Salon double - Espace http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/285/0 fr Un mythe canadien? http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-mythe-canadien <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/ferland-pierre-paul">Ferland, Pierre-Paul</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/du-bon-usage-des-etoiles">Du bon usage des étoiles </a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;">La maison d’édition de Québec Alto se distingue notamment grâce à la publication de traductions d’œuvres canadiennes anglaises. Dominique Fortier, auteure de trois romans et traductrice de six titres canadiens pour la jeune maison d’édition, se trouve au cœur de ce dialogue entrepris entre les deux cultures du Canada. Son premier roman, <em>Du bon usage des étoiles</em> (2009), finaliste pour de nombreuses distinctions (Prix littéraire du Gouverneur Général, Prix des libraires du Québec, Grand prix littéraire Archambault, Prix Senghor du premier roman) et bientôt adapté au cinéma par Jean-Marc Vallée, nous montre un autre versant des échanges culturels qui se développent entre les cultures québécoise et canadienne: celui de l’imaginaire.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><em>Du bon usage des étoiles</em> relate le périple historique des navires <em>Erebus</em> et <em>Terror</em> dans l’océan Arctique à partir de l’été 1845 selon les perspectives parallèles des marins se dirigeant vers leur mort et de leurs flammes demeurées en Angleterre, liant la trame épique à une intrigue amoureuse. L’expédition, commandée par l’explorateur de renom Sir John Franklin et son second Francis Crozier, reste prisonnière des glaces. Les quelque 130 membres de l’équipage périssent dans des conditions terribles. Cette exploration avortée du «passage du Nord-Ouest», pratiquement inconnue au Québec, constitue un sujet de fascination ailleurs au Canada, où la chanson folklorique «Northwest Passage» de Stan Rogers a contribué à immortaliser l’équipée dans l’imaginaire collectif. Des auteurs de renom tels que Margaret Atwood, avec la nouvelle «Age of Lead» parue dans <em>Wilderness Tips</em> (1991), Mordecai Richler, avec <em>Solomon Gursky was Here</em> (1989), ou plus récemment Elizabeth Hay, avec <em>Late Nights on Air </em>(2007) se sont inspiré de l’épopée britannique. Atwood, dans <em>Strange Things: the Malevolent North in Canadian Literature </em>(1995), l’associe même à une sorte de mythe fondateur destiné à entrer dans le folklore afin d’être ressassé par chaque génération. En ce sens, le choix de Fortier d’«importer» au Québec un tel récit pourrait s’apparenter à un transfert culturel continental <strong><a href="#1">[1]</a><a id="1a" name="1a"></a></strong>. Il s’agirait, dans ces circonstances, non pas seulement d’habiter, par les artifices de la fiction, un événement marquant de l’Histoire impériale britannique et du Canada, mais surtout de s’approprier un mythe fondateur d’une collectivité américaine et de l’enrichir d’une nouvelle sensibilité.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;"><strong>Mythe américain</strong></span><br />À première vue, cette épopée s’inscrit pleinement dans ce qu’il est convenu de nommer le «mythe américain». Jean Morency (1994) indique que &nbsp;</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />le mythe américain raconterait bientôt comment les hommes, aux temps héroïques de l’exploration du continent, c’est-à-dire aux temps primordiaux –[…]– se sont arrachés à un monde caractérisé par la stabilité, ou imaginé en tant que tel, pour s’enfoncer dans l’espace américain, à la recherche d’un éden [sic] ou d’une utopie, pour s’y retrouver face à face avec&nbsp; l’Indien, et en revenir finalement transformés (12).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />L’organisation narrative du mythe «qui met en place des réseaux d’oppositions traduisant une hésitation de nature ontologique et débouchant sur l’expression d’une nouvelle réalité» (Morency, 2007: 354) s’inspire directement du «parcours initiatique» qu’ont décrit notamment les anthropologues Claude Lévi-Strauss et Mircea Eliade. Parmi les oppositions les plus emblématiques de ce schéma mythique qui définirait l’américanité, notons par exemple le Nomade contre le Sédentaire, l’Indien contre le Blanc, la Liberté contre l’Ordre, la Civilisation contre la Sauvagerie, etc. Les personnages de <em>Du bon usage des étoiles</em> semblent d’ailleurs pleinement imprégnés de cet imaginaire lorsqu’ils veulent motiver leur entreprise. Ainsi, Franklin part «à la conquête du <em>mythique</em> passage du Nord-Ouest, toujours pour la plus grande gloire de l’empire» (13, je souligne). On raconte même qu’il s’agirait de «la découverte du siècle, qui n’a peut-être d’égale dans l’histoire que la découverte de l’Amérique» (143). Crozier, dans son journal, traite quant à lui avec un vocabulaire biblique de son exaltation de «baptiser le territoire» de ce «nouvel Éden»: «Avant nous, le paysage grandiose fait de glace et de ciel n’existait pas; nous le tirions du néant où il ne retournera jamais, car désormais il a un nom. […] Il a rejoint le domaine toujours grandissant de ce qui est nôtre sur cette Terre» (43).</p> <p style="text-align: justify;"><br />Lorsque l’équipage rencontre une famille d’Esquimaux, la narration insiste également sur la dimension mythique de ce «premier contact»: «On jurerait qu’ils ont découvert quelque créature mythique, une baleine blanche, une licorne qu’ils ne connaissaient que par les livres, et que cette rencontre les fait, eux, entrer dans la légende» (119). Le clin d’œil (tout à fait anachronique) à <em>Moby Dick</em>, le chef-d’œuvre de Melville paru en 1851 que Morency considère comme emblématique de l’américanité, rattache clairement <em>Du bon usage des étoiles</em> à cette matière mythologique. Attrait de la nouveauté, contact bouleversant avec l’Indien (qui engage moult débats au sein de l’équipage entre les partisans du «mythe du Bon Sauvage» et ceux du «primitif» proche de la bête), quête de domestication de la Nature par la Main civilisatrice: à première vue, la perspective que Fortier donne à l’expédition de Franklin se rattache à l’appréhension euphorique du mythe.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;"><strong>Revoir les stéréotypes de l’américanité</strong></span><br />Pourtant, malgré l’impression d’une mission divine, le recours à la forme narrative du journal de bord permet à Fortier de dévoiler les motivations toutes personnelles du second capitaine, Crozier, qui ne satisfont pas nécessairement au portrait du «héros civilisateur» à qui on pourrait l’associer. Indiquant qu’il quitte à regret la jeune Sophia qui refuse ses avances, il écrit: «Je ne pars plus vers quelque chose comme je l’ai fait tant de fois, le cœur battant, l’esprit enflammé à la pensée de découvrir une partie de notre monde que personne n’avait aperçue, je quitte quelque chose […]» (35). Au «voyageur dionysiaque» ou au héros civilisateur généralement associés au mythe américain se substitue donc un amant rejeté et nostalgique de celle qui serait «&nbsp;[s]a femme, [s]a maison et [s]on pays» (35).</p> <p style="text-align: justify;"><br />L’enlisement des navires dans les glaciers permet d’ailleurs de présenter la dimension tragique de l’épopée continentale, ce triomphe de la Nature contre la Conquête des Hommes qui s’assimile désormais à un quelconque crime d’<em>hubris</em>: «Venus en découvreurs arpenter une terre inconnue et sillonner des eaux légendaires, les hommes voient leur royaume réduit aux dimensions de deux navires de bois dont ils connaissent […] chaque centimètre carré» (254). Véritable voyage immobile, l’expédition s’avère un échec complet tant aux yeux de l’histoire collective que de celle, personnelle, de Crozier.</p> <p style="text-align: justify;"><br />D’ailleurs, <em>Du bon usage des étoiles</em> traite presque autant des voyageurs perdus dans l’Arctique que de l’épouse de Sir Franklin, lady Jane, demeurée en Angleterre. Si la tradition de l’américanité relègue souvent les femmes au rôle de «gardiennes du foyer», «victimes de ces départs», «avocates de la sédentarité» ou de «vestales chargées de garder le feu sacré» (Lemire, 2003: 108), lady Jane, qui prend sa nièce Sophia sous son aile, se présente volontiers comme une scientifique, une femme de culture qui, sous le couvert de ses activités d’aquarelliste, se permet de redessiner les cartes du Nouveau Monde. Celle qui épouse Franklin en raison de ses mœurs domestiques libérales recommande d’ailleurs à Sophia de tout simplement ne pas se marier (312). Ces éléments correspondent à une véritable mise à mal du voyageur, une sorte d’immense bémol sur l’aventure américaine où on réintègre désormais une sensibilité féminine.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;"><strong>Une occasion ratée&nbsp;?</strong></span><br />Cependant, il m’est d’avis que la problématisation du mythe américain que propose Dominique Fortier demeure insuffisante parce qu’<em>elle se prend encore au sérieux</em>. Certes, Fortier, en épilogue, prend bien soin d’avertir que son texte ne constitue qu’une fiction dérivée de faits historiques. <em>Du bon usage des étoiles</em> est donc, fondamentalement, une fabulation, une réinvention libre de l’Histoire. L’occasion ratée de Fortier, selon moi, est précisément de ne pas avoir <em>joué</em> suffisamment avec elle. Pourtant, on connait de nos jours l’objectivité vacillante de l’Histoire, son asservissement au <em>récit</em>, le récit d’un sujet avec son propre biais, ses propres intentions pragmatiques. Si un «roman historique traditionnel» entend être jugé entre autres pour la part qu’il donne à son exactitude factuelle, un roman historique «postmoderne» s’affaire plutôt à scander avec des artifices ludiques la <em>fragilité</em>, voire l’<em>obsolescence</em> de ce savoir soi-disant objectif sur lequel les nations fondent leur unité grâce à divers mythes fondateurs. Or <em>Du bon usage des étoiles</em>, s’il ne prétend qu’à la fabulation en revendiquant ses libertés prises face à l’Histoire, ne va pas assez loin dans son travail de déconstruction. À mon avis, il manque à <em>Du bon usage des étoiles</em> un narrateur servant de médiateur entre l’Histoire et le roman. Ce personnage d’archiviste-ethnologue parcourant divers documents aurait d’ailleurs pu mieux justifier l’insertion dans le roman de textes hétéroclites&nbsp; tels un cantique biblique (21), un texte dramaturgique (91), un manuel d’instructions navales (39), un recueil de vers (116) ou un poème en prose (187-188), un traité de sciences appliquées (135-139), un l’herbier (223), une chanson (233), un menu et une recette (267 et 276) ou une partition musicale (304). Cette nature composite du texte, aussi intéressante puisse-t-elle sembler, m’apparaît plutôt comme une sorte de rendez-vous manqué avec le «grand roman américain» <strong><a href="#2">[2]</a><a id="2a" name="2a"></a></strong>. Tout au long du roman, le collage de textes scientifiques m’a semblé digressif, accessoire&nbsp;à une intrigue déjà ténue. En présence d’un narrateur-archiviste aux prises avec une documentation lacunaire afin de circonscrire le mythe historique, ces insertions auraient pu avoir du sens, car elles auraient pu être liées au cheminement ontologique de ce narrateur. Car c’est bien ce qui manque à <em>Du bon usage des étoiles</em>: pourquoi revit-on cette Histoire dont nous connaissons déjà la fin? Pourquoi devons-nous lire ces pages sur le magnétisme, cette recette de pouding qui nuisent à l’avancée de l’intrigue? Pourquoi ce délire encyclopédique s’il ne provient pas du plaisir de fabuler d’un sujet mégalomane désireux de défigurer un mythe national? <em>Du bon usage des étoiles</em>, il me semble, ne cultive pas une intrigue assez soutenue pour constituer un véritable roman historique «traditionnel» où on s’identifie aux émotions des personnages –les amours de Sophia sont traitées de manière très secondaire− mais ne questionne pas assez la conception de l’Histoire pour être un <em>jeu</em> tout postmoderne avec celle-ci. Pire, on voit, dans la scène du «premier contact» des Blancs avec les Esquimaux narrée à la fois par un narrateur hétérodiégétique, par Crozier dans son journal et par Franklin dans le sien (où il ne manque pas de s’interroger sur l’efficacité de sa plume et les modifications que son épouse apportera au récit pour l’embellir), que Fortier flirte avec cette envie de dévoiler la faillibilité du récit officiel, de carnavaliser un mythe national. L’ajout d’un narrateur-archiviste en tant que témoin mais aussi <em>créateur</em> d’une histoire à la fois personnelle et continentale aurait pu rendre mon expérience de lecture véritablement jouissive.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span><br /><br />MORENCY, Jean (1994), <em>Le mythe américain dans les fictions d’Amérique. De Washington Irving à Jacques Poulin</em>, Québec, Nuit Blanche éditeur.<br /><br />MORENCY, Jean (2007), «Les tribulations d’un mythe littéraire américain : l’odyssée continentale d’Évangéline, poème de Longfellow», dans BOUCHARD, Gérard et ANDRÈS, Bernard [dir.], <em>Mythes et sociétés des Amériques</em>, Montréal, Québec/Amérique (Essais et documents), p. 349-367.</p> <p style="text-align: justify;">NAREAU, Michel (2008), <em>Transferts culturels et sportifs continentaux. Fonctions du baseball dans les littératures des Amériques</em>, thèse de doctorat en études littéraires, Montréal, Université du Québec à Montréal.<br /><br />NAREAU, Michel (2007), «Les taches solaires de Jean-François Chassay», dans Gilles Dupuis, Klaus-Dierter Ertler [dir.], <em>À la carte Le roman québécois (2000-2005)</em>, Frankfurt am Main, Peter Lang, 2007, p. 87-106.