Salon double - Autobiographie http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/276/0 fr Quelques notes sur W. T. Vollmann et l'éthique de l'écriture http://salondouble.contemporain.info/article/quelques-notes-sur-w-t-vollmann-et-lethique-de-lecriture <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/imperial">Imperial</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/le-journalisme-litteraire-lecrivain-sur-le-terrain">Le journalisme littéraire: l&#039;écrivain sur le terrain</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: right;">«Mais il est bon que la conscience porte de larges plaies, elle n'en est que plus sensible aux morsures. Il me semble d'ailleurs qu'on ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d'un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire? Pour qu'il nous rende plus heureux, comme tu l'écris? Mon Dieu, nous serions tout aussi heureux si nous n'avions pas de livres et des livres qui nous rendent heureux, nous pourrions bien à la rigueur en écrire nous-mêmes. En revanche, nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu'un que nous aimerions plus que nous-mêmes, comme si nous étions proscrits, condamnés à vivre dans des forêts loin de tous les hommes, comme un suicide — un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous.» - Kafka, lettre à Oskar Pollak (1904)<br /><br />«[…] I find books that simply allow us to escape<br />&nbsp;existence a staggering waste of time<br />(literature matters so much to me I can hardly stand it.)»<br />(David Shields, 2013: 197)</p> <p style="text-align: justify;"><br /><br /><br />J'aimerais commencer ce texte en disant que Vollmann est l'un des écrivains les plus importants que j'ai eu la chance de lire. Ça ne veut pas dire grand-chose, compte tenu de mes lectures limitées, mais on saura au moins que je ne cherche pas à proposer une critique impartiale, bien au contraire. Je souhaite plutôt partager les pensées que la lecture de ses œuvres fait naître en moi, des pensées contre-intuitives qui me font douter de la littérature telle que je l'ai toujours appréhendée.<br /><br />Je n'affirmerai rien ici sinon ce doute, que je souhaite contagieux.<br /><br />L'œuvre de Vollmann est si puissante à mes yeux qu'elle rend superflus des rayons entiers de ma bibliothèque personnelle. Je ne suis pas écrivain, mais si l'envie me prenait d'écrire, je devrais d'abord surmonter la honte que provoque en moi la lecture de Vollmann. Inventer des histoires! Comme ce serait gênant d'écrire des histoires après avoir lu cet auteur. Ses récits, qui me mettent en pleine face la misère du monde, sa laideur qu'on dirait immuable, me semblent tellement nécessaires que je ne peux m'empêcher de penser avec un brin de mépris à tous les écrivains qui inventent des histoires pour les lecteurs voulant échapper à leur triste réalité. Pour se changer les idées. Qu'on me comprenne: j'aime lire des fictions, et je ressens moi aussi le besoin d'expériences sublunaires, loin en tout cas de ma réalité immédiate. Mais le sérieux avec lequel Vollmann cherche à saisir le monde, ce sérieux rend les plaisirs de la lecture non seulement coupables comme on le dit parfois, mais aussi dérisoires, autant dire inadmissibles.<br /><br />Là où les bulletins d'information échouent toujours à nous faire ressentir la moindre parcelle de compassion pour les morts que l'actualité garroche dans le charnier de l'Histoire, la littérature a-t-elle les moyens, avec sa lenteur réflexive, son sérieux face aux mouvances du monde, de nous rendre une sensibilité qui nous semble désormais interdite? Vollmann me permet de croire que c'est possible, et c'est sans doute la plus belle chose que j'aie jamais trouvée dans un livre, moi qui cherche depuis des années une œuvre capable de justifier une occupation qui me paraît trop souvent oiseuse, empreinte de ce narcissisme intellectuel que j'abhorre, sans doute parce que je le connais trop bien.<br /><br />La frivolité liée au plaisir de l'évasion que permet la fiction trahit une conception de la littérature comme échappatoire à laquelle je refuse d'adhérer, et cela contre mes propres inclinations. Vollmann m'oblige à penser à la contingence qui pèse sur les personnages, aussi convaincants soient-ils, et à la facticité des intrigues inventées pour nous tenir en haleine. Le plaisir de se laisser transporter dans un monde imaginaire est bien réel, je l'admets, mais je crois aussi parfois qu'il est indécent d'en faire le but premier de l'expérience littéraire. C'est une vieille question que celle de la contingence de la fiction, j'en suis conscient, et les œuvres d'innombrables écrivains et écrivaines sont là pour nous rappeler que les choses ne sont jamais simples, mais peut-être que l'œuvre de Vollmann est l'occasion de nous plonger encore une fois dans les eaux glaciales des questions insolubles. C'est en tout cas l'effet qu'elle a sur moi.<br /><br />Vollmann écrit à propos des voyous, des prostituées, des drogués ou des immigrants mexicains illégaux. Sa matière est la réalité, mais une réalité qui est toujours appréhendée en tant que «fiction dominante», pour le formuler comme Suzanne Jacob. Autrement dit, Vollmann tente de démonter l'épithète commune, le bon sens, les constructions discursives qui confèrent au monde un semblant de stabilité, et qui nous permettent d'y mettre un pied devant l'autre sans crouler sous le poids de sa complexité. Au fond, il s'agit de la distinction décisive que Nietzsche a proposée entre recherche de santé et recherche de vérité. Les philosophes, proposait-il, ont toujours recherché une forme de santé au détriment de la vérité, qui est dure, souvent insupportable ou en tout cas inadmissible. Pour moi, Vollmann incarne ce radicalisme noble qui consiste à pourchasser la vérité au détriment de la santé, puisqu'une santé factice ne vaut rien. Et il ne s'agit pas seulement de la santé de l'écrivain, qui ne devrait pas nous préoccuper plus que celle des autres, mais bien d'une forme de santé collective, incarnée dans le discours social par la doxa, toujours rassurante parce que rassembleuse, réconfortante parce que racoleuse. Écrire contre la doxa comme le fait Vollmann pousse le lecteur qui le suit jusqu'au bout à admettre que la marche du monde ressemble davantage à la course folle d'un troupeau piétinant les plus faibles qu'au trot noble et fier d'un cheval nommé Progrès.<br /><br />Une vérité qui est mauvaise pour la santé, et que Vollmann manifeste partout dans ses textes, c'est l'idée selon laquelle il n'y a pas de spectateurs de l'Histoire.<br /><br />Petit syllogisme vollmannien: l'Histoire est laide, nous sommes nécessairement dans l'Histoire, et donc nous portons tous en nous cette laideur. Notre culpabilité est infinie.<br /><br />Cet écrivain projette une conception de la littérature vécue viscéralement comme moyen d'aller à l'encontre des idées lénifiantes, et c'est parce qu'il dépeint notre réalité avec tant d'engagement que les fabulations de ses contemporains m'apparaissent tout à coup ternes, brinquebalantes. Ses sujets coutumiers sont par définition figés dans le ciment de la doxa la plus insidieuse, et c'est parce qu'on interdit à ces humains le statut de sujet à part entière que Vollmann peut écrire à leur propos. Même ses fictions (<em>The Royal Family</em>, <em>Europe Central</em>, par exemple) s'inscrivent dans ce projet. Dans ce cas, l'écriture de fiction devient l'occasion de conférer un peu plus de réalité à des êtres qui, autrement, ne sont que des constructions de l'esprit, des fictions sur deux pattes. Il s'agit là d'une façon de penser la fiction à l'envers: c'est parce qu'il y a une fiction inadéquate qui prétend au statut de réalité que la fiction peut intervenir dans l'existence de façon concrète. J'y vois une éthique de l'écriture au sens le plus fondamental du terme: l'écrivain se donne un code de conduite qui régit son écriture, parce qu'il sait que les représentations ont un pouvoir d'action sur la vie des humains. Toute son écriture tend vers un idéal de finesse qui se dresse contre la grossièreté des fictions dominantes, car il sait bien que tout ce qu'il n'écrit pas, d'autres l'écriront pour lui. C'est peut-être au cœur de ce paradoxe que l'on peut encore écrire de la fiction: en dépliant des réalités qui ont l'aspect lisse de l'évidence, et sur lesquelles on a toujours des opinions plus ou moins tranchées qui nous évitent la peine de penser.<br /><br />C'est parce que penser le monde actuel est une tâche titanesque que Vollmann en fait un projet littéraire. C'est parce que la fiction, pour le dire bêtement, infiltre l'édifice de notre prétendue réalité qu'il est primordial d'écrire en ayant le sens du devoir devant les faits, mais surtout devant tous ces gens floués par notre médiocre compréhension de la situation dans laquelle ils se trouvent.</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp; *</p> <p style="text-align: justify;"><br />Certains des textes de Vollmann<strong><a href="#1">[1]</a><a id="1a" name="1a"></a></strong> manifestent des liens évidents avec le <em>new journalism</em>, surtout par la façon avec laquelle il y mène des enquêtes fortement teintées par son expérience. Cependant, ce que Vollmann retient du journalisme, ou en tout cas de l'idéal journalistique, c'est d'abord un code éthique devant les faits, qu'il accueille toujours avec la même considération, avec la même rigueur. Une autre particularité de son travail est la tentation d'exhaustivité qui s'y manifeste. C'est dans cette tentative de saisie totalisante que le projet de Vollmann est littéraire. Journaliste de terrain qui se donne carte blanche, celui-ci peut scruter à loisir les problèmes qui le préoccupent, les retourner dans tous les sens sans souci d'économie ou de pertinence. Et c'est parce que ces textes affirment l'impossibilité d'aller droit au but que le projet de Vollmann est d'une importance capitale à mes yeux.<br /><br />Le questionnement s'y substitue à l'explication jusqu'à une posture insoutenable, digne de ce que la littérature nous a livré de mieux: tout cela est incompréhensible, cherchons tout de même à comprendre.<br /><br />Cette façon de faire n'est nulle part aussi visible que dans <em>Imperial</em> (2009), le livre qu'il consacre à la frontière mexico-américaine. Le comté d'Imperial, en Californie, y est présenté comme le sujet idéal pour réfléchir à la construction des identités dans la durée, dans ses rapports au territoire, mais aussi avec l'altérité: «Imperial is the continuum between Mexico and America.» (Vollmann, 2009: 50) Ce continuum, cet espace flou aux frontières arbitraires est chargé de significations contradictoires selon les points de vue, et en cela, il est l'occasion pour Vollmann d'exercer son travail d'écrivain en montrant comment le territoire réel est doublé d'un territoire imaginaire.<br /><br />Imperial est le comté le plus au sud de la Californie, à la frontière du Mexique. De l'autre côté de la frontière se trouve la ville de Mexicali (le nom est la contraction de Mexico et de California), tandis que sa ville jumelle, Calexico (encore une fois, mais inversée, la contraction de Mexico et de California), se trouve à moins de dix kilomètres de distance aux États-Unis.</p> <p style="text-align: justify;"><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/59/mexico.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Imperial"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/59/mexico.jpg" alt="160" title="Imperial" width="285" height="243" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Imperial</span></span></span><br /><br /><br />L'arbitraire de la frontière qui sépare les deux pays est le point de départ de la réflexion de Vollmann. Évidemment, le nom du comté d'Imperial lui donne aussi l'occasion de réfléchir à l'impérialisme américain, comme si ce lieu exemplifiait de façon métonymique une série de rapports que les États-Unis entretiennent avec ce qui leur est étranger.<br /><br />L'un des enjeux fondamentaux de cette région frontalière est celui de l'agriculture, parce que des centaines d'immigrants illégaux travaillent dans les champs américains, mais aussi parce que l'agriculture affecte considérablement le territoire. Vollmann explique longuement comment la <em>New River </em>est devenue au fil du temps l'une des rivières les plus polluées en Amérique, en grande partie à cause de l'activité agricole qui l'entoure. Arrivée au Mexique, où elle se nomme <em>Rio Nuevo</em>, la rivière est plus polluée que jamais, ayant amassé au passage tous les pesticides, les métaux lourds et les déchets provenant des États-Unis. De plus, les Mexicains y déversent leurs eaux usées. Vollmann, pour vérifier des rumeurs qui veulent que certains immigrants illégaux y meurent asphyxiés après s'y être jetés pour gagner les États-Unis à la nage, a entrepris de descendre cette rivière en bateau pour l'observer et prendre des échantillons d'eau à différents endroits, qu'il fera par la suite analyser en laboratoire. Ce qui l'intéresse au plus haut point, toutefois, c'est le rôle que jouent les humains, américains ou mexicains, dans ce désastre écologique, et les conséquences que la pollution a sur leur vie quotidienne. C'est dans des moments comme celui-là que sa réflexion devient la plus passionnante, puisqu'après avoir accumulé les données statistiques brutes, il en vient à la conclusion suivante:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br /><br />Maybe the New River wasn't anybody's fault, either. People need to defecate, and if they are poor, they cannot afford to process their sewage. People need to eat, and so they work in <em>maquiladoras</em> — factories owned by foreign polluters. The polluters pollute to save money; then we buy their inexpensive and perhaps well-made tractor parts, fertilizers, pesticides. It is <em>doubly difficult to get out</em>. And it's all ghastly. (Vollmann, 2009: 89)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br /><br />J'évoque cette partie du livre afin qu'on comprenne que Vollmann y propose une réflexion sur l'usage de l'information. Car après avoir accumulé les données qui concernent la <em>New River</em>, Vollmann constate tristement que son savoir ne lui permettra pas de changer les choses. Plus tard, il fera une digression sur les liens entre action et savoir, pour conclure que l'information ne sert à rien si celle-ci ne nourrit pas une forme quelconque d'action. Ce passage est important puisqu'il est représentatif d'une pensée récurrente chez Vollmann, selon laquelle il y a un moment où l'écrivain (ou le penseur, l'intellectuel) doit sortir de l'écriture pour passer à l'action. Chez Vollmann, l'écriture n'est pas une fin en elle-même, elle est un moyen d'appréhension de réalités obscures, un appel à l'action, mais aussi un retour sur l'expérience.