Salon double - Esthétique http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/286/0 fr La Pologne... quelle Pologne? Studio de lecture #3 http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-pologne-quelle-pologne-studio-de-lecture-3 <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/berard-cassie">Bérard, Cassie</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/blanchard-christian">Blanchard, Christian</a> </div> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/landry-pierre-luc">Landry, Pierre-Luc </a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/petruzziello-treveur">Petruzziello, Treveur</a> </div> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/saint-yves-myriam">Saint-Yves, Myriam</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-pologne-autres-recits-de-lest">La pologne &amp; autres récits de l&#039;est</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;"><strong>Myriam Saint-Yves [MS]</strong>: Bien avant d’essayer de résumer <em>La pologne</em>, je sens le besoin de comprendre la <em>chose,</em> le projet, l’intention (même si certains y verront peut-être un exercice futile). Avant d’attaquer la lecture, la quatrième de couverture me semblait à la fois intriguante et rassurante:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;">Quoi de commun entre des guerres cosmicomiques et le délire d’un auteur draguant les filles dans les cafétérias? Entre le monde contemporain en prise à ses frissons médiatiques paranoïaques et les errances immorales d’une tribu en Sibérie? On l’aura compris: <em>La pologne </em>n’est ni un carnet de voyage ni un roman historique. <em>La pologne </em>dresse plutôt, dans des fictions postréalistes, la carte d’un vaste espace intérieur. Résolument à l’est (pour ne pas dire à l’ouest) et dans un ton très bédéesque, <em>La pologne</em> met en scène, de façon drôle et énigmatique, nos frousses à tous, nos angoissantes questions existentielles à nous, humains sans foi ni loi, sortis de terre dans la seconde moitié du XXe siècle.</span></p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Il me semble que la définition du livre par la négative aurait dû éveiller quelques soupçons: on comprend vite ce que le livre n’est pas, mais comment expliquer ce qu’il est (au-delà de l’intuitif «c’est spécial»)? Pour moi, cela demeure un mystère, autant en ce qui concerne l’écriture, la forme et le genre qu’en ce qui concerne le récit. D’ailleurs, cette appelation de «récits» qui figure en couverture me semble être un vague fourre-tout, un leurre éditorial.</p> <p style="text-align: justify;">Pour ce qui est de l’écriture de Tholomé, la piste du ton bédéesque aide (un peu) à apprivoiser le rythme saccadé du texte, même si, personnellement, j’ai compris la construction assez tard dans ma lecture. Dans la première partie, j’y ai vu une tentative de reproduire le découpage visuel propre à la bande dessinée. En effet le lecteur de <em>La pologne...</em> saisit le texte par morceaux, un peu comme on procède quand on déchiffre une page de bande-dessinée, en lisant d’abord l’encadré, puis les images, et enfin le texte dans les phylactères. Cela expliquerait du moins l’abondance des «de sorte que» et des marqueurs temporels isolés, qui, selon ma théorie, représenteraient le passage d’une case à l’autre. Dans la seconde partie, il me semble que la dynamique du texte change: on lit plutôt des monologues sans cesse interrompus. Le hic, c’est que cette écriture par hoquets m’a fait perdre le fil… J’ai bien ri, j’ai à peu près saisi chaque récit séparément… mais je n’ai rien retenu du tout! C’est comme si je n’avais pas réussi à assembler toutes les miettes que nous jette Vincent Tholomé.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>Treveur Petruzziello [TP]</strong>: Je souhaite poursuivre la réflexion qu’a entamée Myriam sur le ton bédéesque de <em>La pologne &amp; autres récits de l’est</em>. Si cette écriture saccadée a pu incommoder certains lecteurs, elle m’a séduit. Dès l’incipit, la profusion de marques de ponctuation (le point, uniquement), de concert avec les répétitions, les redites et les interjections, m’ont donné l’impression que la narration n’était qu’un flot de paroles prononcées par les personnages. Un peu, comme le soulevait Myriam, comme s’il nous était donné à lire une succession de bulles.</p> <p style="text-align: justify;">Il importe ici, avant que je ne continue, que je résume le premier «récit», «La pologne», sur lequel je m’attarderai. Tous les matins vers neuf heures, vincent tholomé se rend dans une cafétéria de namurland où il commande deux croissants et un café. À une table, il s’assoit dans l’attente qu’une bébi, «une belle femme si tu veux» (p.9), s’installe près de lui pour qu’il puisse lui parler de dieu la pologne. Vincent tholomé lui raconte alors, et ce, malgré le peu d’intérêt dont lui fait part son interlocutrice, comment dieu la pologne s’immisce dans son quotidien, ayant comme seul but de l’importuner.</p> <p style="text-align: justify;">Je dois avouer avoir d’abord cru que dieu la pologne était une pure invention de vincent tholomé, lui permettant de philosopher sur l’existence, mais j’ai eu tôt fait de m’apercevoir que dieu la pologne était un personnage autonome. S’ajoute à celui-ci le diable de l’enfer: «Le problème est. [...] Que le diable de l’enfer et [dieu la pologne] veul[ent]. Pareillement. Faire ami-ami avec l’esprit de vincent tholomé» (p.26). Par leur présence et leur intention, il y a là quelque chose de très bédéesque. Comment ne pas s’imaginer un diable miniature converser avec un ange au-dessus de la tête de vincent tholomé? Comment ne pas songer à Milou, dans l’album <em>Tintin au Tibet</em>, qui observe des gouttes de whisky se répandre sur le flanc d’une montagne alors que, tour à tour, un diable et un ange tentent d’influencer ses agissements?</p> <p style="text-align: justify;">Il m’apparaît intéressant de soulever qu’alors que je croyais, comme je l’ai mentionné précédemment, que vincent tholomé était en contrôle de son existence et de celle de dieu la pologne, c’est l’inverse qui se produit. Dieu la pologne «est à sa planche à dessin» (p.29) et observe le protagoniste. Ici, vincent tholomé, personnage que l’on pourrait aisément associer à l’auteur (ou à «un» auteur) et, donc, à celui qui crée, est créé. C’est en quelque sorte dieu la pologne, bédéiste «suçot[ant] un bout de crayon sur sa planche à dessin» (p.29) et créateur, qui invente vincent tholomé et le manipule comme un pantin.</p> <p style="text-align: justify;">La mise en scène d’un personnage dieu-créateur, qui n’est pas le protagoniste, fait écho à une réflexion que j’ai eue dès l’incipit à la lecture de cet extrait: «Le type. Vincent tholomé. Oui. Mais tu peux l’appeler autrement si tu veux. Tu peux l’appeler raoul duquet. Ou olive dukajmo. Ou que sais-je encore. Moi je dis vincent tholomé. Je préfère l’appeler comme ça. Ça ne concerne personne comme ça. Gêne personne. Etc. Bon» (p.9). Les diverses appellations possibles de même que l’absence de majuscules au début des noms banalisent la singularité du personnage, comme si, dans cette fiction, tout se vaut, comme si tout est interchangeable. Comme si un «dieu manipulateur» peut tout remodeler à sa façon.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>Cassie Bérard [CB]</strong>: L’interprétation qui suit. Est brève. Et un peu tordue. Elle veut mettre en parallèle. Des idées qui ont été nommées jusqu'à maintenant dans la discussion. Et qui ont surgi tout au long de ma lecture. Elle veut donner un sens aux mots. «récit». «invention». «dieu créateur».</p> <p style="text-align: justify;">La clé de ce livre éclaté se trouve. Pour moi. Dans la notion de récit. Même si la clé de ce livre ne l’ouvre qu’à demi. Pourquoi ne pas prendre ces courts textes comme des récits. Des histoires racontées. Pourquoi dieu la pologne ne peut-il pas être considéré. Comme un narrateur. Dieu la pologne parle de vincent tholomé et vincent tholomé parle de dieu la pologne.</p> <p style="text-align: justify;">J’ai l’impression que ce «dieu manipulateur» agit sur l’auteur. Comme toute création agit sur son créateur. Dieu la pologne pourrait-il être la part de création. De vincent tholomé. Vincent tholomé est amené à raconter des anecdotes. Et il se laisse influencer par ce qui l’occupe. Par ce qui l’entoure. Les faits. Les gestes. Jusqu’à user d’un langage complètement déconstruit. Jusqu’à une syntaxe et une ponctuation improbables. Dieu la pologne. Après tout. Ne «tente[-t-il pas] de revenir dans l’esprit de vincent tholomé» (p.11). Comme l’indique le titre de l’essai #1.</p> <p style="text-align: justify;">Dans ce qui tient lieu de préface. Une réflexion s’élabore: «il ne suffit que d’un seul esprit. Un seul polonais. Pour que dieu la pologne existe. Il dit qu’il en va de même avec n’importe quoi qui te vient à l’esprit. En fait. Ajoute-t-il. Je dis dieu la pologne mais ça pourrait être n’importe quoi» (p.10). Un seul polonais n’a rien à voir avec la pologne. Puisque ça aurait tout aussi bien pu être namurland. Un seul polonais c’est celui qui est porteur de la parole. Dieu la pologne c’est l’idée qui s’impose. L’idée même de conception d’un récit. C’est aussi abstrait que le fait de nommer la chose dieu la pologne. Aussi complexe que d’essayer de donner un sens à tout ça. Bon.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>Pierre-Luc Landry [PLL]: </strong>Je dois avouer, maintenant que mes collègues ont dit quelque chose d’assez intelligent sur le texte, que j’ai été profondément ennuyé par <em>La pologne…</em>, au point de remettre toujours au lendemain mon intervention pour ce studio de lecture. Un petit livre d’à peine 93 pages ne m’aura jamais paru aussi long. Reste que certaines choses intéressantes peuvent être dites sur ce collage de trois récits. Dans le premier, le terme «essai» est employé à plusieurs reprises dans les intertitres. Il me semble qu’il y a là une piste pour quiconque tente de comprendre ce qui se passe sous ses yeux de lecteur. J’entends donc «essai» au sens de «tentative», et cela ouvre grandes les portes de l’intelligibilité. Il y a des personnages et un embryon d’intrigue, une certaine narrativité, donc, mais le récit n’advient pas et le langage est constamment déconstruit. On pense à Ionesco et à Chevillard, comme si on lisait un hybride entre <em>La cantatrice chauve</em> et <em>La nébuleuse du Crabe</em>, un hybride qui a exacerbé ce qui était prégnant chez ses parents génétiques pour créer un clone insupportable que l’on peine à lire et à comprendre. «Tentative», donc —j’y reviens—, tentative de récit, tentative de narration. Exploration formelle poussée à l’extrême. «Rien n’arrive», écrit le narrateur (p.16). S’agit-il d’une prise de position? Aurait-on affaire à une parodie de roman, à une caricature de récit?</p> <p style="text-align: justify;">Je ne parle pas d’Ionesco pour faire beau. La façon dont Cassie a formulé son intervention, un peu plus haut, montre bien l’économie du texte, qui fonctionne par à-coups, par répétitions, martellements, coïts interrompus avec la phrase syntaxique. Comme si le narrateur voulait subvertir le langage, comme s’il refusait d’en faire un usage normal pour créer, en quelque sorte, une espèce de bégaiement narratif qui teintera les trois textes colligés dans le livre. Le langage, tout comme le récit, ne sert plus à communiquer; c’est ce que j’appellerais de «l’art pour l’art» si j’étais parnassien. Mais je ne le suis pas; ce double mouvement de bafouillage —bafouillage du langage et bafouillage du récit— m’a beaucoup dérangé. Mais je ne sais pas pourquoi. J’accepte d’ordinaire assez facilement les expérimentations formelles. Laissez-moi le temps d’y réfléchir encore un peu.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>Christian Blanchard [CBL]</strong> : D'entrée de jeu, je remercie Pierre-Luc de s'être ouvertement exprimé: même après avoir lu les différentes interventions —qui offrent d'excellentes pistes au sujet de <em>La pologne</em>— je suis encore un peu coi devant ces «récits», dont la lecture était, je l'avoue à mon tour, pénible. Bon. C'est dit. Et re-dit. Bon. Le rythme saccadé de la lecture où le nom propre devient pronom et où l'adjectif devient nom propre («Broyeur et Goitre») m'a laissé sans boussole dans ma recherche d'une clé à découvrir. Sauf pour un cocasse flash d'une version postapocalyptique du film <em>Chicken Run</em>, amusante vision que mon esprit a bien voulu me concocter, j'avoue que rien ne m'est encore clairement apparu dans le recueil de Tholomé.</p> <p style="text-align: justify;">Deux choses m'ont toutefois marqué à la lecture de <em>La pologne</em>: la quasi-absence de noms propres et la fin du recueil où le lien est effectué entre les différents protagonistes rencontrés au fil de la lecture. On peut donc avancer que le nom n'a pas une grande importance dans le texte, si l'on se fie au passage libre dans l'écriture du nom propre au nom commun. Toutefois, des indices onomastiques tels que «Broyeur et Goitre» (les seuls noms propres, il me semble, dans le recueil) m'amènent également à croire, à la suite de la réflexion de Treveur, que l'auteur désire instaurer non pas des personnages, mais des types interchangeables et utilitaires, qui s'inscrivent dans un projet d'une visée universelle (car comment songer au «grand cosmos» sans viser une pensée universelle de l'existence?). Ainsi, partant d'un récit éclaté, le recueil se termine sur un rassemblement général (à travers une certaine ironie de situation) des personnage-types, en les inscrivant dans une réalité homogène. C'est donc dire que ce n'est pas la personne qui est importante, mais le rôle qu'elle joue, qu'elle comble, dans l'orchestration du «grand cosmos», comme l'atteste cette rencontre de réflexions existentielles multiples rassemblées en une existence commune. Dieu la pologne, grand marionnettiste, aurait-il tressé tous les fils, savamment conçus, interreliés et attribués, à partir de sa table à <em>dessein</em>?</p> <p style="text-align: justify;"><strong>PLL: </strong>Oana Panaïté, dans un article sur les «Poétiques du personnage contemporain», écrit ceci: «Car si l’idée d’un être fictionnel dépourvu d’attributs personnels tels que nom, caractère, situation sociale, possessions matérielles pouvait susciter la polémique il y a un demi-siècle, elle relève aujourd’hui de l’évidence dans la théorie comme dans la pratique de la fiction» (2007: 499). <em>La pologne…</em> n’a pas le potentiel subvertif des <em>Gommes</em> de Robbe-Grillet par exemple qui, il y a presque soixante ans, a choqué le public par ses personnages désincarnés, un peu anonymes. Ici, des personnages, y en a-t-il vraiment? Il y a récit donc il y aurait des personnages, mais réduits à leur degré zéro, à un point tel qu’il ne reste que le langage —et que celui-ci n’a rien pour me retenir, avec ses hachures au final assez insupportables. J’en arrive à me demander ceci: que dire d’autre à propos de ce bouquin et qu’il serait pertinent de relever?</p> <p style="text-align: justify;"><strong>CB</strong>: Difficile en effet d’aller plus loin dans l’analyse de cette œuvre qui se déconstruit sous nos yeux. Difficile d’en extirper du sens sans tomber dans l’interprétation à outrance, où chaque hypothèse de lecture peut être démentie, car trop peu appuyée par le texte fuyant. On peut parler d’un langage réinventé, mais on ne saisit pas le projet. On peut parler de rapprochements avec le conte, des anecdotes sur l’étrangeté du monde, chapeautées par des sous-titres à la <em>Gargantua</em>: «où l’on s’insinue subrepticement dans les coulisses d’un hôpital spécialisé; où l’on se dit qu’il est heureux qu’on porte ici des gants de latex et des blouses vertes désinfectées» (p.57). On peut, en ce sens, retrouver l’exercice que proposait Hervé Bouchard dans <em>Mailloux. Histoires de novembre et de juin</em>: «Où il est dit que Jacques Mailloux reçut en songe les mots qui le font» (p.17). Dans l’une et l’autre des œuvres, ce procédé veut appuyer l’étrangeté de l’univers qui se déploiera. Dans <em>Mailloux</em>, il y a une continuité –l’histoire, bien que fragmentée en courts récits, est soutenue par le personnage de Mailloux qui revient; dans <em>La Pologne</em>, on propose des fragments distincts, un éparpillement du sens. Même si des noms reviennent, ils n’ont pas de substance, pas d’identité, ce sont des squelettes de personnages interchangeables, comme il a été mentionné par Treveur et Christian. On peut parler d’une constance de l’écriture. D’une. écriture. Hachurée. Mais. On. Peut. Aussi. Remettre. En. Question. L’effet. D’un. Tel. Procédé. Qui. Semble. Repousser. Le. Lecteur. Plutôt que de l’inviter à investir le texte. On peut parler d’une expérimentation formelle, comme le propose Pierre-Luc, et se persuader que ce que l’auteur a voulu transmettre par ce travail a une portée qui nous échappe. Et on peut aussi se dire que l’auteur s’est au moins fait plaisir. Pour ce que l’œuvre apporte, eh bien, beaucoup de questionnements et un petit brin d’angoisse littéraire.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>PLL: </strong>Même si j’ai affirmé plus haut n’avoir plus rien à dire, je me permets une autre intervention afin de questionner mes collègues. Il ne s’agit pas d’une question rhétorique, soyez rassurés. Toutefois, Myriam et Treveur ont relevé une certaine parenté entre <em>La pologne</em>… et la bande dessinée. La quatrième de couverture va en ce sens: on y affirme que les récits sont écrits «dans un ton très bédéesque». Il y a une allusion directe à la bande dessinée dans le premier récit: «&nbsp;Ce con de dieu la pologne. Il suçote un bout de crayon sur sa planche à dessin. […] Quand dieu la pologne est à sa planche à dessin. Il ne voit pas l’esprit de vincent tholomé prendre une pause dans le présent doré» (p.29). Mais au-delà de ces deux interventions, l’une de la part de l’éditeur, l’autre de l’auteur (ou du narrateur), je n’ai relevé aucune&nbsp;«similitude» —et le mot n’est pas très approprié— entre <em>La pologne…</em> et la bande dessinée. J’aimerais alors entendre Myriam et Treveur nous entretenir un peu de cet aspect du texte, comme Cassie et moi, après en avoir discuté ensemble (vous avez accès ici aux coulisses de ce studio!), n’arrivons pas à bien voir le rapprochement.</p> <p style="text-align: justify;"><strong>MS : </strong>Je dois avouer que je me suis aussi interrogée sur ce lien entre la bande dessinée et <em>La pologne... </em>suggéré par l’éditeur, d’autant plus que, contrairement à Treveur, la présence du dieu et du diable ne m’ont pas du tout rappelé Milou déchiré entre le bien et le mal... Le rapprochement, selon moi, tient à un certain mimétisme formel, mimétisme qui, dans une certaine mesure, pourrait justifier (j’ai été tentée d’écrire <em>excuser</em>) l’éclatement du recueil (à défaut de vraiment révéler un projet littéraire). Comme je l’ai expliqué plus haut, j’ai désespéremment essayé de donner un sens à la phrase hachée de Vincent Tholomé. Elle imite, à mon avis, le rythme saccadé de la lecture picturale, et rend, par des mots (notamment par les marqueurs de relation comme «de sorte que»), les liens logiques qu’opèrent les lecteurs de bandes dessinées lorsqu’ils passent d’une case à l’autre. Dans la seconde partie du recueil, les descriptions des lieux entre parenthèses jouent un peu le rôle des encadrés que l’on retrouve parfois dans les bandes dessinées: «chez chen –22h08– comme toutes les nuits, il reste encore de nombreux clients, quelques couples, la plupart du temps des hommes seuls, ils matent les serveuses, chez chen doit sa réputation méritée à l’allure particulièrement soignée de son personnel féminin» (p.53). On pourrait aussi rapprocher le texte de Tholomé du scénario, ou même de la pièce de théâtre enrichie de didascalies. Je crois que ce qui ressort de nos observations, à Treveur et à moi, c’est l’importance qu’accorde Tholomé à l’articulation des images et des voix, articulation qui est essentielle tant en bande dessinée qu’au cinéma... Bref, parler de «ton bédéesque» n’est peut-être qu’une façon de suggérer la façon dont l’auteur met en scène le récit, privilégiant la parole à l’action, l’enchaînement des tableaux à la cohérence entre eux...</p> <p style="text-align: justify;"><strong>TP: </strong>Qu’est-ce qui contribue au «ton très bédéesque» de <em>La pologne...</em>? Et qu’entendons-nous par «ton bédéesque»? Parce que, peut-être que la divergence de nos lectures ne résulte que d’une mésinterprétation de ce terme. Donc, bédéesque? dis-je. <em>Néologisme</em>! D’accord... Ainsi, si je réfléchis un peu, j’en viens à cette analyse morphologique: bédéesque: radical: bédé (abréviation de bande dessinée) + suffixe: esque (qui signifie <em>à la façon de</em>). Donc, ayant les particularités de la bande dessinée. Comme ubuesque, par exemple, qui renvoie aux caractéristiques du Père Ubu. Et maintenant, que vient singulariser la bande dessinée? Pour ne pas verser dans des hypothèses offrant des réponses creuses et quelque peu bancales, on peut se demander à quelle autre oeuvre on a attribué ce qualificatif et pour quelles raisons.</p> <p style="text-align: justify;">Voilà que je me souviens avoir assisté, en 2007, à l’Espace Libre à Montréal, à une représentation de <em>Problème avec moi</em>, précédé par <em>Le déclic du destin</em>, de Larry Tremblay, dont on avait qualifié de bédéesque le jeu des acteurs. Dans <em>Le déclic du destin, </em>Léo, après avoir mangé un éclair au chocolat, se démembre progressivement, perdant une dent, puis toutes les autres, sa langue, son index droit, et finalement la tête qui se défait de son corps. À propos de la mise en scène du <em>Déclic</em> et de son travail de comédien, Larry Tremblay explique dans ses notes de travail qu’il souhaite «que [le texte] devienne une bulle de B.D.» (1989: 60), qu’«il est primordial que le macabre soit absent du <em>Déclic</em>», et que «le texte du corps et le corps du texte relèvent de la section “farces et attrapes”» (1989: 64). Le bédéesque n’est-ce pas cela justement: la caricature, le burlesque, l’attrape-nigaud, la dérision, l’absurde?</p> <p style="text-align: justify;">Que se passe-t-il dans le premier «récit» de <em>La pologne...</em>? «Comme à son habitude. Dieu la pologne cherche quelque chose. Une mauvaise blague. Vincent tholomé pourrait en être la victime» (p.25-26). Ainsi, successivement, vincent tholomé aura la vision troublée, la tirette du pantalon coincée, une chaussure possédée. Tout cela à cause de dieu la pologne. Alors, ce bédéesque, comment se manifeste-t-il? Par l’histoire, par les emmerdements drôlesques que dieu la pologne fait subir à vincent tholomé, et par l’écriture elle-même. Comme le disait Myriam précédemment, l’écriture saccadée renvoie certes à la disposition du texte dans des phylactères, comme le prouve ce passage&nbsp;: «On s’est retrouvés en pleine guerre cosmique. Dit vincent tholomé. Oui. C’est sûr. Dit une des deux bébis» (p.25), où l’on visualise bien, graphiquement, l’échange et le changement de locuteur. J’oserais ajouter à cela que la langue elle-même s’inscrit dans une volonté de s’apparenter à la bande dessinée. Les onomatopées —«Pan» (p.9), «Mmm» (p.10), «Pfffff» (p.10), «Ah ah» (p.12), «Bin» (p.3), «Hé» (p.15), «Waw!» (p.17), «Paf» (p.21), «Ha ha ha» (p.21), «Pouh» (p.37)— de même que les phrases déconstruites —«<em>Ce toufu bolder de derme. Ce noccard de don bieu.</em> Dit. Très haut. Très fort. Vincent tholomé» (p.20)—, qui rappellent les paroles contaminées d’une femme de ménage atteinte d’un rhume de cerveau, dans <em>Tintin au Tibet</em>, viennent réaffirmer cette influence.</p> <p style="text-align: justify;">Et si la clé de ce livre provenait, en partie, de la compréhension de cette volonté, de cette contamination esthétique?</p> <p style="text-align: justify;"><strong>PLL: </strong>Je vois et comprends mieux maintenant pourquoi certains souhaitent parler de «ton bédéesque» pour qualifier l’œuvre de Tholomé, mais je ne peux me sortir de la tête l’impression qu’on fait fausse route et qu’on déprécie ainsi la bande dessinée en tant qu’art à la fois graphique et littéraire. J’aimerais renvoyer mes collègues de studio et nos lecteurs à ce texte de Gabriel Tremblay-Gaudette —membre de l’équipe de <em>Salon double </em>d’ailleurs et que l’on salue au passage— repris par l’organisme Promo 9<sup>e</sup> art sur leur site web. Il écrit ceci:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;">Ce qui semble être désigné par l’emploi de «bédéesque» est une&nbsp;esthétique ou un comportement grossier, humoristique, décalé, fantasque,&nbsp;série de traits stylistiques qui seraient mieux décrits en employant le terme «caricatural».&nbsp; […] La pratique caricaturale peut être employée dans virtuellement toute forme d’art –les imitations de Marc&nbsp;Labrèche, les pièces de théâtre d’été, les chansons de François&nbsp;Pérusse, sont autant de formes de pratiques caricaturales. </span></p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;">La caricature est également appliquée en bande dessinée: Gaston Lagaffe a&nbsp;des aspects caricaturaux, puisque ses traits de personnalité les plus prompts&nbsp;à générer les catastrophes sont mis de l’avant, ainsi que les réactions explosives de ses patrons. Toutefois, la caricature est loin de résumer la&nbsp;pratique de la bande dessinée. On trouve dans l’histoire centenaire du 9e art&nbsp;des artistes et des œuvres qui ont investi pratiquement tous les genres:&nbsp;science-fiction, comédie romantique, policier, fantastique, aventure, récit&nbsp;historique, journalisme et j’en passe. Certains de ces genres sont plus&nbsp;appropriés à la caricature, alors que pour d’autres, ce choix stylistique&nbsp;apparaît impensable (2011: </span><a href="http://www.promo9a.org/2011/08/03/de-lutilisation-du-terme-bedeesque/"><span style="color:#696969;">en ligne</span></a><span style="color:#696969;">).</span></p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Je dirais ainsi, tout comme lui d’ailleurs, que l’emploi du terme «bédéesque» est, la plupart du temps, une sorte de métonymie retorse; on utilise le signifiant pour faire référence à une partie du tout, partie qui ne suffit pas à rendre compte de la diversité stylistique et rhétorique de la bande dessinée. Je ne crois pas qu’il y ait lieu de faire tout un débat sur la question, mais je me permets, en conclusion et parce que j’aime la joute, de piquer encore un bout de phrase à Gabriel, qui n’est pas là pour réagir: «réduire le neuvième art&nbsp;à ses pratiques caricaturales perpétue un préjugé qui ressemble à ceci: “la bande dessinée, ce sont des couleurs criardes, des grosses gouttes de sueur perlant du front des personnages, des onomatopées extravagantes, des scénarios&nbsp;ridicules, etc.”» (2011: <a href="http://www.promo9a.org/2011/08/03/de-lutilisation-du-terme-bedeesque/">en ligne</a>). De la part d’un éditeur comme Le Quartanier, on se serait attendu à un peu plus de prudence dans l’utilisation d’un tel terme.</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <p style="text-align: justify;"><strong>Bibliographie</strong></p> <p style="margin-left: 21.25pt; text-align: justify;">Hervé BOUCHARD (2006), <em>Mailloux. Histoires de novembre et de juin, </em>Montréal, Le Quartanier.</p> <p style="margin-left: 21.25pt; text-align: justify;">Éric CHEVILLARD (1993), <em>La nébuleuse du Crabe</em>, Paris, Éditions de Minuit.</p> <p style="margin-left: 21.25pt; text-align: justify;">HERGÉ ([1960] 1991), <em>Tintin au Tibet</em>, Belgique, Casterman (Les aventures de Tintin).</p> <p style="margin-left: 21.25pt; text-align: justify;">Alfred JARRY ([1896] 2007), <em>Ubu roi</em>, Montréal, Erpi (Littérature).</p> <p style="margin-left: 21.25pt; text-align: justify;">Eugène IONESCO ([1950] 1997), <em>La cantatrice chauve</em>, Paris, Gallimard (Folio théâtre).</p> <p style="margin-left: 21.25pt; text-align: justify;">Oana PANAÏTÉ (2007), «Poétiques du personnage contemporain», dans Françoise LAVOCAT, Claude MURCIA et Régis SALADO [dir.], <em>La fabrique du personnage</em>, Paris, Honoré Champion (Colloques, Congrès et Conférences, Littérature comparée), p.499-510.</p> <p style="margin-left: 21.25pt; text-align: justify;">Alain ROBBE-GRILLET (1953), <em>Les Gommes</em>, Paris, Éditions de Minuit.</p> <p style="margin-left: 21.25pt; text-align: justify;">Larry TREMBLAY (1989), <em>Le déclic du destin</em>, Montréal, Leméac (Théâtre).</p> <p style="margin-left: 21.25pt; text-align: justify;">Gabriel TREMBLAY-GAUDETTE (2011), «De l’utilisation du terme “bédéesque”…», dans <em>Promo 9<sup>e</sup> art: la bande dessinée au Québec</em>, [<a href="http://www.promo9a.org/2011/08/03/de-lutilisation-du-terme-bedeesque/">en ligne</a>] (Texte consulté le 11 février 2013).