</p> <hr /> <p style="text-align: justify;"><a href="#1a"><strong>[1]</strong></a><a id="1" name="1"></a> Dans sa thèse de doctorat, Michel Nareau donne cette définition des transferts culturels continentaux: «Les chercheurs des transferts culturels se sont surtout attardés à l’analyse de la sélection des objets transférés, puis à celle des méthodes employées pour assurer la médiation des éléments choisis (traduction, amalgame, métissage, discours de la différence, appropriation discursive) et enfin à la réception de l’échange (interdiscursivité, utilisation de l’objet, déplacement de sens, modification de l’usage, etc.). Ces trois éléments (sélection, médiation et réception) permettent une juste compréhension des enjeux identitaires et culturels (perception de l’Autre, émergence d'une identité renouvelée, résolution de contradictions, acceptation d'une interculturalité constitutive) des transferts culturels.» (Nareau, 2008 : 54)</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#2a"><strong>[2]</strong></a><a id="2" name="2"></a> Michel Nareau (2007) définit le «grand roman américain» à partir de trois caractéristiques: l’usage du principe de témoignage pour rendre compte de l’expérience originale des Amériques, corollaire de la recherche d’une forme originale, puis la nécessité de se distinguer de l’Europe par des pratiques singulières et enfin, le renversement de ce modèle européen. À cela, il faut ajouter une expérimentation concrète de l’espace continental et une perspective singulière à propos du temps historique (91).</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-mythe-canadien#comments Amérique ATWOOD, Margaret Autochtone Autorité narrative Canada Déplacements Dialogues culturels Espace Espace culturel FORTIER, Dominique Histoire Imaginaire Littératures nationales NAREAU, Michel Quête Récit de voyage Roman Sat, 14 Sep 2013 14:09:24 +0000 Laurence Côté-Fournier 792 at http://salondouble.contemporain.info La France: territoires morcelés http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-france-territoires-morceles <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/levesque-simon">Levesque, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/les-lisieres">Les lisières</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;"><em>Les&nbsp;Lisières</em> est paru fin août 2012 chez Flammarion. Son auteur, Olivier Adam, souvent qualifié d’«auteur social» par la critique parisienne,&nbsp;propose une œuvre ambitieuse, qui se donne pour tâche de faire le pont entre les conflits personnels de son narrateur et ceux qui animent la France dite «normale»: classe moyenne, banlieue, idéologies du quotidien.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Qu’est-ce qu’une lisière? Si l’on se reporte au dictionnaire, lisière signifie: «Bordure, partie extrême d'un terrain, d'une région, d'un élément du paysage; limite, frontière.<strong><a href="#1aa">[1]</a><a id="1a" name="1a"></a></strong>» C’est donc dire qu’il s’agit d’une zone périphérique d’un lieu géographique donné. Le titre est évocateur, puisque le narrateur, Paul Steiner, s’attardera justement à dresser une topographie des rapports du centre à la périphérie, cherchant à témoigner d’une inversion logique observée dans la France contemporaine: «Je ne pouvais m’empêcher de penser qu’en dépit des mots les choses s’étaient inversées: le centre était devenu la périphérie. La périphérie était devenue le centre du pays, le cœur de la société, son lieu commun, sa réalité moyenne» (Adam, 2012: 38), écrit-il. Lui-même installé en marge du centre, plus loin encore; aux confins de la France, dans le Finistère breton, il tracera à distance un portrait de Paris en creux, faisant de la capitale le centre d’une galaxie, un trou noir qui aspire infiniment son pourtour, où l’idéologie dominante est précisément celle d’une domination sur l’ensemble, un ascendant conscient sur la périphérie jugée inférieure.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Le no man’s land de l’auteur</strong></span><br />Le narrateur, alter ego de l’auteur lui-même issu de la banlieue classe moyenne, tâchera de témoigner de ses origines – qu’il retrouve après quinze d’exil à Paris puis en Bretagne – en renouant malgré lui avec ses anciens amis d’adolescence alors qu’il doit passer quelque temps auprès de ses parents qui s’apprêtent à déménager puisque la mère est en perte d’autonomie. «Là où j’ai vécu, la lutte des classes, c’était un jardin, un boulot, une voiture et des vacances une fois par an, même au camping. De fait, j’avais grandi en pensant dur comme fer appartenir à la classe moyenne, peut-être même aux premiers échelons de la bourgeoisie. Un peu plus tard en débarquant à la fac j’avais compris que la notion de classe moyenne était une notion variable. Tout dépendant du point de vue.» (65-66) Devenu adulte, de Paris, il aura lui-même porté un regard condescendant sur ses origines, transfigurées dans leur appréhension économico-culturelle, reléguant désormais son milieu d’enfance «au sein des classes populaires, prolétaires, à deux doigts des pauvres, des marginaux» (66). Rapidement, il n’a plus pu supporter ce regard désobligeant que le centre le forçait à porter sur la périphérie et a quitté pour la Bretagne, à l’extrême ouest, en lisière. De là, il écrit une quinzaine de romans qui lui consacrent un petit capital symbolique dans le monde littéraire. Mais ce monde le juge néanmoins marginal du fait de son exclusion volontaire:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Critiques ne manquant jamais de louer en moi l’auteur «social» que j’étais à leurs yeux, pas un auteur tout court mais un auteur «social», comme si, à l’heure où la plupart des romans prétendant parler de la société française portaient sur les traders, les patrons, les cadres supérieurs, les gens de télé, les mannequins, la jet-set, les pubeux, les artistes surcotés – comme si vraiment la France n’était composée que de ça –, écrire sur les classes moyenne et populaire, la province, les zones périurbaines, les lieux communs, le combat ordinaire que menait le plus grand nombre était paradoxalement devenu une particularité, un sous-genre. (406-407)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Cependant qu’on ne l’inclut pas du côté du centre, on ne le rejette pas moins en périphérie, dans les banlieues. Un ancien ami retrouvé – vie banale, petits boulots, petite famille – lui dira: «Tu peux pas savoir.»</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Cette phrase me tournait en boucle dans la tête. Cette phrase on me la ressortait tout le temps: je ne pouvais pas savoir ce que c’était de vivre ici, alors que j’y avais vécu, mais je ne pouvais quand même pas, ça avait changé, ça non plus je ne pouvais pas savoir à quel point, je ne pouvais pas savoir ce que c’était de venir d’ici, alors que j’en venais, je ne pouvais pas savoir ce que c’était de travailler, de manquer d’argent, alors que je venais d’une famille de travailleurs où l’argent avait toujours manqué, alors que j’avais moi-même travaillé et manqué d’argent, je ne pouvais pas savoir ce que c’était que d’être au chômage, de vivre dans des apparts minuscules avec deux ou trois enfants, de voir ses gamins se faire racketter par les caïds du quartier, de vivre au milieu des Arabes et des Noirs, non je ne pouvais rien savoir, et pourtant j’écrivais des livres où je parlais de tout ça, de ces gens-là, de ces lieux-là, de ces problèmes-là, je prétendais savoir mais je ne pouvais pas. (366)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Rétrospectivement, le narrateur dira qu’il a perdu contact avec la banlieue le jour où ses amis l’ont exclu du fait de son intellectualisme, de son intérêt pour la culture. Son autodétermination, son désir d’ascension sociale auraient mené son entourage à le rejeter et, plus avant, à considérer illégitime sa posture d’auteur. Un ancien ami – banlieusard, travailleur, pauvre bougre – se permet de le remettre à sa place:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />…quand on tape ton nom dans Google on voit bien que dans ton milieu on te connaît un peu, mais dès qu’on en sort tu sais, dès qu’on retourne dans la vraie vie chez les vrais gens ton nom ne dit rien à personne. De toute façon les écrivains personne ne les connaît, à part l’autre avec ses chapeaux et celui qui ressemble à une vieille tortue malade, tout le monde s’en tape. […] Souvent je tape ton nom sur l’ordi et je lis tes interviews, tous ces trucs que tu racontes sur l’endroit d’où tu viens, ton côté écrivain social en prise avec la réalité du monde, ça me fait un peu marrer, vraiment ça me fait marrer. […] la douleur je ne me contente pas de la décrire, moi, je me la prends. Et j’essaie de me soulager comme je peux. (178-179)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Se trouvant socialement exclu de toute part, il l’est également à un niveau personnel: le roman s’ouvre alors que sa femme le laisse et qu’il se trouve confiné au rôle de père célibataire en peine d’amour qui ne peut plus voir ses enfants que les week-ends. Il l’a toujours été, exclu, lui qui s’intéressait aux arts, aux lettres, en grandissant dans une famille prolétaire; il a toujours entendu son père lui répéter&nbsp;que «tout le monde n’a pas envie de se prendre la tête tout le temps comme toi. On a besoin de se détendre aussi un peu, merde» (70). Et sa mère, dont il dira d’elle que ça l’avait toujours étonné «cette faculté de ne s’intéresser jamais vraiment à rien. La politique lui faisait hausser les épaules. Le cinéma, sauf à de rares exceptions, la faisait bâiller d’ennui. Le sport n’avait vraiment aucun intérêt pour elle» (63). Et son frère, banlieusard cossu, vétérinaire ringard qui soigne les animaux de compagnie des banlieusards cossus, qui votent à droite, pour l’UMP, sans trop savoir. Remarquons tout de même que le narrateur ne se trouve pas beaucoup plus d’affinités avec la gauche, du moins pas celle des bobos&nbsp;parisiens, qu’il décrit comme suit:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Farouchement de gauche, ils considéraient pourtant unanimement, parfois sans oser le dire, qu’au-delà du périphérique ne régnaient que chaos, barbarie, inculture crasse et médiocrité moyenne et pavillonnaire. Quant à la province, qu’ils ne fréquentaient que pour les vacances […] elle rimait nécessairement avec enfermement, sclérose, conformisme, plouquitude, conservatisme bourgeois, pesanteur, travail, famille et patrie. (407)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Ce portrait antagoniste dressé – centre <em>vs</em> périphérie, droite <em>vs</em> gauche, riches parisiens ou riches banlieusards vs pauvres travailleurs ou chômeurs ou Noirs ou Arabes – il conclura en statuant sur son propre cas:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Je suis un être périphérique. Et j’ai le sentiment que tout vient de là. Les bordures m’ont fondé. Je ne peux jamais appartenir à quoi que ce soit. Et au monde pas plus qu’à autre chose. Je suis sur la tranche. Présent, absent. À l’intérieur, à l’extérieur. Je ne peux jamais gagner le centre. J’ignore même où il se trouve et s’il existe vraiment. La périphérie m’a fondé. Mais je ne m’y sens plus chez moi. Je ne me sens aucune appartenance nulle part. Pareil pour ma famille. Je ne me sens plus y appartenir mais elle m’a définie. C’est un drôle de sentiment. Comme une malédiction. On a beau tenter de s’en délivrer, couper les ponts, ça vous poursuit. Je me suis rendu compte de ça le mois dernier. Mon enfance, les territoires où elle a eu lieu, la famille où j’ai grandi m’ont défini une fois pour toutes et pourtant j’ai le sentiment de ne pas leur appartenir, de ne pas leur être attaché. Les gens, les lieux. Du coup c’est comme si je me retrouvais suspendu dans le vide, condamné aux limbes. (338)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Une posture qui, pour ce qu’il nous en explique, est à demi choisie et à demi subie, et qui, pour cette raison même, s’apparente au concept que Homi Bhabha, dans un autre contexte, appelle l’<em>espace interstitiel</em>. Bhabha explique que «poser les questions de solidarité et de communauté du point de vue interstitiel permet une montée en puissance politique et l’élargissement de la cause multiculturelle» (Bhabha, 2007: 32), car c’est précisément à l’intérieur de cet espace interstitiel que «se négocient les expériences intersubjectives et collectives d’appartenance à la nation, d’intérêt commun ou de valeur culturelle» (Bhabha, 2007: 30). Or, Paul Steiner, le narrateur des Lisières, ne saura pour sa part saisir cette opportunité qu’à moitié. Se portant à l’écart pour écrire ce qu’il appelle ses romans sociaux – ramassis plus braillards et pathétiques que résistants – sa posture se révèlera moins interstitielle que fuyante, car le roman se termine sur son départ pour le Japon, «désormais mon seul refuge, écrit-il, la seule destination possible» (453). Et il se justifiera en invoquant, je cite:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Que j’avais besoin de mettre le plus de distance entre la France et moi, que je fuyais la Maladie [ça c’est sa nature mélancolique suicidaire], que je fuyais mes racines, mon enfance, Guillaume [ça c’est le jumeau mort-né qu’il s’est découvert juste avant la mort de sa mère], la banlieue, que je tentais de me retrouver, de me réconcilier, de retrouver ma juste place, au bord extrême du monde, de sa périphérie, dans un pays auquel je n’appartenais qu’à la marge, aux lisières… (453-454)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />La volonté et la portée sociale du projet d’écriture se trouvent ainsi ravalées par une posture énonciative individualiste, une focalisation subjective dont l’investigation paraît servir davantage un penchant pour l’épanchement personnel qu’un désir véritable de donner la parole à ceux que le narrateur considère pourtant constituer la «vraie» France, le cœur du pays: les opprimés, les laissés pour compte, les classes moyenne et prolétaire des banlieues et des régions.