<br /><br />On pourrait dire, avec un brin de sarcasme, que le rapport à l'information proposé par Vollmann s'oppose en tout point à celui que l'on peut observer dans le journalisme tel qu'il se pratique aujourd'hui, l'information nourrissant bizarrement une culture de l'inaction et le fait de savoir nous exemptant de la tâche astreignante d'<em>agir contre les faits</em>. Cet aspect de notre rapport à l'information est difficile à comprendre, mais une chose demeure certaine à mes yeux: alors que la culture médiatique devait faire de nous des citoyens avertis, capables de discernement, il semble que nous souffrions au contraire d'une forme d'apathie collective causée précisément par ce qui devrait nous permettre d'agir. C'est dans ce triste contexte que les écrits de Vollmann trouvent à mon avis toute leur pertinence, celui-ci écrivant moins pour l'actualité que pour la postérité puisqu'il aspire clairement à offrir un témoignage durable des souffrances humaines.<br /><br />Dans ce passage où il est question d'immigrants illégaux retrouvés noyés, Vollmann cherche justement à opposer sa démarche d'écrivain à l'information journalistique:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br /><br /><em>The dying season began early this year, with four bloated bodies found in the All-American Canal on March 14</em>. Well, it wasn't the worst news on the front page: more air raids and suicide bombings in the Middle East, an attempt (fortunately foiled) to murder a hundred schoolchildren in a Christian school in Pakistan, and my government had snubbed Iraqi overtures; we were getting ready to bomb them again. I had been to Iraq; I had seen the sick and dying children in a medicine-embargoed hospital; so I had my mental picture; it's better not to have mental pictures. But why confess such a flinch?<strong> I'd rather clothe myself in principle: Communication for its own sake is not an interesting goal. (Does that sound plausible?) Unlimited access to information remains worthless without something to do with that information, or some way to verify its quality. </strong>(Vollmann, 2009: 152-153)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Le problème de l'information posé ici est redoutable, puisqu'il rend nécessaire un questionnement sur les visées de l'écrivain. Cette tentative de compréhension du monde, quelle est son utilité? Si l'écrivain ne peut se contenter d'informer, que doit-il faire alors? Vollmann n'a pas de réponse précise à cette question, mais on comprend à le lire qu'il y a dans son œuvre l'effort de déconstruire la présomption à la connaissance qui est le propre du discours informatif: «Day after day I went there, hoping to invade their thoughts and steal their stories, but most refused to talk to me, eyeing me with a hatred as lushly soft as a smoke tree sweeping its hair against a sand dune.» (Vollmann, 2009: 56-57); «Fruitful and desperate, kingdom of recluses, shy folks and identity criminals, Imperial remains unknown.» (62); «Imperial is a place I'll never know, a place of other souls than mine; and how can anyone know otherness?» (114), etc.<br /><br />Cette pudeur, cet aveu d'impuissance au cœur même de l'écriture sont l'occasion de revenir à la contingence de la fiction. Pour écrire, il faut être capable de compréhension, or, il est impossible de comprendre, donc l'écriture doit incarner ce mouvement de la pensée désireuse de saisir une réalité qui lui glisse entre les doigts. Ce que Vollmann nous dit, avec <em>Imperial</em>, c'est qu'il y a une présomption de l'écriture qui fait violence au réel en cherchant à lui donner une forme qui n'est pas la sienne et qui est forcément réductrice.<br /><br />À un certain moment d'<em>Imperial,</em> Vollmann décrit l'existence d'immigrants illégaux qu'il a rencontrés. L'exemple de María, une femme de ménage vivant à Sacramento, est l'occasion pour lui d'expliquer pourquoi le livre que nous tenons entre les mains n'est pas une fiction. Vollmann rejette la forme fictionnelle, et il explique ce refus comme étant une prise de position éthique liée à la possibilité de comprendre autrui. Ce passage lumineux, qu'on peut lire comme un art poétique, montre bien la déférence face à autrui qui caractérise l'œuvre de cet écrivain:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br /><br />How could I best pay tribute to María's life? I know how to invent character, upon which I suppose it would be possible to drizzle a few droplets of local fact, much as Mexicali street vendor beset by July splashes water on his oranges and cherries. But life's sufficiently dishonest already, my oranges might taste like candy, but why? The truth is that I do not understand enough about border people to describe them without reference to specific individuals, which means that I remain too ill acquainted with them to fictionalize them. Only now do I feel capable of writing novels about American street prostitutes, with whom I have associated for two decades. The sun-wrinkled women who sell candy, when they sit chatting beneath their sidewalk parasols, what stories do they tell one another? I could learn Spanish and eavesdrop; then I'd know; but I wouldn't really know until I could invent their stories. Making up tales about María's life would not only be disrespectful to her, it would be bad art. (Vollmann, 2009: 170)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br /><br />Un détail qui attire mon attention est le lien que Vollmann établit entre la connaissance du monde et la possibilité d'écrire une fiction. Celui-ci se débarrasse de la question de la contingence en expliquant que pour écrire une fiction, il faut d'abord l'avoir vécue, en avoir fait l'expérience. On pourrait sans doute ici objecter la puissance d'imagination de quelques écrivains, mais l'idée de Vollmann est difficilement réfutable lorsqu'on a lu ses écrits sur les prostituées américaines, d'une justesse et d'une profondeur étrangères à la plupart d'entre nous <strong><a href="#2">[2]</a><a id="2a" name="2a"></a></strong>.<br /><br />Au final, la nécessité d'une compréhension préalable à l'écriture est justifiée par la nécessité d'un rapport empathique avec la réalité décrite. Vollmann conclut ce passage en évoquant l'illumination qu'il a eue en lisant <em>Un cœur simple</em> de Flaubert, et comparant Félicité avec María:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br /><br />What "A Simple Heart" did for <em>my</em> heart when I first read it many years ago was to alert me to the probability that among the people whom I myself overlooked, there might be Félicités, whose hidden goodnesses would do me good to find. Later, when I began to write books, it occurred to me that discovering and describing those goodnesses might accomplish some external good as well, perhaps even to Félicité and María's, who have less need of our pity than we might think (but more need of our cash). Suppose that Madame Aubain, after reading my version of "A Simple Heart," refrained just once from assulting Félicité with harsh words. Or is that aspiration ridiculous? (Vollman, 2009: 171)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br /><br />On le voit, les visées exprimées ici par Vollmann sont ancrées dans la volonté de saisir la réalité. On y retrouve exprimé en toutes lettres le fantasme d'une littérature qui soit effective. Vollmann l'affirme: <em>Un cœur simple</em> a changé sa perception du monde. La bonne littérature ne nous propose pas d'échapper à la réalité. Elle nous permet au contraire de la saisir autrement en faisant une expérience intensive de la proximité.<br /><br />Depuis que je lis Vollmann, rien ne me semble plus important que cette façon d'aborder la littérature.<br /><br /><strong><span style="color:#696969;">Bibliographie</span></strong><br /><br />KAFKA, Frank (1965) <em>Correspondance</em>, Paris, Gallimard, 1965. [Traduit de l'allemand par Marthe Robert]</p> <p style="text-align: justify;">SHIELDS, David (2013) <em>How Literature Saved My Life</em>, New York, Alfred A. Knopf, 2013.<br /><br />VOLLMANN, William T. (2009), <em>lmperial</em>, New York, Viking Press, 2009.</p> <hr /> <p><strong><a href="#1a">[1]</a><a id="1" name="1"></a></strong> Voir par exemple <em>Rising Up and Rising Down. Some Thoughts on Violence, Freedom and Urgent Means</em> (2003) ou encore <em>Poor People</em> (2007).</p> <p><a href="#2a"><strong>[2]</strong></a><a id="2" name="2"></a> Vollmann a écrit trois livres sur la prostitution: <em>Whores for Gloria</em> (1991); <em>Butterfly Stories </em>(1993) et <em>The Royal Family</em> (2000).</p> http://salondouble.contemporain.info/article/quelques-notes-sur-w-t-vollmann-et-lethique-de-lecriture#comments Action politique Amérique Autobiographie Documentaire Empathie États-Unis d'Amérique Expérience Journaux et carnets KAFKA, Franz Mexique Prostitution SHIELDS, David Témoignage VOLLMANN, William T. Récit(s) Sun, 17 Nov 2013 20:44:02 +0000 Simon Brousseau 809 at http://salondouble.contemporain.info De la solidarité des récits: Sullivan et la fascination de l'altérité http://salondouble.contemporain.info/article/de-la-solidarite-des-recits-sullivan-et-la-fascination-de-lalterite <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/cote-fournier-laurence">Côté-Fournier, Laurence </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/pulphead">Pulphead</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/le-journalisme-litteraire-lecrivain-sur-le-terrain">Le journalisme littéraire: l&#039;écrivain sur le terrain</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: right;">«As it happens I am confortable with the Michael Laskis of this world, with those who live outside rather than in, those in whom the sense of dread is so acute that they turn to extreme and doomed commitments ; I know something about dread myself, and appreciate the elaborate systems with which some people manage to fill the void, appreciate all the opiates of the people, whether they are as accessible as alcohol and heroin and promiscuity or as hard to come by as faith in God or History.» Joan Didion, «Comrade Laski, C.P.U.S.A»</p> <p style="text-align: justify;"><br /><br />Les concerts de rock chrétien, pour une majorité de jeunes gens, ne figurent pas en tête du palmarès des événements branchés, de ceux où ils envisageraient être photographiés pour les pages du <em>Nightlife</em>. Une foule de naïfs et de doux que l’idée du Seigneur exalte un peu trop, voilà ce que l’on imagine côté assistance, et pour ce qui est de la musique elle-même, on n’envisage guère mieux. Lorsque John Jeremiah Sullivan débute le recueil <em>Pulphead</em> par un article sur son expérience à Creation, festival de rock chrétien en Pennsylvanie qualifié de véritable «Godstock» (6), quelque chose dans le ton et le choix du sujet semble déjà promettre au lecteur un peu de cet humour décalé que les amateurs des essais de David Foster Wallace connaissent. S’il y a de ça dans le texte, l’essentiel se trouve toutefois ailleurs. À Creation, Sullivan se fait des amis qui, avec leur allure de motards et leur passé nébuleux, défient les stéréotypes associés au modèle du jeune chrétien. L’un d’entre eux, Ritter, est présenté ainsi par Sullivan:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />He was big, one of those fat men who don’t really have any fat, a corrections officer – as I was soon to learn – and a former heavyweight wrestler. He could burst a pineapple in his armpit and chuckle about it (or so I assume). Haircut: military. Mustache: faint. ‘We’re just a bunch of West Virginia guys on fire for Christ,’ he said. (13)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Soulignons la candeur dont fait preuve Ritter en parlant de son amour de Dieu: elle n’est pas étrangère à la manière qu’a Sullivan de mettre en scène ses sujets. Le regard particulier de Sullivan, mélange de justesse d’observation et d’inventivité stylistique, parait orienté par son désir de rendre justice à la réalité sociale, politique et humaine de ceux dont il raconte la vie. En cela, son œuvre se distingue d’un large pan du journalisme littéraire américain, auquel on pourrait associer Chuck Klosterman et certains textes de David Foster Wallace, qui ont surtout mis de l’avant l’aspect grotesque de la vie des petites gens, celle des foires, des croisières et de la grande messe qu’est l’écoute de télévision.