Salon double - Éclatement textuel http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/284/0 fr Comparaison, avec raisons http://salondouble.contemporain.info/lecture/comparaison-avec-raisons <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/tremblay-gaudette-gabriel">Tremblay-Gaudette, Gabriel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/the-raw-shark-texts">The Raw Shark Texts</a> </div> </div> </div> <p style="text-align: justify;">Eric Sanderson se réveille chez lui au beau milieu de la nuit. Il est en proie à une panique totale, puisqu’il a l’impression de se noyer en eaux profondes. Après quelques instants angoissants, il reprend ses esprits et constate qu’il n’est pas en mer mais bien sur la terre ferme, au pied de son lit. Mais il constate rapidement qu’il n’est pas hors de danger pour autant, puisqu’il prend soudainement conscience qu’il n’a aucune idée d’où il peut bien se trouver, ni, surtout, de <em>qui il peut bien être</em>.<br /></p> <!--break--><!--break--><p><br />Sans être une prémisse des plus originales, la scène d’ouverture du roman de Steven Hall, <em>The Raw Shark Texts</em>, a de quoi piquer la curiosité, et lance de belle manière un roman qui se dévore avec la même intensité qu’un bon polar. Sauf qu’il n’est pas ici question de meurtre, puisqu’Eric Sanderson apprend qu’il a perdu la mémoire après avoir été attaqué par un «Ludovician», énorme <em>requin conceptuel</em> qui nage dans un environnement abstrait, à savoir le flux invisible de transmission des pensées – un peu comme si le <em>zeitgeist </em>était une voie de circulation. Sanderson est la proie répétée de cette créature depuis un voyage dans les îles grecques effectué avec sa conjointe Clio, morte dans des circonstances troubles. Il apprend tout ceci d’abord au contact de sa psychologue, déjà au courant de la situation particulière de son patient, puis grâce à des lettres qu’il reçoit chaque jour, écrites par «The First Eric Sanderson» – c’est-à-dire lui-même, avant qu’il ne perde la mémoire. Il obtient également un étrange enregistrement vidéo, qui présente une ampoule nue clignotant à intervalle irrégulier, dont il extraira un message grâce à un code de déchiffrement fourni par The First Eric Sanderson. Ces informations le mettront sur la piste du Ludovician et d’un certain Dr. Fidorous, qui pourrait lui permettre de lutter contre la créature. Pour ce faire, il lui faudra explorer la dimension du «un-space» (des lieux désertés ou soustraits au regard du public) afin d’aboutir à une issue qui, espère-t-il, le mènera sur les traces de son passé…<br /><br />Je crois que ce long résumé, volontairement formulé à grand renforts de clichés, indique clairement combien conventionnel peut être, par moments, le roman de Steven Hall; on pourrait en dresser un schéma actanciel en quelques secondes, on peut anticiper les revirements dramatiques pour autant que l’on prenne la peine d’y penser, et la forme que prend le principal antagoniste – un requin monstrueux – force la référence intertextuelle au film <em>Jaws</em>, que la finale du roman reconduit avec très peu de variations.<br /><br />En dépit de ces aspects prévisibles, <em>The Raw Shark Texts</em> sait se montrer assez peu conventionnel par moments. Par exemple, les créatures conceptuelles qui peuplent le roman sont représentées à l’aide de dispositions étonnantes du texte sur la page, dans une approche qui n’est pas sans rappeler la poésie concrète (voir Figure 1); les instructions de décodage du vidéo de l’ampoule transmises par The First Eric Sanderson sont étalées sur quatre pages,&nbsp; reproduisant un clavier QWERTY afin d’en expliquer la logique; le texte est interrompu à quelques occasions par l’intrusion de documents photographiques ou schématiques (Figure 2), et une séquence importante, dans le dernier quart du roman, prend la forme d’un flipbook à même les pages du livre. De plus, le roman est doté d’un index de cinq pages listant des noms propres, des personnages ou des lieux visités par Eric Sanderson. Curieusement baptisée «Undex (incomplete), Negative 36/36», cette section annexe au livre est évidemment très inhabituelle pour une œuvre de fiction.<br /><br />&nbsp;<span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/hall_the_raw_shark_texts_p._217.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Hall, The Raw Shark Texts, p. 217"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/hall_the_raw_shark_texts_p._217.jpg" alt="147" title="Hall, The Raw Shark Texts, p. 217" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style="" width="441" height="573"/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Hall, The Raw Shark Texts, p. 217</span></span></span><span style="color:#696969;">(Figure 1)</span><br />&nbsp;<span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/hall_the_raw_shark_texts_p._298.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Hall, The Raw Shark Texts, p. 282"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/hall_the_raw_shark_texts_p._298.jpg" alt="148" title="Hall, The Raw Shark Texts, p. 282" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style="" width="421" height="411"/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Hall, The Raw Shark Texts, p. 282</span></span></span><br /><span style="color:#696969;">(Figure 2)</span><br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>La comparaison inévitable</strong></span><br />La description du roman n’aura peut-être pas suffi, mais la recension des aspects plus originaux du roman de Steven Hall n’aura pas manqué d’interpeller les lecteurs de<em> <span style="color:#000080;">House</span> of Leaves</em>, le roman vertigineux de Mark Z. Danielewski publié six années avant <em>The Raw Shark Texts</em>. En effet, on retrouve également dans <em><span style="color:#000080;">House</span> of Leaves</em> des dispositions textuelles bigarrées, des voix narratives croisées, des documents visuels en annexe et un immense index apparemment superflu.<br /><br />Résumer un roman complexe et ambitieux tel <em><span style="color:#000080;">House </span>of Leaves</em> n’est pas une mince affaire, c’est pourquoi je citerai —paresseusement— celui fait&nbsp; par Anaïs Guilet:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">[<em><span style="color:#000080;">House</span> of Leaves</em>] débute par les confessions de Johnny Truant, un antihéros qui entre par hasard en possession du manuscrit d’un vieil original nommé Zampanò. Ce dernier a remisé dans une malle l’intégralité de son œuvre: un essai volumineux et prodigalement annoté portant sur un film qui n’existe pas, <em>The Navidson Record</em> (…) [film] tourné par Will Navidson, un photoreporter qui décide d’immortaliser son emménagement qui s’avère posséder des dimensions intérieures supérieures à ses dimensions extérieures, et où des couloirs apparaissent, incitant les protagonistes à y tenter des explorations. <a href="#note1">[1]</a><a name="renvoi1"></a></p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Cette œuvre volumineuse – 709 pages – contient une quantité énorme de notes de bas de page, souvent utilisées afin de fournir des sources fictives aux citations fournies dans le texte. De plus, le roman met en place trois instances auctoriales – Zampanò, Johnny Truant et Pelafina, la mère de Johnny,— et il s’avère impossible de déterminer de qui, parmi ces trois candidats possibles, origine le texte. Danielewski a réussi un tour de force consistant à amalgamer un récit passionnant – l’exploration de la maison aux proportions incongrues est relatée de manière aussi palpitante et haletante que peut l’être la lecture d’un des romans réussis de Stephen King – et une dissertation critique à propos de celui-ci. L’œuvre lance le lecteur sur de multiples pistes interprétatives, qui débouchent plus souvent qu’autrement sur des cul-de-sac.<br /><br />De son propre aveu, Danielewski a mis dix années à écrire son <em>Opus Magnum</em>. L’auteur montre qu’il avait visiblement prévu l’accueil critique qui serait réservé à son texte lorsqu’il fait dire à l’un de ses personnages, à propos du film <em>The Navidson Record</em>, mais en référence implicite à son propre roman, «Navidson’s film seems destined to achieve at most cult statut. Good story telling alone will guarantee a healthy sliver of popularity in the years to come but its inherent strangeness will permanently bar it from any mainstream interest.» (p. 7) Preuve qu’il ne s’est pas fourvoyé, les lecteurs obsessifs vouant un culte au roman de Danielewski s’épivardent en conjectures sur le forum Web <a href="http://www.houseofleaves.com">www.houseofleaves.com</a> depuis 2001, et ils demeurent actifs à ce jour…<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Dans l’ombre d’un géant</strong></span><br />À la suite de cet aperçu de <em><span style="color:#000080;">House</span> of Leaves</em>, il est aisé de comprendre que la comparaison avec <em>The Raw Shark Texts</em> n’est pas injustifiée, et relève même de l’évidence. D’autant plus qu’au cœur du labyrinthe au centre de la maison dans l’œuvre de Danielewski se tapit un monstre fantastique, un peu comme le Ludovician que le Eric Sanderson du roman de Hall débusque dans son exploration du <em>Un-Space</em>…<br /><br />Mentionnons, à la décharge de Steven Hall, que suivant l’obtention du statut de livre-culte par <em><span style="color:#000080;">House</span> of Leaves</em> et avant que ne paraisse <em>The Raw Shark Texts</em>, aucun écrivain, à ma connaissance, n’avait cherché à suivre les traces de Danielewski et à proposer une expérience de lecture aussi fourmillante, s’appuyant sur des jeux formels complexes constitués à partir des propriétés matérielles du texte. Hall devait être conscient des comparaisons qui ne manqueraient pas de suivre lors de la réception critique de son roman, mais il a décidé de relever ce colossal défi. L’œuvre de Danielewski avait, en quelque sorte, créé un géant à l’aune duquel les écrivains cherchant à s’inscrire dans son sillage devraient se mesurer. Or, après tout, un David confiant en sa précision pourrait croire qu’il serait en mesure de tenir tête à Goliath. Assumant jusqu’au bout sa source d’inspiration, et souhaitant sans doute voir naître une communauté de lecteurs enthousiastes, Hall, à l’instar de Danielewski, a mis en place sur son site Web un forum de discussion à propos de son roman, à l’adresse <a href="http://rawsharktexts.com/">http://rawsharktexts.com/</a>.<br /><br />Or, Hall n’a pas su reproduire le résultat du récit biblique. L’échec relatif de <em>The Raw Shark Texts</em> s’explique sans doute par le choix d’une forme linéaire, qui trouve son accomplissement au terme du récit, même si certains détails, notamment une mention dans l’ «Undex» de l’existence de «chapitres négatifs», indiquent clairement au lecteur qu’il y aurait davantage à trouver par un travail de décryptage. Ce processus de lecture exégétique seyait mieux à <em><span style="color:#000080;">House </span>of Leaves</em>, principalement parce que cette œuvre se déployait dans une forme réticulaire qui obligeait le lecteur à composer avec plusieurs niveaux narratifs et des instances auctoriales multiples, des systèmes de codification élaborés <a href="#note2">[2]</a><a name="renvoi2"></a> et des renvois incessants vers des portions éloignées du texte: l’investissement immersif du lecteur est pratiquement indispensable à une expérience satisfaisante de <em><span style="color:#000080;">House</span> of Leaves</em>.<br /><br />Le roman de Danielewski, avec sa thématique et sa structure labyrinthique, devenait une métaphore du processus herméneutique; que l’on s’y perde en cherchant la sortie était autant l’objectif de l’auteur que le plaisir du lecteur. On n’atteint jamais véritablement le terme de <em><span style="color:#000080;">House </span>of Leaves</em>, puisque les dédales de ses significations démultipliées font penser au paradoxe de Zénon tant le lecteur, découvrant sans cesse de nouvelles avenues d’exploration qui relancent ses réflexions, se sent comme la flèche qui n’atteindra jamais sa cible puisqu’elle est condamnée à n’effectuer éternellement que la moitié de sa trajectoire. En contrepartie, après une première lecture, on sent avoir atteint le terme de <em>The Raw Shark Texts</em> malgré sa finale ouverte: l’indication, dans l’étrange «Undex», de la possible existence de chapitres négatifs n’est pas assez émoustillante pour inciter à replonger dans un roman dont on sent déjà avoir découvert les tenants et aboutissants. À titre indicatif du peu d’enthousiasme soulevé par le projet d’exégèse de <em>The Raw Shark Texts</em>, le forum mis en place par Hall a été considérablement moins fréquenté que celui de Danielewski.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Créer un monstre?</strong></span><br />J’ai voulu lire <em>The Raw Shark Texts</em> pour ce qu’il était mais je n’ai pu m’empêcher d’y déceler constamment des comparaisons avec <em><span style="color:#000080;">House </span>of Leaves</em>. J’ai ensuite voulu écrire sur <em>The Raw Shark Texts</em> mais je constate qu’il m’a été impossible de le faire sans me référer abondamment à une autre lecture, qui s’est inscrite autant en filigrane qu’en filtre entre le roman de Hall et moi.<br /><br />D’une certaine manière, ce constat pourrait être inquiétant. Est-ce que Mark Z. Danielewski a réussi dans son projet de créer un roman contemporain qui, au plan formel, accomplit ce que Katherine Hayles décrit de la manière suivante: «As if learning about omnivorous appetite from the computer, <em><span style="color:#000080;">House</span> of Leaves</em>, in a frenzy of remediation, attempts to eat all the other media » <a href="#note3">[3]</a><a name="renvoi3"></a>, et au plan du contenu, a parfaitement internalisé les approches déconstructivistes et poststructuralistes, à un point tel qu’il intimide les écrivains aspirant à s’en inspirer?? Est-ce qu’en écrivant <em><span style="color:#000080;">House</span> of Leaves</em>, l’auteur a créé un monstre qui terrorise les futurs écrivains, attirés par une approche similaire mais démoralisés d’avance?<br /><br />Bien sûr que non. Le roman de Danielewski n’est pas parfait, sa plume sombre parfois dans des élans lyriques alambiqués et une seconde lecture de son roman fait prendre conscience d’aspects forts agaçants, notamment sa propension à vouloir contrôler les interprétations possibles de son texte tout en prêchant une liberté complète du lecteur face à son propre investissement herméneutique.<br /><br />Il y aura toujours place au renouveau en littérature. À preuve, Visual Editions a proposé en 2010 une réédition de <em>Tristram Shandy</em> qui reprend le texte de Laurence Sterne pour y investir des procédés typographiques imaginatifs, que l’écrivain écossais aurait sans doute grandement appréciés. Et pour revenir à <em>The Raw Shark Texts</em> en terminant, si la comparaison avec <em><span style="color:#000080;">House </span>of Leaves</em> s’avère peu avantageuse au final, je dois reconnaître que la figuration du monstre par Hall m’a semblé plus probante et efficace que celle déployée par Danielewski. En plus de l’incarnation, dans les pages du roman, du requin conceptuel par le biais de segments textuels disposés en forme de requin, la couverture crée la silhouette du Ludovician par un trou sur sa surface, qui donne accès à un texte d’introduction à même la page de garde (figure 3). Cette béance frappante, brillant dispositif représentant une paradoxale <em>absence présente</em>, signifie à merveille la nature abstraite mais saillante d’une créature immatérielle.<br /><br />&nbsp;<span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/couverture.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Hall, The Raw Shark Texts, couverture"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/couverture.jpg" alt="149" title="Hall, The Raw Shark Texts, couverture" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style="" width="437" height="583"/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Hall, The Raw Shark Texts, couverture</span></span></span><br />(Figure 3)<br />&nbsp;</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#renvoi1">[1]</a><a name="note1"></a> Guilet, Anaïs, « Folie marginale et marginaux fous: Le traitement des notes de bas de page dans House of Leaves de Mark Z. Danielewski », dans <em>Postures</em> (Marie-Pierre Bouchard, dir.), numéro 11, printemps 2009, pp. 141-153, page 142</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#renvoi2">[2]</a><a name="note2"></a> À titre d’exemple, certains des symboles utilisés pour les renvois en bas de page prenaient la forme de signes utilisés comme code de communication sol-air en aviation militaire, et la révélation, dans une des lettres de Pelafina, d’une formule de décryptage fonctionnant sur le principe de l’anagramme a amené des lecteurs très patients à débusquer des messages cachés dans certains passages de <em><span style="color:#000080;">House</span> of Leaves</em>.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#renvoi3">[3]</a><a name="note3"></a> Hayles, Katherine, « Saving the Subject: Remediation in House of Leaves. », dans&nbsp; <em>American Literature</em>, numéro 74 (2002), p. 781<br />&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/comparaison-avec-raisons#comments Angleterre Contemporain DANIELEWSKI, Mark Z. Déconstruction Doute Éclatement textuel Expérimentation formelle Fantastique GUILET, Anaïs HALL, Steven HAYLES, N. Katherine Mélange des genres Oubli Quête Roman Thu, 21 Feb 2013 19:26:34 +0000 Gabriel Gaudette 688 at http://salondouble.contemporain.info La Pologne... quelle Pologne? Studio de lecture #3 http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-pologne-quelle-pologne-studio-de-lecture-3 <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/berard-cassie">Bérard, Cassie</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/blanchard-christian">Blanchard, Christian</a> </div> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/landry-pierre-luc">Landry, Pierre-Luc </a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/petruzziello-treveur">Petruzziello, Treveur</a> </div> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/saint-yves-myriam">Saint-Yves, Myriam</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-pologne-autres-recits-de-lest">La pologne &amp; autres récits de l&#039;est</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;"><strong>Myriam Saint-Yves [MS]</strong>: Bien avant d’essayer de résumer <em>La pologne</em>, je sens le besoin de comprendre la <em>chose,</em> le projet, l’intention (même si certains y verront peut-être un exercice futile). Avant d’attaquer la lecture, la quatrième de couverture me semblait à la fois intriguante et rassurante:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;">Quoi de commun entre des guerres cosmicomiques et le délire d’un auteur draguant les filles dans les cafétérias? Entre le monde contemporain en prise à ses frissons médiatiques paranoïaques et les errances immorales d’une tribu en Sibérie? On l’aura compris: <em>La pologne </em>n’est ni un carnet de voyage ni un roman historique. <em>La pologne </em>dresse plutôt, dans des fictions postréalistes, la carte d’un vaste espace intérieur. Résolument à l’est (pour ne pas dire à l’ouest) et dans un ton très bédéesque, <em>La pologne</em> met en scène, de façon drôle et énigmatique, nos frousses à tous, nos angoissantes questions existentielles à nous, humains sans foi ni loi, sortis de terre dans la seconde moitié du XXe siècle.</span></p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Il me semble que la définition du livre par la négative aurait dû éveiller quelques soupçons: on comprend vite ce que le livre n’est pas, mais comment expliquer ce qu’il est (au-delà de l’intuitif «c’est spécial»)? Pour moi, cela demeure un mystère, autant en ce qui concerne l’écriture, la forme et le genre qu’en ce qui concerne le récit. D’ailleurs, cette appelation de «récits» qui figure en couverture me semble être un vague fourre-tout, un leurre éditorial.</p> <p style="text-align: justify;">Pour ce qui est de l’écriture de Tholomé, la piste du ton bédéesque aide (un peu) à apprivoiser le rythme saccadé du texte, même si, personnellement, j’ai compris la construction assez tard dans ma lecture. Dans la première partie, j’y ai vu une tentative de reproduire le découpage visuel propre à la bande dessinée. En effet le lecteur de <em>La pologne...</em> saisit le texte par morceaux, un peu comme on procède quand on déchiffre une page de bande-dessinée, en lisant d’abord l’encadré, puis les images, et enfin le texte dans les phylactères. Cela expliquerait du moins l’abondance des «de sorte que» et des marqueurs temporels isolés, qui, selon ma théorie, représenteraient le passage d’une case à l’autre. Dans la seconde partie, il me semble que la dynamique du texte change: on lit plutôt des monologues sans cesse interrompus. Le hic, c’est que cette écriture par hoquets m’a fait perdre le fil… J’ai bien ri, j’ai à peu près saisi chaque récit séparément… mais je n’ai rien retenu du tout! C’est comme si je n’avais pas réussi à assembler toutes les miettes que nous jette Vincent Tholomé.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>Treveur Petruzziello [TP]</strong>: Je souhaite poursuivre la réflexion qu’a entamée Myriam sur le ton bédéesque de <em>La pologne &amp; autres récits de l’est</em>. Si cette écriture saccadée a pu incommoder certains lecteurs, elle m’a séduit. Dès l’incipit, la profusion de marques de ponctuation (le point, uniquement), de concert avec les répétitions, les redites et les interjections, m’ont donné l’impression que la narration n’était qu’un flot de paroles prononcées par les personnages. Un peu, comme le soulevait Myriam, comme s’il nous était donné à lire une succession de bulles.</p> <p style="text-align: justify;">Il importe ici, avant que je ne continue, que je résume le premier «récit», «La pologne», sur lequel je m’attarderai. Tous les matins vers neuf heures, vincent tholomé se rend dans une cafétéria de namurland où il commande deux croissants et un café. À une table, il s’assoit dans l’attente qu’une bébi, «une belle femme si tu veux» (p.9), s’installe près de lui pour qu’il puisse lui parler de dieu la pologne. Vincent tholomé lui raconte alors, et ce, malgré le peu d’intérêt dont lui fait part son interlocutrice, comment dieu la pologne s’immisce dans son quotidien, ayant comme seul but de l’importuner.