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Une subjectivité topologique</strong></span><br />Quel est l’intérêt de faire un livre dont la finalité se veut sociale sur un mode hyperindividualisant, à la première personne sur le mode de l’autofiction? Suivant les principes méthodologiques établis par Bertrand Westphal dans <em>La Géocritique</em>, il faut concevoir que</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />L’espace gravite autour du corps, de même que le corps se situe dans l’espace. Le corps donne à l’environnement une consistance spatio-temporelle; il confère surtout une mesure au monde et tente de lui imprimer un rythme, le sien, qui scande ensuite le travail de la représentation. (Westphal, 2007: 109)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />S’inspirant de la proxémique de Edward T. Hall <a href="#2"><strong>[2]</strong></a><a id="2a" name="2a"></a>, Westphal propose d’analyser l’œuvre littéraire par une approche topologique à partir des focalisations énonciatives à l’œuvre dans le texte, de manière à procéder à l’étude des relations spatiales à partir desquelles «la réalité quotidienne s’organise en monde environnant» (Jauss, 1990: 320). Si l’espace ne peut s’énoncer que d’un point de vue subjectif, notre époque présente pourtant un paradoxe en ce qu’elle tâche de l’appréhender dans sa totalité, tente de l’embrasser d’un regard, d’une manière <em>pantopique</em>, pourrait-on dire. Si la globalisation – mouvance et idéologie&nbsp;–, dans son désir de s’affranchir de toute frontière, de créer un monde de la <em>transmouvance illimitée</em>, postule l’homogénéité de l’espace, il est important de ne pas s’aveugler non plus face aux contradictions internes qui sont les siennes et les paradoxes qu’elle génère, puisque cette même pensée, ce même phénomène porte également en lui, si l’on en croit le philosophe Michel Serres, le déni profond de la nature foncièrement hétérogène de l’espace, laquelle «nature» paraît justifier l’institution des frontières <strong><a href="#3">[3]</a><a id="3a" name="3a"></a></strong>. Cette pensée holistique de l’espace, cette volonté d’homogénéité territoriale procèdent de l’idéologie nationaliste, dont on hérite aujourd’hui de plus que de simples résidus. Or,</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />qu’est-ce qu’une «patrie», demande Westphal, sinon le territoire non déterritorialisé des «pères», une entité identitaire confuse équivalant à la cristallisation d’une tradition collective imaginaire qui, colportée au fil des générations, a paradoxalement cessé d’évoluer dans le temps pour se superposer aux limites d’un espace donné (le «territoire»)? (Westphal, 2007: 211)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">En 1934 déjà, le phénoménologue allemand Eugen Fink écrivait:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />La formation du monde n’est pas un procès objectivement saisissable, concevable dans des catégories objectivistes, semblable à l’acte créateur de l’«esprit du monde» auquel l’homme participerait. La formation du monde n’est accessible que par <em>la plus subjective</em> de toutes les attitudes subjectives possibles, ce qui n’exclut nullement que l’assertion prédicative des connaissances acquises dans cette attitude hypersubjectiviste puisse obtenir une validité (Gültigkeit) intersubjective de <em>la plus rigoureuse</em> dignité. (Fink, 1975: 195)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />En effet, le point de vue subjectif n’est pas suffisant, mais doit, pour s’objectiver, être confronté à d’autres points de vues subjectifs afin de «matérialiser l’extrême variabilité des discours sur le monde, en marge de tout ce qui tend vers le singulier: la <em>doxa</em> idéologique collective, qui ramène le tout (<em>tous</em>) au même et la parole “exemplaire” émanant d’une subjectivité privilégiée» (Westphal, 2007: 212). Ce n’est que par l’analyse multifocale qu’on peut espérer rendre une image du monde fiable, ramener nos représentations des espaces à l’échelle de l’objectivité. Et c’est à ce rôle, justement, que le roman, fort de ses capacités polyphoniques, s’emploie.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Bien entendu, la littérature n’est pas au service des autres sciences humaines et sociales, mais elle peut servir, dira Westphal. Les écrivains en sont les premiers conscients et Olivier Adam ne fait pas exception à la règle. C’est à ce titre qu’il s’attarde à dépeindre les tensions sociales qui ont cours dans la France contemporaine, toujours en crise identitaire. Car à la notion de classes se mélange celle d’identité. Dans une France raciste où tout ce qui va mal arrive toujours à cause des «étrangers», il y a toute une frange du discours qui peut être relayé <em>via</em> le roman de manière à le rendre à son contexte, pour mieux le combattre. Dans le contexte de la banlieue, Adam écrit:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />À l’arrêt de bus, qui se dressait dérisoire au pied des longues barres d’immeubles dont les murs partaient en lambeaux, s’effritaient, cloquaient, se couvraient de graffs et d’inscriptions diverses, se massaient une vingtaine de personnes, en majorité noire ou d’origine maghrébine. Certains hommes portaient des djellabas, certaines femmes un foulard, et la plupart des adolescents une tenue empruntée aux stars du hip-hop.<br />— On est plus chez nous, a maugréé mon père en secouant la tête. (121)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Et encore, sur la Bretagne:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />J’avais débarqué en Bretagne étonné de découvrir une terre où tout le monde était blanc, où il restait encore des gens pour se définir comme «catholiques», où beaucoup se revendiquaient d’ici depuis des générations et paraissaient en tirer une fierté que je trouvais, selon les jours, suspecte ou carrément imbécile. Où certains parlaient sans rire d’identité régionale, de traditions locales, de coutumes, de particularismes, de racines. Un truc surgi du passé en somme, une France […] attardée et refermée sur elle-même. J’avais toujours tenu cette France-là pour une fiction, destinée à des gens comme mon père, nostalgiques de leurs vingt ans… Je parlais à des gens qui s’effrayaient dès qu’on prononçait le mot de Paris, qui s’inquiétaient de la présence d’immigrés dont ils n’avaient jamais vu la couleur mais qu’ils percevaient tout de même comme une menace ou un problème, ou tout du moins comme une réalité pour eux si inconnue qu’elle les rendait frileux&nbsp;[…] ils étaient des millions et votaient, les programmes télé étaient en bonne partie conçus pour eux, une large part des mesures que prenait le gouvernement aussi, sans parler des débats qu’on tentait à toute force d’imposer au pays, identité nationale, immigration et insécurité, islam, laïcité, et j’en passe. (124)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Relevant les actualités, chose non anodine, aux côtés de la catastrophe nucléaire de Fukushima, contemporaine à l’époque de la diégèse, le narrateur s’inquiète de la montée du Front National, le parti d’extrême droite raciste pour qui son père s’apprête à voter:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Au Japon la terre venait de trembler. Une vague immense avait englouti des villes entières. On craignait qu’une centrale nucléaire n’ait été touchée. En France, les derniers sondages pour les cantonales créditaient la Blonde [Marine Le Pen, Front National] des scores que n’avait jamais atteint son père. Je me suis réveillé en sursautant, comme on tente d’échapper à un cauchemar. J’ai monté le son et tout était vrai. (44)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Dans la xénophobie ordinaire, sous la présidence Sarkozy, la «vraie» France réactionnaire fonde en 2007 le Ministère de l’identité nationale <a id="4a" name="4a"></a><a href="#4"><strong>[4]</strong></a>. Westphal explique&nbsp;que</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />La conception monolithique de l’espace et de ses habitants est le terreau fertile du stéréotype, dont toutes les définitions s’accordent à dire qu’il est un schème collectif figé. Lorsque l’espace est ramené au «territoire», qui incarne la spatialisation d’un ensemble politico-institutionnel tenu pour homogène, ou à la «nation», qui est une historicisation de cet ensemble, il est fatalement régi par la stéréotypie. Le territoire-nation semble obéir à une logique d’appartenance légitimant paradoxalement l’exclusion. (Westphal, 2007: 234)</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Plutôt que de stéréotypie, Westphal préfèrera parler, dans ce cas précis, d’ethnotypie, c’est-à-dire «la représentation stéréotypée d’un peuple catégorisé en fonction d’une série de xénotypes, comme la reproduction sérielle d’un parangon coulé une fois pour toutes dans le bronze. » (Westphal, 2007: 234) Le discours officiel du gouvernement UMP français d’alors puisant à fond «dans&nbsp;le passé, des morceaux épars de vérité qu’ils fondent en une image supposée exprimer toute la vérité d’un peuple» (Frank, 2000: 19), la <em>doxa</em> s’impose comme pensée régressive. C’est cette <em>doxa</em> qu’Adam cherche à mettre en évidence, lorsqu’il écrit:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Évidemment il ne s’agissait pas tout à fait de ces discours haineux qu’on prêtait habituellement à cette frange de l’électorat, mais bien plutôt d’une sorte d’évidence, de connivence, qui passait par des regards entendus, des allusions, des amalgames: les immigrés, les allocations familiales, l’aide sociale, la délinquance, les trafics, la drogue, l’insécurité, la violence, le travail volé aux Français, tout cela comme des certitudes, des faits incontestables et incontestés, indiscutables. (345)<br />&nbsp;</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Topographie du morcèlement</strong></span><br />Il y a inadéquation entre l’image cartographique collective d’une France qui se veut homogène sur la base de l’exclusion et le peuplement réel du territoire en situation postcoloniale. Dès ses débuts avec Anaximandre de Milet au VIe siècle avant notre ère, la cartographie avait pour fonction de tracer des cartes d’après «une spéculation sur l’ordre et l’harmonie du monde» (Jacob, 1990, 21). Mais bien entendu, cette activité spéculative n’était pas désintéressée. Comme l’explique l’historien Christian Jacob, «la carte est une projection de l’esprit avant d’être une image de la terre» (Jacob, dans Debray, 2011: 16). Ainsi, la frontière est d’abord une affaire intellectuelle et morale. Pour cette raison même, elle ne peut d’aucune manière échapper à sa sujétion à l’activité critique qui, par principe méthodique, procédera à sa remise en cause.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Je ne parle pas ici uniquement des frontières qui bordent le territoire national français, mais également celles qui le divisent, le morcèlent, en classes sociales, économiques, et qui sont liées à des situations topographiques que décrit Adam, à commencer par la banlieue. Elle est à elle seule l’illustration concentrée d’une tension qui a traversé la modernité, c’est-à-dire la montée de l’individualisme que Benjamin Constant a pressenti dès 1819 et que Tocqueville et plusieurs autres à sa suite ont su approfondir <a href="#5"><strong>[5]</strong></a><a id="5a" name="5a"></a>. Marx, entre autres, lorsqu’il affirme que la société civile bourgeoise est égoïste en raison même du repli de chaque individu sur soi. C’est à partir de ce même principe d’hyperindividualisme que Gilles Lipovetsky, plus récemment, théorisait «la société d’hyperconsommation» et «l’hypercapitalisme culturel» qui s’inscrivent dans cette grande tendance qu’il appelle «l’hypermodernisation du&nbsp; monde» (Lipovetsky, 2004); une tendance que la banlieue, plus que tout autre domaine peut-être, par les principes même qui la régissent – économiques, urbanistiques, sociaux, culturels – réalise. Elle est le lieu de l’indifférence politique <a href="#6"><strong>[6]</strong></a><a id="6a" name="6a"></a>, de l’exclusion sur la base du capital, un lieu de l’enfermement social volontaire. Ce qu’illustre Adam lorsqu’il fait dire à son narrateur: «J’ai quitté la résidence comme on s’échappe de prison. Maintenant j’en étais sûr: ces barrières ne servaient à se protéger de rien, d’aucun voleur, d’aucune agression. Elles étaient juste psychologiques, des symboles destinés à éviter que tout le monde se barre en courant.» (207) Une résidence pavillonnaire comme une autre, dans un étalement urbain qui paraît sans fin:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Au-delà de V., les cités reléguaient des milliers d’habitants aux confins. D’une ville qui n’avait pourtant que très peu de contours, jouxtant d’autres villes qui semblaient elles aussi mangées par leurs abords, réduites à des zones d’approche qui n’en finissaient pas de tendre vers un cœur inexistant. On changeait de code postal par la seule grâce d’un panneau indicateur, vu du ciel tout se fondait en une masse indistincte. (41-42)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Vu du ciel, l’ensemble banlieue peut avoir l’air d’une masse indistincte, mais de l’intérieur, il est finement morcelé. Le narrateur observe que, parmi ses anciens camarades, seuls ceux qui ont grandi dans la banlieue plus cossue n’y habitent plus aujourd’hui: «Pour la plupart, leurs parents étaient des cadres supérieurs, hauts fonctionnaires. Ou ils exerçaient les professions libérales habituelles.» (359) En retrouvant la trace de deux d’entre eux dans l’annuaire des anciens de Sciences Po, il s’étonne: «Bon Dieu, comment était-ce seulement possible? Je veux dire: Stéphane, David, Christophe, Yann, Éric, Fabrice et les autres, mêmes les très bons élèves comme moi, nous ne savions pas que ça existait, Sciences Po.» (359) Ainsi Adam parvient-il à faire la démonstration que la reproduction sociale, comme l’a théorisée Bourdieu, s’exerce jusque dans les infimes détails, et en premier lieu via ce que le sociologue appelle l’habitus, qui a partie prenante avec le territoire dans lequel évoluent les sujets; un territoire qui impose sa violence symbolique<strong><a href="#7">[7]</a><a id="7a" name="7a"></a></strong>. La topographie sert ainsi d’amorce à une réflexion des relations du sujet au territoire, et des sujets entre eux à l’intérieur d’un même territoire ou entre différentes portions d’un territoire donné.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Une réception espérée</strong></span><br />Produisant une écriture qui, bien que très littéraire au sens de l’institution, reste plutôt populaire, Olivier Adam, par son goût immodéré pour le discursif et le pathos, s’inscrit moins du côté des écrivains contemporains Français qu’on dit volontiers sociaux, engagés, tels François Bon, Régis Jauffret, Olivier Rolin ou encore Mathieu Lindon, pour ne nommer que ceux-là, mais davantage de celui d’un Frédéric Beigbeder par exemple, qui, voulant produire une littérature critique, se révèle au final surtout narcissique.