</p> <p style="text-align: justify;">Cette volonté de s’éloigner des récits conventionnels et des portraits caricaturaux ouvre un espace de réflexion salutaire, refusant les facilités de la dérision. Il n’est pas nécessaire d’avoir lu tout Bourdieu pour saisir à quel point l’appartenance à une classe sociale transparait dans les préférences culturelles de chacun, bien que le lien de cause à effet soit le plus souvent camouflé derrière les concepts de bon goût, de raffinement intellectuel, de culture populaire ou élitiste. L’analyse de cette alliance implicite du socio-politique et du culturel a constitué un des terrains de prédilection du New Journalism depuis son émergence dans les années soixante; <em>Pulphead</em> constitue à cet égard une addition remarquable à cette tradition d’écriture.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Les années de foi</strong></span><br />Tom Wolfe et Hunter Thompson, lors des années de gloire du <em>new journalism</em> aux États-Unis, se sont attaqués aux riches et aux mondains pour dévoiler la petitesse et le narcissisme cachés derrière l’apparat et la pompe. Dans un contexte de bouleversements culturels, celui de la lutte pour les droits des femmes et des Noirs et de l’opposition à la guerre du Viêt-Nam, la tonalité outrancière des auteurs possédait en elle-même une sorte de vertu dénonciatrice, comme si les manières hypocrites des soi-disant «élites» ne pouvaient être traitées sérieusement <strong><a href="#1">[1]</a></strong><a id="1a" name="1a"></a>. La prose de John Jeremiah Sullivan est généralement plus mesurée, mais ce parti pris n’empêche pas l’auteur de s’impliquer personnellement dans ses histoires, de se compromettre, comme l’ont fait Wolfe et Thompson avant lui. Toutefois, tandis que les premiers tentaient le plus souvent d’approcher ceux qui leur servaient de sujet pour exposer leur altérité, Sullivan fait l’inverse: il trouve en lui des traces de l’autre pour reconnaître la proximité plus grande que supposée entre lui et ceux qu’il observe.</p> <p style="text-align: justify;"><br />En traitant de ses nouveaux amis chrétiens à Creation, Sullivan ne se contente pas de rapporter les aléas de leurs parcours respectif, ceux de jeunes hommes qui ont vécu dans une culture de violence et de misère avant de trouver la paix dans la foi. Il dévoile aussi, dans un aparté plutôt inattendu compte tenu de la distance maintenue jusqu’alors avec la religiosité qui l’entoure, les dessous de la période chrétienne qu’il a vécue à l’adolescence. Rapidement, précise-t-il, il est passé à autre chose, sans trop regarder en arrière, suivant en cela la même voie que plusieurs de ses amis et collègues:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />For white Americans with my socio-economic background (middle to upper middle-class), it’s an experience commonly linked to the teens and moved beyond before one reaches twenty. These kids around me at Creation – a lot of them are like that. How many even knew who Darwin was? They’d learn. At least once a year since college, I’ll be getting to know someone, and it comes out that we have in common a high school ‘Jesus phase.’ That’s always an excellent laugh. Except a phase is supposed to end – or at least give way to other phases – not simply expand into a long preoccupation. (32)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Si cette expérience avec un groupe chrétien le fait se questionner sur ce qui amène certains, plus que d’autres, à persister dans leur foi, Sullivan reste discret quant à ses conclusions sur les gens qu’il observe. Il met plutôt l’accent sur la dignité que ceux-ci possèdent, en dépit de la mauvaise musique qui les entoure et de leur ignorance parfois stupéfiante: «they were crazy, and they loved God – and I thought about the unimpeachable dignity of that, which I was never capable of. Knowing it isn’t true doesn’t mean you would be strong enough to believe if it were.» (41) Il s’agirait ainsi, pour Sullivan, de rester suffisamment fasciné par l’autre, quel qu’il soit, pour chercher à le comprendre par-delà les étiquettes que fixent les catégories sociales. La singularité de l’approche de Sullivan tient entre autres à son ouverture introspective, à son talent pour relier le destin d’un étranger à l’intimité de sa propre vie, et à faire de l’interstice entre les deux univers l’espace de son analyse.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;"><strong>Comprendre le destin d’Axl Rose</strong></span><br />Il est fréquent chez les praticiens du journalisme littéraire de trouver l’inspiration en fréquentant des lieux excentrés et des communautés culturelles marginales: Hunter S. Thomson a suivi les Hell’s Angels en Californie, David Foster Wallace a participé au gala des stars de l’industrie du porno, Joan Didion s’est intégrée à la faune hippie de Haight Ashbury… Cet intérêt pour les groupes méconnus est contrebalancé par une attention portée à un autre motif, axé sur une visibilité extrême, soit les célébrités et les personnalités plus grandes que nature, celles qui en viennent à signifier, aux yeux de ceux qui les observent, quelque chose à propos des rêves de chacun et de la possibilité de les réaliser: Didion et Howard Hugues, Chuck Klosterman et les musiciens populaires, Foster Wallace et John McCain. Dans un cas comme dans l’autre, les écrivains se posent en herméneutes d’existences qui leur sont extérieures et qu’ils ne peuvent (en théorie) remodeler à leur guise, éthique journalistique oblige. L’intérêt de leurs essais émane en partie de la conscience, chez le lecteur, que de tels destins, aussi singuliers soient-ils, ont bel et bien pu se produire et que de ce fait, ils ont quelque chose à nous enseigner sur notre monde. &nbsp;</p> <p style="text-align: justify;"><br />L’essai de Sullivan sur le chanteur de Guns N’ Roses, «The Final Comeback of Axl Rose» est pourtant construit sur une absence, celle du chanteur lui-même. Même s’il décrit son héritage musical et analyse sa carrière, Sullivan déplace en effet progressivement la focalisation de son récit, puisqu’il ne parvient pas à obtenir un entretien avec le chanteur. Il doit se contenter d’interviewer un de ses amis d’enfance, Dana Gregory, sous couvert de parler avec lui des démêlés que Dana et Axl auraient eus avec la police à l’adolescence. Le but du «plus vieil ami» d’Axl Rose, désormais assagi, est clair: «lower the level of dysfunction for the next generation». Anecdotes et souvenirs sur le chanteur de Guns N’ Roses constituent l’essentiel de son propos, mais on trouve aussi, en arrière-plan, quelques indices sur la vie beaucoup moins remarquable et beaucoup plus triste de Dana Gregory lui-même.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Dana Gregory, comme Axl Rose, vient du Sud profond, d’une petite ville appelée Lafayette où le racisme fleurit autant que la pauvreté. Dana y est resté; Axl a quitté cet univers pour les feux des projecteurs. Sullivan présente le passage d’une vedette telle qu’Axl Rose dans l’existence de Gregory comme une sorte d’énigme: «This event had appeared in Gregory’s life like a supernova to a prescientific culture. What was he supposed to do with it ?» (137) Cette énigme est celle de Dana Gregory comme elle est la nôtre, renversement du destin attribuable au talent, à la chance, à un peu n’importe quoi. Et puis, quelques pages plus loin, après un aparté sur les capacités vocales d’Axl Rose, Sullivan raconte son propre voyage en Indiana avec un ami, alors qu’il avait 17 ans. Ce voyage constitue en fait un retour au bercail: Sullivan vient aussi de cette région. Le constat qu’il pose alors, en rencontrant d’anciens camarades de classe, plusieurs d’entre eux étant désœuvrés et sans projets d’avenir, est sans équivoque:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />A gulf had appeared. It opened the first day of seventh grade when some of us went into the ‘accelerated’ program and others went into the ‘standard’ program. By sheerest coincidence, I’m sure, this division ran perfecly parallel to the one between our respective parents’ income brackets. […] When I think about it, I never saw those boys again, not after that day. (145)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Juste avant que la parenthèse ne se referme définitivement sur cette anecdote d’adolescence, Sullivan énonce en une phrase laconique le lien entre sa propre vie et celle d’Axl Rose: tout comme lui, «Axl got away». (145)</p> <p style="text-align: justify;"><br />Au sein d’une culture axée sur la visibilité, qui expose les célébrités, issues de tous horizons, comme exemples des possibilités démocratiques de succès qu’offre l’époque contemporaine, Sullivan opère une sorte de renversement. Si le cas d’Axl Rose prouve effectivement que la gloire peut surgir même dans la pauvreté, Sullivan montre en parallèle le paysage nettement plus navrant qui entoure cette réussite, rappelant – sans pourtant appuyer le message – que ce type de succès égalitaire est bien parcimonieusement distribué.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Ces deux exemples de retour vers le passé de John Jeremiah Sullivan, celui sur sa période chrétienne comme celui sur son enfance dans le Midwest, peuvent paraître anecdotiques. Or cette façon qu’a l’auteur de mettre en parallèle son destin avec celui de ses sujets est justement ce qui permet aux anecdotes de se transformer en quelque chose de plus riche et de plus intéressant. Là où il serait possible de ne voir que des cas isolés et le fruit du hasard, Sullivan insiste sur le contexte, les structures, les recoupements révélateurs, sans pour autant jouer au sociologue ou proposer une morale à tirer de ces rencontres. Sa capacité à utiliser sa propre vie comme matière à réflexion, loin d’apparaître comme une dérive égocentrique, montre que la subjectivité et le donné biographique représentent aussi des instruments de connaissance valables.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Le fait divers et la foule en marche</strong></span><br />Dans l’essai «American Grotesque», Sullivan façonne son récit à travers différentes vies qu’il manie comme autant de trames narratives dont il peut moduler la tonalité. Le 12 septembre 2009, Sullivan se trouve dans une marche à Washington, parmi une foule nombreuse dont il incarne pendant quelques paragraphes la voix: «We’re too many even for ourselves, and more are coming. As many of the signs say, silent majority no more.» (157) Cette «majorité silencieuse» est constituée de membres du Tea Party et autres opposants aux pratiques «socialistes» du gouvernement Obama. Il devient rapidement clair que Sullivan, malgré son emploi de la première personne du pluriel, ridiculise – d’abord subtilement, puis ouvertement – cette foule dont il dépeint le piètre talent pour les événements démonstratifs de cet ordre: «our march is in part – we could even say mostly – an act of mass irony. Conservatives do not march. We shake our heads and hold signs while lefties march.» (159) Après avoir assisté à cette marche, Sullivan rejoint son cousin, homme d’affaires connecté avec différents groupes industriels, dans la suite d’un chic hôtel. Bien que le cousin en question s’en défende, Sullivan l’accuse, lui et ses semblables, d’avoir mené une campagne de peur dans les médias pour protéger les intérêts des groupes qu’il représente. Nombre de manifestants aperçus par Sullivan, handicapés ou visiblement défavorisés, bénéficieraient du programme de soins de santé du gouvernement mais s’entêtent, entre autres à travers l’influence de gens beaucoup mieux nantis qu’eux, à y voir une menace.</p> <p style="text-align: justify;"><br />La question en reste là jusqu’à ce que Sullivan ait vent de l’histoire d’un agent du gouvernement du Minnesota qui travaillait au recensement, Bill Sparkman. L’homme a été retrouvé mort, attaché à un arbre, le mot «FED» griffonné sur sa poitrine nue. On soupçonne le mouvement anti-gouvernemental d’avoir échauffé les esprits au point d’avoir mené à ce meurtre. Sullivan se rend au Minnesota, sur les lieux du crime, et cherche sur le terrain des indices ou des déclarations pouvant éclaircir les circonstances de cet acte horrible. Il parle avec le fils de Sparkman, qui est inquiet: pour des détails techniques, la compagnie d’assurance-vie rechigne à payer le montant qui lui est dû, ce qui pourrait lui faire perdre la demeure familiale. Des rumeurs courent selon lesquelles l’agent du gouvernement se serait suicidé et aurait mis en scène le meurtre pour laisser à son fils cette même assurance-vie. Si ces rumeurs peuvent sembler farfelues, le rapport d’autopsie confirme que le mot «FED» a été effectivement écrit de la main même de l’agent, et l’explication de cette triste fin est dévoilée:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Sparkman’s death had been all about health care. He was financially ruined from fighting lymphoma without good insurance. Deep in debt, working multiple low-paying jobs to make his mortgage while trying to earn a slightly more lucrative degree, he took the census work as most people take it, out of necessity. The police investigation concluded that Sparkman had killed himself as part of a tragic insurance scam. (181)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />La boucle est bouclée: les liens entre la foule en marche contre les soins «socialistes» et l’agent du gouvernement poussé à mettre en scène sa mort. Il va sans dire que Sullivan prend fortement parti, tant par le ton que par la construction de son récit: il n’endosse pas le point de vue du cousin homme d’affaires pour prétendre atteindre, en bon journaliste, une forme d’objectivité, en pesant les pour et les contre de la nouvelle politique gouvernementale. Sullivan se range résolument du côté des petites gens dont il reconstruit la vie, abandonnant progressivement le ton satirique qu’il avait adopté lors de la manifestation pour dévoiler la tristesse aberrante que causent les manipulations dont la population est victime. Ce qui tire la conclusion loin du didactisme et de la morale facile tient dans les bifurcations qu’emprunte Sullivan pour aboutir à ce résultat, de la manifestation à une longue parenthèse sur Benjamin Franklin, jusqu’à l’histoire de Bill Sparkman. Nous savons que des gens votent pour des mesures qui les défavorisent, semble dire Sullivan; mais comment peut-on interpréter la surprenante récurrence de cette tendance dans l’histoire américaine? La réponse à cette question ne sera pas dévoilée.