Salon double - Deuil http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/281/0 fr Emmanuel Carrère: écrivain du discours http://salondouble.contemporain.info/article/emmanuel-carrere-ecrivain-du-discours <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/snauwaert-maite">Snauwaert, Maïté</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/ladversaire">L&#039;Adversaire</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/biblio/dautres-vies-que-la-mienne">D&#039;autres vies que la mienne</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/le-journalisme-litteraire-lecrivain-sur-le-terrain">Le journalisme littéraire: l&#039;écrivain sur le terrain</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;">Dans son article de 1966 «Les relations de temps dans le verbe français», Émile Benveniste oppose le <em>discours</em> au <em>récit</em>, celui-ci caractérisé par son absence de subjectivité, celui-là au contraire par sa situation. Je veux postuler qu’émergent dans le champ littéraire français des <em>écrivains du discours</em>, parmi lesquels Emmanuel Carrère, qui ne dissimulent pas leur subjectivité derrière des formes génériques, mais proposent un mode d’engagement dans le texte qui est de tout temps. Du côté de la non-fiction ou d’un usage de la fiction au service du réel – entendu, comme chez Philippe Forest après Georges Bataille, en tant qu’irréductible de l’expérience, qui ne s’atteint peut-être que par les voies détournées de la littérature et de la représentation –, ce sont les formes de la vie humaine et ce que l’écriture peut en rendre qui intéressent ces auteurs. Leurs textes non seulement portent la trace de ce travail de terrain et d’une interrogation éthique sur le droit de dire, mais ils discutent la présence de l’auteur et son engagement dans l’écriture comme un mode d’action sur le monde.</p> <p style="text-align: justify;"><br />De sa rencontre avec le monstrueux dans <em>L’Adversaire</em> (2000) à sa confrontation du pathétique dans<em> D’autres vies que la mienne</em> (2009), l’écrivain est chez Emmanuel Carrère celui qui dit «je» dans l’espace public; celui qui prend sur lui la responsabilité de sa représentation du réel, et jusqu’à un certain point la responsabilité du réel, par un double mode d’identification et d’investigation qui agit comme une forme de solidarité à l’égard de celui-ci: en écrivant le monde, l’écrivain se propose non de le surplomber mais d’en participer. La représentation produite ne vise pas l’authentique, «cette fiction particulière qui nous fait perdre de vue le réel en nous laissant croire que, dans quelque réserve profonde, nous pouvons le puiser», comme le définit Pierre Jourde (2005: 11), mais se montre co-extensive de la réalité, participant des formes de sa connaissance voire de sa production. L’auteur ne prétend pas à la saisie d’une vérité une et unique sur le réel, ni à une saisie directe et instantanée telle que la postule Isabelle Meuret (2002) dans son rapprochement entre journalisme littéraire et cinéma-vérité, mais à une vérité singulière dont il est le seul garant, et dont il met de l’avant le dispositif, rend explicites les modalités de reportage et d’écriture, afin d’éviter l’écueil d’une prétention à l’authenticité qui ne serait qu’un <em>effet d’authentique</em> (Jourde, 2005).</p> <p style="text-align: justify;">Cet écrivain du discours, tel que je le postule, qui s’attache à mettre en évidence les modalités de composition de son texte, à y discuter son point de vue, cherche, par contraste avec celui du récit, non l’objectivité ou la neutralité d’un monde présenté comme auto-produit, mais la mise en évidence des subjectivités plurielles et parfois conflictuelles qui médiatisent notre relation au réel.<br /><br />Emmanuel Carrère a d’illustres prédécesseurs dans cette veine que constitue le fait divers ou l’affaire criminelle pour l’imagination des romanciers. Comme le rappelle Bruno Curatolo dans son article «La chronique judiciaire romancée» (2011), cet intérêt pour le réel est mis en évidence par André Gide dans ses <em>Souvenirs de la cour d’assises</em> et <em>La Séquestrée de Poitiers</em>; par Jean Giono avec ses <em>Notes sur l’Affaire Dominici</em> suivies d’un <em>Essai sur le caractère des personnages</em>, dont le titre dit bien l’entrée dans la fiction de toute représentation et de toute appropriation du réel par l’écrivain; par Marguerite Duras avec son «Sublime, forcément sublime Christine V.» pour <em>Libération</em>; et par Carrère lui-même qui, inspiré de l’affaire Romand, écrivit d’abord <em>La Classe de neige</em> sous la forme d’un récit à la troisième personne. Dans ces textes inclassables et souvent hétérogènes dans la production de leurs auteurs, dont les titres signalent l’approximation générique et le lien à la réalité («souvenirs», «notes», «essai», «récit»), celle-ci est présentée comme porteuse d’énigmes que la littérature est à même non de résoudre, mais de révéler dans leurs contradictions, et dans ce qu’elles ont à nous dire de la nature humaine. Ces cas-limites recèlent, avant l’intervention du littéraire, ce dont celui-ci est d’ordinaire à la recherche par les sentiers de la fiction: un drame humain et sa crédibilité jusque dans ses plus étonnants paradoxes. Le travail du romancier est alors d’organiser ce drame, d’en montrer les ressorts et les constituants pour offrir à la réflexion, plutôt qu’à l’imagination, tout le caractère humain qui rattache, à travers leur aspect extraordinaire et malgré celui-ci, ces figures de la monstruosité à nous êtres ordinaires, nous les rendant fascinants et terrifiants à la fois.</p> <p style="text-align: justify;">C’est parce qu’il est notre autre mais qu’il émane de la même fabrique humaine que nous que le criminel, l’infanticide, l’assassin, nous voulons le connaître, nous cherchons à le comprendre. Sa monstruosité ne nous est pas étrangère; elle constitue un degré de notre humanisation – qui en tant que processus, court toujours le risque de sombrer dans la déshumanisation –, degré extrême auquel nous espérons ne jamais parvenir. Ces auteurs montrent que cette monstruosité apparaît sur une ligne continue à notre humanité courante, plutôt qu’elle n’en serait l’envers. Lorsque<em> L’Adversaire</em> reconstitue l’histoire de Jean-Claude Romand, cet homme qui fit croire à son entourage qu’il était médecin et chercheur à l’Organisation Mondiale de la Santé pendant dix-huit ans, alors qu’il n’était rien; puis qui, sur le point d’être découvert, assassina tous les membres de sa famille: parents, femme et enfants, Carrère commence par s’identifier au père de famille en lui, à faire valoir entre eux les rapprochements: «Le matin du samedi 9 janvier 1993, pendant que Jean-Claude Romand tuait sa femme et ses enfants, j’assistais avec les miens à une réunion pédagogique à l’école de Gabriel, notre fils aîné.» (2000: 9, c’est l’<em>incipit</em>) Cette mise en parallèle qui semble banaliser les crimes insiste sur la chronique de la vie ordinaire au <em>dérapage près</em>: «[Gabriel] avait cinq ans, l’âge d’Antoine Romand. Nous sommes allés ensuite déjeuner chez mes parents et Romand chez les siens, qu’il a tués après le repas.» (2000: 9) De l’extérieur, rien ne distinguait avant le passage à l’acte un Emmanuel Carrère d’un Jean-Claude Romand, un père de famille d’un autre. En écrivant cette histoire au «je» – le sien et non celui de Romand –, Carrère fait le choix d’assumer son point de vue, de prendre sa responsabilité d’auteur vis-à-vis d’une histoire qui n’est pas la sienne. Il s’en explique dans une lettre à Romand:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Mon problème […] est de trouver ma place face à votre histoire. […] Ce n’est évidemment pas moi qui vais dire “je” pour votre compte, mais alors il me reste, à propos de vous, à dire “je” pour moi-même. À dire, en mon nom propre et sans me réfugier derrière un témoin plus ou moins imaginaire ou un patchwork d’informations se voulant objectives, ce qui dans votre histoire me parle et résonne dans la mienne. (2000: 203-204)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />L’écrivain devient la caisse de résonance d’une histoire qui, parce qu’elle est incroyable, a besoin d’un écho pour s’actualiser pleinement; non tant pour son acteur principal, dont la problématique est son rapport intérieur à la vérité, mais pour nous qui la recevons sans savoir quoi en faire. Or l’écrivain, en la médiatisant par la mise en évidence de sa propre subjectivité affectée, peut, sinon nous la rendre compréhensible, du moins l’humaniser. «<em>L’Adversaire</em> n’est pas simplement le récit de la vie de Jean-Claude Romand, écrit Émilie Brière, il s’agit avant tout du récit de l’effet qu’a eu ce fait divers dans la vie de l’auteur, et, conséquemment, de celui des démarches entreprises pour l’écriture du roman.» (2009: 166) Si Carrère ne témoigne pas dans son texte d’une empathie particulière pour Romand, il accepte néanmoins de jouer ce rôle de miroir dans lequel se réfléchit cet homme insaisissable, d’être celui qui pourrait à son tour basculer. Il montre que <em>l’adversaire</em>, c’est cet autre sombre et latent que chacun porte en soi. Pour trouver sa place face à cette histoire, il reconnaît une différence de degré mais non d’essence entre lui-même et l’autre.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Si l’écrivain choisit ses histoires, il montre qu’elles viennent à lui dans le cours de son quotidien, dont la chronique accentue les points communs. L’<em>incipit</em> de <em>L’Adversaire</em> continuait sa description de la fin de semaine: «J’ai passé seul dans mon studio l’après-midi du samedi et le dimanche, habituellement consacrés à la vie commune, car je terminais un livre auquel je travaillais depuis un an: la biographie du romancier de science-fiction Philip K. Dick. […] J’ai fini le mardi soir et le mercredi matin lu le premier article de <em>Libération</em> consacré à l’affaire Romand.» (2000: 9) En l’occurrence, c’est la solitude comme contrepoint de la vie familiale qui est soulignée, dimension évidente mais la plus énigmatique de l’histoire de Romand, ces journées entières passées à ne rien faire, dont le vide apparaît comme l’envers stérile de la solitude de l’écriture, portant à l’imagination et portée par le projet du livre, mais dont il serait difficile certains jours de rendre compte, et qui n’a personne pour témoin. Lorsque Carrère s’engage sur le terrain de cette histoire, retraçant les lieux parcourus par Romand, lui écrivant et le rencontrant une unique fois, allant à la rencontre des témoins survivants, ce sont les similarités des vies d’hommes qu’il met de l’avant, déplaçant cette fois le foyer d’identification vers le meilleur ami: «L’idée a traversé Luc, elle devait le hanter par la suite, que dans [ce qu’il crut d’abord être un cauchemar] Jean-Claude faisait office de double et qu’il s’y faisait jour des peurs qu’il éprouvait à son propre sujet: peur de perdre les siens mais aussi de se perdre lui-même, de découvrir que derrière la façade sociale il n’était rien.» (2000: 16) Cette peur, on entend que c’est celle aussi bien de Carrère, que c’est «ce qui dans [cette] histoire me parle et résonne dans la mienne» (2000: 204, déjà cité). Anticipant sur le livre de 2009, ce sont déjà d’<em>autres</em> vies qui informent l’écriture de Carrère, telles qu’elles s’inscrivent dans la fibre ordinaire de la sienne.<br />&nbsp;</p> <p style="text-align: justify;"><em>D’autres vies que la mienne</em>, avec son titre programmatique, poursuit cette veine. Carrère y aborde une catastrophe collective, le tsunami de 2004 dans l’océan Indien, à travers le prisme singulier d’un couple de Français en vacances au Sri Lanka, avec lequel Carrère et sa compagne ont sympathisé, qui perd sa petite fille dans la vague. Or, comme s’il fallait une brèche dans le tissu de sa vie pour s’ouvrir à celle des autres, cette histoire s’inscrit sur la ligne brisée de la propre vie de Carrère: «La nuit d’avant la vague, je me rappelle qu’Hélène et moi avions parlé de nous séparer.» (2009: 7, c’est l’<em>incipit</em>) Cette prémisse va être bouleversée par le tsunami et par une autre tragédie familiale qui frappe plus près. La sœur de la compagne de l’auteur, hospitalisée pour une embolie pulmonaire juste avant leur départ, révèle une récidive de cancer qui va l’emporter en laissant seuls son mari et leurs trois enfants. Faisant suite au premier récit du tsunami, le texte devient le récit de ce cancer, de son issue, des vies croisées qu’il va toucher: celle de la jeune mère qui se prépare en toute conscience à mourir; celles du mari puis du veuf, des enfants; celle du proche collègue de la jeune femme, juge comme elle, survivant du cancer amputé d’une jambe, dont Carrère décide de raconter l’histoire personnelle et le quotidien de sa profession.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Cette enquête à son tour, qui rend le livre étrangement hétérogène à la façon du faux départ de <em>Psycho</em> d’Alfred Hitchock (USA, 1960), devient un véritable examen des commissions de surendettement en France. Elle dévoile l’héroïsme d’un homme à présent seul – il partageait avec la défunte son courage et sa vision de la justice –, qui, revenu de la mort, retient le bras de la machine judiciaire et des compagnies financières qui écrasent les plus faibles. Cette catastrophe-là est économique, et n’a pas moins d’impact, social et individuel, que n’en a eu la vague. Elle est seulement plus ordinaire et plus dissimulée sous les replis d’une société en apparence saine parce que la majorité de sa population, relativement au reste du monde, est privilégiée. Dans ces histoires enchevêtrées, liées par leur co-occurrence dans la vie de l’auteur et par leur intensité, le fil rouge est la survie: à la mort de l’enfant, au cancer, à la diminution physique, à l’exclusion sociale. Mais c’est aussi la question du lien, de la solidarité, de la présence de chacun dans la vie des autres qui conduit ces pages. Chez Carrère, la tâche de l’écrivain est de rendre apparent ce lien et de le lier encore à d’autres vies, lui-même inscrit en tant qu’individu dans ce réseau d’imbrications mutuelles génératrices de transformations: «Ah, et puis: je préfère ce qui me rapproche des autres hommes à ce qui m’en distingue. Cela aussi est nouveau» (2009: 308). Inclus dans l’arborescence de ces affections réciproques, ou à son fondement, le couple initial a évolué de l’imminence de la séparation, «avant la vague», au désir, «cinq ans plus tard», après avoir «eu une petite fille», de «vieillir ensemble» (2009: 7). On part en vacances avec une femme dont on est peut-être sur le point de se séparer, et on se retrouve témoin d’un cataclysme, du deuil déchirant d’une jeune famille, de la passion pour la justice sociale d’un survivant du cancer, d’une plongée dans la machine judiciaire française. Ce, selon une courbe d’événements imprévisible quelques mois auparavant et qui va nous affecter durablement.<br /><br />La démarche d’Emmanuel Carrère s’apparente ainsi à celle du journalisme littéraire ou <em>literary journalism</em> de la tradition anglo-saxonne, ce «journalisme au long cours, qui prend le temps de voyager, rencontrer, raconter» tel que le décrit Isabelle Meuret, et qui, marqué par «une qualité d’écriture et un engagement de l’auteur», «permet une approche phénoménologique de la réalité dans toute son humanité», tout en constituant «une investigation minutieuse des faits rapportés», puisque «sa matière première est le réel» (2012). Dans la tradition française, les textes de Carrère relèvent du reportage, qui à la différence du fait divers caractérisé «par le gommage d’indices de l’observation et par une énonciation se voulant objective», «replace au cœur du journal le sujet, témoin des faits narrés ou, du moins, garant de leur validité» (Boucharenc et al., 2011: 14). Le romancier écrit à la fin de <em>D’autres vies que la mienne</em>: «Chaque jour depuis six mois, volontairement, j’ai passé quelques heures devant l’ordinateur à écrire sur ce qui me fait le plus peur au monde: la mort d’un enfant pour ses parents, celle d’une jeune femme pour ses enfants et son mari.» (2009: 308) C’est l’aveu de sa plus grande vulnérabilité qui est le garant de son écriture, tandis que les vies venues à sa rencontre chargent l’écrivain en lui d’une responsabilité éthique: «La vie m’a fait témoin de ces deux malheurs, coup sur coup, et chargé, c’est du moins ainsi que je l’ai compris, d’en rendre compte.» (2009: 308) Ce rôle de reporter est celui de qui, ayant vu et sachant dire, doit témoigner:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Le reporter, en effet, est censé avoir été présent personnellement sur place et, s’il n’a pas assisté à proprement parler à l’événement dont il rend compte, ou qu’il n’a pu prendre connaissance lui-même des rouages de la situation qu’il décrit, il doit avoir recueilli et vérifié des témoignages, de préférence de première main. Autrement dit, bien que – ou parce que – se présentant comme le garant de la validité de l’information, l’enquête n’exclut aucunement la présence, en tant que sujet, de l’enquêteur dans un discours: elle l’implique, tout au contraire, et non sans ambiguïtés. (Boucharenc et al., 2011: 14)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Dans <em>L’Adversaire</em>, l’écrivain se faisait rapporteur non pour accentuer les différences qui nous séparent irrévocablement de l’assassin, mais pour faire valoir les dénominateurs communs par lesquels chacun peut s’y identifier. Il montrait que, de l’ami jusqu’à l’écrivain, comme nous sans lien d’abord avec son histoire, personne n’est indemne, puisqu’une telle histoire menace le tissu social comme la fabrique individuelle. Dans <em>D’autres vies que la mienne</em>, affrontant «ce qui [lui] fait le plus peur au monde» (2009: 308), il acceptait de confronter des peurs ancestrales, universelles, qui sont parmi les derniers tabous de l’Occident.</p> <p style="text-align: justify;"><br />L’écrivain du discours, chez Carrère, se fait l’émissaire de nos interrogations, s’approchant au plus près de l’énigme sans prétendre en savoir quelque chose, usant de sa présence sur les lieux et de son aura culturelle pour accéder à des dimensions qui nous demeureraient inconnues. Il met au jour l’histoire dans ses constituants, la désépaissit sans la réduire en décrivant la suite des faits avec précision et clarté, dans la maîtrise ordonnée d’une langue de laquelle, pour nous permettre d’en être les interlocuteurs, il ne s’efface pas. Il en expose les éléments croisés de discours: entretiens, témoignages, correspondances, dont aucun ne peut prétendre davantage à la vérité, mais qu’il se donne la tâche d’articuler et de rendre lisibles pour tous. «Est sujet celui par qui un autre est sujet», écrit Henri Meschonnic (2010: 31). C’est en assumant la responsabilité de sa présence dans le texte, des raisons personnelles pour lesquelles l’histoire le touche, de son point de vue, que l’écrivain permet au lecteur d’être à son tour sujet face à l’événement, conscience critique plutôt que spectateur passif et insensibilisé.<br /><br />«Alors que le journalisme se conçoit volontiers comme un discours référentiel, censé rendre compte des faits, des événements – qu’il est par conséquent largement perçu comme <em>tenu au réel</em> –, la littérature est plus traditionnellement considérée comme jouissant d’une plus grande marge de liberté dans ses relations avec la réalité», écrivent&nbsp; Myriam Boucharenc, David Martens et Laurence van Nuijs dans leur introduction au dossier «Croisées de la fiction. Journalisme et littérature» (2011: 9). La particularité de ce que j’ai appelé cette <em>écriture du discours</em> à la française, qui montre un sujet affecté par ce qu’il rapporte et n’est pas sans similitudes avec le journalisme littéraire américain, est qu’elle se sent <em>tenue au réel</em>. Écriture de non-fiction à la façon du <em>non-fiction novel</em> de Truman Capote avec <em>In Cold Blood</em> (1966), dont Carrère dit s’être au départ inspiré pour écrire <em>L’Adversaire</em> (Carrère 2006; Herrero Cecilia 2011), elle n’a pas la «neutralité de ton» du journalisme (Boucharenc et al., 2011: 10) (ce qui n’empêche pas la sobriété chez Carrère), bien qu’elle soit attachée à ne pas trahir la réalité des milieux, des discours, des expertises (la séquence connue des événements, l’emploi du temps avéré de Romand, les rapports des psychiatres et les impressions des journalistes durant le procès, dans <em>L’Adversaire;</em> les réalités juridiques du crédit à la consommation dans<em> D’autres vies que la mienne</em>).</p> <p style="text-align: justify;"><br />Au nom de Carrère on pourrait ajoindre ceux d’Annie Ernaux, de Philippe Forest, de Jane Sautière, qui selon des poétiques singulières, s’inscrivant comme sujets patents dans leurs textes, rapportent une expérience personnelle pour l’élargir en une réflexion sur la vie humaine, qui apparaît fondée sur des intersections, des points de jonction et des influences, parfois littéraires. Dans des textes qui fraient avec le reportage, ces écrivains du discours présentent leur subjectivité comme point d’articulation de leurs rencontres, ressaisie dans le temps second de l’écriture de ce qui donne à penser, mais n’a pas le temps d’être pensé, dans l’expérience quotidienne de la vie humaine.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span></p> <p style="text-align: justify;"><br />BENVENISTE, Émile (1966), «Les relations de temps dans le verbe français», <em>Problèmes de linguistique générale 1</em>, Paris, Gallimard, coll. «Tel», ch. XIX, p. 237-250.</p> <p style="text-align: justify;">BOUCHARENC, Myriam, David MARTENS &amp; Laurence VAN NUIJS (2011), «Croisées de la fiction. Journalisme et littérature» (présentation du dossier), <em>Interférences littéraires/Literaire intenferenties</em>, n°7, novembre, pp. 9-19.</p> <p style="text-align: justify;">BRIÈRE, Émilie, «Faits divers, faits littéraires. Le romancier contemporain devant les faits accomplis», <em>Études littéraires</em>, vol. 40, n°3, automne 2009, p. 157-171.</p> <p style="text-align: justify;">CARRÈRE, Emmanuel (1995), <em>La Classe de neige,</em> Paris, P.O.L.