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Cela dit, Adam pense certainement accomplir la tâche sociale que se donnerait son écriture pour finalité, soit celle d’éduquer d’une quelconque manière les banlieusards sur leur propre condition. Une finalité qui pourrait s’énoncer à travers le septième et dernier critère que Hans Robert Jauss établit dans sa théorie de l’esthétique de la réception: la fonction sociale de la littérature, qui «ne se manifeste dans toute l’ampleur de ses possibilités authentiques que là où l’expérience littéraire du lecteur intervient dans l’horizon d’attente de sa vie quotidienne, oriente ou modifie sa vision du monde et par conséquent réagit sur son comportement social» (Jauss, 1990: 80). L’interaction entre lecture de l’espace et comportement social étant majeure dans l’appréhension de soi via l’image que l’on se fait du monde, il ne reste plus qu’à espérer que les lecteurs des<em> Lisières </em>soient aussi ceux qui les peuplent.</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span><br /><br />ADAM, Olivier (2012), <em>Les lisières</em>, Paris, Flammarion, 2012.<br /><br />BHABHA, Homi (2007 [1994]), <em>Les lieux de la culture : une théorie postcoloniale</em>, Paris, Payot.<br /><br />BOURDIEU, Pierre &amp; Jean-Claude PASSERON (1970), <em>La reproduction</em>, Paris, Minuit.</p> <p style="text-align: justify;"><br />CONSTANT, Benjamin (2010 [1819]), <em>De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, notes et postface de Louis Lourme</em>, Paris, Éd. Mille et une Nuits.<br />DEBRAY, Régis, <em>Éloge des frontières</em>, Paris, Gallimard, 2011.<br /><br />FINK, Eugen (1975),<em> De la phénoménologie</em>, Paris, Minuit.<br /><br />FRANK, Robert (2000), «Qu’est-ce qu’un stéréotype ?», in <em>Une idée fausse est un fait vrai. Les stéréotypes nationaux en Europe</em>, J.-N. Jeannerey (éd.), Paris, Odile Jacob, 2000.<br /><br />HALL, Robert T. (1971 [1966]), <em>La dimension cachée</em>, Paris, Seuil.<br /><br />HORVATH, Christina (2008), <em>Le roman urbain contemporain en France</em>, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle.<br /><br />JACOB, Christian (1990),<em> La Description de la terre habitée (Périgrèse) de Denys d’Alexandrie</em>, Paris, Albin Michel.<br /><br />JAUSS, Hans Robert (1990 [1975]),<em> Pour une esthétique de la réception</em>, Paris, Gallimard, coll. «Tel».<br /><br />LIPOVETSKY, Gilles (2004), <em>Les temps hypermodernes</em>, Paris, Grasset.<br /><br />RENAUT, Alain (2009), <em>Un humanisme de la diversité. Essai sur la décolonisation des identités</em>, Paris, Flammarion.<br /><br />SERRES, Michel (1996), <em>Atlas</em>, Paris, Flammarion.<br /><br />VIART, Dominique &amp; Bruno VERCIER (2008), <em>La littérature française au présent</em>, 2e éd. augmentée, Paris, Bordas.<br /><br />WESTPHAL, Bertrand (2007),<em> La Géocritique. Réel, fiction, espace</em>, Paris, Minuit.</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <hr /> <p style="text-align: justify;"><strong><a href="#1a">[1]</a></strong><a id="1" name="1"></a><a id="1aa" name="1aa"></a> «Lisière», CNRTL. En ligne: &lt;http://www.cnrtl.fr/definition/lisi%C3%A8re&gt; (2012.12.11)</p> <p style="text-align: justify;"><strong><a href="#2a">[2]</a><a id="2" name="2"></a></strong> Cf. E.T. HALL, <em>La dimension cachée</em>, Paris, Seuil, 1971 [1966].</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#3a" id="3" name="3"><strong>[3]</strong></a> Cf. M. SERRES, <em>Atlas</em>, Paris, Flammarion, 1996.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#4a"><strong>[4]</strong></a><a id="4" name="4"></a> Cf. A. RENAUT, «Le débat français sur l’identité nationale», in <em>Un humanisme de la diversité. Essai sur la décolonisation des identités</em>, Paris, Flammarion, 2009, pp. 235-244 et sq.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#5a"><strong>[5]</strong></a><a id="5" name="5"></a> Cf. B. CONSTANT, <em>La Liberté des Anciens comparée à celle des Modernes</em>, 1819. Le lecteur intéressé trouvera dans A. RENAUT, <em>Un humanisme de la diversité</em>, <em>op. cit.</em>, p. 192 et sq. une bonne synthèse de la question.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#6a"><strong>[6]</strong></a><a id="6" name="6"></a> «Combien de fois avais-je entendu ces mots dans sa bouche: c’est tous les mêmes, gauche ou droite c’est pareil, la politique ça ne m’intéresse pas, oh encore ces histoires de chômage, encore ces histoires de sans-papiers… En revanche, elle ne se lassait pas jamais de ses feuilletons débiles où des gens blindés de fric passaient leur vie à se trahir, à se tromper et à fourbir des complots sentimentalo-industriels. En revanche, sa table de chevet était couverte de revues people nous informant du moindre geste de célébrités dont on ne connaissait même pas le métier, la fonction, les raisons pour lesquelles ils étaient ainsi pris en photo.» — O. ADAM (227)</p> <p><a href="#7a"><strong>[7]</strong></a><a id="7" name="7"></a> Cf. notamment P. BOURDIEU &amp; J.-C. PASSERON, <em>La reproduction</em>, Minuit, 1970.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-france-territoires-morceles#comments ADAM, Olivier Autofiction BHABHA, Homi BOURDIEU, Pierre Conditionnements sociaux Déterminismes Déterritorialisation Espace Espace culturel France JAUSS, Hans Robert LIPOVETSKY, Gilles Lutte des classes Nationalisme Politique Racisme Régionalisme Stéréotypes WESTPHAL, Bertrand Roman Fri, 26 Jul 2013 01:17:50 +0000 Laurence Côté-Fournier 776 at http://salondouble.contemporain.info Double Houellebecq : littérature et art contemporain http://salondouble.contemporain.info/lecture/double-houellebecq-litterature-et-art-contemporain <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/balint-babos-adina-0">Balint-Babos, Adina</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-carte-et-le-territoire">La carte et le territoire</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p><br /><br />Quiconque s’intéresse à l’art, à la littérature, ne reste pas indifférent à ces paroles: «Je veux rendre compte du monde… <em>Je veux simplement rendre compte du monde</em>» (p.420). Insérés vers la fin de <em>La carte et le territoire </em>de Michel Houellebecq, ces mots de Jed Martin, l’artiste contemporain qui est également le personnage principal du roman, peuvent nous servir de fil conducteur pour une lecture à rebours et nous investir d’une mission: tenter de décrypter un dialogue entre l’art et le monde, la représentation et le réel, l’artiste et son pouvoir de créativité. Car rappelons-le: ces dialogues complémentaires ou antinomiques se trouvent au cœur du dernier texte de Houellebecq primé cette année avec le Prix Goncourt.&nbsp;</p> <div>&nbsp;</div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Le monde de l’art contemporain</strong></span><br />&nbsp;</div> <div>Le roman, construit en trois parties auxquelles s’ajoutent un prologue et un épilogue, nous introduit dans le monde de l’art contemporain. Il dévoile une toile de fond sur laquelle émergent et se modèlent le travail de l’artiste Jed et son univers: le quotidien, le rapport à l’attachée de presse, les liens avec l’écrivain Michel Houellebecq qui fera un texte de cinquante pages pour le catalogue de son exposition, la relation avec le père, avec différentes femmes dont la Russe Olga, en particulier. Le texte d’une belle fluidité, ingénieusement composé en strates d’événements et de significations, avance sur une crête de contrastes et d’analogies, des pastiches du marché de l’art et des critiques de la presse, de «la magie du terroir», de «l’esprit de famille», en faisant des clins d’œil à des artistes reconnus: Jeff Koons, Damien Hirst, Picasso, avec de brèves remarques sur des écrivains et des personnalités publiques du moment: Frédéric Beigbeder, Jean-Pierre Pernaut. Tout cela dans un récit hybride, fait de juxtapositions et d’une mosaïque de personnages, de faits et de styles: de la description, au dialogue, à la digression, à l’essai, en passant par le roman policier et le récit autofictionnel.&nbsp;<br />&nbsp;</div> <div><em>La carte et le territoire</em> nous convie à partager l’existence de Jed Martin, d’abord artiste photographe et peintre par la suite, passionné par les cartes routières Michelin et la prise de vue des objets prosaïques, qui aborde par la suite la peinture de portraits. À travers l’œil et la voix du narrateur omniscient, on entre dans les coulisses de la création pour découvrir les aléas du travail de l’artiste, ses amours et la venue à une reconnaissance internationale de son œuvre. Dans le prologue déjà, on s’aperçoit que dans l’entourage de Jed, il y aura un autre personnage principal: Michel Houellebecq l’écrivain, celui qui composera le texte pour son exposition et recevra en retour un portrait que l’artiste fera de lui. Le personnage de Houellebecq, double de l’écrivain, devient particulièrement intéressant si on pense à la portée autofictionnelle du récit, notion que l’auteur se retient de commenter ou d’intégrer dans son discours lors d’une interview récente avec Catherine Millet dans <em>Art Press</em>&nbsp;<a href="#note1a" name="note1"><strong>[1]</strong></a>. Néanmoins, le jeu entre le référentiel –soit, l’écrivain Houellebecq lui-même– et le personnage fictionnel, les frontières poreuses entre la vie et la fiction, entretiennent la tension narrative et l’intérêt du lecteur pris dans un va-et-vient de l’identification à la réflexion ou à la projection. On a le sentiment d’une complicité entre le narrateur, les personnages et le lecteur, renforcée souvent par des incises: «Beaucoup d’écrivain, <em>si vous y regardez de près</em>, ont écrit sur des peintres ; et cela depuis des siècles. C’est curieux» (p.141, nous soulignons). Chemin faisant, cette complicité signale la transgression des limites de la fiction qui déborde dans la réalité. Se crée ainsi un effet de théâtralité de la représentation où on change de «décor» comme on change de registre de la conversation: en un clin d’œil, on passe du familial au formel, d’un échange amical, intime, à une discussion soutenue sur l’art, sur l’organisation d’une exposition de peinture.&nbsp;</div> <div><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Structure en paliers</strong></span></div> <div><br />Vu la composition en paliers superposés du récit, il y a des strates de significations à déchiffrer. Il s’agit d’emblée –comme l’indique le titre du roman– de saluer la pertinence de l’art contemporain par rapport à la situation historique, autrement dit, le pouvoir de la représentation face au réel, de la carte routière <em>Michelin</em> par rapport à un coin de terroir en Alsace. Avoir choisi un artiste comme personnage principal donne à l’écrivain, comme il l’indique dans la même interview, la liberté de penser la réalité économique et sociale contemporaine sans courir le risque des polémiques. Il est d’ailleurs intéressant de noter les <em>remerciements</em> à la fin du roman où Houellebecq prend ses précautions et avertit le lecteur: «Il va de soi que je me suis senti libre de modifier les faits et que les opinions exprimées n’engagent que les personnages qui les expriment; en somme que l’on se situe dans le cadre d’un ouvrage de fiction» (p.429). En dépit de ce pacte de lecture qui insiste sur le statut fictionnel du texte, à plusieurs endroits au fil des pages, le lecteur éprouve le sentiment de lire un essai sur l’art, de se trouver dans le référentiel au point de suivre l’artiste Jed Martin dans les rues de Paris, et de découvrir une monographie ou un texte biographique sur lui. Ce sentiment est évident dans les deux premières parties du roman.&nbsp;<br />&nbsp;</div> <div>La troisième partie marque une coupure dans le registre du discours narratif : on passe à un récit policier. Des nouveaux personnages entrent en scène. Il y a du suspense, du mystère et du danger imminent. Au chapitre six de cette dernière partie, on apprend que: «l’écrivain Michel Houellebecq fut sauvagement assassiné» (p.313). C’est une intrigue de polar qui démarre; il y a eu un meurtre : l’artiste et son chien furent assassinés et coupés et morceaux; le portrait de Houellebecq volé. Dans ce brouhaha, les deux policiers qui s’occupent de l’affaire font preuve de «sensibilité» et sous peu, ils tombent sur Jed, ce qui nous conduit à revenir au fil principal de la trame narrative.&nbsp;<br />&nbsp;</div> <div>Dans le jeu de <em>puzzle</em> où manquent des éléments, entre recherches du meurtrier et questions sur l’art, au cœur du récit, se maintient le rapport père-fils: Jed marche dans les pas de son père en Suisse où ce dernier, vieux et affaibli, est parti pour se faire euthanasier. C’est l’occasion de développer en toute simplicités des pensées analogiques sur la mort choisie et la technologie, sur le crime et l’art: «Le crime lui paraissait un acte profondément humain, relié aux zones les plus sombres de l’humain, mais humain tout de même. L’art était relié à tout : aux zones sombres, aux zones lumineuses, aux zones intermédiaires» (p.331). Pas à pas, la digression prend de l’ampleur. Elle apparaît comme une figure de style privilégiée.&nbsp;</div> <div>&nbsp;</div> <div><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Désir et langueur</span></strong><br />&nbsp;</div> <div>Un autre aspect digne d’être mis en lumière est le contraste entre le désir de travailler, de chercher des sujets à explorer: de la photographie, à la peinture, à la pensée concrète et abstraite sur des radiateurs, sur des insectes, sur la vie et la mort, et le manque d’énergie vitale de Jed. Nous ne saurions ignorer que chez Houellebecq, il y a souvent des personnages saisis par l’impossibilité d’aimer. L’écrivain le reconnaît: «C’est plus simple de travailler [que d’aimer], ça pose moins de problèmes» (interview<em> Art Press</em>). Et c’est le cas de Jed qui montre peu de sentiments et d’enthousiasme envers Olga, la Russe amoureuse de lui, qui finira par s’en aller travailler à Moscou. Néanmoins, en dépit du manque de tendresse qu’il exprime, Jed ne peut s’empêcher d’être triste au départ d’Olga. La tristesse le saisit souvent dans ses rencontres avec le père, surtout à Noël, quand les deux hommes semblent avoir une première et dernière tentative de communication. Il y a quelque chose d’amer dans les paroles de Jed lorsqu’il examine assez sereinement les chances que peut donner une vie:&nbsp;<br />&nbsp;</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">[…] La vie nous offre une chance parfois mais lorsqu’on est trop lâche ou trop indécis pour la saisir la vie reprend ses cartes, il y a un moment pour faire les choses et pour entrer dans un bonheur possible, […] mais il ne se produit qu’une fois et une seule, et si l’on veut y revenir plus tard c’est tout simplement impossible, il n’y a plus de place pour l’enthousiasme, la croyance et la foi, demeure une résignation douce, une pitié réciproque et attristée, la sensation inutile et juste que quelque chose aurait pu avoir lieu, qu’on s’est simplement montré indigne du don qui vous a été fait. (p.251)&nbsp;</span></div> <div>&nbsp;</div> <div>Ce passage nous fait palper quelque chose des forces et des faiblesses de l’être humain; des ambivalences et hésitations que chacun croise à un moment donné dans l’existence. À nos yeux, c’est à travers de telles réflexions porteuses de vérité que le texte de Houellebecq atteint une portée universelle, parle de notre humanité.