai 68. La croyance positiviste d&rsquo;une marche vers le progr&egrave;s, qui culmine quelque part au seuil des ann&eacute;es 70, n&rsquo;est, finalement, qu&rsquo;une forme de leurre, et se fait alors ressentir un terrible &laquo;vertige de l&rsquo;immuable, comme si rien n&rsquo;avait boug&eacute; dans la soci&eacute;t&eacute;&raquo; (p.136). Les transformations de l&rsquo;horizon d&rsquo;attente de chaque &eacute;poque, l&rsquo;&eacute;puisement des id&eacute;ologies qui la fa&ccedil;onnait, surviennent avec une rapidit&eacute; qui n&rsquo;offre qu&rsquo;une faible prise sur la situation. Les nouvelles babioles technologiques, ces avatars du progr&egrave;s, ne causent plus qu&rsquo;un vague &eacute;merveillement. Une autre g&eacute;n&eacute;ration se l&egrave;ve, insouciante et inconsciente des luttes du pass&eacute;, et pour transmettre &agrave; leurs enfants l&rsquo;exp&eacute;rience d&rsquo;une vie qui avait &eacute;t&eacute; la leur, leurs parents n&rsquo;ont en bouche que &laquo;des mots en circulation et des st&eacute;r&eacute;otypes&raquo; (p.156), impuissants &agrave; rendre compte de la densit&eacute; du monde qui existait nagu&egrave;re. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Prosopop&eacute;e de la photographie</strong></span></p> <p>Roland Barthes, dans son ouvrage sur la photographie <em>La Chambre claire</em>, avait racont&eacute; ainsi l&rsquo;&eacute;trange &eacute;moi que lui causait l&rsquo;observation de portraits de sa m&egrave;re jeune: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Je lisais mon inexistence dans les v&ecirc;tements que ma m&egrave;re avait port&eacute;s avant que je puisse me souvenir d&rsquo;elle. [&hellip;] Pour retrouver ma m&egrave;re, fugitivement, h&eacute;las, et sans jamais pouvoir tenir longtemps cette r&eacute;surrection, il faut que, bien plus tard, je retrouve sur quelques photos les objets qu&rsquo;elle avait sur sa commode. [&hellip;] Ainsi, la vie de quelqu&rsquo;un dont l&rsquo;existence a pr&eacute;c&eacute;d&eacute; d&rsquo;un peu la n&ocirc;tre tient enclose dans sa particularit&eacute; la tension m&ecirc;me de l&rsquo;Histoire, son partage. L&rsquo;Histoire est hyst&eacute;rique: elle ne se constitue que si on la regarde &ndash; et pour la regarder, il faut en &ecirc;tre exclu.</span><span style="color: rgb(0, 0, 0); "><a name="note3" href="#note3a">[3]<br /> <br type="_moz" /><br /> </a></span></div> <p>Cette Histoire hyst&eacute;rique dont sont retrouv&eacute;es les traces sur la pellicule ne diff&egrave;re pas de celle mise en sc&egrave;ne dans <em>Les Ann&eacute;es.</em> Les descriptions de photographie abondent et permettent la m&eacute;diation entre des temporalit&eacute;s autrement irr&eacute;conciliables. C&rsquo;est par l&rsquo;observation froide, clinique, de clich&eacute;s de la narratrice &agrave; diff&eacute;rents &acirc;ges que sont transmises une multitude d&rsquo;informations qui redonnent vie &agrave; ce qui semblait perdu, qu&rsquo;est rendu objectivement ce qui autrefois relevait d&rsquo;une &eacute;motion subjective. L&rsquo;auteure regarde des portraits d&rsquo;elle-m&ecirc;me comme d&rsquo;une inconnue dont tant les v&ecirc;tements, les mani&egrave;res, que les &eacute;tats d&rsquo;&acirc;me lui sont &eacute;trangers: &laquo;Photo en couleurs: une femme, un gar&ccedil;onnet d&rsquo;une douzaine d&rsquo;ann&eacute;es et un homme, tous trois distants les uns des autres, comme dispos&eacute;s en triangle sur une esplanade sableuse, blanche de soleil, avec leurs ombres &agrave; c&ocirc;t&eacute; d&rsquo;eux, devant un &eacute;difice qui pourrait &ecirc;tre un mus&eacute;e.