</p> <p style="text-align: justify;">Je dois avouer avoir d’abord cru que dieu la pologne était une pure invention de vincent tholomé, lui permettant de philosopher sur l’existence, mais j’ai eu tôt fait de m’apercevoir que dieu la pologne était un personnage autonome. S’ajoute à celui-ci le diable de l’enfer: «Le problème est. [...] Que le diable de l’enfer et [dieu la pologne] veul[ent]. Pareillement. Faire ami-ami avec l’esprit de vincent tholomé» (p.26). Par leur présence et leur intention, il y a là quelque chose de très bédéesque. Comment ne pas s’imaginer un diable miniature converser avec un ange au-dessus de la tête de vincent tholomé? Comment ne pas songer à Milou, dans l’album <em>Tintin au Tibet</em>, qui observe des gouttes de whisky se répandre sur le flanc d’une montagne alors que, tour à tour, un diable et un ange tentent d’influencer ses agissements?</p> <p style="text-align: justify;">Il m’apparaît intéressant de soulever qu’alors que je croyais, comme je l’ai mentionné précédemment, que vincent tholomé était en contrôle de son existence et de celle de dieu la pologne, c’est l’inverse qui se produit. Dieu la pologne «est à sa planche à dessin» (p.29) et observe le protagoniste. Ici, vincent tholomé, personnage que l’on pourrait aisément associer à l’auteur (ou à «un» auteur) et, donc, à celui qui crée, est créé. C’est en quelque sorte dieu la pologne, bédéiste «suçot[ant] un bout de crayon sur sa planche à dessin» (p.29) et créateur, qui invente vincent tholomé et le manipule comme un pantin.</p> <p style="text-align: justify;">La mise en scène d’un personnage dieu-créateur, qui n’est pas le protagoniste, fait écho à une réflexion que j’ai eue dès l’incipit à la lecture de cet extrait: «Le type. Vincent tholomé. Oui. Mais tu peux l’appeler autrement si tu veux. Tu peux l’appeler raoul duquet. Ou olive dukajmo. Ou que sais-je encore. Moi je dis vincent tholomé. Je préfère l’appeler comme ça. Ça ne concerne personne comme ça. Gêne personne. Etc. Bon» (p.9). Les diverses appellations possibles de même que l’absence de majuscules au début des noms banalisent la singularité du personnage, comme si, dans cette fiction, tout se vaut, comme si tout est interchangeable. Comme si un «dieu manipulateur» peut tout remodeler à sa façon.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>Cassie Bérard [CB]</strong>: L’interprétation qui suit. Est brève. Et un peu tordue. Elle veut mettre en parallèle. Des idées qui ont été nommées jusqu'à maintenant dans la discussion. Et qui ont surgi tout au long de ma lecture. Elle veut donner un sens aux mots. «récit». «invention». «dieu créateur».</p> <p style="text-align: justify;">La clé de ce livre éclaté se trouve. Pour moi. Dans la notion de récit. Même si la clé de ce livre ne l’ouvre qu’à demi. Pourquoi ne pas prendre ces courts textes comme des récits. Des histoires racontées. Pourquoi dieu la pologne ne peut-il pas être considéré. Comme un narrateur. Dieu la pologne parle de vincent tholomé et vincent tholomé parle de dieu la pologne.</p> <p style="text-align: justify;">J’ai l’impression que ce «dieu manipulateur» agit sur l’auteur. Comme toute création agit sur son créateur. Dieu la pologne pourrait-il être la part de création. De vincent tholomé. Vincent tholomé est amené à raconter des anecdotes. Et il se laisse influencer par ce qui l’occupe. Par ce qui l’entoure. Les faits. Les gestes. Jusqu’à user d’un langage complètement déconstruit. Jusqu’à une syntaxe et une ponctuation improbables. Dieu la pologne. Après tout. Ne «tente[-t-il pas] de revenir dans l’esprit de vincent tholomé» (p.11). Comme l’indique le titre de l’essai #1.</p> <p style="text-align: justify;">Dans ce qui tient lieu de préface. Une réflexion s’élabore: «il ne suffit que d’un seul esprit. Un seul polonais. Pour que dieu la pologne existe. Il dit qu’il en va de même avec n’importe quoi qui te vient à l’esprit. En fait. Ajoute-t-il. Je dis dieu la pologne mais ça pourrait être n’importe quoi» (p.10). Un seul polonais n’a rien à voir avec la pologne. Puisque ça aurait tout aussi bien pu être namurland. Un seul polonais c’est celui qui est porteur de la parole. Dieu la pologne c’est l’idée qui s’impose. L’idée même de conception d’un récit. C’est aussi abstrait que le fait de nommer la chose dieu la pologne. Aussi complexe que d’essayer de donner un sens à tout ça. Bon.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>Pierre-Luc Landry [PLL]: </strong>Je dois avouer, maintenant que mes collègues ont dit quelque chose d’assez intelligent sur le texte, que j’ai été profondément ennuyé par <em>La pologne…</em>, au point de remettre toujours au lendemain mon intervention pour ce studio de lecture. Un petit livre d’à peine 93 pages ne m’aura jamais paru aussi long. Reste que certaines choses intéressantes peuvent être dites sur ce collage de trois récits. Dans le premier, le terme «essai» est employé à plusieurs reprises dans les intertitres. Il me semble qu’il y a là une piste pour quiconque tente de comprendre ce qui se passe sous ses yeux de lecteur. J’entends donc «essai» au sens de «tentative», et cela ouvre grandes les portes de l’intelligibilité. Il y a des personnages et un embryon d’intrigue, une certaine narrativité, donc, mais le récit n’advient pas et le langage est constamment déconstruit. On pense à Ionesco et à Chevillard, comme si on lisait un hybride entre <em>La cantatrice chauve</em> et <em>La nébuleuse du Crabe</em>, un hybride qui a exacerbé ce qui était prégnant chez ses parents génétiques pour créer un clone insupportable que l’on peine à lire et à comprendre. «Tentative», donc —j’y reviens—, tentative de récit, tentative de narration. Exploration formelle poussée à l’extrême. «Rien n’arrive», écrit le narrateur (p.16). S’agit-il d’une prise de position? Aurait-on affaire à une parodie de roman, à une caricature de récit?</p> <p style="text-align: justify;">Je ne parle pas d’Ionesco pour faire beau. La façon dont Cassie a formulé son intervention, un peu plus haut, montre bien l’économie du texte, qui fonctionne par à-coups, par répétitions, martellements, coïts interrompus avec la phrase syntaxique. Comme si le narrateur voulait subvertir le langage, comme s’il refusait d’en faire un usage normal pour créer, en quelque sorte, une espèce de bégaiement narratif qui teintera les trois textes colligés dans le livre. Le langage, tout comme le récit, ne sert plus à communiquer; c’est ce que j’appellerais de «l’art pour l’art» si j’étais parnassien. Mais je ne le suis pas; ce double mouvement de bafouillage —bafouillage du langage et bafouillage du récit— m’a beaucoup dérangé. Mais je ne sais pas pourquoi. J’accepte d’ordinaire assez facilement les expérimentations formelles. Laissez-moi le temps d’y réfléchir encore un peu.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>Christian Blanchard [CBL]</strong> : D'entrée de jeu, je remercie Pierre-Luc de s'être ouvertement exprimé: même après avoir lu les différentes interventions —qui offrent d'excellentes pistes au sujet de <em>La pologne</em>— je suis encore un peu coi devant ces «récits», dont la lecture était, je l'avoue à mon tour, pénible. Bon. C'est dit. Et re-dit. Bon. Le rythme saccadé de la lecture où le nom propre devient pronom et où l'adjectif devient nom propre («Broyeur et Goitre») m'a laissé sans boussole dans ma recherche d'une clé à découvrir. Sauf pour un cocasse flash d'une version postapocalyptique du film <em>Chicken Run</em>, amusante vision que mon esprit a bien voulu me concocter, j'avoue que rien ne m'est encore clairement apparu dans le recueil de Tholomé.</p> <p style="text-align: justify;">Deux choses m'ont toutefois marqué à la lecture de <em>La pologne</em>: la quasi-absence de noms propres et la fin du recueil où le lien est effectué entre les différents protagonistes rencontrés au fil de la lecture. On peut donc avancer que le nom n'a pas une grande importance dans le texte, si l'on se fie au passage libre dans l'écriture du nom propre au nom commun. Toutefois, des indices onomastiques tels que «Broyeur et Goitre» (les seuls noms propres, il me semble, dans le recueil) m'amènent également à croire, à la suite de la réflexion de Treveur, que l'auteur désire instaurer non pas des personnages, mais des types interchangeables et utilitaires, qui s'inscrivent dans un projet d'une visée universelle (car comment songer au «grand cosmos» sans viser une pensée universelle de l'existence?). Ainsi, partant d'un récit éclaté, le recueil se termine sur un rassemblement général (à travers une certaine ironie de situation) des personnage-types, en les inscrivant dans une réalité homogène. C'est donc dire que ce n'est pas la personne qui est importante, mais le rôle qu'elle joue, qu'elle comble, dans l'orchestration du «grand cosmos», comme l'atteste cette rencontre de réflexions existentielles multiples rassemblées en une existence commune. Dieu la pologne, grand marionnettiste, aurait-il tressé tous les fils, savamment conçus, interreliés et attribués, à partir de sa table à <em>dessein</em>?</p> <p style="text-align: justify;"><strong>PLL: </strong>Oana Panaïté, dans un article sur les «Poétiques du personnage contemporain», écrit ceci: «Car si l’idée d’un être fictionnel dépourvu d’attributs personnels tels que nom, caractère, situation sociale, possessions matérielles pouvait susciter la polémique il y a un demi-siècle, elle relève aujourd’hui de l’évidence dans la théorie comme dans la pratique de la fiction» (2007: 499). <em>La pologne…</em> n’a pas le potentiel subvertif des <em>Gommes</em> de Robbe-Grillet par exemple qui, il y a presque soixante ans, a choqué le public par ses personnages désincarnés, un peu anonymes. Ici, des personnages, y en a-t-il vraiment? Il y a récit donc il y aurait des personnages, mais réduits à leur degré zéro, à un point tel qu’il ne reste que le langage —et que celui-ci n’a rien pour me retenir, avec ses hachures au final assez insupportables. J’en arrive à me demander ceci: que dire d’autre à propos de ce bouquin et qu’il serait pertinent de relever?</p> <p style="text-align: justify;"><strong>CB</strong>: Difficile en effet d’aller plus loin dans l’analyse de cette œuvre qui se déconstruit sous nos yeux. Difficile d’en extirper du sens sans tomber dans l’interprétation à outrance, où chaque hypothèse de lecture peut être démentie, car trop peu appuyée par le texte fuyant. On peut parler d’un langage réinventé, mais on ne saisit pas le projet. On peut parler de rapprochements avec le conte, des anecdotes sur l’étrangeté du monde, chapeautées par des sous-titres à la <em>Gargantua</em>: «où l’on s’insinue subrepticement dans les coulisses d’un hôpital spécialisé; où l’on se dit qu’il est heureux qu’on porte ici des gants de latex et des blouses vertes désinfectées» (p.57). On peut, en ce sens, retrouver l’exercice que proposait Hervé Bouchard dans <em>Mailloux. Histoires de novembre et de juin</em>: «Où il est dit que Jacques Mailloux reçut en songe les mots qui le font» (p.17). Dans l’une et l’autre des œuvres, ce procédé veut appuyer l’étrangeté de l’univers qui se déploiera. Dans <em>Mailloux</em>, il y a une continuité –l’histoire, bien que fragmentée en courts récits, est soutenue par le personnage de Mailloux qui revient; dans <em>La Pologne</em>, on propose des fragments distincts, un éparpillement du sens. Même si des noms reviennent, ils n’ont pas de substance, pas d’identité, ce sont des squelettes de personnages interchangeables, comme il a été mentionné par Treveur et Christian. On peut parler d’une constance de l’écriture. D’une. écriture. Hachurée. Mais. On. Peut. Aussi. Remettre. En. Question. L’effet. D’un. Tel. Procédé. Qui. Semble. Repousser. Le. Lecteur. Plutôt que de l’inviter à investir le texte. On peut parler d’une expérimentation formelle, comme le propose Pierre-Luc, et se persuader que ce que l’auteur a voulu transmettre par ce travail a une portée qui nous échappe. Et on peut aussi se dire que l’auteur s’est au moins fait plaisir. Pour ce que l’œuvre apporte, eh bien, beaucoup de questionnements et un petit brin d’angoisse littéraire.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>PLL: </strong>Même si j’ai affirmé plus haut n’avoir plus rien à dire, je me permets une autre intervention afin de questionner mes collègues. Il ne s’agit pas d’une question rhétorique, soyez rassurés. Toutefois, Myriam et Treveur ont relevé une certaine parenté entre <em>La pologne</em>… et la bande dessinée. La quatrième de couverture va en ce sens: on y affirme que les récits sont écrits «dans un ton très bédéesque». Il y a une allusion directe à la bande dessinée dans le premier récit: «&nbsp;Ce con de dieu la pologne. Il suçote un bout de crayon sur sa planche à dessin. […] Quand dieu la pologne est à sa planche à dessin. Il ne voit pas l’esprit de vincent tholomé prendre une pause dans le présent doré» (p.29). Mais au-delà de ces deux interventions, l’une de la part de l’éditeur, l’autre de l’auteur (ou du narrateur), je n’ai relevé aucune&nbsp;«similitude» —et le mot n’est pas très approprié— entre <em>La pologne…</em> et la bande dessinée. J’aimerais alors entendre Myriam et Treveur nous entretenir un peu de cet aspect du texte, comme Cassie et moi, après en avoir discuté ensemble (vous avez accès ici aux coulisses de ce studio!), n’arrivons pas à bien voir le rapprochement.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>MS : </strong>Je dois avouer que je me suis aussi interrogée sur ce lien entre la bande dessinée et <em>La pologne... </em>suggéré par l’éditeur, d’autant plus que, contrairement à Treveur, la présence du dieu et du diable ne m’ont pas du tout rappelé Milou déchiré entre le bien et le mal... Le rapprochement, selon moi, tient à un certain mimétisme formel, mimétisme qui, dans une certaine mesure, pourrait justifier (j’ai été tentée d’écrire <em>excuser</em>) l’éclatement du recueil (à défaut de vraiment révéler un projet littéraire). Comme je l’ai expliqué plus haut, j’ai désespéremment essayé de donner un sens à la phrase hachée de Vincent Tholomé. Elle imite, à mon avis, le rythme saccadé de la lecture picturale, et rend, par des mots (notamment par les marqueurs de relation comme «de sorte que»), les liens logiques qu’opèrent les lecteurs de bandes dessinées lorsqu’ils passent d’une case à l’autre. Dans la seconde partie du recueil, les descriptions des lieux entre parenthèses jouent un peu le rôle des encadrés que l’on retrouve parfois dans les bandes dessinées: «chez chen –22h08– comme toutes les nuits, il reste encore de nombreux clients, quelques couples, la plupart du temps des hommes seuls, ils matent les serveuses, chez chen doit sa réputation méritée à l’allure particulièrement soignée de son personnel féminin» (p.53). On pourrait aussi rapprocher le texte de Tholomé du scénario, ou même de la pièce de théâtre enrichie de didascalies. Je crois que ce qui ressort de nos observations, à Treveur et à moi, c’est l’importance qu’accorde Tholomé à l’articulation des images et des voix, articulation qui est essentielle tant en bande dessinée qu’au cinéma... Bref, parler de «ton bédéesque» n’est peut-être qu’une façon de suggérer la façon dont l’auteur met en scène le récit, privilégiant la parole à l’action, l’enchaînement des tableaux à la cohérence entre eux...</p> <p style="text-align: justify;"><strong>TP: </strong>Qu’est-ce qui contribue au «ton très bédéesque» de <em>La pologne...</em>? Et qu’entendons-nous par «ton bédéesque»? Parce que, peut-être que la divergence de nos lectures ne résulte que d’une mésinterprétation de ce terme. Donc, bédéesque? dis-je. <em>Néologisme</em>! D’accord... Ainsi, si je réfléchis un peu, j’en viens à cette analyse morphologique: bédéesque: radical: bédé (abréviation de bande dessinée) + suffixe: esque (qui signifie <em>à la façon de</em>). Donc, ayant les particularités de la bande dessinée. Comme ubuesque, par exemple, qui renvoie aux caractéristiques du Père Ubu. Et maintenant, que vient singulariser la bande dessinée? Pour ne pas verser dans des hypothèses offrant des réponses creuses et quelque peu bancales, on peut se demander à quelle autre oeuvre on a attribué ce qualificatif et pour quelles raisons.</p> <p style="text-align: justify;">Voilà que je me souviens avoir assisté, en 2007, à l’Espace Libre à Montréal, à une représentation de <em>Problème avec moi</em>, précédé par <em>Le déclic du destin</em>, de Larry Tremblay, dont on avait qualifié de bédéesque le jeu des acteurs. Dans <em>Le déclic du destin, </em>Léo, après avoir mangé un éclair au chocolat, se démembre progressivement, perdant une dent, puis toutes les autres, sa langue, son index droit, et finalement la tête qui se défait de son corps. À propos de la mise en scène du <em>Déclic</em> et de son travail de comédien, Larry Tremblay explique dans ses notes de travail qu’il souhaite «que [le texte] devienne une bulle de B.D.» (1989: 60), qu’«il est primordial que le macabre soit absent du <em>Déclic</em>», et que «le texte du corps et le corps du texte relèvent de la section “farces et attrapes”» (1989: 64). Le bédéesque n’est-ce pas cela justement: la caricature, le burlesque, l’attrape-nigaud, la dérision, l’absurde?</p> <p style="text-align: justify;">Que se passe-t-il dans le premier «récit» de <em>La pologne...</em>? «Comme à son habitude. Dieu la pologne cherche quelque chose. Une mauvaise blague. Vincent tholomé pourrait en être la victime» (p.25-26). Ainsi, successivement, vincent tholomé aura la vision troublée, la tirette du pantalon coincée, une chaussure possédée. Tout cela à cause de dieu la pologne. Alors, ce bédéesque, comment se manifeste-t-il? Par l’histoire, par les emmerdements drôlesques que dieu la pologne fait subir à vincent tholomé, et par l’écriture elle-même. Comme le disait Myriam précédemment, l’écriture saccadée renvoie certes à la disposition du texte dans des phylactères, comme le prouve ce passage&nbsp;: «On s’est retrouvés en pleine guerre cosmique. Dit vincent tholomé. Oui. C’est sûr. Dit une des deux bébis» (p.25), où l’on visualise bien, graphiquement, l’échange et le changement de locuteur. J’oserais ajouter à cela que la langue elle-même s’inscrit dans une volonté de s’apparenter à la bande dessinée. Les onomatopées —«Pan» (p.9), «Mmm» (p.10), «Pfffff» (p.10), «Ah ah» (p.12), «Bin» (p.3), «Hé» (p.15), «Waw!» (p.17), «Paf» (p.21), «Ha ha ha» (p.21), «Pouh» (p.37)— de même que les phrases déconstruites —«<em>Ce toufu bolder de derme. Ce noccard de don bieu.</em> Dit. Très haut. Très fort. Vincent tholomé» (p.20)—, qui rappellent les paroles contaminées d’une femme de ménage atteinte d’un rhume de cerveau, dans <em>Tintin au Tibet</em>, viennent réaffirmer cette influence.</p> <p style="text-align: justify;">Et si la clé de ce livre provenait, en partie, de la compréhension de cette volonté, de cette contamination esthétique?</p> <p style="text-align: justify;"><strong>PLL: </strong>Je vois et comprends mieux maintenant pourquoi certains souhaitent parler de «ton bédéesque» pour qualifier l’œuvre de Tholomé, mais je ne peux me sortir de la tête l’impression qu’on fait fausse route et qu’on déprécie ainsi la bande dessinée en tant qu’art à la fois graphique et littéraire. J’aimerais renvoyer mes collègues de studio et nos lecteurs à ce texte de Gabriel Tremblay-Gaudette —membre de l’équipe de <em>Salon double </em>d’ailleurs et que l’on salue au passage— repris par l’organisme Promo 9<sup>e</sup> art sur leur site web. Il écrit ceci:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;">Ce qui semble être désigné par l’emploi de «bédéesque» est une&nbsp;esthétique ou un comportement grossier, humoristique, décalé, fantasque,&nbsp;série de traits stylistiques qui seraient mieux décrits en employant le terme «caricatural».&nbsp; […] La pratique caricaturale peut être employée dans virtuellement toute forme d’art –les imitations de Marc&nbsp;Labrèche, les pièces de théâtre d’été, les chansons de François&nbsp;Pérusse, sont autant de formes de pratiques caricaturales. </span></p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;">La caricature est également appliquée en bande dessinée: Gaston Lagaffe a&nbsp;des aspects caricaturaux, puisque ses traits de personnalité les plus prompts&nbsp;à générer les catastrophes sont mis de l’avant, ainsi que les réactions explosives de ses patrons. Toutefois, la caricature est loin de résumer la&nbsp;pratique de la bande dessinée. On trouve dans l’histoire centenaire du 9e art&nbsp;des artistes et des œuvres qui ont investi pratiquement tous les genres:&nbsp;science-fiction, comédie romantique, policier, fantastique, aventure, récit&nbsp;historique, journalisme et j’en passe. Certains de ces genres sont plus&nbsp;appropriés à la caricature, alors que pour d’autres, ce choix stylistique&nbsp;apparaît impensable (2011: </span><a href="http://www.promo9a.org/2011/08/03/de-lutilisation-du-terme-bedeesque/"><span style="color:#696969;">en ligne</span></a><span style="color:#696969;">).</span></p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Je dirais ainsi, tout comme lui d’ailleurs, que l’emploi du terme «bédéesque» est, la plupart du temps, une sorte de métonymie retorse; on utilise le signifiant pour faire référence à une partie du tout, partie qui ne suffit pas à rendre compte de la diversité stylistique et rhétorique de la bande dessinée. Je ne crois pas qu’il y ait lieu de faire tout un débat sur la question, mais je me permets, en conclusion et parce que j’aime la joute, de piquer encore un bout de phrase à Gabriel, qui n’est pas là pour réagir: «réduire le neuvième art&nbsp;à ses pratiques caricaturales perpétue un préjugé qui ressemble à ceci: “la bande dessinée, ce sont des couleurs criardes, des grosses gouttes de sueur perlant du front des personnages, des onomatopées extravagantes, des scénarios&nbsp;ridicules, etc.”» (2011: <a href="http://www.promo9a.org/2011/08/03/de-lutilisation-du-terme-bedeesque/">en ligne</a>). De la part d’un éditeur comme Le Quartanier, on se serait attendu à un peu plus de prudence dans l’utilisation d’un tel terme.