&nbsp;<br />&nbsp;</div> <div>Après tout, c’est dans le travail de symbolisation, dans le don de faire passer des expériences humaines et des figures d’artistes, de père, d’amants, et dans la mise en lumière des événements du contemporain, que réside la force d’un écrivain. Cela porte aussi le nom de <em>créativité</em>, comme dirait Romain Gary<a href="#note2b" name="note2"><strong>[2]</strong></a>, car: «écrire un livre, c’est toujours de la créativité, cela veut dire se réincarner, se multiplier, se diversifier» (p.280). Il s’agit également de varier le monde, de le regarder de loin et de proche, de l’intérieur et de l’extérieur, de sortir de sa peau pour s’installer dans celle d’un personnage. On n’aura pas tort de reconnaître que <em>La carte et le territoire</em> contribue à repenser ce que c’est que d’écrire aujourd’hui, à réfléchir autrement à la forme du roman contemporain et à interroger l’espace scriptural sans négliger qu’à présent, les frontières du livre et du texte sont souvent débordées par une esthétique de l’excès. Au pôle opposé, ce serait représenter l’abattement et la langueur qui peuvent s’emparer du créateur et du monde.&nbsp;<br />&nbsp;</div> <div>À l’instar de <em>l’anneau de Moebius</em> qui repose sur la tombe du personnage Michel Houellebecq en signe d’une certaine harmonie, l’épilogue du roman nous laisse avec l’impression que la boucle est bouclée: les meurtriers sont arrêtés, il y a des dialogues apaisés entre des camarades policiers. Et enfin, on croise le narrateur une dernière fois, qui nous confie: «Jed Martin <em>prit congé</em> d’une existence à laquelle il n’avait jamais totalement adhéré» (p. 426). Ainsi arrive-t-on encore au point de départ, à une pensée sur les sens de la vie et de la mort, sur l’origine et le parcours qu’on peut en faire, même sans avoir «totalement adhéré». À la fin du roman, lorsque tous les êtres s’en vont et que les personnages meurent, demeure symboliquement l’espoir. Il s’agit de la force de régénération de la nature, donc de la vie qui passe et nous dépasse: «le triomphe de la végétation» (p.428). Clin d’œil aux éléments où tout s’engloutit, même l’art: «les représentations des êtres humains qui avaient accompagné Jed Martin au cours de sa vie terrestre», «l’âge industriel en Europe», «l’industrie humaine» (p.428). Vision assez pessimiste où prime malgré tout quelque chose de vivant, frêle et fort à la fois: «il n’y a plus que des herbes agitées par le vent» (p. 428). Au demeurant, <em>le territoire</em> l’emporte-t-il sur <em>la carte</em>?<br />&nbsp;</div> <hr /> <p><a href="#note1" name="note1a">1</a> Millet, Catherine et Jacques Henric, «&nbsp;Michel Houellebecq&nbsp;: sous la parka, l’esthète&nbsp;», <i style="mso-bidi-font-style:normal">ArtPress</i>, n<sup>o </sup>371, en ligne&nbsp;: <a href="http://www.artpress.com/Michel-Houellebecq--sous-la-parka--l39esthete,1.media?a=24229">http://www.artpress.com/Michel-Houellebecq--sous-la-parka--l39esthete,1.media?a=24229</a> (page consultée le 20 novembre 2010).<br /><a href="#note2" name="note2b">2 </a>Gary, Romain, <i style="mso-bidi-font-style:normal">La nuit sera calme</i>, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1976, 264p.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/double-houellebecq-litterature-et-art-contemporain#comments Art contemporain Autofiction BEIGBEDER, Frédéric Deuil Espace Filiation France GARY, Romain HOUELLEBECQ, Michel MILLET, Catherine Portrait de l'artiste Quotidien Représentation Roman policier Roman Tue, 30 Nov 2010 13:28:07 +0000 Adina Balint-Babos 294 at http://salondouble.contemporain.info Des charognes et des hommes http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-charognes-et-des-hommes <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/grenier-daniel">Grenier, Daniel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/epique">Épique</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>De Trois-Pistoles &agrave; Bedsford<br /> </strong></span><br /> Il est difficile, &agrave; la lecture du premier roman de William S. Messier, <em>&Eacute;pique</em>, de ne pas se souvenir de cette lettre-ouverte aux jeunes romanciers que Victor-L&eacute;vy Beaulieu avait fait para&icirc;tre dans La Presse, il y a de cela quelques ann&eacute;es<a href="fckeditor.html?InstanceName=oFCK_1&amp;Toolbar=DrupalFull#note1a"><strong>[1]</strong></a>. &Agrave; l&rsquo;&eacute;poque, la lettre avait cr&eacute;&eacute; tout un &eacute;moi dans la communaut&eacute; litt&eacute;raire et avait forc&eacute; les &eacute;crivains vis&eacute;s directement et indirectement &agrave; r&eacute;agir ainsi qu&rsquo;&agrave; prendre position. Beaulieu reprochait plusieurs choses aux &eacute;crivains de la g&eacute;n&eacute;ration montante, comme leur absence d&rsquo;exp&eacute;rimentation langagi&egrave;re, leur renfermement sur eux-m&ecirc;mes et leur obsession pour un Plateau Mont-Royal de trentenaires d&eacute;sabus&eacute;s. Il les accusait de ne pas s&rsquo;int&eacute;resser &agrave; leurs anc&ecirc;tres et de se confiner &agrave; une &eacute;tude fragmentaire et fragment&eacute;e de leur propre nombril.</p> <p>Cette lettre-ouverte, qui date de 2004, s&rsquo;adressait &agrave; des &eacute;crivains et &eacute;crivaines n&eacute;(e)s dans les ann&eacute;es soixante-dix, &agrave; la queue de ce qu&rsquo;on a appel&eacute; la g&eacute;n&eacute;ration X. Qu&rsquo;on soit d&rsquo;accord ou non avec le plaidoyer et les constats de l&rsquo;auteur du <em>Don Quichotte de la d&eacute;manche</em>, il est int&eacute;ressant de constater qu&rsquo;en quelques six ann&eacute;es, le vent a tourn&eacute;, et qu&rsquo;il lui serait maintenant difficile d&rsquo;atteindre les m&ecirc;mes conclusions. L&rsquo;arriv&eacute;e sur le march&eacute; d&rsquo;une toute nouvelle g&eacute;n&eacute;ration d&rsquo;&eacute;diteurs y est peut-&ecirc;tre pour quelque chose, en ce que l&rsquo;offre litt&eacute;raire qu&eacute;b&eacute;coise traditionnelle s&rsquo;est vue transform&eacute;e profond&eacute;ment. L&rsquo;apparition durant les derniers dix ans de jeunes maisons dynamiques et t&eacute;m&eacute;raires comme Les Allusifs (2001), Marchand de feuilles (2001), Le Quartanier (2003), ou Alto (2005), t&eacute;moigne non seulement de la vigueur de la rel&egrave;ve &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur m&ecirc;me du champ litt&eacute;raire, mais &eacute;galement d&rsquo;un v&eacute;ritable renouveau des enjeux, des th&egrave;mes et des espaces fictionnels abord&eacute;s et investis par les jeunes cr&eacute;ateurs. Par exemple, il n&rsquo;est plus tout &agrave; fait soutenable d&rsquo;avancer que le Montr&eacute;al contemporain soit la seule &laquo;&nbsp;sc&egrave;ne d&rsquo;&eacute;nonciation&nbsp;&raquo; possible, alors que quantit&eacute; de romans et r&eacute;cits qu&eacute;b&eacute;cois se r&eacute;clament d&rsquo;une identit&eacute; r&eacute;gionale forte ainsi que d&rsquo;un cheminement historique particulier. On n&rsquo;a qu&rsquo;&agrave; penser au <em>Tarmac</em> de Nicolas Dickner (2009) ou au <em>Bestiaire</em> d&rsquo;&Eacute;ric Dupont (2008).</p> <p>Publi&eacute; cette ann&eacute;e aux &eacute;ditions Marchand de feuilles, le roman <em>&Eacute;pique</em> de William S. Messier appartient &agrave; ce nouveau souffle &eacute;ditorial. Il s&rsquo;inscrit dans cette lign&eacute;e particuli&egrave;re de r&eacute;cits qu&eacute;b&eacute;cois contemporains qui ne t&eacute;moignent pas d&rsquo;un besoin de s&rsquo;interroger sur le fait d&rsquo;&ecirc;tre en p&eacute;riph&eacute;rie puisque le centre n&rsquo;est plus un concept programmatique. <em>&Eacute;pique</em> est le second livre de Messier, apr&egrave;s le recueil de nouvelles conceptuel intitul&eacute; <em>Townships</em>, &eacute;galement paru au Marchand de feuilles, en 2009, et sous-titr&eacute; &laquo;&nbsp;R&eacute;cits d'origine &raquo;. Comme le premier, le second livre installe son r&eacute;cit et sa narration dans les Townships, les Cantons-de-l&rsquo;Est, &agrave; la mani&egrave;re d&rsquo;un bateau jetant l&rsquo;ancre, autant pour observer prudemment un paysage connu et ch&eacute;ri par l&rsquo;auteur que pour survivre &agrave; un d&eacute;luge de r&eacute;f&eacute;rences symboliques fortes qui viennent nourrir l&rsquo;histoire et le folklore de la r&eacute;gion. Les individus l&eacute;gendaires comme les magasins &agrave; rayons ont leur place ici, agrandis et/ou d&eacute;form&eacute;s par le langage hyperbolique de l&rsquo;imaginaire&nbsp;:</p> <div class="rteindent1">&nbsp;&nbsp;&nbsp;<span style="color: rgb(128, 128, 128);"> -Sais-tu ce qu&rsquo;ils devraient faire? Ils devraient obliger tout le monde &agrave; magasiner chez Korvette. En plus de forcer le propri&eacute;taire &agrave; changer sa christie de vitrine ultra-laide, &ccedil;a ferait r&eacute;aliser au monde entier &agrave; quel point c&rsquo;est le magasin le plus incroyablement <em>hot</em> de l&rsquo;existence.<br /> &nbsp;&nbsp;&nbsp; -Qu&rsquo;est-ce que t&rsquo;as achet&eacute;?<br /> &nbsp;&nbsp;&nbsp; -&laquo;&nbsp;Achet&eacute;&nbsp;&raquo;? Non, non, tu, ouvre les guillemets, ach&egrave;tes, ferme les guillemets, du lait. Tu, ouvre les guillemets, ach&egrave;tes, ferme les guillemets, des bobettes. OK, d&rsquo;accord, tr&egrave;s bien. Mais, chez Korvette, t&rsquo;ach&egrave;tes rien. T&rsquo;adoptes et t&rsquo;assimiles une fa&ccedil;on de vivre, de consommer. T&rsquo;ach&egrave;tes rien, <em>man</em>.<br /> &nbsp;&nbsp;&nbsp; [&hellip;]<br /> &nbsp;&nbsp;&nbsp; -J&rsquo;avoue quand m&ecirc;me que le Korvette a sa fa&ccedil;on unique de nous charmer. Savais-tu que celui &agrave; Stanstead a chang&eacute; la typo de son affiche? &Ccedil;a ressemble &agrave; une pancarte de <em>bed and breakfast </em>&agrave; th&eacute;matique de donjons et dragons.<br /> &nbsp;&nbsp;&nbsp; -C&rsquo;est &agrave; peu pr&egrave;s les quatre seules affaires qu&rsquo;ils ne vendent pas&nbsp;: des lits, des d&eacute;jeuners, des donjons et des dragons. (p. 42-43)&nbsp; </span></div> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><br /> Sur la route des Cantons<br /> </strong></span><br /> La premi&egrave;re partie du roman, justement intitul&eacute;e &laquo;&nbsp;Un d&eacute;bit maximal de donn&eacute;es&nbsp;&raquo;, nous pr&eacute;sente le narrateur, &Eacute;tienne, un jeune homme litt&eacute;ralement sans histoire, mais assailli par les anecdotes et les souvenirs, qu&rsquo;il tentera de r&eacute;unir dans un r&eacute;cit coh&eacute;rent, &agrave; la mani&egrave;re d&rsquo;une de ses idoles, Einstein&nbsp;:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> Je me dis qu&rsquo;entre mon pr&eacute;nom, &Eacute;tienne, et le nom d&rsquo;Einstein, il n&rsquo;y a que tr&egrave;s peu de diff&eacute;rence. C&rsquo;est-&agrave;-dire qu&rsquo;on pourrait facilement faire une faute en &eacute;crivant &laquo;&nbsp;Einstein&nbsp;&raquo; et &ccedil;a donnerait mon pr&eacute;nom, et vice-versa. Entre l&rsquo;homme et moi, c&rsquo;est autre chose. Il est grandiose et moi, je suis quoi? Je suis convaincu, en tous cas, qu&rsquo;apr&egrave;s avoir surv&eacute;cu au d&eacute;luge qui a frapp&eacute; la r&eacute;gion de Brome-Missisquoi en 2005, j&rsquo;ai atteint une salle voisine de celle des grands hommes comme Einstein, dans le Temple de la renomm&eacute;e de la race humaine. (p. 13)</span><br /> &nbsp;</div> <div>Que ce r&eacute;cit soit en bout de ligne &laquo; &eacute;pique&nbsp;&raquo;, cela ne fait aucun doute, dans la mesure o&ugrave; l&rsquo;histoire que nous raconte &Eacute;tienne n&rsquo;est ni la sienne, ni celle de Valvoline, son amie &laquo;&nbsp;costaude&nbsp;&raquo;, mais celle d&rsquo;une situation &agrave; la fois banale et catastrophique, et des moyens entrepris par des hommes et des femmes &agrave; la fois ordinaires et mythiques afin de s&rsquo;y adapter.</div> <p> &Eacute;tienne, d&egrave;s l&rsquo;incipit, nous pr&eacute;vient que son r&ocirc;le n&rsquo;a &eacute;t&eacute; qu&rsquo;accessoire dans &laquo;&nbsp;les &eacute;v&eacute;nements de 2005&nbsp;&raquo; (p. 13), et que s&rsquo;il fait figure de protagoniste, c&rsquo;est uniquement parce qu&rsquo;en racontant, il devient automatiquement le centre de la perception. Mais son r&eacute;cit en est un parmi tant d&rsquo;autres, qui s&rsquo;inscrira id&eacute;alement dans un folklore, dans la mythologie d&eacute;j&agrave; grandissante du d&eacute;luge de juin 2005 et dans l&rsquo;imaginaire toujours un peu plus d&eacute;bordant de la r&eacute;gion enti&egrave;re. &Eacute;tienne, en prenant la parole, cherche &agrave; la fois &agrave; nous faire part d&rsquo;une surabondance de r&eacute;cits et &agrave; appartenir &agrave; cette m&ecirc;me surabondance.</p> <p>Au moment o&ugrave; le roman commence, &Eacute;tienne est en train de terminer son dernier quart de travail &agrave; l&rsquo;entrep&ocirc;t de produits pharmaceutique de McStetson Canada Inc. et s&rsquo;appr&ecirc;te &agrave; faire un choix qui va changer le cours de son &eacute;t&eacute;, pour ne pas dire de son existence. Lors de la pause du souper, apr&egrave;s avoir longuement pes&eacute; le pour et le contre, le jeune employ&eacute; d&eacute;cide en effet de quitter son poste et de retourner sur le march&eacute; du travail. Il appelle alors sa grande amie Valvoline qui vient le chercher en voiture. Dans les jours qui suivent, &Eacute;tienne se pr&eacute;sente au Centre local d&rsquo;emploi o&ugrave; il fait la connaissance de la jolie &Eacute;lizabeth qu&rsquo;il surnomme la licorne, &agrave; cause de sa beaut&eacute; mythique, qui lui trouve rapidement une place d&rsquo;&eacute;quarisseur-pigiste aux c&ocirc;t&eacute;s du non moins mythique Jacques Prud&rsquo;homme, l&eacute;gende vivante du comt&eacute;.