</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-pologne-quelle-pologne-studio-de-lecture-3#comments BOUCHARD, Hervé CHEVILLARD, Éric Éclatement textuel Esthétique Esthétique bédéesque Expérimentation formelle Genre HERGÉ IONESCO, Eugène JARRY, Alfred PANAÏTÉ, Oana Personnages Poétique Québec Récit Recueil ROBBE-GRILLET, Alain THOLOMÉ, Vincent TREMBLAY, Larry TREMBLAY-GAUDETTE, Gabriel Récit(s) Mon, 11 Feb 2013 13:41:35 +0000 Pierre-Luc Landry 677 at http://salondouble.contemporain.info Leçons d’humilité. Studio de lecture #2 http://salondouble.contemporain.info/lecture/lecons-dhumilite-studio-de-lecture-2 <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/belanger-david">Bélanger, David</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/landry-pierre-luc">Landry, Pierre-Luc </a> </div> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/schube-coquereau-phillip">Schube-Coquereau, Phillip</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/voyer-marie-helene">Voyer, Marie-Hélène</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/grande-ecole">Grande École</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p><strong>David Bélanger [DB]:</strong> Au risque de devoir commencer –risque que je n’osais prendre jusqu’ici–, je crois qu’une tradition inexistante au sein des Studios de lecture, mais pas moins contraignante, stipule que je doive servir ici une appréciation sommaire, ce que je fais sans plus attendre. Ce truc de Gaulejac, ces «anecdotes» –notez le pluriel– m’ont amené à me poser une question, inlassablement, jusqu’à la fin de ma lecture, soit: <em>comment ça marche? </em>Disons plus clairement que je me demandais comment ça fait pour fonctionner; sur le plan strictement humain, je m’étonnais de vouloir tourner les pages, de rire alors qu’il n’y a pas là d’humour tape-à-l’œil, à peine un quiproquo de temps en temps, une contrepèterie peut-être ou une maxime belle de paradoxes, mais rien pour sanctionner mon bonheur. Pour le dire encore plus clairement, et sans doute la question s’est-elle affinée avec ma lecture, je me suis demandé comment tout ce <em>quelconque </em>pouvait devenir fascinant? J’ai pensé d’abord me servir une justification proprement sanitaire: c’est confortable. Confortable, par exemple, comme un épisode des<em> Parent</em>. Personne, évidemment, n’ira m’opposer que cette émission de Radio-Canada est la plus drôle parmi toutes, la plus intelligente sur le plan du contenu ni l’expérience esthétique suprême; pourtant! On s’y jette avec un plaisir certain –notez le «on», ça vous inclut à votre corps défendant–, comme si on rentrait chez soi. Je suis arrivé là dans ma réflexion, réalisant alors que tout ceci, ce studio, c’était un dialogue et que je devais quand même ouvrir le flanc aux contradictions, et laisser la parole à l’autre. L’autre, donc, que dis-tu?</p> <p><strong>Marie-Hélène Voyer [MHV]:</strong> J’y ai davantage trouvé quelque chose de «chaplinesque» à cet humour. Sans doute dans la reprise de certaines situations embarrassantes: les baffes (symboliques ou non) reçues à répétition, les gaffes, les maladresses du narrateur. Et surtout par l’exacerbation de certains jeux de rôles (Chef/apprenti, Jury/artiste)… Le meilleur exemple est sans doute le récit intitulé «L’appréciation du jury» où le narrateur, qui s’est sévèrement blessé au visage la veille d’une importante entrevue d’admission, se voit contraint de se présenter au jury le visage bouffi, le «nez parcouru par une balafre encroûtée de sang séché» (p.27), les yeux «perdus dans les confins violacés d’un énorme hématome»: «[i]ncapable de choisir entre l’air bête de [s]on regard meurtri et celui, arrogant, que [lui] auraient conféré des verres fumés, [il] tranch[e] de la manière la plus improbable, en brisant une paire de lunettes de soleil pour dissimuler derrière l’un de ses verres le pire de [s]es deux yeux» (p.28).</p> <p><strong>Pierre-Luc Landry [PLL]:</strong> Puisque je suis autre je me lance à mon tour. Je ne connais pas <em>Les Parent</em> dont David parle. Je ne sais pas si je me suis senti «confortable» dans les récits d’apprentissage de Gaulejac. Je sais toutefois que j’ai été interpelé par la forme de cet objet-livre d’un jaune tapageur, et par la réflexion qui s’y déploie en filigrane sur le glissement de l’art conceptuel vers la littérature. L’auteur écrit ceci: «Le formalisme était un idiome qu’on pouvait parler sans même le comprendre. Il convenait donc d’être prudent» (p.131). Il me semble que cela en dit beaucoup sur le livre dont on discute ici.</p> <p>Cela en dit beaucoup parce que j’ai lu dans <em>Grande École</em> une «défense et illustration» du concept et de la forme, défense et illustration qui montrent bien qu’un littérateur est aussi un artiste et que le roman est aussi toile, installation, performance. D’entrée de jeu, dès la première anecdote, Gaulejac insiste sur le caractère artistique et conceptuel de l’œuvre à venir:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:106.2pt;">Un jour, nous avons eu la visite d’un artiste invité à qui incombait la mission de commenter nos travaux. Il me repéra d’emblée: «Toi, ce qui t’intéresse, c’est l’anecdote!» Sur le coup, j’ai vraiment pensé que j’allais être renvoyé de l’école. Mais il a ajouté, magnanime: «C’est très bien, l’anecdote! Tout le monde n’est pas fait pour la grande histoire.» En m’indiquant ainsi la sortie, et en refermant doucement la porte derrière moi, ce Chef avait pris sur lui de dessiner clairement une ligne de partage esthétique que peu daignent reconnaître […]. Mais pour moi il était clair qu’il n’y aurait pas de retour en arrière et que la question de la forme ne serait plus jamais picturale. Les portes du paradis conceptuel m’étaient-elles pour autant grandes ouvertes? (p.9)</p> </blockquote> <p>Comment ne pas voir dans ce premier texte un programme, une confession, une sorte de plan de l’ouvrage qui s’entame? J’ai donc lu <em>Grande École</em> comme le récit d’une découverte: celle de la littérature, que l’on devine à travers les arts visuels et l’étude de ceux-ci dans une prestigieuse école des beaux-arts. «Récits d’apprentissage», donc, mais non pas d’un apprentissage à la <em>Bildungsroman</em>; apprentissage de la littérature, plutôt, qui se cache au détour de l’œuvre et du concept.</p> <p><strong>MHV:</strong> J’aime cette idée de «défense et illustration»… sur un mode mineur, serais-je tentée d’ajouter! Puisque Pierre-Luc et David ont relevé l’importance de l’anecdote, de son statut, de son fonctionnement dans <em>Grande École</em>, je ne peux pas m’empêcher d’ajouter à notre discussion une parenthèse anecdotique. Vous l’avez bien montré, la réflexion sur la forme habite le narrateur. Par le biais d’anecdotes, on voit comment cet étudiant à l’école des beaux-arts évolue (ou du moins chemine) dans son rapport à la matière, aux formes, à l’Art, aux concepts qu’il sous-tend. Je crois aussi qu’il faudra insister sur l’importance de la figure du spectateur dans cette succession de «récits d’apprentissage» que nous propose Gaulejac. Avez-vous remarqué à quel point il y a un écart entre la démarche de l’artiste et la manière dont est constamment mis en procès, jugé, évalué, son travail, avec tout ce que ça implique de revers, d’incompréhensions et de (més)interprétations? Il faudra revenir sur tous ces «procès interprétatifs» où le narrateur est confronté à ses pairs, à ses «Chefs», au «cénacle des plasticiens» (p.14), à «l’artiste très connu» (p.16), etc. Pour reprendre les termes du narrateur, on sent bien qu’on se trouve face à un «plaidoyer pour une revalorisation du rôle du spectateur» (p.40).</p> <p>Mais je m’égare, je voulais vraiment vous raconter une anecdote où j’ai été, en quelque sorte, piégée par les écueils du «procès interprétatif» (ou de la dérive interprétative) qu’a provoqué chez moi la lecture de <em>Grande École</em>. Déjà bien immergée par ma lecture, j’ai constaté, non sans un certain ravissement, l’absence des pages 161 à 176 de mon exemplaire de <em>Grande École</em>. Épatée par cette «entourloupette» formelle de l’auteur, par la grande cohérence de son dispositif –l’œuvre présente une réflexion sur la forme tout en pointant sa propre incomplétude matérielle–, je suis allée discuter de ma lecture avec Pierre-Luc et David. Coup d’éclat! j’ai réalisé que j’étais la seule à avoir hérité de cet ovni imparfait: une pure erreur mécanique en dehors de toute intention d’auteur. En empruntant la copie de Pierre-Luc, j’ai pu lire les pages manquantes dont la première, comble du hasard, présente un récit où le narrateur réfléchit avec quelques amis aux «conséquences conceptuelles de l’escamotage» (p.161)… et moi qui parlais de mise en procès de la forme et de l’interprétation!</p> <p><strong>Phillip Schube-Coquereau&nbsp;[PSC]:</strong> J'encadre ci-dessus mes initiales sans savoir précisément <em>pourquoi </em>je le fais (quelle utilité d'abréger ainsi son nom après l'avoir écrit <em>in extenso</em>?). Cette observation, délibérément anecdotique, mais insignifiante et badine, me servira de point de départ pour relancer la discussion à partir de vos observations préalables. Pourquoi? D'abord parce que l'anecdote se veut toujours signifiante dans <em>Grande École</em>, car elle représente un moment à partir duquel une compréhension supplémentaire a émergé. Ensuite parce que deux questions importantes relatives à l'apprentissage, a fortiori en matière de pratique artistique, y sont constamment posées: le conformisme et la conformité. Dans cette première intervention, je me concentrerai exclusivement sur la relation entre anecdote et apprentissage, histoire d'attraper le train en marche.</p> <p>Je toucherai donc quelques mots à propos du «dispositif» formel de l'ouvrage dont Marie-Hélène parlait, notamment en utilisant l'anecdote sur le <em>hapax </em>qu'elle a reçu et l'étrange coïncidence du récit sur les conséquences de l'escamotage dont son exemplaire est escamoté! Voici ce que me suggère le dispositif <em>Grande École </em>sur cette «étude» narrative de Gaulejac à propos de l'art conceptuel et des idées sur sa valeur, d'autant plus que l'auteur poursuit ici par le récit, rappelons-le, sa réflexion étayée par le dessin dans <em>Le livre noir de l'art conceptuel</em> (Quartanier, 2011). La narrativité volontairement fragmentée en anecdotes (dont Pierre-Luc a relevé la nature programmatique) s'avère le choix intentionnel le plus significatif, car ces micro-récits sont autant de tableaux narratifs successifs qui composent graduellement l'identité artistique en formation du narrateur. En tant que macro-récit, de concept englobant, l'apprentissage ainsi dépeint suit la formule suivante&nbsp;: expérience+expérience+expérience [...] = évolution et définition de l'artiste. Chacune de ces expériences s'inscrit donc dans une série dont la logique serait intrinsèque au sujet qui les expérimente. La situation qui se trouve au cœur de chacune a de l'importance puisqu'en tant qu'anecdote volontairement retenue et mise en réseau avec les autres, elle en obtient une valeur «exemplaire». D'ailleurs, ces récits n'ont-ils pas, selon vous, quelque filiation lointaine avec le genre de l'<em>exemplum</em>? Ainsi considérés, chacun contribue à illustrer un moment-clé de la courtepointe existentielle de l'artiste dans son parcours pour mieux comprendre l'art et pour définir sa propre pratique.</p> <p>Le dispositif d'énonciation choisi par Gaulejac représente par ailleurs l'évolution de la démarche artistique par une certaine «déconstruction» des objets qu'elle se donne et des principes qui l'influencent en les replaçant dans un contexte littéraire qui leur donne de la valeur. Comme l'explique lui-même le dessinateur-littérateur Gaulejac, il s'agit pour lui de placer le langage dans une certaine perspective et de la développer de manière signifiante, ainsi qu'il l'indiquait dans un entretien au magazine <em>Spirale</em>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:106.2pt;">J’interroge l’autorité du langage à dire le vrai; je recherche dans ses impasses et ses paradoxes les traces visibles d’un échec de la rationalité à tout expliquer. Dans mon travail d’artiste, les mots sont présents dans l’espace réel, c’est-à-dire extraits de la fluidité du discours pour devenir des objets avec des bords. Ces <em>ready-made</em> sémantiques sont une représentation structurale du langage, mais aussi l’occasion de les entendre une seconde fois, comme des énoncés simples.</p> <p style="margin-left:106.2pt;">Le monde tel qu’il est une construction, qui n’est pas naturelle, mais naturalisée par l’usage implicite. Je pense que les artistes ont un rôle à jouer dans ces processus de naturalisation du monde, notamment pour les déconstruire (Uhl, 2009: <a href="http://www.spiralemagazine.com/parutions/226/portfolio/pfolio_01.html">en ligne</a>).</p> </blockquote> <p>Même si dans cet extrait, Gaulejac réfère à sa production conceptuelle et performative (et non littéraire), je crois que les préoccupations et le travail artistiques auxquels il fait allusion se reflètent dans les principes de création de sa <em>Grande École.</em></p> <p>En somme, je vois dans la <em>disposition</em> de ce livre détaillé en épisodes (pour revenir aux <em>Parent...</em>) une <em>exposition</em> au sens qu'on donne à ce terme dans les beaux-arts; le glissement de l'art vers la littérature, remarqué par Pierre-Luc («le roman est aussi toile, installation, performance») m'apparaît également bilatéral et réciproque: peinture, sculpture et art performatif sont les principaux mediums représentés dans le contenu des anecdotes, tandis que les récits, tels les «tableaux» d'une exposition, se côtoient et se cumulent comme autant de touches qui composent et expriment l'apprentissage et l'identité artistique. Autrement dit, les convictions et les débats exposés possèdent toujours un contrepoint dessiné par la tournure du récit de l'artiste qui les évoque. En raison de la nature exemplaire de chacune des anecdotes —j'y insiste—, toutes concourent à la formation de l'artiste et à la forme du livre. Conservant à l'esprit l'étiquette générique, le lecteur cherche par conséquent à donner à ces fragments leur cohésion au fil de l'expo-solo de l'apprentissage de l'artiste. Alors si on me demandait, au terme de cette intervention, de suggérer un titre à cette exposition, je lancerais «<em>Grande École</em>: soi par exemples!», espérant que vous me pardonnerez le calembour approximatif...</p> <p><strong>DB:</strong> Phillip soulève fort justement la question de la cohésion, que le lecteur produit, par une sorte de phénomène d’induction qu’on connaît bien. Sans récit cadre –sinon la première anecdote citée par Pierre-Luc qui montre la «vocation anecdotique» du narrateur– un système téléologique doit être créé pour expliquer l’agrégat de textes, leur disposition, pour arrêter un «projet à l’œuvre». La proposition de Philip paraît plausible: le titre, <em>Grande École</em>, et l’exemplarité de certaines anecdotes, permettent d’aller dans cette voie. Mais d’autres moments échappent à cette logique. Pensons à «La poésie», véritable fragment qui se refuse à l’anecdote, s’inscrivant dans le duratif: «Je ne partais jamais en voyage sans glisser dans une poche de mon sac à dos quelques livres de poésie. Je ne les lisais pas, trouvant sans doute assez de bonheur à leur seul transport» (p.69). On rencontre ici une certaine maxime qui, plutôt que de reporter une vérité générale, se tourne vers l’en-dedans, une vérité personnelle <em>généralisable</em>. On aurait pu lire, dans une forme moins narrative: «Le vrai amant de poésie trouve assez de bonheur au transport des œuvres qu’il ne lui est pas nécessaire d’en faire la lecture». La vérité sous-tendue par cette assertion devient limpide: la littérature est un art, le livre n’est pas que l’ersatz de cet art, le support à décoder, il en constitue la finalité puisque porter le livre suffit à contenter, il s’agit d’une expérience artistique en soi. Mais Gaulejac n’a pas écrit son fragment en ces termes; plus encore, il a marqué sa subjectivité («trouvant <em>sans doute</em> assez de bonheur»), et cette empreinte devient le liant du recueil. Un peu comme les maximes de La Rochefoucauld qui sont traversées par la voix du moraliste, qui reprend des idées, des termes, et reconduit un style et des équivalences. Le «je», véritable degré zéro de l’homogénéisation du recueil, prend toute sa pertinence chez Gaulejac. D’ailleurs, il semble qu’on puisse faire nôtres ces «deux lectures» que Barthes propose des maximes de La Rochefoucauld:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:106.2pt;">le même ouvrage, lu de façons différentes, semble contenir deux projets opposés: ici un pour-moi (et quelle adresse! cette maxime traverse trois siècles pour venir me raconter), là, un pour-soi, celui de l’auteur, qui se dit, se répète, s’impose, comme enfermé dans un discours sans fin, sans ordre, à la façon d’un monologue obsédé (Barthes, 1972: 69).</p> </blockquote> <p>Je comprends donc cette recherche de la logique qui unit les anecdotes –le pour-soi–, puisque sans doute cela a-t-il été mon parti dès ma première lecture. Or, voilà qu’écrivant ceci, je me vois plongé dans un pour-moi, glanant les moments détachés du livre, avec la fascination de la découverte, de ce qu’on <em>vient me raconter.</em> L’évolution de la pensée du «je» et son apprentissage me semblent moins déterminants, pour tout dire, que ce qui s’impose par l’addition –car oui, je parlerais davantage d’addition que de succession.</p> <p><strong>PLL: </strong>On a dit bien des choses déjà mais sans aborder la question du dessin. Parce que les récits sont présentés en alternance avec des illustrations très intéressantes. Certaines font rire, et on revient à ce que disait David en introduction. Je ris en effet sans trop savoir pourquoi, un peu par surprise de trouver dans un texte littéraire des images qui étonnent par leur propos étrange et décalé. Je pense par exemple à ce scaphandrier qui dessine au fusain peut-être le portrait d’une femme nue tandis que le vieux casque qu’il porte sur la tête laisse échapper un gaz noir plutôt inquiétant.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/132/degaulejac_grandeecole_yves_p105_clequartanier.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title=""><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/132/degaulejac_grandeecole_yves_p105_clequartanier.jpg" alt="136" title="" width="580" height="451" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'></span></span></p> <p>Il a un recoupement intéressant à faire avec le texte qui précède tout juste le dessin: un garçon de café assiste, après avoir combattu un cancer, à un cours de dessin d’après modèle donné par le narrateur. Le dessin en lui-même, s’il suggère l’inquiétude en raison du gaz noir qui semble menaçant, pris en lui-même, peut être plutôt rigolo. Reste qu’en le mettant en relation avec le texte, c’est tout comme s’il acquérait un sens supplémentaire et qu’il en conférait un à l’anecdote racontée. Il y a une sorte de communion intersémiotique entre le texte et l’image, une symbiose mineure qui fait apprécier l’un et l’autre des «signes». On remarque d’ailleurs cette similitude dans l’économie du texte et de la ligne, dans le caractère épuré de l’un et de l’autre. Texte court, sans artifices, simple et efficace; dessin sur fond blanc au trait noir qui adopte le pointillé généré par ordinateur pour représenter certains matériaux, certaines textures.</p> <p>Je me contenterai d’une petite description lyrique et/ou impressionniste de deux autres illustrations qui m’ont particulièrement marqué: celle de la page 128 qui montre cette femme regardant par la fenêtre de ce qu’on devine être son appartement, duquel émerge une pluie qui tombe à grosses gouttes vers l’extérieur, et celle de la page 159 représentant un homme en costume rappelant vaguement le pied-de-poule, assis à son pupitre, avec sur la tête une grosse boule de ficelles ou de spaghettis accrochés au plafond par un nœud de marin.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/132/degaulejac_grandeecole_lise_p128_clequartanier.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title=""><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/132/degaulejac_grandeecole_lise_p128_clequartanier.jpg" alt="137" title="" width="580" height="580" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'></span></span></p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/132/degaulejac_grandeecole_picasso_p159_clequartanier.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title=""><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/132/degaulejac_grandeecole_picasso_p159_clequartanier.jpg" alt="138" title="" width="580" height="829" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'></span></span></p> <p>Les anecdotes de Gaulejac sont impersonnelles: aucun des protagonistes n’est nommé, aucun lieu n’est décrit (ou presque). Néanmoins, les fragments tissent la trame d’un tout cohérent. Le même mouvement se répète à travers les illustrations. Si les dessins semblent froids, désincarnés, <em>conceptuels</em> pourrait-on dire, ils forment néanmoins un ensemble que l’on visite à la manière d’une exposition en galerie d’art —Phillip l’a d’ailleurs évoqué plus haut. J’apprécie tout particulièrement l’aspect narratif du dessin, qui sert à raconter quelque chose, quelque chose que le lecteur est amené à créer lui-même, en quelque sorte. L’anecdote intitulée «La chronique» est particulièrement intéressante en ce qu’elle exprime justement la charge narrative des dessins de Gaulejac, ce qui lui aura d’ailleurs été reproché par un Chef:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:106.2pt;">C’était un gros Chef dont le nez pointant vers le bas et le menton vers le haut si bien qu’ils se touchaient presque. Il soufflait beaucoup en parlant, mais parlait bien. J’étais fier de lui montrer les croquis du grand voyage que j’avais fait pendant l’été. Il tournait les pages de mes carnets et préparait ses mots, qu’il voulait prévenants. Pour lui, le dessin n’était pas un moyen de dire ce qui est, mais de trouver des choses nouvelles; ce n’était pas un outil pour le récit ou la représentation juste du réel, mais pour l’exploration et l’invention au-delà de sa surface. Mon problème selon lui, c’était que je me contentais de raconter; et d’ailleurs, de quoi étais-je le plus fier? De mon voyage ou de mes dessins? (p.118)</p> </blockquote> <p><strong>PSC: </strong>L'année précédent la parution du <em>Livre noir de l’art conceptuel</em>, une exposition de l'artiste, intitulée «3 Canons» et présentée à <em>Occurence: espace d'art et d'essai contemporain</em>, s'attaquait à la question de l'art conceptuel par un autre medium artistique. Marie-Ève Charron, chargée d'apprécier cette exposition pour le quotidien <em>Le Devoir</em>, commentait ainsi la perspective proposée par de Gaulejac: «En résistant à la matérialisation, l'art conceptuel s'est transmis à travers de la documentation et les récits de ses protagonistes, entraînant de ce fait une brèche, une ouverture propice à la fiction et à la relecture. Gaulejac emprunte cette ouverture par le truchement de l'illustration» (Charron, 2010: <u><a href="http://www.ledevoir.com/culture/arts-visuels/312792/l-art-conceptuel-illustre">en ligne</a></u>). Ces propos font écho, me semble-t-il, à la relation intersémiotique relevée par Pierre-Luc; les illustrations composent avec les textes le tableau complexe de l'apprentissage de l'art conceptuel et du geste de «dénaturalisation» de son objet, à la manière du <em>ready-made </em>emblématique de cette pratique.</p> <p><strong>DB&nbsp;</strong>: Je salue aussi cette analyse de Pierre-Luc, qui m’amène, non sans bonheur, à rappeler ce fort sentiment d’une œuvre d’additions plutôt que de succession; pour reprendre les termes de Roger Odin sur le récit, voilà moult micro-transformations et au diable la grande transformation – le au diable est de moi. En ce qui à trait aux images, il faut effectivement souligner que les dessins constituent eux aussi des récits, des récits qu’on n’aurait su raconter autrement que par l’iconographie. La demi-bicyclette de la page 165 –qui ne signifie pas une bicyclette brisée mais bien une bicyclette à demi dessinée– montre une énonciation iconographique abrégée, mais aussi un moyen de transport qui expose son inutilité: en plus de l’absence du guidon et de la roue d’en avant s’ajoutent une roue d’arrière faussée et, pourquoi pas, aucune perspective pour se déplacer. L’objet est laissé là, dans le néant blanc d’une page. L’image est informée narrativement non pas, de façon spécifique, par les textes qui la voisinent mais par le concept qui chapeaute «l’exposition» –pour reprendre l’heureuse intuition de Phillip, à laquelle je souscris sans réserve. Le demi-vélo raconte, comme plusieurs anecdotes de <em>Grande École</em>, une petite défaite: défaite de l’image comme <em>ekphrasis</em> –est-ce un vélo lorsqu’il manque l’essentiel?– et défaite du signifié comme objet –si tant est qu’il s’agisse d’un vélo, il semble condamné à aller nulle part. La chaise renversée (p.232), le stéthoscope muni d’un œil (49) et le téléphone enveloppé de bandages (184) répondent, si on veut, à cette même logique.</p> <p><strong>MHV&nbsp;: </strong>Quelque chose comme une logique de la défaite, oui. Une logique qui définit bien&nbsp; toutes ces anecdotes où l’artiste se frotte aux jugements, reproches, remontrances, à l’incompréhension, la dérision, aux baffes symboliques (comme en témoigne l’extrait que tu proposes, Pierre-Luc). D’ailleurs, cet extrait montre bien à quel point, dans <em>Grande École</em>, la figure de l’apprenti-artiste est malmenée. À ce propos, je pensais au titre que propose Phillip pour ce studio de lecture et je ne pouvais pas m’empêcher de penser à quelque chose comme «L’art de la chute», tant il m’a semblé que <em>Grande École</em> exemplifie les thèmes du heurt, de la chute et de la défaite. Ce motif, qu’on retrouve d’abord sur la quatrième de couverture: «Le héros tombe dans les escaliers. Il roule en bas des marches sous le regard médusé de la foule réunie là. Personne ne lui demande, mais en se relevant, il rassure l’assemblée: “Je vais bien, ça va, rien de cassé”»,&nbsp; apparaît également dans la très belle citation du roman <em>Odile </em>de Queneau, placée en exergue: «Tombé là sans connaissance, je me laissais couvrir de mousses, caillou bénévole et ahuri». On sent bien là une sorte d’<em>esthétique de l’humilité </em>(ça se dit?) qui se dessine dans chaque récit. Autant de situations où l’artiste fait face à «un recadrage de [ses] prétentions basé sur une distinction substantifique entre les exigences de la vraie vie et la nature nécessairement velléitaire de l’étudiant en art» (p.12). <em>Grande École</em> installe ainsi toute une réflexion sur la <em>place</em> de l’artiste dont le rôle n’est-il pas, après tout «d’occuper une place […] sans pour autant y être présent […]» (p.25) et, d’une certaine manière, de «cherch[er] toujours un moyen pour les bêtises de s’incarner dans une forme» (p.51).</p> <p><strong>PSC:</strong> Qu'il me soit permis de saluer à mon tour vos dernières interventions qui ont bien approfondi les aspects déterminants de <em>Grande École.</em> Dans cette dernière intervention, je rebondirai sur ces aspects par des observations complémentaires visant à montrer la cohérence de la proposition dans laquelle ils s'inscrivent.</p> <p>Je reviens d'abord au titre qui contient en germe le programme de la proposition artistique. La «Grande École» désigne à la fois un lieu générique et son précédent, la «petite école», et renvoie plus largement à un cadre intangible, une délimitation du territoire institutionnel, social et culturel des beaux-arts et de ses «agents autorisés», les artistes, apprentis ou maîtres. Face à la société comme aux autres acteurs de ce «champ de production restreinte» apparaissent des exigences de positionnement, dont celle de «trouver sa place», qui apparaissent au gré d'échanges tantôt plus horizontaux (entre pairs), tantôt plus verticaux (de maître à étudiant). Je me plais à envisager ces échanges comme des lignes de perspectives qui se tracent histoire après histoire et dont l'orientation éclaire le rapport entre personnages et, partant, contribue à donner aux récits le sens de l'apprentissage qu'ils contiennent.