</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <p style="text-align: justify;"><strong>Bibliographie</strong></p> <p style="margin-left: 21.25pt; text-align: justify;">Hervé BOUCHARD (2006), <em>Mailloux. Histoires de novembre et de juin, </em>Montréal, Le Quartanier.</p> <p style="margin-left: 21.25pt; text-align: justify;">Éric CHEVILLARD (1993), <em>La nébuleuse du Crabe</em>, Paris, Éditions de Minuit.</p> <p style="margin-left: 21.25pt; text-align: justify;">HERGÉ ([1960] 1991), <em>Tintin au Tibet</em>, Belgique, Casterman (Les aventures de Tintin).</p> <p style="margin-left: 21.25pt; text-align: justify;">Alfred JARRY ([1896] 2007), <em>Ubu roi</em>, Montréal, Erpi (Littérature).</p> <p style="margin-left: 21.25pt; text-align: justify;">Eugène IONESCO ([1950] 1997), <em>La cantatrice chauve</em>, Paris, Gallimard (Folio théâtre).</p> <p style="margin-left: 21.25pt; text-align: justify;">Oana PANAÏTÉ (2007), «Poétiques du personnage contemporain», dans Françoise LAVOCAT, Claude MURCIA et Régis SALADO [dir.], <em>La fabrique du personnage</em>, Paris, Honoré Champion (Colloques, Congrès et Conférences, Littérature comparée), p.499-510.</p> <p style="margin-left: 21.25pt; text-align: justify;">Alain ROBBE-GRILLET (1953), <em>Les Gommes</em>, Paris, Éditions de Minuit.</p> <p style="margin-left: 21.25pt; text-align: justify;">Larry TREMBLAY (1989), <em>Le déclic du destin</em>, Montréal, Leméac (Théâtre).</p> <p style="margin-left: 21.25pt; text-align: justify;">Gabriel TREMBLAY-GAUDETTE (2011), «De l’utilisation du terme “bédéesque”…», dans <em>Promo 9<sup>e</sup> art: la bande dessinée au Québec</em>, [<a href="http://www.promo9a.org/2011/08/03/de-lutilisation-du-terme-bedeesque/">en ligne</a>] (Texte consulté le 11 février 2013).</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-pologne-quelle-pologne-studio-de-lecture-3#comments BOUCHARD, Hervé CHEVILLARD, Éric Éclatement textuel Esthétique Esthétique bédéesque Expérimentation formelle Genre HERGÉ IONESCO, Eugène JARRY, Alfred PANAÏTÉ, Oana Personnages Poétique Québec Récit Recueil ROBBE-GRILLET, Alain THOLOMÉ, Vincent TREMBLAY, Larry TREMBLAY-GAUDETTE, Gabriel Récit(s) Mon, 11 Feb 2013 13:41:35 +0000 Pierre-Luc Landry 677 at http://salondouble.contemporain.info Révolution(s) abandonnée(s) http://salondouble.contemporain.info/lecture/r-volutions-abandonn-es <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/tremblay-gaudette-gabriel">Tremblay-Gaudette, Gabriel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/kapow">Kapow!</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p><strong>Révolution(s) abandonnée(s)</strong></p> <p><em>Avertissement: l’essentiel de cette lecture porte sur les aspects formels de </em>Kapow!<em> En raison des particularités matérielles de l’œuvre commentée, il m’est apparu contre-indiqué d’inclure à titre d’exemple des numérisations de certaines pages du texte, puisque la numérisation aurait mis à plat les caractéristiques de cet objet-livre qui trouvent leur pleine extension dans sa tridimensionnalité. Je vous invite donc, avant d’amorcer votre lecture du texte ici-bas, à vous rendre sur l’hyperlien suivant, <a href="http://www.visual-editions.com/our-books/kapow">http://www.visual-editions.com/our-books/kapow</a>, afin de consulter la galerie de photographies proposée par l’éditeur, qui donne la pleine mesure de la forme incongrue de </em>Kapow!</p> <p>La jeune maison d'édition londonienne Visual Editions s'est jusqu'à présent signalée par des ouvrages magnifiques et originaux: une réédition du <em>Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentlemen</em> de Laurence Sterne qui fait la part belle aux interventions visuelles et typographiques prévues par le texte original, la première traduction en anglais de <a href="http://www.visual-editions.com/our-books/composition-no-1">Composition No.1</a> de Marc Saprota (texte présenté dans une boîte et qui a ceci de particulier qu'il faut mélanger ses feuillets pour composer un ordre de lecture personnel, comme on brasse un jeu de Tarot pour en faire une lecture divinatoire) et <a href="http://www.visual-editions.com/our-books/tree-of-codes"><em>Tree of Codes</em></a>, le plus récent roman de Jonathan Safran Foer, confectionné à partir d'un roman de Bruno Schultz et dont les pages ont été littéralement trouées afin de créer un nouveau texte. À chacune de ses parutions, Visual Editions crée un livre d'artiste à grand tirage, une expérience sensorielle multiple (engageant la tactilité et la vision de manière plus prégnante qu'un roman traditionnel) et, en somme, commet un acte de résistance envers le passage du papier à l'écran par une œuvre qui ne peut être envisagée que dans sa forme matérielle. Le plus récent titre de Visual Editions s'inscrit résolument dans cette posture éditoriale éclectique et aventureuse. Issu de la plume d'Adam Thirlwell, jeune auteur londonien, <em><u>Kapow!</u></em> s'attaque au récit linéaire en le faisant éclater à la surface de la page, par le biais d'interventions à même la mise en page, tours de passe-passe formels audacieux mais qui se révèlent rapidement répétitifs.</p> <p><em>Kapow! </em>a comme thème général la révolution. Le narrateur, d’abord anonyme mais qui s’avère à mi-chemin être l’auteur de par la référence à ses romans antérieurs, observe à distance les agitations populaires dans plusieurs pays du Moyen-Orient, période de remue-ménage qui a depuis été recoupée sous l’appellation «&nbsp;Printemps Arabe&nbsp;». Avec une posture de détachement, qui serait selon l’auteur commune au citoyen occidental moyen, il suit les soulèvements de ces pays en développement, mais sa rencontre avec Faryaq, un chauffeur de taxi émigré qui lui relate des anecdotes à propos de ses amis au cœur des événements, le pousse à s’intéresser davantage à ces révolutions. La suite du roman fait alterner une narrativisation du printemps arabe focalisée sur quelques citoyens ordinaires prenant part aux manifestations publiques, et des commentaires généraux du narrateur face à son processus d’écriture et ses réflexions politiques et esthétiques sur l’Histoire en mouvement. Avec cette structure narrative mixte, Thirlwell se ménage une ouverture pour donner lieu aux facéties de tout roman post-moderne qui se respecte&nbsp;: la narration regorge de passages autoréflexifs, de moments métanarratifs, de télescopages improbables, etc. Il invoque ouvertement la malléabilité du langage très tôt dans le roman: «My theory was that language was a trampoline which pushed you everywhere, even inside-out, even into an apartment block I had never visited in a country I didn’t really know» (2011, p. 10), ce qui lui autorise la plus grande des libertés.</p> <p>Dès la première page, le narrateur indique qu’il est perpétuellement dans un état second: «I kept thinking one thing, then another, then another. It’s true that recently I’d got back into the practice of dope but still. My crisis was very much deeper than dope. (…) I was, let’s say, in a doped yet caffeinated state– a blissful state of suspension. This total seamlessness had just arrived in my thinking from nowhere». (2011, p. 5) Cet état d’esprit affecte et justifie non seulement le style de Thirlwell, ponctué d’achoppements et de coq-à-l’âne, mais aussi la dimension matérielle et visuelle du texte. Il s'avère en effet que le corps du texte s'écartèle, se dilate, s'épanche et se troue en des tailles et des directions diverses, allant parfois jusqu'à déborder de la double page et nécessitant le recours à des pages à volets que le lecteur doit déployer pour laisser le texte dévaler, voire déraper, dans la direction souhaitée. Dans la première page du texte, Thirlwell fait une allusion amusante à cette poétique de déchirure visuelle du texte à l’honneur dans son roman, en mentionnant son étonnement devant la facilité avec laquelle la foule agitée parvient à démanteler le pavé: «While in the miniature movies on the internet people were gathering in squares and ripping up the pavements. It surprised me how easily you could do this– just prise up pavement, like a lawn» (2011, p. 5). Or, après tout, cette friabilité insoupçonnée d’une matière jusqu’alors perçue comme unie et compacte, c’est aussi celle du corps de texte, habituellement présenté avec ordre, régularité et rigueur, et que Thirlwell s’apprête à démantibuler, ce à quoi il fait d’ailleurs allusion en disant à la suite de la citation précédente: «I understood this urge to disrupt and savage things and so on.» (2011, p. 5)</p> <p>Les voies multiples ouvertes dans la linéarité du texte sont signalées par un symbole à mi-chemin entre la lettre Y et le pictogramme d’une sortie d’autoroute, qui permet instantanément de comprendre qu’il faut aller lire le passage de texte en incise, superposé au corps principal du texte mais disposé dans une orientation déviante. Ces interruptions ne se donnent à lire ni comme une information complémentaire similaire à une note de bas de page, ni comme des trajectoires de lecture alternatives à la manière d’un hypertexte de fiction; tout comme face à un texte de David Foster Wallace, il faut se garder de sauter ces portions de texte comme le ferait un lecteur paresseux. De plus, la forme affectée par ces incises participe parfois à la signification de son contenu. Par exemple, page 20, les personnages au cœur de la révolution arabe se rendent au lieu public où se tiennent les manifestations quotidiennes, et une incise en forme de cercle précise: «Backing onto this was the second grandest hotel in the city– containing three restaurants, a café, a shopping complex, a business center, three banqueting halls, and a gym» (2011, p. 20). Le contraste entre la pauvreté ambiante de la ville en crise et cet espace de luxe décrit dans l’incise motive la forme de cercle, marquant un espace enchâssé, replié sur lui-même. Trois pages plus loin, une incise, tellement longue qu’elle déborde de la page principale et force l’intégration d’un encart dépliable, prend une forme irrégulière rappelant une trajectoire en zig-zag, et décrit le procédé narratif complexe au cœur de <em>Don Quichotte</em>, dans lequel Cervantès attribue la paternité des aventures du Chevalier à la Triste Figure à un scribe arabe, Cide Hamete Ben Engeli; la forme irrégulière de l’incise textuelle rappelle la stratégie ludique quelque peu tordue par laquelle Cervantès renvoie à un personnage fictif la véracité douteuse du récit de son roman.</p> <p>Thirlwell assume son procédé jusqu’à en décrire ouvertement l’origine et les motivations au cœur même de son texte:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>I didn’t want to be topical. I think instead it just had something to do with this new mania for connections, my idea of integrity that meant you had to follow every thought as far as you could, into all the sad dead ends. And to present this new way of thinking I began to imagine new forms, like pull-out sentences, and multiple highspeed changes in direction. I imagined concertina pages of stories, pasted pictures. And why not? It wasn’t that I wanted to make words visual, like the former futuristi. I didn’t believe like those marionetti that doing things to their look could increase the expressive power of words. But I was imagining a story that was made up of so many digressions and evasions that in order to make it readable it would need to be divided in every direction. So that if you wrote it out as continuous block it would be the same but also different. I wasn’t because my ideal was some kind of simultaneià. It was more like the Russians I’d adored, like Mayakovsky and El Lissitzky – this idea of trying to make things as fast as possible. (2011. p. 18)</p></blockquote> <p>Il revient plus loin sur sa volonté d’accentuer la dimension visuelle de son texte en déclarant: «It was what I wanted too – this spreading a given volume as closely to pure surface as possible. I wanted montage, as I said. I wanted a system where as many things as possible were visible at once.» (2011, p.32)</p> <p>Et c’est là que le bât blesse. Thirlwell annonce un programme esthétique qu’il n’endosse pas entièrement, ou du moins pas jusqu’au bout. L’éclatement du texte est certes spectaculaire aux premiers abords, mais l’auteur ne met pas complètement son procédé au service de sa diégèse. Si, comme je l’ai mentionné plus tôt, certaines incises ont une&nbsp; motivation claire et qu’il emploie à l’occasion les ressources formelles des pages déployées avec brio – notamment à la page 62, lorsqu’il déplace une discussion entre deux protagonistes à propos des juifs, où l’un des deux interlocuteurs tient des propos racistes, au creux d’un encart, comme voilé au regard et relégué loin du texte principal afin de ne pas le contaminer -, la plupart des incises ne font pas un usage bien motivé de la ressource, et la constante nécessité de retourner le livre dans tous les sens afin d’en lire des bribes conduit à l’agacement. L’auteur qui annonçait vouloir aller au bout de ses idées n’est pas parvenu à porter à bout de bras son projet.</p> <p>Il existe pourtant des exemples convaincants de telles œuvres expérimentales. Dès les années 1960-1970, des chefs-d’œuvre oubliés comme <em>The Exagggerations of Peter Prince</em>, de Steve Katz, qui disloque constamment le cours de la narration par des mises en page incongrues et des illustrations hétéroclites, ou encore <em>Double or Nothing</em> de Raymond Federman, qui étend la concomitance texte-image, chère à la <em>pattern poetry</em> médiévale et à la poésie concrète moderne à la grandeur d’un roman, étaient parvenus à mettre des trouvailles formelles au service du récit, et des auteurs plus connus comme Donald Barthelme dans certaines nouvelles de <em>Guilty Pleasures</em> ou Kurt Vonnegut Jr. dans <em>Breakfast of Champions</em>, ont brillamment fait usage de l’iconotextualité (voir Krüger, 1990) dans des œuvres aussi originales que délicieuses. Ces approches ont été amalgamées avec succès dans des œuvres contemporaines comme <em>House of Leaves</em> de Mark Z. Danielewski et <em>The Raw Shark Texts</em> de Steven Hall. J’espérais sincèrement que <em>Kapow!</em> puisse s’ajouter à cette liste, mais les procédés employés par Thirlwell s’avèrent au final trop limités et tièdes pour obtenir une place au Panthéon des romans à la matérialité expérimentale.</p> <p>L’échec relatif des ambitions de l’auteur est en quelque sorte assumé par le roman lui-même. Il est difficile de ne pas faire le lien entre le thème de la révolution politique qui traverse le texte et l’approche innovatrice préconisée par l’auteur, ce que l’auteur ne fait pas explicitement dans les pages de son roman. Or, tant le narrateur que les personnages émettent des doutes quant au succès éventuel de la révolution en cours, notamment vers le début lorsque le narrateur déclare: «But I didn’t know if this was revolution. I didn’t really know if I even Cared. Amigos, I had my doubts. Because basically I tended to prefer the irony of counter-revolution, the hipster sarcasm which wasn’t sure if there was any way of fighting that didn’t end up being a fight to be further enslaved.» (2011, p. 11). De manière conséquente, au cours du récit, les personnages constatent que les soulèvements révolutionnaires n’entraînent pas de résultats impressionnants.</p> <p>Au terme du roman, les personnages de la diégèse sise dans un pays arabe jamais nommé font face à diverses désillusions&nbsp;: Rustam, ayant surmonté ses réticentes initiales pour prendre part aux manifestations, sera incarcéré et trouvera son salut dans un intégrisme religieux qui faisait initialement l’objet de sa résistance; sa femme Niqora renoncera à la relation illicite qu’elle entrevoyait avec le jeune réalisateur Ahmad, rencontré dans la foulée des soulèvements, et l’auteur lui-même, dans le plus long passage en incise (visible à l’image 4 de la galerie disponible sur le site Web de Visual Editions), déclare que le cinéma, dont le montage constitue la grammaire formelle, est le plus à même de rendre compte de la réalité, sorte de désaveu en creux du médium qu’il emploie.</p> <p>On peut saluer l’honnêteté de l’auteur, qui assume l’incapacité à exploiter pleinement son projet esthétique. Il a voulu s’élever contre ce qu’il considère être une pratique de lecture contemporaine basée sur l’accumulation d’informations, spécifiée dans le passage suivant: «In one of my bouts of reading – and this very much felt like one aspect of the modern which depressed me, the way everyone was reading, was trying to find out the <em>facts</em>, the way everyone was lugging along their reading lists&nbsp;» (p. 18). Pour ce faire, il a opté pour une approche expérimentale ostentatoire, frappante comme un coup de poing à la figure ou comme un immense point d’exclamation, à l’image de celui dans le titre de l’œuvre et ornant la couverture du livre. Or, passé le choc initial, le lecteur constate que l’édifice littéraire s’écroule, en partie parce qu’il a ployé sous le poids d’une ambition lourde à porter et en partie parce que le matériau employé dans la construction n’était pas assez solide. Ce n’est pas pour rien que l’auteur, convoquant les propos de Zizek et de Arendt, passe plus de temps à réfléchir autour de l’idée de révolution qu’à la mettre en acte par la diégèse et sa propre écriture; ce n’est pas pour rien que ma lecture a porté quasi-exclusivement sur la forme que prend son projet de révolution formelle que sur son contenu même.</p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>Barthelme, Donald. <em>Guilty Pleasures</em>. New York : Farrar, Strauss &amp; Giroux, 1974</p> <p>Danielewski, Mark Z. <em>House of Leaves</em>. New York : Pantheon, 2000</p> <p>Federman, Raymond. <em>Double or Nothing</em>. Boulder : Fiction Collective Two, 1992 (1979)</p> <p>Hall, Steven. <em>The Raw Shark Texts</em>. New York : Canongate Books, 2007</p> <p>Katz, Steve. <em>The Exagggerations of Peter Prince</em>. New York : Holt, Rinehart and Winston, 1968</p> <p>Krüger, Reinhard. «&nbsp;L’écriture et la conquête de l’espace plastique&nbsp;: comment le texte est devenu image&nbsp;», dans Montandon, Alain (dir. publ.) <em>Signe/Texte/Image,</em> Paris&nbsp;: Ophrys, 1990.</p> <p>Thirlwell, Adam. Kapow! Londres&nbsp;: Visual Editions, 2011</p> <p>Vonnegut, Jr, Kurt. <em>Breakfast of Champions or Goodbye Blue Monday</em>. New York : Delcorte Press, 1973</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/r-volutions-abandonn-es#comments Action politique Angleterre Autofiction Autoréflexivité Avant-garde BARTHELME, Donald Cinéma Contemporain Culture de l'écran Culture numérique DANIELEWSKI, Mark Z. Dialogues culturels Éclatement textuel FEDERMAN, Raymond Guerre HALL, Steven Hipster KATZ, Steve KRÜGER, Reinhard Limites de la représentation Télévision THIRLWELL, Adam VONNEGUT Jr, Kurt Roman Sun, 25 Nov 2012 21:33:52 +0000 Gabriel Gaudette 639 at http://salondouble.contemporain.info Vie éclatée, lectures éclectiques, vie électrocutée. Studio de lecture #1 http://salondouble.contemporain.info/lecture/studio-de-lecture-1 <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/fontille-brigitte">Fontille, Brigitte</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/hivert-ariane">Hivert, Ariane</a> </div> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/lamoureux-d-sir-e">Lamoureux, Désirée</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/landry-pierre-luc">Landry, Pierre-Luc </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/vie-electrique">Vie électrique</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p><strong>Pierre-Luc Landry [PLL]: </strong>Faut-il entamer ce premier studio de lecture par un résumé du bouquin choisi? La question se pose d’emblée, selon moi, parce que l’exercice est périlleux; comment, en effet, résumer un tel objet, qualifié de «roman» dès la première de couverture par l’éditeur, alors que le projet lui-même erre entre les genres? <em>Vie électrique </em>est un roman en trente chapitres, trente jours, au cours desquels l’auteur entre en dialogue avec lui-même, avec son musée personnel: le lecteur est mis face à des impressions et des réminiscences, des notes de lecture, une sorte de collage réunissant entre deux couvertures la liste des œuvres littéraires, musicales et visuelles que l’auteur a particulièrement appréciées, des considérations sur les lieux qu’il a visités, sur les amitiés qu’il a entretenues, etc. Le projet, Rossignol le résume ainsi:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">Dans ce roman vécu, on croisera des fleuves et des livres à soi. Aucune théorie magistrale, aucun <em>conseil</em>. Juste le temps, celui que j’ai passé, que je passe à lire et à partir, la lecture et le départ qui ne sont jamais vraiment des activités mais une autre façon de boire ou de grimper aux arbres. […] Trente jours. Ce qui se passe pendant un mois. Roman continu d’un genre particulier. Roman, c’est-à-dire pulsations, vacillements, vertige, journées précises. Voici le premier jour dans l’exploration du détachement. Et avec lui les vingt-neuf suivants. Sarabande (p.14-16).</p> </blockquote> <p>C’est donc un «roman à soi», un «roman continu» dans lequel chaque pulsation correspond à une journée, une œuvre littéraire, un auteur qu’on apprécie, un lieu qu’on a aimé. Un drôle de roman, en somme, qui ne ressemble pas du tout à un roman mais qui donne envie d’aller lire ailleurs pour voir si on y est.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Désirée Lamoureux&nbsp;[DL]:</strong> Je dois affirmer, en toute honnêteté, que j’ai trouvé l’œuvre de Rossignol pénible. Mais à travers les discussions suscitées par ce studio et dont le présent texte est une trace, je vois en quoi elle peut nous interpeler, nous obliger à ouvrir un livre longtemps ignoré, nous encourager à écouter une mélodie trop souvent perdue dans le brouhaha du quotidien. Sorte de <em>Monde de Sophie</em> de l’art, le livre de Rossignol m’a bombardée de suggestions, de routes, sans jamais me laisser le temps de me couler dans ses pages. Trop préoccupé par son propre parcours, l’auteur semble oublier que des lecteurs tentent de le suivre dans son aventure à travers contrée et forme artistique.