</p> <p>Commence alors l&rsquo;histoire d&rsquo;un &eacute;t&eacute; fatidique pass&eacute; &agrave; ramasser des carcasses d&rsquo;animaux le long des routes qui sillonnent les cantons. &Eacute;tienne raconte avec un bonheur teint&eacute; d&rsquo;un doux sarcasme la relation qu&rsquo;il entretient durant quelques semaines avec Prud&rsquo;homme, cet &ecirc;tre dou&eacute; d&rsquo;ubiquit&eacute; qui tr&ocirc;ne au sommet du panth&eacute;on des personnages de la mythologie r&eacute;gionale. On le dit fort comme dix hommes et aussi infatigable qu&rsquo;une locomotive. On dit de lui qu&rsquo;il a tout fait, et souvent qu&rsquo;il a r&eacute;alis&eacute; trois ou quatre exploits en m&ecirc;me temps. Les r&eacute;cits sur sa vie et sur son compte sont aussi in&eacute;puisables que la pluie qui commence &agrave; s&rsquo;abattre sur le tout Brome-Missisquoi &agrave; la fin juin 2005.</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> Son nom figure en lettres attach&eacute;es sous chaque viaduc, sous chaque pont, enfin sous chaque structure en b&eacute;ton de la r&eacute;gion. Quelqu&rsquo;un sillonne les villages depuis qu&rsquo;il est tout jeune pour repasser par-dessus les lettres qu&rsquo;on aurait effac&eacute;es ou que la pluie aurait lav&eacute;es, avec un morceau de charbon, de sorte que personne ne l&rsquo;oublie. La directrice de l&rsquo;&eacute;cole primaire Sainte-Famille, &agrave; Granby, &eacute;tait une fan finie et lui vouait un culte semi-&eacute;rotique&nbsp;: chaque ann&eacute;e, les enfants du deuxi&egrave;me cycle avaient comme projet de compiler les r&eacute;cits qui circulaient au sujet de Prud&rsquo;homme, pendant que les jeunes du premier cycle devaient tenter d&rsquo;en faire le portrait, en fonction des descriptions que la directrice leur donnait. M&ecirc;me les plus r&eacute;alistes le dessinaient comme un g&eacute;ant disproportionn&eacute; et monstrueux, certains lui faisaient cracher du feu, d&rsquo;autres le faisaient voler. (p. 75-76)</span><br /> &nbsp;</div> <p>Accol&eacute; &agrave; Prud&rsquo;homme, et au fil des anecdotes et des &eacute;pisodes racont&eacute;s sous forme de chapitres courts, le narrateur nous fait part de ses interrogations et de ses angoisses, parfois existentielles, parfois pu&eacute;riles. Les p&eacute;rip&eacute;ties se succ&egrave;dent, sur fond de pluie battante qui m&egrave;nera aux pires inondations que la r&eacute;gion ait connues. Le ton du r&eacute;cit reste toutefois l&eacute;ger et digressif. &Eacute;tienne nous explique entre autres comment s&rsquo;est form&eacute;e la &laquo;&nbsp;secte&nbsp;&raquo; des Charognards, nous montre comment ramasser un cadavre de moufette, nous rappelle en dialoguant avec Valvoline qu&rsquo;il est difficile de choisir entre deux super-pouvoirs aussi diff&eacute;rents que l&rsquo;invisibilit&eacute; et la capacit&eacute; de voler&nbsp;:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> -&Eacute;coute &ccedil;a&nbsp;: entre voler pis &ecirc;tre invisible, c&rsquo;est l&rsquo;id&eacute;e de justice qui fait la diff&eacute;rence. Lequel des deux pouvoirs permet de combattre le crime de la fa&ccedil;on la plus compl&egrave;te et efficace?<br /> -Euh, j&rsquo;ai pas trop pens&eacute; &agrave; &ccedil;a, ts&eacute;.<br /> -Dans un braquage de d&eacute;panneur mettons, &ccedil;a te donne pas grand-chose de voler, &agrave; moins d&rsquo;&ecirc;tre dans un d&eacute;panneur ultramoderne, ts&eacute; avec un plafond cath&eacute;drale comme en sortant de l&rsquo;autoroute 10, &agrave; Bromont. Encore l&agrave;, imagine que tu voles au-dessus du criminel. Apr&egrave;s, tu fais quoi? (p. 221-222)</span> <br /> &nbsp;</div> <p>Par l&rsquo;entremise de la voix d&rsquo;&Eacute;tienne, Messier nous informe sur la vie comme elle est v&eacute;cue &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur d&rsquo;un syst&egrave;me g&eacute;ographique et identitaire quasi autarcique, en retrait des grands centres urbains et pr&egrave;s d&rsquo;une certaine r&eacute;alit&eacute; plus grande que nature. Les Cantons que le lecteur d&eacute;couvre, visite ou revisite, sont un lieu hybride, profond&eacute;ment teint&eacute; par le m&eacute;lange in&eacute;dit des cultures qui s&rsquo;y est op&eacute;r&eacute; depuis que les Loyalistes sont venus s&rsquo;y installer lors de la R&eacute;volution Am&eacute;ricaine. Le bilinguisme ambiant, l&rsquo;influence de la culture am&eacute;ricaine frontali&egrave;re, la recrudescence d&eacute;mographique francophone des trois derni&egrave;res g&eacute;n&eacute;rations, sont quelques-uns des aspects de la r&eacute;gion qui sont int&eacute;gr&eacute;s &agrave; l&rsquo;univers de Messier &agrave; travers une fascination pour la topographie, par exemple, ou &agrave; travers l&rsquo;appropriation douce-am&egrave;re d&rsquo;un certain kitsch nostalgique propre au passage g&eacute;n&eacute;rationnel.<br /> &nbsp;&nbsp;&nbsp; <br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Le banal et l&rsquo;extraordinaire</strong><br /> </span><br /> Loin du Plateau Mont-Royal et de ses 5 &agrave; 7 branch&eacute;s, <em>&Eacute;pique</em> est un roman d&rsquo;apprentissage en <em>pick-up</em> rapaill&eacute; sur fond de d&eacute;luge biblique. Le lecteur y est invit&eacute; &agrave; faire la connaissance de personnages qui sont &agrave; la fois plus complexes qu&rsquo;ils ne paraissent et bien plus simples que ce qu&rsquo;on en dit. Les quelques semaines pass&eacute;es en compagnie de Jacques Prud&rsquo;homme, le h&eacute;ros surhumain des Townships, vont faire comprendre &agrave; &Eacute;tienne que ce n&rsquo;est pas tant les l&eacute;gendes qui font les hommes que leur capacit&eacute; &agrave; se d&eacute;finir et &agrave; agir au milieu d&rsquo;un continuel tourbillon de l&eacute;gendes. Et &agrave; l&rsquo;inverse, que ce n&rsquo;est pas tant dans les l&eacute;gendes qu&rsquo;on trouve les surhommes, mais plut&ocirc;t dans les hommes qu&rsquo;on trouve les l&eacute;gendes&nbsp;: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> Je pus le regarder ramasser une douzaine de charognes dans diff&eacute;rents coins de la ville, pliant les genoux et poussant un soupir &eacute;nergique en se relevant, Jacques n&rsquo;avait vraiment rien d&rsquo;h&eacute;ro&iuml;que. Je le vis effectuer le m&ecirc;me genre de mouvement dans son salon pour ramasser une miette de biscuit soda ou dans sa cour pour arracher une mauvaise herbe. Dans ma t&ecirc;te, il n&rsquo;avait jamais fracass&eacute; de record sportif&nbsp;: il nettoyait sa piscine, il d&eacute;montait son abri Tempo, il chauffait un tracteur &agrave; gazon dont il aiguisait r&eacute;guli&egrave;rement les lames. (p. 81)</span></div> <p>&nbsp;&nbsp;&nbsp; <br /> Lui-m&ecirc;me personnage &eacute;nigmatique et difficile &agrave; cerner, en sa qualit&eacute; confuse d&rsquo;adulte-enfant, oscillant sans cesse entre son d&eacute;sir de voler et son d&eacute;sir d&rsquo;invisibilit&eacute;, &Eacute;tienne d&eacute;crit le monde qui l&rsquo;entoure avec les yeux d&rsquo;un conteur &agrave; la fois exp&eacute;riment&eacute; et na&iuml;f, avec la voix d&rsquo;un jeune homme &agrave; la fois d&eacute;sabus&eacute; et fascin&eacute; par les personnages hauts en couleur qui peuplent son quotidien et son imagination. De la premi&egrave;re charogne de raton &eacute;cras&eacute; sur le bord de la route 139 entre Cowansville et Dunham jusqu&rsquo;&agrave; la mont&eacute;e fulgurante des eaux qui donnera son vrai sens au nom du mont Pinacle, &agrave; Coaticook, &Eacute;tienne am&egrave;ne le lecteur avec lui sur les chemins raboteux de son &eacute;t&eacute; aussi orageux que merveilleux. Le ton de sa narration est celui du raconteur, rappelant le <em>tall tale</em><a href="#note2a"><strong>[2]</strong></a> am&eacute;ricain, qui se doit d&rsquo;&ecirc;tre d&rsquo;un c&ocirc;t&eacute; banalisant et de l&rsquo;autre incroyable. </p> <p>En fait, c&rsquo;est l&agrave; tout son charme; et c&rsquo;est l&agrave; toute la force de l&rsquo;&eacute;criture de Messier, &agrave; la fois archa&iuml;que et oralisante, dans son jeu constant sur le vernaculaire et le pass&eacute; simple, qui s&rsquo;ancre dans une r&eacute;flexion sur les origines de nos r&eacute;cits communs. Avec <em>&Eacute;pique</em>, Messier reconduit la puissance du conte et du conteur, cet &ecirc;tre un peu sournois qui sait tr&egrave;s bien que c&rsquo;est &agrave; travers une apparente banalisation des &eacute;v&eacute;nements et des acteurs aux prises avec leurs cons&eacute;quences que ceux-ci acqui&egrave;rent leur r&eacute;elle dimension extraordinaire.<br /> <a href="#note1a"><br /> </a><br /> <hr /> <strong><a href="#note1a">[1]</a> </strong>Victor-L&eacute;vy Beaulieu, &laquo;Nos jeunes sont si seuls&raquo;, <em>La Presse</em>, 29 f&eacute;vrier 2004. La lettre n&rsquo;est pas disponible sur le web, mais il est encore possible de lire la r&eacute;ponse de l&rsquo;&eacute;crivaine Marie H&eacute;l&egrave;ne Poitras, dans les archives du journal <em>Voir</em> : Marie H&eacute;l&egrave;ne Poitras, &laquo;Nous ne sommes pas si seuls&raquo;, dans <em>Voir</em>, [en ligne]. <a href="http://www.voir.ca/publishing/article.aspx?zone=1&amp;section=10&amp;article=30096" title="http://www.voir.ca/publishing/article.aspx?zone=1&amp;section=10&amp;article=30096">http://www.voir.ca/publishing/article.aspx?zone=1&amp;section=10&amp;article=30096</a> [Texte en ligne depuis le 11 mars 2004].<strong><br /> <a href="#note2a"><br /> </a> <a href="#note2a">[2]</a></strong> Le <em>tall tale</em> est un r&eacute;cit typique de la tradition orale am&eacute;ricaine qui raconte des &eacute;v&egrave;nements extraordinaires tout en les ins&eacute;rant dans une narration banalisante, de mani&egrave;re &agrave; donner l&rsquo;impression qu&rsquo;ils sont v&eacute;ridiques. Par l&rsquo;entremise de l&rsquo;hyperbole, de l&rsquo;exag&eacute;ration et autres techniques rh&eacute;toriques, le conteur raconte habituellement ses propres exploits et m&eacute;saventures ou celles d&rsquo;un h&eacute;ros que tout le monde conna&icirc;t, tel Davy Crockett ou Paul Bunyan.</p> <p></p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-charognes-et-des-hommes#comments BEAULIEU, Victor-Lévy Culture populaire Espace Événement Identité Mémoire MESSIER, William S. Mythologie Oralité Origine POITRAS, Marie-Hélène Québec Théorie des champs Tradition Roman Thu, 09 Sep 2010 16:04:27 +0000 Daniel Grenier 259 at http://salondouble.contemporain.info L'assemblée politique des pirates des mers http://salondouble.contemporain.info/lecture/lassemblee-politique-des-pirates-des-mers <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/paquet-amelie">Paquet, Amélie </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-constituante-piratesque">La constituante piratesque</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p class="rteindent2" style="padding-left: 30px;"><span style="color: #808080;">Out of parrots and macraws they step into seas which sound like earthquakes, into waters reaching up to, then punching holes in, the air. They’re on the march; as much as they ever do anything together; they’re after booty. Ownership. Usually they commence battle by surrounding their quarry like cats, mice. Tease, then, destroy them. Leave without having actually murdered anyone. They’re back in their hideout in the black sands. All of them naked. <br /> Kathy Acker, <em>Pussy, King of the Pirates</em></span></p> <div> <div>&nbsp;</div> <div><span> Lorsque Theodor W. Adorno commente le roman d’Aldous Huxley, <em>Le Meilleur des mondes</em> [1931], il arrive à la conclusion que ce roman utopique «rend en quelque sorte les hommes à venir responsables de la faute du présent<a name="note1" href="#note1a"></a>[1]». C’est peut-être pour échapper à ce trait de l’utopie que <em>La constituante piratesque&nbsp; </em>retourne dans le passé au lieu d’ouvrir vers l’avenir. Même si les pirates des mers existent encore, nous nous serions attendu dans une oeuvre contemporaine à une réflexion sur les pirates de l’ère informatique : les hackers. Le texte de Mathieu Larnaudie renoue toutefois avec la tradition des pirates de mers, comme l’écrivaine américaine Kathy Acker l’a fait dans son dernier roman <em>Pussy, King of the Pirates</em> [1997]<a name="note2" href="#note2a"></a>[2]. Des pirates de Larnaudie, nous ne connaîtrons aucune aventure. C’est d’ailleurs bien ainsi! Même si <em>La constituante piratesque</em> évoque parfois quelques bribes de récits passés, le texte de Larnaudie décrit surtout le mode d’organisation du groupe. <em>La constituante piratesque </em>est la théorie poétique et politique de cette communauté. Le texte poétique donne ici une voix à un groupe de pirates. C’est la communauté elle-même de ces pirates qui s’adressent à nous.</span></div> <div>&nbsp;</div> <div><span> L’histoire littéraire connaît déjà la figure du pirate des mers, comme celle du grand libertaire idéalisée par les poètes. Daniel Dafoe, dans <em>Histoire générale des plus fameux pirates </em>[1724], décrivait le mode de vie communautaire défendu par ces individus réfractaires à tout regroupement étatique<a name="note3" href="#note3a"></a>[3]. L’éloge de Dafoe pour le mouvement des pirates pourrait bien faire partie de la critique que Karl Marx fait aux «robinsonnades» qui ne sont pour lui en rien un germe porteur de la vraie révolution à venir. &nbsp;</span></div> <div>&nbsp;</div> <div><span> Chez Larnaudie, la constitution politique des pirates s’organise autour d’une assemblée. Les pirates ne cessent de répéter que leur assemblée sert à mettre en commun leurs interrogations. Il n’importe pas de préciser la nature de ces interrogations. L’assemblée fonctionne selon une certaine mouvance calquée sur le modèle de la communauté de pirates elle-même, qui permet une spontanéité inédite ailleurs qu’à bord de leurs navires. Ce mouvement est aussi présent dans leurs relations au passé, aux objets et aux autres êtres humains :&nbsp; &nbsp;</span></div> <div class="rteindent2"><span style="color: #808080;">&nbsp;</span></div> <div class="rteindent2"><span style="color: #808080;">Nous ne nous reconnaissons dans aucun père,&nbsp;</span></div> <div class="rteindent2"><span style="color: #808080;">dans aucune possession.&nbsp;</span></div> <div class="rteindent2"><span style="color: #808080;">Dans aucun héritage hormis celui que constitue le legs</span></div> <div class="rteindent2"><span style="color: #808080;">exercé par la main du compagnon qui, vers nous,</span></div> <div class="rteindent2"><span style="color: #808080;">se tend; par celle qui, parmi nous, se lève.