</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <p style="text-align: justify;">Il est difficile de rendre compte de la finesse des analyses de Sullivan sans en grossir le trait, sans souligner au marqueur rouge ce qui n’est qu’évoqué par l’auteur. Sullivan prend tout le temps nécessaire pour développer ses portraits en accordant du poids aux nuances et aux détails, en employant toutes les armes du style et de l’ambiguïté qu’offre la littérature. À cet égard, ce qui ressort à la lecture de ses essais, pour la plupart publiés dans des magazines et des journaux avant d’être rassemblés dans <em>Pulphead</em>, c’est aussi un regret: celui de constater la difficulté qu’il y a, au Québec, à réaliser des reportages de cette qualité, aussi longs, aussi soignés, dans le contexte économique qui est le nôtre. Il y a peu d’espaces dévolus ici pour ce type de reportage, à la frontière du culturel et du social. Des livres partageant en partie cet esprit ont été publiés récemment, ceux de Frédérick Lavoie (<em>Allers simples</em>) et d’Anaïs Barbeau-Lavalette (<em>Embrasser Yasser Arafat</em>), par exemple, mais ils ont privilégié la découverte de l’ailleurs, de l’inconnu. Ce qui nous manque peut-être, c’est quelqu’un qui, comme Sullivan, nous permet de revoir et repenser ce que nous croyons déjà connaître, de percevoir la réalité qui nous entoure d’un autre œil. La réalité, pourquoi pas, des écrivains de région méconnus, des témoins de Jéhovah, des fans de Radio X ou encore, rêvons un peu, des amis d’enfance d’Éric Lapointe.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span><br /><br />HEINICH, Nathalie (2012),<em> De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique</em>, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines ».<br /><br />SULLIVAN, John Jeremiah (2011), <em>Pulphead</em>, New York, Farrar, Straus and Giroux.<br /><br />WEBER, Ronald (1985), <em>The Literature of Facts: Literary Nonfiction in American Writing</em>, Ohio, Ohio University Press.<br /><br />WEINGARTEN, Marc (2006), <em>The Gang That Wouldn't Write Straight: Wolfe, Thompson, Didion, Capote, and the New Journalism Revolution</em>, New York, Three Rivers Press.</p> <hr /> <p style="text-align: justify;"><a href="#1a"><strong>[1]</strong></a><a id="1" name="1"></a> À ce sujet, les livres <em>The Gang that Wouldn’t Write Straight: Wolfe, Thompson, Didion, Capote and the New Journalism Revolution</em> de Marc Weingarten et <em>The Literature of Fact</em> de Ronald Weber constituent deux références éclairantes. Le premier s’intéresse aux dessous de l’histoire du New Journalism aux États-Unis, tandis que le second se concentre davantage sur leurs partis pris stylistiques et esthétiques.</p> http://salondouble.contemporain.info/article/de-la-solidarite-des-recits-sullivan-et-la-fascination-de-lalterite#comments Amérique Autobiographie Classes sociales Conditionnements sociaux DIDION, Joan Documentaire États-Unis d'Amérique SULLIVAN, John Jeremiah WOLFE, Tom Essai(s) Récit(s) Sun, 17 Nov 2013 14:18:38 +0000 Laurence Côté-Fournier 811 at http://salondouble.contemporain.info Performance toxicomaniaque : comment recoller ensemble des milliers de petits bouts de soi http://salondouble.contemporain.info/article/performance-toxicomaniaque-comment-recoller-ensemble-des-milliers-de-petits-bouts-de-soi <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/monette-annie">Monette, Annie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/a-million-little-pieces">A Million Little Pieces</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/critures-sous-influence-pr-sence-des-drogues-en-litt-rature-contemporaine">Écritures sous influence: présence des drogues en littérature contemporaine</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;">Lorsqu’on s’intéresse à ce qui est le plus souvent nommé la littérature de la drogue, on remarque très rapidement un consensus chez les critiques et les historiens: cette littérature particulière serait plus ou moins morte à la fin des années 1960. C’est effectivement le constat que fait Max Milner (2000), pour qui Henri Michaux<strong><a href="#1a" name="1">[1]</a></strong> représente le dernier auteur de la drogue<strong><a href="#2a">[2]</a></strong><a name="2"></a>. Cette conclusion soulève un problème si on souhaite réfléchir aux textes de la drogue du point de vue de la littérature contemporaine. Car en apposant une date de péremption au-delà de laquelle toute littérature de la drogue devient impossible, Milner tire en effet un trait sur toutes les productions littéraires publiées après les années 1960, qui ont pourtant elles aussi traité de l’expérience de la drogue. Ce découpage assez artificiel, sans ignorer complètement ces textes, postule par avance leur non-valeur. Il est vrai que cette vision repose en partie sur un véritable désintérêt envers les substances toxiques: désintérêt de la psychiatrie, qui cesse d’y voir un outil pour comprendre la maladie mentale ou un remède pour la soigner; désintérêt des entreprises pharmaceutiques qui abandonnent leur production et leurs recherches; désintérêt «social» également, qui se traduit notamment par une moins grande acceptabilité de l’usage des drogues (qui peut être en partie expliquée par le durcissement des lois contre le trafic et la possession de substances illicites); désintérêt, au moins apparent, des artistes, poètes et intellectuels pour des substances de moins en moins exotiques<strong><a href="#3a">[3]</a></strong><a name="3"></a>.<br /><br />Mais plutôt qu’un point de non-retour, ne faudrait-il pas plutôt voir une transformation, un changement dans/de la littérature de la drogue? À mon sens, il est plus intéressant de chercher à voir ce que cette littérature est devenue que d’annoncer prématurément sa fin, sur la base que les moyens ne sont plus les mêmes.</p> <p style="text-align: justify;"><br />C’est en ayant en tête ces prémisses que j’ai abordé <em>A Million Little Pieces</em> (2003), de James Frey et c’est en considérant ce texte comme un exemple d’une potentielle «nouvelle» écriture de la drogue que je l’ai parcouru et que je souhaite, dans les pages suivantes, y réfléchir.<br /><br /><strong><span style="color:#808080;">Du vrai et du faux</span></strong><br /><br />Le «scandale» autour de la publication de ce texte est connu. Frey a présenté, d’abord à son éditeur, puis à son lectorat, <em>A Million Little Pieces</em> comme un récit «totalement» authentique sur le plan biographique: ce «cauchemar américain» était le sien et il le livrait, sans pudeur, aux yeux des lecteurs — ce qui a achevé, on le comprend, de les émouvoir et d’attiser leur curiosité (et de mousser les ventes). En effet, le succès, tant populaire que critique, a été très rapide. Frey a enchaîné les entrevues télévisuelles et a été l’invité d’Oprah qui l’a rapidement sacré l’un des auteurs les plus géniaux de sa génération. Or on sait qu’il y avait une part de jeu, de contrefaçon, voire de fraude dans cette affaire. Tout ce qu’a écrit Frey n’est pas vrai. Des faits ont été gonflés, d’autres inventés. C’est au site Internet «The Smoking Gun» qu’on doit la révélation de ce «scandale»<strong><a href="#4a" name="4">[4]</a></strong>. Frey nie d’abord, puis jongle avec les idées de «vérité» et d’«authenticité» avant d’avouer. Son éditeur, qui d’emblée le défend bec et ongles, doit se rétracter devant les faits. Une note de l’auteur et une autre de l’éditeur accompagnent désormais la nouvelle édition.<br /><br />Au-delà de ce prétendu scandale<strong><a href="#5a" name="5">[5]</a></strong>, ce qui m’apparaît particulièrement intéressant est l’idée de la performance. Se présenter sur les plateaux de télévision, arguer que son récit est «purement autobiographique», établir une correspondance sans équivoque entre le narrateur et l’auteur, témoigner devant tous de sa «vie de toxico» relève en effet d’une certaine forme de performance, d’un certain <em>acting</em>. En effet, Frey s’est en quelque sorte composé un personnage (le narrateur du texte) qu’il a ensuite incarné, interprété: c’est dans la peau de ce narrateur qu’il s’est présenté à ses lecteurs, aux critiques, aux caméras. Certes, la ligne est ici mince entre la réalité et la fiction: malgré les inventions, Frey demeure proche de ce personnage de toxicomane. Mais démêler le vrai du faux, l’invention de l’authentique, est-ce au fond intéressant ou important? Ce qui m’apparaît digne d’intérêt, c’est que Frey a intentionnellement levé la frontière, il a prétendu qu’elle n’existait pas. Il s’est dès lors mis, dans une certaine mesure, à performer son texte, à incarner «James», à jouer son propre rôle. Cette performance s’est toutefois menée <em>autour</em> du texte. On peut alors se demander comment elle agit <em>dans</em> le texte.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Le corps du toxicomane, objet d’une performance</strong></span></p> <p style="text-align: justify;"><br />L’idée de la performance, considérée au sens de représentation, implique de façon presque inévitable le corps. Dans la performance artistique, par exemple, c’est lui qu’on met de l’avant, c’est lui qu’on soumet à l’action exécutée en même temps qu’aux regards des spectateurs. Dans le texte de la drogue, le corps est pareillement sujet à la représentation: parce que c’est en lui que la drogue a pénétré, sur lui qu’elle s’est imprimée et qu’elle a laissé des traces, parfois ineffaçables. Chez Frey, le corps trouve plusieurs formes de «performation». D’abord, dans les descriptions inévitables de l’agonie, des maux, des blessures et de l’état d’abjection dans lequel se retrouve le corps. C’est d’ailleurs sur un tel tableau disgracieux que s’ouvre <em>A Million Little Pieces</em>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />I wake to the drone of an airplane engine and the feeling of something warm dripping down my chin. I lift my hand to feel my face. My front four teeth are gone, I have a hole in my cheek, my nose is broken and my eyes are swollen nearly shut. […] I look at my clothes and my clothes are covered with a colorful mixture of spit, snot, urine, vomit and blood. (p. 1)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Cet incipit introduit assez brutalement le lecteur à ce qui lui sera, dans la suite du texte, constamment re-présenté: une enveloppe corporelle malmenée, incomplète, trouée, d’où fuient des fluides écœurants, comme si le corps se recrachait lui-même. Les scènes répétitives de dégurgitation montrent en ce sens non seulement un corps malade, mais encore un corps qui se désagrège de l’intérieur:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />[…] I crawl into the Bathroom and I grab the sides of the toilet and I wait. It sweat and my breath is short and my heart palpitates. My body lurches and I close my eyes and I lean forward. Blood and bile and chunks of my stomach come pouring from my mouth and my nose. (p. 20)<br />&nbsp;</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">À l’écoulement et à l’expulsion répond une action contraire, mais en même temps complémentaire: le remplissage. Le corps du toxicomane en est un qui demande sans cesse à être rempli. De drogues, évidemment, mais, lorsque la cure de désintoxication est entamée, de tout ce qui peut être ingurgité: nourriture, fumée du tabac, café sont consommés en quantité et de façon constante, comme s’il était impossible d’atteindre la satiété: «Get something. Get something hard and get something fast. Fill me. Fill me till I die.» (p. 81) «Once a junky, always a junky» (2003, p. 97), disait Burroughs: qu’on se bourre de crack jusqu’aux yeux ou qu’on mange jusqu’à s’en faire éclater, peu importe. Il est question de combler un besoin:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />The food is a drug, a drink, a chemical, a substance. No one cares that they are getting all they can handle, that they have more than they need. If they could, the men would eat the furniture, the bookshelves, the plates, the napkins, the banquet tables, the coffee machine. (p. 334)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />La double action récursive vider/emplir, emplir/vider devient donc une expression, une&nbsp; manifestation de la consommation. La mécanique toxicomaniaque est incarnée, elle est <em>incorporée</em>.