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Brigitte Fontille [BF]:</strong> En effet, l’auteur nous propose de traverser des univers artistiques en jouant les guides touristiques. Toutefois, si son programme avait fort de piquer ma curiosité et mon intérêt (classiques revisités –Stendhal, Tolstoï– et découverte d’artistes qui m’étaient inconnus –Jan Zabranan? Italo Svevo?­–, dans un mélange artistique singulier –orchestrer Claudel, Thoreau et Charlie Parker!), j’ai également été tentée à maintes reprises de quitter le musée... Les œuvres dépoussiérées ou ramenées à la lumière du XXIe siècle me laissent&nbsp;désenchantée: mais où est passé le romancier? Un peu lasse du rythme en fiche de lectures, je pars écouter d’autres ritournelles. Et, c’est peut-être là que j’entends finalement la voix de l’auteur...</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Ariane Hivert [AH]: </strong>Pendant et après ma lecture, de multiples questions se bousculaient dans ma tête. Et maintenant, les commentaires de mes collègues en soulèvent de nouvelles… À quel moment voit-on le personnage de Rossignol soulever un livre? Peut-il vraiment avoir lu tous les bouquins dont il parle en trente jours? Si c’est un «roman à soi» au point d’en oublier le lecteur, quel est l’intérêt d’en faire un roman? Le rôle de guide touristique est-il vraiment le meilleur moyen pour faire découvrir des œuvres artistiques si profondes? Des questions superficielles, j’en conviens, mais ma propre fibre d’auteure en herbe est choquée par ce manque de réalisme dans un livre qui semble s’apparenter à l’autofiction avec cette «voix de l’auteur» dont parle Brigitte, si forte et si personnelle. Les réponses à ces questions sont-elles si importantes ou bien ces interrogations ne sont-elles que la cristallisation de mon propre désir d’abandonner devant un livre qui m’apparait au premier abord si aride?</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>PLL: </strong>Je suis content que Désirée soulève de telles réticences parce que, comme mes collègues, je me suis heurté moi aussi à des envies d’abandonner, parfois, alors que le propos devenait trop «obscur», trop personnel. Je ne connais pas Rossignol, je ne suis pas familier avec son travail et je sais peu de chose de lui sinon qu’il est éditeur chez Payot &amp; Rivages. Circule sur le Web une photo le représentant cigarette à la bouche, chemise blanche et cravate noire, barbe de trois jours, les yeux posés sur la clope qu’il tient entre ses doigts; un petit quelque chose à la Bret Easton Ellis, une gueule paillarde, un brin baveuse. Voilà tout ce que je connais de l’auteur, qui nous invite dans son livre à assister à un monologue mis en scène expressément pour nos yeux de lecteurs; exercice de voyeurisme s’il en est un, mais dont l’étrangeté séduit. Ce sont des notes de lectures et un carnet d’errance ainsi qu’un journal personnel et tout cela invite à l’écoute, au voyage. Les textes qui sont lus et commentés par Rossignol —et j’entends textes au sens sémiotique d’<em>œuvres</em>, peu importe leur support—, paraissent essentiels; que peut-on comprendre de cette «vie électrique» si l’on n’a pas lu les livres dont il est question, si l’on n’a pas fréquenté les musiciens dont Rossignol discute, etc.? Il y a toutefois dans ce bouquin un beau paradoxe: malgré le caractère essentiel de ces textes premiers, le lecteur peut s’en passer. Si certains titres font partie d’un «savoir encyclopédique commun», d’autres sont des hapax, des livres étranges, des objets dont on peut ne jamais, même, avoir entendu parler. Au final, toutefois, ce n’est pas important: celui ou celle qui aime la littérature (et les autres arts) n’en n’a rien à faire.</p> <p>Je voudrais revenir à ma propre obsession de lecteur (bien sûr!), c’est-à-dire au genre annoncé en première de couverture: au romanesque de ce projet éclaté. Dans un entretien accordé à Albert Gauvin de <em>Pileface</em>, site Internet consacré à tout ce qui touche Philippe Sollers, Rossignol explique en quoi son projet est, pour lui, bel et bien un <em>roman</em>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">J’appelle ça roman parce qu’il n’y a pas de distinction entre la bibliothèque et les destinations. Le fil d’un narrateur qui passe de Trieste à New York en lisant B. S. Johnson et Alix Cléo Roubaud, pour moi c’est l’histoire d’un roman. Tous ces écrivains sont des personnages de romans. Cela m’intéresse plus que d’inventer un personnage réaliste dans lequel je ne me reconnaîtrais pas (Rossignol, cité par Gauvin, 2012, <a href="http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=1265">[en ligne]</a>).</p> </blockquote> <p>On lit dans cette déclaration le désir de faire du roman sans s’engager dans l’imaginaire ou, plus précisément, dans <em>l’invention</em>. Il existe bien sûr tout un pan de la littérature qui se réclame d’un tel mouvement et tout un autre pan qui se réclame de son contraire. Je ne souhaite pas ajouter d’eau au moulin de la dualité roman vrai / roman imaginaire. Cela n’est pas important, surtout pas en ce qui concerne le commentaire et la lecture du livre de Rossignol. Néanmoins, je trouve que le choix éditorial est étonnant. Pourquoi s’acharner à nommer ainsi un livre qui, au final, n’a pas grand-chose à voir avec la production romanesque actuelle? Alors que les témoignages et autres documents ont la cote, pourquoi vouloir à tout prix faire du roman plutôt que de, plus simplement, faire <em>un livre</em>? Que les écrivains soient des «personnages de romans»,&nbsp;soit. Reste que <em>Vie électrique</em> a peu d’atomes crochus avec le genre romanesque, d’autant plus que le livre fait une très grande place à tout ce qui ne l’est pas. On devine en effet à la lecture une préférence de Rossignol pour les œuvres hétéroclites, pour les livres protéiformes, étranges, à mi-chemin entre ceci et cela, pas vraiment romans mais pas vraiment essais. Par exemple, il dit de Rolf Dieter Brinkmann qu’il est disparu du paysage littéraire en raison du mélange des genres qui est au cœur de ses œuvres, notamment de <em>Rome, regards</em> et de <em>La lumière assombrit les feuilles</em>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">Brinkmann choisit de briser le roman traditionnel, de ne plus s’en tenir à une représentation réaliste et paisible du monde. Il décide de projeter ses images et une poésie directe dans un ouvrage indéfinissable, un livre-album qui fait appel à tous les motifs, lettres, photos, factures, billets de train, et qui donne lieu à un récit cinglant (p.107).</p> </blockquote> <p>Un ouvrage indéfinissable, donc. Qualificatif qui pourrait très bien être accolé au livre de Rossignol. Je réfléchis à «voix haute» ici, je ne propose pas de commentaire définitif sur <em>Vie électrique</em>. Si je remets en question l’étiquette de «roman», c’est que je me demande en quoi elle peut être efficace, importante, nécessaire. Réinventer le roman, briser les cadres rigides, oui, je veux bien —et j’aime tout particulièrement les auteurs qui ont cette «audace». Mais pourquoi choisir le label contraignant, s’il ne nous convient pas? Peut-être que mes collègues de ce studio de lecture auront quelque chose à dire à ce sujet…</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>DL: </strong>En effet, pourquoi choisir d’indiquer le genre alors que le projet d’écriture ne va pas du tout dans ce sens? À ma première lecture de l’œuvre, je ne me suis pas posée la question; je me suis plutôt demandée où l’auteur voulait en venir. Avec son début déroutant à Berlin qui semble annoncer une espèce d’histoire d’amour étrange, j’ai attendu en vain que l’auteur termine son histoire. Ce n’est qu’en fermant le livre que j’ai réalisé que le début n’avait en fait peut-être rien à voir avec le reste. En relisant maintenant le premier chapitre, je vois que Rossignol nous annonce bel et bien son projet – «Trente jours. Ce qui se passe pendant un mois. Roman continu d’un genre particulier» (p.16) – au moment même où il quitte Petra pour revenir à Paris. Il semblerait que le roman dont il est question sur la page couverture ne dure que 4 pages pour se perdre dans les méandres d’un autre projet d’écriture. Serait-ce un roman de quelques pages accompagné d’un journal de bord, ou plutôt un journal de bord amorcé par un mini-roman?</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>AH:</strong> Je me suis posée la même question: <em>Vie électrique</em> est-il vraiment un roman? Je comprends le point de vue de Rossignol et, en un sens, je suis d’accord. Les auteurs sont aussi des personnages de roman. Ce récit, parce que je lui accorde que c’en est un, enchaîne les observations littéraires et artistiques sans m’emporter dans un autre monde. Personnellement, c’est ce que je recherche dans un roman: m’évader, que ce soit dans un univers imaginaire ou réel. Tandis qu’en lisant Rossignol, j’ai eu l’impression d’assister à une conférence sur la littérature sur fond musical. Intéressant, certes, mais pas ce à quoi je m’attendais. Il ne faut pas sous-estimer l’importance des attentes que peut avoir un lecteur par rapport à un livre. Avec le temps, le roman s’est imposé comme genre hégémonique —une certaine idée du roman, même— et a pris une grande place dans le spectre littéraire; c’est ainsi que l’étiquette de roman commande tout un horizon s’attente qui a été déçu avec <em>Vie électrique</em>. Comme le dit Pierre-Luc, cela ne doit pas empêcher les auteurs d’essayer de nouvelles choses et de briser les conventions. Mais apposer l’étiquette de «roman» sur un livre, c’est le comparer à tous les autres romans qui ont été écrits avant et lui donner une signification qu’il n’a pas lorsqu’on l’ouvre. Le lecteur est déstabilisé, déçu et souvent se décourage au point de poser ledit roman et de ne pas en terminer la lecture. Je crois que les livres sont écrits pour être lus (et je ne parle pas de l’aspect commercial de la chose), mais lorsque les lecteurs abandonnent le livre d’un auteur, ils sont moins enclins à acheter les suivants et à continuer de faire vivre l’œuvre de cet auteur. À leurs proches, ils diront qu’ils ont été déçus ou, pire, n’en parleront pas du tout, au contraire des ces romans qui ont fait vibrer la corde émotive qui nous traverse tous et dont on veut parler autour de nous. La corde cognitive est plus difficile à faire résonner; elle n’est pas toujours bien tendue, selon l’éducation et l’état d’esprit de chacun. Il faut préparer son lecteur à ce genre de récit qui appelle à la raison avec une étiquette appropriée, autre que celle de «roman», qui elle s’adresse à un nombre grandissant de lecteurs de tous les âges. Il existe cependant des gens qui n’auraient pas acheté le livre s’il n’était pas écrit «roman» sur la couverture, mais plus persévérants, ils continuent leur lecture et, intéressés par le propos de Rossignol, ils poursuivent leur découverte des auteurs qu’il cite. Convenons-en, ces gens sont peu nombreux. Je suis de ceux qui ont été déçus. Et sans ce studio de lecture, j’aurais rapporté le livre à la bibliothèque sans le terminer.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>BF:&nbsp;</strong>Je résiste à ce propos orienté vers l’analyse mercantilisante des œuvres littéraires ou qui suggère un lecteur au premier degré qui se laisse influencer par l’étiquette ou qui utilise l’art pour «s’évader». Il n’en demeure pas moins que l’étiquette de cette œuvre semble bien étrange et suscite avec raison nombre de questions. Je pourrais toutefois voir ce «roman» s’inscrire dans un mouvement de contamination romanesque amorcée dans les années 80. Je pense notamment aux romans <em>réflexifs</em> de Milan Kundera, à certains romans de Pascal Quignard, <em>Vie secrète</em> notamment, dont la charge d’érudition en font à la fois des essais, des biographies, des études anthropologiques, des récits mythologiques, des contes, des traités, etc. Sans nécessairement inscrire Rossignol dans cette généalogie d’écrivains confirmés, je peux percevoir dans <em>Vie électrique </em>un écho de cette démarche poétique qui met au défi le récit. Démarche téméraire pour une œuvre dont la forme et le contenu remettent en cause la jouissance esthétique du lecteur. Or, il faut bien en convenir, <em>Vie électrique</em> produit un effet déceptif par rapport à l’&nbsp;«horizon d’attente» du lecteur. Un romancier qui se propose à l’image d’un simple compilateur et se réduit à une instance énonciative qui dit timidement «je» en se diffractant en une narration plurielle et démultipliée de tous les livres lus pose à juste titre un enjeu vital au lecteur déjà mis en abyme dans cet auteur-lecteur. Chaque livre a son lecteur implicite. Et c’est peut-être dans cette avenue qu’il faudrait tenter de porter notre attention afin de cerner les enjeux d’une œuvre qui semble désorienter le lecteur au point qu’il en questionne sa propre existence (un lecteur fictif au lieu d’un personnage romanesque imaginaire?). À moins que Rossignol soit tout simplement passé à côté de son «pacte de lecture»...</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>DL:</strong> Je ne crois pas que Rossignol soit passé à côté de son «pacte de lecture», comme le propose Brigitte. Il me semble plutôt que son «pacte» participe d’un désir de perdre le lecteur, de l’ennuyer à un tel point qu’il vienne à apprécier ce qu’il lit. L’importance de la patience face à l’ennui, suggérée dès la page 15 dans une citation de John Cage, joue-t-elle un rôle moralisateur? Rossignol nous dit-il que nous sommes trop pressés à comprendre, à être divertis en tout temps? Qu’il faut nous arrêter, prendre le temps d’apprécier les belles choses de la vie, malgré l’ennui qu’elles peuvent parfois susciter? Je vois maintenant en ce roman une critique de notre société actuelle: société qui mise sur un divertissement si envoûtant qu’il nous fait oublier notre existence superflue. Au contraire, le roman de Rossignol, dans ses longueurs et ses langueurs, ne cherche pas à nous procurer une évasion, mais plutôt à nous obliger à nous plonger dans un art trop longtemps mis de côté. &nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>PLL: </strong>Il est évident que <em>Vie électrique</em> n’est pas un roman d’évasion. Le lecteur averti le saura déjà par sa publication dans la collection «L’infini», dirigée par Philippe Sollers. Ici, pas d’illusion romanesque ou de suspension de l’incrédulité; pas de catharsis programmée et, n’en déplaise à Odette qui répond à la question «Le Roman permet -il de s’évader ou lui attribuez vous d’autres fonctions?» [<em>sic</em>] sur <em>Yahoo! Questions/Réponses</em> [<a href="http://qc.answers.yahoo.com/question/index?qid=20080512024141AAnVceH">en ligne</a>], pas de résonnance de l’hridayagranthi ou de quelque «nœud du cœur» que ce soit. <em>Vie électrique</em>, ce n’est pas cela. Ce n’est pas non plus ce best-seller qui nous emmène, justement, sur d’autres rives, dans des aventures rocambolesques et sentimentales. J’ai peut-être l’air méprisant, mais je ne le suis pas. Il n’y a pas de fiction à grand déploiement dans <em>Vie électrique</em> et cela ne lui fait pas défaut. Ce que je tente de dire, c’est que le plaisir de lire ce livre, il est ailleurs; il se trouve dans les nombreuses références à la littérature et à la musique, dans le parcours intellectuel de l’auteur, dans la forme, dans l’espace étrange que Rossignol a aménagé pour lui et son lecteur et où la rencontre opère quand même. On a beaucoup glosé avec Umberto Eco sur la coopération interprétative et le rôle du lecteur dans le roman; dans cette même veine, j’apprécie tout particulièrement ce commentaire d’Alain Robbe-Grillet que je me permets de reproduire ici (et qu’on me pardonne la longueur de la citation):</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">Cette idée que le monde est toujours à faire est au fondement de l’esprit moderne. C’est, en somme, ce que Sartre a appelé la liberté. Si le monde est fait, nous ne sommes pas libres, nous ne pouvons que reproduire les formes du monde telles qu’elles sont. Mais si le monde est à faire, notre liberté est sans cesse en jeu. Car dans notre existence, en dehors même de la littérature, nous sommes sans cesse les bâtisseurs d’un monde. Cette situation va aussi se refléter dans celle du lecteur. Celui-ci est appelé à refaire le livre qu’il lit, comme si ce livre était déjà tombé en ruine et que lui-même allait y introduire de nouvelles possibilités de signification. Il ne s’agit pas de construire des cathédrales, mais l’idée est la même: ce sont des cathédrales de pensée. Cette situation est souvent mal comprise par les lecteurs, car ils considèrent que la lecture est une sorte de repos. On a affronté les bizarreries du monde et l’incompréhensibilité de plus en plus flagrante de certains éléments du monde, et quand on rentre chez soi le soir, on lit pour se reposer. Dans ce cas, mieux vaut prendre un Balzac qu’un Kafka ou un Joyce. La lecture de la littérature vivante n’est pas reposante, puisqu’il faut sans cesse s’impliquer soi-même comme créateur du livre, comme si on réécrivait ce livre qu’on est seulement en train de lire. Je le lis, il est tout fait, mais il n’est pas fini. Il continue à vivre (2005, p.41-42).</p> </blockquote> <p>Une chose est sûre: on ne se repose pas dans le livre de Rossignol. Au fil de ce studio de lecture, j’apprends à l’apprécier davantage. C’est une sorte de <em>Dernier inventaire avant liquidation</em> ou de <em>Premier bilan après l’Apocalypse </em>(Beigbeder, 2001 et 2011) en plus intello, un <em>projet</em> au sens fort du terme, une aventure d’écriture <em>et</em> de lecture.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>BF: </strong>Malgré tout, malgré quelques déroutes, je demeure ambiguë face à ce livre. Il a pourtant des traces à même de susciter une curiosité, un intérêt qui vient l’inscrire dans une certaine lignée du roman contemporain. J’entends par là la double posture artistique que présente ce livre intriguant. Pertinemment présenté sous une épigraphe de Céline, le roman de Rossignol dévoile clairement son penchant pour la musique et continue de fonder des liens entre la littérature et la musique. C’est à un roman-voyage à la forme «d’un temps mobile et dansé» (p.169) que je me sens conviée, un voyage binaire comme la danse qu’il annonce: sarabande spatiale et temporelle. Si une suite de grands auteurs vient y faire quelques pas, c’est toutefois la dimension sonore de ce roman qui m’intrigue le plus. D’emblée est annoncé l’objectif du voyage entrepris: «C’est un contact avec les sonorités dont j’ai besoin. En France, j’entends toujours les mêmes sons, c’est éreintant» (p.11). Il m’est difficile de ne pas y entendre Marcel Proust qui s’était mis au pastiche à ses débuts littéraires pour se «purger du vice si naturel d’idolâtrie et d’imitation» (Proust, 1919, p.380). Pour l’instant, l’écho des «grands auteurs» agit en basse continue tout au long de ce premier roman de l’auteur, mais je me demande si ce ne serait pas aussi une démarche initiatique afin de trouver sa propre voix, sa voix auctoriale. Cette voix qu’il traque bien patiemment: «J’attends une voix, une seule voix. Je ne crois pas que ce soit demander l’impossible» (p.32). C’est sans surprise Ulysse qui est présenté comme premier guide à Berlin pour amorcer le premier jour de cette grande traversée de «l’exploration du détachement» (p.16).</p> <p><em>L’oreille des yeux</em> du lecteur est grandement sollicitée tout au long du roman pour y entendre, à chacun des trente courts chapitres, un nouveau son, un nouvel écho d’un auteur, une nouvelle «ritournelle» (p.11). Outre une écriture qui tire par l’oreille vers le monde sonore de la «percussion d’un mot» (p.94), d’une «voix basse» (p.117) ou d’un texte lu à «voix haute» (p.46), une terminologie musicale file un réseau de métaphores qui poursuit la séduction de l’oreille du lecteur, mélomane ou pas. C’est ainsi que le narrateur parle du «second mouvement» d’<em>Underwood Memories </em>de Kerouac, d’«improvisation» ou du «souffle du trompettiste» (p. 93) pour qualifier de mouvement d’écriture de Fitzgerald, de «polyphonique» (p.84), «modulation» (p.117 et 154), «danse», «cadence» (p.145), «phrase musicale» (p.154), «partition» (p.37, 98, 154 et157), «gamme» (p.165) ou encore «[l]eitmotiv» (p.165).</p> <p>Un arrière-fond sonore accompagne subtilement le lecteur de ce court roman: un morceau de Thelonious Monk joue pendant qu’il écrit l’épisode du voyage en Espagne de la première journée pour se terminer au bruit d’un match de foot, des élans d’espagnol viennent sonner lors de la lecture silencieuse d’un poème baroque de Luis de Gongora, jusqu’au son du «saxophone merveilleux d’un type qui s’appelait Allen» (p.98) à New York, pour clore avec la célèbre violoniste Julia Fisher qui interprète du Bach. À cette suite, doit s’ajouter, pour le lecteur mélomane les musiques de Chostakovithc, de Buxtehude, la <em>Sarabande</em>, la <em>Chaconne</em> et le deuxième <em>Concerto&nbsp;</em>de Bach. Le lecteur dilettante est même convié à aller écouter l’interprétation de Fisher sur <em>Youtube</em>. Ce sont aussi des écrivains influencés par la musique dans leur écriture qui s’ajoutent à cette basse continue qui constituent l’écho littéraire bien sonore de ce roman: Céline, Joyce, la graphie musicale&nbsp;de Kerouac, Fitzgerald, Wittgenstein, Italo Svevo.</p> <p>Il ne sera donc pas anodin que le vingt-neuvième jour soit celui des musiciennes. Ce parcours musical aux allures de littérature est conduit comme le «toc-toc [d’un] un hoquet qui guiderait les aveugles à la lettre» (p.11). Du «chœur» (p.42) issu des partitions musicales des grands auteurs ayant résonné en Jean-Philippe Rossignol, à cette danse de la séparation, à la voix solitaire de l’auteur Rossignol qui s’accompagne à la harpe, au trentième jour, «[l]e morceau s’arrête» (p.169). Ce roman prend la forme de véritables «suites électriques» (p.169) sur lesquelles l’auteur, le temps d’une danse aux musiques des écrivains qu’il admire, remettra le morceau mais peut-être seul cette fois-ci, «suivant en cela la règle nette qu’un écrivain sans oreille est comme un boxer sans main gauche» (p.37-38).