</p> <p>Comme le soulignait Marie-Hélène, les situations de <em>Grande École </em>participent d'une «esthétique de l'humilité» puisque l'auteur appuie souvent sur le grincement ironique entre les projections initiales des apprentis et le résultat de leurs décisions, entre la théorie et la pratique, etc. Dans «Critique institutionnelle» (p.96-97), un projet d'action artistique très conceptuel, celui d'accrocher à un balcon une bannière livrant le code d'entrée, est bêtement contrecarré par une réalité banale, mais implacable: il n'y a pas de digicode à l'entrée de l'immeuble. Dans «Souffre-douleur», le narrateur, victime d'un attentat pictural à la pudeur de son agenda sur lequel ses collègues ont dessiné un sexe masculin, «entrepr[end] alors d'effacer le mince trait de stylo-bille en le recouvrant d'une épaisse couche de liquide correcteur qui reprenait trait pour trait le dessin qu'elle était censée dissimuler» (p.137). Cette esthétique de l'humilité oscillerait alors de la simple désillusion à l'humiliation ou à la déconvenue.</p> <p>Benoît Melançon abonde dans le même sens que Marie-Hélène lorsqu'il affirme que les «catastrophes» constituent le socle de la plupart des récits d'apprentissage de <em>Grande École</em>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:108.15pt;">Cela aurait pu composer une théorie de catastrophes doublée d’une déploration. Il n’en est rien. L’art de Clément de Gaulejac —et il est grand— tient dans la conjonction d’une expérience —c’est bien au narrateur que tout cela est arrivé— et d’une mise à distance de cette expérience —cela lui est bel et bien arrivé à lui, mais comme s’il s’agissait d’un autre. Plutôt que de s’appuyer sur ses malheurs —car c’est de malheurs qu’il faut parler malgré le détachement—, le narrateur livre, sans lien immédiatement visible entre eux, «différents morceaux de lui-même» (p.237). À chacun de se constituer un portrait, de la teinte qui lui conviendra (Melançon, 2013: <a href="http://oreilletendue.com/2013/01/02/pas-de-cote/">en ligne</a>).</p> </blockquote> <p><em>Grande École</em>, indiquait David, ne présente pas de grande transformation, aucune leçon finale épiphanique, nul Rubicon franchi. Au fond, chaque expérience ne se distingue de la banalité des événements que par le fait que l'individu qui la raconte lui donne l'importance particulière d'une expérience signifiante. Genre de l'apprentissage oblige, chacun des récits porte certes une exemplarité, mais celle-ci est plus implicite ou incertaine que celle de narrations directement instrumentalisées par une thèse. Dès lors, l'émergence de cette exemplarité dépend de sa reconnaissance comme telle par le lecteur. Autrement dit, tous les récits n'entraînent pas le même degré ni le même genre d'identification chez le lecteur. L'identification dont je parle ne correspond pas à une parfaite adéquation des expériences personnelles du lecteur avec celles dépeintes; elle est à entendre dans le sens plus large (et en même temps plus restreint et plus critique) de proximité que lui donne Christine Montalbetti:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:106.75pt;">Car l’identification, en un certain sens, manifeste la clôture, et l’autonomie de la représentation. Je m’explique. Je peux m’identifier (à peu près) à n’importe quoi dans un texte: au personnage principal, dans une propension un peu mégalomaniaque, mais aussi à n’importe quel personnage secondaire, dont une pensée, une attitude, un geste, me paraît entretenir une proximité avec mes pensées, mes attitudes, mes gestes; mais aussi au narrateur, parce qu’il énonce telle ou telle maxime sur le monde qui me paraît coïncider avec un état synthétique de mes expériences, parce qu’au détour d’un paragraphe il déploie une confidence qui n’est pas éloignée du petit lot des événements de ma vie; mais encore au narrataire, qui peut partager avec moi par exemple une ignorance (au sujet de l’univers fictionnel; au sujet du monde réel), ou encore un avis esthétique, une manière de lire, une attente (Montalbetti, 2004: §25).</p> </blockquote> <p>Poussons l'idée un peu plus loin en revenant sur deux remarques concordantes de Pierre-Luc et de David: la nature impersonnelle des récits, favorisée par l'emploi d'un «je, véritable degré zéro de l'homogénéisation du recueil». Ce Je lambda, décharné et parfois presque abstrait, s'avère très efficace pour mener des récits auxquels n'importe quel lecteur pourra <em>s'identifier</em>. Cela nous amène de nouveau, je pense, à l'exemplarité soigneusement aménagée dans tout l'ouvrage. Enfin, je rappellerai que la facture de tous les récits se veut neutre et conventionnelle, marquée par l'usage du discours indirect et par une narration qui évite toute marque idiolectale, ce qui fait de ces anecdotes, selon les mots de David, des «expériences personnelles généralisables.»</p> <p>Tout bien considéré, la réflexion sur l'art qui traverse la <em>Grande École </em>en esquisse un visage critique et réaliste. Il trahit une vision sans idéalisme acquise par une expérience de l'intérieur. Mais heureusement, un jour surviendrait un peu plus de certitude sur ce qu'est la beauté, le moment de l'émancipation, ou pour le dire par un titre de récit, celui de «l'autorisation» (p.131) après les leçons d'humilité:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:106.15pt;">Un jour, j'ai dit «beau» comme un artiste pour la première fois. C'était avec un autre apprenti. Nous disions ce que nous trouvions beau, hyper beau, vachement beau.... Ce n'était plus un jugement de valeur mais un programme esthétique. Nous étions des artistes, les manches relevées devant la question du beau, émerveillés, et pour tout dire stupéfaits par la mutuelle autorisation que nous nous donnions de disposer d'un tel héritage.</p> </blockquote> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p style="margin-left:21.25pt;">Roland BARTHES (1972), «&nbsp;La Rochefoucauld&nbsp;: “Réflexions ou Sentences et Maximes”&nbsp;» dans <em>Le degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux essais critiques,</em> Paris, Seuil (points), p. 69-88.</p> <p style="margin-left:21.25pt;">Marie-Ève CHARRON (2010), « L'art conceptuel illustré », dans <em>Le Devoir</em>, 11 décembre 2010, [<a href="http://www.ledevoir.com/culture/arts-visuels/312792/l-art-conceptuel-illustre">en ligne</a>]. <a href="http://www.ledevoir.com/culture/arts-visuels/312792/l-art-conceptuel-illustre" title="http://www.ledevoir.com/culture/arts-visuels/312792/l-art-conceptuel-illustre">http://www.ledevoir.com/culture/arts-visuels/312792/l-art-conceptuel-ill...</a> (Page consultée le 7 janvier 2013).</p> <p style="margin-left:21.25pt;">Dominique MAINGUENEAU (2004), <em>Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation</em>, Paris, éd. Armand Colin, 2004.</p> <p style="margin-left:21.25pt;">Benoît MELANÇON (2013), «&nbsp;Pas de côté&nbsp;», dans <em>L'oreille tendue</em>, [<a href="http://oreilletendue.com/2013/01/02/pas-de-cote/">en ligne</a>]. <a href="http://oreilletendue.com/2013/01/02/pas-de-cote/" title="http://oreilletendue.com/2013/01/02/pas-de-cote/">http://oreilletendue.com/2013/01/02/pas-de-cote/</a> (Page consultée le 7 janvier 2013).</p> <p style="margin-left:21.25pt;">Christine MONTALBETTI (2004), «Narrataire et lecteur: deux instances autonomes», dans <em>Cahiers de narratologie</em>, n° 11, [<a href="http://narratologie.revues.org/13">en ligne</a>]. <a href="http://narratologie.revues.org/13" title="http://narratologie.revues.org/13">http://narratologie.revues.org/13</a> (Page consultée le 7 janvier 2013).</p> <p style="margin-left:21.25pt;">Magali UHL (2009), «Entretien avec Clément de Gaulejac», dans <em>Spirale</em>, n° 226, mai-juin 2009, [<a href="http://www.spiralemagazine.com/parutions/226/portfolio/pfolio_01.html">en ligne</a>]. <a href="http://www.spiralemagazine.com/parutions/226/portfolio/pfolio_01.html" title="http://www.spiralemagazine.com/parutions/226/portfolio/pfolio_01.html">http://www.spiralemagazine.com/parutions/226/portfolio/pfolio_01.html</a> (Page consultée le 7 janvier 2013).</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/lecons-dhumilite-studio-de-lecture-2#comments Art contemporain BARTHES, Roland Canada Devenir Dialogues culturels Esthétique Fragment MAINGUENEAU, Dominique MÉNARD, Isabelle MONTALBETTI, Christine Québec UHL, Magali Récit(s) Roman Fri, 18 Jan 2013 00:38:12 +0000 Pierre-Paul Ferland 663 at http://salondouble.contemporain.info Entretien avec Daniel Grenier http://salondouble.contemporain.info/antichambre/entretien-avec-daniel-grenier <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/grenier-daniel">Grenier, Daniel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-text field-field-soustitre"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> Malgré tout on rit à Salon double </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: center;">&nbsp;</p> <p style="text-align: center; "><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/396266_10150697379788296_579658295_11095846_2023555248_n_3.jpg" style="width: 250px; height: 400px; " /></p> <p>&nbsp;</p> <p>Daniel Grenier est né à Brossard en 1980. Après avoir vécu quelques années dans Villeray, il s'installe à Saint-Henri, qu'il explore depuis dans ses textes et sur <a href="http://sthenri.wordpress.com" title="http://sthenri.wordpress.com">http://sthenri.wordpress.com</a>. Doctorant à l'UQAM, il prépare une thèse en études littéraires sur les figures du romancier dans la fiction américaine du XIXe et du XXe siècles. <em>Malgré tout on rit à Saint-Henri</em> est son premier livre. Il passe aujourd'hui au salon pour en discuter avec Simon Brousseau.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Simon Brousseau —</strong></span> En ouvrant ton livre, on est évidemment en droit de s'attendre à des histoires qui révèlent un lieu avec ses teintes propres, ses ambiances, ses habitants. Et pourtant, ce qu'on découvre, c'est peut-être davantage un rapport bien particulier au réel et à l'écriture, Saint-Henri et les gens qui y vivent devenant le contexte permettant un discours sur le monde. Il y a une circulation entre l'intérieur et l'extérieur, entre le local et l'universel, entre le microévénement et la marche du monde dans ce livre, et la citation de Jacques Godbout qui se trouve en exergue invite à le lire en scrutant ces relations: «Saint-Henri des tanneries ressemble plus à d'autres quartiers qu'à lui-même.» Avant de discuter du recueil, pourrais-tu nous dire quelques mots sur Saint-Henri? Pourquoi ce quartier en particulier?<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Daniel Grenier —</strong></span> La citation de Jacques Godbout que j'ai choisie pour ouvrir le livre est en effet très révélatrice de ce que j'ai essayé de faire (ou plutôt de ne pas faire). Elle provient du film de l'ONF <em>À Saint-Henri le cinq septembre</em>, qui a été tourné en 1962. Dans ce très beau film, le quartier apparaît à la fois comme quelque chose que l'on tente de saisir, de résumer d'une manière «sociologique» ou «anthropologique», et quelque chose d'insaisissable, justement, qui nous échappe, qui résiste à la définition. À la fin, Godbout, qui signe la narration, prononce cette phrase qui m'a beaucoup marqué et qui m'a accompagné lors de l'écriture du recueil. N'étant ni historien, ni sociologue, je n'avais pas la prétention de mettre en scène un Saint-Henri réaliste, bien délimité, dans lequel on aurait retrouvé, par exemple, un personnage typique des différentes classes sociales du quartier, ou encore une série de récits bien&nbsp; informés par l'histoire architecturale des lieux. Ceux qui ont essayé de faire ça se sont souvent frappés à un mur: quand on essaie d'être trop «vrai», de dire la «vérité» sur un lieu ou sur une communauté, on tombe dans le piège de la caractérisation et du discours réducteur. Saint-Henri agit ici, comme tu dis, plus comme un prétexte et un contexte afin de stimuler mon imagination de conteur. Le quartier devient un espace assez flou à l'intérieur duquel j'invite le lecteur à se promener. On y rencontre plein de gens, certes, mais qui pourraient vivre n'importe où, au fond. Le livre fonctionne un peu sur le mode de l'incursion et de l'excursion: à partir d'un endroit précis qui existe dans le réel, on s'infiltre dans la tête de personnages qui y habitent, mais on se permet aussi d'en sortir pour aller ailleurs.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/1/Capture%20d%E2%80%99%C3%A9cran%202012-04-18%20%C3%A0%2017.14.37.png" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title=""><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/1/Capture%20d%E2%80%99%C3%A9cran%202012-04-18%20%C3%A0%2017.14.37.png" alt="25" title="" width="580" height="381" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'></span></span></p> <p><br />J'ai toujours ressenti le besoin d'ancrer mes histoires dans des endroits précis, plus par réflexe que par réflexion profonde. Je crois que j'aime créer des effets de réel, donner des indications qui donnent une ambiance au récit. Ça ne leur enlève pas leur «universalité», mais ça me donne l'impression qu'ils sont plus «terre-à-terre», et ça me rassure, d'une certaine façon. Le quartier Saint-Henri, c'est d'abord l'endroit où j'habite, l'endroit où j'ai choisi de rester, l'endroit où je construis mon identité depuis quelques années, et par le fait même il a une influence très grande sur mon écriture, car c'est à travers ce lieu que je vis mon expérience montréalaise. Quand on est un enfant de la rive sud comme moi, la ville représente souvent un fantasme, une sorte de lieu magique où on pourra enfin s'épanouir, un lieu sans limites. Et c'est quand on y emménage qu'on s'aperçoit que la ville est bien trop grande, justement, qu'elle ne se laisse pas apprivoiser si facilement. Ainsi, d'une certaine manière, le quartier où on s'installe, c'est une porte d'entrée à échelle humaine. Personnellement, j'aime mon quartier pour les mêmes raisons que tout le monde, ses commerces, son ambiance générale, ses habitants, sa diversité, etc. Si je ressens le besoin d'en parler, c'est parce qu'il m'inspire des histoires, bien sûr, mais c'est aussi parce que c'est l'endroit où j'invente ces histoires. Et on s’entend aussi pour dire que Saint-Henri c’est quand même le meilleur quartier à Montréal.&nbsp; &nbsp;<br /><br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>SB —</strong></span> Je trouve intéressant de te lire à propos de la tentation du réalisme sociologique, de ce piège qui consisterait à affirmer la nature d'un lieu de façon figée, parce que j'ai cru apercevoir dans ton livre, en sous-texte, une discussion, ou plutôt une prise de position face au réalisme littéraire. Je résumerais cette impression comme suit: dans <em>Malgré tout on rit à Saint-Henri</em>, il y a une volonté de rendre indistincte la frontière entre le prosaïque et le poétique. C'est-à-dire que tout en manifestant une attention soutenue aux détails les plus anodins, ce qui représente normalement une technique efficace pour parvenir à ces effets de réel dont tu parles, ton traitement de ceux-ci est si exacerbé, il occupe une place si importante dans le mouvement du récit qu'on a plutôt affaire à une forme de réalisme paranoïaque où tout, absolument tout peut être interprété comme un signe. Il me semble qu'il s'agit d'une tension fondamentale dans ton écriture, ce point de rupture où l'attention portée au réel fait basculer celui-ci dans l'écriture, dans les mots, dans la texture des mots. Dans <em>Le danseur</em>, le personnage interprète la goutte de sueur qui lui tombe dans l'œil comme étant un présage, l'un des rouages de la «mécanique de la réalité». De la même façon, les portes qui refusent de fermer font pressentir, dans <em>Peine perdue</em>, la fin d'une relation amoureuse. Dans <em>Quatre et demie sur du Couvent</em>, le personnage principal se perd dans ses délires spéculatifs lorsqu'il se retrouve devant la bibliothèque de Bédard, l'ancien locataire. Au final, on a l'impression que dans l'univers de tes personnages, la réalité cède le pas à l'imagination, celle-ci structurant celle-là. D'où te vient cette fascination pour les détails? Pourquoi leur accordes-tu tant d'importance?<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>DG —</strong></span> Je n'irais peut-être pas jusqu'à parler d'une «prise de position» par rapport au réalisme, mais je trouve ta lecture tout à fait intéressante. C'est vrai que dans le recueil, il y a une obsession des mots, chez les personnages et aussi dans la narration, qui rend poreuse la frontière entre le réel et le langage qu'on possède pour le décrire. Plus souvent qu'autrement, ils ont une influence directe l'un sur l'autre à l'intérieur des textes et les mots, leur poids, leur force, peuvent effectivement faire basculer le cours d'un récit. J'aime l'idée que, d'une certaine façon, il reste une ambiguïté fondamentale sur ce qui se passe dans une nouvelle <em>à cause</em> de la façon dont elle est racontée. Je travaille sans aucun doute mes textes dans cette optique. Ça peut aller, comme tu le mentionnes dans le cas du signe, d'une goutte de sueur <em>interprétée</em> comme le centre d'une cible par un danseur qui devient ensuite le centre d'un cercle, jusqu'à une série de phrases qu'il est impossible d'attribuer correctement à un personnage ou à un autre. Évidemment, ce qui est fascinant avec l'écriture, c'est qu'à partir d'un point impossible à discerner, les réseaux de sens se construisent d'eux-mêmes, et l'auteur ne contrôle plus <em>totalement</em> ce qu'il fait. Encore une fois, quand on veut trop contrôler, on se perd et ça devient lourd, surchargé. Je suis persuadé que tu vois plein de choses que je n'ai pas consciemment désirées ainsi, mais qui y sont, d'une manière indéniable: le langage métaphorique, les échos structurels, les canalisations sémiotiques, tout ça se place et, comment dire, s'autogénère d'une manière qui ne cesse de m'étonner. L'attention portée aux détails fonctionne peut-être un peu de la même façon, dans la mesure où à partir d'un certain moment, mon simple jugement conscient ne suffit plus: quelque chose survient qui est d'un autre ordre. J'observe ce qui m'entoure, et bien sûr je me targue d'avoir une certaine capacité à bien saisir les petites choses qui pourraient sembler négligeables, voire impertinentes, une sorte de sensibilité drolatique qui viendrait définir mon écriture et lui donner une touche personnelle, mais j'insiste sur le fait qu'il y a un moment où ça m'échappe, où les détails <em>existent</em> sans nécessairement avoir été<em> pensés</em>. Ceci dit, pour éviter de tomber dans l'ésotérique, il reste que je m'efforce souvent d'atteindre non pas la précision du détail, mais plutôt un angle inédit, pour susciter l'intérêt du lecteur, ou le déstabiliser.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>SB —</strong></span> En effet, ce n'est pas tout que de souligner ton intérêt pour les détails et les hasards. Il y a aussi dans ton livre un penchant assumé pour l'oralité, et tu débusques souvent des usages courants qui sont hilarants, tant le ton est juste. Il y a des passages où tu malmènes franchement la syntaxe, et plus généralement le<em> bon usage</em> de la langue: «J'avais rien à faire l'autre soir, j'étais tanné de checker des petits clips pornos comme trop hardcore sur YouPorn, faque je me suis ramassé au Black Jack. J'ai passé la soirée dans un coin, à convaincre un gars que j'avais un Rhodes à lui vendre, 1971, en parfait état, mille sept cents piasses, qu'y fallait que je m'en débarrasse parce que j'avais genre hérité du truc […]» (p. 235) La série «Entendu à Saint-Henri» regorge de personnages au langage coloré. Cette façon que tu as de passer du langage écrit au langage parlé me semble être d'un grand intérêt, peut-être parce qu'elle est si rare dans le paysage littéraire québécois. Pourrais-tu nous parler de ton intérêt pour le vernaculaire?<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>DG —</strong></span> L'oralité est un des aspects de la littérature qui est le plus intéressant à travailler, parce que ça semble aller de soi, mais en fait c'est d'une complexité inouïe. Est-ce que c'est une question de dialogue? Est-ce que ça doit s'infiltrer dans le texte entier? Est-ce que c'est de l'oralité d'intituler un livre <em>Anna braillé ène shot</em>? Parfois on a l'impression qu'il ne s'agit que de tendre l'oreille et ensuite coucher ce qu'on entend sur le papier, alors qu'en réalité, en transposant l'oral d'une certaine manière, en le travaillant, en le tordant, en le déformant, on le rend éminemment <em>littéraire</em>: il devient écrit, presque plus écrit qu'un style plus classique. Si l'oralité est trop marquée, on le sait, elle peut même ralentir la lecture et créer un effet de distanciation inverse à ce qui est souhaité. Certains livres ont souffert de ce genre de problème et ils sont difficiles à lire aujourd'hui.</p> <p><br />D'un côté, j'essaie d'être le plus fidèle possible à une certaine «voix» québécoise que j'aime exploiter, parce qu'elle est la mienne et celle des gens qui m'entourent, et de l'autre je ne cesse de la triturer pour lui faire dire des choses qui ne se disent pas <em>exactement</em> comme ça, pour lui donner une sorte de plus-value. Ce que j'apprécie aussi, avec cet usage de l'oralité, c'est qu'elle me permet de mettre en scène des personnages à l'âge et au <em>background</em> imprécis; des gens qui s'expriment comme des adolescents puérils, mais qui ont des connaissances littéraires étendues, par exemple. Ça revient à cette idée de déstabiliser le lecteur et d'être son complice en même temps.</p> <p><br />L'oralité, le vernaculaire, ce sont des sujets qui reviennent beaucoup quand je discute avec mes amis écrivains. Tout le monde a sa petite idée là-dessus, sur l'importance ou l'inutilité de changer la graphie des mots, sur la place à laisser au lecteur pour imaginer un dialogue au lieu de le reproduire pour lui, sur la différence entre une langue orale qui va bien vieillir sur papier et une espèce de <em>slang</em> montréalais qui sera bientôt dépassé et incompréhensible. Ce sont des questions que je me pose sans cesse en écrivant et pour lesquelles je n'ai pas de réponses claires. Tout ce que je sais, c'est que je ne pourrais pas écrire autrement que dans une langue qui, au minimum, essaie d'être de son temps et de son lieu d'émergence. Pour moi, la langue n'existe pas en dehors du fait de la parler.&nbsp; &nbsp;<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>SB —</strong></span> Une langue de son temps et de son lieu d'émergence, la formule est forte et mérite d'être retenue. On remarque toutefois que cela ne signifie pas pour toi l'expression d'un nationalisme à la ceinture fléchée. Bien au contraire. Parmi les moments forts du livre, je retiens ces passages où tu réfléchis à ta langue et à ta culture depuis un point de vue externe, par exemple celui d'une immigrante brésilienne qui se questionne à propos des québécois: «Elle voudrait mettre un gigantesque accent tonique sur certains mots en français qui ont l'air morts. Comment ça se fait qu'il n'y a pas d'accent tonique sur le mot <em>magnifique</em> ou sur le mot <em>sublime</em>? Comment ça se fait qu'ils parlent avec les mains dans les poches? Il paraît que dans le nord du Québec, quelqu'un lui a dit ça, il paraît que le taux de suicide est encore plus élevé. Le plus élevé du monde.» (p. 85)&nbsp;Tu sembles fasciné par la positivité des rencontres culturelles. Dans <em>Les mines générales</em>, la plus longue nouvelle du recueil, tu évoques avec beaucoup de nuances et de subtilités une rencontre authentique, humaine, entre un québécois et une famille brésilienne.&nbsp;Pourquoi était-ce si important pour toi de signer un long texte qui traite de l'immigration au Québec?<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>DG —</strong></span> C'est une très bonne question, ça. Le Brésil est une autre de mes grandes passions. Ça a été une découverte importante dans ma vie et elle a eu lieu alors que je donnais des ateliers d'histoire et de culture québécoise à de nouveaux arrivants dans le cadre du programme des cours de français du ministère de l'immigration. J'ai fait des rencontres inoubliables durant ces quelques années, qui ont nourri mon imagination et qui ont changé ma façon de voir les choses. À cette époque-là, je me suis mis à me questionner sur ce que j'entendais autour, sur les clichés qui circulaient à propos des immigrants, sur notre rapport à l'étranger. Je tenais à en parler, mais d'un point de vue très personnel. L'immigration est aussi un sujet extrêmement complexe et j'avais envie d'en traiter d'une manière qui ne serait ni condescendante, ni superficielle, et ma passion pour la culture brésilienne et la langue portugaise était pour moi un angle d'approche intéressant et stimulant. Il me permettait entre autres de mettre en lumière les échanges et les rencontres dans leur complexité, et de traiter sur un pied d'égalité de grandes angoisses existentielles très universelles et des préjugés très locaux, en leur permettant de se croiser dans un même univers. Ainsi, la nouvelle <em>Sur le bout de la langue</em> est-elle narrée entièrement du point de vue de l'«autre», qui nous regarde agir, ici, et qui se questionne sur les raisons pour lesquelles elle est partie de son pays. Elle sait que c'était pour les bonnes raisons, mais ça ne l'empêche pas de réinterpréter ce qu'elle y a vécu à la lueur d'une certaine nostalgie inévitable. De l'autre côté, L<em>es mines générales</em> raconte l'histoire d'un jeune homme épris de la culture de l'«autre» au point de développer une véritable obsession, ce qui non seulement a une influence sur sa vie intime et ses relations avec ses proches, mais qui finit par le métamorphoser littéralement en une sorte d'hybride culturel fantasmatique.<br /><br />Dans le livre, il y a aussi des narrateurs qui sont à la fois des «pure laine» et des exilés, ou des expatriés, qui s'expriment dans une langue extrêmement vernaculaire tout en ayant un passé argentin, polonais, japonais, etc. Ils ne questionnent pas leur propre identité (ils ont d'autres chats à fouetter), mais ils obligent le lecteur à se questionner sur son identité et son rapport à l'autre, jusqu'à un certain point. Pour moi, c'était très important de construire un monde (un quartier) bigarré et hétéroclite, qui soit non pas un simple reflet de notre réalité quotidienne, mais un point de vue personnel sur ce même reflet.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>SB —</strong></span> Parlant d'identité et d'altérité, un détail m'a frappé en lisant ton livre. Tu prépares une thèse sur les différentes représentations du romancier dans l'histoire de la littérature américaine. <em>Malgré tout on rit à Saint-Henri</em> est peuplé de narrateurs écrivains. Il est assez amusant de constater que ces écrivains ne correspondent pas à l'image qu'on pourrait se faire de l'auteur implicite. En fait, ils s'en éloignent radicalement: il y a un auteur de récits pornographiques, un auteur qui travaille à son troisième livre de contes maltais, un auteur qui tente d'écrire un recueil de haïkus, et j'en passe. L'effet de lecture est assez déstabilisant, puisque ce jeu produit un décalage entre le récit qu'on lit et le type de textes mentionnés par ces narrateurs. Si tu avais à écrire un de ces livres inventés, ce serait lequel?<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>DG —</strong></span> C'est vrai qu'il y a beaucoup d'écrivains dans le recueil. Je crois que c'est un peu un réflexe de jeune auteur de vouloir parler de littérature dans les livres. Ceci dit, malgré la thèse, et toutes les questions intéressantes que je suis amené à me poser en interrogeant cette figure dans les fictions américaines, ce n'est pas quelque chose que j'aurai envie d'explorer dans le futur. Et pour répondre à ta question, il me semble que j'aurais du plaisir à essayer chacun de ces genres très différents, ils ont tous un petit quelque chose d'affriolant, ne trouves-tu pas? Mais celui qui me stimulerait le plus, à bien y penser, ce serait l'hagiographie de Christopher Hitchens en deux tomes. Il me semble que c'est un défi qu'il ne faudrait pas prendre à la légère. Mais tout est possible, à partir du moment où l'Indien de Radio-Canada peut apparaître en image subliminale entre deux plans du <em>Persona</em> de Bergman.</p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>Grenier, Daniel, <em>Malgré tout on rit à Saint-Henri</em>, Montréal, Éditions Le Quartanier (coll. Polygraphe), 2012, 254 p.