<br /><br />D’autres scènes récurrentes dans<em> A Million Little Pieces</em> participent de façon similaire à la mise en scène du corps. Les scènes que j’appellerais «du miroir», dans lesquelles James observe d’abord les ravages et les blessures, puis, lentement, les améliorations, les guérisons ont évidemment pour but de montrer le corps, non seulement au lecteur, mais encore au narrateur qui se retrouve à se (re)voir: la difficulté éprouvée par James à regarder (dans) ses yeux illustre d’ailleurs la peine éprouvée à la monstration du corps; le spectacle du corps du toxicomane n’en est pas un facile à contempler. Les «scènes de la douche», quant à elles, montrent la souffrance imposée par le drogué sur son corps: l’eau volontairement trop chaude qui pique et brûle la peau de James reproduit la souffrance que le toxicomane s’est infligée avec la drogue. Ici, cependant, il s’agit de reprendre contact avec le corps, par le moyen contradictoire de la douleur.<br /><br />Mais je pense plus précisément à la scène effroyable de l’opération chez le dentiste; James, étant toxicomane, ne peut recevoir d’anesthésiant. Il doit subir «à froid» la reconstruction de sa dentition<strong><a href="#6a">[6]</a></strong><a name="6"></a>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />The drills come out and a vacuum starts sucking the dying flesh surrounding my root from the canal that holds it. The agony does not subside. The vacuum stops and the remaining flesh is scraped from the interior of the canal with some sort of sharp pointed instrument. The agony does not subside. The vacuum goes back and comes out, the scraping continues. The agony does not subside. (p. 63)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br /><br />Je ne donne qu’un très court extrait de cette scène qui s’étend sur plusieurs pages. On se trouve ici à la limite du soutenable, pour le narrateur comme pour le lecteur: le dernier seuil de la souffrance est franchi. La performance du corps dans cet épisode dépasse la représentation: le but consiste moins à décrire en mots la torture horrible à laquelle James doit se soumettre que d’utiliser les mots pour rejouer la scène, pour réactiver par eux la douleur et refaire cette expérience corporelle extrême.<br /><br /><strong><span style="color:#808080;">Les mots comme outils de la performance</span></strong></p> <p style="text-align: justify;"><br />La performance, justement, c’est aussi une affaire de mots, d’écriture et de langage. En effet, performer signifie un mode d’expression, une mise en acte de la parole. Dans l’écriture de la drogue, la performance consiste à soumettre le langage à une opération qui permet de <em>dire</em> la drogue. Car l’expérience vécue (parce qu’elle est avant tout affaire de perception, parce qu’elle correspond à une réalité unique, non partageable et non reproductible) dépasse très souvent les capacités langagières de l’auteur. Elle tient de l’indicible. En cela, Frey n’est pas différent de ses prédécesseurs: sa performance textuelle repose sur une série de moyens employés pour faire correspondre l’écrit et l’expérience. Je ne les passerai pas tous en revue<strong><a href="#7">[7]</a></strong><a name="7"></a>, mais je signale par exemple l’usage de phrases très courtes qui décrivent les gestes posés entre les paroles échangées par les protagonistes: «She pulls away and we stand. She speaks./ Have a good night./ I will. She turns and she starts to walk away. I speak./Lilly./ She stops and she looks back./ What?/ I’ll miss you./ She smiles./ Good.» Ces passages donnent au texte un rythme particulier, en venant en quelque sorte découper les dialogues et en leur ajoutant une dimension «visible»: au-delà des paroles prononcées, le lecteur «voit» les réactions, les gestes, les mimiques. Le corps refait surface par/dans la lettre. Je remarque également la façon dont Frey construit ses dialogues (nous en avons déjà un exemple dans la citation précédente). Ceux-ci ne sont pas indiqués par des tirets et sont dépourvus des renvois (tel «dit-il» ou «demande-t-elle») qui permettent normalement de bien suivre l’échange et qui distinguent le dialogue de la narration. Ses dialogues se présentent plutôt comme une succession de phrases (souvent brèves) placées les unes sous les autres, comme à la chaine:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Tell me a story.<br />It’s your turn.<br />I want you to start.<br />Why?<br />Because you’re braver than me.<br />Why do you think that.<br />Just tell me a story.<br />What do you want to hear?<br />Tell me a story about love. (p. 204)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Cette façon d’écrire les dialogues produit un certain effet graphique<strong><a href="#8a">[8]</a></strong><a name="8"></a>: la disposition des lignes sur la page attire automatiquement l’œil et déclenche en même temps un rythme particulier de lecture, rapide, descendant. L’absence d’artifices expressifs donne de même l’impression d’une oralité renforcée: dans une véritable conversation, évidemment, on ne dispose pas de tirets et d’indications sur les renvois de parole. Les dialogues de Frey tendent à reproduire ce réalisme de l’échange, à mettre en acte une «parole parlée». Si on rapproche cette écriture particulière du dialogue de la stratégie précédente (les deux se confondent souvent, d’ailleurs), on s’aperçoit que la performance appelle la performativité: par l’écriture, il s’agit de réaliser ce qui a été vécu.</p> <p style="text-align: justify;">Frey fait aussi un usage répété et orthographiquement incorrect de la majuscule en début de mots. Outre accorder une importance à certains termes, je pense que ce procédé relève d’une certaine fonction identificatrice. En effet, «I», en anglais, s’écrit invariablement avec une majuscule; le «je» est toujours un nom propre. On pourrait donc avancer que les mots auxquels Frey met une majuscule sont des termes qui lui servent à s’identifier, à s’affirmer, à se reconnaître. L’exemple le plus illustratif réside sûrement en cette phrase, répétée en plusieurs endroits dans le texte: «I am an Alcoholic and I am a Drug Addict and I am a Criminal.» Frey affirme ce qu’il est, ce qu’il sera toujours, malgré la désintox, malgré le renoncement à la drogue et à l’alcool, malgré la réinsertion sociale: «I am what I am because I made myslef so.» (p. 221). L’utilisation de la majuscule en début de mots apparaît ainsi comme un procédé de re-présentation de soi.<br /><br /><strong><span style="color:#808080;">Nouvelle littérature de la drogue ou nouveau regard sur une littérature singulière?</span></strong></p> <p style="text-align: justify;"><br />Cette performance que je me suis efforcée de mettre au jour dans ces quelques pages constitue sans aucun doute une particularité de l’écriture de la drogue chez Frey. Mais peut-elle être plus largement comprise comme une marque distinctive d’une «nouvelle» littérature de la drogue? Il me parait difficile d’affirmer que la re-présentation de soi et du corps consiste en une innovation: dès<em> Confessions of an English Opium-Eater</em>, de Thomas de Quincey (1821), considéré comme le premier texte de la drogue, il a été question de mettre le sujet et son corps sous les projecteurs. De même pour la performance de/dans l’écriture, le langage: Michaux, qui a voulu saisir dans l’instant le phénomène psychotrope, et Burroughs, qui a établi tout un langage du toxicomane, avaient tous deux déjà ouvert la voie à ce type de performance. Cependant, un changement semble s’être opéré: la performance, au moins chez Frey, est <em>devenue</em> texte (et elle est, dans un second temps, venue du texte, comme le montre le jeu joué par l’auteur après sa publication). Et ce texte-performance m’apparaît, plus qu’un témoignage, plus qu’un compte rendu expérientiel, plus qu’une expérience d’écriture, comme une vaste entreprise d’énonciation de soi. La «performance toxicomaniaque» à laquelle se livre James Frey vise à parvenir à recoller ensemble des milliers de petits bouts de soi. Il serait bon, à la lumière de cette réflexion, de dépasser les limites (im)posées par les historiens et les critiques pour voir comment cette performance peut se retrouver dans d’autres œuvres littéraires contemporaines de la drogue et comment elle peut renouveler notre regard sur cette littérature singulière.</p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>BURROUGHS, William S., <em>Junky</em>, Londres, Penguins Book, 2003 [1953].<br /><br />FREY, James, <em>A Million Little Pieces</em>, New York,Knopf Publishing Group, 2003.<br /><br />MICHAUX, Henri, <em>Misérable miracle</em>, Paris, Gallimard, 2003 [1956].<br /><br />MILNER, Max, <em>L’imaginaire des drogues. De Thomas De Quincey à Henri Michaux</em>. Paris: Gallimard, 2000.</p> <p style="text-align: justify;"><strong><a href="#1">[1]</a></strong><a name="1a"></a> Le «corpus mescalinien» d’Henri Michaux est composé de quatre ouvrages: <em>Misérable miracle</em> (1956), <em>L’Infini turbulent</em> (1957), <em>Connaissance par le gouffre</em> (1961) et <em>Les Grandes épreuves de l’esprit </em>(1966).</p> <p style="text-align: justify;"><br /><strong><a href="#2">[2]</a></strong><a name="2a"></a> Selon Milner, la consommation des drogues après cette époque n’engendre plus, comme c’était le cas au XIXe siècle et jusqu’à la moitié du XXe siècle, de poètes et de créateurs. Sa conclusion pose problème. En effet, sans tout à fait reposer la question du potentiel créateur et inspirateur de la drogue — invalidée déjà par Baudelaire dans ses <em>Paradis artificiels</em> en 1860 et récusée à nouveau par Michaux, un peu plus de cent ans plus tard, dans <em>Misérable miracle</em>, où le poète affirme que la mescaline est «l’ennemie de la poésie» (1961, p. 64) —, Milner semble du moins inverser l’équation: selon sa formulation, la drogue paraît produire le poète, l’écrivain, l’artiste. Les substances psychotropes ont pu représenter pour certains une voie singulière d’exploration — tantôt littéraire ou poétique, tantôt spirituel ou métaphysique. Elles ont tout à fait pu participer d’une démarche esthétique ou ont pu infléchir, par leur action, le processus d’écriture ou l’entreprise de création. Mais la démarche consistait à voir ce qui pouvait ou non être tiré de la drogue: celle-ci a été un instrument; ce n’est pas l’écrivain ou le poète qui a été instrumentalisé. Aussi faut-il selon moi déplacer le rapport et s’attarder à ce qu’a produit l’auteur des suites de la consommation d’une ou de plusieurs drogues: le texte qui, pour le lecteur, demeure la seule trace toujours visible, le seul effet encore «actif» du psychotrope absorbé.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><strong><a href="#3">[3]</a></strong><a name="3a"></a> Ici, on pourrait suggérer un glissement de la sphère artistique et littéraire à celle de la culture populaire: le milieu de la musique, notamment, aurait-il pris le relais des artistes et écrivains des générations précédentes?</p> <p style="text-align: justify;"><br /><strong><a href="#4">[4]</a></strong><a name="4a"></a> Je ne donnerai pas le détail de ce que The Smoking Gun révèle, mais on peut lire le texte «A million little lies» à cette adresse : <a href="http://www.thesmokinggun.com/documents/celebrity/million-little-lies" title="http://www.thesmokinggun.com/documents/celebrity/million-little-lies">http://www.thesmokinggun.com/documents/celebrity/million-little-lies</a></p> <p style="text-align: justify;"><br /><strong><a href="#5">[5]</a></strong><a name="5a"></a> Ce qui me semble le plus étonnant, ce n’est pas que <em>A Million Little Pieces</em> ne soit pas aussi «véridique» que l’auteur l’ait laissé entendre, mais qu’autant de gens aient pu croire que tout dans ces quelques trois cent quatre-vingts pages était entièrement vrai…</p> <p style="text-align: justify;"><br /><strong><a href="#6">[6]</a></strong><a name="6a"></a> L’effet que produit ce passage sur le lecteur est puissant, notamment à cause de la longueur de la scène et des nombreuses répétitions et de la profusion de détails, très concrets, immédiats, crus qui rendent la douleur plus vive encore, plus violente.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><strong><a href="#">[7]</a></strong><a name="7a"></a> Je signale tout de même, à titre illustratif, quelques-unes de ces stratégies. La syntaxe disruptive exprime certainement le décalage du drogué d’avec la réalité, son inadéquation; les nombreuses répétitions&nbsp; mettent en évidence des moments clés, mais sont aussi les marques d’une temporalité détraquée, de gestes qui s’épuisent dans la compulsion: «I breathe and I shake and I can feel it coming and rage and need and confusion regret horror shame and hatred fuse into a perfect Fury a great and beautiful and terrible and perfect Fury the Fury and I can’t stop the Fury or control the Fury I can only let the Fury come come come come come come.»&nbsp; (p. 153). Les différents niveaux de langage, en particulier les mots et expressions issus d’un langage plus populaire, voire vulgaire («fuck», «fucking», «fuck you», utilisés à toutes les sauces) font écho à la rudesse, dans les mœurs comme dans les paroles, du toxicomane et de son univers; l’utilisation des caractères gras et des lettres majuscules («<strong>How clean are the toilets now, Motherfucker?</strong> […] HELP HELP HELP […] <strong>HOW CLEAN ARE THEY NOW?</strong>» (p. 45) renforcent ces deux derniers moyens.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><strong><a href="#8">[8]</a></strong><a name="8a"></a> Cette technique ajoute de même une part de subjectivité aux dialogues. Les paroles prononcées par James et ses interlocuteurs sont désormais ramenées sur un même plan, comme s’il n’y avait plus vraiment de distinction entre l’échange et l’introspection. La narration s’arroge le dialogue; le narrateur se réapproprie les discours.