</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>PLL:</strong> Je me permets un aparté métaréflexif, une digression peu pertinente mais quand même essentielle. Je découvre, à travers ce studio, toute la pertinence de mener une lecture à plusieurs têtes d’un même roman. Brigitte, informée par ses propres intérêts, met au jour toute une dimension qui m’avait échappée à la première lecture du roman de Rossignol. Maintenant, cette omniprésence de la musique m’apparaît évidente, voire fondamentale, alors que je m’étais concentré sur tout autre chose lors de mon premier parcours du roman.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>BF:</strong> Il semble toutefois, au consensus, que ce roman ne nous aura été qu’une pause, suivie d’un long soupir avant de s’éteindre dans un profond silence.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>AH: </strong>Aller lire ailleurs si on y est, suggère Pierre-Luc à la suite de Rossignol. Je ne sais pas pourquoi, mais je suis rarement tentée de le faire. Je suis pourtant curieuse de nature, mais voilà que j’ai peine à sortir de ma zone de confort; lire et relire les livres que j’ai tant aimé, encore et toujours au point d’en perdre le compte au fil des ans. L’an dernier, mon grand-oncle m’a légué quelques-uns (trois cents) des livres de sa riche bibliothèque (dix mille). Des bouquins assez vieux, qui sentent la poussière et le temps qui passe. Parmi eux, une collection rassemblant une œuvre de chaque auteur ayant été récompensé d’un prix Nobel entre 1901 et 1970. Hemingway, Mistral, Pirandello, Hesse, Gide, Sartre, Kipling… Je sais qu’ils méritent d’être lus. Eux comme bien d’autres. Pourtant, je n’en ai pas ouvert un seul. J’ai l’impression d’avoir besoin que quelqu’un m’insuffle l’envie de les ouvrir, m’en parle avec toute la passion ressentie à sa lecture… comme si les livres n’étaient pas capables de parler pour eux-mêmes, eux qui contiennent tant de mots. Aujourd’hui, ouvrons-en quelques-uns pour voir ce qu’ils ont à dire:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">À temps le vieillard aux brins d’osier – acheva sa chanson marine, – car sa voix dans les pleurs allait se noyer; –mais trop tôt, certes, pour les garçons de labours,– car, sans mot dire, la tête éveillée –et les lèvres entrouvertes,– longtemps après le chant ils écoutaient encore (Mistral, 1960, p.56).</p> </blockquote> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">–Votre peinture sent le tabac et le sang, lui avait-elle dit un jour? Ne savez-vous donc faire que des soldats?</p> <p style="margin-left:70.8pt;">– Hélas!... répondit-il doucement.</p> <p style="margin-left:70.8pt;">Et tout bas, il se disait: «Je pourrais faire d’elle, si elle voulait, un portrait qui serait un chef-d’œuvre» (Kipling, 1960, p.129).</p> </blockquote> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">Tous les matins, à la même heure, ni une minute avant, ni une minute après, je le voyais déboucher sur quatre pieds (y compris les deux cannes, une à chaque main, qui lui servaient plus que ses pieds). À peine arrivé, […] il s’asseyait, ses deux bâtons entre les jambes, tirant de sa poche sa calotte, sa tabatière et un grand mouchoir à carreaux rouges et noirs; il reniflait une grosse prise de tabac, s’essuyait, puis ouvrait le tiroir de la table et en extrayait un bouquin qui appartenait à la bibliothèque: <em>Dictionnaire historique des musiciens, artistes et amateurs morts et vivants</em>, imprimé à Venise en 1758 (Pirandello, 1963, p.90).</p> </blockquote> <p>Ce n’était pourtant pas si difficile… Et alors que j’écris ces lignes et que je me questionne sur mes habitudes littéraires, mon copain écoute de la musique classique. Schubert, Beethoven, Mendelssohn. Et, comme chaque fois, je dois lui demander le nom du compositeur, même si je reconnais l’air. À bien y penser, je n’ai pas besoin de connaître leur nom, aussi illustre soit l’homme, pour apprécier la puissance de l’œuvre qui fait vibrer quelque chose en moi, tout comme les mots de ces grands auteurs qui peuplent ma bibliothèque. Rossignol parle d’auteurs que je ne connais pas, que je n’ai pas lus ou, si je les ai lus, dont je ne me souviens pas des propos exacts, si ce n’est cette puissance qui se dégage de leur œuvre. Comme pour la musique, je me souviens d’avoir vibré avec les mots, mais à moins de les entendre à nouveau, ils se perdront dans l’immensité de la mer de la littérature.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>PLL: </strong>En guise de conclusion, je ne peux m’empêcher de penser à Richard Millet, malgré les horreurs qu’il a récemment professées, en refermant le livre de Rossignol. Pas que j’établisse quelque parallèle que ce soit entre l’œuvre des deux écrivains, mais bien parce que Rossignol fait une très grande place dans son musée aux inclassables, classiques comme oubliés de l’histoire littéraire. Et j’en viens à me demander ceci: est-ce que Millet n’aurait pas raison, après tout, et que la littérature ne se déploierait vraiment que dans ce qui n’est pas roman? Puis ma question perd tout son sens, dès lors que j’accepte enfin que <em>Vie électrique</em> soit un roman. Au final, on se balance pas mal de savoir, dans l’immédiat, ce que cela veut dire. On dirait qu’avec les inclassables comme <em>Vie électrique</em>, j’en arrive toujours à la conclusion qu’ils affirment, par leur impudence, la toute-puissance de la littérature. Et j’entends littérature comme le voudrait Luc Lang, c’est-à-dire comme quelque chose de dangereux, comme désordre, chaos, comme «une force imprévisible d’inattendues propositions quant à la question du <em>sujet</em>, et [qu’]il est toujours plus urgent de […] cerner dans cet espace livresque de la “fiction”, que l’on parcourt en ses <em>heures perdues</em> de loisir et de distraction, où l’on s’accorde précisément à perdre son temps avec ce qui n’est que… littérature» (2011, p.26).</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>Frédéric BEIGBEDER (2001), <em>Dernier inventaire avant liquidation</em>, Paris, Grasset.</p> <p>Frédéric BEIGBEDER (2011), <em>Premier bilan après l’Apocalypse</em>, Paris, Grasset.</p> <p>COLLECTIF (2008), «Le Roman permet -il&nbsp; de s’évader ou lui attribuez vous d’autres fonctions?», dans <em>Yahoo! Questions/Réponses</em>, [en ligne]. <a href="http://qc.answers.yahoo.com/question/index?qid=20080512024141AAnVceH">http://qc.answers.yahoo.com/question/index?qid=20080512024141AAnVceH</a> (Page consultée le 9 octobre 2012).</p> <p>Albert GAUVIN (2012), «La <em>vie électrique</em> de Jean-Philippe Rossignol», <em>Pileface</em>, [en ligne]. <a href="http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=1265">http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=1265</a> (Texte en ligne depuis le 8 mars 2012).</p> <p>Rudyard KIPLING (1960), <em>La lumière qui s’éteint</em>, chapitre VII, s.l., Éditions Rombaldi (Collection des Prix Nobel de littérature, lauréat 1907).</p> <p>Luc LANG (2011), <em>Délit de fiction. La littérature, pourquoi?</em>, Paris, Gallimard (Folio essais / Inédit).</p> <p>Richard MILLET (2010), <em>L’enfer du roman. Réflexions sur la postlittérature</em>, Paris, Gallimard.</p> <p>Frédéric MISTRAL (1960), <em>Mireille</em>, Chant premier, «Le Mas des Micocoules», verset XIII, s.l., Éditions Rombaldi (Collection des Prix Nobel de littérature, lauréat 1904).</p> <p>Luigi PIRANDELLO (1963), <em>Feu Mathias Pascal</em>, chapitre V, Maturation, s.l., Éditions Rombaldi (Collection des Prix Nobel de littérature, lauréat 1934).</p> <p>Marcel PROUST, «Lettre de 1919 à Ramon Fernandez», <em>Correspondances</em>, t. XVIII, Paris, Plon.</p> <p>Alain ROBBE-GRILLET (2005), <em>Préface à une vie d’écrivain</em>, Paris, France Culture / Seuil (Fiction &amp; Cie).</p> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/studio-de-lecture-1#comments Autoréférentialité BEIGBEDER, Frédéric Critique littéraire Déplacements Dialogue médiatique Dialogues culturels Éclatement textuel Écriture Fiction Fonctions du récit France Genre Indétermination Journaux et carnets KIPLING, Rudyard LANG, Luc Littérature «monde» Mélange des genres MILLET, Richard MISTRAL, Frédéric Nomadisme Obsession Obsessions d'écrivains PIRANDELLO, Luigi Poétique du recueil Portrait de l'artiste PROUST, Marcel Récit de voyage ROSSIGNOL, Jean-Philippe Savoir encyclopédique SOLLERS, Philippe SOLLERS, Philippe Théories des genres Voyage Essai(s) Roman Tue, 16 Oct 2012 18:28:19 +0000 Pierre-Luc Landry 601 at http://salondouble.contemporain.info Le narrateur en commentateur ou la fascination du métadiscours http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-narrateur-en-commentateur-ou-la-fascination-du-metadiscours <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/simard-houde-melodie">Simard-Houde, Mélodie </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/mon-nom-est-personne">Mon nom est personne</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p>Le deuxi&egrave;me livre de David Leblanc, auteur de <em>La descente du singe</em>, a de quoi laisser perplexe au premier abord. Il se pr&eacute;sente d&egrave;s la premi&egrave;re de couverture comme un ensemble de &laquo;fictions&raquo; r&eacute;unies sous le titre intrigant <em>Mon nom est personne</em>. La lecture r&eacute;v&egrave;le une s&eacute;rie de chapitres &ndash;quatre-vingt-dix-neuf&ndash; pour la plupart tr&egrave;s courts et portant chacun un titre farfelu et/ou &eacute;vocateur tel que&nbsp; &laquo;L'Isralestinien&raquo;, &laquo;Moli&egrave;re mis en pi&egrave;ces&raquo;, &laquo;Orange Crush&raquo; ou &laquo;L'idiot de Plessisville&raquo;. Au-del&agrave; de ces particularit&eacute;s de pr&eacute;sentation, <em>Mon nom est personne</em> est un livre h&eacute;t&eacute;rog&egrave;ne, o&ugrave; la fiction flirte avec l'essai, sous l'&eacute;gide d'une voix narrative faisant preuve d'un go&ucirc;t certain pour l'absurde et le cynisme. Alors que certains fragments prennent la forme de nouvelles absurdes ou de contes modernes et grin&ccedil;ants se r&eacute;f&eacute;rant &agrave; des &eacute;v&eacute;nements qui saturent notre discours social, d'autres mettent en sc&egrave;ne un Je-&eacute;crivain qui fr&eacute;quente les biblioth&egrave;ques et les r&eacute;sidences de l'Universit&eacute; Laval et qui fait preuve d'une forte pr&eacute;dilection pour l'oubli. Ailleurs, le narrateur se lance plut&ocirc;t dans le commentaire, tel un enqu&ecirc;teur qui assemble pour nous les morceaux surprenants d'un casse-t&ecirc;te savant. Ce livre difficile &agrave; d&eacute;crire a tout d'un bon pi&egrave;ge &agrave; critique: on s'enlise dans le commentaire et on n'est gu&egrave;re plus avanc&eacute; qu'au d&eacute;but. Pour en avoir une meilleure id&eacute;e, on peut imaginer une r&eacute;&eacute;criture qu&eacute;b&eacute;coise des <em>Ombres errantes</em> de Pascal Quignard<a name="note1" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>. </p> <p>En effet, comme chez Quignard, la posture narrative oscille constamment: entre des fragments de r&eacute;cits &eacute;crits &agrave; la troisi&egrave;me personne s'ins&egrave;re un Je-narrateur qui nous parle de litt&eacute;rature, de lecture, d'&eacute;criture, et qui prend plaisir &agrave; nous exposer toutes sortes de th&egrave;ses en accumulant citations et commentaires. Ce narrateur, me semble-t-il, se pose d'abord et avant tout comme un commentateur, commentateur de sa propre pratique, mais &eacute;galement de l'histoire et des autres discours, notamment des discours philosophique, psychanalytique, m&eacute;diatique et scientifique. Soignant le caract&egrave;re fictionnel de sa posture, il se pla&icirc;t toutefois &agrave; en entretenir l'ambigu&iuml;t&eacute;, tant&ocirc;t diss&eacute;minant des indices factuels qui se rapportent &agrave; l'auteur, David Leblanc (il affirme ainsi avoir &eacute;crit la majeure partie de <em>La descente du singe</em>, entre le 8 octobre 2004 et le 27 mai 2005, dans les r&eacute;sidences de l'Universit&eacute; Laval &agrave; Qu&eacute;bec et celles de l'Universit&eacute; Michel de Montaigne &agrave; Bordeaux, p.93), tant&ocirc;t niant malicieusement une telle identit&eacute;, qui ne serait que le fruit de la na&iuml;vet&eacute; du lecteur: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">J'ai oubli&eacute; d'attirer l'attention du lecteur sur le fait qu'il &eacute;tait &eacute;crit &laquo;fictions&raquo; sur la couverture du livre qu'il lit pr&eacute;sentement en prenant tout ce qui est &eacute;crit &agrave; la premi&egrave;re personne pour une tranche de vie de l'auteur, personnel invisible dont la couverture, caract&egrave;res blancs sur fond bleu, rappellera au lecteur le nom Jorge Luis Borges (p.71). <br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <p>Cette posture paradoxale entretient ainsi volontairement une confusion entre personne, &eacute;crivain et inscripteur, ces trois instances distingu&eacute;es par Dominique Maingueneau<a name="note2" href="#note2a"><strong>[2]</strong></a>. En effet, l'inscripteur (le sujet de l'&eacute;nonciation, et donc ici le narrateur) partage avec l'&eacute;crivain David Leblanc, en tant qu'acteur de l'espace litt&eacute;raire, certaines caract&eacute;ristiques, comme celle d'&ecirc;tre l'auteur d'un livre intitul&eacute; <em>La descente du singe</em>, tout comme il s'arroge certains faits appartenant &agrave; la biographie de David Leblanc en tant qu'individu dot&eacute; d'un &eacute;tat-civil. Toutefois, Leblanc ne pratique pas l'autofiction: il joue plut&ocirc;t sciemment des attentes du lecteur contemporain qui, en habitu&eacute; de l'autofiction, est sans doute attentif aux indices biographiques et a d&egrave;s lors tendance &agrave; op&eacute;rer un amalgame entre les instances &eacute;nonciatives. Chez Leblanc, ainsi que l'indiquent les affirmations contradictoires du narrateur comme dans l'exemple que j'ai cit&eacute;, ce brouillage a avant tout pour fonction de d&eacute;stabiliser le lecteur. Il permet aussi de mettre en &eacute;vidence un lieu commun de la litt&eacute;rature contemporaine relay&eacute; par la m&eacute;diatisation de l'auteur et la popularit&eacute; de l'autofiction, c'est-&agrave;-dire l'id&eacute;e que l'auteur d'un livre correspond au sujet de l'&eacute;nonciation, et cela tout en &eacute;vitant la proposition inverse, qui voudrait que ces instances soient parfaitement distinctes. Ainsi, ce jeu semble signifier que, entre personne, &eacute;crivain et inscripteur, les fronti&egrave;res ne sont simplement pas tout &agrave; fait franches. Cela dit, je reviendrai maintenant sur l'id&eacute;e de commentaire.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Pourquoi j'ai pas fait romancier</strong><a name="note3" href="#note3a"><strong>[3]</strong></a></span></p> <p>Le commentaire du narrateur de <em>Mon nom est personne</em> prend souvent pour objet l'&eacute;criture elle-m&ecirc;me. Il est parfois indirect et allusif, visant &agrave; d&eacute;tourner les attentes du lecteur. C'est le cas par exemple d&egrave;s l'exergue et le titre du premier chapitre. On lit d'abord une citation surprenante de Daniil Harms: &laquo;Dans la pr&eacute;face d'un livre, d&eacute;crire quelque sujet, et ensuite, dire que l'auteur du livre a choisi un sujet compl&egrave;tement diff&eacute;rent<a name="note4" href="#note4a"><strong>[4]</strong></a>&raquo;, suivie par le titre du chapitre, &laquo;Le faux d&eacute;part. Une histoire hospitali&egrave;re&raquo; (p.9). Ainsi, Leblanc applique la suggestion de Harms d&egrave;s ce titre qui, annon&ccedil;ant un &laquo;faux d&eacute;part&raquo;, laisse pr&eacute;sager un d&eacute;but d&eacute;stabilisant ou encore hors sujet. De fait, le premier chapitre raconte l'histoire avort&eacute;e d'un homme qui n'arrive pas &agrave; se lever et qui, plusieurs pages plus tard, s'av&egrave;re &ecirc;tre un mourant dans une chambre d'h&ocirc;pital, mourant bient&ocirc;t mort &agrave; qui un d&eacute;nomm&eacute; Carl vient lire la Bible sans se rendre compte que son auditeur n'est plus de ce monde. La morale de l'histoire se lit ainsi: &laquo;Ceux qui lisent un livre pour savoir si la marquise va &eacute;pouser le vicomte seront d&eacute;&ccedil;us&raquo; (p.14). Que le lecteur se le tienne pour dit: les conventions narratives seront malmen&eacute;es! De plus, une citation comme celle de Harms en d&eacute;but de volume n'a rien d'innocent et joue un r&ocirc;le m&eacute;tadiscursif et programmatique. <em>Wikip&eacute;dia</em> nous r&eacute;v&egrave;le ceci au sujet de l'auteur: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Daniil Harms (en russe: Даниил Хармс; 30 d&eacute;cembre 1905 - 2 f&eacute;vrier 1942) est un po&egrave;te satiriste du d&eacute;but de l'&egrave;re sovi&eacute;tique consid&eacute;r&eacute; comme un pr&eacute;curseur de l'absurde. [...] Son &oelig;uvre est essentiellement constitu&eacute;e de courtes vignettes, ne faisant souvent que quelques paragraphes, o&ugrave; alternent des sc&egrave;nes de pauvret&eacute; ou de privations, des sc&egrave;nes fantastiques ressemblant parfois &agrave; des descriptions de r&ecirc;ves, et des sc&egrave;nes comiques. Dans ces vignettes, des &eacute;crivains connus font parfois des apparitions incongrues<a name="note5" href="#note5a"><strong>[5]</strong></a>. <br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <p>Jean-Philippe Jaccard justifie l'&eacute;tiquette de pr&eacute;curseur de l'absurde accol&eacute; &agrave; Harms en montrant comment, dans l'&oelig;uvre de celui-ci, on retrouve &agrave; la fois une th&eacute;matique de l'absurde &mdash;exprim&eacute;e &agrave; travers une dualit&eacute; fondamentale entre l'homme et le monde&mdash; et une po&eacute;tique de l'absurde, qui se traduit au niveau formel par une &laquo;parodie globale des proc&eacute;d&eacute;s narratifs traditionnels<a name="note6" href="#note6a"><strong>[6]</strong></a>&raquo;, c'est-&agrave;-dire des notions de personnage, de sujet, d'&eacute;v&eacute;nements, de suspense et des liens de cause &agrave; effet. Ainsi, la notion d'absurde est ici entendue dans un sens large et fait autant r&eacute;f&eacute;rence au sentiment de l'absurdit&eacute; du monde selon Albert Camus qu'au th&eacute;&acirc;tre de l'absurde et &agrave; Samuel Beckett ou encore &agrave; Nicolas Gogol.&nbsp; En bout de ligne, toujours selon Jaccard, le texte chez Harms en vient &agrave; s'auto-d&eacute;truire, &agrave; se replier sur lui-m&ecirc;me en un effet de circularit&eacute; ou encore &agrave; proclamer sa propre inutilit&eacute;. Cette description de l'&oelig;uvre pourrait tr&egrave;s bien s'appliquer &agrave; <em>Mon nom est personne</em>. En pla&ccedil;ant une citation de Harms en t&ecirc;te de son livre, Leblanc endosse d'embl&eacute;e la posture de l'auteur russe. Par posture, j'entends, &agrave; la suite de J&eacute;r&ocirc;me Meizoz, &laquo;l'&quot;identit&eacute; litt&eacute;raire&quot; construite par l'auteur lui-m&ecirc;me, et souvent relay&eacute;e par les m&eacute;dias qui la donnent &agrave; lire au public<a name="note7" href="#note7a"><strong>[7]</strong></a>&raquo;, et plus pr&eacute;cis&eacute;ment dans ce cas-ci, son versant textuel, c'est-&agrave;-dire l'<em>ethos</em>, &laquo;l'image de soi que l'&eacute;nonciateur impose dans son discours afin d'assurer son impact<a name="note8" href="#note8a"><strong>[8]</strong></a>&raquo;. Cette fa&ccedil;on de faire passer dans la fiction certaines figures de lettr&eacute;s soigneusement choisies et qui contribuent &agrave; construire la posture de l'auteur est une strat&eacute;gie &eacute;galement tr&egrave;s pr&eacute;sente dans Les ombres errantes de Quignard. Celui-ci nous parle par exemple de Han Yu (768-824), po&egrave;te chinois, de Monsieur de Saint-Cyran (1581-1643) ou de Tanizaki (1886-1965), &eacute;crivain japonais. Chez Quignard, l'&eacute;vocation de ces figures donne lieu soit &agrave; un commentaire, soit &agrave; une citation ou encore &agrave; une br&egrave;ve fictionnalisation de moments de leur vie. Leblanc use tout &agrave; fait du m&ecirc;me proc&eacute;d&eacute;, mais le plus souvent en le d&eacute;tournant, pour mieux servir sa propre posture d'&eacute;crivain de l'absurde<a name="note9" href="#note9a"><strong>[9]</strong></a>. Ainsi, il nous d&eacute;crit la vie d'un certain Matsev A. Fertig-Schreiber: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Je me souviens d'un vieil &eacute;crivain juif qui avait arr&ecirc;t&eacute; d'&eacute;crire apr&egrave;s avoir &eacute;t&eacute; accus&eacute; d'antis&eacute;mitisme par la presse conservatrice. Il s'appelait Matsev A. Fertig-Schreiber et il avait fait partie des <em>Sonderkommandos</em> de Treblinka [...]