</p> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/entretien-avec-daniel-grenier#comments Conscience linguistique Écriture Effet de réel Esthétique Fabulation Humour Identité Immigration Langue Oralité Québec Vraisemblance Nouvelles Tue, 17 Apr 2012 21:44:15 +0000 Simon Brousseau 482 at http://salondouble.contemporain.info La littérature postironique, une rebelle qui vous veut du bien http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-litterature-postironique-une-rebelle-qui-vous-veut-du-bien <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/messier-william-s">Messier, William S.</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/auger-anne-marie">Auger, Anne-Marie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/reussir-son-hypermodernite-et-sauver-le-reste-de-sa-vie-en-25-etapes-faciles">Réussir son hypermodernité et sauver le reste de sa vie en 25 étapes faciles</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p><br />Si, comme le suggère l’essayiste Charles Newman, la pire insulte qui puisse être adressée à un écrivain postmoderniste<a name="note1b"></a><a href="#note1"><strong>[1</strong><strong>]</strong></a> est de lui dénier tout sens de l’ironie<a name="note2b"></a><a href="#note2"><strong>[2]</strong></a>, bon nombre d’auteurs actuels seraient plus insultés si, au contraire, on attribuait une trop grande part d’ironie à leur œuvre. Au tournant du XXIe siècle, l’auteur américain Dave Eggers a d’ailleurs dû se défendre bec et ongles contre des critiques qui voyaient dans son récit autobiographique, <em>A Heartbreaking Work of Staggering Genius</em>, une variation ironique d’une forme d’écriture plus sérieuse, moins ludique: la <em>nonfiction</em>.<br /><br />En gros, Eggers semblait craindre qu’une telle interprétation mènerait son lecteur dans le piège de la lecture ironique et de la méfiance qu’elle engendre. Plus globalement, dans les années 1990 et 2000, ce qui semble se cacher derrière les appréhensions des auteurs comme Eggers<a name="note3b"></a><a href="#note3"><strong>[3]</strong></a> ou encore David Foster Wallace<a name="note4b"></a><a href="#note4"><strong>[4]</strong></a> vis-à-vis de l’ironie, c’est que le lecteur soit déjà trop blasé –symptôme de l’omniprésence de cette dernière dans la culture populaire– pour ne pas se méfier d’une certaine sincérité, d’un premier degré, dans l’art.<br /><br />En ce sens, on a vu apparaître récemment dans l’étude de l’histoire littéraire américaine des termes aussi loufoques qu’ingénieux pour décrire une production contemporaine plus ou moins réactionnaire. Du post-postmodernisme<a name="note5b"></a><a href="#note5"><strong>[5]</strong></a> à la littérature postironique<a name="note6b"></a><a href="#note6"><strong>[6]</strong></a>, en passant par la sincerony<a href="#note7" name="note7b"><strong>[7]</strong></a>, on remarque chez la critique actuelle un désir de nommer ce qui est dans l’air. David Foster Wallace, Dave Eggers et sa revue <em>McSweeney’s</em> qui semble de plus en plus faire école<a name="note8b"></a><a href="#8"><strong>[8]</strong></a>, George Saunders, Michael Chabon, Jonathan Lethem: la liste d’auteurs s’étend et, à différents degrés, on cherche à l’assimiler à une sorte de ras-le-bol de l’ironie, voire à un nouvel humanisme. À titre indicatif, un aperçu de quelques titres marquants de ce groupe permet de distinguer des traits récurrents liés de près ou de loin à un refus de l’ironie: la surabondance de superlatifs (<em>Extremely Loud &amp; Incredibly Close</em> de Jonathan Safran Foer; <em>The Brief and Wondrous Life of Oscar Wao</em> de Junot Diaz), l’adresse au lecteur (<em>No One Belongs Here More Than You</em> de Miranda July; <em>You Brigh &amp; Risen Angels&nbsp;: a cartoon</em> de William T. Vollmann), l’aspect autoréflexif (<em>Infinite Jest</em> de David Foster Wallace; <em>A Heartbreaking Work of Staggering Genius</em> de Dave Eggers), et une espèce de sentimentalisme trop sincère pour être lu au deuxième degré<a name="note9b"></a><a href="#note9"><strong>[9]</strong></a> (<em>Everything Matters!</em> de Ron Currie Jr.).<br /><br />Une œuvre plutôt éclectique, intitulée <em>Réussir son hypermodernité et sauver le reste de sa vie en 25 étapes faciles</em> de Nicolas Langelier (2010), récupère cette réflexion sur l’ironie entamée chez nos voisins du sud. Or, un bref survol de la réception de l’ouvrage permet de constater que la critique accorde étonnamment peu d’importance à un aspect crucial de l’œuvre, c’est-à-dire le joug de l’ironie, voire du cynisme latent dans la plupart des expériences sociales, politiques ou artistiques de l’individu dit hypermoderne. Pourtant, on est placé dans une position particulière: l’auteur souligne abondamment la tendance du lecteur contemporain à se rabattre sur un certain deuxième degré –une espèce de décalage «surconscient» du réel– pour appréhender les faits plus ou moins dramatiques de son existence. Le choix de Langelier d’imiter la forme psycho-pop peut d’ailleurs être interprété comme faisant allusion à cette tendance. <em>Réussir son hypermodernité</em> a parfois l’aspect d’un livre de croissance personnelle fait sur mesure pour un lecteur qui conçoit d’emblée l’ironie comme mode premier d’expression et de représentation, un lecteur méfiant de tout ce qui ne se présente pas d’office comme ayant une posture ironique. De surcroît, l’auteur semble s’adresser littéralement à son lecteur, faisant de lui le personnage principal du récit par le moyen de la deuxième personne:<br />&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">N’oubliez pas: à ce moment-là, vous ne devriez avoir aucune idée de votre destination, aucune ligne de réflexion précise dans vos pensées, aucun autre désir que celui de rouler vite sur ces rangs déserts coupant à angles droits d’autres rangs déserts, le mouvement comme substitut à toute forme d’émotion. (p.26)</span><br />&nbsp;</div> <p>Ce «vous» qui traverse le récit est particulier en ceci qu’il rappelle la forme du livre psycho-pop par sa nature instructive, impérative, tout en racontant un récit.<br /><br />Or, il est difficile, pour tout lecteur contemporain, de ne pas lire <em>Réussir son hypermodernité</em> comme une parodie, dans le confort chaleureux du deuxième degré, de ce que certains critiques nomment la <em>knowingness<a name="note10b"></a></em><a href="#note10"><strong>[10]</strong></a> et que nous appellerons la surconscience: voici un récit de la sempiternelle crise de la trentaine telle que vécue par un <em>autre</em> résident du Plateau Mont-Royal, branché, cultivé, avant-gardiste, <em>hipster</em> par-dessus le marché. La mort du père, la peine d’amour, la perte des illusions de l’enfance, le sentiment de vide existentiel: ce sont là des thèmes abondamment traités dans la littérature québécoise. Or, c’est bien dans le traitement postironique de tels sujets que l’ouvrage de Langelier devient intéressant.<br /><br />Force est de croire que le «vous» qui interpelle le lecteur à la manière d’un mode d’emploi psycho-pop ici n’est pas aussi parodique, ou ironique, qu’on voudrait l’entendre. Le défi implicite lancé au lecteur va plutôt comme suit: apprenez à lire ce récit sans les réflexes habituels de votre posture ironique. À preuve, par le moyen d’un essai sur l’histoire de la modernité, de la postmodernité et de ce qui s’en suit –l’hypermodernité–, l’auteur en vient à décortiquer ces mêmes réflexes, cette posture ironique qui semble dominer la culture actuelle.<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Modernes, postmodernes, hypermodernes</strong></span><br /><br />Le livre de Langelier permet d’entrer dans un nouveau cycle de la modernité: l’hyper, qui naît essentiellement de l’œuvre déconstructrice, voire destructrice, du postmodernisme. David Foster Wallace, cité à quelques reprises dans le texte de Langelier, reconnaissait pour sa part que ce qu’il appelait «l’œuvre parricide» des postmodernistes était grandiose. Mais il tenait aussi à rappeler que le parricide crée des orphelins, et que «toutes ces festivités de grandeur ne sauraient excuser le fait que les écrivains de [sa] génération ont dû apprendre à écrire en tant qu’orphelins<a name="note11b"></a><a href="#note11"><strong>[11]</strong></a>.» Donc, l’hypermodernité, c’est en quelque sorte ce qui reste après que le postmodernisme ait miné les grands projets de la modernité. Si, comme le rappelle la quatrième de couverture du roman de Langelier, «[l]a modernité nous a laissés tomber. <em>Vous</em> a laissé tomber», l’auteur tentera de refaire le chemin inverse et d’analyser comment, historiquement, on a pu penser le progrès. Formidable modernité qui vient bouleverser l’ordre en place et qui s’inscrit en rupture radicale avec le passé:<br />&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">La modernité est un saut dans le vide, les yeux bandés. Tout le reste, franchement, n’est que détails. Toutes les inventions de la première phase de la modernité (1800-1900, grosso modo), les nouveaux moyens de transport, les nouveaux médias, les nouveaux matériaux, les nouvelles sources d’énergie, tout ça, donc, ne fait que renforcer cette perception que les choses ne seront plus jamais pareilles. (p.31)</span><br />&nbsp;</div> <p><em>Réussir son hypermodernité</em> se veut donc, en partie du moins, un essai sur cet optimisme vertigineux qui a réussi à inverser pour la première fois dans l’histoire l’ordre de la temporalité en faisant de l’avenir l’objet de tous les désirs; un essai sur ce qui a ouvert la voie au grand essoufflement postmoderne et ce qui par la suite marque le renouveau hypermoderne.<br /><br />Les portions essayistiques du livre de Langelier mettent également l’accent sur les multiples mouvements d’avant-garde qui ont parsemé l’histoire de l’art contemporain. Futurisme, suprématisme, constructivisme, purisme, surréalisme, imagisme, dadaïsme: tous ces -ismes qui ont cru à la révolution par l’art et permis les grandes expérimentations du XXe siècle dans un monde où on se permet de croire que «tout reste à faire». L’auteur souligne essentiellement la valeur du travail exploratoire et la croyance aveugle en une nouveauté inspirante pour ces mouvements éphémères qui ont transformé le visage de l’art.<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Littérature avant-pop ou roman à thèse hypermoderne </strong></span><br /><br />L’originalité de <em>Réussir son hypermodernité</em> se révèle dans un jeu sur la forme. Il s’agit littéralement d’inscrire le récit dans l’essai: ici, c’est le récit d’une certaine croissance personnelle, un roman de la trentaine, qui se forme autour de l’essai scientifique, et non le contraire. Entre une rupture avec la «femme de votre vie» et un voyage initiatique vers la maison du père, l’histoire est constamment entrecoupée de bribes d’informations savantes. Une citation de Thoreau s’insère entre une réflexion sur la culture hipster et le manifeste du futurisme. L’hypermodernité semble s’affirmer avant tout dans une avalanche d’information. Comme l’a détaillé Lipovetsky, elle libère l’individu dans une spirale hyperbolique où tout s’extrémise et devient vertigineux: «Technologies génétiques, numérisation, cyberespace, flux financiers, mégalopoles, mais aussi porno, conduites à risques, sports extrêmes, performances, happenings, obésité, addictions<a name="note12b"></a><a href="#note12"><strong>[12]</strong></a>.» Si, selon l’auteur de l’<em>Ère du vide</em> (1983), la fin de la modernité s’exprime d’abord dans les signes de la culture, que fait ressortir un tel éclatement formel dans un récit littéraire?<br />&nbsp;<br />Principalement, c’est la prolifération des types de discours qui perturbe le rapport traditionnel au récit. Voilà peut-être où l’héritage postmoderniste –mouvement dont les grands auteurs comme John Barth, William Gaddis et Robert Coover nous auront bien nourris en parodies, métafictions et expérimentations de toutes sortes– est le plus manifeste.<br /><br />Désormais, devant l’abondance d’informations et de discours, le lecteur hypermoderne devra nécessairement modifier sa lecture du texte. Une lecture qui, par ailleurs, s’apparente à la description que fait Langelier de l’œuvre moderniste: «Il faut travailler pour espérer comprendre –faire des liens, coller des choses qui ne semblent pas aller ensemble, transformer en sens cette aridité de prime abord rébarbative.» (p.108) L’auteur passe ainsi du discours savant au texte de croissance personnelle, de l’entrevue au texte historique; le lecteur met ensuite tout ensemble et appelle cela de la littérature.<br /><br />Si les postmodernistes avaient une prédilection pour l’humour noir, l’ironie, ou un certain deuxième degré, faisant du foisonnement des discours une démonstration du chaos de l’existence, Langelier procède autrement. Dans cet enchevêtrement, le premier et le deuxième degré semblent s’inscrire sur un pied d’égalité pour rendre compte d’une quête unique: qu’est-ce qui nous a menés à un tel mal-être post-postmoderne?<br /><br />Par ailleurs, Larry McCaffery évoque une forme d’écriture qu’il nomme la littérature «avant-pop», à laquelle s’apparente l’œuvre de Langelier. Selon McCaffery, du point de vue formel, les écrivains avant-pop, tant postmodernistes que post-postmodernistes, utilisent souvent des méthodes dites radicales dans l’idée de confondre, de décourager, d’écœurer et surtout de faire disjoncter les neurones du lecteur ordinaire. Pourtant, ils s’y acharnent avec l’intention paradoxale de créer du beau, d’amuser et d’émerveiller: c’est une stratégie à la fois déconstructrice et reconstructrice<a name="note131"></a><a href="#note13"><strong>[13]</strong></a>. Par exemple, l’anthologie de McCaffery dédiée à la littérature avant-pop comprend des nouvelles toutes en dialogues, de faux extraits de pièces de théâtre, de faux passages d’encyclopédie, et même une suite de notes gribouillées dans le noir durant le visionnement de <em>Schindler’s List</em>. Ces expérimentations servent en partie à représenter la surstimulation et l’hyperconsommation au cœur de la vie en Amérique. Langelier s’attaque quant à lui à ces deux principes en décrivant les habitudes de consommation du hipster et par le moyen d’un syndrome saugrenu qu’il nomme la FOMO, acronyme de <em>Fear of missing out</em>:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Pourquoi n’étiez-vous pas restés à la maison, ce soir-là? Pourquoi, au moment où une semi-vedette jolie mais stupide s’était emparée du micro pour souhaiter à tout le monde «une super de bonne soirée», n’étiez-vous pas en train d’essuyer la vaisselle, ou de faire l’amour, ou de lire, ou de travailler à un projet salvateur pour vous et votre société, plutôt que là, dans ce nouveau temple de l’hyperconsommation et des modes éclair inventées de toutes pièces par des spécialistes du marketing? Vous ne le savez que trop: FOMO. (p.83)&nbsp;</span><br />&nbsp;</div> <p>La forme essayistique de <em>Réussir son hypermodernité</em> est donc, au final, à l’image de la lecture qu’on peut en faire: une lecture documentaire et chaotique, savante et hyperactive, faite sur mesure pour les lecteurs nés après l’ordinateur. Elle laisse transparaître un roman à thèse des plus actuel. Basée sur un ensemble d’hyperliens, de citations, de graphiques, d’encadrés et de notes de bas de page, cette construction formelle rappelle en effet la lecture labyrinthique que peut emprunter un lecteur du XXIe siècle en parcourant les pages de l’encyclopédie <em>Wikipedia</em>, en cheminant de blogue en blogue, voire en zieutant les photos de ses amis sur Facebook. En d’autres mots, en faisant s’entrecroiser discours scientifique, psycho-pop, littéraire et journalistique, Langelier dresse un portrait relativement succinct de son lecteur prototype, de ce «vous» auquel il s’adresse tout au long du texte. Il en résulte une œuvre d’un dynamisme hors du commun, dont l’effet ressemble à un son de cloche pour une génération: vos boucliers ironiques seront caduques, «[u]n jour, c’est inévitable, vous en aurez assez.» (p.17)<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les nouveaux rebelles</strong></span><br /><br />Au cœur de l’argumentation de ce roman à thèse hypermoderne, il y a une allusion aux préoccupations de David Foster Wallace, dont l’essai «<em>E Unibus Pluram</em>: Television&nbsp;and U.S. Fiction» établissait déjà en 1990 les balises d’une théorie sur l’impasse de l’ironie et l’héritage de l’écriture postmoderniste aux États-Unis. Il écrivait qu’il n’envisageait qu’une seule issue à l’impasse apparente du discours ironique, anti-humaniste, qui dominait l’ère postmoderne: un retour radical au premier degré:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Les prochains vrais «rebelles» littéraires de ce pays pourraient bien apparaître en tant qu’antirebelles étranges, d’authentiques lorgneurs qui osent de quelque façon s’abstenir d’un regard ironique, qui ont l’audace puérile d’endosser et d’énoncer des principes de sens unique<a href="#14" name="note14b"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>[14]</strong></span></a>.</span><br />&nbsp;</div> <p>Wallace voyait l’œuvre des auteurs postmodernistes comme ayant été formidablement prodigieuse et comme ayant mené les gens de sa génération à un véritable cul-de-sac idéologique. Avec <em>Réussir son hypermodernité</em>, Langelier amène son lecteur dans ce cul-de-sac, l’invite à sortir de la voiture et le renvoie –si péniblement clichée la tâche puisse-t-elle paraître aux yeux du lecteur ironique–&nbsp;à l’essentiel:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Si vous avez bien suivi les étapes décrites tout au long de ce livre, le sentier que vous suiviez débouchera alors sur une sorte de petite clairière inondée de soleil. Vous vous dirigerez en son centre. Impulsivement, vous vous étendrez par terre, sur le dos. Le ciel sera d’un bleu vibrant. Vous fermerez les yeux et sentirez la chaleur du soleil sur votre visage. Derrière vos paupières, des points lumineux danseront sur un fond orangé, comme des électrons autour d’un noyau, comme les molécules d’acides aminés dans la sève des arbres, comme les globules blancs dans votre sang. (p.218)</span><br />&nbsp;</div> <p>Dans son œuvre autobiographique, Dave Eggers construit un récit en tenant son lecteur par la main du début à la fin, le suppliant de le <em>regarder</em> («Regardez, je vous en prie. Vous nous voyez?<a href="#note15" name="note15b"><strong>[15]</strong></a>») et lui inculquant une empathie presque forcée. Si l’individu hypermoderne se retrouve désormais plus seul que jamais dans la tempête de discours, de consommation et d’interaction virtuelles, Langelier, comme Eggers dix ans plus tôt, implore son lecteur de prendre au moins conscience du monde autour de lui. Il l’invite à reconnaître son humanité, jusqu’au sang qui coule dans ses veines, et à s’y rattacher. À leur manière, ces auteurs tentent de rétablir un certain humanisme dans la fiction. Plus que toute autre chose, ces livres sont des mains tendues vers le lecteur. Entre humains, nous sommes invités à partager en toute surconscience une expérience authentique: rire, souffrir et lire <em>ensemble</em>.<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Vers une littérature postironique?</strong></span><br /><br />Il serait erroné de penser que <em>Réussir son hypermodernité</em> ne recèle aucun humour ironique, ou qu’une lecture au deuxième degré entacherait tout le projet littéraire de Langelier. Il est encore vrai, après tout, que de dénier à un auteur tout sens de l’ironie constitue une véritable insulte. Mais il importe de constater avec combien de justesse cette œuvre relance une réflexion des plus actuelles que des auteurs américains contemporains ont déjà maintes fois engagée. L’ironie aura toujours sa place dans la fiction, au même titre que l’humour noir et le cynisme, mais le constat derrière cette réflexion va comme suit: il devient de plus en plus urgent de se dégager de l’emprise de l’ironie sur notre façon de créer et de consommer l’art et la culture. Si, ne serait-ce que par son ambiguïté formelle, l’ouvrage de Langelier apparaît aujourd’hui comme un ovni dans le ciel littéraire du Québec, peut-on envisager qu’il marquera un coup d’envoi pour une littérature postironique québécoise?<br /><br />Sur la forme, les romans de Mathieu Arsenault ont fait montre de la même originalité avant-pop: son <em>Album de finissants</em> (2004) constitue un amalgame de cris du cœur, de coups de gueule et de bouffonneries rassemblés par fragments, et traversés par la culture pop, créant une polyphonie adolescente comparable à ce qu’on entendrait dans la cafétéria d’une polyvalente. Sur le fond, les écrits du Montréalais Jacob Wren, comme <em>La famille se crée en copulant</em> (traduit de l’anglais au Quartanier, en 2008) et <em>Revenge Fantasies of the Politically Dispossessed</em> (2010), abordent plus ou moins directement la thématique du joug de l’ironie dans la société actuelle. Ce ne sont là, bien sûr, que deux exemples d’un corpus qui demeure encore à définir. Chose certaine, à se fier aux résultats d’un sondage CROP publiés dans <em>La Presse</em> faisant de Réussir son hypermodernité le cinquième livre le plus recommandé par les Québécois en 2010<a href="#16" name="note16b"><strong>[16]</strong></a>, l’ouvrage de Langelier touche une corde sensible.</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <hr /> <p><a href="#note1b" name="note1"><strong>[1]</strong></a>Il existe peu de termes aussi ambigus, et parfois même trompeurs, que l’appellation de «postmoderniste». À plus forte raison, on s’aperçoit, en étudiant le sujet, qu’il existe à peu près autant de postmodernismes qu’il y a de théoriciens prêts à en donner une définition. Louis Menand décrit bien l’ambivalence entourant l’expression: «Postmodernism is the Swiss Army knife of critical concepts. It’s definitionally overloaded, and it can do almost any job you need done.» (Louis Menand, «Saved from Drowning: Barthelme Reconsidered» dans <em>The New Yorker</em>, February 23, 2009, p.68.) En ce sens, nous précisons que nous employons ici l’expression «postmoderniste» en référence à sa valeur programmatique, esthétique, et en opposition à l’expression «postmodernité» qui se rapporterait plutôt à une condition socioculturelle, politique, voire philosophique. En littérature, le postmodernisme s’est développé dans les années 1960, particulièrement aux États-Unis, avec des auteurs comme Robert Coover, Donald Barthelme, William Gaddis et John Barth.<br /><br /><a href="#note2b" name="note2"><strong>[2]</strong></a>Cité dans Jean-François Chassay, <em>Robert Coover: l’écriture contre les mythes</em>, Paris, Belin, 1996, p.13.<br /><br /><a href="#note3b" name="note3"><strong>[3]</strong></a>Dans un appendice ajouté lors d’une réédition de son ouvrage, Eggers témoigne en partie de cette inquiétude, en prenant la peine d’expliquer avec véhémence le fonctionnement de l’ironie. On comprend indirectement que l’auteur refuse toute lecture ironique de son récit: «[Irony] is beyond a doubt the most overused and under-understood word we currently have.» Sa longue tirade contre l’ironie est disponible en ligne: <a href="http://www.guardian.co.uk/theguardian/2001/jan/20/weekend7.weekend6" title="http://www.guardian.co.uk/theguardian/2001/jan/20/weekend7.weekend6">http://www.guardian.co.uk/theguardian/2001/jan/20/weekend7.weekend6</a> (page consultée le 3 janvier 2011).<br /><br /><a href="#note4b" name="note4"><strong>[4]</strong></a>«And make no mistake: irony tyrannizes us.» David Foster Wallace, «<em>E Unibus Pluram</em>: Television and U.S. Fiction», dans <em>A Supposedly Fun Thing I’ll Never Do Again: Essays and Arguments</em>, Boston, Little, Brown and Company, 1997, p.67.<br /><br /><a href="#note5b" name="note5"><strong>[5]</strong></a>Steven Moore, «In Memoriam David Foster Wallace», <em>Modernism/Modernity</em>, vol. 16, n°1 (January 2009), p.2.<br /><br /><a href="#note6b" name="note6"><strong>[6]</strong></a>Lee Konstantinou, «Wipe That Smirk Off Your Face: Postironic Literature and the Politics of Character», thèse de doctorat, Stanford University, 2009, 304 f.<br /><br /><a href="#note7b" name="note7"><strong>[7]</strong></a>Lee Siegel, «The Niceness Racket», <em>The New Republic</em>, April 23, 2007, p.50: «Eggers [is] the sincere young father of post-postmodern half-irony –call it sincerony».<br /><br /><a href="#note8b" name="8"><strong>[8]</strong></a>&nbsp; À ce chapitre, le chroniqueur du <em>Guardian</em> Lawrence Donegan offre un bon aperçu du rôle qu’occupe la revue dans le panorama littéraire américain contemporain. On peut accéder à son article en ligne: <a href="http://www.guardian.co.uk/books/2003/feb/16/fiction.features" title="http://www.guardian.co.uk/books/2003/feb/16/fiction.features">http://www.guardian.co.uk/books/2003/feb/16/fiction.features</a> (page consultée le 4 janvier 2011).<br /><br /><a href="#note9b" name="note9"><strong>[9]</strong></a>Daniel Canty signe, dans la revue <em>OVNI</em>, une recension du roman History of Love de Nicole Krauss qui touche en partie ce sujet. (Daniel Canty, «Les nouveaux sentimentaux», dans <em>OVNI. Littérature, Art, Critique</em>, no1 (mai-juillet 2008), p.42.<br /><br /><a href="#note10b" name="note10"><strong>[10]</strong></a>Lee Konstantinou, <em>op. cit.</em>, p.iv.<br /><br /><a href="#note11b" name="note11"><strong>[11]</strong></a>Larry McCaffery, «An Interview with David Foster Wallace», dans <em>Review of Contemporary Fiction</em>, vol. 13 no2 (1993), p.150: «The postmodern founders’ patricidal work was great, but patricide produces orphans, and no amount of revelry can make up for the fact that writers my age have been literary orphans throughout our formative years.» (Nous traduisons.) Par ailleurs, le récit de Langelier décrit la mort du père. Or, nous remarquons une thématique récurrente dans certaines œuvres américaines dites postironiques: la mort des parents et la passation des pouvoirs aux nouveaux orphelins. Le roman magistral de Wallace, <em>Infinite Jest</em> (1996), met notamment en scène la mort d’un maître du cinéma expérimental et la manière dont ses fils ont vécu le deuil. On peut lire au sujet de ce roman le texte «Ces poussières faites pour troubler l’œil» de Simon Brousseau, paru le 20 décembre 2010 sur <em>Salon double</em>: <a href="http://salondouble.contemporain.info/lecture/ces-poussieres-faites-pour-troubler-loeil" title="http://salondouble.contemporain.info/lecture/ces-poussieres-faites-pour-troubler-loeil">http://salondouble.contemporain.info/lecture/ces-poussieres-faites-pour-...</a> Le roman d’Eggers raconte la mort de ses deux parents. En 2006, Jonathan Safran Foer représentait de manière très touchante le deuil d’un garçon ayant perdu son père dans les attentats du 11 septembre (<em>Extremely Loud &amp; Incredibly Close</em>). Tout récemment, c’est Ron Currie Jr. qui en remet, avec son roman <em>Everything Matters!</em> (2009), où un fils surdoué tente en vain de sauver son père du cancer.<br /><br /><a href="#note12b" name="note12"><strong>[12]</strong></a>Gilles Lipovetsky, <em>L’écran global</em>, Paris, Seuil, 2007, p.52.<br /><br /><a href="#note131" name="note13"><strong>[13]</strong></a>Larry McCaffery (dir.), ed. <em>After Yesterday’s Crash: The Avant-Pop Anthology</em>, Penguin Books, New York, 1995, p.xix: «Avant-Pop often relies on the use of radical aesthetic methods to confuse, confound, bewilder, piss off, and generally blow the fuses of ordinary citizens exposed to it (a “deconstructive” strategy) –but just as frequently it does so with the intention of creating a sense of delight, amazement, and amusement (“reconstructive”).» (Nous traduisons.)&nbsp;<br /><br /><a href="#note14b" name="14"><strong>[14]</strong></a>David Foster Wallace, «<em>E Unibus Pluram</em>: Television and U.S. Fiction», <em>op. cit.</em>, p.81: «The next real literary «rebels» in this country might well emerge as some weird bunch of <em>anti</em>-rebels, born oglers who dare somehow to back away from ironic watching, who have the childish gall actually to endorse and instantiate single-entendre principles.» (Nous traduisons.) &nbsp;<br /><br /><a href="#note15b" name="note15"><strong>[15]</strong></a>Dave Eggers, <em>Une œuvre déchirante d’un génie renversant</em> (traduit de l'américain par Michelle-Herpe Volinsky), Paris, Éditions Balland (J’ai lu), 2001, p.97.<br /><br /><a href="#note16b" name="16"><strong>[16]</strong></a>Jean Siag. «Coup de sonde culturel» dans <em>La Presse</em>, 31 décembre 2010, &nbsp;http://www.cyberpresse.ca/dossiers/retrospective-2010/201012/31/01-4356517-coup-de-sonde-culturel.php (page consultée le 4 janvier 2011).