</p> Autobiographie Autofiction BURROUGHS, William Contemporain Effet de réel États-Unis d'Amérique FREY, James Manque MICHAUX, Henri MILNER, Max Représentation du corps Témoignage Roman Mon, 05 Nov 2012 00:03:14 +0000 Annie Monette 621 at http://salondouble.contemporain.info Un poète n'existe jamais seul http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-poete-nexiste-jamais-seul <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/caille-anne-renee">Caillé, Anne-Renée</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-poetesse">La Poétesse</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> Depuis <em>Homobiographie</em> publi&eacute; en 2000 chez Farrago, la po&egrave;te, traductrice et plasticienne fran&ccedil;aise Liliane Giraudon travaille ce genre invent&eacute; et fait sien depuis plusieurs titres: l'homobiographie. &laquo;M&ecirc;me ex&eacute;cut&eacute;, le projet de l'Homobiographie demeurera sans cesse &agrave; l'&eacute;tat de projet&raquo;, &eacute;crit-elle dans <em>Sker</em><i> </i>en 2002. Il sera ainsi poursuivi en 2005 avec <em>Greffe de spectres</em> (m&ecirc;me si ce dernier n'est pas identifi&eacute; g&eacute;n&eacute;riquement comme tel) et tout derni&egrave;rement, le travail se voit continuer dans <em>La Po&eacute;tesse</em> (2009), o&ugrave; point un certain aboutissement de l'entreprise homobiographique. D&eacute;finie par n&eacute;ologisme, cette forme po&eacute;tique veut allier le double (le &laquo;m&ecirc;me&raquo; du grec <em>homos</em>) au biographique : il est question des vies de celle que l'on nomme &laquo;La Po&egrave;te&raquo;, de ses alter ego, d'autres <em>bien-aim&eacute;s </em>po&egrave;tes rapport&eacute;es par bribes mais aussi, de la vie plus intime d'une femme qui s'&eacute;crit dans des carnets de diff&eacute;rentes couleurs. Dans cette tentative de d&eacute;doublement, entre autobiographie et autofiction, il faut surtout y voir l'effort de rendre prot&eacute;iforme l'entreprise biographique. Comme Giraudon l'explique dans un entretien en 2007<a style="mso-footnote-id:<br /> ftn" href="#_ftn1" name="_ftnref" title=""><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[1]</span></span></strong></a>, l'homobiographie op&egrave;re des &laquo;d&eacute;placements&raquo; entre les diff&eacute;rentes &laquo;enveloppes&raquo; que constituent le soi, l'autre et la fiction. Cette forme hybride permet aussi de supporter les vies et les morts qui nous parcourent: Liliane Giraudon expose ce qui pluralise l'identit&eacute; &laquo;Po&egrave;te&raquo;. Par filiation ou emprunt, assembler des fragments de m&eacute;moire de fa&ccedil;on non-lin&eacute;aire, coller sa vie &agrave; celle des autres; par cette abolition des fronti&egrave;res, la po&egrave;te joue au double.</p> <p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:150%"><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Pass&eacute; et post&eacute;rit&eacute;</strong></span><b><o:p></o:p></b></p> <p>L'architecture du recueil est tripartite et s'ouvre sur &laquo;Ma ch&eacute;rie je t'ai fait des phrases trouv&eacute;es partout&nbsp;&raquo; qui se d&eacute;ploie sous forme de fragments. L'unit&eacute; de la page est mise en p&eacute;ril et la po&egrave;te en t&eacute;moigne par ce commentaire m&eacute;tapo&eacute;tique: &laquo;&nbsp;La page comme unit&eacute;? D&eacute;truisons la page.&raquo; (p. 26). L'h&eacute;ritage de Mallarm&eacute; se fait sentir ici, sur l'importance d'une forme po&eacute;tique coh&eacute;rente au d&eacute;veloppement de l'id&eacute;e et d'une lecture qui puisse d&eacute;passer l'unit&eacute; de la page pour embrasser plus d'une page &agrave; la fois<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn2"><strong><span style="mso-special-character:footnote">[2]</span></strong></a>. Ainsi dans cette section, de courts segments de prose se succ&egrave;dent en deux colonnes sur la page, laissant tr&egrave;s peu de place au blanc, et cr&eacute;ant un rythme qui invite &agrave; une lecture rapide. C'est par l'adverbe &laquo;Hier&raquo; qu'ils d&eacute;butent presque tous, traduisant un go&ucirc;t &eacute;vident pour une narrativit&eacute; non-lin&eacute;aire (les blocs ne se suivent pas n&eacute;cessairement) ainsi qu'un d&eacute;sir de r&eacute;pertorier, de l'<em>hier</em><i> </i>anecdotique: &laquo;Hier on a fait un trou dans la gencive de La Po&egrave;te pour y installer sa premi&egrave;re fausse dent.&raquo; (p. 27), &agrave; l'<em>hier</em><i> </i>historique: &laquo;Hier, c'est-&agrave;-dire au XVe si&egrave;cle, certains croyaient que le c&oelig;ur des nouveaux-n&eacute;s [...] rendaient invisibles les voleurs qui en mangeaient.&raquo; (p. 28) jusqu'&agrave; l'<em>hier</em><i> </i>intime: &laquo;Hier La Po&egrave;te d&eacute;clarant sa m&egrave;re seule, cern&eacute;e par la neige.&raquo; (p. 26). L'unit&eacute; de mesure n'est plus la page, au profit d'une forme qui accumule de page en page, &agrave; la mani&egrave;re d'une liste, de multiples visages discontinus du pass&eacute;.</p> <p>Ce qui para&icirc;t pouvoir r&eacute;insuffler une certaine suite formelle et th&eacute;matique serait les <em>morts</em> de la po&egrave;te, qui ponctuent cette &laquo;liste&raquo;. Celle du p&egrave;re suivie de pr&egrave;s par celle de la m&egrave;re: &laquo;La Po&egrave;te passe son premier No&euml;l d'orpheline. Elle les imagine dans leur cercueil. Papa est sous maman. On dit qu'il y a beaucoup de mouvements et de bruit dans les cercueils, surtout la premi&egrave;re ann&eacute;e. Lorsque les cages thoraciques explosent.&raquo; (p. 43). Elles constituent deux pertes majeures, deux morts majeures si on les compare aux autres morts, plus &laquo;mineures<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn3"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[3]</span></span></strong></a>&raquo; qui se c&ocirc;toient dans cette premi&egrave;re section de <em>La Po&eacute;tesse</em>,<i> </i>comme la mort du cousin ou du loir tu&eacute; par les chats, mais aussi celles de Elsa von Freytag-Loringhoven, Mary Beach P&eacute;lieu ou Samuel Beckett... D'ailleurs, la pr&eacute;sence de figures litt&eacute;raires exc&egrave;de cette partie du recueil et me semble incarner le r&ocirc;le de &laquo;substitut filial&raquo;. Si les morts du p&egrave;re et de la m&egrave;re mettent le ciseau dans le tissu familial, Robert Walser, Marina Tsveta&iuml;eva ou Antonin Artaud se voient greff&eacute;s au tissu filial litt&eacute;raire. L'on soustrait &agrave; sa lign&eacute;e pour additionner dans l'autre; alors que les alliances familiales se d&eacute;font par soustraction (p&egrave;re, m&egrave;re), les alliances po&eacute;tiques se multiplient. Les fant&ocirc;mes de ses <em>bien-aim&eacute;s</em><strong><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn4"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[4]</span></span></a> </strong>sont nombreux et mettent en place une autre post&eacute;rit&eacute;.&nbsp;</p> <p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:150%"><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><b>Autor&eacute;f&eacute;rentialit&eacute;</b></span><b><o:p></o:p></b><b><br /> </b></p> <p>La deuxi&egrave;me partie du recueil est tr&egrave;s diff&eacute;rente de la pr&eacute;c&eacute;dente autant par la forme, le rythme et le ton. Elle se distingue face aux deux autres qui elles, se r&eacute;pondent &agrave; plusieurs &eacute;gards. D'abord, dans &laquo;Kara Walker n'est pas Jos&eacute;phine Baker&raquo;, Giraudon r&eacute;utilise la page comme unit&eacute;: un po&egrave;me par page, num&eacute;rot&eacute;s de 1 &agrave; 47, de quoi r&eacute;int&eacute;grer <span style="mso-fareast-font-family:&quot;Times New Roman&quot;;<br /> mso-bidi-font-family:&quot;Times New Roman&quot;">&ndash;</span>&agrave; l'exc&egrave;s<span style="mso-fareast-font-family:&quot;Times New Roman&quot;;mso-bidi-font-family:&quot;Times New Roman&quot;">&ndash;</span> le proc&eacute;d&eacute; formel rejet&eacute; plus t&ocirc;t. Exit l'effet de prise de notes diaristique d'un registre plus intime, la po&egrave;te emprunte ici une voix plus d&eacute;tach&eacute;e (plus d&eacute;sincarn&eacute;e), plus hachur&eacute;e et plus herm&eacute;tique aussi. Par herm&eacute;tisme, il faut entendre <em>brouillage</em>, &agrave; la fois des pistes de lecture (des pistes de sens) et du d&eacute;veloppement narratif entre les diff&eacute;rents po&egrave;mes.<o:p>&nbsp;</o:p></p> <p> L'utilisation de la majuscule comme proc&eacute;d&eacute; po&eacute;tique laisse <i>a priori</i> un peu perplexe. Les majuscules d&eacute;limitent-elles le d&eacute;but des vers ou insistent-elles sur la sonorit&eacute; ou le sens du mot? Par exemple au po&egrave;me num&eacute;ro 9: &laquo;Recomposition d'une vie si br&egrave;ve / pourtant durant ces Ann&eacute;es / en deux colonnes et sans alin&eacute;a / absence totale d'intervention / postures &agrave; tenir / chutes ou s&eacute;quences / une id&eacute;e d'Objet trouv&eacute;&raquo; (p. 59), les deux majuscules ne d&eacute;limitent pas le d&eacute;but d'un vers qui aurait &eacute;t&eacute; tronqu&eacute;, alors peut-&ecirc;tre mettent-elles simplement ces mots en lumi&egrave;re? Remarquons au passage que la po&egrave;te, dans cet extrait, commente m&eacute;tapo&eacute;tiquement la forme et le contenu de la section pr&eacute;c&eacute;dente. Il faut dire que ce type de commentaire r&eacute;troactif est fr&eacute;quent chez Giraudon et permet, comme c'est le cas ici, de pr&eacute;ciser certaines lectures. Il arrive, inversement, que la glose figure le texte &agrave; venir. D'ailleurs, c'est le cas du proc&eacute;d&eacute; po&eacute;tique des majuscules, expliqu&eacute; dans la premi&egrave;re partie de<em> La Po&eacute;tesse</em>: &laquo;Une nuit, La Po&egrave;te trouve un moyen optique de ralentir la lecture du po&egrave;me: ce moyen s'appelle La Majuscule D&eacute;plac&eacute;e. Un vieux proc&eacute;d&eacute; visuel &agrave; revisiter et rafra&icirc;chir.&raquo; (p. 45). Ce qui sera accompli dans &laquo;Kara Walker n'est pas Jos&eacute;phine Baker&raquo;. Cette pratique performative gomme la perplexit&eacute; initiale. Globalement, bien que le sous-titre nous ram&egrave;ne au travail sur le &laquo;double&raquo; identitaire, la po&egrave;te s'int&eacute;resse surtout ici aux th&eacute;matiques de langue et du travail po&eacute;tique. Mais le plus souvent il y a camouflage, dans la mesure o&ugrave; l'autor&eacute;f&eacute;rentialit&eacute; est entrem&ecirc;l&eacute;e aux bribes d'histoires de figures comme Lancelot ou Jack Spicer. Et l'ensemble ne se laisse pas saisir du premier coup d'&oelig;il en raison des renvois intertextuels avec ses &oelig;uvres pr&eacute;c&eacute;dentes comme son <em>Billy the kid (In memoriam Jack Spicer)</em><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn5"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[5]</span></span></strong></a><i> </i>mais aussi en raison de certains &eacute;l&eacute;ments stylistiques comme une d&eacute;coupe du vers plus complexe.</p> <p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:150%"><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><b>Menaces doubles</b></span><b><o:p></o:p></b><b><br /> </b></p> <p>Dans cette troisi&egrave;me et derni&egrave;re partie, &laquo;Le go&ucirc;t du crabe&raquo;, le commentaire autor&eacute;f&eacute;rentiel se double d'un recul critique sur la <em>production</em> m&ecirc;me du texte po&eacute;tique. Il est question de d&eacute;composition, de d&eacute;coupage, de collage, de modelage et de recopiage. L'acte de recopier prend place dans la mise en forme d'extraits de carnets de diff&eacute;rentes couleurs (vert, bleu et gris) qui se succ&egrave;dent, &agrave; la mani&egrave;re d'un dialogue auquel participent aussi deux autres voix (&laquo;Une voix&raquo; et &laquo;L'autre&raquo;). Avec l'ajout de didascalies, la po&egrave;te propose l'&eacute;bauche d'une pi&egrave;ce de th&eacute;&acirc;tre combinant la prose au vers libre. Une fois de plus, il y a un jeu de d&eacute;doublement dans cette r&eacute;&eacute;criture des carnets <span style="mso-fareast-font-family:<br /> &quot;Times New Roman&quot;;mso-bidi-font-family:&quot;Times New Roman&quot;">&ndash;de </span>l'origine<span style="mso-fareast-font-family:&quot;Times New Roman&quot;;mso-bidi-font-family:&quot;Times New Roman&quot;">&ndash;</span> jusqu'&agrave; <em>La Po&eacute;tesse</em>. Dans cette mise &agrave; nu de la production, les carnets repr&eacute;sentent le <i>chantier </i>de l'&eacute;criture. Mais l'op&eacute;ration n'est peut-&ecirc;tre pas aussi simple: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Filandreuses &agrave; l'infini les phrases se d&eacute;tachent d'un corps, il faut les teindre pour mieux les voir, redistribuer les paragraphes selon la couleur et craindre, craindre de plus en plus la couleur qui l'emporte, une masse, une masse d'un gris de crevette o&ugrave; chaque lettre indistincte se dissout pour ne former qu'un tumulus, la section d&eacute;plac&eacute;e d'un nuage d&eacute;truit. (p. 110-111)</span></div> <p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:150%">La menace plane sur l'entreprise de la po&egrave;te, sur la mise en forme et en ordre des phrases.</p> <p>Cycliquement, la mort r&eacute;appara&icirc;t dans &laquo;Le go&ucirc;t du crabe&raquo;. Une toute autre menace se pr&eacute;sente. Ce vers, au d&eacute;but du recueil, la figurait peut-&ecirc;tre: &laquo;&nbsp;Avec son p&egrave;re, en six mois, &ccedil;a fait d&eacute;j&agrave; cinq morts. Elle (la m&egrave;re) elle s'en fout elle se sent Chabert. La Po&egrave;te s'est dit qu'elle n'avait jamais eu qu'un nom, celui-l&agrave; o&ugrave; pr&eacute;sentement on meurt.