</p> <p style="text-align: justify;">CARRÈRE, Emmanuel (2000), <em>L’Adversaire</em>, Paris, P.O.L., rééd. «Folio».</p> <p style="text-align: justify;">CARRÈRE, Emmanuel (2006), «Capote, Romand et moi», <em>Télérama</em>, 11 mars. Cité dans HERRERO CECILIA, Juan (2011), «Sur la figure du double et l’énigme du mal dans <em>L’Adversaire </em>d’Emmanuel Carrère, une histoire d’imposture criminelle», <em>Çédille, revista de estudios franceses</em>,<em> Monografías 2</em>, p. 313.</p> <p style="text-align: justify;">CARRÈRE, Emmanuel (2009), <em>D’autres vies que la mienne</em>, Paris, P.O.L.</p> <p style="text-align: justify;"><br />CURATOLO, Bruno (2011), «La chronique judiciaire romancée», dans «Croisées de la fiction. Journalisme et littérature», <em>Interférences littéraires/Literaire intenferenties</em>, n°7, novembre, pp. 101-112.</p> <p style="text-align: justify;">DURAS, Marguerite (1985), «Sublime, forcément sublime Christine V.», <em>Libération</em>, 17 juillet 1985.</p> <p style="text-align: justify;">GIDE, André ([1914] 2009),<em> Souvenirs de la cour d’assises</em>, Paris, Gallimard, «Folio».</p> <p style="text-align: justify;">GIDE, André ([1930] 1977), <em>La Séquestrée de Poitiers</em>, suivi de <em>L’Affaire Redureau</em>, Paris, Gallimard, «Folio».</p> <p style="text-align: justify;">GIONO, Jean (1955), <em>Notes sur L’Affaire Dominici</em>, suivies d’un <em>Essai sur le caractère des personnages</em>, Paris, Gallimard.</p> <p style="text-align: justify;">HERRERO CECILIA, Juan (2011), «Sur la figure du double et l’énigme du mal dans L’Adversaire d’Emmanuel Carrère, une histoire d’imposture criminelle», <em>Çédille, revista de estudios franceses</em>, <em>Monografías 2</em>, pp. 307-336.</p> <p style="text-align: justify;">JOURDE, Pierre ([2001] 2005), <em>Littérature et authenticité. Le réel, le neutre, la fiction</em>, Paris, L’Esprit des Péninsules.</p> <p style="text-align: justify;">MESCHONNIC, Henri, «Le Langage comme éthique», <em>Inventer avec l’enfant en CMPP</em>, Toulouse, ERES, 2010, p. 31-40.</p> <p style="text-align: justify;">MEURET, Isabelle (2012), «Le Journalisme littéraire à l’aube du XXIe siècle: regards croisés entre mondes anglophone et francophone», <em>COnTEXTES</em>, 11 [en ligne] URL: <a href="http://contextes.revues.org/5376" title="http://contextes.revues.org/5376">http://contextes.revues.org/5376</a> (page consultée le 15 juillet 2013).</p> http://salondouble.contemporain.info/article/emmanuel-carrere-ecrivain-du-discours#comments Autorité narrative Biographie CAPOTE, Truman CARRÈRE, Emmanuel Deuil Empathie Éthique Fait divers France Récit Subjectivité Essai(s) Récit(s) Mon, 18 Nov 2013 00:49:37 +0000 Maïté Snauwaert 819 at http://salondouble.contemporain.info Combattre le cliché par le cliché http://salondouble.contemporain.info/lecture/combattre-le-cliche-par-le-cliche <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/ferland-pierre-paul">Ferland, Pierre-Paul</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/hollywood">Hollywood</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;">Au moment d’écrire ces lignes, une chaîne de télévision d’information en continu diffuse des images de la guerre civile syrienne entre deux capsules sur le lock-out de la Ligue nationale de hockey. Cet exemple parmi tant d’autres de la médiatisation superficielle de graves conflits armés autour du monde illustre l’apathie des sociétés industrialisées face à la douleur d’autrui. En faisant du confliet serbo-croate du début des années 1990 la toile de fond de son deuxième roman, <em>Hollywood </em>(2012), Marc Séguin cherche hors de tout doute à attirer l’attention de ses concitoyens occidentaux sur ce climat éhonté qui perdure.</p> <p style="text-align: justify;"><em>Hollywood</em> relate la rencontre d’un personnage-narrateur avec Branka Svetidvra, une survivante croate du conflit à Sarajevo, de qui il tombe amoureux. Le 24 décembre 2009, à la veille de son accouchement, Branka meurt d’une balle dans la nuque tirée au hasard dans les rues de Jersey City. Au même moment, le suicide en orbite du cosmonaute Stanislas Konchenko, ancien ami de cœur de Branka et ami d’enfance du narrateur, attire l’attention des médias du monde entier. Le narrateur secourt son bébé en éventrant la mourante puis erre dans les rues de New York où il se saoule pour enfin aboutir chez un couple qui lui redonnera peut-être goût à la vie. La narration se concentre surtout sur le récit du périple nocturne du narrateur sans nom et des analepses fréquentes expliquent ses réflexions.</p> <p style="text-align: justify;">Malgré cette trame relativement claire, la désignation générique «roman» que fournit l’éditeur me semble équivoque. Avec ses nombreuses digressions, <em>Hollywood </em>s’apparente davantage à l’essai philosophique, voire à un récit en prose poétique, qu’à une fiction narrative. La prose de Séguin se laisse régulièrement dériver en des associations purement langagières qui traduisent davantage les errements d’une pensée qu’un quelconque développement diégétique. Afin d’illustrer mon point de vue, je fournis ici une longue citation du roman qui illustre à merveille le processus discursif anarchique du narrateur&nbsp;:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">J’aurais voulu récolter les trophées de la guerre sans avoir à tuer. Sans perdre quelqu’un que j’aime. Les honneurs sans les périls. Je me suis persuadé que nous étions des milliards à manquer cruellement d’insistance. Tout est connu d’avance, comme la trajectoire d'une planète qui tourne sur elle-même et qui se répète.</p> <p style="text-align: justify;">Il y a pourtant un centre dont on s’éloigne de plus en plus. On va finir par l’oublier à force d’élargir l’espace avec des nouveaux télescopes toujours plus performants. L’épicentre absolu et invisible est une force gravitationnelle. On sait quand on s’en approche: les doutes se dissipent une fraction de seconde, il n’y a plus quarante chemins. Et pour une majorité parmi nous, c’est souvent la maladie, une naissance, le désir d’un homme ou d’une femme, une peine d’amour brûlante, le temps qui s’effrite comme du ciment, des craques sur la peau, ou la mort d’un proche. Ou un baiser sur une banquette. La programmation est triste. Les autres pages du calendrier émotif ne sont pas très originales. Des reprises. Aussi régulières que les comètes&nbsp;(73-74).<br />&nbsp;</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Ces phrases souvent nominales transgressent systématiquement le code syntaxique et leur cohérence repose sur une logique associative chaotique. À travers ces libres enchaînements −pour ne pas dire ces coq-à-l’âne− et ce chevauchement des métaphores spatiales et scientifiques, on saisit néanmoins le cœur de la réflexion existentielle que le narrateur met en relief: <em>Hollywood </em>propose une quête de la transcendance, de l’authentique au delà du quotidien trivial du monde contemporain, bref une recherche du sacré dans un monde irrémédiablement désacralisé ayant perdu contact avec certaines expériences fondamentales telles que la vie, la mort et l’amour. Autrement dit, comme dans son roman précédent, <em>La foi du braconnier</em> (2010), qui portait sur les tribulations d’un braconnier moitié mohawk en quête d’absolu, ou dans ses œuvres picturales dans lesquelles il peint des personnalités médiatiques avec des cendres humaines, Séguin évoque l’hégémonie du profane sur le sacré. La mort de Branka et, dans un tout autre registre, le suicide hypermédiatisé de l’astronaute, illustrent à leur façon le désespoir du narrateur.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>La faute à l’Amérique</strong></p> <p style="text-align: justify;">Au-delà de l’histoire d’amour entre Branka et le narrateur, <em>Hollywood</em>, comme l’évoque son titre, se concentre avant tout à faire le procès de l’Amérique contemporaine. Le narrateur explique justement qu’il vit des émotions «loin du feutre d’Hollywood. Loin de la rédemption et des effets spéciaux. À l’écart de cette polarisation simpliste qui tente d’expliquer ce que nous ne sommes pas» (143). L’Amérique profane que décrit le narrateur semble dégénérer dans une perte totale de sens, laissant l’individu asservi à la surconsommation, aveuglé par&nbsp; «l’illusion du bonheur» (82) et se prosternant devant une science erronée. Le décès de Branka à Jersey City ne semble dès lors pas innocent: le narrateur mentionne d’une part que «Jersey City est la ville la plus meurtrière de l’Est américain. Normal que les balles s’y promènent sans but» (20). D’autre part, il est difficile, de nos jours, de ne pas associer cette ville à la minable téléréalité à succès <em>Jersey Shore </em>dans laquelle une bande d’écervelés envahit les côtes du New Jersey afin d’assouvir ses désirs de fornication et d’intoxication. <em>Hollywood</em>, dans cette optique, se situerait d’emblée dans l’épicentre de l’insignifiance nord-américaine. La narration semble d’ailleurs explicitement associer New York à une synecdoque de la condition américaine: «C’est à New York que le dernier homme de la terre devrait s’éteindre. Dans les États-Unis d’Amérique. Dans ce qui a été autrefois une terre de rêve et de foi en attendant que mieux se présente. Dans les souvenirs dilués d’un mensonge politique et d’idéaux lézardés» (158). Le narrateur enchaîne de telles dénonciations avec un ton tantôt moralisateur, tantôt carrément péremptoire. Celui qui prophétise «l’échec de l’Amérique» (158) souligne ainsi qu’«en Amérique, on oublie souvent le poids d’un état religieux parce que nous sommes anesthésiés par le divertissement» (28).&nbsp;Dans cet «empire qui implose» (53) les déchets sont des «débris américains» (47). Pour couronner son sermon sur le matérialisme et le vacuum existentiel américains, il indique: «La majorité d’entre nous éviteront les deux ou trois sentiments qui comptent et la seule véritable pulsion en trouvant refuge dans une consolation matérielle» (132). Certes, certaines des critiques du narrateur pourraient s’appliquer à la collectivité nord-américaine. Or, la rhétorique réactionnaire simpliste agace. <em>Hollywood </em>aurait peut-être gagné en qualité si sa critique des mœurs américaine s’était déployée selon un mode satirique, comme les romanciers américains tels que Don DeLillo (<em>White Noise</em>), Bret Easton Ellis (<em>American Psycho</em>, <em>Glamorama</em>), ou Chuck Palahniuk (<em>Fight Club</em>) l’ont proposé avec grand succès précédemment.</p> <p style="text-align: justify;">Un tel point de vue prouve néanmoins la pérennité du discours antiaméricain dans les sociétés et littératures québécoises et canadiennes. En faisant de son narrateur un Québécois, Séguin parvient néanmoins à se singulariser en incluant le Québec, par ricochet, à ce néant américain. L’argumentation du narrateur, par conséquent, ne reconduit pas les mythes de la «supériorité spirituelle et culturelle» des Canadiens français qu’on retrouvait notamment dans les textes de Jules-Paul Tardivel et de l’abbé Henri-Raymond Casgrain ou, plus récemment, dans le recueil pamphlétaire <em>Trois essais sur l’insignifiance </em>(1983) de Pierre Vadeboncoeur.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>L’amour salvateur</strong></p> <p style="text-align: justify;">La condamnation du vide existentiel américain dans <em>Hollywood </em>devient plus intéressante lorsque le narrateur <em>montre</em> comment son empêtrement dans cette société provoque sa propre néantisation au lieu de l’énoncer –c’est la règle reconnue du «<em>show, don’t tell</em>». À ce sujet, le choix de Séguin de ne pas nommer son narrateur s’impose comme davantage qu’une simple coquetterie. Il s’agit plutôt de mettre en relief comment ce narrateur, produit de l’univers profane américain, est une coquille vide, une caricature par défaut: «Je suis un homme générique. Sans brevet. Je ne vaux rien de plus pour un autre que la richesse que je peux produire» (48). Son emploi au sein d’une firme informatique nommée «Antimatière» s’avère hautement révélateur du vortex identitaire qui le définit: l’entreprise offre la possibilité à ses clients d’effacer les traces de leur présence en ligne. Cet effacement le transforme en emblème de l’homme blanc d’Amérique vivant une sorte de culpabilité face à son hégémonie sur le monde. Comme il l’indique avec peu de subtilité au début du roman, «je n’ai pas vécu de guerre. C’est le drame contemporain de l’homme blanc d’Amérique. Je suis moins crédible. Peut-être même moins libre parce que je n’ai jamais connu la contrainte» (8). Il se définit toujours, en fait, par ce qu’il n’est pas: exilé, apatride, déporté, torturé, orphelin, miséreux, sinistré, noir, victime d’un génocide tribal, etc. Comme si cette absence de souffrance lui supprimait l’accès à la plénitude. L’Amérique profane l’empêche d’accéder à la Vérité: «Je ne sais de la nature humaine que ce que les livres, la télévision ou le quotidien américain veulent bien célébrer et financer» (8).</p> <p style="text-align: justify;">Pour tout dire, son attrait pour Branka semble résider justement dans une sorte de <em>projection</em>: cette femme ayant éprouvé les pires atrocités lui permet de vivre par procuration les catastrophes qu’il aurait rêvé expérimenter. Comme il l’affirme lui-même: «J’ai beaucoup plus existé à travers elle qu’à travers moi» (14). Branka donne une vie, une tangibilité aux phénomènes violents qu’il se sent coupable de vivre à partir de supports médiatiques. N’affirme-t-il pas presque candidement que «si elle était une histoire, dans un film ou un livre, elle pourrait gagner des prix comme celles qui témoignent avec style du malheur» (8)? Cette comparaison traduit l’objectification de Branka en œuvre d’art. Le narrateur aime-t-il réellement Branka, ou plutôt l’idée d’une vie qui lui permettrait de transcender sa propre médiocrité?</p> <p style="text-align: justify;">Ceci dit, malgré ces doutes sur le bien-fondé du sentiment amoureux du narrateur, il reste que celui-ci y perçoit la source de sacré qu’il manque à son monde soi-disant anesthésié. Le narrateur base de nombreuses réflexions sur la puissance du sentiment amoureux. Si cette réflexion donne lieu à certaines phrases profondes et judicieuses −«L’amour d’un homme pour une femme, c’est aussi l’amour du temps et des traces qu’il laisse sur nos corps et ailleurs» (43)−,&nbsp;d’autres frôlent la mièvrerie: «L’impression d’être compris dans un lit vaut plus que tout l’or du monde» (43). Ou encore: «Pour l’amour, le grand, on sait tout de suite» (90). Malgré ces résultats mitigés, l’intention du narrateur reste, selon moi, de montrer le caractère potentiellement sacré de l’amour. D’ailleurs, Branka insiste sur la dimension spirituelle de sa relation au monde: «Ce qui nous définit tous, sans exception, c’est un principe de croyance… et c’est ça qui meurt quand on s’éteint. Comme le cœur est un muscle involontaire, la conscience, par défaut, doit croire aussi qu’elle est involontaire, donc dirigée à partir d’ailleurs» (60). Bien que l’analogie de Branka m’apparaît maladroite, son objectif reste de montrer que l’amour semble le seul refuge spirituel contre l’insanité du monde contemporain.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>L’astronaute suicidaire</strong></p> <p style="text-align: justify;">Malgré l’ennuyeuse tendance du narrateur à recourir aux sophismes et aux clichés pour étayer ses réflexions sur l’amour et le sacré –le couple qui le recueille s’aime «comme dans la vraie vie. Celle qu’on vit, pas celle qu’on évite en allant à la messe ou en regardant la télé» (40)…−, <em>Hollywood </em>n’échoue pas totalement en tant que système romanesque et ce en grande partie grâce à la figure récurrente de Stanislas Konchenko. Ce cosmonaute, en même temps que Branka expire, rompt son lien avec la navette spatiale volontairement, se laissant dériver en orbite en attendant que sa réserve d’oxygène s’épuise. Ayant grandi au Canada avec le narrateur, il choisit à l’adolescence de retourner en URSS mener une carrière militaire. On l’engage comme mercenaire pour l’armée serbe où il viole une jeune Branka lors d’attaques à Sarajevo. Dix ans après la guerre, Konchenko, devenu médecin, retrouve Branka à Paris par hasard où ils tombent amoureux. Reconnaissant sa victime, Konchenko s’enfuit en Russie. Désormais astronaute, il se suicide afin de «s’affranchir de son passé» (84) en demandant au narrateur de confesser son crime à Branka, ce qu’il s’apprêtait à faire avant le décès de cette dernière. Ironiquement, une intrigue aussi improbable et maniérée ressemble dangereusement à la structure d’un mauvais film hollywoodien où se multiplient les coïncidences et les invraisemblances… Par contre, la figure récurrente de Konchenko qui apparaît sur tous les écrans que le narrateur croise, elle, se voit pourvue d’un remarquable pouvoir métaphorique. Pendant son errance éthylique, le narrateur perçoit le spectacle médiatique que génère l’acte démesuré de Konchenko. En fait, on retrouve sept allusions à l’omniprésence médiatique de l’astronaute dans la narration<a href="#_edn1" name="_ednref1" title="">[1]</a>, au point où cette figure apparaît comme une obsession. Bien que le narrateur se refuse à interpréter la symbolique du geste, puisqu’il en connaît la véritable nature tragique, reste que pour un observateur extérieur, le suicide spectaculaire de Konchenko correspond à une métaphore hautement significative. L’image de l’homme en orbite autour de la terre, errant dans l’espace, vivant selon une durée limitée et déterminée, évoque à merveille la condition contemporaine que le narrateur dénonce au fil de son discours. L’astronaute à la dérive n’évoque-t-il pas le soliloque de l’insensé nietzschéen qui clamait la mort de Dieu dans <em>Le gai savoir</em>? «Qu’avons-nous fait quand nous avons détaché la chaîne qui liait cette terre au soleil?&nbsp;Où va-t-elle maintenant?&nbsp;Où allons-nous nous-mêmes?&nbsp;Loin de tous les soleils? Ne tombons-nous pas sans cesse?&nbsp;En avant, en arrière, de tous côtés? Est-il encore un en-haut, un en bas?&nbsp;N’allons-nous pas errant comme par un néant infini? (<em>Le gai savoir</em>, §125) Konchenko, en ce sens, incarne précisément une figure de l’impuissance humaine dans un contexte athée où l’individu évolue dans une perte de repères pouvant mener au repli sur de «fausses idoles» telles que le divertissement et la consommation. En une seule image mentale, Séguin livre une métaphore de tout le discours qu’il développe pendant 180 pages. On reconnait ici, peut-être, l’habileté du peintre sachant exploiter le pouvoir évocateur de l’image, bien qu’elle soit ici littéraire plutôt que matérielle.&nbsp;</p> <div> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="edn1"> <p style="text-align: justify;"><a href="#_ednref1" name="_edn1" title="">[1]</a> Voir les pages 34, 40, 45, 56, 62, 68 et 84.</p> </div> </div> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/combattre-le-cliche-par-le-cliche#comments Amérique Contemporain Contestation DELILLO, Don Deuil ELLIS, Bret Easton Espace culturel Lieux communs NIETZSCHE, Friedrich PALAHNIUK, Chuck Québec SÉGUIN, Marc VADEBONCOEUR, Pierre Roman Mon, 18 Mar 2013 16:40:05 +0000 Pierre-Paul Ferland 705 at http://salondouble.contemporain.info Autour d'une rhétorique musicale qui convoque les morts http://salondouble.contemporain.info/antichambre/autour-dune-rh-torique-musicale-qui-convoque-les-morts <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/fontille-brigitte">Fontille, Brigitte</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p align="right" style="margin-left: 8cm;">&nbsp;</p> <p align="right" style="margin-left:8.0cm;"><span style="color:#696969;">Sans la musique, certains d’entre nous <em>mourraient</em>.</span></p> <p align="right" style="margin-left:8.0cm;"><span style="color:#696969;">—Pascal Quignard, <em>Boutès</em></span></p> <p>&nbsp;</p> <p>Le passé, les disparus, les morts et les absents hantent la littérature de Pascal Quignard. Avec des titres tels que <em>Les Ombres errantes </em>(2002), <em>Sur le Jadis </em>(2002), <em>L’Enfant au visage couleur de la mort </em>(2006) ou <em>Pour trouver les enfers </em>(2005), l’œuvre de Pascal Quignard foisonne çà et là de revenants, et le lecteur n’est pas surpris d’errer, au cours de sa lecture, parmi quelques fantômes. Leur revenance repose sur une saisie sensorielle de ce qui, quelques instants auparavant, se dérobait à la perception. Ces apparitions sont le dévoilement subit, la manifestation surprenante d’un phénomène qui sort d’une logique raisonnée de la réalité. Ainsi l’apparition du revenant peut-elle être appréhendée comme une forme d’illusion ou d’hallucination perceptive s’apparentant à l’effet de présence vécu lors des rêves, mais elle peut être aussi au centre d’une expérience esthétique. Ma réflexion se base ici sur la prémisse selon laquelle l’illusion existentielle liée au phénomène de revenance, qu’elle soit optique ou sonore, peut être utilisée comme procédé artistique; plus précisément, elle peut résulter d’une expérience artistique. Concurremment et corrélativement, le concept d’apparition, que Quignard nomme «visitation», s’enchevêtre dans la <em>praxis</em> musicale telle qu’éprouvée dans les œuvres de fiction quignardiennes. L’entrelacs de ces deux concepts participe de son cadre poétique. Et c’est justement cette expérience musicale du revenant que je propose de creuser en examinant tout d’abord les variations que prend le motif du revenant, les pouvoirs intrinsèques qui sont associés à la musique par l’auteur, le rôle du chaman que tient le musicien, pour finalement éclairer les mises en scène musicales qui font naître les fantômes des textes romanesques.</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Variations sur un motif d’absence</strong></span></p> <p>On peut, me semble-t-il, déceler une présence récurrente et protéiforme des phénomènes de revenance au sein des œuvres quignardiennes. Dans les romans, plus spécifiquement, cette présence revenante sous la forme d’une panoplie de morts et de disparus vient hanter les récits. Qu’ils soient personnages historiques ou romanesques, ils font tous le voyage pour traverser la frontière entre un système binaire spatial, temporel ou métaphysique.