. <br /> Je l'ai rencontr&eacute; dans un bar o&ugrave; il venait prendre un verre &laquo;avec la r&eacute;gularit&eacute; d'une montre suisse&raquo;, selon les dires d'une barmaid [...] (p.97). <br /> [...] <br /> Peut-&ecirc;tre aussi gagnait-il &agrave; entretenir l'ambigu&iuml;t&eacute; autour de son &oelig;uvre et de sa personne. Il est vrai que ses livres se vendaient mieux depuis qu'il n'&eacute;crivait plus et que l'aura de myst&egrave;re et de discorde qui entourait son &oelig;uvre &eacute;tait rendue telle qu'on l'&eacute;tudiait d&eacute;sormais aussi bien en Isra&euml;l qu'en France, aux &Eacute;tats-Unis qu'en Iran (p.9</span><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">8). <br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <p>&Agrave; la suite de ce passage, le narrateur cite un extrait du premier livre de Fertig-Schreiber, sorte de r&eacute;cit satirique et provocateur de la Deuxi&egrave;me Guerre mondiale. &Agrave; plusieurs reprises dans le livre, Leblanc nous donne des indices nous aidant &agrave; d&eacute;crypter l'ironie de son &eacute;criture, par exemple en faisant preuve de sa connaissance de la langue allemande: sachant cela, on s'arr&ecirc;te aux noms allemands et on constate qu'une traduction mot &agrave; mot du nom de famille de l'&eacute;crivain imaginaire donne &agrave; peu pr&egrave;s &laquo;L'&eacute;crivain fini&raquo;... Entre figures d'&eacute;crivain r&eacute;elles et imaginaires, le narrateur de <em>Mon nom est personne</em> s'&eacute;rige ainsi en ma&icirc;tre de l'absurde et de la d&eacute;rision, &agrave; travers un discours empreint d'allusions et de jeux de mots &agrave; d&eacute;crypter. </p> <p>De fa&ccedil;on plus directe, le narrateur nous expose aussi en long et en large certains choix po&eacute;tiques, comme celui de la forme courte. Laissons-le ainsi nous expliquer pour quelle raison il pr&eacute;f&egrave;re la fiction br&egrave;ve au roman, ou, comme il l'&eacute;crit lui-m&ecirc;me, &laquo;Pourquoi j'ai pas fait romancier&raquo;: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Le p&egrave;re des <em>Petits po&egrave;mes en prose</em> le disait d&eacute;j&agrave; &agrave; propos des contes d'Edgar Allan Poe qu'il traduisait &agrave; l'&eacute;poque, la fiction br&egrave;ve a sur le long roman cet immense avantage que sa bri&egrave;vet&eacute; ajoute &agrave; l'intensit&eacute; de l'effet, unit&eacute; d'impression et totalit&eacute; d'effet qui peuvent donner &agrave; ce genre de composition &laquo;une sup&eacute;riorit&eacute; tout &agrave; fait particuli&egrave;re, &agrave; ce point qu'une nouvelle trop courte vaut encore mieux qu'une nouvelle trop longue&raquo;. Pourquoi faire long, comme on dit, quand on peut faire court? (p.213)</span> <br /> &nbsp;</div> <p>Ainsi, tout comme il forge sa posture &agrave; partir d'exemples d'&eacute;crivains ayant exist&eacute; ou ayant &eacute;t&eacute; par lui invent&eacute;s, le narrateur justifie ses choix po&eacute;tiques &agrave; l'aide d'un intertexte. Sont ainsi convoqu&eacute;s, parmi d'autres et par des voies diverses, des noms aussi h&eacute;t&eacute;roclites que Herg&eacute;, Michel Foucault, Gabriel Garc&iacute;a Marquez, Fedor Dosto&iuml;evski, Jean Echenoz, Fran&ccedil;oise Sagan et Angelus Silesius (et cela dans les premi&egrave;res vingt-six pages!). Leblanc, en plus de situer certains fragments de <em>Mon nom est personne</em> dans une biblioth&egrave;que, a plac&eacute; assez de r&eacute;f&eacute;rences dans son livre pour en constituer une bien garnie. Ainsi que l'&eacute;crit J&eacute;r&ocirc;me Meizoz, un tel proc&eacute;d&eacute; rappelle que toute &eacute;criture est, dans une certaine mesure, intertextuelle: &laquo;Commencer un livre, ouvrir la sc&egrave;ne de parole dans un lieu aussi charg&eacute; qu'une biblioth&egrave;que, dans le conservatoire presque infini du d&eacute;p&ocirc;t culturel, c'est rappeler obliquement que toute cr&eacute;ation litt&eacute;raire mobilise des textes ant&eacute;rieurs qu'elle relaie, imite ou transforme<a name="note10" href="#note10a"><strong>[10]</strong></a>&raquo;. Sous la forme de citations en exergue, d'allusions, ou m&ecirc;me de r&eacute;f&eacute;rences carr&eacute;ment invent&eacute;es, l'intertexte foisonne et &eacute;tourdit. Il peut &eacute;galement &ecirc;tre pr&eacute;texte &agrave; une parodie de discours savant, comme dans l'exemple qui suit, dans lequel le narrateur commente un livre invent&eacute;, livre &eacute;crit par l'&eacute;crivaine imaginaire Simone Schriften W&ouml;llend, dont le nom, &agrave; nouveau significatif, pourrait se traduire par &laquo;Voulant des &eacute;crits<a name="note11" href="#note11a"><strong>[11]</strong></a>&raquo;:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Po&egrave;me all&eacute;gorique et didactique qui se voulait un trait&eacute; sur l'art de mourir, <em>Le roman de la mort</em> se pr&eacute;sente comme le r&ecirc;ve &eacute;rotique de Simone Schriften W&ouml;llend, auteure de la premi&egrave;re partie (r&eacute;dig&eacute;e au XIIIe si&egrave;cle), morte dans son sommeil avant d'achever son ouvrage. L'essentiel du pav&eacute; de six cent quinze pages en format poche consiste en une suite de discours, dont la teneur fait montre de satire et d'&eacute;rudition, ponctuant le r&eacute;cit d'une guerre ouverte entre raison (&laquo;Je vais mourir&raquo;) et sentiments (&laquo;Je sens que je vais mourir&raquo;) (p.36</span><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">).<br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <p>Une telle insistance sur l'intertexte est un trait que <em>Mon nom est personne</em> partage avec de nombreux romans contemporains (dont, pour reprendre mon exemple, <em>Les ombres errantes</em>), mais il s&rsquo;agit encore davantage, en raison de son caract&egrave;re outrancier et parodique, d&rsquo;une fa&ccedil;on d'indexer cette caract&eacute;ristique de la litt&eacute;rature contemporaine et de pousser &agrave; bout un proc&eacute;d&eacute; commun.&nbsp; </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Un bref aper&ccedil;u de l'infini </strong></span> </p> <p>Cependant, l'intertexte de <em>Mon nom est personne</em> ne se limite pas &agrave; la litt&eacute;rature. Au contraire, il fait appel notamment aux discours philosophique, psychanalytique, m&eacute;diatique, historique et scientifique. Si le livre poss&eacute;dait un index, celui-ci ferait certainement une bonne dizaine de pages... On trouve ainsi mention de <em>La Nature</em>, &laquo;revue de vulgarisation scientifique&raquo; (p.10), du &laquo;c&eacute;l&egrave;bre sitcom <em>Seinfeld</em> (1989-1998)&raquo; (p.32), ou encore des Monty Python (p.43), &laquo;des reprises de <em>Family Guy</em> &agrave; la t&eacute;l&eacute;&raquo; (p.331), sans compter une enqu&ecirc;te minutieuse, preuves &agrave; l'appui, sur les &eacute;ventuelles relations entre Quentin Tarantino et Uma Thurman (p.188-194). &Agrave; travers la citation, l'enqu&ecirc;te, et l'essai fictif, le narrateur semble d&eacute;signer le tourniquet infini (et parfois absurde) des m&eacute;tadiscours. C'est dans sa disparition m&ecirc;me que culmine enfin le proc&eacute;d&eacute;: le chapitre &laquo;Les jaloux font les meilleurs cocus&raquo; est en fait constitu&eacute; d'un titre et... d'une note de bas de page, qui explique la disparition du texte (du commentaire): </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">J'avais pens&eacute; &eacute;crire un texte pour donner chair &agrave; ce titre, mais avec le recul, je trouve que ce titre s'en tire tr&egrave;s bien tout seul. Tout ce que je pourrais lui ajouter, incluant la pr&eacute;sente phrase, serait grossi&egrave;rement inutile (p.123). <br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <p>Dans cette&nbsp; abondance discursive ininterrompue, je discerne d'abord une volont&eacute; de faire de la litt&eacute;rature un carrefour, un lieu o&ugrave; se croisent tous les discours et toutes les obsessions collectives. Par exemple, Leblanc d&eacute;bute abruptement un r&eacute;cit intitul&eacute; &laquo;La timide et le galant&raquo; en parodiant le style m&eacute;diatique. Il banalise ainsi la spectacularisation des m&eacute;dias en transformant un fait divers familier en incipit de conte moderne: &laquo;Alert&eacute;e par les proches d'une locataire dont on n'avait plus de nouvelles depuis qu'elle avait invit&eacute; &agrave; son domicile un inconnu rencontr&eacute; sur Internet [...]&raquo; (p.101). Au fil des chapitres, il &eacute;voque &eacute;galement, sous le couvert de la fiction et de l'ironie, des &eacute;v&eacute;nements r&eacute;cents qui ont marqu&eacute; notre imaginaire et notre discours social, du 11 septembre 2001 au conflit isra&eacute;lo-palestienien, en passant par les d&eacute;bats pro-vie et pro-choix et les derniers exploits des Canadiens de Montr&eacute;al, toujours&nbsp; en employant ce m&ecirc;me ton grin&ccedil;ant. </p> <p>Le statut paradoxal du narrateur me semble participer de cette volont&eacute; de prendre la parole au nom de la collectivit&eacute;. &Agrave; la fois Je et Nous (puisque &laquo;son nom est personne&raquo;), le narrateur de Leblanc affirme lui-m&ecirc;me: &laquo;J'ai oubli&eacute; de vous dire que mon nom est L&eacute;gion, car Je, chez moi, n'est pas un autre, mais plusieurs&raquo; (p.144)<a name="note12" href="#note12a"><strong>[12]</strong></a>. Multiple &agrave; l'image du monde qu'il d&eacute;ploie dans l'&eacute;criture, le narrateur est paradoxalement &agrave; la fois un sujet d&eacute;fini qui prend corps dans le texte et qui se met en sc&egrave;ne dans une posture d'auteur, et une voix qui se veut plus ou moins anonyme, sorte d'entit&eacute; intellectuelle et cynique ind&eacute;finie qui a pour fonction premi&egrave;re de commenter. </p> <p>Enfin, <em>Mon nom est personne</em> peut appara&icirc;tre comme un exercice de style parfois oulipien et m&ecirc;me un livre ludique d'&laquo;initi&eacute;&raquo;, au sens o&ugrave; il joue intens&eacute;ment avec les codes, les genres litt&eacute;raires, les attentes du lecteur et les limites de son savoir. En ce sens, il condense plusieurs traits souvent remarqu&eacute;s &agrave; propos du roman contemporain: il t&eacute;moigne d'une conscience aigu&euml; de la forme et contient un m&eacute;tadiscours sur l'&eacute;criture, il pr&eacute;sente un intertexte foisonnant et est dirig&eacute; par un narrateur &agrave; l'autorit&eacute; probl&eacute;matique, puisque son savoir encyclop&eacute;dique (on croirait parfois entendre la voix de <em>Wikip&eacute;dia</em><a name="note13" href="#note13a"><strong>[13]</strong></a>) est &eacute;galement menteur. Surtout &ndash;et c'est ce qui a retenu mon attention&ndash; <em>Mon nom est personne</em> appara&icirc;t fascin&eacute; par le commentaire, port&eacute; peut-&ecirc;tre par un fantasme que la litt&eacute;rature semble partager avec les sciences humaines, celui de se constituer comme le &laquo;savoir des savoirs<a name="note14" href="#note14a"><strong>[14]</strong></a>&raquo;. S'il semble souvent tourner en d&eacute;rision ce genre d'ambition, le livre de Leblanc op&egrave;re &eacute;galement un travail positif, c'est-&agrave;-dire un travail de distanciation visant &agrave; &laquo;&eacute;cailler quelques &eacute;vidences, quelques lieux communs<a name="note15" href="#note15a"><strong>[15]</strong></a>&raquo;. Mais cela devrait &ecirc;tre l'objet d'une seconde lecture... En attendant, on peut suivre les conseils de notre narrateur-commentateur et m&eacute;diter la question suivante: &laquo;Que retient-on au juste d'un livre, de nos lectures? Multiplier par quatorze l'infini ne nous en dirait peut-&ecirc;tre pas plus long sur la question du litt&eacute;raire que le simple fait qu'il y ait question tout court&raquo; (p.168).</p> <hr /> <br /> <br type="_moz" /><br /> <a name="note1a" href="#note1">[1]</a> Pascal Quignard, <em>Les ombres errantes</em>, Paris, Grasset, 2002, 189 p. &nbsp; <p><a name="note2a" href="#note2">[2]</a> Dominique Maingueneau, <em>Le discours litt&eacute;raire. Paratopie et sc&egrave;ne d'&eacute;nonciation</em>, Paris, Armand Colin, 2004, p.106-107. &nbsp;</p> <p><a name="note3a" href="#note3">[3]</a> Les sous-titres sont emprunt&eacute;s &agrave; David Leblanc. &nbsp;</p> <p><a name="note4a" href="#note4">[4]</a> Leblanc ne donne pas la r&eacute;f&eacute;rence pr&eacute;cise de cette citation, que je n'ai pas pu retrouver pour ma part. Il n'est pas exclu que celle-ci soit invent&eacute;e. &nbsp;</p> <p><a name="note5a" href="#note5">[5]</a> &laquo;Daniil Harms&raquo;, dans <em>Wikip&eacute;dia</em> [en ligne]. <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Daniil_Harms" title="http://fr.wikipedia.org/wiki/Daniil_Harms">http://fr.wikipedia.org/wiki/Daniil_Harms</a> [Page consult&eacute;e le 17 ao&ucirc;t 2010]. &nbsp;</p> <p><a name="note6a" href="#note6">[6]</a> Jean-Philippe Jaccard, &laquo;De la r&eacute;alit&eacute; au texte: l'absurde chez Daniil Harms&raquo;, dans <em>Cahiers du monde russe et sovi&eacute;tique</em>, vol. XXVI, n&deg;3-4, p.297. &nbsp;</p> <p><a name="note7a" href="#note7">[7]</a> J&eacute;r&ocirc;me Meizoz, Post<em>ures litt&eacute;raires. Mises en sc&egrave;nes modernes de l'auteur</em>, Gen&egrave;ve, Slatkine &Eacute;rudition, 2007, p.18. &nbsp;</p> <p><a name="note8a" href="#note8">[8]</a> <em>Ibid</em>., p.22. &nbsp;</p> <p><a name="note9a" href="#note9">[9]</a> En qualifiant ainsi David Leblanc d'&eacute;crivain de l'absurde, j'entends l'&eacute;tiquette d'&laquo;absurde&raquo; dans le m&ecirc;me sens, &eacute;largi, que Jean-Philippe Jaccard &agrave; propos de Daniil Harms. En effet, les deux &eacute;crivains usent de proc&eacute;d&eacute;s tr&egrave;s semblables. On retrouve chez Leblanc aussi bien une absurdit&eacute; th&eacute;matique qui se traduit par des r&eacute;flexions m&eacute;taphysiques ou par des personnages de &laquo;paum&eacute;s na&iuml;fs&raquo; (pour reprendre une expression de Jaccard) plong&eacute;s dans un monde qui leur &eacute;chappe, qu'une absurdit&eacute; formelle qui doit sans doute autant au th&eacute;&acirc;tre de l'absurde &mdash;par exemple dans certains dialogues sans queue ni t&ecirc;te qui rappellent le th&eacute;&acirc;tre de Beckett&mdash; qu'&agrave; un pr&eacute;curseur comme Daniil Harms. Humour noir, lucidit&eacute; tragique, incoh&eacute;rences, associations arbitraires, remise en cause des proc&eacute;d&eacute;s narratifs traditionnels sont autant d'&eacute;l&eacute;ments que Leblanc et Harms partagent et qui produisent un sentiment d'absurdit&eacute; qui touche autant le monde que le langage. &nbsp;</p> <p><a name="note10a" href="#note10">[10]</a>&nbsp;<em>Ibid</em>., p.123. &nbsp;</p> <p><a name="note11a" href="#note11">[11]</a> Cette traduction est cependant quelque peu incertaine, car le mot &laquo;W&ouml;llend&raquo; n'existe pas en allemand, bien qu'il se rapproche de &laquo;Wollen&raquo;, le verbe vouloir, dont le participe pr&eacute;sent s'&eacute;crit &laquo;Wollend&raquo;. &nbsp;</p> <p><a name="note12a" href="#note12">[12]</a> Il est int&eacute;ressant de rapprocher cette affirmation du narrateur, ainsi que le titre <em>Mon nom est personne</em>, avec l'incipit du roman <em>Nikolski</em> (Qu&eacute;bec, Alto, 2005) de Nicolas Dickner: &laquo;Mon nom n'a pas d'importance&raquo;. &Agrave; travers des formulations quasi-identiques, Leblanc et Dickner donnent tous deux voix &agrave; un narrateur dont l'identit&eacute; s'affirme comme &eacute;tant d&eacute;risoire. Tout en &eacute;vitant de donner un nom propre ou un pr&eacute;nom &agrave; leur narrateur (et du m&ecirc;me coup une identit&eacute;), les deux auteurs optent pour une d&eacute;finition plurielle de la voix narrative: alors que le narrateur de Leblanc se pr&eacute;sente comme le porte-parole de la collectivit&eacute;, celui de Dickner rend compte d'une monde &eacute;clat&eacute; qui se d&eacute;cline en trois fils narratifs et qui oscille obscur&eacute;ment entre narration autodi&eacute;g&eacute;tique et h&eacute;t&eacute;rodi&eacute;g&eacute;tique. Ainsi, en choisissant paradoxalement une narration &agrave; la premi&egrave;re personne qui tend &agrave; s'effacer, tout deux positionnent leur narrateur en porte-&agrave;-faux entre subjectivit&eacute; et objectivit&eacute;, entre l'exigence pour la parole de s'&eacute;noncer &agrave; partir du point de vue d'un sujet et celle de dire un monde complexe et collectif.&nbsp; &nbsp;</p> <p><a name="note13a" href="#note13">[13]</a> Par ailleurs, je remarque un nouveau point commun entre les narrateurs de <em>Mon nom est personne</em> et de <em>Nikolski</em>: tous deux pr&eacute;sentent une pr&eacute;dilection pour les digressions &agrave; saveur encyclop&eacute;dique. Ils inscrivent ainsi dans la fiction la trace d'un nouveau rapport au savoir dans le monde contemporain: un savoir accessible, mouvant et collectif comme celui d'une entreprise telle que l'encyclop&eacute;die libre <em>Wikip&eacute;dia</em>.&nbsp; &nbsp;</p> <p><a name="note14a" href="#note14">[14]</a> Pour reprendre une expression de Pierre Bourdieu, dans Pierre Bourdieu et Roger Chartier, <em>Le sociologue et l'historien</em>, Paris, Agone &amp; Raisons d'agir, 2010, p.19. &nbsp;</p> <p><a name="note15a" href="#note15">[15]</a> <em>Ibid</em>., p.23.</p> <p><br type="_moz" /></p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-narrateur-en-commentateur-ou-la-fascination-du-metadiscours#comments Absurde Ambiguïté Autofiction Autofiction BAUDELAIRE, Charles BECKETT, Samuel BORGES, Jorge Luis Culture populaire DICKNER, Nicolas DOSTOÏEVSKI, Fedor ECHENOZ, Jean Éclatement textuel FOUCAULT, Michel GARCIA MARQUEZ, Gabriel GOGOL, Nicolas HARMS, Daniil Hergé Intertextualité Ironie JACCARD, Jean-Philippe Leblanc, David MAINGUENEAU, Dominique MEIZOZ, Jérôme Métafiction Québec QUIGNARD, Pascal SAGAN, Françoise SAINT-CYRAN, Monsieur de Savoir encyclopédique SILESIUS, Angelus TANIZAKI YU, Han Nouvelles Wed, 25 Aug 2010 19:17:29 +0000 Mélodie Simard-Houde 255 at http://salondouble.contemporain.info Seul contre tous http://salondouble.contemporain.info/lecture/seul-contre-tous <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/hebert-sophie">Hébert, Sophie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/lopprobre-essai-de-demonologie">L&#039;Opprobre. Essai de démonologie</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> Les essais de Richard Millet, du <em>Dernier &eacute;crivain</em> (2005) au <em>D&eacute;senchantement de la litt&eacute;rature</em> (2007), semblent, depuis quelques ann&eacute;es, se fermer &agrave; toute entreprise herm&eacute;neutique, en d&eacute;veloppant une posture auctoriale particuli&egrave;rement complexe. <em>L'Opprobre</em> (2008), son dernier livre, confirme cette tendance<a name="note1" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>. </p> <p><em>Le D&eacute;senchantement de la litt&eacute;rature</em> avait, lors de sa publication, provoqu&eacute; un v&eacute;ritable toll&eacute; dans le monde de la critique litt&eacute;raire &mdash;preuve, s'il en &eacute;tait besoin, que les lettres pouvaient encore soulever pol&eacute;mique, d&eacute;clencher querelle, &ecirc;tre encore, tout simplement, mati&egrave;re &agrave; <em>disputatio</em>. &Agrave; sa mani&egrave;re, Millet proposait une &laquo;D&eacute;fense de la langue fran&ccedil;aise&raquo;, un ouvrage, soyons honn&ecirc;te, vivifiant pour l'esprit. Les attaques &mdash;il n'y a pas d'autre mot&mdash; envers cet essai furent innombrables, et souvent d'ordre &eacute;thique: autrement dit, les critiques se port&egrave;rent finalement moins sur les id&eacute;es d&eacute;velopp&eacute;es au sein de ce texte que sur leur repr&eacute;sentant, &agrave; savoir Richard Millet lui-m&ecirc;me<strong><a name="note2" href="#note2a">[2]</a></strong>. </p> <p>D&eacute;sir honn&ecirc;te et scrupuleux de restituer &agrave; son lecteur les grossi&egrave;ret&eacute;s critiques qui ont accompagn&eacute; son dernier texte? Ou plaisir malsain de ressasser en ricanant ce qui a d&eacute;finitivement f&acirc;ch&eacute;? Les premi&egrave;res pages de <em>L'Opprobre</em> dressent la liste, longue et laborieuse, mais finalement &mdash;n'est-ce pas aussi ce que cette &eacute;num&eacute;ration sugg&egrave;re?&mdash; &eacute;minemment consensuelle, des qualificatifs qu'une certaine critique litt&eacute;raire a cru bon d'attribuer &agrave; l'auteur du <em>D&eacute;senchantement de la litt&eacute;rature</em>. Avec <em>L'Opprobre</em>, Millet s'arroge donc le droit l&eacute;gitime de r&eacute;pondre &agrave; ses contempteurs qui, pour l'occasion, deviennent, dans son imaginaire profond&eacute;ment empreint de manich&eacute;isme, des &laquo;ennemis&raquo; &agrave; abattre, des &laquo;agents du D&eacute;mon&raquo; &agrave; neutraliser dans des phrases assassines. </p> <p>Richard Millet pique, titille, exacerbe, agace, ironise, rench&eacute;rit, en somme persiste et signe: la fureur de son Verbe atteint un paroxysme que ne connaissaient pas ses ouvrages pr&eacute;c&eacute;dents. La col&egrave;re qui le porte, mais aussi cette conscience farouche d'&ecirc;tre le dernier porteur d'une v&eacute;rit&eacute; que seule une lucidit&eacute; hors du commun peut r&eacute;v&eacute;ler, &eacute;tranglent, asphyxient une syntaxe, toujours parfaite, souvent complexe, malais&eacute;e parfois. La prof&eacute;ration, la vitup&eacute;ration, tout comme la v&eacute;rit&eacute; g&eacute;n&eacute;rale et universelle, ne peuvent, en dernier recours, que s'exprimer dans le fragment: &agrave; quoi bon &eacute;difier autour de ma th&egrave;se une argumentation solide si personne ne me comprend? Pourquoi lier ensemble des id&eacute;es, former un syst&egrave;me, si la critique d&eacute;cide de n'en retenir qu'une partie et, de surcro&icirc;t, de la d&eacute;former? Voil&agrave; ce que, formellement, l'auteur de <em>L'Opprobre</em> semble nous dire.&nbsp; </p> <p>Ainsi, Richard Millet atomise, en quelque sorte, ses th&egrave;ses &mdash;il n'est pas exclu que ce soit aussi pour les rendre plus &laquo;digestes&raquo; &agrave; son lecteur. Car, ce que permet l'&eacute;criture par fragment, c'est aussi de fragiliser la m&eacute;moire de lecture: l'alternance et les effets multiples de <em>variatio</em> permettent de disperser l'attention du lecteur<strong><a name="note3" href="#note3a">[3]</a></strong>. Les fragments &eacute;voquent, sugg&egrave;rent, affirment: ils se dispensent de la contrainte qu'est le d&eacute;veloppement et s'aur&eacute;olent d'un caract&egrave;re irr&eacute;futable et implacable. La v&eacute;rit&eacute;, pour Richard Millet, ne se prouve pas, elle se dit &mdash;quitte &agrave; rester incompris.&nbsp; </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Les trois v&eacute;rit&eacute;s de Richard Millet </strong></span></p> <p>Plut&ocirc;t, ce n'est pas une v&eacute;rit&eacute;, mais des v&eacute;rit&eacute;s &mdash;c'est en tout cas ainsi qu'elles se pr&eacute;sentent dans <em>L'Opprobre</em>&mdash; qui sont &eacute;nonc&eacute;es. Il y a, d'abord, la v&eacute;rit&eacute; m&eacute;tatextuelle, celle que l'auteur &eacute;nonce sur son propre <em>ars scribendi</em>: par exemple, cette fa&ccedil;on qu'il a de se purifier dans l'&eacute;criture en se [re]plongeant dans la sacralit&eacute; de la langue et de sa syntaxe, s'illustrant dans la formule &laquo;&Eacute;crire, c'est...&raquo; qui inaugure certains fragments. Il y a, ensuite, la v&eacute;rit&eacute; plus g&eacute;n&eacute;ralement litt&eacute;raire, celle qui se penche sur l'&eacute;tat actuel de la litt&eacute;rature, particuli&egrave;rement sur le roman contemporain, dont Millet d&eacute;nonce la m&eacute;diocrit&eacute;, l'inanit&eacute;, le risque m&ecirc;me qu'il repr&eacute;sente, mais aussi le d&eacute;clin qu'il symbolise. Il y a, enfin, ce que l'on pourrait appeler faute de mieux la v&eacute;rit&eacute; politico-historique que Millet compose selon un &eacute;trange amalgame, puisque le d&eacute;clin de la litt&eacute;rature est assimil&eacute;e &agrave; la d&eacute;mocratie, elle-m&ecirc;me constitu&eacute;e d'&eacute;l&eacute;ments pr&eacute;sent&eacute;s comme n&eacute;gatifs: lib&eacute;ralisme, immigration, r&egrave;gne du Spectacle g&eacute;n&eacute;ralis&eacute;, illusion de l'&eacute;galit&eacute; et de la paix entre citoyens comme entre les peuples, multiculturalisme. Les mots de Millet sont implacables pour qualifier tout cela: &laquo;d&eacute;labrement spirituel de l'Europe&raquo;, &laquo;d&eacute;cadence occidentale&raquo;. Millet associe aussi d&eacute;clin de la litt&eacute;rature et m&eacute;diocrit&eacute; humaine: selon lui, cette derni&egrave;re ne touche pas seulement les &eacute;crivains contemporains, mais plus largement les Fran&ccedil;ais, dont l'univers mental et l'absence de lucidit&eacute; sont dignes d'&ecirc;tre m&eacute;pris&eacute;s. Floril&egrave;ge: &laquo;En v&eacute;rit&eacute; que pourrais-je aimer dans une France qui s'oublie elle-m&ecirc;me comme une malade et dont je m&eacute;prise le peuple?