</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> CANTY, Daniel CHABON, Michael COOVER, Robert Critique littéraire CURRIE, Ron DIAZ, Junot DONEGAN, Lawrence EGGERS, Dave Esthétique Filiation FOSTER WALLACE, David GADDIS, William Intertextualité Ironie JULY, Miranda KONSTANTINOV, Lee LANGELIER, Nicolas LETHEM, Jonathan LIPOVETSKY, Gilles McCAFFERY, Larry Métafiction MOORE, Steven NEWMAN, Charles Postmodernité Québec Relations humaines SAFRAN FOER, Jonathan SAUNDERS, George SIEGEL, Harry VOLLMANN, William T. Récit(s) Mon, 31 Jan 2011 05:10:10 +0000 William S. Messier 312 at http://salondouble.contemporain.info Le cyberespace : principes et esthétiques http://salondouble.contemporain.info/antichambre/le-cyberespace-principes-et-esthetiques <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/gervais-bertrand">Gervais, Bertrand</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-text field-field-soustitre"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> Réflexions sur le contemporain VII </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><div> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> </span></div> <div class="rteright">The future has already arrived. It's just not evenly distributed yet.<br /> - William Gibson.</div> <div class="rteright">&nbsp;</div> <p>L&rsquo;un des ph&eacute;nom&egrave;nes les plus marquants de l&rsquo;&eacute;poque contemporaine est la cr&eacute;ation et le d&eacute;veloppement du r&eacute;seau Internet et de l&rsquo;espace virtuel qu&rsquo;il g&eacute;n&egrave;re, le cyberespace. Ce r&eacute;seau a provoqu&eacute; une acc&eacute;l&eacute;ration de la transition que nous connaissons d&rsquo;une culture du livre &agrave; une culture de l&rsquo;&eacute;cran, en surd&eacute;terminant la dimension interactive de ce m&eacute;dia et en reliant cet &eacute;cran &agrave; une toile de plus en plus complexe et dense d&rsquo;informations. Mais &agrave; quelle exp&eacute;rience nous soumet au juste le cyberespace? Quels en sont les principaux traits? J&rsquo;en &eacute;tablirai quatre &ndash; ce sont la <em>traduction</em>, la <em>variation</em>, la <em>labilit&eacute;</em> et <em>l&rsquo;oubli</em> &ndash;&nbsp;et t&acirc;cherai de les d&eacute;finir. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Le cyberespace, un mythe d&rsquo;origine</strong></span></p> <p>Le cyberespace est l&rsquo;environnement culturel et artistique soutenu par Internet en tant qu&rsquo;infrastructure technologique. Cet environnement technologique est d&eacute;centralis&eacute;. Il est fait pour r&eacute;sister aux hi&eacute;rarchies simplifiantes et se pr&eacute;sente comme un lieu, initialement du moins, d&eacute;hi&eacute;rarchis&eacute; et d&eacute;cloisonn&eacute;. S&rsquo;il est en train de se transformer en un immense magasin, o&ugrave; tout est offert, de la brocante sur ebay aux corps &eacute;rotis&eacute;s des sites pornos, il est aussi, et doit continuer &agrave; &ecirc;tre, une agora et un espace de diffusion litt&eacute;raire et artistique.</p> <p>Le terme est apparu dans <em>Neuromancer</em>, le roman de science-fiction de William Gibson, paru en 1984. Le cyberespace repr&eacute;sentait pour Gibson une hallucination partag&eacute;e, une repr&eacute;sentation graphique de donn&eacute;es: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">A consensual hallucination experienced daily by billions of legitimate operators, in every nation, by children being taught mathematical concepts... A graphic representation of data abstracted from the banks of every computer in the human system. Unthinkable complexity. Lines of light ranged in the nonspace of the mind, clusters and constellations of data. Like city lights, receding<a href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>.</span><br /> &nbsp;</div> <p>Comme les lumi&egrave;res d&rsquo;une ville qui se retirent&hellip; Thomas Pynchon avait d&eacute;crit au d&eacute;but de <em>The Crying of Lot 49</em> (1966), la ville et ses lumi&egrave;res comme un circuit &eacute;lectronique. Gibson a pris le contre-pied de cette description (au c&oelig;ur du d&eacute;veloppement du postmodernisme litt&eacute;raire am&eacute;ricain) et a pouss&eacute; l&rsquo;image aux limites de la perception. Les circuits s&rsquo;&eacute;vanouissent et il ne reste plus que le contour de cette figure, signe instable, mais combien d&eacute;sirable. Une ville imaginaire, comme un vaste r&eacute;seau de signes et de liens&hellip;</p> <p>Le cyberespace engage &agrave; un imaginaire technologique et il permet de penser l&rsquo;&eacute;lectrification de l&rsquo;iconotexte, de pousser la fiction, les modalit&eacute;s de la repr&eacute;sentation et les jeux de la parole, du langage et de l&rsquo;image hors des sentiers battus, dans un espace encore &agrave; d&eacute;fricher. Il est aussi en ce sens une nouvelle fronti&egrave;re, ce qui requiert&nbsp;: l&rsquo;exploration de moyens in&eacute;dits et de strat&eacute;gies originales de repr&eacute;sentation&nbsp;; l&rsquo;exploitation d&rsquo;une ressource qui vient &agrave; peine d&rsquo;appara&icirc;tre et dont l&rsquo;importance est de plus en plus grande&nbsp;; le d&eacute;veloppement d&rsquo;un nouveau langage capable de s&rsquo;adapter &agrave; cette r&eacute;alit&eacute; virtuelle&nbsp;; et le d&eacute;ploiement de nouvelles structures sociales et communicationnelles, d&rsquo;une nouvelle identit&eacute;. L&rsquo;exploration du cyberespace est d&rsquo;ailleurs d&eacute;crite comme une navigation. Une qu&ecirc;te sur un territoire dont les dimensions &eacute;chappent &agrave; une saisie traditionnelle, car il est une pure construction conceptuelle, un espace imaginaire. Un territoire, de plus, qui va du monde virtuel en bon et due forme, &agrave; l&rsquo;image de <em>Second Life</em>, aux agoras num&eacute;riques et autres lieux de partage tels que Myspace, Facebook, Youtube, Flick&rsquo;r, etc.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Principes</strong></span></p> <p>La m&eacute;taphore fondatrice du cyberespace n&rsquo;est pas la racine, mais le rhizome, le r&eacute;seau, la multiplication des relations et des connexions (ne serait-ce qu&rsquo;en termes techniques o&ugrave; c&rsquo;est la redondance qui assure la p&eacute;rennit&eacute; du r&eacute;seau). La dynamique des relations n&rsquo;y est pas fond&eacute;e sur la tradition, l&rsquo;identit&eacute;, la p&eacute;rennit&eacute; et la m&eacute;moire, mais sur la traduction, la variation, la labilit&eacute; et l&rsquo;oubli. Ces quatre principes dessinent une exp&eacute;rience singuli&egrave;re et voient &agrave; l&rsquo;apparition de modes de lecture, de spectature et de navigation soumis &agrave; des ajustements in&eacute;dits. </p> <p>Par <strong>traduction</strong>, il faut entendre non seulement la pratique d&rsquo;&eacute;criture qui consiste &agrave; faire passer un texte d&rsquo;une langue &agrave; une autre, mais d&rsquo;abord et avant tout la pratique culturelle qui consiste &agrave; &ecirc;tre en pr&eacute;sence de traductions, de textes et d&rsquo;&oelig;uvres ayant migr&eacute; d&rsquo;une culture &agrave; une autre, et &agrave; &ecirc;tre confront&eacute; &agrave; une diversit&eacute; langagi&egrave;re, culturelle et formelle. C&rsquo;est une attitude qui est vis&eacute;e&nbsp;: non pas un regard tourn&eacute; vers le pass&eacute; (dans la perspective de la tradition), mais une ouverture &agrave; l&rsquo;autre. </p> <p>Dans la traduction, ce ne sont pas la temporalit&eacute; ou encore la stratification qui illustrent le mieux les relations entre les textes, mais le d&eacute;ploiement, la copr&eacute;sence sur un m&ecirc;me territoire, f&ucirc;t-il virtuel comme le cyberespace. Si la tradition joue avant tout sur une seule langue, qui a un r&ocirc;le identitaire, et en fonction de laquelle les autres langues et cultures sont subordonn&eacute;es, la traduction repose sur un nivellement des cultures ou, plut&ocirc;t, sur une oscillation dans le jeu des hi&eacute;rarchies. Les relations ne sont pas fixes ou &eacute;tablies de fa&ccedil;on durable, mais en mouvance continuelle, au gr&eacute; des rapprochements, des itin&eacute;raires personnels. Les hyperliens et la fa&ccedil;on dont Internet est structur&eacute; surd&eacute;terminent cette attitude. De fait, la traduction comme pratique culturelle implique une sp&eacute;cialisation et une individualisation des connaissances et des savoirs&nbsp;: une actualisation chaque fois singuli&egrave;re d&rsquo;une partie du r&eacute;seau. Si notre identit&eacute; en sort de toute fa&ccedil;on assur&eacute;e, ce n'est pas par r&eacute;p&eacute;tition du m&ecirc;me, mais par confrontation &agrave; l'autre, par contraste ou compl&eacute;mentarit&eacute;, et ultimement par ses propres strat&eacute;gies d&rsquo;appropriation. </p> <p>La traduction permet d&rsquo;accepter le flux d&rsquo;information, c&rsquo;est-&agrave;-dire de l&rsquo;ins&eacute;rer dans un processus d&rsquo;interpr&eacute;tation et de transformation. En termes m&eacute;taphoriques, on peut dire qu&rsquo;elle se d&eacute;finit non pas tant comme une digue, qui retient &agrave; l&rsquo;ext&eacute;rieur ce qui ne peut &ecirc;tre accept&eacute;, que comme un marais qui s&rsquo;enfle et se r&eacute;sorbe au gr&eacute; des flux et des reflux. </p> <p>Par <strong>variation</strong>, on doit comprendre ces rapports identitaires pr&eacute;caris&eacute;s et relativis&eacute;s rendus possibles par le virtuel, o&ugrave; les avatars et les pseudonymes s&rsquo;imposent, une identit&eacute; avant tout enfil&eacute;e comme un masque. Ce n&rsquo;est pas tant une forme de l&rsquo;intimit&eacute; que l&rsquo;on retrouve dans Internet, que d&rsquo;extimit&eacute;, pour reprendre le n&eacute;ologisme de Michel Tournier, et conceptualis&eacute; par Serge Tisseron (<em>L&rsquo;intimit&eacute; surexpos&eacute;e</em>, Paris, Ramsay, 2001). L&rsquo;extimit&eacute; est l&rsquo;interface entre soi et l&rsquo;autre que l&rsquo;on retrouve exploit&eacute;e de fa&ccedil;on importante dans l&rsquo;environnement virtuel qu&rsquo;est le cyberespace. C&rsquo;est une identit&eacute; num&eacute;rique et cybern&eacute;tique, au sens d&rsquo;une identit&eacute; provisoire &eacute;tablie et mise en partage en situation de communication, surtout si cette situation se d&eacute;ploie en un r&eacute;seau entier. L&rsquo;identit&eacute; est &laquo;&nbsp;le produit du flux des &eacute;v&eacute;nements quotidiens dont le Sujet mobilise certains &eacute;l&eacute;ments dans la perspective de constituer une repr&eacute;sentation&nbsp;&raquo; (F. Georges, <em>Identit&eacute;s virtuelles. Les profils utilisateurs du Web 2.0</em>, Paris, Les &Eacute;ditions Questions th&eacute;oriques 2010, p. 46). Or, ce flux, dans le cyberespace, n&rsquo;est plus une m&eacute;taphore permettant de conceptualiser le mouvement et les processus en acte, il s&rsquo;impose comme une r&eacute;alit&eacute; ph&eacute;nom&eacute;nologique. De nombreux artistes web jouent avec cette identit&eacute;-flux qui appara&icirc;t de plus en plus comme un troisi&egrave;me terme venant complexifier l&rsquo;opposition &eacute;tablie par Paul Ric&oelig;ur entre identit&eacute;-ips&eacute;it&eacute; et identit&eacute;-m&ecirc;met&eacute; (<em>Soi-m&ecirc;me comme un autre</em>, Paris, Seuil, 1990). Au couple oppositionnel du propre (ips&eacute;) et du semblable (m&ecirc;me), r&eacute;pond l&rsquo;identit&eacute;-flux en continuelle ren&eacute;gociation. C&rsquo;est une identit&eacute; diff&eacute;rentielle, en processus permanent d&rsquo;ajustement. </p> <p>La <strong>labilit&eacute;</strong> permet de souligner le caract&egrave;re &eacute;ph&eacute;m&egrave;re des iconotextes et des &oelig;uvres qu&rsquo;on trouve dans le cyberespace, ainsi que la pr&eacute;carit&eacute; des lectures et spectatures qu&rsquo;on y pratique, li&eacute;e entre autres au caract&egrave;re pr&eacute;-d&eacute;termin&eacute; des hyperliens. Les pages-&eacute;crans se succ&egrave;dent sans ordre pr&eacute;&eacute;tabli et initialement partag&eacute; et s&rsquo;exp&eacute;rimentent sur le mode d&rsquo;une v&eacute;ritable d&eacute;rive num&eacute;rique. Cette d&eacute;rive est occasionn&eacute;e par le caract&egrave;re fragmentaire du cyberespace. L&rsquo;exp&eacute;rience &agrave; laquelle il nous convie&nbsp;est celle d&rsquo;une ligne bris&eacute;e que notre navigation r&eacute;pare, le temps d&rsquo;un passage. Entre deux pages-&eacute;crans, entre deux n&oelig;uds r&eacute;unis par un hyperlien, il y a un vide que rien ne permet de s&eacute;miotiser ou de constituer symboliquement. C&rsquo;est un espace non signifiant, sans v&eacute;ritable forme&nbsp;: une distance qui n&rsquo;en est pas une. Et quand une page-&eacute;cran appara&icirc;t, c&rsquo;est sur le mode de la r&eacute;v&eacute;lation, un mode propice &agrave; l&rsquo;&eacute;blouissement.</p> <p>Pour Lunenfeld, cette d&eacute;rive num&eacute;rique d&eacute;pend de l&rsquo;esth&eacute;tique du non fini qui pr&eacute;vaut dans le cyberespace&nbsp;: &laquo;&nbsp;la d&eacute;rive num&eacute;rique est toujours dans un &eacute;tat de non fini, parce qu&rsquo;il y a toujours de nouveaux liens &agrave; &eacute;tablir, toujours plus de sites qui apparaissent, et ce qui a &eacute;t&eacute; catalogu&eacute; par le pass&eacute; risque d&rsquo;avoir &eacute;t&eacute; redessin&eacute; au moment d&rsquo;une nouvelle visite<a href="#note2a"><strong>[2]</strong></a>. &raquo; Cette d&eacute;rive num&eacute;rique, expression m&ecirc;me du flux et de son type singulier d&rsquo;exp&eacute;rience, est li&eacute;e &agrave; la situation cognitive qui pr&eacute;domine dans le cyberespace. Naviguer dans Internet, c&rsquo;est non pas tant s&rsquo;inscrire dans un processus de d&eacute;couverte, fond&eacute; sur l&rsquo;enqu&ecirc;te et l&rsquo;&eacute;tablissement d&rsquo;hypoth&egrave;ses, que se rendre disponible &agrave; un &eacute;blouissement, c&rsquo;est-&agrave;-dire se mettre en situation de connaissance par r&eacute;v&eacute;lation, reposant sur une interrogation ponctuelle, voire improvis&eacute;e. Dans un processus de d&eacute;couverte, nous sommes responsables des liens &eacute;tablis entre les &eacute;l&eacute;ments; dans une r&eacute;v&eacute;lation, les liens, et &agrave; plus forte raison les hyperliens, sont &eacute;tablis ind&eacute;pendamment de nous et ils nous sont simplement transmis. La distinction repose sur la forme d&rsquo;agentivit&eacute; en jeu&nbsp;: sommes-nous les ma&icirc;tres d&rsquo;&oelig;uvre ou seulement les man&oelig;uvres de la relation entre les pages visit&eacute;es? L&rsquo;hyperlien, l&rsquo;hypertexte dont il est le fondement et le cyberespace qui en est l&rsquo;expression la plus compl&egrave;te nous classent par d&eacute;finition dans la seconde cat&eacute;gorie, celle des man&oelig;uvres, ce qui explique la logique de la r&eacute;v&eacute;lation et de l&rsquo;&eacute;blouissement dans laquelle ils nous placent.&nbsp; Celle-ci nous incite d&rsquo;ailleurs &agrave; accepter le flux d&rsquo;information comme un spectacle en soi, auquel on consent de se soumettre. </p> <p>Par <strong>oubli</strong>, enfin, il s&rsquo;agit de poser non pas un revers de la m&eacute;moire, une lacune ou une absence, mais un oubli positif, une facult&eacute; de r&eacute;tention active (Gervais, 2008, p. 27 et passim), comme une v&eacute;ritable modalit&eacute; de l&rsquo;agir et un principe d&rsquo;interpr&eacute;tation de l&rsquo;exp&eacute;rience. Cet oubli positif est un musement ou une fl&acirc;nerie, une errance qui ne cherche plus &agrave; &eacute;tablir des liens rationnels entre ses diverses pens&eacute;es, mais qui se contente de l&rsquo;association libre, du jeu des ressemblances, de l&rsquo;avanc&eacute;e subjective. C&rsquo;est la pens&eacute;e en tant que flux ininterrompu,&nbsp; &agrave; moins qu&rsquo;un incident ne vienne en perturber le cours. Ce type d&rsquo;oubli caract&eacute;rise la d&eacute;rive dans le cyberespace, faite de mouvements inconstants et de sauts arbitraires. Pour R&eacute;gine Robin, &laquo;Notre vie &agrave; l&rsquo;&eacute;cran, dans l&rsquo;Internet, nous plonge dans l&rsquo;immat&eacute;rialit&eacute; du support. Non fix&eacute;, transitoire, &eacute;ph&eacute;m&egrave;re, insaisissable, monde du flux, du fluide, parti aussit&ocirc;t que saisi. [&hellip;] &nbsp;Nous serions plong&eacute; dans un &eacute;ternel pr&eacute;sent<a href="#note3a"><strong>[3]</strong></a>.&raquo;</p> <p>L&rsquo;oubli comme modalit&eacute; de l&rsquo;agir ouvre &agrave; une fictionnalisation de l&rsquo;exp&eacute;rience, &agrave; une invention de tous les instants propos&eacute;e comme principe de coh&eacute;rence et comme ontologie. Et l&rsquo;univers d&eacute;r&eacute;alis&eacute; du cyberespace semble un environnement id&eacute;al pour en permettre le d&eacute;ploiement. Il nous dit &agrave; tout le moins que nous existons &agrave; la crois&eacute;e de flux&nbsp;: flux interne de la pens&eacute;e (musement), flux informationnel d&rsquo;un r&eacute;seau accessible depuis un &eacute;cran d&rsquo;ordinateur (cyberespace). Or, il importe dans ce contexte, comme le sugg&egrave;re Chatonsky, &laquo;de voir pour quelle raison aujourd&rsquo;hui le flux de notre conscience est comme r&eacute;v&eacute;l&eacute; par les flux technologiques et de quelle fa&ccedil;on ils sont devenus ins&eacute;parables dans le mouvement m&ecirc;me qui les diff&eacute;rencie<a href="#note4a"><strong>[4]</strong></a>.&raquo; </p> <p>Traduction, variation, labilit&eacute; et oubli&nbsp;: ce sont l&agrave; certains des fondements de notre exp&eacute;rience du cyberespace et de la cyberculture &agrave; laquelle il donne lieu. Ils dessinent une nouvelle r&eacute;alit&eacute; culturelle et sociale, une nouvelle interface, c&rsquo;est donc dire un nouvel imaginaire. </p> <hr /> <a name="note1a"><strong>[1]</strong></a> William Gibson, <em>The Neuromancer</em>, texte disponible en ligne &agrave; l'adresse suivante: <a href="http://project.cyberpunk.ru/lib/neuromancer/" title="http://project.cyberpunk.ru/lib/neuromancer/">http://project.cyberpunk.ru/lib/neuromancer/</a> (site consult&eacute; le 25 octobre 2010). <br /> <a name="note2a"><strong>[2]</strong></a> Peter Lunenfeld, <em>The Digital Dialectif&nbsp;:&nbsp;New Essays on New Media</em>, Massachussetts/London, MIT Press, 1999, p. 10; Je traduis.<br /> <a name="note3a"><strong>[3]</strong></a> R&eacute;gine Robin, <em>La m&eacute;moire satur&eacute;e</em>, Paris, Stock, 2003, p. 412, 415.<br /> <a name="note4a"><strong>[4]</strong></a> Gr&eacute;gory Chantonsky, &laquo;Flux, entre fiction et narration&raquo;, texte disponible en ligne &agrave; l'adresse suivante : <a href="http://incident.net/users/gregory/wordpress/19-flux-entre-fiction-et-narration/" title="http://incident.net/users/gregory/wordpress/19-flux-entre-fiction-et-narration/">http://incident.net/users/gregory/wordpress/19-flux-entre-fiction-et-nar...</a> (site consult&eacute; le 25 octobre 2010). <hr /> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/le-cyberespace-principes-et-esthetiques#comments Culture de l'écran Cyberespace Esthétique Flux GERVAIS, Bertrand GIBSON, William Identité Imaginaire médiatique Imaginaire technologique LUNENFELD, Peter Média Oubli PYNCHON, Thomas RICOEUR, Paul ROBIN, Régine TISSERON, Serge Écrits théoriques Mon, 01 Nov 2010 13:20:15 +0000 Bertrand Gervais 281 at http://salondouble.contemporain.info Regards littéraires sur une crise du temps http://salondouble.contemporain.info/antichambre/regards-litteraires-sur-une-crise-du-temps <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-text field-field-soustitre"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> Intertextes et présentisme </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p class="MsoNormal rteindent1" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><em><span lang="FR">Tout a d&eacute;sormais un autre rythme, je vis d&eacute;j&agrave; en dehors de la vie qui n&rsquo;existe pas. Je m&rsquo;arr&ecirc;te parfois pour regarder le cours des nuages, je regarde tout avec la curiosit&eacute; flegmatique d&rsquo;un diariste volubile et d&rsquo;un promeneur fortuit&nbsp;: je sais que je fais rire, mais je marche d&rsquo;un bon pas. Et quand j&rsquo;&eacute;cris &agrave; la maison, je me souviens des jours o&ugrave;, tr&egrave;s jeune, assis &agrave; cette &eacute;ternelle m&ecirc;me table, j&rsquo;ai commenc&eacute; &agrave; &eacute;crire, ce qui, pour moi, signifiait me mettre &agrave; l&rsquo;&eacute;cart, m&rsquo;arr&ecirc;ter, m&rsquo;attarder, reculer, d&eacute;faire, r&eacute;sister pr&eacute;cis&eacute;ment &agrave; cette course mortelle, &agrave; cette vitesse fr&eacute;n&eacute;tique g&eacute;n&eacute;rale qui, par la suite, a &eacute;t&eacute; aussi la mienne.</span></em></span><strong><span lang="FR"><a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn1">[1]</a></span></strong><span lang="FR"><a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn1"></a></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Le 9 novembre 2009, nous soulignions les vingt ans de la chute du mur de Berlin. Si cet &eacute;v&eacute;nement a &eacute;t&eacute; l&rsquo;occasion de r&eacute;jouissances &agrave; travers le monde, plusieurs penseurs ont propos&eacute; qu&rsquo;il repr&eacute;sente &eacute;galement de fa&ccedil;on symbolique la fin des grandes utopies sociales. Il s&rsquo;agit de l&rsquo;une des bornes historiques &agrave; partir desquelles il est permis de penser l&rsquo;&eacute;mergence d&rsquo;une exp&eacute;rience collective du temps <em>pr&eacute;sentiste</em>, que l&rsquo;historien Fran&ccedil;ois Hartog d&eacute;finit &laquo;comme [&eacute;tant un] refermement sur le seul pr&eacute;sent et point de vue du pr&eacute;sent sur lui-m&ecirc;me<a style="" href="#_ftn2" name="_ftnref" title=""><strong><span style="">[2]</span></strong></a>.&raquo; Zaki La&iuml;di ouvre son essai <em>Le sacre du pr&eacute;sent</em> en insistant sur le fait que la chute du mur de Berlin a &eacute;galement occasionn&eacute; l&rsquo;&eacute;croulement d&rsquo;un certain rapport au temps au profit de &laquo;l&rsquo;homme-pr&eacute;sent [qui] veut abolir le temps&raquo;. Cet homme-pr&eacute;sent, toujours selon La&iuml;di, est &laquo;[r]evenu de toutes les utopies sociales qu&rsquo;il tend d&eacute;sormais &agrave; ravaler au rang d&rsquo;illusions de masses, il radicalise son besoin d&rsquo;utopie par la recherche d&rsquo;un pr&eacute;sent sans cesse reconduit, le pr&eacute;sent &eacute;ternel<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn3"><span class="msoIns"><ins cite="mailto:Pierre-Luc%20Landry" datetime="2010-08-19T10:34"><span style="">[3]</span></ins></span></a>.&raquo; Ainsi, en opposition au r&eacute;gime d&rsquo;historicit&eacute; traditionnel o&ugrave; le pr&eacute;sent reconduit le pass&eacute; et au r&eacute;gime d&rsquo;historicit&eacute; moderne, quant &agrave; lui tendu vers un avenir jug&eacute; prometteur, le pr&eacute;sentisme serait un moment de crise o&ugrave; les rapports au pass&eacute; et au futur sont pr&eacute;caris&eacute;s au profit d&rsquo;un pr&eacute;sent immobile. Cette fragilisation de notre rapport au temps, loin d&rsquo;&ecirc;tre anodine, met en p&eacute;ril la capacit&eacute; de l&rsquo;individu &agrave; se figurer comme faisant partie d&rsquo;un devenir collectif. Paul Zawadzki, dans son article &laquo;Malaise dans la temporalit&eacute;. Dimensions d&rsquo;une transformation anthropologique silencieuse&raquo;, n&rsquo;h&eacute;site pas &agrave; parler d&rsquo;une crise du temps qui vient pr&eacute;cariser le devenir collectif: &laquo;Si <em>crise du temps</em> il y a, cette crise porte sur l&rsquo;inscription symbolique de l&rsquo;individu dans un devenir et un sens commun qui lui permettraient de se penser comme contemporain de ses contemporains, autrement dit de <em>faire soci&eacute;t&eacute;</em><a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn4"><strong><span style="">[4</span><span style="">]</span></strong></a>.&raquo;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR"><o:p>&nbsp;<br /> </o:p></span><span lang="FR">Il ne me semble pas irr&eacute;aliste de croire que cette crise du temps diagnostiqu&eacute;e par de nombreux penseurs se refl&egrave;te dans la production litt&eacute;raire contemporaine. L&rsquo;importance des &eacute;critures autofictionnelles dans les derni&egrave;res ann&eacute;es, par exemple, pourrait &ecirc;tre interrog&eacute;e &agrave; l&rsquo;aune de ce constat. Cependant, d&rsquo;autres pratiques litt&eacute;raires fragilisent l&rsquo;&eacute;quation. Je souhaite ici proposer une mise &agrave; l&rsquo;&eacute;preuve de l&rsquo;id&eacute;e du pr&eacute;sentisme contemporain par le biais d&rsquo;une r&eacute;flexion sur l&rsquo;intertextualit&eacute;. Le texte <em>Le mal de Montano</em> (2002) d&rsquo;Enrique Vila-Matas, qui se construit en multipliant les r&eacute;f&eacute;rences aux &oelig;uvres litt&eacute;raires qui le pr&eacute;c&egrave;dent, me permettra de questionner les rapports au temps qu&rsquo;une &eacute;criture intertextuelle peut d&eacute;velopper. J&rsquo;interpr&eacute;terai le regard sur le monde contemporain qui est v&eacute;hicul&eacute; dans ce texte, pour ensuite interroger la signification d&rsquo;une des id&eacute;es centrales dans celui-ci, soit la n&eacute;cessit&eacute; pour le narrateur de lutter contre la mort de la litt&eacute;rature. Nous verrons que cette lutte entra&icirc;ne un rapport particulier au temps. J&rsquo;aborderai aussi la repr&eacute;sentation dans ce texte de deux &eacute;v&eacute;nements contemporains majeurs, soit le passage dans le XXIe si&egrave;cle et les attentats du 11 septembre 2001, qui peuvent &ecirc;tre consid&eacute;r&eacute;s, &agrave; la suite de la chute du mur de Berlin, comme &eacute;tant des moments phares dans la pr&eacute;carisation de notre rapport au temps. Cela me permettra de donner un bref aper&ccedil;u de la relation singuli&egrave;re au pr&eacute;sentisme qui s&rsquo;instaure dans le cas d&rsquo;une &eacute;criture intertextuelle. &Eacute;videmment, l&rsquo;analyse d&rsquo;un seul texte de fiction ne permet pas de tirer de grandes conclusions. J&rsquo;esp&egrave;re ici, plus modestement, montrer qu&rsquo;il peut &ecirc;tre fructueux d&rsquo;interpr&eacute;ter une &oelig;uvre litt&eacute;raire en interrogeant le regard qu&rsquo;elle v&eacute;hicule sur l&rsquo;exp&eacute;rience du temps qui semble dominer son &eacute;poque, dans ce cas-ci le pr&eacute;sentisme. </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span lang="FR">I. Na&icirc;tre posthume&nbsp;: L&rsquo;exp&eacute;rience intempestive de Rosario Girondo</span></span></strong></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR"><span style=""> </span><em>Le mal de Montano</em> met en sc&egrave;ne Rosario Girondo, un personnage narrateur obs&eacute;d&eacute; par la litt&eacute;rature. Sa manie de tout voir &agrave; partir de la litt&eacute;rature est si forte qu&rsquo;il devient irritant pour ses proches. S&rsquo;il fallait r&eacute;sumer en une phrase l&rsquo;intrigue de ce livre, comme l&rsquo;a fait Genette avec le monument de Proust, je dirais ceci: &laquo;Rosario devient la m&eacute;moire de la litt&eacute;rature.&raquo; Cette n&eacute;cessit&eacute; pour Rosario d&rsquo;incarner la m&eacute;moire de la litt&eacute;rature est motiv&eacute;e par une crainte qui parcourt l&rsquo;ensemble du texte, soit l&rsquo;imminence de la mort de la litt&eacute;rature. Rosario s&rsquo;inqui&egrave;te aussi du sort de l&rsquo;humanit&eacute;, dont l&rsquo;avenir lui semble li&eacute; &agrave; celui des Lettres: &laquo;[J]e me suis demand&eacute; ce qu&rsquo;il adviendra de nous quand, avec l&rsquo;&eacute;chec de l&rsquo;humanisme dont nous ne sommes plus que les funambules d&eacute;s&eacute;quilibr&eacute;s de la vieille corde coup&eacute;e, dispara&icirc;tra la litt&eacute;rature.