</p> <p>Cette expérience qui m’a menée à relire les romans quignardiens en concentrant mon attention sur le disparu et l’absent qui se manifeste au cœur de la fiction s’est avérée un exercice fort révélateur. Il est à noter que chaque roman possède ses morts, chaque protagoniste évolue avec ses défunts. C’est le cas d’Ann Hidden dans <em>Villa Amalia </em>(2006), qui vit dans le deuil de son frère, de la petite Lena, de son amante Giulia, de son ami George et de sa mère. Elle vit aussi de multiples séparations brutales avec les hommes de sa vie, dont l’abandon par son père et la rupture avec son mari. C’est aussi Monsieur de Sainte Colombe qui fait le deuil de sa femme et de sa fille aînée dans <em>Tous les matins du monde </em>(1991), et Marin Marais qui a perdu sa voix dans la mue; ou encore George Furfooz qui est hanté par le souvenir d’une petite amie d’enfance dans <em>Les Escaliers de Chambord </em>(1989) tandis que son amie, la pianiste Laurence, tente d’adoucir la noyade de son frère et le décès de son père; et Madame d’Oreiras qui reçoit la visite de son mari défunt dans <em>La Frontière </em>(1992); Charles Chenogne, protagoniste du <em>Salon du Wurtemberg </em>(1986), se démêle également avec ses nombreuses pertes –sa chatte Didon, la logeuse Mademoiselle Aubier, son ami Florent Seinecé…; Patrick Carrion, de <em>L’Occupation américaine </em>(1994), se remémore une période de sa vie jusqu’au suicide de son amie d’enfance; le narrateur de <em>Vie secrète </em>(1998) utilise le récit pour retrouver l’initiation reçue de son amante-professeure de piano; jusqu’à Claire Methuen, personnage principal du dernier roman de Quignard, <em>Les Solidarités mystérieuses </em>(2011), qui vit et survit hantée par la mort de l’homme qu’elle aimait. On pourrait multiplier les exemples, pour simplement y voir que les «visitations» des morts ne sont plus de l’ordre du hasard ou de l’anecdote, mais deviennent bien un motif dominant dans chacun des romans de Quignard. Il se présente encore une variante de ressuscités, soit ces personnages qui reparaissent d’une œuvre à l’autre comme Charles Chenogne, soit les personnages historiques à qui il est donné un second souffle comme Monsieur de Sainte Colombe et Marin Marais.</p> <p>J’ajoute à cette liste les lambeaux de souvenirs qui accompagnent l’écriture tout comme la lecture, telles des ombres fugaces, et qui incarnent «des traces, des énigmes, des dates, des fantômes dans nos têtes [qui] se racontent à eux-mêmes» (<em>Le Salon du Wurtemberg</em>, p.433). Ces exemples montrent à quel point les romans quignardiens, indéniablement hantés par un passé qui ne veut disparaître, ne peuvent exister sans quelques spectres, figures de l’indicible et de l’irreprésentable qui tourmentent, obsèdent et pourchassent avec persistance.</p> <p>Il demeure toutefois intéressant de noter que ce phénomène continu de la figure du revenant ne va pas sans une certaine mise en scène qui s’impose de plus en plus au fil des lectures. Ce parcours de lecture m’a menée à relever un rapport significatif entre le disparu et la musique. Il apparaît en effet que celui-ci requiert, d’une manière directe ou de façon plus subtile, une nécessaire expérience de la musique. Si le revenant revêt de nombreuses formes, une constante est perçue dans son lien avec la musique. Aussi le revenant est-il une présence vaporeuse qui erre autour de l’univers fictionnel, mais c’est la musique qui permet de le susciter, comme en témoignera l’apparition de la femme de Sainte Colombe dans <em>Tous les matins du monde</em>. Quignard étant un écrivain pour lequel la musique occupe une place toute particulière, le lien singulier que celle-ci tisse avec les revenants dans ses œuvres de fiction mérite d’être creusé. Le rapprochement dont il va être question est ici un pur jeu de lecture qui permettra peut-être d’évaluer la validité d’une poétique musico-littéraire.</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Les pouvoirs de la musique </strong></span></p> <p>Si, pour se manifester, le revenant semble nécessiter soit l’appel enchanteur du musicien, soit une certaine expérience musicale, l’art musical serait vraisemblablement, dans les romans de Quignard, doté de pouvoirs inusités. Trois pouvoirs se trouvent dès lors directement associés à la musique et découlent de la maîtrise et de la pratique du <em>bon</em> musicien: trouver sa source au plus profond de la douleur, lancer la force d’un appel incantatoire et éprouver la porosité des frontières. C’est par ces pouvoirs que le musicien instaure une certaine répétition qui permet aux morts un retour pour une dernière visite chez les vivants.&nbsp;&nbsp;</p> <p>Tout d’abord, dans les œuvres de Pascal Quignard, nous trouvons l’idée essentielle selon laquelle la musique doit procéder de la douleur. C’est en effet la leçon la plus claire que reçoit Marin Marais de son maître Sainte Colombe dans <em>Tous les matins du monde</em>. À la question «Que cherchez-vous, Monsieur, dans la musique?», Marais répond finalement&nbsp;qu’il y cherche «les regrets et les pleurs» (p.112). Enseignement réitéré avec le récit de la leçon du maître Tch’eng Lien au «plus grand musicien du monde», Po Ya, dans <em>La Leçon de musique</em>. L’idée selon laquelle la musique émane de la souffrance devient primordiale dans l’œuvre de Quignard.</p> <p>Certains aspects de ce principe peuvent sans doute être expliqués par l’hypothèse fondamentale d’Ernst Broch, selon qui «l’expression humaine» est inhérente à la musique et c’est «[e]n vertu de cette faculté directe qu’elle a d’exprimer l’Humain […] [que] la musique a […] plus que tous les arts la propriété d’accueillir la souffrance sous ses multiples aspects» (1991, p.178 et 180). Si elle a, effectivement, quelque chose à voir avec la «souffrance», il n’est peut-être pas si singulier de noter que dans les caractéristiques essentielles de la musique baroque, musique de prédilection de Quignard, il y a cette idée fondamentale «d’exprimer les passions de l’âme». J’emprunte cette idée à Jean Rousset (1972, p.82), qui l’utilise pour rappeler que l’étymologie de la passion (<em>patio</em>) a partie liée avec la souffrance (<em>patior</em>, souffrir). La musique permettrait donc d’exprimer et de supporter les grands chagrins.</p> <p>À cet effet, comme je l’ai mentionné, les musiciens quignardiens portent tous, sans exception, le deuil inconsolable de la perte d’un être cher. C’est donc marqués par la douleur, abandonnés sur la rive des lamentations, que les musiciens quignardiens recourent à la musique pour «aller au bout du monde de la tristesse» (<em>Boutès</em>, p.20). N’est-ce pas d’ailleurs un mari inconsolable qui composa <em>Le Tombeau des Regrets</em> dans <em>Tous les matins du monde</em>? Pour donner une répercussion plus adéquate à cette plainte, il ajoute «une corde basse [à sa viole] pour [la] doter d’une possibilité plus grave et […] lui procurer un tour plus mélancolique» (<em>Tous les matins du monde</em>, p.12). Cette affinité entre la souffrance et la musique est également relevée dans <em>Villa Amalia</em>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>À la vérité, la musique d’Ann Hidden était simplement marquée par la douleur.</p> <p>C’était une douleur toute simple.</p> <p>C’était la douleur inconsolable qui fait le fond du jour qu’on découvre.</p> <p>Pudique, elle tournait en rond –rond qui tournait court dans un brusque abîme se souvenant de l’ombre (p.276).</p> </blockquote> <p>Les compositions musicales suscitent nombre de pleurs, car elles provoquent «une tristesse trop grande, vertigineuse, qui ne cessait pas, qui même s’accroissait» (<em>Villa Amalia</em>, p.170), allant jusqu’à finalement faire s’accorder les pleurs des musiciens à la dernière scène de <em>Tous les matins du monde</em> ou étouffer avec difficulté les sanglots de Charles Chenogne dans <em>Le Salon du Wurtemberg</em>: «Et alors que je me souviens, que j’écoute en moi ce minuscule fragment de comptine, je ne pleure pas mais ma lèvre frémit» (p.37). La beauté de la musique semble donc être liée à une blessure qui envahit l’âme. C’est l’idée d’une «percussion douloureuse, d’une efficacité insensée sur l’âme» (<em>Vie secrète</em>, p.35) qui terrifie l’auditeur au point que l’écoute en devient insupportable.</p> <p>La musique est liée à la douleur parce qu’elle permet la rencontre improbable avec le souvenir, cette altérité refoulée. En s’accordant avec le rythme du corps, elle offre un écho à cet état de souffrance en se substituant à une parole défaillante. Aussi, dans l’œuvre de Quignard, le musicien se tient-il «sur les rives du Gémissement» (<em>Triomphe du Temps</em>, p.46) et lance-t-il un appel empreint de désespoir et de déchirement vers le disparu, cette altérité invisible.</p> <p>Car la musique n’est-elle pas à l’origine un cri, un cri lancé comme un appel? N’est-ce pas d’ailleurs Diderot qui a écrit dans <em>Les Bijoux indispensables</em>, <em>Le Neveu de Rameau</em> et plusieurs autres textes, que le chant est né «du cri animal et indistinctif de la passion»? Peut-être faut-il rappeler que l’instrument de musique est, dans l’œuvre de Quignard, un substitut de la voix humaine puisque les instruments à cordes ont la troublante particularité de ressembler au souffle de la voix humaine:&nbsp;la viole de Sainte Colombe peut «imiter toutes les inflexions de la voix humaine»&nbsp;(<em>Tous les matins du monde</em>, p.13). Cela me permet d’arriver au deuxième pouvoir accordé à la musique dans les œuvres de Quignard: la musique possède la force d’un appel.</p> <p>Car le musicien, explique Quignard, est celui qui hèle, «celui qui s’est fait une spécialité de ce verbe, héler» (<em>La Leçon de musique</em>, p.54). Or héler, c’est interpeler, c’est appeler au loin. Comme Sainte Colombe, comme Charles Chenogne pour qui les «sons […] hèlent un souvenir» (<em>Tous les matins du monde</em>, p.337), ou comme Ann Hidden qui «hélait ses perdus» (<em>Villa Amalia</em>, p.277). C’est bien ce que découvre le musicien chez Quignard:&nbsp;le sens même que peut avoir la musique en tant que&nbsp;<em>médium</em>&nbsp;–ses effets médiumniques et chamaniques. Au-delà de ce que les mythes relatent, outre la réflexion anthropologique associée à la réflexion musicologique, la musique détermine la force d’un appel:&nbsp;«Je hèle, je vous le jure, je hèle avec ma main une chose invisible» (<em>Tous les matins du monde</em>, p.74). Ainsi la musique serait-elle la formulation d’une convocation:&nbsp;l’instrument remplace la voix modifiée par la mue et sert d’«appeau» (<em>La Haine de la musique</em>, p.177) vers le disparu. D’où son aptitude à appeler les morts par un appel qui serait presque incantatoire. En ce sens, ainsi que le pensait Bloch, «la musique commence par être nostalgique et fait ses débuts comme <em>appel lancé à l’adresse de ce qui manque</em>» (1991, p.174).</p> <p>Ces appels lancés vers l’absent, qui ne sont destinés «à personne –surtout pas à ceux qu’ils appellent (parce qu’il faut bien avouer que tous ceux qu’ils appelleraient, s’ils appelaient, sont morts)» (<em>Villa Amalia</em>, p.223), ces appels prennent conséquemment la forme d’un <em>desideratum</em>: dire le manque et le désir par la musique.</p> <p>En véritable rhétorique de l’indicible, la musique est présentée comme «un appel qui dresse, une sommation temporelle, un dynamisme qui ébranle, qui fait se déplacer, qui fait se lever et se diriger vers la source sonore» (<em>Boutès</em>, p.13). Car «[o]uïr, c’est obéir», précise Quignard dans <em>La Haine de la musique</em>, en développant à partir de l’étymologie du verbe <em>écouter</em> un lien direct entre l’audition (<em>audientia</em>) et l’obéissance (<em>obaudientia</em>) (p.108). Parce que: «1. La musique convoque au lieu où elle a lieu, 2. elle assujettit les rythmes biologiques jusqu’à la danse, 3. fait tomber par terre, dans le cercle de la transe, le mugissement qui parle dans le chaman» (p.180). Ces réflexions l’amènent à conclure que la «fonction secrète de la musique est convocative» (p.208).</p> <p>Le propre de la musique est donc de héler quelque chose d’égaré, ailleurs, autre part, dans un autre monde, dans un temps plus ancien, et de le faire venir à l’endroit de la tentation. Appel lancé comme une sommation et qui fait apparaître le passé au sein du présent. La pratique musicale est le coup d’archet vécu comme le déchirement d’«un petit morceau» du «cœur vivant» (<em>Tous les matins du monde</em>, p.75). Et c’est peut-être parce qu’elle trouve sa source dans la souffrance qu’elle touche l’âme aussi profondément et devient le seuil de la communication entre deux mondes, un lié au monde du réel, du tangible et du dicible, et l’autre, associé au monde du fantasme, de l’invisible et de l’indicible. Aussi la musique tend-elle moins vers l’altérité qu’elle n’est l’expression douloureuse de l’absence, de l’ombre de l’Autre qui est enseveli dans un passé, un souvenir, une mémoire qui prend la forme d’un «rêve-souhait sonore» (Bloch, 1991, p.175). De la perte au fantasme, il n’y a qu’une rivière à traverser et le musicien se propose d’en assurer le passage.</p> <p>Sur ce point en particulier, Quignard propose même de faire du musicien la figure du célèbre nocher Charon, le symbole par excellence du passeur des mondes, dans de nombreuses séquences romanesques lors desquelles le musicien est celui qui assure la traversée du temps, du monde des morts et des vivants (<em>Le Salon du Wurtemberg</em>, <em>Tous les matins du monde</em>, <em>Villa Amalia</em>, <em>Les Escaliers de Chambord</em>). Car en fin de compte, c’est un véritable voyage qu’entame et guide la musique. Plus fondamentalement, l’entreprise artistique de Charles Chenogne, d’Ann Hidden, de Sainte Colombe ou de Marin Marais permet de voyager dans le temps et dans l’espace afin de susciter l’ombre errante d’une disparition. Et, effectivement, tout comme l’illustre avec conviction le mythe d’Orphée auquel il est fait maintes allusions dans l’œuvre de Quignard, la musique est une convocation à laquelle il est difficile d’échapper; elle possède un pouvoir de persuasion envoûtant puisque faisant appel au sonore, à l’ouïe –les oreilles n’ont pas de paupière nous rappelle-t-on dans <em>La Leçon de musique</em> justement–, et le son est ce qui pénètre au plus profond de l’homme et a la force de traverser toutes les cloisons. Le musicien «ouvre à un au-delà du sens» (<em>Vie secrète</em>, p.184), libère une brèche vers le perdu, le disparu, le désiré. Faille qui semble accessible tout spécialement aux musiciens, car «le signifiant sidérant est le passeur (ce qui fait passer la passion au réel inaccessible, à l’autre côté du monde)» (<em>Vie secrète</em>, p.184).</p> <p>Tout comme la lyre d’Orphée a réussi à ouvrir les portes des Enfers, la musique ouvre à l’homme un royaume inconnu dans lequel il s’abandonne à un indicible et à un invisible. La force magique de la musique, son enchantement, se manifeste à la manière de l’élixir merveilleux des sages et conduit au-delà du monde tangible et externe. C’est en des termes similaires que la compositrice Ann Hidden décrit son expérience d’écoute musicale dans <em>Villa Amalia</em>: «Le monde intérieur s’ouvrit ainsi en moi. Par cette ouverture obscure mon esprit prit l’habitude de passer, quitter la terre, quitter l’espace externe» (p.172).</p> <p>La transgression des frontières entre le vivant et la mort, d’une part, et l’enchantement au sens de transport métamorphique des sons, d’autre part, n’offrent pas seulement des développements thématiques aux œuvres quignardiennes; ils désignent l’aboutissement d’une entreprise artistique capable de restituer cet&nbsp;<em>effet de présence</em>&nbsp;dont parle Bloch à partir de&nbsp;<em>ce qui a disparu</em>:&nbsp;«Chaque musique a quelque chose à voir avec quelqu’un que nous avons perdu», rappelle-t-on dans <em>Boutès</em> (p.81). Avec la musique, Charles Chenogne, Ann Hidden, Sainte Colombe ou Marin Marais voyagent dans le temps et dans l’espace, suscitant les <em>ombres errantes</em> d’un perdu. Cette relation singulière entre musique et absence trouve encore une fois un écho éloquent dans la mythologie:&nbsp;«Eurydice ne représente rien d’autre que cette dépendance magique qui hors du chant fait de lui une ombre» (Blanchot, 1955, p.227).&nbsp;Cette présence est d’autant plus volatile que les fantômes se distinguent «à l'impuissance où sont leurs corps disparus de porter une ombre sur les choses» (<em>Une gêne technique à l’égard des fragments</em>, p.40). Le fantôme n’est que du vent vers qui est porté le son de la musique, tel que le précise Madame de Sainte Colombe à un époux déçu de ne pouvoir la toucher:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>«- Il n’y a rien, Monsieur, à toucher que du vent.»</p> <p>Elle parlait lentement comme font les morts. Elle ajouta:</p> <p>«Croyez-vous qu’il n’y a pas de souffrance à être du vent? Quelquefois ce vent porte jusqu’à nous des bribes de musique. Quelquefois la lumière porte jusqu’à vos regards des morceaux de nos apparences» (<em>Tous les matins du monde</em>, p.91).</p> </blockquote> <p>Et effectivement, dans la noirceur à laquelle ils sont confinés, l’invisibilité qui est leur monde, seuls l’écho des sons et l’appel de la musique permettent aux fantômes de se guider, de se déplacer. Cela vient appuyer la fonction intrinsèque que Quignard fait jouer à la musique et son lien avec le passé en rappelant la première demeure utérine de l’<em>infans</em> et la première grotte originaire de l’Homme.</p> <p>La musique ne ramène pas l’individu, n’a pas le pouvoir de redonner vie, mais crée plutôt une sorte d’anamnèse. Car la musique ne «re-présente rien:&nbsp;elle re-sent» (<em>Boutès</em>, p.21). C’est donc dire qu’elle permet de résoudre l’oxymore présent-absent par le souvenir de l’être disparu qui fait ressortir l’absence qu’elle sous-tend, en ravivant momentanément sa présence, de ressentir une intense impression de présence dans cette absence.</p> <p>C’est ainsi que le disparu, le perdu, l’oublié, le désiré, l’absent, le passé deviennent un véritable <em>agrégat</em> <em>mémoriel</em>, en ce sens qu’ils se développent plus fréquemment autour du son que du sens –exactement comme les comptines ou les bribes de chansons qui tarabustent les personnages du <em>Salon du Wurtemberg</em> ou les bégaiements et les tics de langages répétés qui deviennent des traits de personnalité chez d’autres personnages romanesques. Le fantôme se développe ainsi à l’image de la musique, dans l’invisible, l’affect et la mémoire.&nbsp;</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Le portrait du musicien en chaman </strong></span></p> <p>Ces pouvoirs associés à la musique demeurent toutefois tributaires de la magie de l’interprétation par le musicien. C’est véritablement à celui-ci que revient l’art de maîtriser et de jouer de ces pouvoirs. Quignard envisage d’ailleurs le musicien comme une sorte de magicien incarné par le chaman. La figure du chaman, ce grand «maître de l’extase» (Eliade, 1968, p.22), se trouve chez le musicien quignardien en «spécialiste d’une transe» (Eliade, 1968, p.23) associée aux «terreurs princeps» (<em>Villa Amalia</em>, p.170), aux «tristesses abyssales» (<em>Villa Amalia</em>, p. 70) qu’Ann Hidden, la compositrice de <em>Villa Amalia</em>, utilise pour décrire l’effet que produisit sa première écoute musicale. Sa réaction relève d’une intense réaction physique qui va au-delà d’un simple état d’esprit ou d’une émotion exaltée à l’extrême: «Ce n’était pas psychologique. Je ne sais pas de quoi mon corps tremblait» (p.171). Et voilà décrite avec précision l’expérience musicale comme telle: «Chaque fois que ma gorge se serrait, ma peau se hérissait, le muscle de mon cœur tremblait, j’avais envie de sangloter, je ne savais plus comment respirer, j’étais submergée» (p.172).</p> <p>En ce sens, les figures musiciennes des romans de Quignard sont immanquablement présentées sous les traits d’une personne «singulière» (<em>Villa Amalia</em>, p.34) dotée d’«un caractère étrange» (p.35), d’un être «ombrageux» (<em>Le Salon du Wurtemberg</em>, p.241), mutique et «taciturne» (<em>Tous les matins du monde</em>, p.11), qui ne peut que «se mordre les lèvres» (<em>Vie secrète</em>, p.38), aux «aguets» (<em>Les Escaliers de Chambord, </em>p.97), en «err[ant] dans ce monde» (p.45). Le musicien est clairement et textuellement décrit comme quelqu’un qui a «l’air de venir d’un autre monde» (<em>Villa Amalia</em>, p.198), un être appartenant «à une autre espèce, à une autre planète, à un autre millénaire» (<em>Les Escaliers de Chambord, </em>p.101). Le musicien apparaît donc, pour Pascal Quignard, étrangement marqué de singularité et muni d’un caractère insolite, un individu différent qui vit en marge de la société. Cette marge symbolise déjà la position stratégique qu’occupent les figures de musiciens dont la <em>praxis </em>musicale permet de susciter les émotions les plus vives et les plus intenses. Si je propose l’hypothèse selon laquelle l’expérience musicale, dans les œuvres de Pascal Quignard, est vécue comme un «voyage chamanique» (<em>Vie secrète</em>, p.407), c’est que, pour l’écrivain, «le musicien européen est un chaman qui se réveille après son rêve» (p.60). Car le<em> vrai</em>, <em>le bon</em> musicien, d’après les leçons de musique quignardiennes, est celui qui peut déclencher les pouvoirs enchanteurs de la musique.</p> <p>Si l’expérience chamanique est bien, selon la définition proposée par Mircea Eliade, celle d’une extase reproduisant «une “situation” primordiale, accessible au reste des humains uniquement par la mort» (1968, p.383), le musicien de Quignard devient aisément cette figure récurrente guidant les revenants dans leurs mutations entre deux mondes. Il parvient ainsi à réactualiser le mythe du musicien de Pan à Orphée en reprenant un rite de passage de frontière. Au fur et à mesure qu’on avance dans l’œuvre de Quignard, on s’aperçoit que le musicien mène une vie de chaman, qu’il possède autorité et pouvoir inusités, et ce, de plus d’une façon:&nbsp;après avoir traversé lui-même les frontières «entre langage et silence» (<em>Vie secrète</em>, p.468), il creuse une voie fragile entre le visible et l’invisible, trace un passage entre la fiction et le fait historique, entre le songe et le réel, entre le récit réaliste et l’épisode fantastique, entre le présent et le passé, entre «le cœur et l’expiration, la synchronie et la diachronie» (p.470). En ce sens, l’exécution musicale crée un effet de présence de l’absence, du perdu ou du disparu. Pascal Quignard insistera d’ailleurs aussi sur la figure du chaman qui, par la sidération, accède à l’invisible.