&raquo; (p.140) Si, dans <em>L&rsquo;Usage de la pho</em><em>to</em>, Annie Ernaux avait inclus les photographies qu&rsquo;elle commentait, elle se contente dans <em>Les Ann&eacute;es</em> de les raconter, bien qu&rsquo;elles occupent un r&ocirc;le de premier plan dans la construction du livre et la scansion des ann&eacute;es, effa&ccedil;ant ainsi davantage sa propre pr&eacute;sence. </p> <p>&Agrave; la photographie s&rsquo;adjoignent au fil du si&egrave;cle d&rsquo;autres modes de conservation du temps: la vid&eacute;o, la t&eacute;l&eacute;vision, Internet, qui participent &agrave; la naissance d&rsquo;un nouveau rapport &agrave; la m&eacute;moire et au pass&eacute;. &Agrave; ce titre,<em> Les Ann&eacute;es</em> forme une chronique de la transformation des processus m&eacute;moriels au fil du si&egrave;cle, sous l&rsquo;impact des avanc&eacute;es technologiques et des changements sociaux. La grande &eacute;tendue de temps couverte par le livre permet de faire contraster les d&eacute;cennies, de jauger l&rsquo;&eacute;volution survenue en un demi-si&egrave;cle dans la conception m&ecirc;me de la temporalit&eacute; au sein de la soci&eacute;t&eacute;. Ainsi au sortir de la guerre la m&eacute;moire est d&rsquo;abord corporelle, elle se lit dans l&rsquo;identit&eacute; physique des &ecirc;tres: &laquo;Hors des r&eacute;cits, les fa&ccedil;ons de marcher, de s&rsquo;asseoir, de parler et de rire, h&eacute;ler dans la rue, les gestes pour manger, se saisir des objets, transmettaient la m&eacute;moire pass&eacute;e de corps en corps du fond des campagnes fran&ccedil;aises et europ&eacute;ennes&raquo; (p.31). Les anecdotes entourant des photographies &laquo;brunies au dos tach&eacute; par tous les doigts qui les avaient tenues&raquo; (p.30), partag&eacute;es et pr&eacute;serv&eacute;es, peu nombreuses et pr&eacute;cieuses, sont racont&eacute;es lors de repas o&ugrave; d&eacute;filent les r&eacute;cits des exploits de jadis. Or ces m&eacute;moires ancr&eacute;es dans le corps se d&eacute;sincarnent de plus en plus, repr&eacute;sent&eacute;es &agrave; la t&eacute;l&eacute;vision par &laquo;des documents d&rsquo;archives comment&eacute;s par une voix de nulle part&raquo; (p.151) qui &eacute;liminent toute relation personnelle &agrave; l&rsquo;Histoire. La t&eacute;l&eacute;vision, puis Internet, deviennent gardiens du pass&eacute;, biblioth&egrave;ques in&eacute;puisables de ressources qui, en entrem&ecirc;lant une quantit&eacute; toujours grandissante de souvenirs et d&rsquo;informations de toutes les &eacute;poques sans qu&rsquo;un tri ne soit effectu&eacute;, maintiennent les gens dans un &laquo;pr&eacute;sent infini&raquo; (p.223):<br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128); "><br /> </span></p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">L&rsquo;enregistrement h&eacute;t&eacute;roclite, continu, du monde, au fur et &agrave; mesure des jours, passait par la t&eacute;l&eacute;vision. Une nouvelle m&eacute;moire naissait. Du magma des milliers de choses virtuelles, vues, oubli&eacute;es et d&eacute;barrass&eacute;es du commentaire qui les accompagnait, surnageraient les pubs de longue dur&eacute;e, les figures les plus pittoresques ou abondamment prodigu&eacute;es, les sc&egrave;nes insolites ou violentes, dans une superposition o&ugrave; Jean Seberg et Aldo Moro sembleraient avoir &eacute;t&eacute; trouv&eacute;s morts dans la m&ecirc;me voiture. (p.133) <p><br type="_moz" /><br /> </p></span></div> <p>Tandis qu&rsquo;on cherche &laquo;&agrave; sauvegarder en une fr&eacute;n&eacute;sie de photos et de films visibles sur-le-champ&raquo; (p.223) chaque instant du pr&eacute;sent, le pass&eacute; devient paradoxalement p&eacute;rim&eacute; avec une rapidit&eacute; croissante. &laquo;Toutes les images dispara&icirc;tront&raquo; (p.11), est-il &eacute;crit en ouverture du livre, et cette certitude conf&egrave;re poids