<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn5"><strong><span style="">[5]</span></strong></a>&raquo; Cette image &eacute;trange o&ugrave; des funambules se trouvent sur une vieille corde coup&eacute;e fait admirablement &eacute;cho &agrave; l&rsquo;id&eacute;e corollaire &agrave; la notion de pr&eacute;sentisme selon laquelle la ligne du temps est rompue, r&eacute;duisant le sujet contemporain &agrave; l&rsquo;errance dans un pr&eacute;sent &eacute;ternel. Ce passage montre bien que le narrateur est conscient de la fin &mdash;ou du moins de l&rsquo;agonie&mdash; de la foi humaniste contenue dans l&rsquo;id&eacute;e de progr&egrave;s. Il est fascinant de voir &agrave; quel point cette id&eacute;e de la mort de la litt&eacute;rature, largement comment&eacute;e par la critique litt&eacute;raire, de Blanchot<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn6"><strong><span style="">[6]</span></strong></a> &agrave; Maingueneau<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn7"><strong><span style="">[7]</span></strong></a> en passant par William Marx<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn8"><strong><span style="">[8]</span></strong></a>, est r&eacute;investie par la fiction pour devenir, paradoxalement, le sujet d&rsquo;une &oelig;uvre litt&eacute;raire. En 2006, dans son essai intitul&eacute;<em> Contre Saint Proust ou la fin de la litt&eacute;rature</em>, Dominique Maingueneau affirmait ceci: &laquo;Sympt&ocirc;me de cette nouvelle condition de la cr&eacute;ation litt&eacute;raire, la multiplication des &oelig;uvres qui prennent pour mati&egrave;re les &oelig;uvres d&eacute;j&agrave; &eacute;crites. Par un l&eacute;ger mais d&eacute;cisif d&eacute;calage, la relation entre la litt&eacute;rature et le monde contemporain s&rsquo;affaiblit au profit de celle entre la litt&eacute;rature et le patrimoine litt&eacute;raire. [...] Le pouvoir de fascination de la Litt&eacute;rature majuscule s&rsquo;accro&icirc;t au fur et &agrave; mesure qu&rsquo;elle s&rsquo;ext&eacute;nue<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn9"><strong><span style="">[9]</span></strong></a>.&raquo; Cette &eacute;quation que Maingueneau &eacute;tablit et qui veut que la relation au monde contemporain s&rsquo;affaiblisse lorsque la litt&eacute;rature prend le patrimoine litt&eacute;raire comme mati&egrave;re &agrave; fabulation me semble inexacte, &agrave; tout le moins &agrave; la lecture du <em>Mal de Montano</em>. La fascination pour la litt&eacute;rature constitue ici un moyen fort pour &eacute;tablir un regard critique face au monde contemporain. Le lien avec celui-ci ne serait donc pas affaibli, comme le propose Maingueneau, mais plut&ocirc;t une source de conflit qui renforce et multiplie les tensions. Contre un pr&eacute;sent chronocentrique oublieux du pass&eacute; et dont l&rsquo;avenir est incertain, Rosario adopte une posture intempestive o&ugrave; l&rsquo;actuel est jug&eacute; &agrave; l&rsquo;aune du pass&eacute; litt&eacute;raire. Il est le d&eacute;positaire du pass&eacute; litt&eacute;raire, celui qui permet au pass&eacute; d&rsquo;introduire une faille dans le monolithe du pr&eacute;sent. </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">La fascination pour la litt&eacute;rature, dans le <em>Mal de Montan</em><em>o</em>, va de pair avec la critique de certains ph&eacute;nom&egrave;nes reli&eacute;s au pr&eacute;sentisme. La sc&egrave;ne o&ugrave; Rosario rencontre Teixeira, un homme &eacute;trange qui a abandonn&eacute; la litt&eacute;rature pour devenir un th&eacute;rapeute du rire, est exemplaire. Cet abandon de la litt&eacute;rature par Teixeira est rapidement associ&eacute; par le narrateur &agrave; l&rsquo;homme nouveau, &agrave; son d&eacute;sint&eacute;r&ecirc;t pour l&rsquo;art et la litt&eacute;rature. Rosario affirme que &laquo;Teixera n&rsquo;&eacute;tait pas, bien s&ucirc;r, un artiste, mais un criminel moderne ou, plut&ocirc;t l&rsquo;homme &agrave; venir, &agrave; moins qu&rsquo;il ne f&ucirc;t l&rsquo;homme d&eacute;j&agrave; venu, l&rsquo;homme nouveau avec son indiff&eacute;rence &agrave; l&rsquo;&eacute;gard de l&rsquo;art d&rsquo;autrefois et d&rsquo;aujourd&rsquo;hui, un homme au rire amoral, d&eacute;shumanis&eacute;. Un homme au rire de plastique, au rire de la mort.&raquo; (MM, p.111) De toute &eacute;vidence, selon ce passage, l&rsquo;homme contemporain est assimil&eacute; &agrave; une indiff&eacute;rence envers l&rsquo;art et la litt&eacute;rature. N&rsquo;est-il pas d&egrave;s lors possible de penser que l&rsquo;omnipr&eacute;sence de l&rsquo;intertextualit&eacute; soit un moyen mobilis&eacute; pour critiquer le pr&eacute;sentisme et l&rsquo;oubli de l&rsquo;histoire litt&eacute;raire qui le caract&eacute;rise? Le texte de Vila-Matas invite &agrave; le croire! Quelques pages plus loin, Rosario d&eacute;crit l&rsquo;homme moderne en convoquant sa m&eacute;moire litt&eacute;raire: &laquo;J&rsquo;ai fait un supr&ecirc;me effort de concentration et pris grossi&egrave;rement cong&eacute; de l&rsquo;homme sans qualit&eacute;s, de l&rsquo;<em>homme disponible</em> &mdash;comme l&rsquo;appelait Gide&mdash;, de l&rsquo;homme moderne qui ne fait rien, du nihiliste de notre temps.&raquo; (MM, p.139) Les occurrences de cette critique de notre &eacute;poque sont nombreuses dans le texte. De fait, Rosario tient ses contemporains pour responsables de la situation pr&eacute;caire de la litt&eacute;rature. C&rsquo;est son ami Tongoy qui lui propose de mobiliser son obsession de la litt&eacute;rature au service d&rsquo;une cause noble, celle de lutter contre la mort de la litt&eacute;rature. Il lui dit: &laquo;N&rsquo;as-tu pas pens&eacute; qu&rsquo;&agrave; l&rsquo;&eacute;poque o&ugrave; nous vivons, la pauvre litt&eacute;rature est assaillie par mille dangers, directement menac&eacute;e de mort et qu&rsquo;elle a besoin de ton aide?&raquo; (MM,<span class="msoIns"><ins cite="mailto:Pierre-Luc%20Landry" datetime="2010-08-19T10:57"> </ins></span>p.64) De fait, Rosario se donne pour mission d&rsquo;aider la litt&eacute;rature &agrave; se d&eacute;fendre contre les dangers qui la guette, et il le fait en renversant l&rsquo;id&eacute;e selon laquelle l&rsquo;homme contemporain risque de tuer la litt&eacute;rature. &Agrave; ce danger bien pr&eacute;sent, il oppose la force de la litt&eacute;rature qui a le pouvoir de sauver l&rsquo;humanit&eacute;. Remarquons dans ce passage que c&rsquo;est encore une fois une &oelig;uvre litt&eacute;raire qui est mobilis&eacute;e dans l&rsquo;argumentation de Rosario, qui cite les paroles d&rsquo;Ulrich, un personnage de <em>L&rsquo;homme sans qualit&eacute;s </em>de Robert Musil: </span></p> <p class="MsoNormal rteindent1" style="text-align: justify;"><span lang="FR"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">&laquo;Notre vie devrait &ecirc;tre totalement et uniquement litt&eacute;rature.&raquo; Applaudissements pour Ulrich. Je me demande pourquoi je serais si b&ecirc;te et ai cru pendant si longtemps que je devrais &eacute;radiquer mon mal de Montano, alors que celui-ci est la seule chose pr&eacute;cieuse et vraiment confortable que je poss&egrave;de. Je me demande aussi pourquoi je dois me repentir d&rsquo;&ecirc;tre si litt&eacute;raire alors que, tout compte fait, la litt&eacute;rature est le seul moyen de parvenir &agrave; sauver l&rsquo;esprit &agrave; une &eacute;poque aussi d&eacute;plorable que la n&ocirc;tre. Ma vie devrait &ecirc;tre, une bonne fois pour toutes, totalement et uniquement litt&eacute;rature. (MM, p.251) </span></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">On le voit, l&rsquo;utilisation du patrimoine litt&eacute;raire dans une &oelig;uvre de fiction n&rsquo;est pas n&eacute;cessairement, comme le propose Maingueneau, le sympt&ocirc;me d&rsquo;un affaiblissement de la relation au r&eacute;el. Bien au contraire, l&rsquo;&eacute;criture intertextuelle de Vila-Matas est motiv&eacute;e par un constat qui concerne la r&eacute;alit&eacute;: la litt&eacute;rature est menac&eacute;e par l&rsquo;oubli, et cet oubli est caract&eacute;ristique de l&rsquo;homme contemporain. L&rsquo;exemple du <em>Mal de Montano</em> montre que ce n&rsquo;est pas la litt&eacute;rature qui oublie la r&eacute;alit&eacute;, mais bien davantage notre exp&eacute;rience pr&eacute;sentiste de temps qui nous m&egrave;ne &agrave; d&eacute;laisser les tr&eacute;sors du pass&eacute;. Le regard que porte Rosario sur ses contemporains &eacute;tonne par sa proximit&eacute; avec le constat de Zaki La&iuml;di qui affirme que &laquo;[l]e pr&eacute;sent veut et pr&eacute;tend se suffire &agrave; lui-m&ecirc;me. Il construit son autarcie en se montrant d&eacute;lib&eacute;r&eacute;ment oublieux de sa gen&egrave;se comme de son &eacute;panouissement<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn10"><strong><span style="">[10]</span></strong></a>.&raquo; Dans cet ordre d&rsquo;id&eacute;e, l&rsquo;&eacute;criture intertextuelle implique un travail de m&eacute;moire qui est &eacute;galement un acte de r&eacute;sistance &agrave; l&rsquo;&eacute;gard du pr&eacute;sentisme ambiant. En d&eacute;veloppant un imaginaire de la litt&eacute;rature, Vila-Matas cr&eacute;e une interface entre le sujet et le monde o&ugrave; le pr&eacute;sent est largement investi par la m&eacute;moire, et par ce fait m&ecirc;me propose une sorte de contrepoint au pr&eacute;sentisme ambiant.</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><span lang="FR">II. Un m&eacute;lancolique face &agrave; l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement&nbsp;: Rilke et le nouveau mill&eacute;naire, Kafka et les tours en flammes</span></strong></span><span lang="FR"> </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><em><span lang="FR">Le Mal de Montano</span></em><span lang="FR"> met en sc&egrave;ne deux &eacute;v&eacute;nements historiques d&rsquo;une grande importance&nbsp;: le passage &agrave; l&rsquo;an 2000 et les attentats du 11 septembre 2001, &agrave; Manhattan. Dans les deux cas, ces &eacute;v&eacute;nements sont relat&eacute;s par Rosario en &eacute;voquant des souvenirs litt&eacute;raires. Le rapport qu&rsquo;il entretient avec ces &eacute;v&eacute;nements appara&icirc;t empreint de m&eacute;lancolie &agrave; l&rsquo;&eacute;gard d&rsquo;un temps qui finit et d&rsquo;inqui&eacute;tude face &agrave; un temps qui commence. La description de ces &eacute;v&eacute;nements historiques est d&rsquo;abord le r&eacute;sultat d&rsquo;une pr&eacute;sence du pass&eacute;<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn11"><strong><span style="">[11]</span></strong></a> qui semble motiv&eacute;e par une &laquo;absence de futur&raquo;. </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Le passage &agrave; l&rsquo;an 2000, on s&rsquo;en souvient, a &eacute;t&eacute; l&rsquo;occasion d&rsquo;innombrables sp&eacute;culations. Les ordinateurs seront-ils capables de franchir le seuil du nouveau mill&eacute;naire&nbsp;? Serait-ce la fin du monde tel que nous le connaissons&nbsp;? Pour le dire simplement, nous vivions une p&eacute;riode d&rsquo;intense pr&eacute;carisation de notre rapport au futur, comme si le temps, litt&eacute;ralement, mena&ccedil;ait de s&rsquo;arr&ecirc;ter. Ainsi, il est enrichissant d&rsquo;analyser la repr&eacute;sentation du passage &agrave; l&rsquo;an 2000 qui se trouve dans <em>Le Mal de Montano</em>. &Agrave; la veille du nouvel an, Rosario rumine ces sombres pens&eacute;es:</span></p> <p class="MsoNormal rteindent1" style="text-align: justify;"><span lang="FR"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Cette nuit, je pourrais &eacute;crire les vers les plus tristes, pensais-je en suivant les dessins de poussi&egrave;re dans l&rsquo;air. Margot et Tongoy, voyant que j&rsquo;&eacute;tais mal, essayaient de me remonter le moral, mais j&rsquo;avais l&rsquo;&acirc;me tr&egrave;s m&eacute;taphysique tandis que je me promenais mentalement dans des espaces de poussi&egrave;re, des cimeti&egrave;res solitaires et des tombes pleines d&rsquo;os muets. Et quand le Valpara&iacute;so &eacute;lectrique a pris fin, il m&rsquo;a sembl&eacute; que la nuit se transformait en un grand h&ocirc;pital et, tel Rilke un jour, je me suis demand&eacute;: &laquo;Est-ce donc ici que les gens viennent vivre? Je dirais plut&ocirc;t qu&rsquo;ici on meurt.&raquo; J&rsquo;ai regard&eacute; la mer et je n&rsquo;ai vu qu&rsquo;une larme noire fumante et, lentement, comme vaincu par le mal de Montano, j&rsquo;ai &eacute;t&eacute; gagn&eacute; par une m&eacute;lancolie absolue. (MM, p.66)</span> </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Ce qui est frappant dans ce passage, c&rsquo;est d&rsquo;abord le lexique qui est d&eacute;ploy&eacute;, enti&egrave;rement tourn&eacute; vers le pass&eacute;. Il y est question de poussi&egrave;re, de cimeti&egrave;re, de tombe et d&rsquo;ossements. C&rsquo;est sous le signe d&rsquo;une m&eacute;lancolie absolue que Rosario d&eacute;crit son exp&eacute;rience du temps qui passe, et s&rsquo;il s&rsquo;inqui&egrave;te du futur, c&rsquo;est d&rsquo;abord &agrave; l&rsquo;&eacute;gard de <em>ce qui ne sera plus</em>, plut&ocirc;t que de ce qui est &agrave; venir. La convocation de la c&eacute;l&egrave;bre pens&eacute;e de Rilke tir&eacute;e des <em>Carnets de Malte Laurids Brigge</em>, introduit la m&eacute;moire litt&eacute;raire en tant que moteur d&rsquo;une r&eacute;flexion sur l&rsquo;exp&eacute;rience du temps. Comment interpr&eacute;ter cette pens&eacute;e sombre qui affirme la confusion entre la vie et la mort? J&rsquo;y vois en tout cas une manifestation sans &eacute;quivoque d&rsquo;un malaise &agrave; l&rsquo;&eacute;gard du pr&eacute;sent. Tout ici se meurt, nous dit Rosario &agrave; la suite de Rilke. Notons aussi que la premi&egrave;re phrase, &laquo;Cette nuit, je pourrais &eacute;crire les vers les plus tristes<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn12"><strong><span style="">[12]</span></strong></a>&raquo;, est une reprise int&eacute;grale de l&rsquo;un des vers les plus c&eacute;l&egrave;bres de Pablo Neruda: &laquo;Puedo escribir los versos m&aacute;s tristes esta noche&raquo;. Cette r&eacute;f&eacute;rence cach&eacute;e, bien qu&rsquo;ais&eacute;ment rep&eacute;rable pour la plupart des lecteurs hispanophones, trahit tout de m&ecirc;me une certaine inqui&eacute;tude face au cr&eacute;puscule d&rsquo;une &eacute;poque. Le moment o&ugrave; cette r&eacute;f&eacute;rence &agrave; Neruda surgit dans le r&eacute;cit, au tournant du mill&eacute;naire, donne &agrave; voir l&rsquo;inqui&eacute;tude de Rosario quant &agrave; la mort de la litt&eacute;rature et &agrave; l&rsquo;oubli qui la guette, et le moment fatal o&ugrave; une telle r&eacute;f&eacute;rence n&rsquo;interpellera plus le lecteur, tellement gav&eacute; de pr&eacute;sent qu&rsquo;il n&rsquo;aura plus d&rsquo;app&eacute;tit pour le pass&eacute;. </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">M&ecirc;me si la convocation du pass&eacute; litt&eacute;raire vise &agrave; donner consistance &agrave; une exp&eacute;rience du temps qui est v&eacute;cue douloureusement, il est difficile de ne pas y voir le sympt&ocirc;me de cette crise du temps dont parle Fran&ccedil;ois Hartog. Celui-ci conclut que ce qui fait la sp&eacute;cificit&eacute; d&rsquo;une telle crise, c&rsquo;est le fait que le monde actuel est plac&eacute; entre deux impossibilit&eacute;s: celle du pass&eacute; comme celle du futur. Il faut souligner que l&rsquo;exp&eacute;rience de Rosario n&rsquo;est pas diff&eacute;rente: sa m&eacute;lancolie le tourne r&eacute;solument vers un pass&eacute; qu&rsquo;il admire pour ses grands &eacute;crivains, mais il convient n&eacute;anmoins que cette &eacute;poque est d&eacute;sormais inaccessible, d&rsquo;abord parce que ses contemporains sont oublieux de leurs origines. De la m&ecirc;me mani&egrave;re, son discours ne laisse aucune place &agrave; la possibilit&eacute; du futur. Ici, les gens meurent et il ne lui reste plus qu&rsquo;&agrave; errer parmi ses souvenirs personnels. Tout porte &agrave; croire que cette difficult&eacute; que nous remarquions avec Paul Zawadzki en introduction, celle qu&rsquo;a l&rsquo;individu de s&rsquo;inscrire dans un devenir commun pour &ecirc;tre le <em>contemporain de ses contemporains</em>, correspond bien &agrave; l&rsquo;exp&eacute;rience du temps de Rosario. Il appara&icirc;t d&egrave;s lors comme &eacute;tant prisonnier de son &eacute;poque. Malgr&eacute; le fait que son rapport au temps soit traditionnel, principalement par sa volont&eacute; de reconduire le pass&eacute; litt&eacute;raire dans un pr&eacute;sent qu&rsquo;il juge d&eacute;nud&eacute; de vie, il n&rsquo;en demeure pas moins que cette exp&eacute;rience n&rsquo;est pas partag&eacute;e. Dans sa valorisation de l&rsquo;histoire litt&eacute;raire, Rosario fait cavalier seul, un peu comme le Quichotte. Mais dans son monde, qui se souvient du Quichotte?</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Le regard que porte Rosario sur les attentats du 11 septembre 2001 est tout aussi instructif quant au rapport qu&rsquo;il entretient avec son temps. Je veux rappeler au passage que, pour Fran&ccedil;ois Hartog, le traitement m&eacute;diatique du 11 septembre est typique de l&rsquo;<em>autocomm&eacute;moration</em> qui caract&eacute;rise notre &eacute;poque&nbsp;: &laquo;Aujourd&rsquo;hui, ce trait est devenu une r&egrave;gle: tout &eacute;v&eacute;nement inclut son autocomm&eacute;moration. C&rsquo;&eacute;tait vrai de mai 1968. Ce l&rsquo;est jusqu&rsquo;&agrave; l&rsquo;extr&ecirc;me du 11 septembre 2001, avec toutes les cam&eacute;ras filmant le second avion venant s&rsquo;&eacute;craser sur la seconde tour du World Trade Center<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn13"><strong><span style="">[13]</span></strong></a>.&raquo; Cette logique de l&rsquo;autocomm&eacute;moration o&ugrave; la m&ecirc;me s&eacute;quence vid&eacute;o est rediffus&eacute;e sur toutes les cha&icirc;nes t&eacute;l&eacute;vis&eacute;es jusqu&rsquo;&agrave; cr&eacute;er un effet <em>d&rsquo;arr&ecirc;t du temps</em>, Rosario la court-circuite en se demandant ce qu&rsquo;aurait pens&eacute; Franz Kafka de ces images:</span></p> <p class="MsoNormal rteindent1" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span lang="FR">Vous voyez &agrave; la t&eacute;l&eacute;vision d&rsquo;un bar les images de l&rsquo;attentat et tu repenses &agrave; Kafka qui a imagin&eacute; quelque chose qui, &agrave; sa mani&egrave;re, a aussi chang&eacute; le monde: la transformation d&rsquo;un employ&eacute; de bureau en cancrelat. Qu&rsquo;aurait-il pens&eacute; en voyant le spectacle d&rsquo;avions et de feu de Manhattan? Kafka &eacute;tait un &ecirc;tre extr&ecirc;mement visuel qui ne pouvait pas supporter le cin&eacute;ma, parce que la rapidit&eacute; des mouvements et sa vertigineuse succession d&rsquo;images le condamnaient &agrave; la vision superficielle d&rsquo;une forme continue. Il disait qu&rsquo;au cin&eacute;ma, ce n&rsquo;est jamais le regard qui choisit les images mais les images qui choisissent le regard. (MM, p.337)</span></span><span lang="FR"> </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Cet extrait t&eacute;moigne de la complexit&eacute; du rapport au temps qu&rsquo;implique la convocation d&rsquo;un intertexte. Il semble qu&rsquo;il y ait deux fa&ccedil;ons de penser cette relation: d&rsquo;abord, on peut croire que Rosario se pose comme &eacute;tant le contemporain de Kafka. Ce faisant, il adopte face &agrave; son &eacute;poque une posture d&eacute;phas&eacute;e en introduisant une distance historique. Il est &eacute;tonnant de constater qu&rsquo;en regardant les images du 11 septembre, Rosario se demande comment Kafka y aurait r&eacute;agi. Il fait sienne la m&eacute;fiance de Kafka &agrave; l&rsquo;&eacute;gard de l&rsquo;image. D&rsquo;un autre c&ocirc;t&eacute;, il est possible de croire que cette proximit&eacute; avec Kafka est rendue n&eacute;cessaire par l&rsquo;inconsistance du pr&eacute;sent auquel appartient Rosario. Pour que son pr&eacute;sent ait du sens, il est n&eacute;cessaire que Rosario l&rsquo;observe &agrave; l&rsquo;aide de sa m&eacute;moire litt&eacute;raire. Un peu plus loin dans le texte, il parle en effet d&rsquo;une &laquo;&eacute;poque o&ugrave; la r&eacute;alit&eacute; n&rsquo;a plus de sens et o&ugrave; la litt&eacute;rature est un instrument id&eacute;al pour l&rsquo;utopie, pour construire une vie spirituelle donnant enfin l&rsquo;heure exacte.&raquo; (MM, p.386) C&rsquo;est parce que la r&eacute;alit&eacute; n&rsquo;a plus de sens que Rosario y introduit ses souvenirs de lecture. Ainsi, la crise du temps appara&icirc;t &ecirc;tre un facteur d&eacute;terminant dans la mise en place d&rsquo;une po&eacute;tique intertextuelle telle qu&rsquo;on la constate dans le texte d&rsquo;Enrique Vila-Matas. </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><span lang="FR">Et si le pass&eacute; pouvait encore &eacute;clairer l&rsquo;avenir&hellip;?</span></strong></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Au terme de ce survol, on peut conclure minimalement que le pr&eacute;sentisme remarqu&eacute; par les penseurs de la soci&eacute;t&eacute; occidentale trouve des &eacute;chos dans la production litt&eacute;raire contemporaine. C&rsquo;est le cas du <em>Mal du Montano</em> d&rsquo;Enrique Vila-Matas, qui t&eacute;moigne d&rsquo;un malaise dans l&rsquo;exp&eacute;rience collective du temps. On a vu &eacute;galement que les r&eacute;f&eacute;rences litt&eacute;raires jouent un r&ocirc;le important dans l&rsquo;&eacute;laboration de ce rapport temporel. &Eacute;videmment, aurais-je pu proposer d&rsquo;entr&eacute;e de jeu, puisque les textes cit&eacute;s appartiennent n&eacute;cessairement au pass&eacute;. Cependant, ce qui m&rsquo;appara&icirc;t plus important, c&rsquo;est que ce pass&eacute; litt&eacute;raire soit convoqu&eacute; dans la critique du pr&eacute;sent. La crise du temps que l&rsquo;on d&eacute;signe par le terme de pr&eacute;sentisme n&rsquo;appara&icirc;t alors plus comme &eacute;tant uniquement la condition dans laquelle le sujet contemporain se trouve. Il y a aussi, et je crois que c&rsquo;est le cas chez Vila-Matas, des exp&eacute;riences temporelles v&eacute;cues sous un mode mineur, minoritaire. Il m&rsquo;appara&icirc;t important de rendre compte de ces exp&eacute;riences en marge, de ces &icirc;lots anachroniques si l&rsquo;on souhaite brosser un portrait juste de notre contemporan&eacute;it&eacute;. D&rsquo;autant plus qu&rsquo;il y a un rapport de force manifeste entre ces diverses exp&eacute;riences du temps. La nostalgie d&rsquo;un pass&eacute; litt&eacute;raire, telle qu&rsquo;elle se manifeste chez Vila-Matas, constitue un exemple marquant du fait que notre contemporan&eacute;it&eacute; permet encore la coexistence de rapports au temps divergents. Il faut y voir un travail m&eacute;moriel en faveur d&rsquo;un pass&eacute; qui, comme le rappelle Zawadzki, pour demeurer vivant, doit &ecirc;tre int&eacute;gr&eacute; au pr&eacute;sent en vue d&rsquo;&ecirc;tre recompos&eacute; pour l&rsquo;avenir<a style="" href="#_ftn14" name="_ftnref" title=""><strong><span style="">[14]</span></strong></a>. La possibilit&eacute; de critiquer une condition r&eacute;side dans le fait de conna&icirc;tre une alternative &agrave; celle-ci. C&rsquo;est pr&eacute;cis&eacute;ment en cela que le pr&eacute;sentisme est inqui&eacute;tant: en &eacute;vacuant le pass&eacute; comme le futur, il solidifie l&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;un pr&eacute;sent immuable. &Agrave; mes yeux, ce danger suffit &agrave; justifier l&rsquo;&eacute;tude et l&rsquo;analyse des objets contemporains dans leur rapport au temps, malgr&eacute; les difficult&eacute;s m&eacute;thodologiques qui en d&eacute;coulent. J&rsquo;esp&egrave;re en avoir montr&eacute; la pertinence. </span></p> <div style=""> <hr width="33%" size="1" align="left" /> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn1" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span lang="FR" style="font-size: 10pt;"><span style="">[1]</span></span></span></a>Enrique Vila-Matas, <i style="">Journal volubile</i>, Paris, Christian Bourgois &Eacute;diteur, 2009 [2008], p. 46. [traduit de l&rsquo;espagnol par Andr&eacute; Gabastou].<o:p></o:p></p> <p><a style="" name="_ftn1" title="" href="#_ftnref"> </a></p></div> <p><a style="" name="_ftn1" title="" href="#_ftnref"> </a></p> <div style="" id="ftn"><a style="" name="_ftn1" title="" href="#_ftnref"> </a> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn2" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[2]</span></span></a>Fran&ccedil;ois Hartog, <i style="">R&eacute;gimes d&rsquo;historicit&eacute;, pr&eacute;sentisme et exp&eacute;riences du temps</i>, Paris, &Eacute;ditions du Seuil (coll. La librairie du XXIe si&egrave;cle), 2003, p.210-211.<span style="font-size: 10pt; color: windowtext;"><o:p></o:p></span></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn3" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[3]</span></span></a> Zaki La&iuml;di, <i style="">Le sacre du pr&eacute;sent</i>, Paris, Flammarion, 2000, p.7. <o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText" style=""><a style="" name="_ftn4" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[4]</span></span></a><span lang="FR"> </span>Paul Zawadzki, &laquo;Malaise dans la temporalit&eacute;. Dimensions d&rsquo;une transformation anthropologique silencieuse&raquo;, dans <i style="">Malaise dans la temporalit&eacute;</i>, Publications de la Sorbonne, 2002, p.12.<span class="msoIns"><ins cite="mailto:Pierre-Luc%20Landry" datetime="2010-08-19T10:37"><o:p></o:p></ins></span></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn5" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[5]</span></span></a> Enrique Vila-Matas, <i style="">Le mal de Montano</i>, Paris, Christian Bourgois &Eacute;diteur, 2003 [2002], p. 80 [traduit de l&rsquo;espagnol par Andr&eacute; Gabastou] Les r&eacute;f&eacute;rences ult&eacute;rieures &agrave; ce texte seront signal&eacute;es dans le corps du texte avec la mention (MM).<o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn6" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[6]</span></span></a><span lang="FR"> </span>Maurice Blanchot, <i style="">Le livre &agrave; venir</i>, Paris, &Eacute;ditions Gallimard, 1959.<o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="Textedenotedebasdepage"><a style="" name="_ftn7" title="" href="#_ftnref"><sup><span lang="FR"><span style="">[7]</span></span></sup></a><span lang="FR"> </span>Dominique Maingueneau, <i style="">Contre Saint Proust ou la fin de la litt&eacute;rature</i>, Paris, &Eacute;ditions Belin, 2006.<o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><a style="" name="_ftn8" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[8]</span></span></a> William Marx, <i style="">L&rsquo;adieu &agrave; la litt&eacute;rature; histoire d&rsquo;une d&eacute;valorisation. XVIIIe-XXe</i>, Paris, Les &Eacute;ditions de Minuit, 2005.<o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn9" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[9]</span></span></a><span lang="FR"> </span>Dominique Maingueneau, <i style="">Contre Saint Proust ou la fin de la litt&eacute;rature</i>, Paris, &Eacute;ditions Belin, 2006, p. 157. <o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn10" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[10]</span></span></a><span lang="FR"> <i style="">Op. Cit.</i>, p.101. </span><o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="Textedenotedebasdepage"><a style="" name="_ftn11" title="" href="#_ftnref"><sup><span lang="FR"><span style="">[11]</span></span></sup></a><span lang="FR"> L&rsquo;expression est d&rsquo;Augustin, qui d&eacute;coupe dans ses <i style="">Confessions</i> le temps en trois cat&eacute;gories: la pr&eacute;sence du pass&eacute;, la pr&eacute;sence du pr&eacute;sent et la pr&eacute;sence du futur. Dans <i style="">Temps et r&eacute;cit 1. L&rsquo;intrigue et le r&eacute;cit historique</i>, Paul Ricoeur s&rsquo;arr&ecirc;te longuement sur la conception augustinienne du temps.</span><span style="font-family: &quot;Times New Roman&quot;; color: windowtext;"><o:p></o:p></span></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="Textedenotedebasdepage"><a style="" name="_ftn12" title="" href="#_ftnref"><sup><span lang="FR"><span style="">[12]</span></span></sup></a><span lang="FR"> Il s&rsquo;agit du premier vers du 20e po&egrave;me du recueil <i style="">20 poemas de amor y una canci&oacute;n desesperada</i> de Pablo Neruda (1924). </span><o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn13" title="" href="#_ftnref"><span style="">[13]</span></a><span lang="FR"> <i style="">Op. Cit.</i>, p.156. </span><o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn14" title="" href="#_ftnref"><span class="msoIns"><ins cite="mailto:Simon%20Brousseau" datetime="2010-08-19T11:54"><span style="">[14]</span></ins></span></a><span lang="FR"><span class="msoIns"><ins cite="mailto:Simon%20Brousseau" datetime="2010-08-19T11:54"> </ins></span>Zawadzki &eacute;crit&nbsp;: &laquo;</span><span lang="EN-US" style="">Un pass&eacute; vivant est un pass&eacute; int&eacute;gr&eacute; au pr&eacute;sent, recompos&eacute; en vue de l&rsquo;avenir.