</p> <p>Ainsi donc, le musicien-chaman lance l’appel, convoque et assure la traversée des mondes frontaliers à la réalité, car il est avant tout un «un accélérateur du transport, du temps, c’est-à-dire de la métaphore, de la métamorphose. Enfin, il est le plus sonore des sonores. Son territoire est de l’air borné de chants» (<em>La Haine de la musique</em>, p.179). L’explication de Pascal Quignard laisse entendre que la «musique a une fonction précise dans le chamanisme et ne concerne que le linguiste: c’est le cri déclencheur de la transe, comme la respiration est déclenchée à la naissance dans le cri» (<em>La Haine de la musique</em>, p.120-121). Elle donne un second souffle de vie.</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Revenants et scènes musicales </strong></span></p> <p>Si ce parcours m’a amenée à révéler, dans le rapport entre musique et revenant, le sillon de chemins invisibles entre deux mondes, l’un réel, tangible et social, et l’autre, pour sa part, ancré dans la mémoire, le fantasme et l’indicible, il me permet également d’avancer vers l’argument nodal d’une poétique musicale dans son rapport avec les phénomènes de revenance. En traçant un passage entre le monde des morts et celui des vivants,&nbsp;la musique est l’entaille sonore de ce déchirement, mais aussi l’instrument d’une nouvelle rencontre, à la fois heureuse et douloureuse. Car si Charon transporte vers la mort, la musique, quant à elle, opère inversement et ramène vers le vivant, vers la mémoire.</p> <p>Il y a tout d’abord une série de scènes explicites où le musicien, par sa pratique instrumentale, fait revenir un mort. On pense bien évidemment à Sainte Colombe interprétant le <em>Tombeau des Regrets</em>, œuvre qu’il avait composée à la mort de sa femme et qui crée ces scènes dignes d’un véritable roman fantastique, lors desquelles le fantôme de sa femme disparue réapparaît au son de la musique:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Tandis que le chant montait, près de la porte une femme très pâle apparut qui lui souriait tout en posant le doigt sur son sourire en signe qu’elle ne parlerait pas et qu’il ne se dérangeât pas de ce qu’il était en train de faire. Elle contourna en silence le pupitre de Monsieur de Sainte Colombe. Elle s’assit sur le coffre à musique qui était dans le coin auprès de la table et du flacon de vin et elle l’écouta.</p> <p>C’était sa femme et ses larmes coulaient. Quand il leva les paupières, après qu’il eut terminé d’interpréter son morceau, elle n’était plus là (<em>Tous les matins du monde</em>, p.36-37).</p> </blockquote> <p>Celle-ci effectue neuf «visitations» dans le court roman et à chacune d’elles une expérience musicale est à sa source. Pareille expérience anime la pratique musicale d’Ann Hidden qui retrouve soudainement la compagnie de ses disparus:&nbsp;</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>J’ouvris le clavier et je me mis à jouer. L’instrument était magnifique, hélas un peu étouffé par le mobilier, le volume de la pièce, les tentures.</p> <p>Je n’étais plus avec Juliette, je n’étais plus à Ischia.</p> <p>J’étais avec mes sœurs mortes.</p> <p>J’étais à Bergheim (<em>Villa Amalia</em>, p.212).</p> </blockquote> <p>C’est encore dans une mise en scène musicale que le vieil ami décédé visite le violiste Charles Chenogne: «Seinecé m’apparaissait en songe, un peu chaman, dans la douleur, entrant dans le petit bureau où je m’exerçais aux violes –c’était Egbert Heminghos sortant d’un cauchemar» (<em>Le Salon du Wurtemberg</em>, p.304).</p> <p>Or, si les liens entre la musique et la «visitation» des morts sont fort nombreux pour appuyer mon argumentation, c’est le contre-exemple du roman <em>Les Escaliers de Chambord</em> qui me semble le plus à même d’illustrer l’importance de la musique dans le phénomène de revenance chez Quignard.</p> <p>Le personnage d’Édouard Furfooz retiendra ici mon attention. Ce personnage qui n’aime pas la musique, ce mélophobe des romans quignardiens, est littéralement tarabusté par une forme revenante avec laquelle il ne peut entrer en relation. La première partie du roman illustre bien cette hantise empreinte de frustration et d’inapaisement que vit le collectionneur de jouets anciens. Or, il est possible de trouver dans la diégèse nombre croissant de situations intégrant la musique dans sa vie, sinon au premier plan, du moins dans un contexte suffisant à faire croire qu’il se trouve délivré lorsqu’il connaît une <em>forme d’expérience musicale</em>, soit même celle aussi simple que d’avoir une musicienne dans sa vie, un instrument de musique à sa portée ou un souvenir qui fredonne inlassablement et tourmente la mémoire et l’esprit.</p> <p>D’emblée, le personnage est présenté par le détail inouï de son aversion pour la musique: «Édouard détestait les sons. Il haïssait jusqu’à l’idée de musique» (p.14). Cette profonde aversion contre la musique n’a pas nécessairement pour conséquence de l’isoler de «l’autre monde», mais surtout de lui en priver l’accès, lui barrant le passage entre les deux mondes. Son quotidien se trouvera ainsi hanté par des «chuchotements» (p.72), des sensations d’être suivi, pourchassé, obsédé, «poursuivi[...] à la trace où qu’il allât» (p.125). Les impressions se multiplient tout au long du récit mais demeurent floues et incompréhensibles. Cette ombre qui semble le hanter, il ne la connaît pas, il ne la <em>reconnaît</em> pas. L’accès à ce souvenir semble bloqué, contrairement aux nombreux épisodes des autres romans lors desquels le personnage est tarabusté par un souvenir et sa mémoire s’éclaire, par le biais d’une expérience musicale, pour faire face au sens, aux mots, au signe qu’il tente de retrouver. Ici, l’obscurité demeure totale, Édouard Furfooz évolue perplexe et intrigué par ce signe qui ne cesse de ne pas aboutir. C’est que, de la nuit de sa mémoire «quelque chose le hélait et il ne savait quoi» (p.36). De fait, nombreux sont dans le roman les signes par lesquels se manifeste le caractère itératif de ces anamnèses qui n’aboutissent pas. Ainsi, de sa première visitation floue il n’arrive à saisir la voix qui l’«appelait au loin en pleurant» (p.36) et demeure par la suite empreint de «l’impression confuse que quelqu’un le recherchait» (p.45). Mais il n’arrive jamais à semer ce «suiveur imaginaire» (p.45).</p> <p>Ce souvenir perdu est le nom de la petite amie qu’il a aimée lorsqu’il était enfant et qu’il a vue périr noyée. Il faut comprendre en fait que le passage entre les deux univers, entre le monde des morts et celui des vivants, entre le réalisme et le fantastique, entre le rêve et le fantasme, ne peut se faire dans l’univers quignardien sans «ritournelle» musicale. Si le revenant est celui qui frappe trois coups avant d’apparaître (<em>La Haine de la musique</em>, p.73), il nécessite l’intervention du musicien pour se manifester. C’est justement cette expérience musicale que je tente de creuser qui vient graduellement guider le voyage du personnage.</p> <p>Un premier signe se manifeste lorsque «[b]rusquement, le corps tremblant faiblement», Édouard Furfooz s’éloigne de l’ombre d’un souvenir qui l’envahit,&nbsp;et voilà finalement la musicienne qui se manifeste subtilement:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>[il] murmurait le nom de Laurence comme un brahmane la formulette à la fois indifférente et divine d’un mantra. Il quitta brusquement ce lieu. Il ressentait physiquement que les deux syllabes de ce nom venaient de bouleverser le monde. Il ressentait que quelque chose l’attendait qui compterait plus que toute sa vie et allait en modifier le cours (<em>Les Escaliers de Chambord</em>, p.73).</p> </blockquote> <p>Je précise que Laurence, son amante, est une pianiste accomplie et qu’il est mentionné dans le texte qu’elle voue «plus de quatre heures chaque jour à l’étude du piano» (p.76). Apparaît alors toute la force de la formule magique du nom de la musicienne qui entame le voyage chamanique vers le perdu. Il me faut encore ajouter que cette petite disparue était elle-même musicienne et que, dans la grande majorité de ses «visitations», elle apparaît sur son banc de piano en train de jouer de la musique.</p> <p>Ce n’est que plus tard qu’un autre incident vient encore éclairer les ténèbres de sa mémoire. C’est un événement tout simple, qui serait anodin mais qui devient fort révélateur dans notre contexte. Édouard reçoit la visite de façon plus claire de la petite fille qui le hante depuis longtemps avec autant d’insistance, et l’élément déclencheur est simplement le contact brutal avec l’instrument de musique:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Il se releva et tout en portant sa main gauche à sa hanche qui avait heurté le piano du premier salon il eut une nouvelle vision en un éclair. C’était la petite fille de l’école de la rue Michelet qui avait tourné son visage vers lui. Mais il ne parvenait pas à voir les traits de ce visage. Il ne voyait que le regard, deux yeux magnifiques et intenses, des yeux marron. Elle lui prenait la main (p.124-125).</p> </blockquote> <p>Au bout du long cheminement d’écoute, Édouard Furfooz connecte avec son passé, avec ce fredon de souvenir qui le tarabustait par un long itinéraire parsemé d’instruments de musique, de musiciennes et surtout de la musique de la langue qui taraude et se joue entre le récit linéaire et les épisodes cycliques, les leitmotive et un contrepoint de deux histoires parallèles.</p> <p>J’ai essayé de montrer ici comment la musique pouvait devenir la langue des souvenirs. À noter que de «cette vie antérieure, la musique [en] porte la “rémanence” comme une “trace sonore”, et cela fait d’elle un art qui non seulement garde un cordon ombilical avec l’antériorité perdue mais la traite sans recours à la représentation», explique Midori Ogawa (2011, p.161). La musique témoigne, par ce fait, de l’importance du passé, de «l’avant-monde» dans l’œuvre de Quignard, et de la tension invisible qui le lie avec l’art. En somme, comme le note Jean Fisette, la musique formule la tension entre un désir présent et un bonheur perdu, ce qui semble, selon lui, le «fondement de toute démarche créatrice» (1997, p.96).</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Dire le manque et le désir par la musique</strong></span></p> <p>Si j’ai tenté de traquer le jeu des associations et des liens entre la musique et le revenant dans l’œuvre romanesque de Quignard, c’était avant tout pour révéler cet intervalle signifiant des références et mises en scènes musicales en lien avec les «visitations» du passé. J’ai pu montrer comment ce lien s’instaurait et se développait dans la poétique de Quignard. Pour clore cette excursion musico-littéraire, il me reste toutefois à soulever la question du pourquoi d’une telle démarche et esquisser quelques-uns des rôles que vient jouer cette alliance musique/revenant dans l’œuvre romanesque de Quignard.</p> <p>L’apparition du revenant, brève suspension des réalités spatiales et temporelles, permet dès lors de formuler l’adieu, de laisser partir, d’accepter la séparation. La compositrice Ann Hidden explique ce rituel lors duquel on «faisait ses adieux au piano» (<em>Villa Amalia</em>, p.90), parce que «l’adieu même est lié à la musique comme la non-synchronie de deux rythmes», précise Quignard dans <em>Vie secrète </em>(p.378). La musique permet à la fois de préserver de l’oubli et d’énoncer l’ultime séparation:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Par tradition familiale (sa mère faisait ainsi, son grand-père maternel faisait ainsi, son père avait dû se soumettre lui aussi à cette règle particulière, elle avait aussi vu sa grand-mère faire de même dans l’appartement de Rennes), on faisait ses adieux au piano. Chaque famille a ses rituels très vite inintelligibles. On posait les valises l’une à côté de l’autre dans l’entrée, on mettait sur elles le manteau ou l’imperméable et –sur l’imperméable – le chapeau, on se mettait au piano et on jouait une pièce pour dire au revoir. On n’embrassait pas. On s’enfuyait alors sans un mot alors que l’espace résonnait encore de musique (<em>Villa Amalia</em>, p.90).</p> </blockquote> <p>Dans cet au revoir, dans cette sorte d’énonciation de l’adieu, s’inscrit parfois une seconde fonction visant à rendre justice au passé. Pour Quignard, il y a des oubliés au souvenir du monde. Le romancier se doit alors de</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>céder un peu d’eau pure, c’est-à-dire un peu de langue écrite, aux vieux noms qu’on ne prononce plus. Il faut se pencher et exhumer les tombes qui se sont perdues dans les herbes et les siècles et les pierres. Il faut ouvrir un instant la porte d’un livre à ces héros de la vie légendaire ou à ces fantômes de la vie historiques qui ont été délaissés [...] (<em>Boutès</em>, p.29).</p> </blockquote> <p>Aussi, lorsqu’il nous parle de Sainte Colombe, de Marais, veut-il également rendre justice aux oubliés de l’histoire en leur donnant un nouveau souffle de vie, geste répété par la compositrice de <em>Villa Amalia</em>: «À mon tour j’aime bien transmettre ce qui fut oublié» (p.277). Le musicien quignardien apparaît comme étant le mieux à même d’assurer la liaison, de faire des liens (<em>Les Escaliers de Chambord</em>), de favoriser la traversée, d’ouvrir le passage secret (<em>Vie secrète</em>), de «désharmoniser» (<em>Villa Amalia</em>).</p> <p>C’est en définitive le roman lui-même qui est visé par des linéarités temporelle et narrative du récit entremêlées par les anamnèses. C’est parce que le son ne connaît pas de dichotomie spatiale entre intériorité et extériorité qu’il permet de <em>voyager</em>. Cette traversée musicale représente, avant tout, la traversée d’un seuil sonore; elle joue avec les frontières&nbsp;temporelles (mémoire) et spatiales (ce qui est lointain et invisible devient soudain proche et visible). La musique, de même que toute expérience musicale, a ceci de particulier que, comme l’écrit Quignard dans <em>La Haine de la musique</em>, elle «[introduit] du retard dans l’immédiat» (p.33), donc de la mémoire. Elle permet alors, en quelque sorte, la rétention. Ainsi, Monsieur de Sainte Colombe&nbsp;avec le <em>Tombeau des Regrets</em>, et sa musique en général, ne cesse de préserver, indéfiniment et à chaque nouvelle écoute, le fantôme de sa femme défunte. Avec la musique, l’espace/temps créé ne coïncide pas avec celui du monde réel:&nbsp;c’est un espace imaginaire, «dans une espèce de zone de transition à mi-chemin entre le fantasme et l’hallucinat» (<em>Écrits de l’éphémère</em>, p.245). Lieux, temps:&nbsp;rien n’est fixe, tout devient mouvant et bascule dans une indétermination qui fait du musicien un errant hors de lui-même. Jouer ou écouter, c’est se laisser attirer vers l’espace sonore; c’est, par le même mouvement, être rejeté dans et hors du monde.</p> <p>C’est également le jeu entre fiction et réalité, réalisme et fantasmagorie, genre musical et genre littéraire qui est perturbé par cette pratique inusitée d’un passé mis en musique dans le texte. L’expérience musicale travaille conjointement à l’écriture. À la fin du <em>Salon du Wurtemberg</em>, Charles Chenogne laisse tomber la musique et s’oriente peu à peu vers l’écriture:&nbsp;«Ici je ne fais plus de musique. […] Pour la première fois de ma vie, je ne traduisais pas, je n’interprétais pas un morceau. Je suis le morceau. J’ai transcrit ma vie» (p.423-424). Au-delà des références singulières et des descriptions de pratiques musicales, la musique met ensemble divers éléments qui forment une sorte d’appel pour l’écriture. La thèse développée, en filigrane et en creux par les textes quignardiens, pourrait se résumer ainsi:&nbsp;«La musique est simplement là pour parler de ce dont la parole ne peut parler. En ce sens elle n’est pas tout à fait humaine» (<em>Tous les matins du monde</em>, p.113). Cette conception particulière de la musique sert de relais quand la parole, les mots, atteignent une limite de l’expérience humaine, la frontière du dicible. La musique sous forme de métaphore, de symbole, avec sa mythologie, parvient à révéler, à faire entrevoir, à faire connaître ce que les frontières du langage maintenaient inaccessible. Ce n’est pas la musique en tant que telle, mais ici une certaine idée de la musique qui est une élégie, un cri de deuil lancé en direction d’une perte inénarrable et informulable autrement. Chez Quignard c'est la littérature dans son entier qui, à travers ce prétexte musical, se laisse ici penser, et là où l’ouverture de l’un compense les limites de l’autre, on touche un «rapport singulier au savoir» (Rabaté, 2008, p.156). La musique, sans être une fin en soi, permet alors une ouverture vers un autre art, un autre monde, un autre temps. Le revenant, par un jeu d’écho polysémique, associe de ce fait, par un chemin d’initiation chamanique, traversée des frontières, écriture et musique.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span></p> <p>BLANCHOT, Maurice, <em>L’Espace littéraire</em>, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1955.</p> <p>BLOCH, Ernst,&nbsp;<em>Le Principe espérance III. Les images souhaits de l’Instant exaucé</em>, Paris, Gallimard, 1991.</p> <p>ELIADE, Mircea, <em>Le Chamanisme et les techniques archaïques de l’extase</em>, Paris, Payot, 1968.</p> <p>FISETTE Jean, «Faire parler la musique… à propos de&nbsp;<em>Tous les matins du monde</em>», <em>Protée</em>, vol.25, n<sup>o</sup>2, automne 1997, p.85-96.</p> <p>OGAWA, Midori, «Tout est couvert du sang lié au son», dans Mireille Calle-Gruber, Gilles Declercq et Stella Spriet [dir.], <em>Pascal Quignard <em>ou</em> la littérature démembrée par les muses</em>, Paris, Presses&nbsp;Sorbonne&nbsp;nouvelle, 2011, p.161-170.</p> <p>QUIGNARD, Pascal, <em>Le Salon du Wurtemberg</em>, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1989.</p> <p>—, <em>Tous les matins du monde</em>, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1998.</p> <p>—, <em>Vie secrète</em>, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1998.</p> <p>—, <em>Les Escaliers de Chambord</em>, Paris Gallimard, coll. «Folio», 2002.</p> <p>—, <em>Une gêne technique à l’égard des fragments</em>, Paris, Galilée, coll. «Lignes fictives», 2005.</p> <p>—, <em>La Leçon de musique</em>, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 2005.</p> <p>—, <em>Écrits de l’éphémère</em>, Paris, Galilée, 2005.</p> <p>—, <em>La Haine de la musique</em>, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 2006.</p> <p>—, <em>Triomphe du temps</em>, Paris, Galilée, 2006.</p> <p>—, <em>Villa Amalia</em>, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 2007.</p> <p>—, <em>Boutès</em>, Paris, Galilée, coll. «Lignes fictives», 2008.</p> <p>RABATÉ, Dominique, <em>Pascal Quignard, étude de l’œuvre</em>, Paris, Bordas, 2008.</p> <p>ROUSSET, Jean, <em>La Littérature de l’âge baroque en France. Circé et le paon</em>, Paris, José Corti, 1972.</p> <p>STÉPANOFF, Charles, «La figure mythique du chamane dans ses représentations audiovisuelles occidentales», <em>Études mongoles et sibériennes, centrasiatiques et tibétaines</em>, n<sup>o</sup>35, 2004, p.17-68.</p> <p>SZENDY, Peter, <em>Membres fantômes: Des corps musiciens</em>, Paris, Éditions de Minuit, 2002.</p> <p>TLEMSANI-CANTIN, Jawad, «La musique et les fantômes dans l’œuvre de Pascal Quignard», <em>Europe</em>, n<sup>o</sup>976-977, août-septembre 2010, p.41-51.</p> <p>TURIN, Gaspard, «Entre centre et absence. Fragmentation et style chez Quignard», <em>Littérature</em>, n<sup>o</sup>153, mars 2009, p.86-101.</p> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/autour-dune-rh-torique-musicale-qui-convoque-les-morts#comments BLANCHOT, Maurice Deuil ELIADE, Mircea FISETTE, Jean France Langage Musique Mythologie OGAWA, Midori Poétique Poétique musico-littéraire QUIGNARD, Pascal Revenance ROUSSET, Jean STÉPANOFF, Charles SZENDY, Peter TLEMSANI-CANTIN, Jawad TURIN, Gaspard Roman Fri, 22 Jun 2012 16:06:58 +0000 Brigitte Fontille 534 at http://salondouble.contemporain.info Les mélancomiques http://salondouble.contemporain.info/antichambre/les-m-lancomiques <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/joubert-lucie">Joubert, Lucie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-text field-field-soustitre"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> ou pourquoi les femmes en littérature ne font pas souvent rire </div> </div> </div> <div class="field field-type-filefield field-field-podcast"> <div class="field-label">Podcast:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <embed height="15" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/luciejoubertmars2012 - copie.mp3" autostart="false"></embed> </div> </div> </div> <div class="field field-type-filefield field-field-image"> <div class="field-label">Image:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <div class="filefield-file"><img class="filefield-icon field-icon-image-jpeg" alt="icône image/jpeg" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/all/modules/contrib/filefield/icons/image-x-generic.png" /><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/lucie_joubert_web_3.jpg" type="image/jpeg; length=136302">lucie_joubert_web.jpg</a></div> </div> </div> </div> <p style="text-align: justify; ">On a beaucoup glosé sur la quasi-absence des femmes humoristes sur les scènes québécoises et françaises. Si la situation évolue depuis quelques années, la question reste toujours d’actualité quand on se tourne vers le texte littéraire. Où sont les auteures comiques? La difficulté à nommer ne serait-ce que quelques noms ou titres de roman comme exemples atteste une apparente et trompeuse rareté du rire féminin. Certes, les auteures qui font œuvre d’humour et d’esprit existent mais elles demeurent (elles et leurs textes) méconnues. Une des raisons qui expliquent ce malentendu se trouve du côté de la <em>nature</em> de l’humour qu’elles mettent de l’avant. En effet, l’esprit féminin puise partiellement, mais souvent, sa source dans une mélancolie née d’une expérience des déterminismes de la condition des femmes: la difficulté à se définir en tant que sujet social, la constatation d’une impuissance à changer le cours des choses, la conscience d’exprimer un point de vue qui ne touchera que la partie congrue d’un public tourné vers les «vraies affaires»</p> <p style="text-align: justify; ">Dans une telle optique, les femmes, en fines observatrices des travers de la société, font preuve d’un humour qui suscite un rire de connivence quelquefois un peu triste, loin des grands éclats en tout cas, mais qui revendique, dans sa lucidité même, la possibilité de changer la défaite en victoire par l’esprit, fût-il marqué par la mélancolie. Cette conférence se veut donc une invitation à relire ou découvrir des auteures comme, entre autres, Benoîte Groult, Christiane Rochefort, Amélie Nothomb, Monique Proulx, Hélène Monette, Marie-Renée Lavoie et Suzanne Myre.