et nostalgie au d&eacute;sir d&rsquo;Ernaux de faire revivre par son &eacute;criture des bribes d&rsquo;un pass&eacute; qui ne manquera pourtant pas de s&rsquo;effacer. </p> <p>Le projet qui fonde<em> les Ann&eacute;es</em> est par ailleurs inscrit tout au long du livre, d&rsquo;une mani&egrave;re de plus en plus pr&eacute;cise, alors que la voix impersonnelle qui forme la narration avance en &acirc;ge. L&rsquo;auteure t&acirc;tonne au fil des d&eacute;cennies pour aboutir &agrave; la structure qui formera finalement son oeuvre, et qui sera explicit&eacute;e dans son enti&egrave;ret&eacute; &agrave; la toute fin de l&rsquo;ouvrage. &laquo;Capter le reflet projet&eacute; sur l&rsquo;&eacute;cran de la m&eacute;moire individuelle par la m&eacute;moire collective&raquo; (p.54), &laquo;saisir cette dur&eacute;e qui constitue son passage sur la terre &agrave; une &eacute;poque donn&eacute;e, ce temps qui l&rsquo;a travers&eacute;e, ce monde qu&rsquo;elle a enregistr&eacute; rien qu&rsquo;en vivant&raquo; (p.238), celui d&rsquo;&laquo;une existence singuli&egrave;re donc mais fondue aussi dans le mouvement d&rsquo;une g&eacute;n&eacute;ration&raquo; (p.179): la narratrice reformule sans cesse le m&ecirc;me plan, qui ne pourra s&rsquo;accomplir qu&rsquo;avec l&rsquo;arriv&eacute;e de sa propre vieillesse. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Entre Marcel Proust et Scarlett O&rsquo;Hara<br /> </strong></span><br /> Compte tenu de l&rsquo;importance capitale que prend la question du temps dans le roman, il n&rsquo;est gu&egrave;re surprenant d&rsquo;y trouver de fr&eacute;quentes allusions &agrave; Proust et &agrave; son projet romanesque. Un autre nom, autrement moins pr&eacute;visible, s&rsquo;insinue toutefois &agrave; ses c&ocirc;t&eacute;s, celui de Scarlett O&rsquo;Hara (p.240), dans la peau de laquelle l&rsquo;auteure affirme avoir souhait&eacute; se r&eacute;veiller jadis. Comment comprendre la mention de ce personnage, h&eacute;ro&iuml;ne romantique par excellence, dans<em> Les Ann&eacute;es</em>? Peut-&ecirc;tre la vie de Scarlett O&rsquo;Hara, haute en aventures et p&eacute;rip&eacute;ties, symbolise-t-elle l&rsquo;appartenance &agrave; une Histoire dans laquelle il serait possible pour chacun d&rsquo;agir et de prendre place, et qui &agrave; ce titre saurait marier destins singulier et collectif dans un m&ecirc;me mouvement vers l&rsquo;avant. Or l&rsquo;utopie d&rsquo;une telle fusion devra &ecirc;tre oubli&eacute;e pour le commun des mortels, dont les exploits ordinaires ne poss&egrave;deront pas, ou tr&egrave;s bri&egrave;vement seulement, ce souffle romanesque. Ne restera du passage d&rsquo;une vie individuelle que de minuscules et fugitives traces, maigre butin qu&rsquo;expose <em>Les Ann&eacute;es</em>.</p> <div>&nbsp;</div> <hr /> <div><a name="note1a" href="#note1">[1]</a>&nbsp;Cit&eacute; par Pierre-Louis Fort dans le dossier critique d&rsquo;Annie Ernaux, <i>La Place</i>, Paris, Gallimard, (Folio), 2006 [1983], p. 93.<span style="mso-spacerun: yes">&nbsp;<br /> <a name="note2a" href="#note2">[2]</a>&nbsp; Walter Benjamin, &laquo;&nbsp;Sur le concept d&rsquo;histoire&nbsp;&raquo;, <i>&OElig;uvres III</i>, Paris, Gallimard, (Folio Essais), 2000 [1942], p. 430.&nbsp;</span> <br /> <a name="note3a" href="#note3">[3]</a>&nbsp;Roland Barthes, <i>La Chambre claire. Note sur la photographie</i>, Paris, Gallimard (Cahiers du cin&eacute;ma), 1980, p. 102.&nbsp;</div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-plus-petite-unite-de-temps#comments Archives Autofiction BARTHES, Roland BENJAMIN, Walter ERNAUX, Annie Événement Expérience France Guerre Histoire Mémoire Oubli Temps Roman Mon, 05 Jul 2010 14:45:04 +0000 Laurence Côté-Fournier 245 at http://salondouble.contemporain.info