&raquo; (p.15); &laquo;Peuple braillard, mesquin, &eacute;mascul&eacute;, mais le cerveau encore tiraill&eacute; entre Versailles, New York et Moscou, les Fran&ccedil;ais refusent &agrave; grands cris toute id&eacute;e de s&eacute;lection, alors qu'ils r&eacute;v&egrave;rent comme de grands pr&ecirc;tres les s&eacute;lectionneurs des &eacute;quipes de sport nationales&raquo; (p.58); &laquo;Si je leur trouve aujourd'hui une qualit&eacute; [aux Fran&ccedil;ais], c'est leur peu de s&eacute;rieux, et leur insignifiance, et encore, celle-ci est-elle bruyante&raquo; (p.76); &laquo;Le Fran&ccedil;ais est fid&egrave;le &agrave; son chien&raquo; (p.79); &laquo;Tout ce que je dis de la France, de la nullit&eacute; de sa culture, de son agonie intellectuelle, un r&eacute;cent num&eacute;ro de <em>Time</em> le clame &agrave; la face du monde<strong><a name="note4" href="#note4a">[4]</a></strong>&raquo; (p.173). Richard Millet fait mouche, dans un double coup de gr&acirc;ce, car au ridicule du clich&eacute; s'ajoute la blessure d'orgueil &mdash;on ne touche pas &agrave; l'exception fran&ccedil;aise. </p> <p>Ces trois &laquo;v&eacute;rit&eacute;s&raquo;, qu'on pourrait dire respectivement soutenues par l'&eacute;crivain, l'&eacute;diteur et l'homme, sont toutes motiv&eacute;es par un m&ecirc;me refus: celui de &laquo;l'horizontalit&eacute;&raquo;. L'horizontalit&eacute;, c'est une des fa&ccedil;ons qu'a l'&ecirc;tre de consid&eacute;rer le monde qui l'entoure. Dans cette perspective, les id&eacute;es, ou les seules perceptions, restent planes, comme nivel&eacute;es. Pour Richard Millet, cette horizontalit&eacute; poss&egrave;de des causes politico-religieuses: elle est n&eacute;e de l'av&egrave;nement de la d&eacute;mocratie ou plut&ocirc;t de la d&eacute;gradation de celle-ci en d&eacute;mocratie lib&eacute;rale, elle s'explique avec la mort de Dieu, c'est-&agrave;-dire avec l'extinction progressive de la foi, et plus sp&eacute;cifiquement de la croyance catholique&mdash; ce qui peut se r&eacute;sumer ainsi: &laquo;la Technique, le Syst&egrave;me, le Spectacle, le Nihilisme obscurcissent le monde&raquo; (p.20). Ce d&eacute;go&ucirc;t du monde tel qu'il est s'exprime en termes tr&egrave;s violents: Millet est &laquo;en guerre&raquo;, voudrait an&eacute;antir les hordes d'&eacute;crivains &laquo;insignifiants&raquo;, &laquo;et ce serait une erreur de ne pas leur &eacute;craser la t&ecirc;te&raquo; (p.155), et se pr&eacute;sente comme &laquo;un meurtrier en puissance&raquo; (p.174)... Ce qu'il manque dans le monde selon Richard Millet, c'est une verticalit&eacute;, un Dieu qui ferait lever la t&ecirc;te, des hommes qui domineraient, par le savoir qu'ils d&eacute;tiennent, d'autres hommes, des livres qu'on serait enfin en mesure de hi&eacute;rarchiser selon leur qualit&eacute; litt&eacute;raire, des id&eacute;es qui pr&eacute;vaudraient sur d'autres gr&acirc;ce aux valeurs qu'elles d&eacute;ploieraient. La morale en n&eacute;gatif que nous propose Richard Millet &mdash;exhiber les D&eacute;mons, dire o&ugrave; est le Mal, pour signifier &agrave; ses lecteurs ce qu'ils doivent refuser&mdash; me pose un double probl&egrave;me: d'abord, parce qu'elle prend appui sur une vengeance personnelle (on ne peut pas, au sein d'un m&ecirc;me ouvrage, m&ecirc;me s'il se d&eacute;ploie par fragments, et r&eacute;gler ses comptes et livrer une vision du monde teint&eacute;e de tant de rancune); ensuite, parce que ses id&eacute;es sont parasit&eacute;es par une mise en sc&egrave;ne de soi probl&eacute;matique. </p> <p>C'est lorsqu'elles portent sur les causes du d&eacute;clin de la litt&eacute;rature que les id&eacute;es de Richard Millet deviennent probl&eacute;matiques: m&ecirc;me si Millet revendique sans cesse son souhait d'&ecirc;tre, envers et contre tout, politiquement incorrect &mdash;ce qu'on ne lui reproche pas, d'ailleurs&mdash;, son ton fr&ocirc;le souvent un exc&egrave;s qui, chez un homme qui se d&eacute;finit comme &laquo;barbare par exc&egrave;s de raffinement&raquo; (p.147), jure un peu... S'il est, comme il le pr&eacute;tend, le dernier repr&eacute;sentant des valeurs de courtoisie, d'&eacute;l&eacute;gance et de tenue propres &agrave; une certaine culture fran&ccedil;aise dont la langue serait le paradigme, pourquoi se laisser aller &agrave; la vulgarit&eacute; qu'il condamne? Que sa cruaut&eacute; s'acharne, vengeresse, contre ses adversaires, soit. Mais la g&eacute;n&eacute;ralisation id&eacute;ologique &agrave; laquelle Richard Millet c&egrave;de parfois dessert ind&eacute;niablement et son propos et lui-m&ecirc;me. J'ai relev&eacute;, au fil de ma lecture, un tic stylistique &eacute;loquent: Millet ponctue fr&eacute;quemment son texte de &laquo;donc&raquo; (&laquo;la jeunesse &agrave; tendance sociale, donc vulgaire&raquo;, [p.96], &laquo;un r&eacute;cit de gauche, donc id&eacute;aliste, c'est-&agrave;-dire nihiliste&raquo;, [p.139]), de &laquo;c'est-&agrave;-dire&raquo; (&laquo;Le bonheur est une id&eacute;e pa&iuml;enne &mdash;c'est-&agrave;-dire petite-bourgeoise&raquo;, [p.150]) et de &laquo;soit&raquo; (&laquo;Il ne s'agit pas cependant de c&eacute;der &agrave; la stylisation, si proche de l'id&eacute;alisation, soit des ruses du Diable&raquo;, [p.99]), qui favorisent une pens&eacute;e &laquo;en raccourcis&raquo;, r&eacute;unissant des &eacute;l&eacute;ments que la prose ligote entre eux, gr&acirc;ce &agrave; sa capacit&eacute; d&eacute;monstrative, mais dont le lien r&eacute;el semble plus l&acirc;che... &nbsp; </p> <p>Banni, isol&eacute;, exclu, tels sont les termes que Richard Millet emploie pour d&eacute;finir sa position dans le champ litt&eacute;raire actuel et plus g&eacute;n&eacute;ralement en France: &laquo;Je me situe toujours ailleurs&raquo; (p.17). Mais dans un d&eacute;dain souverain, et gr&acirc;ce &agrave; l'orgueilleuse id&eacute;e qu'il se fait de lui-m&ecirc;me, il exalte et revendique ce qu'il nomme son &laquo;apartheid mental&raquo;. Cette mise &agrave; l'&eacute;cart initiale, volontaire, recherch&eacute;e m&ecirc;me (&laquo;&ecirc;tre scandaleux par auto-exclusion de l'espace public&raquo;, [p.162]), est ent&eacute;rin&eacute;e, depuis quelques ann&eacute;es, par les r&eacute;actions de ses pairs. Elle est interpr&eacute;t&eacute;e par Richard Millet comme une preuve de sa sup&eacute;riorit&eacute; &mdash;inutile de dire qu'elle lui permet aussi de faire parler de lui. On ne s'attardera pas sur le c&ocirc;t&eacute; parfois doucement parano&iuml;aque de certains fragments: l'illusion d'&ecirc;tre le seul &agrave; d&eacute;tenir ce que tout le monde a perdu, une langue, une foi, une culture, lui permet de rev&ecirc;tir son &oelig;uvre d'un vernis particulier, fait d'unicit&eacute; et d'&eacute;l&eacute;vation. Conscience &eacute;trange mais sinc&egrave;re de l'&eacute;crivain Millet ou habile strat&eacute;gie auctoriale foment&eacute;e par l'&eacute;diteur qu'il est aussi? Parfois, la nostalgie pointe &mdash;&laquo;nommer [...] c'est [...] marquer une estime dont je cherche en vain un &eacute;crivain qui me la t&eacute;moigne&raquo; (p.56)&mdash;, comme si cet isolement n'&eacute;tait pas compl&egrave;tement assum&eacute;: &laquo;Quand on ne me r&eacute;prouve pas, on me passe sous silence &mdash;autre mani&egrave;re d'injure&raquo; (p.101).&nbsp; </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>De Millet &agrave; Montherlant </strong></span></p> <p>Osons, pour finir, une comparaison. Il est &eacute;tonnant qu'Henry de Montherlant n'apparaisse jamais explicitement dans l'intertexte, en tous points classique, qui prend place dans <em>L'Opprobre</em>. Pourtant, il serait int&eacute;ressant de rapprocher ces deux figures. Car comme Richard Millet l'est aujourd'hui, Montherlant &eacute;tait soutenu par une &oelig;uvre de qualit&eacute;, qu'il <em>savait</em> de qualit&eacute;, et par la certitude d'&ecirc;tre un &eacute;crivain incompris de son public et de ses critiques... </p> <p>Quelques exemples: l'orgueil qui soutient Millet au-dessus de la m&eacute;diocrit&eacute; qui l'entoure (&laquo;Ma voix est donc celle de la v&eacute;rit&eacute;. Je n'&eacute;crirais pas si je ne me maintenais pas &agrave; cette hauteur.&raquo;, [p.12]) ressemble assez &agrave; cette hauteur de vue que Montherlant a toujours revendiqu&eacute;e dans ses essais (&laquo;Je n'ai que l'id&eacute;e que je me fais de moi-m&ecirc;me pour me soutenir sur les mers du n&eacute;ant&raquo; &eacute;crit-il dans <em>Service inutile</em>); la figure de &laquo;moine-soldat&raquo; d&egrave;s les premi&egrave;res pages de <em>L'Opprobre</em> pourrait ais&eacute;ment &ecirc;tre rapproch&eacute;e des derni&egrave;res pages de la pr&eacute;face de <em>Service inutile</em> (&laquo;Mais <em>quid</em> du pr&eacute;sent? Le moine-soldat! C'est autour de cette figure un peu d&eacute;routante que tournent aujourd'hui ma pens&eacute;e et ma r&ecirc;verie&raquo;); et &laquo;le chant profond de la langue&raquo; dont parle Millet (p.89) est ce m&ecirc;me cante jondo sur lequel &eacute;crit Montherlant dans <em>Service inutile</em> toujours<strong><a name="note5" href="#note5a">[5]</a></strong>. On pourrait rajouter, de mani&egrave;re plus g&eacute;n&eacute;rale, que ces deux auteurs se retrouvent aussi sur la n&eacute;cessit&eacute; pour l'auteur de se &laquo;d&eacute;solidariser&raquo; de l'actualit&eacute; pour privil&eacute;gier l'&eacute;tablissement de son &oelig;uvre, sur le refus, enfin, d'appartenir &agrave; un &laquo;groupe&raquo; litt&eacute;raire quelconque &mdash;adh&eacute;sion inadmissible pour des auteurs qui se veulent &laquo;insituables&raquo;, clairement &laquo;au-dessus de la m&ecirc;l&eacute;e&raquo;. Lors de la premi&egrave;re publication de cette lecture, Pierre Assouline avait consid&eacute;r&eacute; que la comparaison entre Millet et Montherlant &eacute;tait peu convaincante<strong><a name="note6" href="#note6a">[6]</a></strong>: mettons-le aujourd'hui au d&eacute;fi. De qui est cette phrase? &laquo;Le succ&egrave;s n'est pas la gloire, mais presque son contraire. Le succ&egrave;s repose souvent sur un malentendu [&hellip;]. &Agrave; un tr&egrave;s haut degr&eacute;, le succ&egrave;s est &eacute;videmment le r&eacute;sultat d'une collaboration putassi&egrave;re entre l'esprit de l'&eacute;poque et le go&ucirc;t du public.&raquo; Ainsi, Montherlant et Millet entretiennent bien des co&iuml;ncidences litt&eacute;raires &mdash;dont je n'ai fait qu'esquisser les possibles. Peut-&ecirc;tre que le parcours litt&eacute;raire du premier pourrait &eacute;clairer, chez les lecteurs, les prises de position et la posture auctoriale du deuxi&egrave;me. </p> <p>C'est avec impartialit&eacute; que j'ai tent&eacute; de d&eacute;crypter <em>L'Opprobre</em> de Richard Millet, parce c'est un exercice auquel finalement peu de critiques se sont livr&eacute;s, leur indignation ayant pris le pas sur leur esprit d'analyse. Les rares commentaires actuels de <em>L'Opprobre</em> ressemblent &eacute;trangement &agrave; ceux qu'avait essuy&eacute;s <em>Le D&eacute;senchantement de la litt&eacute;rature</em>: ils d&eacute;noncent la dangerosit&eacute; d'une pens&eacute;e attis&eacute;e par la haine et qui se d&eacute;voile sans complexe quand elle aborde les questions du racisme, de l'islamisme, de l'homosexualit&eacute;, etc. Objectivement, la pens&eacute;e de Richard Millet a l'avantage de susciter l'agitation dans un monde litt&eacute;raire plut&ocirc;t scl&eacute;ros&eacute; en se pr&eacute;sentant comme un contrepoint radical &mdash;n&eacute;cessaire &agrave; toute dialectique, et donc &agrave; tout d&eacute;bat intellectuel. Mais si, &agrave; pr&eacute;sent, je me laisse submerger par ma subjectivit&eacute;, travaill&eacute;e depuis l'enfance par les notions de tol&eacute;rance, d'&eacute;galit&eacute;, de justice, et de la&iuml;cit&eacute;, la pens&eacute;e de Richard Millet a quelque chose d'effrayant. Qu'importe? Quel que soit l'effort fait pour comprendre sa prose, et ne pas v&eacute;rifier sa proph&eacute;tie (&laquo;je donne un texte fragmentaire, on le dira in&eacute;gal par nature, contradictoire, attaquant certains fragments qui dispenseront de lire l'ensemble&raquo;, [p.106]), s'il lit ces lignes, l'auteur de <em>L'Opprobre</em> me rangera s&ucirc;rement parmi les critiques gauchistes qui sympathisent avec le Diable et conclura ainsi: &laquo;On me lit mal&raquo; (p.120).</p> <div>&nbsp;</div> <hr /> <br /> <a name="note1a" href="#note1"> <strong>[1]</strong></a> Richard Millet, <i>Le Dernier &eacute;crivain</i>, Fata Morgana, 2005; <i>Le D&eacute;senchantement de la litt&eacute;rature</i>, Paris, Gallimard, 2007; <i>L'Opprobre</i>, Paris, Gallimard, 2008. <p><strong><a name="note2a" href="#note2">[2]</a>&nbsp;</strong> Pour lire un compte rendu du <i>D&eacute;senchantement de la litt&eacute;rature </i>de Richard Millet: &laquo;Le&ccedil;on de misanthromorphie&raquo;, dans Nonfiction.fr, le portail des livres et des id&eacute;es, [en ligne]. <a href="http://www.nonfiction.fr/article-135-lecon_de_misanthromorphie.htm" title="http://www.nonfiction.fr/article-135-lecon_de_misanthromorphie.htm">http://www.nonfiction.fr/article-135-lecon_de_misanthromorphie.htm</a> [Page en ligne depuis le 11 octobre 2007].</p> <p><strong><a name="note3a" href="#note3">[3]</a></strong>&nbsp; La violence des th&egrave;ses que Millet d&eacute;ploie &laquo;passe&raquo; mieux, me semble-t-il, par petites bouch&eacute;es... D'o&ugrave; le &laquo;digeste&raquo; &mdash;en d&eacute;pit du fait que les lecteurs, en effet, sont habitu&eacute;s &agrave; la nappe textuelle.</p> <p><strong><a name="note4a" href="#note4">[4]</a></strong> Pour lire l'article du <i>Time magazine</i> qui a tant agit&eacute; l'intelligentsia fran&ccedil;aise &agrave; la fin de l'ann&eacute;e 2007: Donald Morrison, &laquo;The Death of French Culture. In Search of Lost Time&raquo;, dans <i>Time</i>, [en ligne].<br /> <a href="http://www.time.com/time/magazine/article/0,9171,1686532,00.html" title="http://www.time.com/time/magazine/article/0,9171,1686532,00.html">http://www.time.com/time/magazine/article/0,9171,1686532,00.html</a> [Page en ligne depuis le 21 novembre 2007].</p> <p><strong><a name="note5a" href="#note5">[5]</a></strong> Pour les trois derni&egrave;res r&eacute;f&eacute;rences, voir: Henry de Montherlant, <em>Essais</em>, Paris, Gallimard, coll. &laquo;Biblioth&egrave;que de la Pl&eacute;iade&raquo;, 1963, p. 598, p. 605, p. 592.</p> <p><strong><a name="note6a" href="#note6">[6]</a></strong> Ses propres arguments sont ici: Pierre Assouline, &laquo;Moi contre le reste du monde&raquo;, dans <i>La R&eacute;publique des livres</i>, [en ligne].<br /> <a href="http://passouline.blog.lemonde.fr/2008/04/12/moi-contre-le-reste-du-monde/" title="http://passouline.blog.lemonde.fr/2008/04/12/moi-contre-le-reste-du-monde/">http://passouline.blog.lemonde.fr/2008/04/12/moi-contre-le-reste-du-monde/</a> [Page en ligne depuis le 12 avril 2008]. Cette lecture avait &eacute;t&eacute; publi&eacute;e dans une version diff&eacute;rente le 2 avril 2008 dans une revue en ligne aujourd'hui disparue, Biffures.org.</p> <p><br type="_moz" /></p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/seul-contre-tous#comments Contemporain Critique littéraire Culture française DE MONTHERLANT, Henry Déclin de la littérature Éclatement textuel Engagement Éthique France MILLET, Richard MORRISON, Donald Polémique Tradition Valeurs Verticalité Violence Essai(s) Tue, 13 Jul 2010 15:51:31 +0000 Sophie Hébert 248 at http://salondouble.contemporain.info L'imagination en matière de navigation http://salondouble.contemporain.info/lecture/limagination-en-matiere-de-navigation <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/marcotte-josee">Marcotte, Josée</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/du-bon-usage-des-etoiles">Du bon usage des étoiles </a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p>M&ecirc;me si l&rsquo;&eacute;clatement textuel incarne l&rsquo;une des diverses avenues exp&eacute;rimentales de la litt&eacute;rature contemporaine, le caract&egrave;re &eacute;clat&eacute; du premier roman de Dominique Fortier, <em>Du bon usage des &eacute;toiles</em>, peut, lors d&rsquo;un premier contact, d&eacute;router son lecteur. Ce dernier avait pourtant &eacute;t&eacute; averti, la quatri&egrave;me de couverture lui mentionnant qu&rsquo;un objet litt&eacute;raire singulier se trouvait entre ses mains: &laquo;un patchwork qui m&ecirc;le avec bonheur le roman au journal, l&rsquo;histoire, la po&eacute;sie, le th&eacute;&acirc;tre, le r&eacute;cit d&rsquo;aventure, le trait&eacute; scientifique et la recette d&rsquo;un plum-pudding r&eacute;ussi&raquo;.</p> <p><em>Du bon usage des &eacute;toiles </em>renferme une double qu&ecirc;te mythique. La premi&egrave;re est celle des navires Terror et Erebus, sous le commandement des capitaines Francis Crozier et John Franklin. Men&eacute;e entre 1845 et 1848, cette exp&eacute;dition qui devait percer &agrave; jour le mythique passage du Nord-Ouest, pour la gloire de l&rsquo;Angleterre, se termine fatalement dans l&rsquo;immensit&eacute; glaciaire. C&rsquo;est &agrave; partir de ce cadre historique pr&eacute;cis que Dominique Fortier &eacute;labore sa premi&egrave;re &oelig;uvre de fiction. La deuxi&egrave;me qu&ecirc;te est celle des multiples personnages: les commandants Crozier et Franklin, Adam et les matelots, les femmes demeur&eacute;es sur la terre ferme, Lady Jane Franklin et Lady Sophia. Il s&rsquo;agit d&rsquo;un voyage immobile o&ugrave; chacun tente de donner un sens &agrave; sa vie, pourchassant la transcendante v&eacute;rit&eacute; en soi et en l&rsquo;Autre.</p> <p>Alors que les deux qu&ecirc;tes s&rsquo;entrem&ecirc;lent (de soi et du passage), les &eacute;l&eacute;ments factuels et la fiction font de m&ecirc;me. L&rsquo;&oelig;uvre oscille entre narration omnisciente, po&eacute;sie narrative, extraits de journaux de Crozier et de Franklin, entr&eacute;es de dictionnaires, psaumes bibliques, partition de musique (Jean-S&eacute;bastien Bach, &laquo;Das Wohltemperierte Klavier. Praeludium I&raquo;), complainte (&laquo;Complainte de Lady Franklin (air populaire)&raquo;), recette (d&rsquo;un plum-pudding), menu (celui de la r&eacute;ception de No&euml;l de Lady Jane), pi&egrave;ce de th&eacute;&acirc;tre (&laquo;Le Voyage dans la Lune&raquo;, adaptation dramatique des <em>&Eacute;tats et Empires de la Lune</em> d&rsquo;Hector Savinien de Cyrano de Bergerac) et po&egrave;me (extrait de <em>The Veils</em> d&rsquo;Eleanor Porden). Aussi, l&rsquo;&eacute;clatement textuel et sa narrativit&eacute; d&eacute;routante participent grandement de cette logique &eacute;clat&eacute;e, o&ugrave; les individus repr&eacute;sent&eacute;s cherchent des points de rep&egrave;re.</p> <p>Les &eacute;toiles demeurent l&rsquo;outil d&rsquo;orientation le plus probant pour les marins &ndash; le ciel incarnant alors la seule r&eacute;alit&eacute; &agrave; observer et &agrave; analyser afin d&rsquo;arriver &agrave; bon port. Mais qu&rsquo;arrive-t-il lorsque nous ne savons m&ecirc;me pas quel port convoiter? Lorsque le but &agrave; atteindre nous est encore inconnu, que nous sommes en qu&ecirc;te d&rsquo;une qu&ecirc;te &ndash; comme cette Sophia qui veut donner un sens &agrave; sa vie &ndash; ou que nous devons trouver les ressources pour tout simplement continuer d&rsquo;avancer&hellip;&nbsp; Alors que la jeune Sophia est de plus en plus d&eacute;soeuvr&eacute;e, pour les matelots, l&rsquo;objectif &agrave; atteindre appara&icirc;t de plus en plus fuyant, voire chim&eacute;rique, et ceux-ci cherchent &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur d&rsquo;eux-m&ecirc;mes une v&eacute;rit&eacute; &agrave; laquelle se raccrocher qui leur am&egrave;nerait la paix.</p> <p>Quand Sophia demande &agrave; Francis Crozier de discourir sur les &eacute;toiles, ce dernier lui confie&nbsp;:<br /> &nbsp;</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Quand j&rsquo;&eacute;tais petit, commen&ccedil;a-t-il sans la regarder, nous avions &agrave; la maison trois livres&nbsp;: la Bible, un almanach &eacute;corn&eacute; et un vieil ouvrage d&rsquo;astronomie r&eacute;cup&eacute;r&eacute; de je ne sais o&ugrave;, auquel il manquait la moiti&eacute; des pages. Ainsi, apr&egrave;s avoir appris &agrave; reconna&icirc;tre Orion, Cassiop&eacute;e, la Grande et la Petite Ourses, j&rsquo;ai d&ucirc; me r&eacute;soudre &agrave; inventer le reste. De la fen&ecirc;tre de ma chambre sous les combles, je distinguais dans le ciel noir la constellation du cochon, celle de la Poule&nbsp; et celle de l&rsquo;&Eacute;pi de Bl&eacute;. Il y avait aussi Mr. Pincher, le forgeron du village, avec son nez crochu, le Hibou et la Chaise perc&eacute;e. (p. 203-204)<br /> </span></p> <p>Au-del&agrave; de la r&eacute;alit&eacute;, la fabulation nous permet d&rsquo;avancer. C&rsquo;est dans cette perspective qu&rsquo;&agrave; la fin du roman, Sophia fait une double d&eacute;couverte&nbsp;: elle r&eacute;alise qu&rsquo;elle est amoureuse de Crozier, que son destin est inexorablement li&eacute; au sien, un soir o&ugrave;, admirant la vo&ucirc;te &eacute;toil&eacute;e, elle y d&eacute;couvre la constellation de la Chaise perc&eacute;e, cette pure invention de Crozier. De la fabulation na&icirc;t la v&eacute;rit&eacute; cach&eacute;e au c&oelig;ur de la jeune femme. Sophia s&rsquo;abandonne alors &agrave; l&rsquo;imagination, elle scrute le ciel &agrave; la recherche d&rsquo;autres constellations invent&eacute;es, et elle r&eacute;organise les &eacute;toiles. Cet amour appara&icirc;t donc &agrave; Sophia (trop tard) en m&ecirc;me temps que les plaisirs de l&rsquo;action imaginante.