</p> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/les-m-lancomiques#comments Absurde Adultère Aliénation ALLARD, Caroline Altérité Arts de la scène Arts de la scène Autodénigrement Autodérision BADOURI, Rachid BALZANO, Flora BARBERY, Muriel Belgique BEN YOUSSEF, Nabila BESSARD-BLANQUY, Olivier BISMUTH, Nadine BLAIS, Marie-Claire BOOTH, Wayne BOSCO, Monique BOUCHER, Denise Canada CARON, Julie CARON, Sophie Chick litt. / Littérature aigre-douce Condition féminine Conditionnements sociaux Culture populaire CYR, Maryvonne Désillusion Déterminismes Deuil DEVOS, Raymond Dialectisme hommes/femmes DION, Lise DIOUF, Boucar Discrimination Divertissement Études culturelles FARGE, Arlette Féminisme Féminité Femme-objet FEY, Tina France FRÉCHETTE, Carole Freud GAUTHIER, Cathy Genres sexuels GERMAIN, Raphaëlle GIRARD, Marie-Claude GROULT, Benoîte GROULT, Flora Histoire Humour Humour Humour littéraire Identité Improvisation Improvisation Industrie de l'humour Institution Ironie JACOB, Suzanne LAMARRE, Chantal LAMBOTTE, Marie-Claude LARUE, Monique LAVOIE, Marie-Renée LEBLANC, Louise Les Folles Alliées Les Moquettes Coquettes Littérature migrante Marchandisation Maternité Mélancolie MÉNARD, Isabelle MERCIER, Claudine MEUNIER, Claude et Louis SAÏA MONETTE, Hélène MPAMBARA, Michel MYRE, Suzanne NOTHOMB, Amélie OUELLETTE, Émilie Parodie Pastiche PEDNEAULT, Hélène Platon Pouvoir et domination PROULX, Monique Psychanalyse Psychologie Québec Représentation du corps Rire ROBIN, Régine ROCHEFORT, Christiane ROY, Gabrielle Satire Scatologie SCHIESARI, Juliana Séduction SMITH, Caroline Société de consommation Société du spectacle Sociologie Stand up comique Stand up comique STEINER, George Stéréotypes STORA-SANDOR, Judith Télévision Théâtre Théorie du discours Théories de la lecture TOURIGNY, Sylvie Tristesse VAILLANT, Alain VIGNEAULT, Guillaume Viol Violence Roman Théâtre Fri, 09 Mar 2012 14:12:02 +0000 Lucie Joubert 471 at http://salondouble.contemporain.info Double Houellebecq : littérature et art contemporain http://salondouble.contemporain.info/lecture/double-houellebecq-litterature-et-art-contemporain <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/balint-babos-adina-0">Balint-Babos, Adina</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-carte-et-le-territoire">La carte et le territoire</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p><br /><br />Quiconque s’intéresse à l’art, à la littérature, ne reste pas indifférent à ces paroles: «Je veux rendre compte du monde… <em>Je veux simplement rendre compte du monde</em>» (p.420). Insérés vers la fin de <em>La carte et le territoire </em>de Michel Houellebecq, ces mots de Jed Martin, l’artiste contemporain qui est également le personnage principal du roman, peuvent nous servir de fil conducteur pour une lecture à rebours et nous investir d’une mission: tenter de décrypter un dialogue entre l’art et le monde, la représentation et le réel, l’artiste et son pouvoir de créativité. Car rappelons-le: ces dialogues complémentaires ou antinomiques se trouvent au cœur du dernier texte de Houellebecq primé cette année avec le Prix Goncourt.&nbsp;</p> <div>&nbsp;</div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Le monde de l’art contemporain</strong></span><br />&nbsp;</div> <div>Le roman, construit en trois parties auxquelles s’ajoutent un prologue et un épilogue, nous introduit dans le monde de l’art contemporain. Il dévoile une toile de fond sur laquelle émergent et se modèlent le travail de l’artiste Jed et son univers: le quotidien, le rapport à l’attachée de presse, les liens avec l’écrivain Michel Houellebecq qui fera un texte de cinquante pages pour le catalogue de son exposition, la relation avec le père, avec différentes femmes dont la Russe Olga, en particulier. Le texte d’une belle fluidité, ingénieusement composé en strates d’événements et de significations, avance sur une crête de contrastes et d’analogies, des pastiches du marché de l’art et des critiques de la presse, de «la magie du terroir», de «l’esprit de famille», en faisant des clins d’œil à des artistes reconnus: Jeff Koons, Damien Hirst, Picasso, avec de brèves remarques sur des écrivains et des personnalités publiques du moment: Frédéric Beigbeder, Jean-Pierre Pernaut. Tout cela dans un récit hybride, fait de juxtapositions et d’une mosaïque de personnages, de faits et de styles: de la description, au dialogue, à la digression, à l’essai, en passant par le roman policier et le récit autofictionnel.&nbsp;<br />&nbsp;</div> <div><em>La carte et le territoire</em> nous convie à partager l’existence de Jed Martin, d’abord artiste photographe et peintre par la suite, passionné par les cartes routières Michelin et la prise de vue des objets prosaïques, qui aborde par la suite la peinture de portraits. À travers l’œil et la voix du narrateur omniscient, on entre dans les coulisses de la création pour découvrir les aléas du travail de l’artiste, ses amours et la venue à une reconnaissance internationale de son œuvre. Dans le prologue déjà, on s’aperçoit que dans l’entourage de Jed, il y aura un autre personnage principal: Michel Houellebecq l’écrivain, celui qui composera le texte pour son exposition et recevra en retour un portrait que l’artiste fera de lui. Le personnage de Houellebecq, double de l’écrivain, devient particulièrement intéressant si on pense à la portée autofictionnelle du récit, notion que l’auteur se retient de commenter ou d’intégrer dans son discours lors d’une interview récente avec Catherine Millet dans <em>Art Press</em>&nbsp;<a href="#note1a" name="note1"><strong>[1]</strong></a>. Néanmoins, le jeu entre le référentiel –soit, l’écrivain Houellebecq lui-même– et le personnage fictionnel, les frontières poreuses entre la vie et la fiction, entretiennent la tension narrative et l’intérêt du lecteur pris dans un va-et-vient de l’identification à la réflexion ou à la projection. On a le sentiment d’une complicité entre le narrateur, les personnages et le lecteur, renforcée souvent par des incises: «Beaucoup d’écrivain, <em>si vous y regardez de près</em>, ont écrit sur des peintres ; et cela depuis des siècles. C’est curieux» (p.141, nous soulignons). Chemin faisant, cette complicité signale la transgression des limites de la fiction qui déborde dans la réalité. Se crée ainsi un effet de théâtralité de la représentation où on change de «décor» comme on change de registre de la conversation: en un clin d’œil, on passe du familial au formel, d’un échange amical, intime, à une discussion soutenue sur l’art, sur l’organisation d’une exposition de peinture.&nbsp;</div> <div><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Structure en paliers</strong></span></div> <div><br />Vu la composition en paliers superposés du récit, il y a des strates de significations à déchiffrer. Il s’agit d’emblée –comme l’indique le titre du roman– de saluer la pertinence de l’art contemporain par rapport à la situation historique, autrement dit, le pouvoir de la représentation face au réel, de la carte routière <em>Michelin</em> par rapport à un coin de terroir en Alsace. Avoir choisi un artiste comme personnage principal donne à l’écrivain, comme il l’indique dans la même interview, la liberté de penser la réalité économique et sociale contemporaine sans courir le risque des polémiques. Il est d’ailleurs intéressant de noter les <em>remerciements</em> à la fin du roman où Houellebecq prend ses précautions et avertit le lecteur: «Il va de soi que je me suis senti libre de modifier les faits et que les opinions exprimées n’engagent que les personnages qui les expriment; en somme que l’on se situe dans le cadre d’un ouvrage de fiction» (p.429). En dépit de ce pacte de lecture qui insiste sur le statut fictionnel du texte, à plusieurs endroits au fil des pages, le lecteur éprouve le sentiment de lire un essai sur l’art, de se trouver dans le référentiel au point de suivre l’artiste Jed Martin dans les rues de Paris, et de découvrir une monographie ou un texte biographique sur lui. Ce sentiment est évident dans les deux premières parties du roman.&nbsp;<br />&nbsp;</div> <div>La troisième partie marque une coupure dans le registre du discours narratif : on passe à un récit policier. Des nouveaux personnages entrent en scène. Il y a du suspense, du mystère et du danger imminent. Au chapitre six de cette dernière partie, on apprend que: «l’écrivain Michel Houellebecq fut sauvagement assassiné» (p.313). C’est une intrigue de polar qui démarre; il y a eu un meurtre : l’artiste et son chien furent assassinés et coupés et morceaux; le portrait de Houellebecq volé. Dans ce brouhaha, les deux policiers qui s’occupent de l’affaire font preuve de «sensibilité» et sous peu, ils tombent sur Jed, ce qui nous conduit à revenir au fil principal de la trame narrative.&nbsp;<br />&nbsp;</div> <div>Dans le jeu de <em>puzzle</em> où manquent des éléments, entre recherches du meurtrier et questions sur l’art, au cœur du récit, se maintient le rapport père-fils: Jed marche dans les pas de son père en Suisse où ce dernier, vieux et affaibli, est parti pour se faire euthanasier. C’est l’occasion de développer en toute simplicités des pensées analogiques sur la mort choisie et la technologie, sur le crime et l’art: «Le crime lui paraissait un acte profondément humain, relié aux zones les plus sombres de l’humain, mais humain tout de même. L’art était relié à tout : aux zones sombres, aux zones lumineuses, aux zones intermédiaires» (p.331). Pas à pas, la digression prend de l’ampleur. Elle apparaît comme une figure de style privilégiée.&nbsp;</div> <div>&nbsp;</div> <div><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Désir et langueur</span></strong><br />&nbsp;</div> <div>Un autre aspect digne d’être mis en lumière est le contraste entre le désir de travailler, de chercher des sujets à explorer: de la photographie, à la peinture, à la pensée concrète et abstraite sur des radiateurs, sur des insectes, sur la vie et la mort, et le manque d’énergie vitale de Jed. Nous ne saurions ignorer que chez Houellebecq, il y a souvent des personnages saisis par l’impossibilité d’aimer. L’écrivain le reconnaît: «C’est plus simple de travailler [que d’aimer], ça pose moins de problèmes» (interview<em> Art Press</em>). Et c’est le cas de Jed qui montre peu de sentiments et d’enthousiasme envers Olga, la Russe amoureuse de lui, qui finira par s’en aller travailler à Moscou. Néanmoins, en dépit du manque de tendresse qu’il exprime, Jed ne peut s’empêcher d’être triste au départ d’Olga. La tristesse le saisit souvent dans ses rencontres avec le père, surtout à Noël, quand les deux hommes semblent avoir une première et dernière tentative de communication. Il y a quelque chose d’amer dans les paroles de Jed lorsqu’il examine assez sereinement les chances que peut donner une vie:&nbsp;<br />&nbsp;</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">[…] La vie nous offre une chance parfois mais lorsqu’on est trop lâche ou trop indécis pour la saisir la vie reprend ses cartes, il y a un moment pour faire les choses et pour entrer dans un bonheur possible, […] mais il ne se produit qu’une fois et une seule, et si l’on veut y revenir plus tard c’est tout simplement impossible, il n’y a plus de place pour l’enthousiasme, la croyance et la foi, demeure une résignation douce, une pitié réciproque et attristée, la sensation inutile et juste que quelque chose aurait pu avoir lieu, qu’on s’est simplement montré indigne du don qui vous a été fait. (p.251)&nbsp;</span></div> <div>&nbsp;</div> <div>Ce passage nous fait palper quelque chose des forces et des faiblesses de l’être humain; des ambivalences et hésitations que chacun croise à un moment donné dans l’existence. À nos yeux, c’est à travers de telles réflexions porteuses de vérité que le texte de Houellebecq atteint une portée universelle, parle de notre humanité.&nbsp;<br />&nbsp;</div> <div>Après tout, c’est dans le travail de symbolisation, dans le don de faire passer des expériences humaines et des figures d’artistes, de père, d’amants, et dans la mise en lumière des événements du contemporain, que réside la force d’un écrivain. Cela porte aussi le nom de <em>créativité</em>, comme dirait Romain Gary<a href="#note2b" name="note2"><strong>[2]</strong></a>, car: «écrire un livre, c’est toujours de la créativité, cela veut dire se réincarner, se multiplier, se diversifier» (p.280). Il s’agit également de varier le monde, de le regarder de loin et de proche, de l’intérieur et de l’extérieur, de sortir de sa peau pour s’installer dans celle d’un personnage. On n’aura pas tort de reconnaître que <em>La carte et le territoire</em> contribue à repenser ce que c’est que d’écrire aujourd’hui, à réfléchir autrement à la forme du roman contemporain et à interroger l’espace scriptural sans négliger qu’à présent, les frontières du livre et du texte sont souvent débordées par une esthétique de l’excès. Au pôle opposé, ce serait représenter l’abattement et la langueur qui peuvent s’emparer du créateur et du monde.&nbsp;<br />&nbsp;</div> <div>À l’instar de <em>l’anneau de Moebius</em> qui repose sur la tombe du personnage Michel Houellebecq en signe d’une certaine harmonie, l’épilogue du roman nous laisse avec l’impression que la boucle est bouclée: les meurtriers sont arrêtés, il y a des dialogues apaisés entre des camarades policiers. Et enfin, on croise le narrateur une dernière fois, qui nous confie: «Jed Martin <em>prit congé</em> d’une existence à laquelle il n’avait jamais totalement adhéré» (p. 426). Ainsi arrive-t-on encore au point de départ, à une pensée sur les sens de la vie et de la mort, sur l’origine et le parcours qu’on peut en faire, même sans avoir «totalement adhéré». À la fin du roman, lorsque tous les êtres s’en vont et que les personnages meurent, demeure symboliquement l’espoir. Il s’agit de la force de régénération de la nature, donc de la vie qui passe et nous dépasse: «le triomphe de la végétation» (p.428). Clin d’œil aux éléments où tout s’engloutit, même l’art: «les représentations des êtres humains qui avaient accompagné Jed Martin au cours de sa vie terrestre», «l’âge industriel en Europe», «l’industrie humaine» (p.428). Vision assez pessimiste où prime malgré tout quelque chose de vivant, frêle et fort à la fois: «il n’y a plus que des herbes agitées par le vent» (p. 428). Au demeurant, <em>le territoire</em> l’emporte-t-il sur <em>la carte</em>?<br />&nbsp;</div> <hr /> <p><a href="#note1" name="note1a">1</a> Millet, Catherine et Jacques Henric, «&nbsp;Michel Houellebecq&nbsp;: sous la parka, l’esthète&nbsp;», <i style="mso-bidi-font-style:normal">ArtPress</i>, n<sup>o </sup>371, en ligne&nbsp;: <a href="http://www.artpress.com/Michel-Houellebecq--sous-la-parka--l39esthete,1.media?a=24229">http://www.artpress.com/Michel-Houellebecq--sous-la-parka--l39esthete,1.media?a=24229</a> (page consultée le 20 novembre 2010).<br /><a href="#note2" name="note2b">2 </a>Gary, Romain, <i style="mso-bidi-font-style:normal">La nuit sera calme</i>, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1976, 264p.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/double-houellebecq-litterature-et-art-contemporain#comments Art contemporain Autofiction BEIGBEDER, Frédéric Deuil Espace Filiation France GARY, Romain HOUELLEBECQ, Michel MILLET, Catherine Portrait de l'artiste Quotidien Représentation Roman policier Roman Tue, 30 Nov 2010 13:28:07 +0000 Adina Balint-Babos 294 at http://salondouble.contemporain.info Exercice de style en dix-huit crimes http://salondouble.contemporain.info/lecture/exercice-de-style-en-dix-huit-crimes <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/guilet-anais">Guilet, Anaïs</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/lhomme-qui-tua-roland-barthes-et-autres-nouvelles">L&#039;homme qui tua Roland Barthes et autres nouvelles </a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><div>&nbsp;</div> <div class="rteright"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> Ce que nous contemplons, nous autres vivants, est le spectacle ambigu et effroyable, des hommes devant la mort, qui, comme le soleil, ne peut se regarder en face. (p. 66)</span></div> <p> Et c&rsquo;est bien &agrave; une forme d&rsquo;agonie que nous assistons &agrave; la lecture des dix-huit nouvelles qui composent le recueil de Thomas Clerc, intitul&eacute; <em>L&rsquo;homme qui tua Roland Barthes et autres nouvelles</em>. Chacune des personnes &ndash;devenues ici personnages&ndash; choisies par Thomas Clerc va mourir, les titres anaphoriques &laquo;L&rsquo;homme qui tua&hellip;&raquo; nous le rappellent, les connaissances du lecteur souvent le lui confirment (Gianni Versace, Abraham Lincoln, Pier Paolo Pasolini et Marvin Gaye sont morts assassin&eacute;s, nous le savons tous). Ils sont d&eacute;c&eacute;d&eacute;s, victimes d&rsquo;un crime et s&rsquo;appr&ecirc;tent &agrave; &ecirc;tre de nouveau tu&eacute;s sous nos yeux. Pour nous faire partager ce spectacle &agrave; l&rsquo;issue fatale et sans surprise, Thomas Clerc, dans un &eacute;lan oulipien, change &agrave; chaque nouvelle de style d&rsquo;&eacute;criture mais aussi de point de vue, semblant d&rsquo;ailleurs avoir une pr&eacute;f&eacute;rence pour la focalisation sur le meurtrier plut&ocirc;t que sur la victime. Si les d&eacute;nouements de chaque intrigue sont donc connus d&rsquo;avance, chaque nouvelle, par l&rsquo;exercice de style qu&rsquo;elle propose, se fait singuli&egrave;re et manifeste une certaine virtuosit&eacute; dans l&rsquo;&eacute;criture de la part de Thomas Clerc. Le crime, dans sa violence et son traitement, se renouvelle sans cesse, comme une variation sur un m&ecirc;me th&egrave;me. Ceci forme l&rsquo;architecture particuli&egrave;re de ce recueil dessin&eacute; par un auteur, ardent d&eacute;fenseur de l&rsquo;art de la nouvelle litt&eacute;raire. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong> Le recueil de nouvelles entre variation et unit&eacute;</strong></span></p> <p><em>L&rsquo;homme qui tua Roland Barthes</em> pourrait se lire en commen&ccedil;ant par la fin puisque c&rsquo;est l&agrave; que le projet de l&rsquo;auteur se r&eacute;v&egrave;le, &eacute;clairant d&rsquo;un jour nouveau la lecture des nouvelles qui ont pr&eacute;c&eacute;d&eacute;. En effet, dans sa postface Thomas Clerc compose une v&eacute;ritable d&eacute;fense du recueil de nouvelles, qui selon lui n&rsquo;est pas estim&eacute; &agrave; sa juste valeur&nbsp;:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">L&rsquo;une des raisons de ce discr&eacute;dit tient &agrave; la forme du cadre o&ugrave; s&rsquo;inscrivent les nouvelles, le recueil. Sa volatilit&eacute;, son &eacute;clectisme gratuit font qu&rsquo;une nouvelle lue est une nouvelle vite oubli&eacute;e. Figurant de fa&ccedil;on hasardeuse dans un ensemble qui ne l&rsquo;est pas moins. (p. 349-350)</span></div> <p>Pour lui, la nouvelle ne doit pas &ecirc;tre consid&eacute;r&eacute;e comme une unit&eacute; s&eacute;par&eacute;e, mais comme appartenant &agrave; un ensemble plus vaste. Le recueil doit poss&eacute;der une architecture, un objectif vers lequel chaque nouvelle s&rsquo;achemine et ainsi &laquo;lutte[r] contre l&rsquo;oubli et la contingence de recueil de nouvelles<a href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>&raquo;. Il s&rsquo;agit pour lui de structurer son &oelig;uvre comme un album concept, prenant pour exemple <em>Sergent Peppers</em> des Beatles mais surtout <em>Pin Ups</em> de David Bowie, un &laquo;[&hellip;] album de seules reprises, o&ugrave; Bowie, revisitant certains standards du rock, r&eacute;alise un album personnel &agrave; partir d&rsquo;une base qui ne l&rsquo;est pas. Dans mon livre, ce sont les noms propres qui sont les airs.&raquo; (p.350) Dans <em>L&rsquo;homme qui tua Roland Barthes</em>, c&rsquo;est le th&egrave;me du crime, sa violence, qui structurent et unifient le recueil &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur duquel chaque meurtre abord&eacute;, chaque homme qui tue ou est tu&eacute;, composent une variation, que Clerc appelle, nous l&rsquo;avons vu, un &laquo;air&raquo;. La vari&eacute;t&eacute; ici se joue dans l&rsquo;&eacute;num&eacute;ration, dans la r&eacute;p&eacute;tition de &laquo;l&rsquo;homme qui tua&raquo;. La notion de crime est alors d&eacute;clin&eacute;e &agrave; chaque nouvelle, &agrave; l&rsquo;image de l&rsquo;alternance des styles, r&eacute;v&eacute;lant de la part de Thomas Clerc un amour du dispositif tout droit h&eacute;rit&eacute; des pratiques d&rsquo;un Raymond Queneau ou d&rsquo;un George Perec<a href="#note2a"><strong>[2]</strong></a>.