&raquo; (p. 18)</span></p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> <p><i> </i></p> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/regards-litteraires-sur-une-crise-du-temps#comments AUGUSTIN BLANCHOT, Maurice Contemporain Devenir Espagne Esthétique Fonctions du récit HARTOG, François Histoire Imaginaire Intertextualité KAFKA, Franz LAÏDI, Zaki MAINGUENEAU, Dominique MARX, William Mémoire MUSIL, Robert Narrativité NERUDA, Pablo Présentisme RICOEUR, Paul Temps Tradition VILA-MATAS, Enrique ZAWADZKI, Paul Essai(s) Roman Mon, 23 Aug 2010 04:00:00 +0000 Simon Brousseau 253 at http://salondouble.contemporain.info Fiction de la vérité, vérité de la fiction http://salondouble.contemporain.info/antichambre/fiction-de-la-verite-verite-de-la-fiction <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/dulong-annie">Dulong, Annie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-text field-field-soustitre"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> Écrire le 11 septembre </div> </div> </div> <p>Des hommes et des femmes se sont rendus travailler. Devant leur ordinateur, un caf&eacute; &agrave; la main, ils ont commenc&eacute; leur journ&eacute;e, sous le soleil que ceux disposant d&rsquo;une fen&ecirc;tre ont probablement admir&eacute;. Il &eacute;tait encore t&ocirc;t. Je suppose que ceux qui &eacute;taient d&eacute;j&agrave; au travail avaient plus &agrave; prouver que ceux qui arriveraient plus tard, vers 9h. Dans les corridors, devant les distributrices, dans les ascenseurs, les discussions devaient &ecirc;tre ordinaires, les m&ecirc;mes que partout ailleurs, sur l&rsquo;actualit&eacute;, sur les &eacute;missions et spectacles vus la veille, sur les enfants, les patrons, le travail &agrave; accomplir. Les courriers circulaient. Ce n&rsquo;&eacute;tait qu&rsquo;une journ&eacute;e comme les autres.</p> <p>Et puis ces gens ordinaires, ni plus pacifistes, ni plus belliqueux que leurs voisins, se sont retrouv&eacute;s transform&eacute;s, en quelques instants, en h&eacute;ros, en victimes ou en martyres. Ils sont devenus, &agrave; cause des &eacute;v&eacute;nements, une communaut&eacute;, voire une fraternit&eacute;. Mais que dit-on lorsqu&rsquo;un avion s&rsquo;encastre sur son lieu de travail ?</p> <p>Tout commence &agrave; d&eacute;raper lorsque surgissent des questions &eacute;tranges, des doutes sur la possibilit&eacute; m&ecirc;me de certains &eacute;nonc&eacute;s. De questions en apparence inutiles, en ce qu&rsquo;elles me confinent &agrave; l&rsquo;anecdotique, je me retrouve ainsi &eacute;gar&eacute;e dans des v&eacute;rifications &laquo;scientifiques&raquo;, des enqu&ecirc;tes presque. Seulement voil&agrave;: tout en cherchant &agrave; gauche et &agrave; droite, je sens bien que je m&rsquo;&eacute;loigne, que la question n&rsquo;est qu&rsquo;un pare-feu peut-&ecirc;tre, un garde-fou. Alors je me dis que ce moment d&eacute;nonce quelque chose: une faille dans la transformation de la mati&egrave;re, la crainte du regard des autres, ces m&eacute;chants autres qui pourraient commettre le crime irr&eacute;parable de se reconna&icirc;tre dans ce qui est &eacute;crit, ou de poser des questions obligeant &agrave; faire des liens entre les choses, &agrave; rompre la fronti&egrave;re fragile entre la fiction et la r&eacute;alit&eacute;.&nbsp;</p> <p>De la v&eacute;rit&eacute; &agrave; la fiction, de la fiction &agrave; la r&eacute;alit&eacute;, l&rsquo;&eacute;criture semble ainsi &eacute;tablir les fronti&egrave;res pour mieux les brouiller. Peut-&ecirc;tre vient-il toujours un moment, lorsqu&rsquo;on &eacute;crit, o&ugrave; l&rsquo;on s&rsquo;interroge sur la v&eacute;rit&eacute;. Mais il s&rsquo;agit d&rsquo;une v&eacute;rit&eacute; relative, li&eacute;e davantage &agrave; une v&eacute;rit&eacute; de l&rsquo;exp&eacute;rience qu&rsquo;&agrave; l&rsquo;authenticit&eacute; des faits. Le principe m&ecirc;me de la fiction, son exigence, semble nous placer &agrave; l&rsquo;ext&eacute;rieur des choses, dans la distance n&eacute;cessaire &agrave; la transformation du mat&eacute;riau. Mais que se passe-t-il lorsque la distance n&eacute;cessaire nous semble hors d&rsquo;atteinte?</p> <p>Le 11 septembre 2001, seule avec des millions de t&eacute;l&eacute;spectateurs, j&rsquo;ai assist&eacute; en direct aux attaques sur le World Trade Center. Les images des avions heurtant les tours ont fait le tour du monde quelques fois et ont &eacute;t&eacute; r&eacute;p&eacute;t&eacute;es au point o&ugrave; il me semble presque y avoir &eacute;t&eacute; et pouvoir sentir l&rsquo;odeur de la fum&eacute;e, de la poussi&egrave;re et de la chair br&ucirc;l&eacute;e.&nbsp;</p> <p>Dans les jours et les semaines qui ont suivi, malgr&eacute; la multitude des images (ou &agrave; cause d&rsquo;elles), l&rsquo;&eacute;criture m&rsquo;&eacute;tait impossible. Le territoire de l&rsquo;expression &eacute;tait satur&eacute; par le t&eacute;moignage, le fait v&eacute;cu. Plus tard viendrait la fiction, me suis-je dit, lorsque la poussi&egrave;re serait retomb&eacute;e et que les voix des victimes et des survivants ne transformeraient plus toute tentative d&rsquo;expression en profanation. L&rsquo;image leur appartenait, d&rsquo;ailleurs : pouvoir extr&ecirc;me de la victime, capable, au nom du respect et du deuil, de faire retirer toute repr&eacute;sentation ne correspondant pas &agrave; l&rsquo;image qu&rsquo;elle se fait de sa propre exp&eacute;rience, comme l&rsquo;ont fait les familles des pompiers d&eacute;c&eacute;d&eacute;s.</p> <p>M&ecirc;me maintenant, neuf ans plus tard, si les &eacute;v&eacute;nements continuent de m&rsquo;habiter, d&rsquo;intervenir r&eacute;guli&egrave;rement dans ma r&eacute;flexion, le passage &agrave; la fiction me demande &agrave; chaque instant un travail d&rsquo;&eacute;quilibriste entre le r&eacute;el des faits et l&rsquo;espace de l&rsquo;imaginaire. Pourtant, un corpus de romans s&rsquo;est constitu&eacute; au cours des derni&egrave;res ann&eacute;es: c&rsquo;est donc dire que le passage &agrave; la fiction est &laquo;possible&raquo;. Mais quel espace reste-t-il pour la fiction lorsque l&rsquo;imaginaire est obstru&eacute; par un surplus d&rsquo;images et de chiffres? &Agrave; quelle transformation faut-il parvenir pour passer des chiffres &agrave; une histoire? Comment concilier ce qui <em>doit</em> &ecirc;tre dit avec ce qui <em>peut</em> &ecirc;tre dit? De quelle &laquo;v&eacute;rit&eacute;&raquo; s&rsquo;agit-il de rendre compte, puisque ce qui est vrai pour moi ne l&rsquo;est pas n&eacute;cessairement pour l&rsquo;autre? Au fond, la question &agrave; poser demeure celle de la distance juste : quand, comment et avec quels mots peut-on &eacute;crire les &eacute;l&eacute;ments qui nous semblent les plus fondamentaux dans notre atelier?&nbsp;</p> <p><em>Ce texte aurait pu s&rsquo;intituler <strong>Words written in dus</strong><strong>t</strong>. Mais peut-&ecirc;tre aurait-ce &eacute;t&eacute; trop. Trop appuy&eacute;.<br /> </em><em><br /> Pourtant, il s&rsquo;agit un peu de cela : les traces.<br /> </em><br /> Des hommes et des femmes se sont rendus travailler. Voil&agrave; le point de d&eacute;part. Le moment avant que tout bascule. Voil&agrave; d&rsquo;o&ugrave; part ou devrait partir le r&eacute;cit. Peut-&ecirc;tre un nom: Paul, John, Jane, Leah. La couleur de leur complet ou de leur tailleur. Le poids du porte-documents. La commande de caf&eacute;, dans le petit bistro &agrave; la sortie du m&eacute;tro. Les conversations anodines, autour du d&eacute;jeuner, ou le silence. Les gestes du quotidien, cr&egrave;me &agrave; raser, d&eacute;odorant, chemise, bas. Le visage ferm&eacute; du changeur dans le m&eacute;tro, son histoire &agrave; lui. Mais &eacute;crire ces d&eacute;tails, ce serait d&eacute;j&agrave; s&rsquo;approprier quelque chose. La difficult&eacute; de raconter, pourtant, pr&eacute;f&egrave;re ne pas nommer, ne pas pr&eacute;ciser. Peut-&ecirc;tre parce que, d&egrave;s lors qu&rsquo;il s&rsquo;agit de raconter <em>cela</em>, ces &eacute;v&eacute;nements, il est in&eacute;vitable de rencontrer cette sensation: peu importe ce que j&rsquo;&eacute;crirai, au fond. Peu importe comment je le dirai, avec quel mot, comment je d&eacute;crirai ces vies, ces moments, ces instants. Mon lecteur saura, sans m&ecirc;me que je le dise, que mes personnages, si cela en est vraiment, sont condamn&eacute;s. Il saura que si je dis que le soleil brille, ce sera pour marquer le contraste avec ce qui s&rsquo;en vient.&nbsp;</p> <p>Si au moins il avait plu cette journ&eacute;e-l&agrave;. Mais, l&agrave; encore, ne pourrait-on pas attribuer cette pluie d&rsquo;automne &agrave; une volont&eacute; de faire plus sombre que n&eacute;cessaire, d&rsquo;ajouter au tragique en donnant aux visages hagards un air d&eacute;tremp&eacute;?</p> <p>Vous voyez. Peu importe la couleur que je donnerai &agrave; ces personnages, peu importe comment je les v&ecirc;tirai. Vous saurez que je parle de leurs derniers moments. Ou des derniers instants avant que leur vie ne bascule parce que quelque part, au milieu du d&eacute;sert, des hommes se sont dit pourquoi ne pas leur donner enfin une le&ccedil;on.</p> <p>Mais peut-&ecirc;tre le probl&egrave;me est-il d&rsquo;un autre ordre. Peut-&ecirc;tre, seulement peut-&ecirc;tre, le probl&egrave;me vient-il de l&rsquo;exc&egrave;s. M&eacute;likah Abdelmoumen, dans son roman <em>Alia</em>, &eacute;crit: &laquo;J&rsquo;ai tout imagin&eacute;. C&rsquo;est &ccedil;a. &Ccedil;a ne peut &ecirc;tre que &ccedil;a. J&rsquo;ai brod&eacute;. Brod&eacute; quelque chose de fou sur quelque chose de vrai. Ai-je jamais su faire autre chose?&raquo; Est-ce la peur de se faire accuser d&rsquo;exag&eacute;ration qui rend muet? Mais comment une telle accusation serait-elle de toute fa&ccedil;on possible devant quelque chose qui, comme le 11 septembre, d&eacute;passe toute imagination?</p> <p>&laquo;Nous n&rsquo;avons qu&rsquo;une ressource avec la mort, &eacute;crit Ren&eacute; Char: Faire de l&rsquo;art avant elle&raquo;. Ces mots, plac&eacute;s en exergue d&rsquo;un manuscrit achev&eacute; et envoy&eacute; &agrave; un &eacute;diteur le jour o&ugrave; un homme, sur une route, un soir d&rsquo;automne, s&rsquo;est pench&eacute; dans sa voiture et ne s&rsquo;est relev&eacute; que trop tard pour &eacute;viter le camion qui venait droit sur lui. Ces mots de Char me hantent. Bien s&ucirc;r, pour &ecirc;tre honn&ecirc;te, il me faudrait dire qu&rsquo;ils me suivaient depuis longtemps. Mais jamais, jusqu&rsquo;au lendemain de ce jour d&rsquo;automne, ils n&rsquo;avaient fait autant sens. Jamais je n&rsquo;avais si bien compris leur in&eacute;luctabilit&eacute;, leur cruaut&eacute; m&ecirc;me. Mais ce n&rsquo;est pas encore le bon mot. Il faut encore s&rsquo;approcher un peu, doucement.&nbsp;</p> <p><em>Un soir d&rsquo;automne, un homme s&rsquo;est pench&eacute; dans sa voiture. Sur la route, apr&egrave;s, il n&rsquo;y eut que l&rsquo;ombre de traces de freinage, et les copeaux laiss&eacute;s par le camion qui, venant vers l&rsquo;homme, s&rsquo;est lentement couch&eacute; dans un foss&eacute;. </em></p> <p>Non, pas tout de suite.</p> <p>Je dois admettre, avouer, presque comme une faute: avant le 11 septembre (qui, dans mon esprit, n&rsquo;a pas besoin de l&rsquo;ann&eacute;e, comme si tous les 11 septembre renvoyaient maintenant &agrave; celui-l&agrave;), les tours du World Trade Center n&rsquo;avaient jamais retenu mon attention. Je les savais pr&eacute;sentes, du moins il me semble. Je les voyais parfois, comme images, dans des films ou encore des s&eacute;ries t&eacute;l&eacute;vis&eacute;es, en arri&egrave;re-plan. Je les savais, je crois, repr&eacute;sentatives de New York, mais elles concernaient, de par leur nom, le commerce, et le commerce ne m&rsquo;int&eacute;resse pas. Cette remarque, m&ecirc;me si elle r&eacute;v&egrave;le ma na&iuml;vet&eacute; ou mon ignorance, n&rsquo;est pas gratuite. Je ne connais maintenant New York et ses tours d&eacute;funtes que par les &eacute;v&eacute;nements du 11 septembre. Par leur ruine, autrement dit.&nbsp;</p> <p>Un autre lieu occupe cet espace dans mon imaginaire. Au moment de commencer ma ma&icirc;trise, je n&rsquo;&eacute;crivais plus. Je voulais, bien s&ucirc;r, mais je n&rsquo;&eacute;crivais pas. J&rsquo;y suis revenue non par les mots, mais par une trace laiss&eacute;e dans mon imaginaire par un &eacute;v&eacute;nement lointain. Je me souvenais, enfant, avoir entendu, au journal t&eacute;l&eacute;vis&eacute;, ou dans les conversations des gens autour de moi, qu&rsquo;une &eacute;glise montr&eacute;alaise avait br&ucirc;l&eacute;. Et cette &eacute;glise existait encore, dix ans plus tard, du moins en tant que ruine. C&rsquo;est par elle que je suis revenue. Par les images que j&rsquo;ai ramen&eacute;es d&rsquo;elle. Par la photo, en somme. Je suis partie un apr&egrave;s-midi d&rsquo;automne, peut-&ecirc;tre parce que j&rsquo;&eacute;tais pass&eacute;e par l&agrave; quelques jours auparavant, peut-&ecirc;tre parce qu&rsquo;un vague souvenir me sugg&eacute;rait d&rsquo;aller y voir. J&rsquo;ai&nbsp; emprunt&eacute; la rue Sherbrooke. &Agrave; ma droite, il y avait l&rsquo;h&ocirc;pital Notre-Dame, &agrave; ma gauche l&rsquo;&eacute;trange statue phallique &agrave; la m&eacute;moire de Charles de Gaulle. J&rsquo;ai parcourue la ville, lentement, sans trop savoir o&ugrave; se trouvait ce que je cherchais, du moins pendant un temps, jusqu&rsquo;&agrave; ce que, pr&egrave;s de la rue St-Denis, je sois interrompue dans ma marche par une &eacute;trange rencontre. Au milieu d&rsquo;un terrain vague mais cl&ocirc;tur&eacute;, il y avait un arbre. Au pied de l&rsquo;arbre, dans un fouillis d&rsquo;herbes folles, j&rsquo;ai aper&ccedil;u un objet qui ne faisait aucun sens: une chaise de m&eacute;tal pliante, d&rsquo;un jaune flamboyant. Peut-&ecirc;tre est-ce &agrave; ce moment que l&rsquo;&eacute;criture a recommenc&eacute;, lorsque j&rsquo;ai actionn&eacute; le d&eacute;clencheur.&nbsp;</p> <p>J&rsquo;ai continu&eacute; ma route. Aux coins des rues Clark et Sherbrooke gisaient les restes d&rsquo;une &eacute;glise incendi&eacute;e. Les ouvertures des fen&ecirc;tres avaient &eacute;t&eacute; placard&eacute;es, puis recouvertes d&rsquo;affiches publicitaires. En faisant le tour de l&rsquo;&eacute;glise, j&rsquo;ai vu, au milieu des herbes et des arbres tr&egrave;s minces, qu&rsquo;il y avait &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur un vieux fauteuil. Au lieu de sugg&eacute;rer l&rsquo;abandon, il &eacute;voquait une habitation : quelqu&rsquo;un, ou quelques personnes, avaient &eacute;lu domicile dans ces ruines sans toit.&nbsp;</p> <p>Je connaissais &agrave; peine Montr&eacute;al et j&rsquo;ai voulu retrouver l&rsquo;&eacute;glise. Et je l&rsquo;ai retrouv&eacute;e comme on revient sur un lieu qui nous a marqu&eacute;. Pourtant, je n&rsquo;en savais pas le nom. Peut-&ecirc;tre ai-je voulu m&rsquo;approprier la ville par l&rsquo;un des souvenirs que j&rsquo;en avais. Car il me semblait me souvenir qu&rsquo;une femme avait intentionnellement mis le feu &agrave; l&rsquo;&eacute;glise. Pour l&rsquo;enfant effray&eacute;e par le feu que j&rsquo;&eacute;tais, seule cette information comptait. Peut-&ecirc;tre, alors, v&eacute;rifier mes souvenirs, leur justesse, &eacute;tait-il sans importance. M&ecirc;me si j&rsquo;avais tort, ultimement, sur les causes de l&rsquo;incendie.</p> <p>Sauf que maintenant, je m&rsquo;interroge. Que l&rsquo;&eacute;glise ait br&ucirc;l&eacute;, cela semble tout aussi certain que le fait qu&rsquo;elle a &eacute;t&eacute; d&eacute;truite depuis, et son site transform&eacute; en h&ocirc;tel de luxe. De ces faits, je suis certaine. Mais qu&rsquo;en est-il de l&rsquo;histoire de l&rsquo;&eacute;glise en elle-m&ecirc;me? Elle a &eacute;t&eacute; incendi&eacute;e, oui, mais par qui ou par quoi? Elle a &eacute;t&eacute; d&eacute;truite, il me semble longtemps apr&egrave;s l&rsquo;incendie, mais pourquoi ce d&eacute;lai? Qu&rsquo;est-il advenu de ce qu&rsquo;elle contenait? Et des fid&egrave;les qui devaient tout de m&ecirc;me s&rsquo;y pr&eacute;senter? Je n&rsquo;avais aucune image de cette &eacute;glise avant l&rsquo;incendie, elle n&rsquo;existait que comme ruine. L&rsquo;&eacute;glise, en somme, n&rsquo;existait pas en tant que r&eacute;alit&eacute;, mais parce qu&rsquo;elle avait r&eacute;pondu &agrave; quelque chose, &agrave; un besoin d&rsquo;images. Alors voil&agrave; : &agrave; quoi me sert de savoir que l&rsquo;incendie qui a ravag&eacute; la Holy Trinity Greek Orthodox Church le 16 janvier 1986 &eacute;tait accidentel? Cette connaissance modifie-t-elle, ou aurait-elle modifi&eacute;, la place de l&rsquo;&eacute;glise br&ucirc;l&eacute;e dans mon imaginaire?</p> <p>Ce n&rsquo;est pas une question gratuite: autant le 11 septembre me semble inapprochable parce que la somme des images et des informations est vertigineuse, parce que je ne sais plus ce qui est, dans mes souvenirs, construction directement li&eacute;e aux images des m&eacute;dias, et souvenir (mais peut-on avoir un souvenir d&rsquo;un lieu o&ugrave; nous ne sommes jamais all&eacute;s?), autant cette fameuse &eacute;glise me semble condamn&eacute;e (ce n&rsquo;est peut-&ecirc;tre pas si mal) &agrave; n&rsquo;exister que comme ruine.&nbsp;</p> <p>Depuis le 11 septembre, je lis, regarde, accumule des informations. Peut-&ecirc;tre est-ce maladif. Peut-&ecirc;tre n&rsquo;est-ce qu&rsquo;une mani&egrave;re d&rsquo;entretenir quelque chose, ce quelque chose que je ne comprends pas bien et qui fait que, le 11 septembre 2001, mon appr&eacute;hension du monde a enti&egrave;rement chang&eacute;. Seulement voil&agrave;: devant la fiction, je demeure perplexe. Ou plut&ocirc;t, j&rsquo;ai peine &agrave; accepter le pacte de la fiction, ce qui me fait normalement croire ce que je lis tout en sachant que ce n&rsquo;est pas vrai. J&rsquo;ai du mal &agrave; d&eacute;tacher cette fiction du documentaire, de l&rsquo;historique, des informations accumul&eacute;es au cours des ann&eacute;es.&nbsp;</p> <p>En lisant, par exemple, <em>A disorder peculiar to the country (Un d&eacute;sordre am&eacute;ricain)</em>, de Ken Kalfus, il y eut ce moment proche de la frustration, lorsque je me suis rendu compte qu&rsquo;il se d&eacute;tachait de la r&eacute;alit&eacute; &mdash;donc, dans une mauvaise ad&eacute;quation de la v&eacute;rit&eacute;. Que pour le &laquo;bien de la fiction&raquo; comme on dirait le bien de la patrie, il se permettait de d&eacute;placer la chronologie, l&rsquo;ordre des &eacute;v&eacute;nements, entre autres de tuer Saddam Hussein un peu trop vite et un peu trop joyeusement. Le livre, alors, m&rsquo;est tomb&eacute; des mains. Je l&rsquo;ai fini, bien s&ucirc;r, je suis ent&ecirc;t&eacute;e, mais cette d&eacute;couverte a enti&egrave;rement chang&eacute; mon rapport au livre. Jusqu&rsquo;&agrave; ce moment, Kalfus avait construit sa fiction en oscillant entre le d&eacute;lire de personnages qui se d&eacute;testent et l&rsquo;historique: la poussi&egrave;re, la prise de conscience de l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement, la fuite hors des tours, la menace de l&rsquo;anthrax, la parano&iuml;a s&rsquo;installant &agrave; New York venaient ainsi appuyer l&rsquo;ironie des personnages. L&rsquo;encadrant. La savoureuse sc&egrave;ne o&ugrave; le personnage de Marshall, debout dans la cuisine, essaie de se faire sauter avec une bombe artisanale, en d&eacute;clarant qu&rsquo;Allah est grand pendant que sa future ex-&eacute;pouse essaie de voir pourquoi la bombe ne d&eacute;tonne pas, cette sc&egrave;ne, bref, n&rsquo;aurait pas &eacute;t&eacute; aussi r&eacute;ussie si elle n&rsquo;avait &eacute;t&eacute; appuy&eacute;e par une justesse des faits, ou &agrave; tout le moins leur vraisemblance. Changer la donne, &agrave; quelques pages de la fin, pour se d&eacute;barrasser de Hussein et permette l&rsquo;apoth&eacute;ose finale d&rsquo;un d&eacute;nouement &agrave; l&rsquo;am&eacute;ricaine d&eacute;truisait ce fin &eacute;quilibre. Rompait le pacte de lecture.</p> <p>Pour pr&eacute;parer ce texte, je suis rest&eacute;e des heures devant des images. Je ne sais pas ce que je cherchais. &Agrave; bousculer quelque chose, &agrave; forcer ma pens&eacute;e &agrave; s&rsquo;organiser, &agrave; se trouver un noyau. Images du 11 septembre. Images des tours, des avions. Visages blanchis par la poussi&egrave;re. Images, aussi, de cette &eacute;glise br&ucirc;l&eacute;e. Comme s&rsquo;il s&rsquo;agissait de donner &agrave; mon esprit un coup, un &eacute;lan. Comme s&rsquo;il s&rsquo;agissait, en regardant ces images d&rsquo;une mani&egrave;re aussi obstin&eacute;e, de retrouver quelque chose que j&rsquo;y aurais &eacute;gar&eacute;. Et je repense &agrave; ce personnage de Ken Kalfus qui, apr&egrave;s avoir r&eacute;ussi &agrave; sortir vivant des tours, cherche sa propre image dans les photographies du 11 septembre. Parce qu&rsquo;il cherche une trace de ce qui lui est arriv&eacute;. Parce qu&rsquo;il veut se prouver, peut-&ecirc;tre, que ce dont il se souvient a bel et bien exist&eacute;.&nbsp;</p> <p>Mais le hic, c&rsquo;est que je n&rsquo;y &eacute;tais pas. Pas plus que je n&rsquo;&eacute;tais &agrave; l&rsquo;&eacute;glise lorsqu&rsquo;elle a flamb&eacute;. Ce n&rsquo;est donc pas ma propre exp&eacute;rience de ces &eacute;v&eacute;nements que je veux retrouver. &nbsp;</p> <p>Je sais seulement une chose: derri&egrave;re ces &eacute;l&eacute;ments qui habitent mon atelier imaginaire, le peuplent, voire le parasitent, s&rsquo;agite autre chose que je ne parviens pas encore &agrave; nommer. Pourtant, j&rsquo;ai l&rsquo;impression que je ne peux faire autrement que parler de ces &eacute;l&eacute;ments. La certitude que je ne peux que les &eacute;crire. Et l&rsquo;intuition que, peut-&ecirc;tre, je n&rsquo;en ai pas le droit.</p> <p>Je ne sais trop o&ugrave; je m&rsquo;en vais avec tout &ccedil;a. Ce n&rsquo;est pas que je veuille le fragment. Peut-&ecirc;tre est-ce plut&ocirc;t qu&rsquo;il me faut, comme une arch&eacute;ologue, d&eacute;gager lentement, &agrave; petits coups de brosse, les &eacute;l&eacute;ments qui constituent cet &eacute;trange site de mon atelier imaginaire. Car le seul endroit o&ugrave; je puisse me tenir, en ce moment, se trouve &agrave; l&rsquo;ext&eacute;rieur. &Agrave; l&rsquo;ext&eacute;rieur des choses. &Agrave; l&rsquo;ext&eacute;rieur des lieux. Comme mes photographies de la ville : elles me placent toutes (ou presque) dehors, devant des immeubles, parfois un peu de biais. Et c&rsquo;est l&agrave; le plus &eacute;trange : qu&rsquo;il s&rsquo;agisse d&rsquo;approcher les ruines ou de photographier la surhabitation qu&rsquo;est la ville, je ne suis jamais qu&rsquo;&agrave; l&rsquo;ext&eacute;rieur. Et ce n&rsquo;est pas si terrible. Du moins, cela ne me semble pas vraiment un manque : je n&rsquo;ai pas besoin d&rsquo;aller &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur, pas plus que je n&rsquo;ai ressenti le besoin d&rsquo;entrer dans l&rsquo;&eacute;glise en ruine, ou de me d&eacute;placer pour aller voir, de mes yeux, Ground Zero. Il me suffit de regarder les choses. Peut-&ecirc;tre de les imaginer.</p> <p>Mais je vais encore trop vite.</p> <p>Ils s&rsquo;appelaient Noah, Ahmed, Leah, John. Ils n&rsquo;avaient d&rsquo;autre point commun que de se trouver au m&ecirc;me endroit. Ou plut&ocirc;t, au m&ecirc;me moment. Le 11 septembre 2001, &agrave; New York, quelque part dans le World Trade Center. Pour les raconter, il me faut les nommer, oui, et les v&ecirc;tir, et leur donner une histoire, faite d&rsquo;anecdotes. Leur donner un paysage, qui nous permettra &agrave; tous de croire les conna&icirc;tre. Mais je n&rsquo;ai pas, pour les raconter, de latitude. Ma m&eacute;moire est satur&eacute;e. Avant le 11 septembre, ils n&rsquo;existaient pas pour moi, ni plus ni moins que n&rsquo;importe quel autre habitant de n&rsquo;importe quel autre pays. Comme le d&eacute;tail d&rsquo;une tapisserie que je n&rsquo;aurais jamais pris la peine d&rsquo;approcher. Je les savais l&agrave;, mais d&rsquo;un savoir vague, et davantage en tant que groupe qu&rsquo;en tant qu&rsquo;individus. Les approcher, donc, ce serait in&eacute;vitablement avoir recours &agrave; ce que j&rsquo;ai lu et vu depuis. Ce serait transformer mon r&eacute;cit en r&eacute;cit historique, chercher des preuves, des faits, m&rsquo;appuyer sur des images photographiques et des documentaires.&nbsp;</p> <p>Pourtant, la v&eacute;rit&eacute;, je veux bien. Je veux bien miser sur une sorte de v&eacute;rit&eacute;. Croire ce que j&rsquo;&eacute;cris, le croire non par une adh&eacute;sion aveugle, mais croire que quelque part, loin derri&egrave;re, au moment d&rsquo;&eacute;crire, cette chose, cette histoire, cette anecdote a un fond de v&eacute;rit&eacute;. Non pas la v&eacute;rit&eacute; des faits. Mais la v&eacute;rit&eacute; de l&rsquo;exp&eacute;rience, peut-&ecirc;tre, ou de la sensation. La r&eacute;ponse de l&rsquo;&eacute;criture &agrave; quelque chose qui, &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur de moi, aurait besoin d&rsquo;&ecirc;tre exprim&eacute;, mais sans n&eacute;cessairement avoir besoin d&rsquo;&ecirc;tre nomm&eacute;.</p> <p>Le 11 septembre, les &eacute;glises en ruine, l&rsquo;homme sur la route. Je construis mon rapport &agrave; ces &eacute;l&eacute;ments &agrave; partir d&rsquo;un point d&rsquo;observation insoutenable, celui de la destruction. New York et ses tours d&eacute;funtes ne m&rsquo;int&eacute;ressent pratiquement que pour et par la destruction des tours. Le jour m&ecirc;me de leur destruction, &agrave; ce moment pr&eacute;cis. L&rsquo;&eacute;glise en ruine arr&ecirc;te mon regard en l&rsquo;&eacute;tat, apr&egrave;s l&rsquo;incendie et des ann&eacute;es d&rsquo;abandon. Son histoire, les enjeux entourant sa destruction, tout cela ne compte pas: elle n&rsquo;existe dans mon imaginaire que d&eacute;truite et habit&eacute;e par les oiseaux, et j&rsquo;y retourne, m&ecirc;me maintenant, alors qu&rsquo;elle n&rsquo;existe plus et a &eacute;t&eacute; remplac&eacute;e par un h&ocirc;tel hideux, j&rsquo;y retourne, donc, chaque fois que s&rsquo;agite mon monde int&eacute;rieur, chaque fois qu&rsquo;il est confront&eacute; &agrave; une destruction. Et l&rsquo;homme sur la route? Il est vraiment trop t&ocirc;t. Je n&rsquo;ai pas d&rsquo;images de cela, du jour m&ecirc;me, ou j&rsquo;en ai trop, et je n&rsquo;ai, comme repr&eacute;sentation, que ce que j&rsquo;y ai vu quelques jours plus tard, l&rsquo;&eacute;crasement des gerbes de ma&iuml;s, le d&eacute;sordre autour de la croix tout juste install&eacute;e, l&rsquo;eau accumul&eacute;e dans un foss&eacute;.&nbsp;</p> <p>J&rsquo;essaie, je le sens bien, de construire quelque chose. De me reconstruire, ou de constituer un espace au sein duquel je pourrais exister. Mais ma m&eacute;moire est satur&eacute;e: trop de chiffres, de dates, de lieux, d&rsquo;images. Trop de sens possibles. Je n&rsquo;ai, pour me d&eacute;gager, que la possibilit&eacute; d&rsquo;accumuler moi-m&ecirc;me les fragments, comme une r&eacute;ponse &agrave; cette autre accumulation qui me rend muette. Au fond, peut-&ecirc;tre s&rsquo;agit-il d&rsquo;&eacute;loigner une v&eacute;rit&eacute; pour en trouver une autre: &eacute;loigner la v&eacute;rit&eacute; v&eacute;rifiable des chiffres et des images, pour retrouver une v&eacute;rit&eacute; qui serait de l&rsquo;ordre de l&rsquo;exp&eacute;rience, de la justesse. Je sais que cette seconde v&eacute;rit&eacute; n&rsquo;est pas v&eacute;rifiable et infaillible. Qu&rsquo;elle peut, d&egrave;s lors, &ecirc;tre contest&eacute;e, remise en cause, confront&eacute;e. M&eacute;likah Abdelmoumen &eacute;crit, je vous le rappelle: &laquo;J&rsquo;ai brod&eacute;. Brod&eacute; quelque chose de fou sur quelque chose de vrai.&raquo; Et si, justement, telle &eacute;tait ma seule possibilit&eacute;? R&eacute;imaginer ces &eacute;l&eacute;ments qui me semblent trop vrais pour &ecirc;tre habitables? Peut-&ecirc;tre n&rsquo;est-ce jamais que cela.</p> <p>Peut-&ecirc;tre l&rsquo;essence m&ecirc;me de mon rapport aux &eacute;v&eacute;nements ne se trouve-t-il pas dans une proximit&eacute; avec les faits et les lieux mais bien dans les sentiments ou impressions laiss&eacute;es par ce jour de septembre: la perte de l&rsquo;innocence, ma pr&eacute;sence p&eacute;trifi&eacute;e sur le fauteuil du salon. Les enjeux &eacute;thiques de cette pr&eacute;sence: serait-il appropri&eacute;, me suis-je demand&eacute; &agrave; un certain moment, de manger des croustilles alors m&ecirc;me que ce que je regarde rel&egrave;ve du document, du m&eacute;morial, et non de la fiction cin&eacute;matographique? Au fond, le 11 septembre n&rsquo;existe peut-&ecirc;tre pas tant en lui-m&ecirc;me que parce qu&rsquo;il a jou&eacute; le r&ocirc;le de r&eacute;v&eacute;lateur, d&rsquo;ouvreur de conscience, et a modifi&eacute; enti&egrave;rement mon rapport au monde, &agrave; la soci&eacute;t&eacute;, &agrave; la politique. En somme, il m&rsquo;a donn&eacute; une voix. Alors que m&rsquo;importe de v&eacute;rifier la v&eacute;rit&eacute; de mes images. C&rsquo;est d&rsquo;une autre v&eacute;rit&eacute; dont il est question, et cette v&eacute;rit&eacute; m&rsquo;appartient. Mes images pourraient &ecirc;tre totalement fausses, cela ne changerait, en somme, absolument rien.