</span></div> <div class="rteindent2"><span style="color: #808080;">Nous, ne nous reconnaissons aucune paternité</span></div> <div class="rteindent2"><span style="color: #808080;">rien qui nous soit dû, à part la loyauté.&nbsp; (p. 13)</span></div> <div>&nbsp;</div> <div>La seule stabilité que l’assemblée des pirates connaît est contenue dans la relation des individus vis-à-vis la communauté. Ils portent tous la responsabilité de la vie des uns et des autres. L’assemblée ne défend que sa propre liberté et ce à travers la responsabilité qu’elle confère à ses membres.</div> <div>&nbsp;</div> <div><span> Tout est question d’espace dans cette vision de la politique défendue par ces pirates<a name="note4" href="#note4a"></a>[4]. Lorsqu’une voix singulière se lève, qu’un narrateur intervient dans le texte, c’est au nom de cet espace de liberté :</span></div> <div class="rteindent2"><span style="color: #808080;">&nbsp;</span></div> <div class="rteindent2"><span style="color: #808080;">Le lendemain, nous avons modelé la plage. J’ai pris&nbsp;</span></div> <div class="rteindent2"><span style="color: #808080;">la parole, entre quelques autres qui le voulaient.</span></div> <div class="rteindent2"><span style="color: #808080;">Nous avons destitué notre représentant, ainsi qu’il&nbsp;</span></div> <div class="rteindent2"><span style="color: #808080;">en avait formulé le souhait. Puis, nous l’avons désigné&nbsp;</span></div> <div class="rteindent2"><span style="color: #808080;">à sa propre succession.</span></div> <div class="rteindent2"><span style="color: #808080;">Quand j’ai repris la parole, j’ai rappelé à notre&nbsp;</span></div> <div class="rteindent2"><span style="color: #808080;">nouveau représentant toute l’étendue de notre confiance.&nbsp;</span></div> <div class="rteindent2"><span style="color: #808080;">Car, de nous à nous, la confiance est vraiment,&nbsp;</span></div> <div class="rteindent2"><span style="color: #808080;">bel et bien, une étendue. (p. 15-16)</span></div> <div>&nbsp;</div> <div>Inattendue, la voix du narrateur qui émerge dans ce passage disparaît aussitôt pour rejoindre les rangs de la communauté. Elle resurgira dans quelques rares moments du texte. Comme le narrateur le répète, l’espace est le domaine privilégié de ces pirates. Il en est tout autrement du temps. Leur position temporelle est imprécise. Ils n’en savent eux-même pas grand-chose : «Sommes-nous en avance d’une guerre ? En retard / d’une reddition ?» (p. 19). Pour aborder cette question du temps, les pirates évoquent la guerre, mais en réalité, ils ne pourront jamais être dans une guerre. Les pirates n’ont pas d’ennemi. Ils se positionnent comme l’ennemi absolu de tous<a name="note5" href="#note5a"></a>[5]<sup>&nbsp;</sup>et veulent se défendre contre quiconque voudrait entraver leur liberté.&nbsp;</div> <div>&nbsp;</div> <div><span> Ne s’inscrivant dans aucune descendance, ces pirates ne s’intéressent guère au passé. Toute leur attention est portée sur la communauté et sur la circulation dans l’espace : «Nous parlons depuis des temps défunts. / L’idée que des temps puissent être défunts ne nous / pose aucun problème. / Nous ignorons tout des agonies» (p. 15) La pratique politique devient pour ces pirates l’activité la plus importante. Les pirates constituent la réussite concrète d’une théorie que le narrateur tente de nous décrire. Celui-ci nous fait le compte-rendu poétique de la réussite d’une forme politique : «Nous sommes cette expérience en actes, dans notre / triomphe et par nos désastres, de la communauté / prochaine de nos corps séparés» (p. 28) Ils sont dans un vaste espace, la mer, sur lequel ils ne peuvent avoir la mainmise. L’assemblée des pirates, à l’image de la mer, elle aussi mouvante et ouverte dans l’espace, permet à tous de se présenter selon ses différences tout en faisant partie de la communauté impossible à soumettre. Le mouvement qui est le coeur de l’assemblée permet la possibilité du négatif, permet qu’elle puisse être remise en question. À la fin du récit, le navire des pirates accoste. L’assemblée n’est désormais plus qu’un rêve déjà si ancien.<br /> </span></div> </div> <p><a name="note1a" href="#note1"></a>1&nbsp;Theodor W. Adorno, «Aldous Huxley et l’utopie», in <em>Prismes. Critique de la culture et la socitété</em>, Paris, Payot, 2003, p. 199.&nbsp;&nbsp;<br /> <a name="note2a" href="#note2"></a>2&nbsp;Liée aux mouvements punk du début des années 70, Kathy Acker est si associée à l’esprit des pirates que McKenzie Wark dédie son <em>Hacker Manifesto </em>à sa mémoire.McKenzie Wark, <em>A Hacker Manifesto</em>, Cambridge, Harvard, 2004, non paginé.<br /> <a name="note3a" href="#note3"></a>3&nbsp;Je me réfère à l’article : Razmug Reucheyan, «Philosophie politique du pirate», <em>Critique, </em>juin-juillet 2008, numéro 733-734, pp. 458-469. Il mentionne aussi l’<em>Histoire des aventuriers flibustiers </em>[1684] d’Alexandre Oexmelin et <em>The Pirate’s Own Book. Authentic Narratives of the Most Celebrated Sea Robbers</em> [1837].&nbsp;<br /> <a name="note4a" href="#note4"></a>4&nbsp;«L’assemblée est une pratique de l’espace». (p. 11)<br /> <a name="note5a" href="#note5"></a>5&nbsp;&nbsp;«Nous étions, par excellence, l’ennemi». (p. 23)</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/lassemblee-politique-des-pirates-des-mers#comments ACKER, Kathy ADORNO, Theodor W. Espace France HUXLEY, Aldoux LARNAUDIE, Mathieu Pirate Politique REUCHEYAN, Razmug Temps Utopie/dystopie WARK, McKenzie Poésie Récit(s) Mon, 01 Jun 2009 18:38:00 +0000 Amélie Paquet 126 at http://salondouble.contemporain.info L'imagination en matière de navigation http://salondouble.contemporain.info/lecture/limagination-en-matiere-de-navigation <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/marcotte-josee">Marcotte, Josée</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/du-bon-usage-des-etoiles">Du bon usage des étoiles </a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p>M&ecirc;me si l&rsquo;&eacute;clatement textuel incarne l&rsquo;une des diverses avenues exp&eacute;rimentales de la litt&eacute;rature contemporaine, le caract&egrave;re &eacute;clat&eacute; du premier roman de Dominique Fortier, <em>Du bon usage des &eacute;toiles</em>, peut, lors d&rsquo;un premier contact, d&eacute;router son lecteur. Ce dernier avait pourtant &eacute;t&eacute; averti, la quatri&egrave;me de couverture lui mentionnant qu&rsquo;un objet litt&eacute;raire singulier se trouvait entre ses mains: &laquo;un patchwork qui m&ecirc;le avec bonheur le roman au journal, l&rsquo;histoire, la po&eacute;sie, le th&eacute;&acirc;tre, le r&eacute;cit d&rsquo;aventure, le trait&eacute; scientifique et la recette d&rsquo;un plum-pudding r&eacute;ussi&raquo;.</p> <p><em>Du bon usage des &eacute;toiles </em>renferme une double qu&ecirc;te mythique. La premi&egrave;re est celle des navires Terror et Erebus, sous le commandement des capitaines Francis Crozier et John Franklin. Men&eacute;e entre 1845 et 1848, cette exp&eacute;dition qui devait percer &agrave; jour le mythique passage du Nord-Ouest, pour la gloire de l&rsquo;Angleterre, se termine fatalement dans l&rsquo;immensit&eacute; glaciaire. C&rsquo;est &agrave; partir de ce cadre historique pr&eacute;cis que Dominique Fortier &eacute;labore sa premi&egrave;re &oelig;uvre de fiction. La deuxi&egrave;me qu&ecirc;te est celle des multiples personnages: les commandants Crozier et Franklin, Adam et les matelots, les femmes demeur&eacute;es sur la terre ferme, Lady Jane Franklin et Lady Sophia. Il s&rsquo;agit d&rsquo;un voyage immobile o&ugrave; chacun tente de donner un sens &agrave; sa vie, pourchassant la transcendante v&eacute;rit&eacute; en soi et en l&rsquo;Autre.</p> <p>Alors que les deux qu&ecirc;tes s&rsquo;entrem&ecirc;lent (de soi et du passage), les &eacute;l&eacute;ments factuels et la fiction font de m&ecirc;me. L&rsquo;&oelig;uvre oscille entre narration omnisciente, po&eacute;sie narrative, extraits de journaux de Crozier et de Franklin, entr&eacute;es de dictionnaires, psaumes bibliques, partition de musique (Jean-S&eacute;bastien Bach, &laquo;Das Wohltemperierte Klavier. Praeludium I&raquo;), complainte (&laquo;Complainte de Lady Franklin (air populaire)&raquo;), recette (d&rsquo;un plum-pudding), menu (celui de la r&eacute;ception de No&euml;l de Lady Jane), pi&egrave;ce de th&eacute;&acirc;tre (&laquo;Le Voyage dans la Lune&raquo;, adaptation dramatique des <em>&Eacute;tats et Empires de la Lune</em> d&rsquo;Hector Savinien de Cyrano de Bergerac) et po&egrave;me (extrait de <em>The Veils</em> d&rsquo;Eleanor Porden). Aussi, l&rsquo;&eacute;clatement textuel et sa narrativit&eacute; d&eacute;routante participent grandement de cette logique &eacute;clat&eacute;e, o&ugrave; les individus repr&eacute;sent&eacute;s cherchent des points de rep&egrave;re.</p> <p>Les &eacute;toiles demeurent l&rsquo;outil d&rsquo;orientation le plus probant pour les marins &ndash; le ciel incarnant alors la seule r&eacute;alit&eacute; &agrave; observer et &agrave; analyser afin d&rsquo;arriver &agrave; bon port. Mais qu&rsquo;arrive-t-il lorsque nous ne savons m&ecirc;me pas quel port convoiter? Lorsque le but &agrave; atteindre nous est encore inconnu, que nous sommes en qu&ecirc;te d&rsquo;une qu&ecirc;te &ndash; comme cette Sophia qui veut donner un sens &agrave; sa vie &ndash; ou que nous devons trouver les ressources pour tout simplement continuer d&rsquo;avancer&hellip;&nbsp; Alors que la jeune Sophia est de plus en plus d&eacute;soeuvr&eacute;e, pour les matelots, l&rsquo;objectif &agrave; atteindre appara&icirc;t de plus en plus fuyant, voire chim&eacute;rique, et ceux-ci cherchent &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur d&rsquo;eux-m&ecirc;mes une v&eacute;rit&eacute; &agrave; laquelle se raccrocher qui leur am&egrave;nerait la paix.</p> <p>Quand Sophia demande &agrave; Francis Crozier de discourir sur les &eacute;toiles, ce dernier lui confie&nbsp;:<br /> &nbsp;</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Quand j&rsquo;&eacute;tais petit, commen&ccedil;a-t-il sans la regarder, nous avions &agrave; la maison trois livres&nbsp;: la Bible, un almanach &eacute;corn&eacute; et un vieil ouvrage d&rsquo;astronomie r&eacute;cup&eacute;r&eacute; de je ne sais o&ugrave;, auquel il manquait la moiti&eacute; des pages. Ainsi, apr&egrave;s avoir appris &agrave; reconna&icirc;tre Orion, Cassiop&eacute;e, la Grande et la Petite Ourses, j&rsquo;ai d&ucirc; me r&eacute;soudre &agrave; inventer le reste. De la fen&ecirc;tre de ma chambre sous les combles, je distinguais dans le ciel noir la constellation du cochon, celle de la Poule&nbsp; et celle de l&rsquo;&Eacute;pi de Bl&eacute;. Il y avait aussi Mr. Pincher, le forgeron du village, avec son nez crochu, le Hibou et la Chaise perc&eacute;e. (p. 203-204)<br /> </span></p> <p>Au-del&agrave; de la r&eacute;alit&eacute;, la fabulation nous permet d&rsquo;avancer. C&rsquo;est dans cette perspective qu&rsquo;&agrave; la fin du roman, Sophia fait une double d&eacute;couverte&nbsp;: elle r&eacute;alise qu&rsquo;elle est amoureuse de Crozier, que son destin est inexorablement li&eacute; au sien, un soir o&ugrave;, admirant la vo&ucirc;te &eacute;toil&eacute;e, elle y d&eacute;couvre la constellation de la Chaise perc&eacute;e, cette pure invention de Crozier. De la fabulation na&icirc;t la v&eacute;rit&eacute; cach&eacute;e au c&oelig;ur de la jeune femme. Sophia s&rsquo;abandonne alors &agrave; l&rsquo;imagination, elle scrute le ciel &agrave; la recherche d&rsquo;autres constellations invent&eacute;es, et elle r&eacute;organise les &eacute;toiles. Cet amour appara&icirc;t donc &agrave; Sophia (trop tard) en m&ecirc;me temps que les plaisirs de l&rsquo;action imaginante.<br /> &nbsp;</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">On veut toujours que l&rsquo;imagination soit la facult&eacute; de former des images. Or elle est plut&ocirc;t la facult&eacute; de d&eacute;former les images fournies par la perception, elle est surtout la facult&eacute; de nous lib&eacute;rer des images premi&egrave;res, de changer les images. S&rsquo;il n&rsquo;y a pas de changement d&rsquo;images, union inattendue des images, il n&rsquo;y a pas d&rsquo;imagination, il n&rsquo;y a pas d&rsquo;action imaginante<a name="note1" href="#note1a">[1]</a>.</span></p> <p> L&rsquo;op&eacute;ration &agrave; laquelle se livre Sophia n&rsquo;est pas si diff&eacute;rente de celle du lecteur qui explore <em>Du bon usage des &eacute;toiles</em>, ce dernier r&eacute;organisant les diff&eacute;rents fragments de l&rsquo;oeuvre afin de produire du sens.</p> <p>Apr&egrave;s coup, cette &oelig;uvre n&rsquo;est pas si d&eacute;concertante. Sur les cartes de Lady Jane Franklin, les &laquo;&icirc;les et p&eacute;ninsules r&eacute;els ou imaginaires&raquo; (p. 340) se fondent finalement en un tout. Le lecteur, consentant, a particip&eacute; au voyage qui lui &eacute;tait propos&eacute;, il l&rsquo;a accept&eacute; en entier. Il a vogu&eacute; sur les pages &agrave; la recherche de ses propres points de rep&egrave;re, o&ugrave; les &eacute;clats textuels incarnent autant de vagues. Il a d&eacute;couvert ce fil, qui a bien l&rsquo;apparence d&rsquo;une conclusion: <em>Du bon usage des &eacute;toiles</em> op&egrave;re une valorisation de la fabulation comme outil probant dans la qu&ecirc;te de soi et d&rsquo;une paix int&eacute;rieure. L&rsquo;imagination et la po&eacute;sie, en mati&egrave;re de navigation, ne se soldent pas par une catastrophe, mais nous entra&icirc;nent ailleurs, un ailleurs plus pr&egrave;s de soi et de l&rsquo;Autre.<br /> &nbsp;</p> <p><a name="note1a" href="#note1">1</a> Gaston Bachelard, <em>L'Air et les songes. Essai sur l'imagination en mouvement</em>, Paris, Jos&eacute; Corti (Rien de commun), 1994 [1938], p. 7.