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Dix-huit nouvelles, dix-huit crimes, dix-huit styles </strong></span></p> <p>Ce qui aurait pu &ecirc;tre une accumulation assez vaine de faits divers morbides trouve tout son int&eacute;r&ecirc;t et son relief dans la recherche stylistique dont chaque nouvelle fait l&rsquo;objet. Au-del&agrave; de l&rsquo;exercice de virtuosit&eacute;, il s&rsquo;agit pour Thomas Clerc de jouer encore sur la variation. Thomas Clerc est un sp&eacute;cialiste de Roland Barthes et est ma&icirc;tre de conf&eacute;rences &agrave; l&rsquo;universit&eacute; Paris X-Nanterre. Il a jusqu&rsquo;&agrave; aujourd&rsquo;hui publi&eacute; deux ouvrages: deux essais aux th&eacute;matiques tr&egrave;s diff&eacute;rentes intitul&eacute;s <em>Maurice Sachs, le d&eacute;s&oelig;uvr&eacute;</em> (&eacute;d. Allia) et <em>Paris, mus&eacute;e du XXIe si&egrave;cle: Le Xe arrondissement </em>(&eacute;d. Gallimard). Le premier compose le portrait kal&eacute;idoscopique de cet &eacute;crivain maudit, dans une tonalit&eacute; &agrave; mi-chemin entre la biographie et l&rsquo;analyse. Le second proc&egrave;de d&rsquo;une longue, m&eacute;thodique et po&eacute;tique description du Xe arrondissement de Paris.</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je me d&eacute;finis comme un &eacute;crivain omni-genre: j'esp&egrave;re &eacute;crire de tout; jusqu'&agrave; pr&eacute;sent j'ai publi&eacute; un essai (<em>Maurice Sachs le d&eacute;s&oelig;uvr</em>&eacute;), une description topographique (<em>Le Xe arrondissement</em>) et des nouvelles<a href="#note3a"><strong>[3]</strong></a>.</span></div> <p>Thomas Clerc est donc un &eacute;crivain prot&eacute;iforme qui se pla&icirc;t &agrave; se renouveler sans cesse: ce dont t&eacute;moigne aussi l&rsquo;esth&eacute;tique de son recueil. Ainsi qu&rsquo;il le dit dans une interview pour <em>Le magazine litt&eacute;raire</em>&nbsp;: &laquo;D'une certaine fa&ccedil;on, j'ai voulu tuer le Style, c'est-&agrave;-dire la marque de fabrique de l'&eacute;crivain, o&ugrave; il s'enferme selon moi, trop souvent<a href="#note4a"><strong>[4]</strong></a>.&raquo;</p> <p>Le lecteur ne peut d&eacute;finir exactement le style de Thomas Clerc et cependant se doit de relier les modes d&rsquo;&eacute;criture choisis par l&rsquo;auteur aux crimes qu&rsquo;il d&eacute;crit. La nouvelle inaugurale est des plus troublantes en la mati&egrave;re. Les jeux de mots grivois, le style tr&egrave;s oralis&eacute;, les descriptions crues, utilis&eacute;s par l&rsquo;auteur semblent en totale opposition avec l&rsquo;univers intellectuel que l&rsquo;on associe &agrave; Roland Barthes. Toute la nouvelle est focalis&eacute;e &agrave; la premi&egrave;re personne du singulier sur le futur meurtrier du c&eacute;l&egrave;bre&nbsp;essayiste:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Pour fuir la canicule ennemie de l&rsquo;humaine, je suis all&eacute; &agrave; la piscine du centre pleine de queue. &Agrave; la caisse, l&rsquo;Antillaise m&rsquo;a dit qu&rsquo;ils n&rsquo;avaient plus de maillots suite &agrave; l&rsquo;affluence, je lui ai demand&eacute; s&rsquo;il en fallait vraiment un, elle est rest&eacute;e bouche-bite. (p. 13)</span></div> <p>Un certain malaise se cr&eacute;e du c&ocirc;t&eacute; du lecteur. D&rsquo;autant plus que la nouvelle, avec son montage altern&eacute; et ses bonds temporels, nous entra&icirc;ne dans une dimension fantastique tout &agrave; fait inattendue. Ici, le style se veut &agrave; l&rsquo;oppos&eacute; de la victime. Thomas Clerc d&eacute;clare &agrave; ce propos: &laquo;la mort de Barthes me touche &agrave; cause de ce que cela repr&eacute;sente all&eacute;goriquement: la litt&eacute;rature &eacute;cras&eacute;e par l'insignifiance du personnage principal<a href="#note5a"><strong>[5]</strong></a>.&raquo; Ainsi, ce sp&eacute;cialiste de Roland Barthes se d&eacute;tache sans doute aussi un peu de son sujet de pr&eacute;dilection. Il s&rsquo;agit, pour sa premi&egrave;re &oelig;uvre de fiction, de symboliquement se lib&eacute;rer de l&rsquo;image de Barthes qui le hante. Autre exemple de d&eacute;centrement, &laquo;L&rsquo;homme qui tua Thierry Paulin&raquo;, aussi surnomm&eacute; le &laquo;Tueur aux vieilles dames&raquo;. Dans cette nouvelle, Thomas Clerc r&eacute;alise ce qu&rsquo;il appelle en postface un &laquo;ready-made&raquo;, probablement r&eacute;alis&eacute; &agrave; partir de l&rsquo;article de Wikip&eacute;dia consacr&eacute; au meurtrier martiniquais. Il y ajoute des d&eacute;tails, corrige quelques dates et le confronte au traducteur automatique&nbsp;sur Internet: le texte, quoique lisible, devient asyntaxique, grammaticalement incorrect.</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Comme un m&eacute;tis blanc &eacute;tudiant entre pairs, Paulin avait peu d&rsquo;amis, et mal effectu&eacute; &agrave; l&rsquo;&eacute;cole, &agrave; d&eacute;faut ses examens. &Agrave; l&rsquo;&acirc;ge de 17 ans, il a d&eacute;cid&eacute; d&rsquo;inscrire le service militaire. Au d&eacute;but l&rsquo;adh&eacute;sion &agrave; l&rsquo;parachutistes des troupes, mais ses camarades m&eacute;prisait pour lui sa race et l&rsquo;homosexualit&eacute;. (p.117)</span></div> <p>On peut trouver le lien entre le style et le sujet dans le processus de traduction. Thomas Clerc passe d&rsquo;une langue &agrave; une autre comme Thierry Paulin a d&ucirc; passer d&rsquo;une culture &agrave; une autre, ceci provoquant des d&eacute;formations incontestables, des &eacute;carts. La langue se fait incompr&eacute;hensible quand Paulin est incompris, incorrecte pour d&eacute;crire la marginalit&eacute; ressentie par le tueur en s&eacute;rie. </p> <p>Ainsi, chaque nouvelle poss&egrave;de sa propre langue, son style caract&eacute;ristique: Guillaume Dustan se fait victime symbolique, rattach&eacute; au dialogue philosophique dans une joute verbale avec Daniel Bell. Anna Politkovska&iuml;a est assassin&eacute;e par un accro au langage des messages textes sur t&eacute;l&eacute;phones portables. Le lecteur entre dans la t&ecirc;te de H.B. gr&acirc;ce &agrave; un monologue int&eacute;rieur qui permet de participer de l&rsquo;int&eacute;rieur &agrave; la fameuse prise d&rsquo;otage de la maternelle de Neuilly<a href="#note6a"><strong>[6]</strong></a>. Marvin Gaye est au centre d&rsquo;un conte au d&eacute;nouement en forme d&rsquo;antiparricide. Quant &agrave; Pierre Goldman, il fait l&rsquo;objet d&rsquo;un po&egrave;me en d&eacute;casyllabes.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong> De la grande Histoire et des petites histoires</strong></span></p> <p><em>L&rsquo;homme qui tua Roland Barthes</em> propose &agrave; son lecteur une succession de crimes r&eacute;solument violents. Violence sur laquelle les lecteurs, comme Thomas Clerc ne peuvent s&rsquo;emp&ecirc;cher de s&rsquo;interroger. Qu'est-ce qui fait, au-del&agrave; du simple jeu des styles, que le recueil ne sombre pas dans l&rsquo;accumulation de faits-divers sordides (J&eacute;sus le SDF, H.B., Thierry Paulin, le meurtre de l&rsquo;arri&egrave;re-grand-p&egrave;re) ou de crimes &agrave; sensation (Versace, Marvin Gaye, Lady Di)? On sait qu&rsquo;aujourd&rsquo;hui la violence, dans ce qu&rsquo;elle provoque d&rsquo;attirance et de r&eacute;vulsion est omnipr&eacute;sente et fait ind&eacute;niablement vendre. Ce go&ucirc;t du public, comme de Thomas Clerc, pour les crimes violents est, ainsi que le souligne Barbara Michel dans <em>Figures et M&eacute;tamorphoses du Meurtre</em><a href="#note7a"><strong>[7]</strong></a>, un r&eacute;v&eacute;lateur sociologique, un aper&ccedil;u de nos propres failles. Mais la violence dans le recueil n&rsquo;est pas gratuite et ceci doublement. D&rsquo;abord parce qu&rsquo;elle est fondatrice de l&rsquo;identit&eacute; de l&rsquo;auteur, le lecteur l&rsquo;apprendra dans la derni&egrave;re nouvelle du recueil et nous y reviendrons; ensuite parce que chaque nouvelle touche de pr&egrave;s o&ugrave; de loin &agrave; la grande Histoire, dont on ne peut non plus nier la violence. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong> </strong></span><span style="color: rgb(0, 0, 0);">L&rsquo;Histoire, &laquo;avec sa grande hache<a href="#note8a"><strong>[8]</strong></a>&raquo; </span>dirait Perec, surgit avant tout dans la dimension politique omnipr&eacute;sente dans le recueil notamment &agrave; travers le choix de certains personnages aux opinions et positions fortes, tels qu&rsquo;Ernest, Abraham Lincoln, V. D. Nabokov, Anna Politska&iuml;a ou encore Guillaume Dustan. Chacun des crimes, chacune des personnalit&eacute;s s&eacute;lectionn&eacute;es peut &ecirc;tre consid&eacute;r&eacute; comme appartenant &agrave; l&rsquo;Histoire tant ils ont ponctu&eacute; le XXe et le jeune XXIe si&egrave;cle (&agrave; l&rsquo;exception du meurtre, non moins historique, de Lincoln). C&rsquo;est par cet aspect historique que les nouvelles s&rsquo;&eacute;loignent de leur statut de simple fait divers&nbsp;; leur violence n&rsquo;a rien &agrave; voir avec la gratuit&eacute; de celle des images diffus&eacute;es quotidiennement par les m&eacute;dias. Olivier Mongin, dans <em>La violence des images ou comment s&rsquo;en d&eacute;barrasser?</em>, note la perte de la catharsis dans l&rsquo;image contemporaine:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">La violence des images contemporaines sort le plus souvent des sentiers trac&eacute;s par le muthos (r&eacute;cit) et ne cherche pas &agrave; offrir au regard du spectateur des objets eux-m&ecirc;mes &eacute;pur&eacute;s. La d&eacute;sensibilisation contemporaine [&hellip;] participe d&rsquo;un double &eacute;chec de la catharsis: &eacute;chec d&rsquo;un regard brouill&eacute; par une violence diffuse et trouble, &eacute;chec d&rsquo;une &laquo;configuration&raquo; de la violence par un r&eacute;cit susceptible de l&rsquo;&eacute;purer<a href="#note9a"><strong>[9]</strong></a>. </span></div> <p>Les violences d&eacute;crites dans <em>L&rsquo;homme qui tua Roland Barthes</em> ne sont pas non plus d&eacute;nu&eacute;es d&rsquo;un aspect cathartique:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">La repr&eacute;sentation de la violence se distingue du spectacle de la violence du fait qu&rsquo;elle permet une catharsis, for&ccedil;ant le lecteur ou le spectateur &agrave; prendre parti et &agrave; &eacute;valuer la violence pour lui-m&ecirc;me et selon ses propres crit&egrave;res<a href="#note10a"><strong>[10]</strong></a>. <p></p></span></div> <div>Et nous avons r&eacute;solument affaire &agrave; des repr&eacute;sentations. Thomas Clerc prend pour base des faits r&eacute;els qui souvent parlent aux lecteurs, pour ensuite les mettre en sc&egrave;ne, les fictionnaliser, d&eacute;routant les attentes lectorales, obligeant ainsi &agrave; cr&eacute;er cette distance indispensable &agrave; la catharsis. Une distanciation qui n&rsquo;a d&rsquo;ailleurs pas lieu seulement pour le lecteur, mais qui est aussi centrale pour Thomas Clerc, qui, par l&rsquo;&eacute;criture, se d&eacute;tache de la violence qui fonde son identit&eacute;.&nbsp; C&rsquo;est que le crime fait partie int&eacute;grante de la vie de l&rsquo;auteur, il est &agrave; l&rsquo;origine de son &laquo;roman familial&raquo;, pour reprendre l&rsquo;expression freudienne<a href="#note11a"><strong>[11]</strong></a>. Il est au c&oelig;ur de sa fiction et de son r&eacute;el, les deux se m&ecirc;lant en lui, comme dans ses nouvelles, mais aussi comme dans l&rsquo;Histoire, ou peut &ecirc;tre plus pr&eacute;cis&eacute;ment l&rsquo;imaginaire historique. La dimension autobiographique est omnipr&eacute;sente dans le recueil. Si elle se fait discr&egrave;te au d&eacute;but, plus le lecteur avance dans l&rsquo;&oelig;uvre plus la proximit&eacute; avec Thomas Clerc se fait sentir. Il est &eacute;vident que chaque personne choisie par l&rsquo;auteur est importante pour lui, Roland Barthes et Maurice Sachs en premier lieu, puisqu&rsquo;il les a &eacute;tudi&eacute;s plus que qui qu&rsquo;autre. Mais de mani&egrave;re plus intime, on retrouve &agrave; travers le r&eacute;cit de la mort d&rsquo;Ernest le quartier o&ugrave; l&rsquo;auteur a pass&eacute; son enfance. Le &laquo;je&raquo; diffus au d&eacute;but, se fait de plus en plus pr&eacute;sent &agrave; partir du po&egrave;me consacr&eacute; &agrave; Pierre Goldman. La premi&egrave;re strophe permet de bien constater comment chez Clerc, l&rsquo;historique, le politique et l&rsquo;autobiographique se m&ecirc;lent:<br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> </span></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je vais conter l&rsquo;histoire ici de Pierre<br /> Goldman le Juif le gauchiste et gangster<br /> Un pur h&eacute;ros des archives de France<br /> Pour qui le crime rime avec l&rsquo;Histoire.<br /> Troubles ann&eacute;es et c&rsquo;est un peu les miennes<br /> La d&eacute;cennie d&rsquo;&eacute;poque soixante-dix<br /> Moi qui n&rsquo;eus pas d&rsquo;adolescence &agrave; cause<br /> De l&rsquo;extension si forte de l&rsquo;enfance. (p.273)</span></div> <p>Vient ensuite la nouvelle consacr&eacute;e &agrave; Pierre Lev&eacute;, ami de Thomas Clerc, puis le texte cl&eacute; &laquo;L&rsquo;homme qui tua mon arri&egrave;re-grand-p&egrave;re&raquo;. Une nouvelle &eacute;crite dans un style sobre qui d&eacute;crit la mal&eacute;diction familiale et o&ugrave; le n&oelig;ud du crime est toujours l&rsquo;argent. Si la violence dans le recueil a une dimension cathartique, la litt&eacute;rature en a pour Clerc une encore plus grande. C&rsquo;est en effet gr&acirc;ce &agrave; l&rsquo;&eacute;criture qu&rsquo;il compte rompre la mal&eacute;diction familiale et expurger sa violence. Clerc fait l&rsquo;aveu total de sa sacralisation de la litt&eacute;rature, seule vraie richesse &agrave; ses yeux, puisqu&rsquo;elle est de celle pour laquelle a priori on ne tue pas.</p> <p><em>L&rsquo;homme qui tua Roland Barthes</em> est un recueil de nouvelles dont on a la tentation de parler comme d&rsquo;un roman tant son architecture est travaill&eacute;e. Entre unit&eacute; des th&egrave;mes et variations, chacun des r&eacute;cits peut se lire de mani&egrave;re ind&eacute;pendante, tout en restant rattach&eacute;s les uns aux autres par de multiples n&oelig;uds de sens. Ces N&oelig;uds, o&ugrave; fiction et r&eacute;alit&eacute; se m&eacute;langent, sont principalement le crime et la violence, mais ils sont surtout l&rsquo;occasion pour Thomas Clerc de dire quelque chose de lui et de son &eacute;poque. Si, au risque de vous g&acirc;cher le suspens je dois r&eacute;p&eacute;ter que les personnages tr&eacute;passent tous &agrave; la fin, l&rsquo;&oelig;uvre, qui traite de la mort, n&rsquo;est pas morbide pour autant. &Agrave; ce propos Thomas Clerc souligne avoir &eacute;crit 18 nouvelles plut&ocirc;t que 17, parce que ce nombre, de mauvais augure, s&rsquo;&eacute;crit XVII en chiffre romain et est ainsi l&rsquo;anagramme de VIXI &laquo;qui signifie &quot;je suis mort&quot;&raquo; (p.350). La mort se veut donc d&eacute;pass&eacute;e: pour Thomas Clerc la litt&eacute;rature est ind&eacute;niablement synonyme de vitalit&eacute;.<br /> <a href="#note1a"><br /> </a></p> <hr /> <p><strong><a href="#note1a">[1]</a> </strong>Thomas Clerc, entretien dans le cadre de l&rsquo;&eacute;mission radiophonique Atelier Litt&eacute;raire, &laquo;Silhouettes, pastiche et listes&raquo; par Pascale Casanova sur France Inter le 23 mai 2010.<strong><a href="#note2a"><br /> </a> <a href="#note2a">[2]</a> </strong>George Perec et Raymond Queneau appartiennent au mouvement d&rsquo;avant-garde l&rsquo;OULIPO (l&rsquo;ouvroir de litt&eacute;rature potentielle) centr&eacute; sur l'invention et l'exp&eacute;rimentation de contraintes litt&eacute;raires nouvelles. Pour exemple&nbsp;: Queneau dans <em>Exercices de style</em>, paru en 1947, raconte 99 fois la m&ecirc;me histoire de 99 fa&ccedil;ons diff&eacute;rentes ou encore Perec m&ecirc;le fiction et r&eacute;alit&eacute; autobiographique dans ses &oelig;uvres comme <em>W ou le souvenir d'enfance</em> (1975)&nbsp; <em>La disparition</em> (1969) ou<em> La Vie mode d&rsquo;emploi</em> (1978).<strong><a href="#note3a"><br /> </a> <a href="#note3a">[3]</a> </strong>Thomas Clerc, entretien r&eacute;alis&eacute; par Minh Tran Huy, Le magazine litt&eacute;raire, En ligne: <a href="http://www.magazine-litteraire.com/content/Homepage/article.html?id=16108" title="http://www.magazine-litteraire.com/content/Homepage/article.html?id=16108">http://www.magazine-litteraire.com/content/Homepage/article.html?id=16108</a> [consult&eacute; le 7 juillet 2010]<strong><a href="#note4a"><br /> </a> <a href="#note4a">[4]</a> </strong><em>Ibid.</em><strong><a href="#note5a"><br /> </a> <a href="#note5a">[5]</a> </strong><em>Ibid.</em><a href="#note7a"><strong><br /> </strong></a><strong><a name="note6a" href="#note6a">[6]</a></strong> En Mai 1993, &Eacute;rick Schmitt, plus connu sous le surnom de H.B (Human Bomb), prit en otage les enfants et l&rsquo;institutrice d&rsquo;une classe de maternelle &agrave; Neuilly (r&eacute;gion Parisienne). Ce ch&ocirc;meur d&eacute;pressif, arm&eacute; d&rsquo;un pistolet d&rsquo;alarme et ceintur&eacute; d&rsquo;explosifs, r&eacute;clamait une ran&ccedil;on de cent millions de francs. Cet &eacute;v&egrave;nement tr&egrave;s m&eacute;diatis&eacute; devint un &eacute;v&egrave;nement national, la France resta en alerte pendant pr&egrave;s de deux jours. Si aucune victime ne fut compt&eacute;e parmi les otages, H.B fut tu&eacute; pendant l&rsquo;assaut de la police.<a href="#note6a"><strong><br /> </strong></a><strong><a name="note7a" href="#note7a">[7]</a></strong> Barbara Michel, <em>Figures et M&eacute;tamorphoses du Meurtre</em>, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1991, 331 p.<strong><a href="#note6a"><br /> </a> <a href="#note6a">[8]</a> </strong>George Perec, <em>W ou le souvenir d&rsquo;enfance</em>, Paris, Messageries du Livre, &laquo;L&rsquo;imaginaire&raquo;, 1993, p.17.<strong> <a href="#note9a"><br /> </a> <a href="#note9a">[9]</a> </strong>Olivier Mongin, <em>Essai sur les passions d&eacute;mocratiques tome 2&nbsp;: La violence des images ou comment s&rsquo;en d&eacute;barrasser?</em>, Paris, Seuil, 1997, 184 p., p. 149.<strong><a href="#note10a"><br /> </a> <a href="#note10a">[10]</a> </strong>Bertrand Gervais, &laquo;La ligne de flottaison&raquo;,<em> Cahiers &eacute;lectroniques de l'imaginaire, Centre de recherche sur l&rsquo;Imaginaire (UCL)</em>, vol. 4, 2006, En ligne: <a href="http://zeus.fltr.ucl.ac.be/autres_entites/CRI/CRI%202/Montaigne.htm" title="http://zeus.fltr.ucl.ac.be/autres_entites/CRI/CRI%202/Montaigne.htm">http://zeus.fltr.ucl.ac.be/autres_entites/CRI/CRI%202/Montaigne.htm</a>, [consult&eacute; le 10 juillet 2010]<strong><a href="#note11a"><br /> </a> <a href="#note11a">[11]</a> </strong>La psychanalyse est aussi une th&eacute;matique ch&egrave;re &agrave; l&rsquo;auteur.<strong></strong></p> <p></p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/exercice-de-style-en-dix-huit-crimes#comments BARTHES, Roland CLERC, Thomas Contraintes Culture populaire Deuil Événement Filiation France Mémoire MICHEL, Barbara MONGIN, Olivier Mort PEREC, Georges Poétique du recueil QUENEAU, Raymond Style Nouvelles Mon, 26 Jul 2010 14:03:04 +0000 Anaïs Guilet 250 at http://salondouble.contemporain.info Game Over http://salondouble.contemporain.info/lecture/game-over <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/guilet-anais">Guilet, Anaïs</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/dieu-jr">Dieu Jr.</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p>&nbsp;</p> <div><em>Dieu Jr</em>., roman de Dennis Cooper, est le r&eacute;cit des souffrances, des interrogations et de la culpabilit&eacute; de Jim, un homme endeuill&eacute; par la mort de son fils Tommy. Celui-ci est d&eacute;c&eacute;d&eacute; des suites d&rsquo;un accident de voiture, qui a &eacute;galement co&ucirc;t&eacute; au p&egrave;re l&rsquo;usage de ses jambes, son travail d&rsquo;agent immobilier et sans doute son mariage.&nbsp;Jim sombre alors dans une folie volontaire qu&rsquo;il nourrit par la marijuana. Il se donne ensuite pour mission d&rsquo;apprendre &agrave; mieux conna&icirc;tre son fils en finissant sa derni&egrave;re partie de jeu vid&eacute;o, lequel a obs&eacute;d&eacute; le fils comme il obs&egrave;de le p&egrave;re. Tommy en a d&rsquo;ailleurs dessin&eacute; des &eacute;l&eacute;ments &eacute;pars, dont un monument que Jim, ignorant dans un premier temps qu&rsquo;il &eacute;tait tir&eacute; du jeu, s&rsquo;empresse de prendre pour un projet architectural g&eacute;nial. Il se met &agrave; construire, dans le jardin familial, une exacte r&eacute;plique de ce mausol&eacute;e bariol&eacute; et incongru, qualifi&eacute; tour &agrave; tour par son entourage de &laquo;montagnes russes miniatures &agrave; moiti&eacute; effondr&eacute;es&raquo; (p.22), de &laquo;gigantesque bonbon immangeable&raquo; (<em>id.</em>), ou encore de &laquo;produit d&eacute;lirant de l&rsquo;art populaire&raquo; (<em>id.</em>). En bref, le monument repr&eacute;sente le dernier d&eacute;lire commun d&rsquo;un fils et d&rsquo;un p&egrave;re trop &laquo;d&eacute;fonc&eacute;s&raquo;.<br /> &nbsp;</div> <div>La violence, le trauma et la mort sont les sujets principaux de <em>Dieu Jr.</em>, ainsi que d&rsquo;un bon nombre de romans de Dennis Cooper, comme <em>My Loose Thread </em>(2002)<em>.</em> Il s&rsquo;agit de th&eacute;matiques que l&rsquo;on retrouve fr&eacute;quemment en litt&eacute;rature mais qui arborent ici des aspects tr&egrave;s contemporains en &eacute;tant trait&eacute;es &agrave; travers la perspective du jeu vid&eacute;o.<br /> &nbsp;</div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Dissection d&rsquo;un deuil</strong></span><strong> <p></p></strong></div> <div>Jim est un p&egrave;re qui cherche avant tout &agrave; donner un sens &agrave; la mort de son fils et &agrave; soulager sa peine. Pour d&eacute;crire un tel drame, Dennis Cooper, dont la marque de fabrique reste plut&ocirc;t sexe, violence et culture <em>queer</em>, n&rsquo;offre pas un r&eacute;cit path&eacute;tique ou compatissant. Il n&rsquo;y aura pas de r&eacute;elle r&eacute;demption possible pour Jim, pas plus que de v&eacute;ritable r&eacute;confort et encore moins de <em>happy end</em>. Le style de Dennis Cooper est direct, rigoureux, incisif, presque aust&egrave;re parfois, ponctu&eacute; d&rsquo;un humour caustique et de r&eacute;f&eacute;rences &agrave; la culture populaire. On retrouve ainsi parmi les grandes figures et h&eacute;ros du jeune Tommy Tony Hawk, Christina Ricci ou encore Ozzy Osbourne.