&raquo; (p. 19). Le couple maladie et &eacute;criture a &eacute;t&eacute; abord&eacute; &agrave; maintes reprises<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn6"><strong><span style="mso-special-character:footnote">[6]</span></strong></a>mais Giraudon conna&icirc;t les obstacles &agrave; &eacute;viter pour ne pas tomber ni dans la banalit&eacute; ni dans le path&eacute;tique. L'arriv&eacute;e de la maladie sera d&eacute;crite avec finesse, intelligence, une pointe de sarcasme et juste assez d'affects. Pour un temps, la maladie a l'effet de la <i>tabula rasa </i>pour la po&egrave;te: &laquo;Balancer. Balancer &agrave; la mer ce corps ancien et tous les livres qu'il a sign&eacute;s. Maintenant tu &eacute;cris parce que tu as peur de tout ce que tu n'as pas su &eacute;crire [...].&raquo; (p. 115). Par contre, ce fantasme n'est en rien le constat d'une renaissance de son &eacute;criture comme telle mais celle d'une poursuite, accident&eacute;e, de l'exp&eacute;rience de la langue. Chez Giraudon, il y aura toujours un corps ancien ou une langue ancienne &agrave; balancer &agrave; la mer. Mais nommer cela renaissance ou retour &agrave; l'origine serait un topos inexact (et banal, ce que son travail n'est surtout pas). Apr&egrave;s tout, &laquo;[t]rouver une langue ce n'est pas la trouver.<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn7"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[7]</span></span></strong></a>&raquo;. Sa modulation est constante, marqu&eacute;e de dons, d'emprunts, de ruptures et d'accidents.</p> <p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:150%"><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><b>La Po&egrave;te n'est peut-&ecirc;tre pas <i>La Po&eacute;tesse</i></b></span><b><i><o:p></o:p></i></b><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><b><o:p><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">&nbsp;</span></o:p></b></span><b><o:p></o:p></b></p> <p>Giraudon essaie d' &laquo;<em>essuyer un f&eacute;minin terrible</em>&nbsp;<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn8"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[8]</span></span></strong></a>&raquo; en ne gardant l'archa&iuml;que <em>po&eacute;tesse</em><i> </i>que pour le titre. Pied de nez &agrave; cette d&eacute;finition-identification surann&eacute;e, elle sera &laquo;La Po&egrave;te&raquo;: elle met non seulement &agrave; distance la construction que peut constituer le r&ocirc;le ou l'identit&eacute; &laquo;po&egrave;te&raquo; (avec le r&eacute;current &laquo;La Po&egrave;te&raquo;) mais elle met aussi &agrave; distance ce f&eacute;minin insistant (<em>esse</em>) qu'elle raille peut-&ecirc;tre au passage. Car Giraudon n'en a pas besoin, pas plus que la communaut&eacute; des femmes convoqu&eacute;e (Kara Walker, Jos&eacute;phine Baker ou H&eacute;l&egrave;ne Bessette) n'en a besoin, leurs voix &eacute;tant fortes, engag&eacute;es et se tenant au-del&agrave; d'un carcan f&eacute;minin &laquo;insistant&raquo;. Apr&egrave;s tout, Giraudon &eacute;crit<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn9"><strong><span style="mso-special-character:footnote">[9]</span></strong></a>: &laquo;Il n'y a pas d'&eacute;criture f&eacute;minine. Ne pas se laisser enfermer dans les cercles des anatomies manifestes et des sexualit&eacute;s militantes (ou l'identit&eacute; tente de rep&eacute;rer les secrets de son apparence pour y transformer ce qu'elle symbolise...).&raquo;.</p> <p>Ce n'est qu'&agrave; la fin du recueil que la po&egrave;te revient &agrave; <i>sa</i> premi&egrave;re personne, au <i>je </i>plus intime: quand la mort se pointe, l'on n'est peut-&ecirc;tre plus qu'un et le jeu du double peut attendre un instant. La fin de <em>La Po&eacute;tesse</em> est ponctu&eacute;e de cet &laquo;Hop! Hop! Ma ch&eacute;rie&raquo;: on y entend la parole encourageante qui invite au combat (contre la maladie, la mort, la peur) mais on a aussi l'impression d'entendre le po&egrave;te Christophe Tarkos crier ce fameux &laquo;OP OP&raquo; qui embraye son texte <em>Oui</em><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn10"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:<br /> footnote">[10]</span></span></strong></a>. Embrayer comme faire avancer, se faire entra&icirc;ner &agrave; avancer: &laquo;Hop! Hop! Ma ch&eacute;rie il n'y a plus d'avant ni d'arri&egrave;re, rien &agrave; g&eacute;rer seulement avancer[...]&raquo; (p. 119). La lign&eacute;e des po&egrave;tes a parl&eacute;. Comme elle parle ailleurs dans le texte, que ce soit &agrave; travers cette phrase tautologique &agrave; la Gertrude Stein &laquo;<em>Mais toujours un po&egrave;me est un po&egrave;me est un po&egrave;me</em><span style="mso-bidi-font-style:italic">[...]</span>&raquo; (p. 116) ou ce mallarm&eacute;en &laquo;IL N'Y A D'EXPLOSION QUE LE LIVRE.<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn11"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[11]</span></span></strong></a>&raquo;. La lign&eacute;e des po&egrave;tes parle car, si &laquo;&nbsp;un po&egrave;me n'existe jamais seul&raquo; (p. 73), un po&egrave;te n'existe jamais seul non plus. Cette donn&eacute;e semble &ecirc;tre la plus centrale de l'exercice homobiographique et contribue &agrave; distinguer le travail po&eacute;tique de Liliane Giraudon. Le po&egrave;te et son &oelig;uvre ne sont pas hors du champ po&eacute;tique pas plus qu'ils ne se trouvent hors de l'histoire litt&eacute;raire. Ils se positionnent, avec ce que cela implique comme enjeux, alliances et engagement.</p> <p>&nbsp;</p> <div style="mso-element:footnote-list"> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn1" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[1]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Entretien datant du 28 novembre 2007 avec Liliane Giraudon et Jean-Jacques Viton dans le cadre de la sixi&egrave;me &eacute;dition du Festival ActOral, en 2007. ActOral, <a href="http://actoral.blogspilotes.marseille-provence2013.fr/archives/11"><span style="color:windowtext;text-decoration:none;text-underline:none">http://actoral.blogspilotes.marseille-provence2013.fr/archives/11</span></a> . Consult&eacute; le 26 ao&ucirc;t 2010.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn2" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[2]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>&laquo;Le papier intervient chaque fois qu'une image, d'elle-m&ecirc;me, cesse ou rentre, acceptant la succession d'autres et, comme il ne s'agit pas, ainsi que toujours, de traits sonores r&eacute;guliers ou vers <span style="mso-fareast-font-family:&quot;Lucida Grande&quot;;mso-bidi-font-family:&quot;Lucida Grande&quot;">&mdash;</span>plut&ocirc;t, de subdivisions prismatiques de l'Id&eacute;e, l'instant de para&icirc;tre et que dure leur concours, dans la mise en sc&egrave;ne exacte, c'est &agrave; des places variables, pr&egrave;s ou loin du fil conducteur latent, en raison de la vraisemblance, que s'impose le texte&raquo;. St&eacute;phane Mallarm&eacute;, Pr&eacute;face d' &laquo;Un coup de d&eacute;s jamais n'abolira le hasard&raquo; dans <em>&OElig;uvres compl&egrave;tes</em>, Paris, Gallimard, &laquo;&nbsp;Biblioth&egrave;que de la Pl&eacute;iade&nbsp;&raquo;, 1945, p. 455.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn3" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[3]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Par ce terme, j'entends que les autres morts r&eacute;pertori&eacute;es seraient &agrave; la fois moins r&eacute;currentes dans le recueil que celles des parents et sembleraient moins &laquo;douloureuses&raquo;, tout en voulant &eacute;viter ici une b&ecirc;te hi&eacute;rarchie des morts.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a name="_ftn4" title="" href="#_ftnref"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><b>[4]</b></span></a><b> </b>Avec ce qualificatif, je fais r&eacute;f&eacute;rence au texte <em>Mes bien-aim&eacute;(e)s</em> (Inventaire / Invention, 2007) o&ugrave; Giraudon revisite les biographies d'auteurs mythiques (Walser, Rimbaud, Sappho...). &Agrave; la fa&ccedil;on d'un collage-hommage, elle recompose et redynamise avec libert&eacute; et affection leur vie qui sont devenues, avec le temps, des fant&ocirc;mes derri&egrave;re le processus de mythification. &laquo;&nbsp;[J']ai voulu leur redonner une existence parmi les n&ocirc;tres&nbsp;&raquo;, &eacute;crit-elle en quatri&egrave;me de couverture.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p><strong><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn5" title="" href="#_ftnref"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[5]</span></span></a><span style="mso-tab-count:1">&nbsp;</span></strong>Publi&eacute; en 1984 chez Manicle.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn6" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[6]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Pensons au travail propos&eacute; par Susan Sontag dans son essai &laquo;&nbsp;La maladie comme m&eacute;taphore&nbsp;&raquo;. Paris, Christian Bourgois &Eacute;diteur, coll. &laquo;&nbsp;Choix-Essais&nbsp;&raquo;, 1993.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn7" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[7]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1">&nbsp;</span>Liliane Giraudon, <em>Sker</em>, Paris, P.O.L, 2002, p. 12-13.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn8" title="" href="#_ftnref"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><b>[8]</b></span></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Citation de la quatri&egrave;me de couverture de <i>La Po&eacute;tesse</i>. Peut-on voir, en ce &laquo;&nbsp;<i>f&eacute;minin terrible</i>&nbsp;&raquo;, le cancer du sein ?</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a name="_ftn9" title="" href="#_ftnref"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><b>[9]</b></span></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Liliane Giraudon, Henri Deluy, <em>Po&eacute;sies en France depuis 1960, 29 femmes, une anthologie</em>, Paris, Stock, coll. &laquo;&nbsp;Versus&nbsp;&raquo;, 1994, p. 11.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p><a name="_ftn10" title="" href="#_ftnref"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><b>[10]</b></span></a><b>&nbsp;</b>Christophe Tarkos, <em>Oui</em><i> </i>[1996] dans <em>&Eacute;crits po&eacute;tiques</em><i>,</i> Paris, P.O.L, 2008, p. 161-259.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn11" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[11]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Giraudon paraphrasant ici cette phrase de Mallarm&eacute; &laquo;&nbsp;Je ne sais pas d'autre bombe qu'un livre.&nbsp;&raquo;. <em>&OElig;uvres compl&egrave;tes</em>, Tome II, Paris, Gallimard, &laquo;&nbsp;Biblioth&egrave;que de la Pl&eacute;iade&nbsp;&raquo;, 2003, p. 660.</p> </div> </div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-poete-nexiste-jamais-seul#comments ARTAUD, Antonin Autobiographie Autofiction BECKETT, Samuel Filiation France FREYTAG-LORINGHOVEN, Elsa von GIRAUDON, Liliane Identité MALLARMÉ, Stéphane Mémoire PÉLIEU, Mary Beach SONTAG, Susan TARKOS, Christophe Temps TSVETAÏEVA, Marina WALSER, Robert Poésie Wed, 22 Sep 2010 17:11:39 +0000 Anne-Renée Caillé 270 at http://salondouble.contemporain.info La première énigme http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-premiere-enigme <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/lapeyre-desmaison-chantal">Lapeyre-Desmaison, Chantal</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/lengendrement">L&#039;engendrement</a> </div> </div> </div> <p>Lionel Bourg est de ces &eacute;crivains fran&ccedil;ais contemporains qui, dans le silence, la discr&eacute;tion, ont construit une &oelig;uvre d&eacute;j&agrave; importante, &agrave; tous les sens du terme. Pour l'essentiel journalistiques, les rares critiques qui se sont pench&eacute;s sur cette &oelig;uvre &eacute;voquent la &laquo;qu&ecirc;te autobiographique&raquo;, &laquo;la recherche du temps perdu&raquo;, &laquo;la naissance &agrave; soi&raquo;, axes th&eacute;matiques ou formels qui apparaissent nettement &agrave; la lecture. Mais <em>L&rsquo;engendrement</em>, ouvrage paru en 2007 aux &eacute;ditions Quidam, permet de donner &agrave; cette naissance, &agrave; cette vie surgissante, une tout autre orientation.</p> <!--break--><!--break--><p> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L&rsquo;engendrement donc</strong></span></p> <p>Engendrer, c&rsquo;est faire na&icirc;tre, donner la vie. Les dix chapitres qui composent ce tr&egrave;s bref r&eacute;cit men&eacute; &agrave; la premi&egrave;re personne reconduisent au pr&eacute;sent de l&rsquo;&eacute;criture le milieu familial ouvrier, la r&eacute;gion de Saint &Eacute;tienne, le plateau d&rsquo;Essalois et les &laquo;gen&ecirc;ts noircis de septembre&raquo; (p.18), les jeux, la neige et les mots entendus, &acirc;pres, parfois violents. Oui, il s&rsquo;agit bien de faire (re)na&icirc;tre les temps d&rsquo;avant, mais non dans une volont&eacute; de dire sa vie, de l&rsquo;exposer au jour, de vaincre l&rsquo;irr&eacute;missible nostalgie. &Eacute;crire, pour Lionel Bourg, c&rsquo;est penser, en images, cr&eacute;er l&rsquo;espace d&rsquo;une r&eacute;flexion qui se donne pour objet de &laquo;comprendre, essayer de comprendre pourquoi l&rsquo;on f&ucirc;t ce m&ocirc;me qui souffrait, qui marchait quelquefois comme un forcen&eacute; sur une route vicinale ou se barricadait derri&egrave;re des cailloux, ces tessons de poterie, des bouquins, des po&egrave;mes.