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/limagination-en-matiere-de-navigation#comments BACHELARD, Gaston Éclatement textuel Espace Fabulation FORTIER, Dominique Imaginaire Québec Roman Thu, 23 Apr 2009 13:09:00 +0000 Josée Marcotte 103 at http://salondouble.contemporain.info Entre réalisme magique et paranoïa narrative http://salondouble.contemporain.info/lecture/entre-realisme-magique-et-paranoia-narrative <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/landry-pierre-luc">Landry, Pierre-Luc </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/mon-coeur-a-letroit">Mon coeur à l&#039;étroit</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p align="justify">Le dernier roman de Marie NDiaye, <em>Mon c&oelig;ur &agrave; l&rsquo;&eacute;troit</em>, diff&egrave;re l&eacute;g&egrave;rement du reste de la production romanesque de la prolifique auteure fran&ccedil;aise, non seulement parce qu&rsquo;il para&icirc;t chez Gallimard ⎯ et non chez Minuit (ce qui pourrait &ecirc;tre symptomatique d&rsquo;une nouvelle p&eacute;riode cr&eacute;atrice, de la recherche d&rsquo;un nouveau public ou d&rsquo;une meilleure diffusion, par exemple et entre autres) ⎯, mais aussi parce que la narration est assur&eacute;e par un personnage pr&eacute;sent dans le r&eacute;cit ⎯ et non par un narrateur omniscient. Au premier abord, cette distinction ne change pas grand-chose: on retrouve dans <em>Mon c&oelig;ur &agrave; l&rsquo;&eacute;troit</em> des th&egrave;mes et des situations que l&rsquo;on reconna&icirc;t si l&rsquo;on a c&ocirc;toy&eacute; l&rsquo;&oelig;uvre de NDiaye. Et, d&rsquo;ailleurs, certains de ses romans pr&eacute;c&eacute;dents sont parus chez d&rsquo;autres &eacute;diteurs (<em>Com&eacute;die classique</em> chez P.O.L, par exemple) ou sont racont&eacute;s &agrave; la premi&egrave;re personne du singulier, au &laquo; je &raquo; (<em>La Sorci&egrave;re</em>). Il est donc ici question d&rsquo;une qu&ecirc;te, celle des raisons qui poussent le monde &agrave; rejeter et m&eacute;priser soudainement Ange et Nadia, deux instituteurs de Bordeaux pourtant jusque-l&agrave; respect&eacute;s, sinon tol&eacute;r&eacute;s. On sera aussi en contact avec une multitude d&rsquo;&eacute;v&eacute;nements surnaturels qui vont d&rsquo;un brouillard envahissant qui modifie la g&eacute;ographie de la ville &agrave; la gestation d&rsquo;une sorte de f&oelig;tus d&eacute;moniaque d&rsquo;origine inconnue. Nadia, le personnage principal, &agrave; l&rsquo;image de ses pr&eacute;d&eacute;cesseures fictionnelles (Fanny dans <em>En famille</em>, par exemple), cherche &agrave; comprendre pour quelles raisons ces &eacute;v&eacute;nements surviennent dans sa vie. Pourquoi a-t-on charcut&eacute; son mari? Pourquoi la traite-t-on d&rsquo;infid&egrave;le dans la rue? Pourquoi son voisin, qu&rsquo;elle a toujours m&eacute;pris&eacute; et &agrave; qui elle n&rsquo;a jamais vraiment adress&eacute; la parole, pourquoi son voisin, donc, s&rsquo;offre-t-il de l&rsquo;engraisser de nourritures d&eacute;licieuses tout en prenant soin de son mari mourant? &laquo;Qu&rsquo;ai-je donc fait, et &agrave; qui?&raquo; (p. 9) se demande-t-elle d&rsquo;entr&eacute;e de jeu. On ne le saura jamais&hellip;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Parcours du personnage</strong></span></p> <p align="justify">D&egrave;s l&rsquo;incipit, Nadia entre en qu&ecirc;te. Elle se demande d&rsquo;abord si elle est vraiment la victime d&rsquo;un quelconque ostracisme. Puis les &eacute;v&eacute;nements font en sorte qu&rsquo;elle ne puisse plus en douter. Elle cherche &agrave; comprendre et questionne &agrave; cet effet la pharmacienne, qui lui r&eacute;pond de fa&ccedil;on plut&ocirc;t &eacute;vasive:</p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">C&rsquo;est &ccedil;a que vous devez comprendre, oh, je vous en prie, comprenez-le, c&rsquo;est que&hellip; vous et votre mari, vous n&rsquo;avez rien de sp&eacute;cial. Ce n&rsquo;est pas vous, pr&eacute;cis&eacute;ment vous, que cette ignominie attaque, d&rsquo;ailleurs qui vous conna&icirc;t, hein? &Agrave; part quelques individus qui, comme moi&hellip; Mais non, ce n&rsquo;est pas vous, c&rsquo;est&hellip; comment l&rsquo;exprimer&hellip; le caract&egrave;re intouchable de ce que vous &ecirc;tes, votre&hellip; votre raideur et votre puret&eacute;, votre aspect et vos habitudes, oh, comment l&rsquo;exprimer&hellip; [&hellip;] Vous portez sur votre figure ce qu&rsquo;on ne supporte pas d&rsquo;y voir&hellip; sur aucune figure&hellip; et c&rsquo;est quelque chose de profond&eacute;ment r&eacute;pugnant. (p. 28)</span></p> <p align="justify">Tandis que son mari pourrit dans la chambre conjugale et que Noget, le voisin &agrave; l&rsquo;apparence r&eacute;pugnante, s&rsquo;occupe de les nourrir tous les deux, Nadia doute. Ne s&rsquo;est-elle pas, finalement, imagin&eacute; &ecirc;tre victime de quelque chose? Toutefois, ce doute ne persiste pas: &laquo;Oui, ainsi, tout est notre faute ⎯ la responsabilit&eacute; de cette monstrueuse incompr&eacute;hension, elle nous revient &agrave; nous deux, mon cher Ange et moi.&raquo; (p. 74) Nadia d&eacute;cide de quitter Bordeaux, d&rsquo;autant plus que tout le monde la presse d&rsquo;en faire ainsi. Elle r&egrave;gle quelques trucs avec son ancien mari, le p&egrave;re de son fils chez qui elle d&eacute;cide d&rsquo;aller refaire sa vie, en attendant que Ange se soit r&eacute;tabli et qu&rsquo;il la rejoigne l&agrave;-bas. Elle s&rsquo;en va donc, plus grosse que jamais, convaincue que c&rsquo;est l&agrave; le r&eacute;sultat de l&rsquo;action conjugu&eacute;e de toute la nourriture lourde ing&eacute;r&eacute;e sous les bons soins de Noget, et de la m&eacute;nopause qu&rsquo;elle entame selon elle. En route vers la Corse (o&ugrave; habite Ralph, son fils, ainsi que sa femme Yasmine et leur fille Souhar), elle croise une jeune femme qui se montre charmante et pleine de bonnes intentions &agrave; son &eacute;gard. Est-elle seulement morte ou vivante, cette Nathalie? En effet, lors d&rsquo;une nuit pass&eacute;e en voiture, elle montre &agrave; Nadia un visage bien diff&eacute;rent de celui qu&rsquo;elle arborait quelques heures auparavant:</p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Elle tourne la t&ecirc;te vers moi de trois quarts. Je pousse un cri, ferme les yeux. Je les rouvre pour les garder fix&eacute;s devant moi. Une face assombrie et priv&eacute;e de toute chair, une t&ecirc;te de cadavre d&eacute;j&agrave; d&eacute;compos&eacute; sur laquelle on aurait pos&eacute; par d&eacute;rision ou d&eacute;sir d&rsquo;&eacute;pouvanter une perruque blonde. Mes l&egrave;vres et mes mains tremblent. Nathalie est morte, me dis-je. Comment est-ce possible? Quelle est la r&eacute;alit&eacute; de tout cela? (p. 207)</span></p> <p align="justify">Quelle est la r&eacute;alit&eacute; de tout cela, en effet? Nous y reviendrons. Nadia arrive chez son fils pour constater qu&rsquo;il habite d&eacute;sormais avec une femme nomm&eacute;e Wilma et qu&rsquo;on ne doit parler dans leur maison ni de Yasmine ni de Souhar. Wilma, gyn&eacute;cologue professionnelle, ausculte Nadia et confirme ce que Noget lui avait affirm&eacute; au moment de son d&eacute;part de Bordeaux: elle est enceinte de quelque chose de &laquo;diabolique&raquo; (p. 250) Les retrouvailles entre la m&egrave;re et le fils sont am&egrave;res et la pr&eacute;sence de Wilma dans la grande maison froide ne vient pas all&eacute;ger l&rsquo;atmosph&egrave;re. Nadia constate sa faute et les cons&eacute;quences de cette m&ecirc;me faute, toujours innomm&eacute;e: &laquo;Je suis marqu&eacute;e, me dis-je, des stigmates &eacute;vidents d&rsquo;une ignominie, quand bien m&ecirc;me elle n&rsquo;a pas de nom.&raquo; (p. 265) Elle retrouve ensuite, par hasard &agrave; San Augusto, ses vieux parents qui y habitent d&eacute;sormais et qui prennent soin de Souhar, en cachette de Wilma. Cette derni&egrave;re aurait, selon eux, cuisin&eacute; Yasmine; ils prot&egrave;gent la petite d&rsquo;un sort semblable. Nadia s&rsquo;installe chez eux, bien qu&rsquo;elle ne les ait pas vus depuis plus de trente-cinq ans. Elle accouche, en silence et en secret, d&rsquo;une &laquo;chose noire et luisante, fugitive&raquo; (p. 295) qui se sauve d&rsquo;elle-m&ecirc;me de la maison familiale. Finalement, Nadia rencontre Ange sur la plage, tout &agrave; fait gu&eacute;ri, et sa nouvelle compagne ⎯ Corinna Daoui, amie d&rsquo;enfance de Nadia, prostitu&eacute;e, derni&egrave;re flamme connue de son ex-mari qui vient tout juste de mourir. Ils prennent du soleil et s&rsquo;amusent, bronz&eacute;s comme des vacanciers. Nadia refuse de se joindre &agrave; eux pour prendre un verre. Le r&eacute;cit se termine sur ce refus.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>R&eacute;alisme magique qui se refuse et parano&iuml;a narrative</strong></span></p> <p align="justify">S&rsquo;il est plut&ocirc;t ais&eacute; de d&eacute;montrer que le r&eacute;alisme magique caract&eacute;rise bien certains autres titres de Marie NDiaye (<em>La Sorci&egrave;re</em> en est un exemple fort int&eacute;ressant), le cas est bien diff&eacute;rent avec <em>Mon c&oelig;ur &agrave; l&rsquo;&eacute;troit</em>. Pour &ecirc;tre r&eacute;aliste magique une fiction doit r&eacute;pondre aux trois crit&egrave;res suivants: tout d&rsquo;abord, le surnaturel dans le texte ne doit pas &ecirc;tre pr&eacute;sent&eacute; comme probl&eacute;matique; ensuite, la contradiction ou l&rsquo;opposition entre le naturel et le surnaturel doit &ecirc;tre r&eacute;solue dans la fiction; finalement, il ne doit pas y avoir de jugement par rapport &agrave; la v&eacute;racit&eacute; des &eacute;v&eacute;nements dans la fiction, les deux niveaux de r&eacute;alit&eacute; n&rsquo;&eacute;tant pas hi&eacute;rarchis&eacute;s<a name="note1" href="#note1a">[1]</a>. Ces trois conditions, bien qu&rsquo;elles n&rsquo;impliquent pas n&eacute;cessairement que la narration soit assum&eacute;e par une instance ext&eacute;rieure au r&eacute;cit, sont plus facilement remplies lorsque l&rsquo;histoire est racont&eacute;e par un narrateur qui n&rsquo;agit pas &agrave; titre de personnage dans le monde fictionnel du roman. Dans <em>Mon c&oelig;ur &agrave; l&rsquo;&eacute;troit</em>, Nadia est l&rsquo;unique narratrice de son r&eacute;cit et c&rsquo;est &agrave; travers son regard et sa focalisation que la suite &eacute;v&eacute;nementielle parvient jusqu&rsquo;au lecteur. Les descriptions op&eacute;r&eacute;es par Nadia orientent donc la lecture et forcent le rejet de l&rsquo;hypoth&egrave;se du r&eacute;alisme magique. Par exemple: &laquo;Le tram passe juste derri&egrave;re moi dans un sifflement furieux. / <em>Le tramway me guette, cherche &agrave; me pi&eacute;ger, il fonce pour m&rsquo;&eacute;craser, volontairement</em>.&raquo; (p. 119, l&rsquo;italique est originale.) Le tramway de Bordeaux cherche-t-il vraiment &agrave; la tuer, ou ne s&rsquo;agit-il pas plut&ocirc;t d&rsquo;une hallucination de sa part, d&rsquo;une perception parano&iuml;aque d&rsquo;un &eacute;v&eacute;nement tout &agrave; fait naturel? La question se pose, d&rsquo;autant plus que l&rsquo;utilisation de l&rsquo;italique dans un contexte comme celui-ci oppose les deux niveaux de&nbsp; &laquo;r&eacute;alit&eacute;&raquo;: d&rsquo;un c&ocirc;t&eacute;, celui du tramway qui circule sur ses rails; de l&rsquo;autre, celui du tramway anim&eacute; de pulsions et de d&eacute;sirs n&eacute;gatifs &agrave; l&rsquo;&eacute;gard de Nadia. Plus loin, elle affirme que le brouillard change la g&eacute;ographie de sa ville qu&rsquo;elle conna&icirc;t par c&oelig;ur, que cette ville qu&rsquo;elle aime tant cherche d&eacute;sormais &agrave; la tromper:</p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">C&rsquo;est donc que la ville elle-m&ecirc;me cherche &agrave; me fourvoyer, ma ch&egrave;re ville dont je croyais la fid&eacute;lit&eacute; irr&eacute;ductible.(p. 123)<br /> Il me semble que la ville se contorsionne sous mes yeux &ndash; l&agrave;, une rue se d&eacute;ploie et s&rsquo;affine, &agrave; c&ocirc;t&eacute; le boulevard s&rsquo;&eacute;largit et multiplie ses virages. C&rsquo;est le brouillard, me dis-je, ce sont ces longues bandes blanches mouvantes qui d&eacute;naturent les perspectives. N&rsquo;est-ce pas le brouillard, vraiment? (p. 124)</span></p> <p align="justify">La narration est modul&eacute;e tant&ocirc;t par l&rsquo;utilisation de l&rsquo;italique, tant&ocirc;t par le choix des mots employ&eacute;s par le personnage: &laquo;Il me semble&raquo;, &laquo;Ou bien&raquo;, &laquo;me dis-je&raquo;, etc. &Agrave; nous, il semble qu&rsquo;on tente de freiner les inf&eacute;rences interpr&eacute;tatives du lecteur: la r&eacute;ponse que fournirait le r&eacute;alisme magique &eacute;tant &eacute;cart&eacute;e, que reste-t-il? Rien, sinon un doute. Nadia &eacute;tait-elle enceinte? A-t-elle vraiment donn&eacute; naissance &agrave; une sorte de d&eacute;mon qui a ensuite pris la fuite? Wilma mange-t-elle vraiment de la viande humaine? Tant de questions qui ne trouvent pourtant pas de r&eacute;ponse dans l&rsquo;univers du texte. D&rsquo;ailleurs, qu&rsquo;en est-il de cet ostracisme dont ont &eacute;t&eacute; victimes Ange et Nadia? Il ne nous reste qu&rsquo;&agrave; postuler que nous sommes mis en pr&eacute;sence d&rsquo;une narration parano&iuml;aque dans Mon c&oelig;ur &agrave; l&rsquo;&eacute;troit. Nadia s&rsquo;imagine peut-&ecirc;tre bien des choses, mais tout de m&ecirc;me; cette r&eacute;ponse formul&eacute;e trop vite ne permet pas de faire sens du tout probl&eacute;matique qu&rsquo;est le roman de NDiaye.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Et la litt&eacute;rature ?</strong></span></p> <p align="justify">Nul besoin de r&eacute;p&eacute;ter que le r&eacute;cit, chez NDiaye, ne se conforte pas dans les avenues attendues des sch&eacute;mas narratifs communs. C&rsquo;est ce que l&rsquo;on constate d&rsquo;ailleurs une fois de plus avec Mon c&oelig;ur &agrave; l&rsquo;&eacute;troit: il est &eacute;vident que le paradigme narratif est remis en question, brass&eacute; un peu, mis &agrave; mal, m&ecirc;me. Quant au passage de NDiaye de Minuit vers Gallimard&hellip; s&rsquo;il est symptomatique de quelque chose, ce n&rsquo;est certainement pas d&rsquo;un renouvellement de sa propre vraisemblance po&eacute;tique: <em>Mon c&oelig;ur &agrave; l&rsquo;&eacute;troit</em> s&rsquo;inscrit dans la continuit&eacute; et ne marque pas de nouvelle &laquo;p&eacute;riode&raquo; dans l&rsquo;&oelig;uvre de l&rsquo;auteure.</p> <p><a name="note1a" href="#note1">1</a>Voir, entre autres, Amaryll Beatrice Chanady, <em>Magical Realism and the Fantastic: Resolved Versus Unresolved Antinomy</em>, New York &amp; London, Garland Publishing, Inc., 1985.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/entre-realisme-magique-et-paranoia-narrative#comments Espace France Indétermination NDIAYE, Marie Réalisme magique Roman Fri, 20 Mar 2009 13:12:00 +0000 Pierre-Luc Landry 87 at http://salondouble.contemporain.info