<br /> &nbsp;</div> <div><em>Dieu Jr</em>, m&ecirc;lant violence et humour, laisse souvent son lecteur aux prises avec un malaise que l&rsquo;auteur ne cherche aucunement &agrave; dissiper. Le lecteur est conduit sans concession au c&oelig;ur d&rsquo;un processus morbide. Il doit faire face, &agrave; l&rsquo;image de Jim, &agrave; la difficult&eacute; des relations p&egrave;re-fils ainsi qu&rsquo;au poids du traumatisme. Dans ce roman, le traitement des mots et des personnages pr&eacute;sente une duret&eacute; presque physique qui entre en r&eacute;sonance avec la force &eacute;motionnelle du roman tout entier. Nous n&rsquo;avons pas affaire &agrave; la description chirurgicale d&rsquo;actes sexuels ou sadomasochistes, comme souvent dans les romans pr&eacute;c&eacute;dents de Cooper (Cf. <em>Le George Miles Cycle</em><a name="_ednref1" href="#_edn1"><span><span>[1]</span></span></a>). Dans <em>Dieu Jr</em>., la th&eacute;matique se fait moins sulfureuse, tout en restant en continuit&eacute; avec l&rsquo;&oelig;uvre enti&egrave;re de Dennis Cooper, puisqu&rsquo;elle propose, malgr&eacute; tout, une forme d&rsquo;intrusion dans l&rsquo;intimit&eacute; du personnage principal: l&rsquo;intimit&eacute; d&rsquo;un deuil. <br /> <span style="color: rgb(51, 51, 51);"><br /> </span></div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>La catharsis vid&eacute;oludique</strong></span><strong> <p></p></strong></div> <div>La troisi&egrave;me section du roman, intitul&eacute;e &laquo;Le gribouillage pu&eacute;ril&raquo;, est la partie la plus &eacute;mouvante, mais aussi la plus ing&eacute;nieuse du roman. Elle propose un r&eacute;cit all&eacute;gorique du parcours de Jim, que l&rsquo;on pourrait qualifier d&rsquo;initiatique, dans la partie de jeu vid&eacute;o laiss&eacute;e par Tommy. Le p&egrave;re y incarne un ours, &agrave; travers lequel se r&eacute;v&egrave;lent son &eacute;tat &eacute;motionnel ainsi que l&rsquo;&eacute;tendue de sa culpabilit&eacute; vis-&agrave;-vis de son fils. L&rsquo;objectif de Jim dans le jeu est avant tout de trouver le moyen de p&eacute;n&eacute;trer dans le fameux monument qui a inspir&eacute; les croquis de son fils. Encore une fois, humour et trag&eacute;die se m&ecirc;lent &agrave; travers une r&eacute;appropriation captivante du jeu vid&eacute;o. Tr&egrave;s rapidement l&rsquo;ours, jou&eacute; successivement par Tommy et Jim, essaie de se faire passer pour Dieu aupr&egrave;s des autres personnages du jeu:</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">L&rsquo;ours avait recrut&eacute; une petite arm&eacute;e de lapins admiratifs, de tortues en forme de losange, et de trucs multipattes comme des insectes. Ils nous pistaient, bruissants et paillet&eacute;s comme des appareils de paparazzis tomb&eacute;s sur le sol et auxquels des pattes auraient pouss&eacute; (p. 118). </span></div> <div>Le jeu vid&eacute;o d&eacute;crit dans <em>Dieu Jr. </em>n&rsquo;est pas identifi&eacute;, mais il semble &ecirc;tre une variation entre les univers de Shigeru Miyamoto<a name="_ednref2" href="#_edn2"><span><span>[2]</span></span></a> et le <em>Banjo-Kazooie</em> de Greggory Mayles, tous deux travaillant chez Nintendo.<br /> &nbsp;</div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Du jeu m&eacute;diatique au processus de deuil </strong></span><strong> <p></p></strong></div> <div>L&rsquo;usage du jeu vid&eacute;o dans une &oelig;uvre litt&eacute;raire t&eacute;moigne de l&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t toujours pr&eacute;gnant de Dennis Cooper pour l&rsquo;environnement m&eacute;diatique contemporain. Les nouvelles technologies &eacute;taient d&eacute;j&agrave; tr&egrave;s pr&eacute;sentes dans <em>Period</em> (2001) et <em>The</em> <em>Sluts </em>(2005): deux romans dont les intrigues se passaient en ligne. L&rsquo;auteur s&rsquo;inscrit ainsi en plein c&oelig;ur de ce que l&rsquo;on pourrait appeler, &agrave; la suite de N. Katherine Hayles, &laquo;l&rsquo;&eacute;cologie m&eacute;diatique contemporaine&raquo; (<em>medial ecology</em>):</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">L&rsquo;expression sugg&egrave;re que les relations entre les diff&eacute;rents m&eacute;dias sont aussi vari&eacute;es et complexes que celles entre des organismes diff&eacute;rents qui coexistent au sein du m&ecirc;me &eacute;cotone, incluant mimicry, duperie, coop&eacute;ration, agitation, parasitisme et hyperparasitisme (ma traduction).</span><a name="_ednref3" href="#_edn3">[3]</a><sup><span><a name="_ednref3" href="#_edn3"></a></span></sup><span><a name="_ednref3" href="#_edn3"><span> <p></p></span></a> </span></div> <div>Parce qu&rsquo;il oscille entre deux m&eacute;dias, <em>Dieu Jr. </em>appartient &agrave; ce nouveau syst&egrave;me contemporain o&ugrave; un nombre toujours plus grand de m&eacute;dias s&rsquo;hybrident, s&rsquo;influencent et s&rsquo;opposent, engendrant de nouvelles voies pour la litt&eacute;rature.<br /> &nbsp;</div> <div>Le jeu m&eacute;diatique op&eacute;r&eacute; par Dennis Cooper passe avant tout par un proc&eacute;d&eacute; de rem&eacute;diatisation. Ce terme initi&eacute; par Jay David Bolter et Richard Grusin dans <em>Remediation: Understanding New Media</em> (2000) d&eacute;crit la m&eacute;diation d&rsquo;un m&eacute;dia. Soit ici: <em>Dieu Jr.</em> rem&eacute;diatise le jeu vid&eacute;o dans un livre. Ce proc&eacute;d&eacute; permet une perspective originale et tr&egrave;s contemporaine sur la probl&eacute;matique du deuil. Dans le jeu vid&eacute;o, la mort n&rsquo;est rien, un simple <em>game over</em> dans une partie qui, si on l&rsquo;a sauvegard&eacute;e correctement, peut &agrave; jamais recommencer. Le jeu vid&eacute;o est finalement &agrave; l&rsquo;oppos&eacute; de la vie; c&rsquo;est pourquoi il constitue l&rsquo;endroit r&ecirc;v&eacute; pour un p&egrave;re endeuill&eacute; qui refuse la r&eacute;alit&eacute;. Gr&acirc;ce au truchement du jeu, la probl&eacute;matique de la mort dans <em>Dieu Jr. </em>prend une tout autre acuit&eacute;. Jim, &agrave; travers l&rsquo;ours qu&rsquo;il manipule, entre en conversation philosophique avec un ours polaire, &laquo;petit morveux qui porte un short Hip Hop qui pendouille&raquo; (p. 131):</div> <div class="rteindent1">&nbsp;</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je sais que mourir n&rsquo;est pas une grosse affaire. Je comprends que &ccedil;a &eacute;quivaut &agrave; une petite sieste. Mais o&ugrave; je vis, la mort c&rsquo;est la fin de tout. Un effacement. Si terrible qu&rsquo;on d&eacute;cide que la mort est invisible et muette. La mort est quelque chose de si mauvais qu&rsquo;on pr&eacute;f&egrave;re devenir fou plut&ocirc;t que de savoir qu&rsquo;un seul d&rsquo;entre nous n&rsquo;existe plus. &Ccedil;a c&rsquo;est moi (p. 133).</span></div> <div>Ce que Jim va apprendre gr&acirc;ce au jeu vid&eacute;o, c&rsquo;est qu&rsquo;il y a des r&eacute;ponses introuvables et des ch&acirc;teaux dont les portes n&rsquo;ont pas de cl&eacute;s. Cependant, il existe en contrepartie toujours une voie de sortie et le prix &agrave; gagner n&rsquo;est ni un &laquo;m&eacute;ga-saut&raquo; ni l&rsquo;impunit&eacute; mais, ainsi que l&rsquo;&eacute;crit Dennis Cooper, le choix d&rsquo;accorder &agrave; l&rsquo;amour un r&ocirc;le existentiel:</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">L&rsquo;amour est cette chose dans la vie &agrave; laquelle on donne le plus gros prix. C&rsquo;est comme ce monument ou comme toi [Jim], pour que tu n&rsquo;aies pas trop la grosse t&ecirc;te. Tu veux &ecirc;tre &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur de cet amour, m&ecirc;me si c&rsquo;est vide, et m&ecirc;me si ceux qui le cachent divorcent de toi ou sont mort. (p.&nbsp;149) </span></div> <div><em>Dieu Jr</em>. offre ainsi une sorte de parabole douce-am&egrave;re sur le cheminement du deuil. Le mausol&eacute;e, issu du jeu et de l&rsquo;imagination de Tommy, prendra feu dans la derni&egrave;re partie du roman. Un feu purificateur, d&rsquo;origine inconnue, mais dont Jim est, pour le lecteur, le principal suspect. Le monument, symbolique de la d&eacute;mesure de la souffrance du p&egrave;re, devait dispara&icirc;tre, tout comme en parall&egrave;le la partie de jeu vid&eacute;o, dernier lien avec son fils, devait &ecirc;tre achev&eacute;e: dans un ultime <em>game</em> <em>over</em>.</div> <div> <div>&nbsp;</div> <hr size="1" width="33%" /> <div id="edn1"> <div><a name="_edn1" href="#_ednref1"><span>1</span></a> Le <em>George Miles Cycle</em> est compos&eacute; de cinq romans: <em>Closer</em>, <em>Frisk</em>, <em>Try</em>, <em>Guide</em> et <em>Period,</em> dont les th&egrave;mes de pr&eacute;dilection sont le sexe et la violence. Ces romans interrogent les statuts sociaux et culturels d&rsquo;un petit groupe de f&eacute;tichistes, qui t&acirc;che de r&eacute;sister aux pr&eacute;jug&eacute;s d&rsquo;une soci&eacute;t&eacute; bourgeoise.</div> </div> <div id="edn2"> <div><a name="_edn2" href="#_ednref2"><span><span>2</span></span></a> Shigeru Miyamoto est le cr&eacute;ateur de <em>Donkey Kong</em>, <em>Mario Bros.</em> et <em>Zeld</em>a entre autres, jeux phares de la soci&eacute;t&eacute; Nintendo.</div> </div> <div id="edn3"> <div><a name="_edn3" href="#_ednref3"><span><span>3</span></span></a> N. Katherine Hayles, <em>Writing</em> <em>Machines</em>, Cambridge &amp; Londres, Mediawork, MIT Press, 2002, p.5.</div> </div> </div> <div>&nbsp;</div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/game-over#comments COOPER, Denis Deuil Dialogue médiatique États-Unis d'Amérique HAYLES, N. Katherine Violence Roman Tue, 20 Oct 2009 01:01:54 +0000 Anaïs Guilet 139 at http://salondouble.contemporain.info Traces, tracés, trajets: itinéraires d'un fils en deuil http://salondouble.contemporain.info/lecture/traces-traces-trajets-itineraires-dun-fils-en-deuil <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/merel-fabienne">Mérel, Fabienne</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/ce-matin">Ce matin</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Une filiation en question</strong></span></p> <p>Dominique Viart a montr&eacute; que le r&eacute;cit contemporain prend souvent la forme d&rsquo;une introspection, particuli&egrave;rement lorsque le sujet se met en qu&ecirc;te d&rsquo;une filiation<a href="#note1a">[1]</a>. <em>Ce matin</em> s&rsquo;inscrit bien dans cette voie puisque la mort de la m&egrave;re oblige le narrateur &agrave; effectuer un retour parmi les siens et &agrave; renouer des liens distendus avec cette m&egrave;re, f&ucirc;t-elle morte. Cependant, g&eacute;n&eacute;ralement, le r&eacute;cit de filiation tente de retrouver une continuit&eacute;, &agrave; tout le moins des points de convergence, avec les ascendants; ici, au contraire, il enregistre la rupture et les divergences qui s&eacute;parent irr&eacute;m&eacute;diablement le personnage principal de sa famille. L&rsquo;accident, dont le r&eacute;cit retranscrit en son sein les d&eacute;finitions aussi s&egrave;ches que significatives du dictionnaire (p.85), est certes un &laquo;&eacute;v&eacute;nement fortuit et impr&eacute;visible&raquo;, entra&icirc;nant d&eacute;g&acirc;ts et malheurs, mais il constitue avant tout une circonstance r&eacute;v&eacute;latrice qui donne &agrave; voir, de fa&ccedil;on brutale et &eacute;clatante, la s&eacute;paration d&eacute;j&agrave; advenue d&rsquo;avec la m&egrave;re et la fracture qui brise le <em>continuum</em> familial. L&rsquo;accident ne fait qu&rsquo;accentuer la d&eacute;composition avanc&eacute;e de la filiation et la valider. C&rsquo;est pourquoi le narrateur refuse de s&rsquo;&eacute;pancher, de communiquer sa peine &agrave; cet entourage si lointain; l&rsquo;expression de l&rsquo;affliction est r&eacute;serv&eacute;e au monologue int&eacute;rieur.</p> <p>L&rsquo;&eacute;loignement ancien d&rsquo;avec la m&egrave;re n&rsquo;emp&ecirc;che pas le narrateur d&rsquo;&eacute;prouver, &agrave; sa disparition, une vive douleur car il reste <em>son</em> fils, c&rsquo;est-&agrave;-dire qu&rsquo;il se sait attach&eacute; &agrave; elle par un lien intime impossible &agrave; d&eacute;nouer tout &agrave; fait, lien d&rsquo;appartenance quand m&ecirc;me rappel&eacute; &agrave; plusieurs reprises, et comme avec stup&eacute;faction, par l&rsquo;emploi en italiques du possessif &laquo;<em>ma</em> m&egrave;re&raquo;. Une des fonctions de l&rsquo;&eacute;criture, dans ce roman, est du reste d&rsquo;approcher, d&rsquo;&eacute;baucher une figure maternelle. Les traits de celle-ci les plus directement saisissables par le lecteur sont ceux de la morte qui g&icirc;t au fun&eacute;rarium. Il y a dans la description du visage d&eacute;figur&eacute; de l&rsquo;accident&eacute;e une violence qui atteint au plus pr&egrave;s l&rsquo;&eacute;tranget&eacute; de la mort, et qui redouble celle de la m&egrave;re pour le narrateur. Le r&eacute;cit montre alors que la mort, loin d&rsquo;&ecirc;tre une question m&eacute;taphysique ou po&eacute;tique, est plus que toute autre chose une confrontation du vivant &agrave; son aspect le plus mat&eacute;riel, le plus concret: &laquo;La mort des gens, c&rsquo;est d&rsquo;abord un corps. Un corps &agrave; g&eacute;rer&raquo; (p.64). Mais la d&eacute;pouille informe brouille d&eacute;finitivement l&rsquo;identit&eacute; de la m&egrave;re si mal connue du narrateur.</p> <p>Nonobstant, dans sa volont&eacute; de cerner raisonnablement l&rsquo;incompr&eacute;hensibilit&eacute; de la disparition accidentelle, celui-ci essaie, &agrave; plusieurs reprises, de retracer le trajet fatal qui, au petit matin, m&egrave;ne la m&egrave;re &agrave; sa mort. Mais l&rsquo;&eacute;criture a beau, par la focalisation interne, imaginer les derniers instants et les perceptions maternelles, elle bute contre le myst&egrave;re &laquo;de ce qui a eu lieu dans le lieu&raquo; et dont le corps demeure le seul souvenir tangible et muet (p.78). De m&ecirc;me, ce corps, bien qu&rsquo;inanim&eacute; et d&eacute;natur&eacute;, para&icirc;t, par sa pr&eacute;sence, suppl&eacute;er &agrave; l&rsquo;absence durable de la m&egrave;re &agrave; laquelle le narrateur s&rsquo;&eacute;tait habitu&eacute;. Pourtant, l&rsquo;incin&eacute;ration, choisie par les deux enfants de l&rsquo;accident&eacute;e, non seulement d&eacute;sagr&egrave;ge la mati&egrave;re, la rendant d&eacute;finitivement inaccessible, mais dissout &eacute;galement l&rsquo;identit&eacute; de cette femme. Ses secrets restent intacts&nbsp; &ndash; le narrateur, d&rsquo;ailleurs, ne souhaite pas les &eacute;luder, parce que, pense-t-il, il n&rsquo;y a &laquo;rien &agrave; savoir. Rien &agrave; trouver&raquo; (p.148). Sans doute quelques pi&egrave;ces du puzzle identitaire apparaissent-elles &ccedil;&agrave; et l&agrave;, mais toujours incompl&egrave;tes ou inexpliqu&eacute;es: un certificat m&eacute;dical&nbsp; ancien signalant les traces d&rsquo;une agression physique, un journal intime qui tourne court, un message t&eacute;l&eacute;phonique obscur laiss&eacute; par une amie de la m&egrave;re. Le roman &eacute;parpille, comme des cendres, les &eacute;l&eacute;ments de la biographie maternelle, n&eacute;cessairement lacunaire. La fragmentation textuelle atteste de l&rsquo;&eacute;nigme ontologique que la filiation n&rsquo;autorise pas &agrave; forcer. </p> <p> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Une vision apor&eacute;tique<br /> </strong></span><br /> Il est vain, pour le r&eacute;cit, de viser &agrave; la transparence, autant dans sa saisie de l&rsquo;identit&eacute; maternelle que dans la perception incertaine que le narrateur a de lui-m&ecirc;me et du monde. Ainsi, co&iuml;ncide avec cet &eacute;pisode dramatique la d&eacute;couverte par le narrateur de l&rsquo;utilisation de lentilles oculaires. Son premier mouvement enthousiaste le porte &agrave; croire qu&rsquo;il acc&egrave;de enfin &agrave; une meilleure vision du monde, une &laquo;clart&eacute; sur toute la ligne d&rsquo;horizon&raquo; (p.45). Pourtant, l&rsquo;&eacute;v&egrave;nement accidentel et ses suites vont l&rsquo;obliger &agrave; r&eacute;viser cette impression. De fait, son regard oscille contin&ucirc;ment entre acuit&eacute; et myopie. D&rsquo;un c&ocirc;t&eacute;, le narrateur observe avec lucidit&eacute; le microcosme familial, l&rsquo;univers confin&eacute;, immuable, m&eacute;diocre de ses grands parents; il per&ccedil;oit leurs regards fuyants, vides, et le pouvoir destructeur de leur &eacute;troitesse d&rsquo;esprit. Pareillement, le personnage appr&eacute;hende certaines aberrations du monde moderne, la laideur des p&eacute;riph&eacute;ries urbaines, la soci&eacute;t&eacute; de consommation, la commercialisation de la mort. Pourtant, d&rsquo;un autre c&ocirc;t&eacute;, la vision corrig&eacute;e ne saurait abolir la distance qui s&eacute;pare le narrateur de ses proches, ni &eacute;claircir leur opacit&eacute;. Comme la m&egrave;re, les figures du p&egrave;re ou de la s&oelig;ur n&rsquo;offrent au regard que des contours flous. L&rsquo;espace et les anonymes qui entourent l&rsquo;endeuill&eacute; deviennent eux aussi indistincts (p.139). Enfin, les verres de contact donnent provisoirement l&rsquo;illusion au narrateur de se voir tel qu&rsquo;il est; mais, au bout du compte, lorsqu&rsquo;il se regarde dans le miroir, l&rsquo;&oelig;il nu, il retrouve ses propres traits estomp&eacute;s, &laquo;un vaste brouillard qui remplace le visage, une brume qui ne figure rien&raquo; (p.125). L&agrave; encore, avec ou sans loupe grossissante, l&rsquo;identit&eacute; se d&eacute;robe.</p> <p>&nbsp;<br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Une topographie signifiante</strong></span></p> <p>A d&eacute;faut d&rsquo;&eacute;tablir avec certitude la nature de la relation &agrave; soi-m&ecirc;me et aux autres, le r&eacute;cit, en suivant les routes qui m&egrave;nent le narrateur en diff&eacute;rents points de l&rsquo;hexagone, retrace le parcours d&rsquo;une vie et fait &eacute;merger les diff&eacute;rentes strates qui composent l&rsquo;individu. L&rsquo;itin&eacute;raire du fils en deuil passe ainsi par trois villes: Paris, Sens, Les Sables-d&rsquo;Olonne. Cette g&eacute;ographie intime s&rsquo;organise en r&eacute;alit&eacute; suivant une opposition topique entre la Province et la capitale, entre les lieux de l&rsquo;enfance, de l&rsquo;adolescence et celui de l&rsquo;&acirc;ge adulte. </p> <p>Paris, contrairement aux <em>topo&iuml;</em> des romans d&rsquo;apprentissage, n&rsquo;est pas un espace d&eacute;ceptif ou une ville ind&eacute;chiffrable. Il est, pour le narrateur qui y habite, un monde circonscrit rassurant, hors de prise de la famille provinciale. Des &eacute;l&eacute;ments embl&eacute;matiques de la capitale, &eacute;voqu&eacute;s de fa&ccedil;on &eacute;parse (terrasses de caf&eacute;, jardin public, bouquiniste), contribuent &agrave; cr&eacute;er une atmosph&egrave;re sereine, dans laquelle sont favoris&eacute;es la lecture et les relations amicales. Si la mort de la m&egrave;re fait irruption dans cet espace et en rend temporairement les b&eacute;n&eacute;fices caducs, au terme du r&eacute;cit, les d&eacute;marches fun&eacute;raires finies, le retour dans la capitale appara&icirc;t comme une possibilit&eacute;, m&ecirc;me pr&eacute;caire et fragile, de renouer avec soi.</p> <p>&Agrave; l&rsquo;oppos&eacute;, Les Sables-d&rsquo;Olonne, o&ugrave; vivent la m&egrave;re et les grands-parents, est &laquo;la ville fant&ocirc;me&raquo; (p.57) mal d&eacute;limit&eacute;e. C&rsquo;est le lieu de l&rsquo;enfance et de l&rsquo;adolescence sans enchantement, l&rsquo;&eacute;cueil o&ugrave; viennent s&rsquo;&eacute;chouer ceux qui sont en mal d&rsquo;&eacute;vasion. La ville, par sa laideur, par la duret&eacute; du b&eacute;ton qui sature son espace, mais aussi &agrave; cause de &laquo;l&rsquo;oc&eacute;an, la plage, [l]e soleil radieux qui &eacute;puise&raquo; (p.141), d&eacute;ploie toutes sortes de signes hostiles qui se surajoutent au marquage mortif&egrave;re, puisque Les Sables-d&rsquo;Olonne est le cadre de l&rsquo;accident et&nbsp; des obs&egrave;ques. Les cendres de la m&egrave;re, r&eacute;pandues &laquo;sur les rochers noirs, au bord de l&rsquo;Atlantique en tumulte&raquo; (p.145), ne paraissent pas pouvoir &eacute;chapper &agrave; cet espace sinistre.</p> <p>L&rsquo;autre ville de l&rsquo;adolescence, Sens, est lieu de passage &agrave; partir duquel il est possible de fuir pour Paris. Certes, il s&rsquo;agit du pays natal de la m&egrave;re et de ses illusions perdues, d&rsquo;une ville morne, mais, pour le narrateur, c&rsquo;est aussi un lieu marqu&eacute; par un certain h&eacute;ritage litt&eacute;raire: c&rsquo;est l&agrave; qu&rsquo;Albert Camus est mort dans un accident de voiture &ndash; l&rsquo;&eacute;pisode, r&eacute;v&eacute;lant par anticipation la brutalit&eacute; inconcevable de la mort accidentelle, ouvre le roman &ndash;; c&rsquo;est dans un lyc&eacute;e s&eacute;nonais que le narrateur est initi&eacute; &agrave; son &oelig;uvre &ndash; <em>Ce matin</em> partage d&rsquo;ailleurs avec <em>L&rsquo;Etranger</em> sa situation initiale, son monologue int&eacute;rieur et sa sobri&eacute;t&eacute; stylistique &ndash;; enfin, c&rsquo;est de Sens que Mallarm&eacute; est parti &agrave; la recherche d&rsquo;un Ailleurs po&eacute;tique. Toutefois, ces r&eacute;f&eacute;rences culturelles sont discr&egrave;tes. L&rsquo;&eacute;crivain reste humble, mais libre aussi, faisant entendre sa voix singuli&egrave;re.