&raquo; (p.45) Comprendre ici, ce sera regarder, &eacute;couter sans finir la m&egrave;re, celle &agrave; qui on rend visite&ndash; c&rsquo;est le c&oelig;ur de l&rsquo;ouvrage&ndash; alors que la maladie d&rsquo;Alzheimer la confine dans &laquo;cette saloperie de mouroir&raquo;, h&ocirc;pital ou maison de repos, on ne sait pas trop. Mais cette maladie, comme une eau du L&eacute;th&eacute;, pr&eacute;cocement venue ravir l&rsquo;&acirc;me de la m&egrave;re, qui la prive de tout souvenir, ne fait au fond qu&rsquo;accro&icirc;tre son &eacute;tranget&eacute;, l&rsquo;&eacute;nigme qu&rsquo;elle a toujours repr&eacute;sent&eacute;e aux yeux de l&rsquo;enfant, puis aux diff&eacute;rents &acirc;ges de sa vie. C&rsquo;est cette &eacute;nigme qu&rsquo;il s&rsquo;agit de r&eacute;soudre, et c&rsquo;est ainsi que l&rsquo;on devient &eacute;crivain:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Tu te souviens, dis, tu te souviens, nous bavardions la nuit dans la cuisine o&ugrave; tu me laissais seul apr&egrave;s avoir lav&eacute; la cafeti&egrave;re, les phrases se bousculaient en vrac, tu le savais bien s&ucirc;r, j&rsquo;avais beau les planquer derri&egrave;re des livres de classe, mes feuilles, mes cahiers, ton songe m&rsquo;habitait, tu pourrais me ha&iuml;r, et m&rsquo;aimer, te ruer sur moi, le couteau<br /> <em>-j&rsquo;vais te crever, j&rsquo;vais te crever</em><br /> ou m&rsquo;empoigner les couilles en riant grassement, je n&rsquo;&eacute;tais plus que &ccedil;a, ta fi&egrave;vre, ta tourmente.<br /> C&rsquo;&eacute;tait un pi&egrave;ge, maman. Il aura fonctionn&eacute;.<br /> Les po&egrave;tes de sept ou de seize ans s&rsquo;y prennent. Vivre, &eacute;crire ne commencent qu&rsquo;apr&egrave;s. (p.28) </span>&nbsp;</div> <p> On devient &eacute;crivain, faute de mieux sans doute, quand on ne comprend pas et qu&rsquo;on reste p&eacute;trifi&eacute; devant la Sphinge &agrave; l&rsquo;entr&eacute;e du Royaume de Th&egrave;bes. Le temps ne passe pas alors, le temps se p&eacute;trifie lui aussi. Dans l&rsquo;espace que fonde cette mortification prend naissance le fil des mots qui va essayer de penser la chute dans l&rsquo;effroi qui sourd de cette poseuse d&rsquo;&eacute;nigmes, cette Lilith venue du fond des &acirc;ges, elle qui, tout aussi soudainement que surgissaient ses acc&egrave;s de fureur, &laquo;renon&ccedil;ait &agrave; [ses] &eacute;treintes, [ses] cris, [son] chamanisme de vieille pythie prol&eacute;taire vaticinant d&rsquo;un bout &agrave; l&rsquo;autre de la nuit, n&rsquo;&eacute;tant soudain que du silence, un bloc granuleux de silence ou cette chair broy&eacute;e maintenant.&raquo; (p.58)</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Subterfuges</strong></span></p> <p>On n&rsquo;interroge pas le myst&egrave;re de la Sphinge, de M&eacute;duse ou de Lilith &agrave; visage d&eacute;couvert; tous les mythes le disent sous une forme ou sous une autre. Pour d&eacute;couvrir le fin mot de l&rsquo;histoire&ndash; ou pour l&rsquo;inventer&ndash; il est n&eacute;cessaire de recourir au bouclier de Pers&eacute;e et, comme le h&eacute;ros grec, il faut s&rsquo;encapuchonner de nuit. L&rsquo;&eacute;criture sera ce truchement, toujours un peu transgressif, toujours un peu dangereux, et son investigation portera sur les temps, les lieux et les &ecirc;tres de ce pass&eacute; o&ugrave; cette Lilith &eacute;tait ma&icirc;tresse des heures, mani&egrave;re de mouvement concentrique autour de l&rsquo;&eacute;nigme centrale. &Agrave; cet &eacute;gard, le chapitre VII est exemplaire; il s&rsquo;organise en deux temps: une premi&egrave;re investigation se d&eacute;clinera sous la forme d&rsquo;une liste, inaugur&eacute;e par une phrase br&egrave;ve &agrave; valeur programmatique pour l&rsquo;ensemble de l&rsquo;ouvrage: &laquo;Il faut peser ce que l&rsquo;on porte.&raquo; Il faut en effet peser ce que l&rsquo;on porte, pour dessiner, comme par la n&eacute;gative, ce qui nous porte et qu&rsquo;approche la seconde partie du chapitre, &eacute;voquant les lectures maternelles.</p> <p>Ce que l&rsquo;on porte, c&rsquo;est l&rsquo;enti&egrave;re matit&eacute; du temps, &laquo;la cohue sur le quai d&rsquo;une gare en partance&raquo;, comme &laquo;le vol des papillons, l&rsquo;&eacute;t&eacute;&raquo;, &laquo;l&rsquo;amour ou les matins quand il g&egrave;le&raquo;, &laquo;la cousine qui sauta par la fen&ecirc;tre&raquo;, comme &laquo;la micheline que l&rsquo;on esp&eacute;rait voir passer sous le pont&raquo;. On le voit, la liste est la modalit&eacute; privil&eacute;gi&eacute;e de l&rsquo;&eacute;vocation: parce qu&rsquo;elle &eacute;num&egrave;re ces morceaux de temps, ces bribes de lieux, ces objets ou ces sensations, elle tend &agrave; rendre avec simplicit&eacute;&ndash; avec &eacute;galit&eacute;&ndash; ce qui tramait le pass&eacute;, ce qui lui conf&eacute;rait sa diversit&eacute; in&eacute;galable. L&rsquo;&eacute;criture est ici mime de l&rsquo;arch&eacute;ologie, cette qu&ecirc;te sans fin des origines, ce d&eacute;sir &eacute;perdu du temps inaugural, premi&egrave;re passion de l&rsquo;enfant, de l&rsquo;adolescent rapportant &agrave; la maison ces &laquo;fabuleux vestiges qui finissaient &agrave; la poubelle&raquo; sous le regard ironique du p&egrave;re. Par cette enqu&ecirc;te arch&eacute;ologique vou&eacute;e &agrave; l&rsquo;&eacute;vocation de ce temps perdu&ndash; un temps convoqu&eacute; dans l&rsquo;espace, entre ordre et d&eacute;sordre, de la liste&ndash;, se dessine soudain le c&oelig;ur de l&rsquo;&eacute;nigme maternelle, sa singularit&eacute;. Et elle donne le v&eacute;ritable sens de cet <em>engendrement</em>: &laquo;Je n&rsquo;ai jamais su comment maman s&rsquo;y &eacute;tait prise&raquo;, pauvre femme d&eacute;bord&eacute;e, presque nativement, toujours au bord du d&eacute;lire, comment&ndash; et la longue s&eacute;rie de propositions en incise donne &agrave; entendre l&rsquo;immensit&eacute; des obstacles&ndash; elle a pu &laquo;s&rsquo;&eacute;prendre, passionn&eacute;ment il va de soi, de Dostoievski et de William Faulkner&raquo;. Amour &eacute;perdu qui va lester son d&eacute;lire d&rsquo;une th&eacute;&acirc;tralit&eacute; &eacute;pique, intens&eacute;ment fascinante pour l&rsquo;enfant qui regarde et &eacute;coute la m&egrave;re trouvant dans la langue litt&eacute;raire &laquo;son compte d&rsquo;exaltation&raquo; (p.63). Pour dire, alors, tr&egrave;s logiquement, il y a les mots des livres qui viennent donner chair curieuse aux r&ecirc;veries de l&rsquo;adolescent, comme cette Hermantride que Lionel Bourg avoue avoir vol&eacute; &agrave; la famille d&rsquo;Urf&eacute;, dont l&rsquo;&eacute;vocation sera la premi&egrave;re figuration de la m&egrave;re:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je vous aimais sur les marches d&rsquo;escalier ou dans la haute chambre du ch&acirc;teau d&rsquo;Essalois, supposant vos cris et vos aveux, vos tuniques froiss&eacute;es par des chevaliers d&rsquo;aventures tandis que je lan&ccedil;ais des pierres contre la muraille ou contemplais la Loire. Vous couriez pourtant sur la lande, folle soudain, violente, et comme en proie &agrave; d&rsquo;impromptues m&eacute;tamorphoses: sorci&egrave;re, paysanne, pr&ecirc;tresse callipyge ou V&eacute;nus de Lespugue, ange, b&ecirc;te, mondaine &agrave; son divan [&hellip;]. (p.46)</span></div> <p> La m&egrave;re obsc&egrave;ne (&laquo;t&rsquo;es mon chiotte, Lionel&raquo; [p.47]) ou Hermantride: sous l&rsquo;<em>&eacute;lusion</em><strong><a name="_ftnref" href="#_ftn1">[1]</a></strong> de la r&eacute;&eacute;criture, c&rsquo;est encore la m&ecirc;me, la m&egrave;re/femme archa&iuml;que que l&rsquo;&oelig;uvre murmure, d&eacute;ployant le faisceau des temps, des lieux et des livres. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Une &laquo;autobiographie du genre humain&raquo;</strong></span></p> <p>&laquo;[&hellip;] tout est en moi o&ugrave; tu l&rsquo;as d&eacute;vers&eacute;&raquo;, &eacute;crit Lionel Bourg. L&rsquo;&eacute;criture est aussi, paradoxalement, un contre-engendrement, le paiement d&rsquo;une dette envers cette origine fatale, destinale. C&rsquo;est aussi conf&eacute;rer un espace ultime de germination pour ce &laquo;placenta des phrases qui naissent de ton ventre.&raquo; (p.86)&nbsp; C&rsquo;est enfin faire exister, donner consistance &agrave; cet ailleurs dont r&ecirc;vait l&rsquo;enfant, &agrave; &laquo;ce monde qui existait par-del&agrave; l&rsquo;&eacute;troitesse des ruelles et les ciels bourbeux amass&eacute;s sur la ville&raquo; (p.17) Au-del&agrave; vit aussi le lecteur confront&eacute; &agrave; ces r&eacute;miniscences par le livre, <em>symbolum</em> que tend l&rsquo;&eacute;crivain, dans un geste qui d&eacute;passe de loin l&rsquo;enjeu autobiographique strictement d&eacute;fini. Comme l&rsquo;&eacute;crivain, le lecteur est invit&eacute; &agrave; la lecture de ces pages &agrave; &laquo;peser ce qu&rsquo;il porte&raquo;. Pour lui aussi g&icirc;t une &eacute;nigme au c&oelig;ur de sa vie, et c&rsquo;est la m&ecirc;me pour tous, pour chacun confront&eacute; &agrave; un temps, des lieux, des images et des visages disparus ou au bord du n&eacute;ant qui les guette incessamment. Autobiographie, oui, mais autobiographie du genre humain, selon le mot de Pierre Michon: &laquo;L&rsquo;autobiographie du genre humain, enfin un petit morceau, c&rsquo;est plus tonique que la vie d&rsquo;un seul&raquo;, note-t-il dans <em>Le roi vient quand il veut</em> (p.151) <a name="_ftnref" href="#_ftn2">[2]</a>. Plus tonique, et peut-&ecirc;tre plus vrai. Pour lui, le <em>je</em> n&rsquo;est l&agrave; que pour ancrer le r&eacute;cit, pour lui donner une assise, pour l&rsquo;orienter d&rsquo;un point de vue, singulier, non strictement <em>personnel</em>. Ce <em>je</em> n&rsquo;est plus l&rsquo;enjeu du r&eacute;cit, il n&rsquo;en est m&ecirc;me pas le centre. C&rsquo;est ce que montre en particulier l&rsquo;emploi des pronoms dits personnels. L&rsquo;emploi du <em>on</em>, indice discret, vient souligner le fait que le <em>je</em> n&rsquo;est qu&rsquo;une variante particuli&egrave;re, qu&rsquo;il ne prend sens que par rapport aux autres et qu&rsquo;il ne vaut pas mieux qu&rsquo;eux. Parfois m&ecirc;me la r&eacute;f&eacute;rence personnelle, au sens grammatical du terme, se fond et dispara&icirc;t au fil des phrases: &laquo;On joue sa vie, jeune homme, puisqu&rsquo;on ne la vit pas. Pose au Meaulnes de province ou cultive clope sur clope sa fausse ressemblance avec le Bogart de <em>Casablanca</em>&raquo; (p.37). Participe de ce mouvement abrasif, qui renvoie le subjectif au communautaire, la dynamique d&rsquo;une &eacute;vocation qui n&rsquo;est pas sans rappeler les <em>Je me souviens</em> de Georges Perec, avec un autre usage de la liste qui renvoie &agrave; la m&eacute;moire d&rsquo;une &eacute;poque, et non seulement d&rsquo;un sujet:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Elvis, Brando, les anges &agrave; lunettes de motard des bals du samedi, qui cherchaient la castagne, les nouvelles du jour comme la rumeur brouill&eacute;e d&eacute;j&agrave; des ondes avant de nous atteindre, les films dans les salles moquett&eacute;es de velours rouges et les flacons de shampooing Dop, la mort de Marylin, le soulier tapageur de Nikita Sergueievitch Kroutchev &agrave; l&rsquo;ONU, et Chuck Berry, et Cochran, l&rsquo;assassinat de Lumumba ou celui de John Fitzgerald Kennedy n&rsquo;avaient pas mis toutes les pendules &agrave; l&rsquo;heure [&hellip;]. (p.14)</span></div> <p> La phrase s&rsquo;&eacute;tire, les sujets grammaticaux se multiplient au point que le verbe attendu, par cet effet de retard, sera sans importance pour le lecteur qui voit passer des images d&rsquo;un temps r&eacute;volu. Lionel Bourg radicalise ici cet effet d&rsquo;abrasion en jetant p&ecirc;le-m&ecirc;le ces souvenirs qui appartiennent &agrave; tous, et que chacun peut reconna&icirc;tre. C&rsquo;est cette tension du singulier d&rsquo;une &eacute;vocation et d&rsquo;une inscription qui verse &agrave; l&rsquo;universel, et peut-&ecirc;tre m&ecirc;me &agrave; une certaine forme d&rsquo;intemporel, qui peut prendre le nom d&rsquo; &laquo;autobiographie du genre humain&raquo;. Par l&agrave; l&rsquo;&oelig;uvre transcende tout soup&ccedil;on d&rsquo;autobiographisme nombriliste. Par l&agrave; aussi, et en intimit&eacute; profonde avec quelques &eacute;crivains de la p&eacute;riode contemporaine, embarrass&eacute;s du <em>je</em> et du <em>moi</em>, fr&egrave;res actuels d&rsquo;un Pascal ou d&rsquo;un Pierre Nicole, Lionel Bourg r&eacute;invente le genre autobiographique &agrave; partir de ses impasses.</p> <p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn1" href="#_ftnref"><strong>1</strong></a> Terme notamment employ&eacute; par Maurice Blanchot, qui signifie &laquo;d&eacute;robade&raquo;.</p> <p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn2" href="#_ftnref"><strong>2</strong></a> Pierre Michon, <em>Le roi vient quand il veut</em>, Paris, Albin Michel, 2007.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-premiere-enigme#comments Autobiographie BLANCHOT, Maurice BOURG, Lionel Filiation France Mythologie Théories des genres Récit(s) Thu, 04 Feb 2010 13:10:10 +0000 Chantal Lapeyre-Desmaison 209 at http://salondouble.contemporain.info