<br /> &nbsp;</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">On veut toujours que l&rsquo;imagination soit la facult&eacute; de former des images. Or elle est plut&ocirc;t la facult&eacute; de d&eacute;former les images fournies par la perception, elle est surtout la facult&eacute; de nous lib&eacute;rer des images premi&egrave;res, de changer les images. S&rsquo;il n&rsquo;y a pas de changement d&rsquo;images, union inattendue des images, il n&rsquo;y a pas d&rsquo;imagination, il n&rsquo;y a pas d&rsquo;action imaginante<a name="note1" href="#note1a">[1]</a>.</span></p> <p> L&rsquo;op&eacute;ration &agrave; laquelle se livre Sophia n&rsquo;est pas si diff&eacute;rente de celle du lecteur qui explore <em>Du bon usage des &eacute;toiles</em>, ce dernier r&eacute;organisant les diff&eacute;rents fragments de l&rsquo;oeuvre afin de produire du sens.</p> <p>Apr&egrave;s coup, cette &oelig;uvre n&rsquo;est pas si d&eacute;concertante. Sur les cartes de Lady Jane Franklin, les &laquo;&icirc;les et p&eacute;ninsules r&eacute;els ou imaginaires&raquo; (p. 340) se fondent finalement en un tout. Le lecteur, consentant, a particip&eacute; au voyage qui lui &eacute;tait propos&eacute;, il l&rsquo;a accept&eacute; en entier. Il a vogu&eacute; sur les pages &agrave; la recherche de ses propres points de rep&egrave;re, o&ugrave; les &eacute;clats textuels incarnent autant de vagues. Il a d&eacute;couvert ce fil, qui a bien l&rsquo;apparence d&rsquo;une conclusion: <em>Du bon usage des &eacute;toiles</em> op&egrave;re une valorisation de la fabulation comme outil probant dans la qu&ecirc;te de soi et d&rsquo;une paix int&eacute;rieure. L&rsquo;imagination et la po&eacute;sie, en mati&egrave;re de navigation, ne se soldent pas par une catastrophe, mais nous entra&icirc;nent ailleurs, un ailleurs plus pr&egrave;s de soi et de l&rsquo;Autre.<br /> &nbsp;</p> <p><a name="note1a" href="#note1">1</a> Gaston Bachelard, <em>L'Air et les songes. Essai sur l'imagination en mouvement</em>, Paris, Jos&eacute; Corti (Rien de commun), 1994 [1938], p. 7.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/limagination-en-matiere-de-navigation#comments BACHELARD, Gaston Éclatement textuel Espace Fabulation FORTIER, Dominique Imaginaire Québec Roman Thu, 23 Apr 2009 13:09:00 +0000 Josée Marcotte 103 at http://salondouble.contemporain.info Écrire avec un marteau http://salondouble.contemporain.info/lecture/ecrire-avec-un-marteau <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/microfictions">Microfictions</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p align="justify" class="rteindent3"><em>La litt&eacute;rature contemporaine, et il en est de m&ecirc;me de la peinture, se garde de parler ou de repr&eacute;senter notre bien naturelle, au fond, obsessionnelle cupidit&eacute;. Comme si l&rsquo;art devait &ecirc;tre un miroir retouch&eacute; avec soin, afin que nous puissions nous imaginer purs, et que surtout jamais nous ne puissions nous y voir.</em><a name="_ftnref1" title="" href="#_ftn1"><strong>[1]</strong></a></p> <p align="justify" class="rteindent1"><em><br /> </em></p> <p align="justify">&nbsp;</p> <p align="justify"><em> </em><span style="background-color: rgb(255, 255, 255);"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L'ordre impeccable des horreurs quotidiennes</strong></span></span></p> <p>En exergue de son &laquo;livre monstre<a name="_ftnref2" title="" href="#_ftn2"><strong>[2]</strong></a>&raquo;, R&eacute;gis Jauffret d&eacute;lie sa plume (il faudrait davantage parler de marteau dans son cas) en commen&ccedil;ant avec un sympathique clin d&rsquo;oeil au je rimbaldien : &laquo;Je est tout le monde et n&rsquo;importe qui.&raquo; De fait, c&rsquo;est &agrave; un exercice d&rsquo;exploration de diverses individualit&eacute;s potentielles que Jauffret s&rsquo;adonne dans ce livre, amalgamant en ordre alphab&eacute;tique cinq cents r&eacute;cits faisant environ deux pages et dont le d&eacute;nominateur commun est sans doute la franchise troublante de la voix narratrice qui s&rsquo;empare des personnages. Au fil de la lecture, bien qu&rsquo;aucun &eacute;v&eacute;nement ne vienne lier entre elles les histoires qu&rsquo;on y rencontre, se d&eacute;gage n&eacute;anmoins une forte impression de coh&eacute;sion qui vient de l&rsquo;uniformit&eacute; du ton avec lequel s&rsquo;expriment les personnages qui peuplent le livre. Tout se passe comme si un narrateur omniscient s&rsquo;amusait &agrave; incarner diverses individualit&eacute;s fictives, d&rsquo;o&ugrave; l&rsquo;&eacute;trange homog&eacute;n&eacute;it&eacute; du discours que celles-ci produisent. &laquo;J&rsquo;ai envie de te noyer comme une port&eacute;e de chat&raquo; (p. 143), dit par exemple l&rsquo;un d&rsquo;eux. &laquo;D&rsquo;ailleurs, si je couche avec d&rsquo;autres, c&rsquo;est qu&rsquo;&agrave; ce moment-l&agrave;&nbsp; je ne me rappelle plus de toi.&raquo; (p. 230), dit un autre. La franchise est de mise et le miroir stendhalien est toujours pr&egrave;s d&rsquo;un chemin, mais l&rsquo;&eacute;criture propose cette fois un parcours dans la salet&eacute; des relations humaines.</p> <p align="justify">Le recueil, compos&eacute; de cinq cents r&eacute;cits faisant environ deux pages, poss&egrave;de une structure encyclop&eacute;dique qui constitue en elle-m&ecirc;me une cl&eacute; d&rsquo;interpr&eacute;tation possible quant &agrave; la signification de cette accumulation &agrave; l&rsquo;apparence disparate. En index, &agrave; la fin du volume, il est possible de consulter la liste pagin&eacute;e des <em>Microfictions </em>dont les titres sont dispos&eacute;s en ordre alphab&eacute;tique. Ainsi, le recueil d&eacute;bute avec le r&eacute;cit intitul&eacute; &laquo;Albert Londres&raquo; et se termine par le &laquo;Zoo&raquo;. En constatant une telle classification, somme toute arbitraire, il est difficile de ne pas penser &agrave; <em>La vie mode d&rsquo;emploi de Perec</em>, ce romans dont le pluriel accol&eacute; &agrave; la mention g&eacute;n&eacute;rique est pour le moins &eacute;nigmatique. Les affinit&eacute;s sont nombreuses : en plus de contenir lui aussi un index alphab&eacute;tique, des diff&eacute;rents th&egrave;mes abord&eacute;s dans l&rsquo;oeuvre cette fois, le livre de Perec repose &eacute;galement sur l&rsquo;accumulation de courts r&eacute;cits qui, une fois lus, dig&eacute;r&eacute;s et agenc&eacute;s, peuvent donner l&rsquo;impression d&rsquo;une saisie englobante d&rsquo;un vaste pan de l&rsquo;exp&eacute;rience humaine. Le livre de Jauffret s&rsquo;inscrit en ligne directe avec la conception de la litt&eacute;rature de ce g&eacute;ant de l&rsquo;OULIPO qui a &eacute;crit une <em>Tentative d&rsquo;&eacute;puisement d&rsquo;un lieu parisien</em><a name="_ftnref3" title="" href="#_ftn3"><strong>[3]</strong></a>, texte dans lequel est exp&eacute;riment&eacute;e la possibilit&eacute; d&rsquo;une description objective jusqu&rsquo;&agrave; l&rsquo;exc&egrave;s d&rsquo;un lieu choisi. Alors que Perec s&rsquo;attaque &agrave; la lourde t&acirc;che de d&eacute;crire compl&egrave;tement un espace physique, il semble que Jauffret tente de relever le d&eacute;fi non moins ardu d&rsquo;embrasser les diverses modalit&eacute;s de la cupidit&eacute; humaine. Dans les deux cas, la cr&eacute;ation d&rsquo;univers fictionnels s&rsquo;inscrit dans une volont&eacute; de saisie du r&eacute;el. S&rsquo;il est r&eacute;v&eacute;lateur d&rsquo;&eacute;tablir un tel parall&egrave;le entre les deux &eacute;crivains quant &agrave; la signification de la structure de leurs oeuvres, il est important de souligner que la tonalit&eacute; de Jauffret s&rsquo;&eacute;loigne radicalement de celle que l&rsquo;on retrouve dans les livres de Perec. Dans les <em>Microfictions</em>, l&rsquo;&eacute;criture, la cr&eacute;ation de personnages fictifs proc&egrave;dent selon un parti pris auquel chaque r&eacute;cit r&eacute;pond d&rsquo;une mani&egrave;re ou d&rsquo;une autre, c&rsquo;est-&agrave;-dire cette croyance ferme en l&rsquo;obsessionnelle cupidit&eacute; de l&rsquo;Homme. Les cinq cents r&eacute;cits de Microfictions sont autant de coups martel&eacute;s sur le concept de l&rsquo;Homme fondamentalement bon. De fait, le clin d&rsquo;&oelig;il adress&eacute; &agrave; Rimbaud en exergue trouve toute sa port&eacute;e dans ce projet d&rsquo;exploration des subjectivit&eacute;s&nbsp;: l&rsquo;auteur des <em>Microfictions </em>&laquo;[&hellip;] [est] tout le monde et n&rsquo;importe qui&raquo; et entend bien faire conna&icirc;tre au lecteur les espaces souterrains de cette peuplade qui l&rsquo;habite.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Le discours social soumis &agrave; l'&eacute;preuve du marteau</strong></span></p> <p align="justify">Reprenant par le romanesque la d&eacute;marche qui consiste &agrave; soumettre &agrave; l&rsquo;&eacute;preuve du marteau les idoles mill&eacute;naires qui souvent sonnent creux, comme l&rsquo;a entrepris Nietzsche, Jauffret s&rsquo;attaque aux repr&eacute;sentations id&eacute;alis&eacute;es que l&rsquo;Homme se fait de lui-m&ecirc;me, au &laquo;miroir retouch&eacute; avec soin&raquo; du discours social. On le comprend bien, il s&rsquo;agit avec les <em>Microfictions </em>de combattre le feu par le feu, c&rsquo;est-&agrave;-dire que c&rsquo;est par la fiction que Jauffret s&rsquo;efforce de d&eacute;masquer les fictions dominantes de l&rsquo;espace social, ces repr&eacute;sentations fauss&eacute;es que l&rsquo;homme a de lui-m&ecirc;me. Ce concept de fiction dominante, d&eacute;velopp&eacute; par Suzanne Jacob dans <em>La bulle d&rsquo;encre</em>, est fort &eacute;clairant quant au pouvoir de mod&eacute;lisation du r&eacute;el que poss&egrave;de la fiction. Il est sans doute pertinent de lire les <em>Microfictions </em>de Jauffret en ayant en t&ecirc;te cette id&eacute;e qui veut que :</p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Les soci&eacute;t&eacute;s se maintiennent dans leur forme propre gr&acirc;ce &agrave; ces fictions dominantes comme les individus se maintiennent dans leur forme propre gr&acirc;ce &agrave; des r&eacute;cits d&rsquo;eux-m&ecirc;mes qui leur servent de convention de r&eacute;alit&eacute;. Les soci&eacute;t&eacute;s, comme les individus, ne peuvent tol&eacute;rer que leur convention de r&eacute;alit&eacute; soit mise en p&eacute;ril</span><a name="_ftnref4" title="" href="#_ftn4"><strong>[4]</strong></a><span style="color: rgb(128, 128, 128);">.</span></p> <p align="justify">En effet, c&rsquo;est aux conventions de r&eacute;alit&eacute; que Jauffret s&rsquo;attaque; l&rsquo;une de ses cibles privil&eacute;gi&eacute;es &eacute;tant sans doute la conception id&eacute;alis&eacute;e du couple harmonieux. D&eacute;sacralisant l&rsquo;amour avec une tonalit&eacute; souvent acerbe, de nombreux r&eacute;cits mettent en sc&egrave;ne des couples rat&eacute;s, aigris par une vie partag&eacute;e dans le malheur commun : &laquo;J&rsquo;ai eu une vie frustrante. Mon mari &eacute;tait laid, et il ne m&rsquo;a donn&eacute; &agrave; pouponner qu&rsquo;une douzaine de fausses couches dont certaines &eacute;taient assez avanc&eacute;es pour que je puisse distinguer parmi leurs traits encore flous d&rsquo;horribles ressemblances avec leur p&egrave;re.&raquo; (p. 283). N&rsquo;empruntant jamais de d&eacute;tour pour formuler ce qui appara&icirc;t parfois &ecirc;tre de l&rsquo;ordre de l&rsquo;indicible, du tabou, les diff&eacute;rents personnages du recueil font preuve d&rsquo;une honn&ecirc;tet&eacute; d&eacute;concertante. C&rsquo;est l&agrave; sans doute le coeur du projet de l&rsquo;auteur : &eacute;noncer par la fiction des v&eacute;rit&eacute;s souvent jug&eacute;es trop laides pour &ecirc;tre entendues : &laquo;J&rsquo;aime l&rsquo;argent, si tu continues &agrave; en avoir, je continuerai &agrave; t&rsquo;aimer. On aime toujours pour une raison, pour une autre, on n&rsquo;aime jamais pour rien.&raquo; (p. 109) Si on aime les <em>Microfictions</em>, ce sera sans doute pour la scandaleuse absence de pudeur qu&rsquo;on y trouve.</p> <p><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Une litt&eacute;rature aussi laide que nous</span></strong></p> <p align="justify">Si les <em>Microfictions </em>dressent un portrait d&rsquo;une humanit&eacute; globalement amorale, &eacute;go&iuml;ste et impure, il s&rsquo;y trouve &eacute;galement des passages fort int&eacute;ressants quant &agrave; la litt&eacute;rature et le r&ocirc;le que celle-ci peut jouer dans l&rsquo;appr&eacute;hension de ces r&eacute;alit&eacute;s douloureuses. Jauffret s&rsquo;amuse par exemple &agrave; mettre en fiction des ic&ocirc;nes de la litt&eacute;rature et celles-ci sont le plus souvent soumises &agrave; une d&eacute;sacralisation ironique&nbsp;:</p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Franz Kafka &eacute;tait une belle ordure qui ne pensait qu&rsquo;&agrave; sa gloire posthume. Un phtisique, v&eacute;g&eacute;tarien, et pourtant petit-fils de boucher. Il &eacute;crivait des histoires de souris, d&rsquo;arpenteurs, et il tenait un journal o&ugrave; il vomissait jour apr&egrave;s jour sa haine de l&rsquo;humanit&eacute;. Il a si bien intrigu&eacute;, qu&rsquo;&agrave; sa mort son oeuvre s&rsquo;est &eacute;tendue sur l&rsquo;Occident avec la rapidit&eacute; d&rsquo;une &eacute;pid&eacute;mie, et l&rsquo;a conquis comme un nouveau vice. Je le soup&ccedil;onne m&ecirc;me d&rsquo;avoir contract&eacute; la tuberculose &agrave; la piscine de Prague, dans le seul but de mourir assez jeune pour entrer dans la l&eacute;gende. (p. 391)</span></p> <p class="Corps">&nbsp;</p> <p align="justify">Ce passage montre bien le regard qui est port&eacute; sur certains intouchables de la litt&eacute;rature dans le recueil. La question de la gloire litt&eacute;raire est souvent abord&eacute;e avec ironie ou encore avec un certain d&eacute;go&ucirc;t. Ainsi, le r&eacute;cit intitul&eacute; &laquo;Sartre, Camus, Cerdan&raquo; met en fiction Jean-Paul Sartre dans une perspective qui ne va pas sans rappeler C&eacute;line et son pamphlet intitul&eacute;&nbsp; &laquo;&Agrave; l&rsquo;agit&eacute; du bocal &raquo;<a name="_ftnref5" title="" href="#_ftn5"><strong>[5]</strong></a>, adress&eacute;&nbsp; au philosophe existentialiste&nbsp;:</p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">J&rsquo;ai &eacute;t&eacute; Jean-Paul Sartre, &eacute;crivain aujourd&rsquo;hui oubli&eacute;, mais qui &eacute;tait beaucoup lu au cours de la seconde moiti&eacute; du XXe si&egrave;cle. J&rsquo;ai commenc&eacute; ma vie comme footballeur professionnel &agrave; l&rsquo;AJ Auxerre. Apr&egrave;s les matchs, je me savonnais fi&egrave;rement sous la douche, puis filais dans mon Austin Martin jusqu&rsquo;&agrave; Paris, o&ugrave; je retrouvais Albert Camus, Marcel Cerdan, ainsi que Simone de Beauvoir, une jeune sadique, qui m&rsquo;avait s&eacute;duite en me fouettant chaque soir comme de la cr&egrave;me. (p. 823.)</span></p> <p class="Corps">&nbsp;</p> <p align="justify">Le parall&egrave;le avec l&rsquo;&eacute;criture de C&eacute;line ne s&rsquo;arr&ecirc;te pas l&agrave;. Il y a dans le recueil de Jauffret plusieurs passages o&ugrave; il est question du livre que nous tenons entre les mains, de l&rsquo;auteur qui l&rsquo;a &eacute;crit et du syst&egrave;me d&rsquo;&eacute;dition qui encadre cette production. Chez Jauffret comme chez C&eacute;line, le sujet donne lieu &agrave; des envol&eacute;es savoureuses o&ugrave; l&rsquo;autod&eacute;rision fraie avec le m&eacute;pris de l&rsquo;institution litt&eacute;raire. L&rsquo;un des proc&eacute;d&eacute;s r&eacute;currents consiste &agrave; &eacute;luder la question par des mises en sc&egrave;ne o&ugrave; la r&eacute;alit&eacute; est hypertrophi&eacute;e. Dans certains cas, l&rsquo;&eacute;crivain n&rsquo;h&eacute;site pas &agrave; se repr&eacute;senter comme &eacute;tant ni plus ni moins qu&rsquo;une prostitu&eacute;e du milieu de l&rsquo;&eacute;dition, pointant du doigt le pouvoir immense des &eacute;diteurs quant &agrave; d&eacute;cider ce qui est ou n&rsquo;est pas de la litt&eacute;rature&nbsp;:</p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Quand un de mes romans se vend &agrave; moins de mille exemplaires, mon &eacute;diteur me convoque dans son bureau, et m&rsquo;oblige &agrave; sauter une stagiaire devant lui pour pouvoir jouir en nous regardant. En &eacute;change d&rsquo;une rapide fellation dans les lavabos du restaurant o&ugrave; ils m&rsquo;ont invit&eacute; &agrave; venir prendre le caf&eacute; &agrave; la fin d&rsquo;un d&eacute;jeuner de bouclage, certains journalistes consentent &agrave; signaler la parution de mon dernier ouvrage dans une notule. [&hellip;] [T]out le monde ne publie plus aujourd&rsquo;hui que pour s&eacute;duire les lecteurs, et leur soutirer leur argent avant m&ecirc;me qu&rsquo;ils aient eu le loisir de lire le moindre chapitre du livre qu&rsquo;ils ach&egrave;tent, comme les clients des putes payent sans savoir &agrave; l&rsquo;avance s&rsquo;ils &eacute;prouveront un r&eacute;el plaisir &agrave; &eacute;jaculer dans leur bouche. (p. 619)</span></p> <p class="Corps">&nbsp;</p> <p align="justify">En contrepartie &agrave; ce discours peu flatteur quant aux rapports &eacute;conomiques qu&rsquo;entretiennent les &eacute;crivains avec leurs lecteurs et leurs &eacute;diteurs, les <em>Microfictions </em>contiennent plusieurs occurrences o&ugrave; le travail d&rsquo;&eacute;criture est valoris&eacute; dans sa capacit&eacute; de saisie du r&eacute;el. C&rsquo;est dire &agrave; quel point le portrait de la litt&eacute;rature qui se d&eacute;gage du recueil est complexe et ambigu. D&rsquo;un c&ocirc;t&eacute;, il y a cette hargne sans limites envers le milieu litt&eacute;raire et les &eacute;crivains qui le constituent, ces &laquo; [&hellip;] grands &eacute;crivains qui se bousculent devant le buffet des cocktails pour se goberger de petits-fours [&hellip;] &raquo; (p. 910) et de l&rsquo;autre, la valorisation du travail d&rsquo;&eacute;criture qui, par moments, proclame haut et fort le pouvoir absolu de la fiction&nbsp;: &laquo; [&hellip;] hors de la fiction il n&rsquo;est point de salut. &raquo; (p. 339)</p> <p align="justify">Dans les <em>Microfictions</em>, l&rsquo;&eacute;criture est le lieu d&rsquo;un combat forcen&eacute; contre les fictions dominantes sur lesquelles repose le discours social. Les centaines de personnages qui y sont repr&eacute;sent&eacute;s sont autant de tentatives de lever le voile sur les repr&eacute;sentations erron&eacute;es, id&eacute;alis&eacute;es que l&rsquo;Homme se fait de lui-m&ecirc;me. R&eacute;gis Jauffret y signe un livre qui d&eacute;range, un livre important parce qu&rsquo;il est irrecevable. Les <em>Microfictions </em>ne pensent pas, elles frappent&nbsp;: &laquo; Les m&eacute;ditateurs, la litt&eacute;rature leur tire douze balles dans le dos. [&hellip;] Le roman est une guerre men&eacute;e par des g&eacute;n&eacute;raux qui n&rsquo;ont ni tactique ni strat&eacute;gie. Le roman est barbare. &raquo; (p. 509)</p> <p class="Textedenotedebasdepage"><a name="_ftn1" title="" href="#_ftnref1"><strong>1</strong></a>R&eacute;gis Jauffret, <em>Microfictions</em>, Paris, &Eacute;ditions Gallimard, 2007, p. 948.</p> <p class="Textedenotedebasdepage"><a name="_ftn2" title="" href="#_ftnref2"><strong>2</strong></a>En quatri&egrave;me de couverture de l&rsquo;&eacute;dition mentionn&eacute;e ci-haut, c&rsquo;est ainsi qu&rsquo;est qualifi&eacute; le livre de Jauffret.</p> <p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn3" title="" href="#_ftnref3"><strong>3</strong></a>Georges Perec, <em>Tentative d&rsquo;&eacute;puisement d&rsquo;un lieu parisien</em>, Paris, Christian Bourgois &eacute;diteur, 1975, 59 p.</p> <p class="Textedenotedebasdepage"><a name="_ftn4" title="" href="#_ftnref4"><strong>4</strong></a> Suzanne Jacob, <em>La bulle d&rsquo;encre</em>, Qu&eacute;bec, Presses de l&rsquo;Universit&eacute; de Montr&eacute;al (Prix de la revue &eacute;tudes fran&ccedil;aises), 1997, p. 35.</p> <p align="justify"><a name="_ftn5" title="" href="#_ftnref5"><strong>5</strong></a> &laquo;&Agrave; l&rsquo;agit&eacute; du bocal&raquo; est un court pamphlet que C&eacute;line a r&eacute;dig&eacute; en r&eacute;ponse au texte de Jean-Paul Sartre, &laquo;Portrait d&rsquo;un antis&eacute;mite&raquo;, dans lequel ce dernier d&eacute;fendait l&rsquo;id&eacute;e que &laquo;[s]i C&eacute;line a pu soutenir les theses socialistes des Nazis, c&rsquo;est qu&rsquo;il &eacute;tait pay&eacute;&raquo;. C&eacute;line &eacute;crit, pour se d&eacute;fendre des lourdes accusations qui p&egrave;sent sur lui : &laquo;Dans mon cul o&ugrave; il se trouve, on ne peut pas demander &agrave; J.-B. S. d&rsquo;y voir bien clair, ni de s&rsquo;exprimer nettement, J.-B. S. a semble-t-il cependant pr&eacute;vu le cas de la solitude et de l&rsquo;obscurit&eacute; de mon anus... J.-B. S. parle &eacute;videmment de lui-m&ecirc;me lorsqu&rsquo;il &eacute;crit page 451 : &ldquo;Cet homme redoute toute esp&egrave;ce de solitude, celle du g&eacute;nie comme celle de l&rsquo;assassin.&rdquo;&raquo;. Il est important de remarquer ici que le rapport que Jauffret entretient &agrave; l&rsquo;Histoire est tout autre que celui de C&eacute;line. Comme rien ne vient justifier les attaques &agrave; l&rsquo;endroit de Sartre dans le texte, il est possible d&rsquo;interpr&eacute;ter celles-ci comme participant &agrave; l&rsquo;illustration de la nature odieuse de l&rsquo;homme, l&rsquo;&eacute;crivain n&rsquo;&eacute;chappant pas &agrave; cette condition. La position de Jauffret est complexe et la multiplication des points de vue dans les Microfictions rend l&rsquo;interpr&eacute;tation difficile. (Pour lire le pamphlet de C&eacute;line, consulter&nbsp;: Louis-Ferdinand C&eacute;line, <em>&Agrave; l&rsquo;agit&eacute; du bocal,</em> Paris, &Eacute;ditions de L&rsquo;Herne (coll. Carnets), 2006, 85 p.)</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/ecrire-avec-un-marteau#comments CÉLINE, Louis-Ferdinand Éclatement textuel Esthétique Fabulation Fiction Filiation France Identité Intertextualité JACOB, Suzanne JAUFFRET, Régis Métafiction PEREC, Georges Poétique du recueil SARTRE, Jean-Paul Nouvelles Thu, 08 Jan 2009 15:07:00 +0000 Simon Brousseau 51 at http://salondouble.contemporain.info