</p> <p>Pour formuler l&rsquo;impensable et l&rsquo;indicible de la mort, pour dire l&rsquo;incertitude identitaire, cette voix choisit une &eacute;criture qui refuse toute emphase. La phrase est courte, souvent nominale, pr&eacute;f&egrave;re le pronom&nbsp; &laquo;on&raquo; au &laquo;je&raquo;. Mais les &eacute;nonc&eacute;s n&rsquo;en sont pas moins charg&eacute;s de l&rsquo;affectivit&eacute; du narrateur : sous une apparente distance, il livre la force de ses &eacute;motions. L&rsquo;&eacute;conomie verbale redonne aux mots tout leur sens, voire toute leur violence. Cette forme de minimalisme, associ&eacute;e &agrave; la bri&egrave;vet&eacute; des chapitres, reconstitue la perception imm&eacute;diate des faits par le narrateur, leur soudainet&eacute;. Le lecteur c&egrave;de, &agrave; son tour, au sentiment d&rsquo;urgence, et, le souffle coup&eacute;, lit d&rsquo;une traite ce voyage au bout du deuil. </p> <p><a href="#note1a"><br /> </a><a name="note1a" href="#note1">1</a> Voir notamment, en collaboration avec B. Vercier, <em>La Litt&eacute;rature fran&ccedil;aise au pr&eacute;sent. H&eacute;ritage, modernit&eacute;, mutations</em>, Paris, Bordas, 2005, premi&egrave;re partie, chapitre 3, &laquo;R&eacute;cits de filiation&raquo;, p.76-98.</p> <p></p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/traces-traces-trajets-itineraires-dun-fils-en-deuil#comments Deuil Filiation France Indicibilité Intertextualité RONGIER, Sébastien VIART, Dominique et VERCIER, Bruno Roman Tue, 14 Apr 2009 13:49:12 +0000 Fabienne Mérel 105 at http://salondouble.contemporain.info Le sens à l’épreuve de la mort http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-sens-a-l-epreuve-de-la-mort <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/hope-jonathan">Hope, Jonathan</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/tous-les-enfants-sauf-un">Tous les enfants sauf un</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p align="justify">Dans son dernier ouvrage Philippe Forest interpr&egrave;te certaines conditions auxquelles on se mesure lorsque d&eacute;c&egrave;de un enfant. L&rsquo;auteur passe en revue plusieurs mythes (au sens barth&eacute;sien) qui d&eacute;terminent la mani&egrave;re par laquelle on esp&egrave;re rendre compte de la souffrance et du deuil. Six d&rsquo;entre eux seront expos&eacute;s ici : les h&ocirc;pitaux et les soins de sant&eacute;, l&rsquo;enfance, la religion, la psychanalyse, la litt&eacute;rature &laquo;th&eacute;rapeutique&raquo;, la m&eacute;lancolie. Syst&eacute;matiquement, Forest montre comment les discours &eacute;chouent &ndash; autant que le sien propre et c&rsquo;est ce qui fait toute sa force &ndash;, dans leurs tentatives &agrave; rendre compte de la mort. Pourtant, les discours sur la souffrance r&eacute;ussissent &agrave; toucher &agrave; quelque chose, si ce n&rsquo;est que son absurdit&eacute;. Cette h&eacute;sitation entre la critique et l&rsquo;aveu &ndash; la reconnaissance d&rsquo;un paradoxe &ndash; sous-tend enti&egrave;rement l&rsquo;essai de Forest.</p> <p align="justify">Pauline, la fille de Philippe Forest et de sa conjointe H&eacute;l&egrave;ne, est d&eacute;c&eacute;d&eacute;e &agrave; la suite des complications d&rsquo;un ost&eacute;osarcome. Le diagnostic a &eacute;t&eacute; &eacute;tabli en janvier 1995. Une ann&eacute;e intensive de traitements et une intervention chirurgicale majeure donnent l&rsquo;espoir &agrave; la famille que le pire est pass&eacute;. Pourtant, en f&eacute;vrier 1996 des m&eacute;tastases sont d&eacute;couvertes dans les poumons de Pauline. La maladie l&rsquo;emporte quelque trois mois plus tard. Elle avait quatre ans.</p> <p align="justify">Forest &eacute;crit alors<em> L&rsquo;enfant &eacute;ternel</em> (1997) o&ugrave; il raconte la maladie et le d&eacute;c&egrave;s de sa fille. Puis, dans <em>Toute la nuit</em> (1999), il reprend le m&ecirc;me th&egrave;me, esp&eacute;rant que sa r&eacute;&eacute;criture lui permettra de mieux comprendre l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement. Mais deux romans ne suffisent pas. Dix ans apr&egrave;s son premier roman, il remet &ccedil;a avec <em>Tous les enfants sauf un</em> (2007). Ici, le roman fait place &agrave; l&rsquo;essai. Il s&rsquo;agit maintenant de &laquo;faire entendre, sans litt&eacute;rature, ce que, dans le monde d&rsquo;aujourd&rsquo;hui, peuvent signifier la maladie et la mort d&rsquo;une enfant.&raquo; (p. 10). Contrairement aux deux romans pr&eacute;c&eacute;dents, Forest ne cherche pas &agrave; relater la mort de sa fille, mais bien de comprendre la mort de mani&egrave;re plus g&eacute;n&eacute;rale. Parce qu&rsquo;il analyse les conditions, les superstructures id&eacute;ologiques, l&rsquo;essai de Forest est une importante contribution &agrave; l&rsquo;analyse mythologique de la mort. Pourtant, l&rsquo;histoire de Pauline et la mani&egrave;re dont l&rsquo;a v&eacute;cue Forest et sa conjointe restent en filigrane partout dans l&rsquo;essai. Comme quoi en parlant d&rsquo;id&eacute;es g&eacute;n&eacute;rales on peut &eacute;voquer des objets tr&egrave;s sp&eacute;cifiques et sensibles. Et pour cette raison, l&rsquo;essai s&rsquo;av&egrave;re &ecirc;tre une sorte d&rsquo;&eacute;chec. D&rsquo;abord parce que Forest reconna&icirc;t qu&rsquo;il ne peut pas &eacute;crire sans litt&eacute;rature. Son premier roman &laquo;n&rsquo;avait pas de fin. M&ecirc;me les essais que j&rsquo;ai publi&eacute;s en constituaient aussi des chapitres [&hellip;] Et cet essai maintenant.&raquo; (p. 158). Comme les discours les plus dominants qui tentent, mais &eacute;chouent, &agrave; saisir la mort, Forest en arrive &agrave; l&rsquo;id&eacute;e que le d&eacute;c&egrave;s d&rsquo;une enfant n&rsquo;a aucun sens. Cette troisi&egrave;me tentative est ainsi une sorte d&rsquo;aveu d&rsquo;impuissance devant le chagrin et la perte.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Soins de sant&eacute;</strong></span></p> <p align="justify">&Agrave; propos des h&ocirc;pitaux, Forest tient un discours particuli&egrave;rement complexe. La complexit&eacute; tient, en partie, du ton cynique de l&rsquo;auteur. Comme l&rsquo;ironique, ou le sarcastique, on n&rsquo;est jamais trop s&ucirc;r d&rsquo;o&ugrave; parle le cynique. Ce qui rend les choses encore plus ambigu&euml;s est que le cynisme est souvent une sorte de deuxi&egrave;me nature chez les m&eacute;decins, qui, en revanche, tol&egrave;rent habituellement mal qu&rsquo;on soit cynique envers leur pratique. Par leur art ou leur technique, les m&eacute;decins cherchent &agrave; maintenir une distance avec la maladie, la mort, la souffrance, auxquelles ils se heurtent quotidiennement. Forest consid&egrave;re cette distance &agrave; la base du cynisme m&eacute;dical et &eacute;crit, non sans effronterie :</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"> Lorsqu&rsquo;il a &eacute;puis&eacute; toutes les ressources de son art, le docteur a quelque chose d&rsquo;un pr&ecirc;tre et puis d&rsquo;un &eacute;boueur. Faute de pouvoir gu&eacute;rir, il absout et puis il aseptise, exer&ccedil;ant sur les disparus son devoir d&rsquo;hygi&eacute;niste. Le scandale scatologique de la mort, avec les moyens du bord, il le r&eacute;sout &agrave; sa pauvre mani&egrave;re, pronon&ccedil;ant sur le cadavre les paroles de purification rituelles et lui appliquant un traitement qui ne diff&egrave;re pas tellement de celui qu&rsquo;on r&eacute;serve aux ordures. (p. 30)</span></p> <p align="justify">Comparer la m&eacute;decine &agrave; de la sorcellerie et au tri des d&eacute;chets n&rsquo;est pas tr&egrave;s d&eacute;licat. Mais il faut l&rsquo;avouer, le malade a souvent l&rsquo;air d&rsquo;un simple objet sur lequel les m&eacute;decins appliquent leur instruction et leurs protocoles. Le malade est en quelque sorte exclue des rythmes de production du fonctionnement social &laquo;normal&raquo;. Puisqu&rsquo;il ne peut pas participer, l&rsquo;h&ocirc;pital le transforme en mati&egrave;re pour ceux qui peuvent toujours travailler. Au sujet de cette r&eacute;ification, Forest &eacute;crit : &laquo;(l)&rsquo;objectivation n&eacute;cessaire du mal que produit le regard m&eacute;dical se paie ainsi, pour le patient, au prix d&rsquo;une d&eacute;possession subjective de son &ecirc;tre.&raquo; (p. 42). Le patient doit ainsi abandonner son temps (d&eacute;terminant de son &ecirc;tre selon la philosophie classique) et se coordonner &agrave; celui de l&rsquo;institution m&eacute;dicale. Il abandonne aussi, parall&egrave;lement, son corps aux experts et devient, comme objet de recherche, un rouage dans l&rsquo;usine de la sant&eacute;.</p> <p align="justify">Malgr&eacute; cette critique acerbe, l&rsquo;analyse de l&rsquo;univers hospitalier effectu&eacute;e par Forest n&rsquo;est pas sans nuances et manifeste des sentiments bigarr&eacute;s. Car l&rsquo;h&ocirc;pital est le lieu de l&rsquo;h&ocirc;te, celui qui recueille et prot&egrave;ge. L&rsquo;h&ocirc;pital est synonyme de refuge et de repos pour la personne en d&eacute;tresse. Les m&eacute;decins, qui par d&eacute;finition soignent, mesurent, organisent, prennent enti&egrave;rement sur eux, dans la mesure du possible, le r&eacute;tablissement de la sant&eacute; du malade. Et ce, malgr&eacute; les failles administratives, malgr&eacute; les limites de la recherche et des moyens, et malgr&eacute; leurs propres craintes et faiblesses devant des drames humains.</p> <p align="justify">Lorsque le drame concerne l&rsquo;enfant, il para&icirc;t d&rsquo;autant plus inadmissible. C&rsquo;est l&agrave; une id&eacute;e r&eacute;pandue : l&rsquo;enfant est trop jeune pour mourir parce qu&rsquo;elle ne sait m&ecirc;me pas encore ce qu&rsquo;est la vie. La mort de l&rsquo;enfant constitue en quelque sorte l&rsquo;absurdit&eacute; la plus totale, l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement le plus d&eacute;nu&eacute; de raison. L&rsquo;enfant est une victime, &laquo;par excellence l&rsquo;objet de [la] piti&eacute;.&raquo; (p. 75), et sa mort, un impossible universel.</p> <p align="justify">Et pourtant, autant que Forest accepte cette id&eacute;e commune, il la d&eacute;nonce. Car penser la mort de l&rsquo;enfant comme une absurdit&eacute;, revient &agrave; dire que la mort d&rsquo;un autre, qui n&rsquo;est pas un enfant (quadrag&eacute;naire, toxicomane, ou adulte), est plus tol&eacute;rable. Forest ironise : &laquo;&agrave; la Bourse de la souffrance, un homosexuel [sid&eacute;en] ou un toxicomane ne vaudra jamais ce que vaut un petit gar&ccedil;on ou une petite fille atteint d&rsquo;une leuc&eacute;mie, d&rsquo;un sarcome&raquo;. Puis il ajoute : &laquo;Cette diff&eacute;rence de cotes &agrave; la Bourse de l&rsquo;&eacute;motion est la traduction d&rsquo;un pr&eacute;jug&eacute; abject quand on y r&eacute;fl&eacute;chit. Car exalter l&rsquo;innocence de l&rsquo;enfant &agrave; pour effet m&eacute;canique de stigmatiser implicitement l&rsquo;adulte en le tenant responsable de sa maladie.&raquo; (p. 70). Comme si la mort d&rsquo;une quadrag&eacute;naire &eacute;tait &laquo;normale&raquo; parce que celle-ci &eacute;tait vieille. Comme si la mort d&rsquo;une toxicomane ne devait pas faire autant pleurer parce qu&rsquo;elle &eacute;tait &laquo;coupable&raquo; de son &eacute;tat de sant&eacute;. Comme si l&rsquo;adulte et ses proches n&rsquo;avaient pas &agrave; se plaindre de la souffrance, parce qu&rsquo; &laquo;au moins, il avait v&eacute;cu&raquo;. Ainsi, la souffrance et la mort nous paraissent plus acceptables. Mais en r&eacute;alit&eacute;, tout ce qu&rsquo;on fait c&rsquo;est &eacute;changer le chagrin contre une raison. On ne donne pas raison au chagrin. On &eacute;vacue la souffrance au lieu de l&rsquo;affronter dans une partie perdue d&rsquo;avance. Comme quoi on pr&eacute;f&egrave;re &agrave; l&rsquo;&eacute;chec et l&rsquo;aveu d&rsquo;impuissance, les chim&egrave;res de l&rsquo;entendement.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Religion</strong></span></p> <p align="justify">Contraire &agrave; l&rsquo;entendement, il y a cette n&eacute;buleuse qu&rsquo;on nomme la religion; Forest vise sp&eacute;cifiquement la chr&eacute;tient&eacute; et non le &laquo;bazar de croyances infantiles&raquo; (p. 102). Encore ici, en filigrane de la critique corrosive de Forest, on sent bien des r&eacute;serves. Il d&eacute;nonce d&rsquo;abord l&rsquo;ineptie des discours qui c&eacute;l&egrave;brent la vie apr&egrave;s la mort, qui assurent que la souffrance n&rsquo;est qu&rsquo;un petit prix &agrave; payer pour le paradis qui nous attend; plus grande est la souffrance, plus grande sera la r&eacute;compense. Il d&eacute;nonce ces discours superstitieux fond&eacute;s sur la crainte et l&rsquo;espoir. Il d&eacute;nonce la religion qui cr&eacute;e un contexte festif, qui permet aux gens d&rsquo;entrer en transe, pour mieux faire passer l&rsquo;historiette psych&eacute;d&eacute;lique de la tare originelle pour laquelle nous payons toute notre vie, la r&eacute;demption par la mort.</p> <p align="justify">Malgr&eacute; cela, Forest reconna&icirc;t toute l&rsquo;importance du pr&ecirc;tre qui se tient &agrave; la limite du monde normal. Le pr&ecirc;tre, comme le malade, n&rsquo;est pas vraiment utile, mais il assure un contact n&eacute;cessaire avec le monde des morts. Forest rappelle l&rsquo;enterrement de sa fille : &laquo;Il [le pr&ecirc;tre] a accept&eacute; de nous accompagner jusqu&rsquo;au cimeti&egrave;re de Rosnay et c&rsquo;est lui qui a pos&eacute; l&rsquo;urne contenant les cendres dans le fond de la tombe. Je lui suis reconnaissant de ce geste parce que je ne crois pas que quelqu&rsquo;un d&rsquo;autre &ndash; et certainement pas moi &ndash; aurait eu le courage de le faire.&raquo; (p. 103). Le pr&ecirc;tre fait, comme l&rsquo;&eacute;boueur, un travail de paria n&eacute;cessaire, mais inacceptable. Le pr&ecirc;tre propose une solution, comme le m&eacute;decin, &agrave; la &laquo;question &ndash; techniquement et m&eacute;taphysiquement &ndash; insoluble&raquo; (p. 54) que sont la souffrance et la mort. La voix du pr&ecirc;tre &ndash; probablement parce qu&rsquo;elle n&rsquo;est justement pas la sienne &ndash; fait entendre la piti&eacute; venue de loin, le scandale, typique de la tragique condition de l&rsquo;homme, du sacrifice du Christ.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Psychanalyse</strong></span></p> <p align="justify">Un des discours actuels les plus adapt&eacute;s &agrave; &eacute;voquer le tragique est sans doute la psychanalyse freudienne (omettons l&rsquo;existentialisme, qui n&rsquo;est pas un discours &agrave; proprement parler, mais plut&ocirc;t une disposition qui teinte le si&egrave;cle tout entier). Comme la religion, la psychanalyse a malheureusement subi des torts dans les milieux et pratiques les plus r&eacute;trogrades de la culture de masse. Forest cible le cas du concept de &laquo;travail de deuil&raquo; que Freud expose dans &laquo;Deuil et m&eacute;lancolie&raquo; (1915). Tel que l&rsquo;entend Freud, le deuil est un travail de remplacement o&ugrave; l&rsquo;endeuill&eacute; trouve un substitut &agrave; l&rsquo;objet de d&eacute;sir maintenant mort. En un certain sens, le travail de deuil est une sorte de m&eacute;canique de balancier cherchant &agrave; maintenir un pr&eacute;cieux &eacute;quilibre des passions. Forest remarque que le concept a &eacute;t&eacute; raviv&eacute;, notamment par la psychoth&eacute;rapie sous le nom de &laquo;r&eacute;silience&raquo; - une soi-disant capacit&eacute; &agrave; rebondir suite &agrave; des traumatismes. Cette notion conna&icirc;t un immense succ&egrave;s m&eacute;diatique, probablement parce qu&rsquo;on y trouve une foule d&rsquo;anecdotes joyeuses, des happy ending, et parce qu&rsquo;elle pr&ocirc;ne une &eacute;lasticit&eacute; de l&rsquo;&acirc;me qui convient tant &agrave; notre &eacute;poque badine du divertissement plastique. En tous les cas, ce que le travail de deuil et la r&eacute;silience ont en commun est cette tendance &agrave; &eacute;vacuer la souffrance; vivre la souffrance, oui, mais &agrave; condition de pouvoir la surmonter et passer &agrave; autre chose. Forest rappelle que Freud lui-m&ecirc;me n&rsquo;&eacute;tait pas en mesure de proc&eacute;der correctement au travail de deuil, pourtant a priori tr&egrave;s rigoureux (et presque simple), &agrave; la suite du d&eacute;c&egrave;s de Sophie, sa propre fille, en 1920. C&rsquo;est ainsi que Forest consid&egrave;re que ce d&eacute;c&egrave;s constitue le point de basculement du dernier Freud, celui qui conna&icirc;t le pessimisme tragique de l&rsquo;homme. La mort n&rsquo;est plus le temps d&rsquo;un travail, mais bien celui d&rsquo;un sacrifice, d&rsquo;une dette. Fond&eacute;e sur le manque, la psychanalyse demeure ainsi &laquo;l&rsquo;un des plus efficaces antidotes contre toute vision positive et normative de l&rsquo;individu.&raquo; (p. 124). Une part de nous demeure solidement et immanquablement attach&eacute;e aux disparus et ne se d&eacute;tachera probablement qu&rsquo;&agrave; notre mort. C&rsquo;est l&rsquo;exp&eacute;rience de cet attachement qui persiste, la manifestation soulign&eacute;e et continuelle du d&eacute;funt, que nous nommons des fant&ocirc;mes. Parce que nous sommes attach&eacute;s &agrave; d&rsquo;autres qui nous survivront et qui s&rsquo;attacheront, eux aussi, &agrave; d&rsquo;autres, nous transmettons nos fant&ocirc;mes en en devenant &agrave; notre tour. Et l&rsquo;exp&eacute;rience de cette hantise nous rend incapables de retourner, compl&egrave;tement et sans marques, dans le monde des vivants. Forest &eacute;crit : &laquo;[n]ous avons fini par reprendre l&rsquo;apparence d&rsquo;une vie &agrave; peu pr&egrave;s normale. Mais au fond, nous ne sommes pas rentr&eacute;s. [&hellip;] J&rsquo;en suis certain maintenant : nous ne rentrerons pas.&raquo; (p. 131).</p> <p align="justify">Ce sont ces restes de la mort (les traces paradoxales des disparus), que le monde &laquo;normal&raquo; tente d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;ment d&rsquo;effacer. Par un m&eacute;lange de d&eacute;ni et de crainte, on exige que la m&eacute;lancolie disparaisse. La souffrance doit cesser, soit par la gu&eacute;rison, soit par la mort. L&rsquo;endeuill&eacute; est tenu de ne pas le demeurer trop longtemps et de r&eacute;int&eacute;grer le plus t&ocirc;t possible la vie habituelle, c&rsquo;est-&agrave;-dire vid&eacute;e de toute trag&eacute;die. Il existe une certaine conception de la litt&eacute;rature dite &laquo;th&eacute;rapeutique&raquo; ou &laquo;cathartique&raquo; (dans son sens habituel, mais discutable) qui sert justement &agrave; cette fin. Forest &eacute;crit d&rsquo;elle : &laquo;[s]eule une telle litt&eacute;rature est jug&eacute;e conforme par la soci&eacute;t&eacute; de consolation parce qu&rsquo;elle accomplit tr&egrave;s pr&eacute;cis&eacute;ment le programme qui d&eacute;finit celle-ci&raquo; (p. 165) &ndash; c&rsquo;est-&agrave;-dire &eacute;vacuer &agrave; la h&acirc;te la souffrance et tout embellir.</p> <p align="justify">Forest reconna&icirc;t que cette litt&eacute;rature peut &ecirc;tre utile. Pour un certain temps. Car si on pense se soigner d&eacute;finitivement par l&rsquo;&eacute;crit, on se trompe. &laquo;Si le livre soigne de la souffrance de vivre, &eacute;crit Forest, s&rsquo;il gu&eacute;rit de la douleur du deuil, alors il op&egrave;re ce tour de passe-passe po&eacute;tique qui consiste &agrave; faire dispara&icirc;tre le scandale dont il na&icirc;t, &agrave; le r&eacute;soudre en effet et &agrave; prohiber toute parole de r&eacute;volte.&raquo; (p. 165). </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>M&eacute;lancolie</strong></span></p> <p align="justify">Ainsi, Forest se situe en quelque sorte &agrave; l&rsquo;autre extr&eacute;mit&eacute; de la litt&eacute;rature. Il ne cherche pas &agrave; court-circuiter la trag&eacute;die, mais &agrave; lui laisser sa place. &Agrave; l&rsquo;oppos&eacute; de la consolation forc&eacute;e, Forest rappelle la position de Kierkegaard, pour qui l&rsquo;humain doit assumer seul, avec m&eacute;lancolie, sa condition tragique. Par fatalisme et r&eacute;signation, l&rsquo;humain &laquo;complet&raquo; de Kierkegaard est ce qu&rsquo;il y a de plus singulier. Forest &eacute;crit : &laquo;[l]&rsquo;individu en deuil &quot;tombe du g&eacute;n&eacute;ral&quot; &ndash; selon le mot de Kierkegaard. [&hellip;] tout ce qui s&rsquo;applique aux autres cesse de valoir pour lui.&raquo; (p. 136).</p> <p align="justify">Mais du plus profond de leur solitude, les humains peuvent se rejoindre. Peut-&ecirc;tre qu&rsquo;ils ne se comprennent pas &ndash; surtout dans le cas des endeuill&eacute;s &ndash;, peut-&ecirc;tre que la douleur de l&rsquo;un est inintelligible pour l&rsquo;autre, cela n&rsquo;emp&ecirc;che pas que la tristesse peut &ecirc;tre partag&eacute;e et former un lien entre les humains. La litt&eacute;rature, comme celle de Forest, qui ne pr&eacute;tend pas faire triompher un sens d&eacute;fini de la mort d&rsquo;une enfant, est une de ces voies/voix d&rsquo;acc&egrave;s &agrave; autrui.</p> <p align="justify">La structure du texte de Forest est celle d&rsquo;une h&eacute;sitation, &ocirc; combien existentielle, entre (pour le simplifier grossi&egrave;rement) le &laquo;pour&raquo; et le &laquo;contre&raquo; des discours et des id&eacute;es. Cette h&eacute;sitation r&eacute;appara&icirc;t tout au long de l&rsquo;essai. On pourrait aussi l&rsquo;expliquer en ces termes : un mouvement de balancier entre le jugement &ndash; position confortable de maitrise critique &ndash; et l&rsquo;aveu &ndash; abandon et reconnaissance d&rsquo;une dette. Un avis non tranch&eacute; (les h&ocirc;pitaux sont des donjons, les h&ocirc;pitaux sont des sanctuaires / la mort d&rsquo;un enfant est inadmissible, toute mort est inadmissible / le deuil &eacute;chappe totalement &agrave; la psychanalyse, la psychanalyse voit le plus clairement la trag&eacute;die, etc.). Et c&rsquo;est cette ambigu&iuml;t&eacute; qui emp&ecirc;che Forest de trouver un sens &agrave; la maladie et &agrave; la mort d&rsquo;une enfant. La mort est absurde, extra-ordinaire (hors de l&rsquo;ordinaire), a-signifiante, une insulte &agrave; la pens&eacute;e. Et tout &ccedil;a en fin de compte est assez paradoxal, peut-&ecirc;tre comme la mort elle-m&ecirc;me, car l&rsquo;essai de Forest est une analyse adroite, malgr&eacute; elle, des discours sur la mort. Si Forest ne trouve pas un sens &agrave; la mort, il trouve n&eacute;anmoins du sens.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-sens-a-l-epreuve-de-la-mort#comments Deuil Événement FOREST, Philippe France Mort Essai(s) Mon, 15 Dec 2008 19:56:00 +0000 Jonathan Hope 38 at http://salondouble.contemporain.info