&nbsp;</p> <p>Je croyais, en commen&ccedil;ant cet essai, que mon objet serait la v&eacute;rit&eacute;, cette v&eacute;rit&eacute; qui s&rsquo;oppose au mensonge, surtout. Mais c&rsquo;est d&rsquo;une autre v&eacute;rit&eacute; dont il est question. Elle est plus fuyante. Elle n&rsquo;a pas comme rep&egrave;re une approche morale, tranch&eacute;e (le bien et le mal, le noir et le blanc). Je n&rsquo;avais pas acc&egrave;s &agrave; une v&eacute;rit&eacute; fondamentale, qui aurait pu provoquer votre adh&eacute;sion, vous faire dire: oui, c&rsquo;est &ccedil;a. Je n&rsquo;avais, pour parler de la v&eacute;rit&eacute;, que ces quelques images: des hommes et des femmes au travail, quelques copeaux de bois sur la chauss&eacute;e, une &eacute;glise en ruines. Peut-&ecirc;tre ne pouvais-je, pour parler de v&eacute;rit&eacute;, que l&rsquo;approcher, lentement, en &eacute;crivant par fragments, &agrave;-coups, questions.</p> <p>Je suppose seulement ceci: peut-&ecirc;tre, au fond, ce moment dont j&rsquo;ai parl&eacute; au d&eacute;but du texte, ce moment o&ugrave; je me mets &agrave; chercher des r&eacute;ponses, &agrave; explorer les archives des journaux, &agrave; courir apr&egrave;s les documentaires, ce moment o&ugrave; je me mets &agrave; accumuler des faits, &agrave; rechercher &agrave; l&rsquo;ext&eacute;rieur une r&eacute;ponse &agrave; ce qui s&rsquo;agite, peut-&ecirc;tre est-ce pr&eacute;cis&eacute;ment l&agrave;, alors qu&rsquo;il me semble m&rsquo;approcher de quelque chose, le toucher presque, peut-&ecirc;tre est-ce l&agrave; que je m&rsquo;en &eacute;loigne. Ou peut-&ecirc;tre, encore, suis-je au seuil d&rsquo;une chose que je ne suis pas certaine de pouvoir nommer, d&rsquo;avoir le courage d&rsquo;approcher. Une chose, non pas un secret, ou un aveu, mais un lieu, qui deviendrait celui d&rsquo;<em>une</em> v&eacute;rit&eacute;, la mienne, en ad&eacute;quation parfaite, pendant quelques instants seulement, avec moi-m&ecirc;me. Et que toutes mes questions, mes doutes, mes errances &eacute;thiques et philosophiques ne sont que des ruses que je me permets: une mani&egrave;re de me tenir, encore une fois, &agrave; l&rsquo;ext&eacute;rieur des choses, pour ne pas avancer, ne pas toucher, ne pas dispara&icirc;tre.</p> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/fiction-de-la-verite-verite-de-la-fiction#comments ABDELMOUMEN, Mélikah Autofiction Esthétique États-Unis d'Amérique Événement Expérience Fiction KALFUS, Ken Obsession Québec Violence Essai(s) Poésie Roman Wed, 23 Jun 2010 12:26:42 +0000 Annie Dulong 239 at http://salondouble.contemporain.info Des corps tristes http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-corps-tristes <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/dufour-genevieve">Dufour, Geneviève</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/les-petites-filles-dans-leurs-papiers-de-soie">Les petites filles dans leurs papiers de soie</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p>La chute des corps n&rsquo;est pas seulement une exp&eacute;rience physique, mais &eacute;galement une exp&eacute;rience narrative et po&eacute;tique &agrave; laquelle s&rsquo;est pr&ecirc;t&eacute;e Morgan Le Thiec, auteure fran&ccedil;aise maintenant &eacute;tablie &agrave; Montr&eacute;al, dans son premier recueil de nouvelles <em>Les petites filles dans leurs papiers de soie</em>. Les personnages s&rsquo;ab&icirc;ment, abandonn&eacute;s &agrave; eux-m&ecirc;mes par les leurs, et suivent en cela un mouvement descendant que la chute intime aux corps. Cette trajectoire que suivent les personnages est &eacute;galement un mouvement qui sied au genre de la nouvelle. La contrainte de la chute, un d&eacute;nouement conventionnellement abrupt laissant le lecteur pantois, n&rsquo;est cependant pas toujours respect&eacute;e d&rsquo;un texte &agrave; l&rsquo;autre. Parfois, on se contente de laisser en suspens la fin du r&eacute;cit de sorte &agrave; entretenir un certain flou, par moments po&eacute;tique, plut&ocirc;t que de conclure avec force et fracas. Quatorze textes composent l&rsquo;ouvrage. Quatorze portraits de famille, quelque peu impressionnistes, o&ugrave; parents et enfants sont s&eacute;par&eacute;s par des murs de silence et ce, depuis l&rsquo;aspirante vedette porno dans &laquo;Coquelicot&raquo; &agrave; cette autre femme &agrave; la poitrine lourde comme une enclume dans &laquo;Santa Luc&iacute;a aux deux collines&raquo;.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bourbe d'enfance</strong></span></p> <p>Chacun des textes, d&rsquo;une concision efficace (en moyenne cinq &agrave; six pages), offre un personnage embourb&eacute; dans son enfance. Peu de mots sont &eacute;chang&eacute;s entre les personnages. Ce sont ces creux, ces failles de la parole et de l&rsquo;explicite que Morgan Le Thiec exploite avec justesse. Dans &laquo;Le Plus Grand Jardin des bords de l&rsquo;Erdre&raquo;, par exemple, une veuve fait le bilan de ses ann&eacute;es pass&eacute;es aupr&egrave;s de son d&eacute;funt mari, des ann&eacute;es faites de silences apathiques:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je me demande si les gens se parlent parfois, malgr&eacute; la distance. De son vivant, il y avait si peu de mots entre nous. Je me demande si les gens se parlent &agrave; travers leurs r&ecirc;ves. [&hellip;] Mais je me demande quand m&ecirc;me si les gens se parlent comme &ccedil;a, avec cette facilit&eacute;. Malgr&eacute; la distance et la mort. Malgr&eacute; les souvenirs et les manques (p.45).</span></p> <p>L&rsquo;&eacute;criture de Le Thiec fonctionne un peu comme la nouvelle compose avec la mise en r&eacute;cit, soit par ellipse, suggestion, raccourci, bri&egrave;vet&eacute;. Le style est parfaitement adapt&eacute; au genre nouvellistique. Une ad&eacute;quation se d&eacute;gage donc entre les univers narratifs et le genre de la nouvelle, tous deux gouvern&eacute;s par une esth&eacute;tique du strict n&eacute;cessaire, de la mesure. Car ce qui fait la marque de Le Thiec, ce n&rsquo;est pas tant la bri&egrave;vet&eacute; en termes de nombre de pages (les nouvellistes s&rsquo;y adonnent tous), mais plut&ocirc;t cette concision et cette densit&eacute; narratives qui s&rsquo;articulent au d&eacute;tour de chaque phrase.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Demi-teintes formelles et narratives</strong></span></p> <p>L&rsquo;auteure d&eacute;veloppe d&rsquo;ailleurs une po&eacute;tique de l&rsquo;implicite, du non-dit. L&rsquo;&eacute;conomie narrative de la nouvelle impose un sens de la bri&egrave;vet&eacute;. En r&eacute;sultent des &eacute;changes r&eacute;duits &agrave; leur plus simple expression, d&rsquo;o&ugrave; l&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;une &eacute;conomie de moyens. Les d&eacute;tails r&eacute;v&egrave;lent des &eacute;l&eacute;ments narratifs les plus signifiants dans la construction de la nouvelle. &laquo;Les petites filles dans leurs papiers de soie&raquo;, par exemple, est un texte &eacute;labor&eacute; sous forme d&rsquo;&eacute;num&eacute;ration; les gestes pos&eacute;s par la m&egrave;re de la narratrice sont r&eacute;pertori&eacute;s dans le d&eacute;tail de sorte &agrave; mettre en relief son caract&egrave;re minutieux, voire maniaque, de m&ecirc;me qu&rsquo;&agrave; souligner son abusive discr&eacute;tion: &laquo;[J]e d&eacute;place parfois un des affreux bibelots qui justifient tes heures de m&eacute;nage. Petite vengeance idiote. Tu t&rsquo;en rends compte en quelques secondes et tu le replaces imm&eacute;diatement &agrave; sa place&raquo; (p.58). Les rituels domestiques d&rsquo;une douceur pointilleuse s&rsquo;av&egrave;rent une source d&rsquo;irritation excessive pour la narratrice et sont mis en opposition avec ses propres comportements, lesquels traduisent une certaine rudesse. Au bout du compte, la narratrice se d&eacute;gage de son exasp&eacute;ration et finit par interpr&eacute;ter les gestes maternels d&rsquo;un oeil bienveillant, t&eacute;moignant d&rsquo;un changement de perspective, d&rsquo;un rel&acirc;chement de la tension: &laquo;Je t&rsquo;observe mettre un peu de ce lait sur le dos de ta main pour en respirer l&rsquo;odeur, souriante et r&ecirc;veuse. Et je t&rsquo;&eacute;coute me dire, dans un presque murmure: &quot;Tu verras, ce parfum, tu t&rsquo;en souviendras toute ta vie&quot;&raquo; (p.60). L&rsquo;intrigue se trouve enti&egrave;rement absorb&eacute;e par les d&eacute;tails et l&rsquo;implicite, et cet implicite se recompose dans la chair sensible des personnages.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>M&eacute;moire de chair et d'os</strong></span></p> <p>Bien que la plupart de leurs souvenirs d&rsquo;enfance repose sur des v&eacute;tilles, des instants anodins, ce sont tout de m&ecirc;me ces bribes de pass&eacute; qui sont la source des angoisses. Le rapport au corps est intimement reli&eacute; &agrave; ces difficiles r&eacute;miniscences, &eacute;l&eacute;ment-cl&eacute; de la premi&egrave;re nouvelle &laquo;Coquelicot&raquo; qui exploite habilement le d&eacute;soeuvrement un peu b&ecirc;te d&rsquo;une femme m&eacute;tonymique r&eacute;duite &agrave; une paire de jambes infinies et &agrave; ses &laquo;yeux de poup&eacute;e&raquo; (p.15). Le m&ecirc;me motif est repris dans &laquo;Les yeux de ma m&egrave;re&raquo;, o&ugrave; Daniel et son fr&egrave;re se disputent la couleur des yeux de leur m&egrave;re d&eacute;c&eacute;d&eacute;e. Cette information, sur laquelle ils ne parviennent pas &agrave; s&rsquo;entendre, peut &ecirc;tre jug&eacute;e de peccadille, mais elle devient un sujet de litige entre les deux fr&egrave;res, exposant ainsi toute la lourdeur d&rsquo;une relation conflictuelle depuis leur enfance : &laquo;Je me souviens de tout. Je n&rsquo;avais pas le droit d&rsquo;allumer la t&eacute;l&eacute;vision sans son autorisation. Je me souviens de tous les d&eacute;tails. Je n&rsquo;avais pas le droit de commencer un dessert avant lui. Il n&rsquo;avait qu&rsquo;&agrave; me regarder et je reposais ma cuill&egrave;re&raquo; (p.103). Et c&rsquo;est justement parce que les univers narratifs reposent sur l&rsquo;infime, le petit, le d&eacute;tail, comme c&rsquo;est le cas dans &laquo;Les yeux de ma m&egrave;re&raquo; notamment, que la souffrance des personnages para&icirc;t encore plus dramatique. L&rsquo;auteure privil&eacute;gie la diffusion de cette souffrance, non pas par l&rsquo;entremise d&rsquo;envol&eacute;es lyriques ni par de gros plans dramatiques de la douleur, mais en exploitant plut&ocirc;t le pathos depuis une esth&eacute;tique de l&rsquo;anodin, du minime. En mettant l&rsquo;accent sur les d&eacute;tails des souvenirs d&rsquo;enfance, l&rsquo;angoisse se voit accentu&eacute;e, de m&ecirc;me que la tension entre les personnages. Et cette tension exprim&eacute;e de mani&egrave;re sensible &agrave; travers le corps des personnages agit comme une ge&ocirc;le, une prison tapiss&eacute;e de souvenirs.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Minimalisme et obsession</strong></span></p> <p>De ce souci du particulier qu&rsquo;affichent les personnages se d&eacute;tachent forc&eacute;ment des lubies et obsessions. C&rsquo;est le cas de la sculptrice qui se fascine pour les &laquo;Histoires de nos mains&raquo;. Les mains racontent, selon elle, la pr&eacute;sence perdue d&rsquo;un &ecirc;tre cher:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Chacun cherche une main, les poings ferm&eacute;s, l&rsquo;air inquiet. Chacun cherche une main, une ancienne main, une main tomb&eacute;e beaucoup plus t&ocirc;t, une main qui leur rappelle quelque chose, un visage. [&hellip;] Moi, je ne sais plus tr&egrave;s bien &agrave; quoi ressemble la main que je cherche. Je la cherche quand m&ecirc;me comme tout le monde. Je cherche une main, une main connue. C&rsquo;est une recherche circonstancielle. Parce que d&rsquo;autres cherchent une main sous cette pluie de mains tomb&eacute;es (p.79-80). </span></p> <p>Parcourant la ville pieds nus, la sculptrice investigue toutes les mains en qu&ecirc;te d&rsquo;une seule qu&rsquo;elle saurait reconna&icirc;tre (son excentricit&eacute; fait d&rsquo;ailleurs penser &agrave; celle de Camille Claudel, sculptrice et apprentie de Rodin, pour qui elle modelait des mains et des pieds, notamment). Le personnage &eacute;tant presque amn&eacute;sique, la m&eacute;moire physique prend le relais. Dans le corps se configurent les souvenirs, s&rsquo;impr&egrave;gne un pass&eacute; inaccessible autrement que par ces souches temporelles diss&eacute;min&eacute;es de part et d&rsquo;autre du corps. En cela, l&rsquo;auteure demeure fid&egrave;le &agrave; son attrait pour le particulier, voire l&rsquo;exigu. Car de ce souci du d&eacute;tail et de l&rsquo;infime, certes le caract&egrave;re obsessif des personnages se r&eacute;v&egrave;le, mais &eacute;galement leur propension &agrave; rester coinc&eacute;s dans la contrainte du pass&eacute;. Ce sentiment d&rsquo;enfermement est d&rsquo;ailleurs expos&eacute; d&egrave;s les premi&egrave;res lignes du recueil: &laquo;Sa cravate orange et son costume gris. Il l&rsquo;ausculte. Elle sourit. Elle s&rsquo;&eacute;vade poliment en jetant mille coups d&rsquo;&oelig;il autour d&rsquo;elle mais il n&rsquo;y a rien &agrave; d&eacute;couvrir. Tout est fait pour que le regard se cogne au d&eacute;cor impersonnel et termine sa course dans l&rsquo;&oelig;il de l&rsquo;homme qui porte une cravate orange et un costume gris&raquo; (p.15). Cet enfermement est symboliquement repr&eacute;sent&eacute; dans le titre du recueil par l&rsquo;entremise du papier de soie, sorte de cage jolie mais fragile dans laquelle sont pr&eacute;cieusement conserv&eacute;es les poup&eacute;es et l&rsquo;enfance en quelque sorte.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Anatomie du recueil : un corps diss&eacute;min&eacute;</strong></span></p> <p>Cependant, bien que l&rsquo;on puisse cerner des points de recoupement entre les nouvelles, il serait malais&eacute; d&rsquo;associer le recueil aux autres ouvrages du m&ecirc;me genre parus au cours des derni&egrave;res ann&eacute;es. Je parle en fait de ces recueils de nouvelles qui proposent une forte coh&eacute;sion narrative. L&rsquo;article &laquo;Le recueil litt&eacute;raire, une variante formelle de la p&eacute;rip&eacute;tie &raquo; de Ren&eacute; Audet et Thierry Bissonnette<a name="note1" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a> s&rsquo;attache d&rsquo;ailleurs &agrave; mettre de l&rsquo;avant cette tendance qu&rsquo;ont les recueils contemporains &agrave; se rapprocher du roman. On pense entre autres &agrave; des auteurs comme &Eacute;ric Fourlanty, &Eacute;lise Turcotte, Michael Delisle, Pierre Yergeau, Bertrand Bergeron. Mais il serait rapide de conclure que Le Thiec renoue avec une quelconque tradition du recueil, celui-ci &eacute;tant par d&eacute;finition composite et &eacute;clectique. La tendance &laquo;romanesque&raquo; ne s&rsquo;est pas suffisamment &eacute;tendue &agrave; l&rsquo;ensemble de la production pour que l&rsquo;on puisse percevoir un &laquo;retour&raquo; &agrave; la tradition en examinant un ouvrage comme celui de Le Thiec. Dans le cas pr&eacute;sent, les textes offrent certes des r&eacute;currences et un filon th&eacute;matique facilement rep&eacute;rable, sans pour autant, cependant, que les nouvelles se r&eacute;pondent entre elles et que l&rsquo;on soit en pr&eacute;sence d&rsquo;un m&ecirc;me univers fictionnel traversant tout le recueil. Certaines nouvelles &eacute;chappent &agrave; ce filon, notamment &laquo;La naine rouge&raquo; o&ugrave; l&rsquo;amiti&eacute;, et non la famille, occupe l&rsquo;espace narratif. Par contre, force est de constater que la simplicit&eacute; du style de l&rsquo;&eacute;crivaine unifie l&rsquo;ensemble de fa&ccedil;on subtile et r&eacute;duit sa port&eacute;e dramatique. Le cama&iuml;eu succinct de drames demeure ainsi au rang des m&eacute;lancolies. La tension d&eacute;licatement &eacute;chafaud&eacute;e s&rsquo;apparente d&rsquo;ailleurs aux univers musicaux auxquels r&eacute;f&egrave;re l&rsquo;auteure en exergue, soit Bashung, Leonard Cohen, Barbara.<em> Les petites filles dans leurs papiers de soie</em> &eacute;vite la grisaille opaque, la bri&egrave;vet&eacute; esth&eacute;tique contribuant certainement &agrave; r&eacute;duire la surcharge dramatique.</p> <p><a name="note1a" href="#note1">[1]</a>Ren&eacute; Audet et Thierry Bissonnette, &laquo;Le recueil litt&eacute;raire, une variante formelle de la p&eacute;rip&eacute;tie&raquo;, dans Ren&eacute; Audet et Andr&eacute;e Mercier [dir.], <em>La narrativit&eacute; contemporaine au Qu&eacute;bec</em>, vol.1: <em>La litt&eacute;rature et ses enjeux narratifs</em>, Qu&eacute;bec, Presses de l'Universit&eacute; Laval, 2004, p.15-43.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-corps-tristes#comments AUDET, René et BISSONNETTE, Thierry Esthétique LE THIEC, Morgan Minimalisme Poétique du recueil Québec Théories des genres Nouvelles Thu, 17 Sep 2009 12:57:00 +0000 Geneviève Dufour 159 at http://salondouble.contemporain.info Le contemporain et l'actuel http://salondouble.contemporain.info/antichambre/le-contemporain-et-lactuel <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/gervais-bertrand">Gervais, Bertrand</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-text field-field-soustitre"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> Réflexions sur le contemporain II </div> </div> </div> <p>Le contemporain est-il l&rsquo;actuel?</p> <p>La question m&eacute;rite d&rsquo;&ecirc;tre pos&eacute;e car, comme le signale Giorgio Agamben, reprenant &agrave; son compte une d&eacute;claration de Roland Barthes tir&eacute;e d&rsquo;une note de ses cours au Coll&egrave;ge de France, &laquo;Le contemporain est l&rsquo;inactuel&raquo;.</p> <p>Agamben, dans cette br&egrave;ve introduction &agrave; un s&eacute;minaire donn&eacute; &agrave; l&rsquo;universit&eacute; de Venise et publi&eacute; sous le titre de <em>Qu&rsquo;est-ce que le contemporain?</em> (Paris, Payot/Rivages, 2008), affirme &agrave; la suite de Barthes et de Nietzsche l&rsquo;inactualit&eacute; du contemporain: &laquo;Celui qui appartient v&eacute;ritablement &agrave; son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne co&iuml;ncide pas parfaitement avec lui ni n&rsquo;adh&egrave;re &agrave; ses pr&eacute;tentions, et se d&eacute;finit, en ce sens, comme inactuel; mais pr&eacute;cis&eacute;ment pour cette raison, pr&eacute;cis&eacute;ment par cet &eacute;cart et cet anachronisme, il est plus apte que les autres &agrave; percevoir et &agrave; saisir son temps&raquo; (p.9-10).</p> <p>Il continue plus loin, en pr&eacute;cisant: &laquo;La contemporan&eacute;it&eacute; est donc une singuli&egrave;re relation avec son propre temps, auquel on adh&egrave;re tout en prenant ses distances; elle est tr&egrave;s pr&eacute;cis&eacute;ment la relation au temps qui adh&egrave;re &agrave; lui par le d&eacute;phasage et l&rsquo;anachronisme&raquo; (p.11).</p> <p>De telles affirmations sont int&eacute;ressantes, mais elles viennent buter contre le projet de d&eacute;crire et de comprendre l&rsquo;imaginaire contemporain, expression qui, on l&rsquo;a vu pr&eacute;c&eacute;demment, repose sur l&rsquo;ad&eacute;quation du contemporain et de l&rsquo;actuel. Les deux termes, en effet, ont comme signification courante le fait d&rsquo;&ecirc;tre de notre temps, imm&eacute;diatement.</p> <p>Si le contemporain est ce qui r&eacute;siste &agrave; son temps, comment rendre compte de l&rsquo;imaginaire contemporain, qui serait donc l&rsquo;imaginaire de ce qui r&eacute;siste &agrave; sa propre actualit&eacute;? Appliqu&eacute;e &agrave; l&rsquo;imaginaire, une telle conception du contemporain semble impliquer une r&eacute;gression &agrave; l&rsquo;infini.<br /> En fait, il convient d&rsquo;examiner de plus pr&egrave;s la posture d&rsquo;Agamben, car elle consiste essentiellement &agrave; d&eacute;finir une <em>figure</em>, et non &agrave; &eacute;tudier un imaginaire. Et cette figure qu&rsquo;il d&eacute;crit, c&rsquo;est celle d&rsquo;un intellectuel, de ce sujet qui, identifi&eacute; comme Sujet Contemporain, est capable de comprendre son si&egrave;cle et d&rsquo;en prendre la mesure.</p> <p>Ce n&rsquo;est pas n&rsquo;importe quelle forme de contemporan&eacute;it&eacute; qui est en jeu, mais celle d&rsquo;un sujet, d&rsquo;un &ecirc;tre dot&eacute; d&rsquo;un esprit critique qui parvient &agrave; adopter une position de retrait face au monde, &agrave; ses &eacute;v&eacute;nements et &agrave; leurs lignes de force. Il n&rsquo;adh&egrave;re pas au monde et &agrave; ses app&acirc;ts, il reste critique, suspicieux, en porte-&agrave;-faux, posture qui lui permet de r&eacute;sister &agrave; l&rsquo;envo&ucirc;tement que le chant du monde contemporain suscite. Le Contemporain n&rsquo;est pas plong&eacute; dans ce monde, il ne baigne pas dans ses eaux ensorcelantes. Il ne prend pas des vessies pour des lanternes et, comme le philosophe platonicien, il est capable de consid&eacute;rer ce qu&rsquo;il voit comme de simples ombres, ombres&nbsp; d&rsquo;une v&eacute;rit&eacute; que le d&eacute;tachement permet de ramener &agrave; leur juste valeur.</p> <p>Le Contemporain est un &ecirc;tre capable de voir &agrave; travers la lumi&egrave;re, surtout celle qui se donne comme pure totalit&eacute;. &laquo;[Le] contemporain est celui qui fixe le regard sur son temps pour en percevoir non les lumi&egrave;res, mais l&rsquo;obscurit&eacute;&raquo; (p.19). Il parvient donc &agrave; d&eacute;celer les zones d&rsquo;ombre l&agrave; o&ugrave; les moins percevants, esclaves de leur temps, ne voient qu&rsquo;un spectacle baign&eacute; de lumi&egrave;re. Si le monde &eacute;tait une sc&egrave;ne, il en verrait les coulisses et saurait retrouver la source des faisceaux lumineux qui &eacute;clairent le tout. Il verrait qu&rsquo;il n&rsquo;y a l&agrave; que des projections, dont les dispositifs, quelque magiques qu&rsquo;ils puissent para&icirc;tre, peuvent &agrave; tout instant &ecirc;tre d&eacute;mont&eacute;s.<br /> &nbsp;<br /> Le Contemporain est po&egrave;te (p.19).&nbsp; Il n&rsquo;est pas un &ecirc;tre de lumi&egrave;re, mais d&rsquo;obscurit&eacute;, d&rsquo;une obscurit&eacute; r&eacute;v&eacute;l&eacute;e comme v&eacute;rit&eacute;, tandis que la lumi&egrave;re visible n&rsquo;est qu&rsquo;une apparence trompeuse. Nous sommes avec Agamben en plein mythe de la caverne: &laquo;Seul peut se dire contemporain celui qui ne se laisse pas aveugler par les lumi&egrave;res du si&egrave;cle et parvient &agrave; saisir en elles la part de l&rsquo;ombre, leur sombre intimit&eacute;&raquo; (p.21).</p> <p>Le Contemporain est philosophe. Il se m&eacute;fie de la lumi&egrave;re du si&egrave;cle, recherche l&rsquo;obscurit&eacute; qui en r&eacute;v&egrave;le le caract&egrave;re factice, et parvient &agrave; retrouver cette v&eacute;ritable lumi&egrave;re qui s&rsquo;y cache. &Ecirc;tre contemporain, &laquo;cela signifie &ecirc;tre capable non seulement de fixer le regard sur l&rsquo;obscurit&eacute; de l&rsquo;&eacute;poque, mais aussi de percevoir dans cette obscurit&eacute; une lumi&egrave;re qui, dirig&eacute;e vers nous, s&rsquo;&eacute;loigne infiniment&raquo; (p.24-25).</p> <p>Le Contemporain se doit de recevoir &laquo;en plein visage le faisceau de t&eacute;n&egrave;bres qui provient de son temps&raquo; (p.22), et surtout d&rsquo;en t&eacute;moigner, de faire l&rsquo;exp&eacute;rience de la contradiction et d&rsquo;en rendre compte. Le Contemporain sait trouver les mots pour diss&eacute;quer cette obscurit&eacute; et faire appara&icirc;tre cette autre lumi&egrave;re, qui ne doit rien au spectacle des repr&eacute;sentations, mais tout aux contraintes de l&rsquo;intelligibilit&eacute;, de la pens&eacute;e rationnelle, de ce regard per&ccedil;ant qui sait se d&eacute;gager des apparences pour rejoindre les v&eacute;rit&eacute;s.</p> <p>Je n&rsquo;ai rien contre cette figure d&rsquo;un Sujet Contemporain, po&egrave;te et intellectuel soucieux de faire ressortir les zones d&rsquo;obscurit&eacute; dans cette lumi&egrave;re qui se donne comme seule r&eacute;alit&eacute;, seule v&eacute;rit&eacute;, totale et actuelle. Mais il faut comprendre qu&rsquo;elle est essentiellement une <em>figure</em>. Si nous avons besoin de ces Contemporains, de ces Agamben au regard p&eacute;n&eacute;trant, ceux-ci ne sont pas le <em>contemporain</em>. Pour le dire simplement, ce contemporain-l&agrave; ne permet pas de comprendre l&rsquo;imaginaire contemporain.</p> <p>Peut-&ecirc;tre cet imaginaire n&rsquo;est-il qu&rsquo;une construction, un savant jeu de lumi&egrave;re qui nous fait prendre une sc&egrave;ne pour notre seule r&eacute;alit&eacute;. Mais cette sc&egrave;ne est notre seul th&eacute;&acirc;tre des op&eacute;rations. Nous ne sortirons jamais de la caverne. Et il convient, non pas de le rabattre au rang d&rsquo;&eacute;cran, mais de l&rsquo;investir comme principale surface de connaissance.</p> <p>Quels r&eacute;cits nous racontons-nous maintenant? (Et non: quels r&eacute;cits devrions-nous nous raconter pour ramener de l&rsquo;inactualit&eacute; et, par cons&eacute;quent, de la densit&eacute; dans notre &eacute;poque?)<br /> Quelles images nous fascinent maintenant?<br /> Quelles zones de tension se profilent? Quelles failles?</p> <p>Il ne s&rsquo;agit pas de prendre un pas de recul, mais au contraire de faire un pas de plus et de se colleter aux difficult&eacute;s que pose l&rsquo;&eacute;tude de ce qui se passe imm&eacute;diatement sous nos yeux. Non pas de refuser le spectacle, mais de pousser &agrave; l&rsquo;extr&ecirc;me sa logique de fa&ccedil;on &agrave; en voir les limites.<br /> Le contemporain n&rsquo;est pas un &eacute;cran, il n&lsquo;est pas un plan &agrave; deux dimensions, mais un espace complexe &agrave; trois dimensions, un espace capable de recueillir des situations, des tensions, tout comme des repr&eacute;sentations.</p> <p>Il ne faut pas se retirer, mais s&rsquo;immerger. Or, s&rsquo;immerger ne veut pas dire abandonner tout esprit critique, mais plut&ocirc;t de travailler de l&rsquo;int&eacute;rieur et de construire, de l&rsquo;int&eacute;rieur, des espaces de r&eacute;flexion et de l&rsquo;analyse. D&rsquo;ailleurs, &agrave; travailler de l&rsquo;int&eacute;rieur, &agrave; ne pas se s&eacute;parer de la situation &eacute;tudi&eacute;e, on peut esp&eacute;rer y intervenir.</p> <p>L&rsquo;approche n&rsquo;est pas exclusivement analytique, elle a une composante pragmatique fondamentale. &Eacute;tudier l&rsquo;imaginaire contemporain, c&rsquo;est agir sur cet imaginaire, sachant fort bien que l&rsquo;&eacute;tude d&rsquo;une id&eacute;e en modifie essentiellement la port&eacute;e ou la forme, &agrave; moins &eacute;videmment de l&rsquo;avoir immobilis&eacute;e pr&eacute;alablement.</p> <p>Le contemporain n&rsquo;est pas une figure d&rsquo;intellectuel, il est une interface, un imaginaire, ce par quoi nous connaissons le monde et parvenons &agrave; nous y retrouver. L&rsquo;imaginaire est une m&eacute;diation, une interface entre le sujet et le monde, une relation singuli&egrave;re qui se complexifie en se d&eacute;ployant, ouverte sur les dimensions culturelles et symboliques au c&oelig;ur de toute soci&eacute;t&eacute;. Cette interface est constitu&eacute;e d&rsquo;un ensemble de r&egrave;gles d&rsquo;interpr&eacute;tation, de compr&eacute;hension ou de mise en r&eacute;cit, fond&eacute;es sur une encyclop&eacute;die et un lexique, qui lui servent d&rsquo;interpr&eacute;tants dynamiques, ainsi que sur une exp&eacute;rience du monde qui leur fournit des &eacute;l&eacute;ments compl&eacute;mentaires et collat&eacute;raux. Ces r&egrave;gles permettent au sujet de se situer dans le monde, de se le repr&eacute;senter et, au besoin, de le transformer.</p> <p>D&rsquo;ailleurs, quand ces r&egrave;gles ne sont plus ad&eacute;quates, quand elles ne sont plus confirm&eacute;es dans leur agir et ne servent plus &agrave; comprendre ad&eacute;quatement, nous voyons appara&icirc;tre des situations de crise. C&rsquo;est le mode de pr&eacute;sence du sujet au monde qui est pr&eacute;caris&eacute; et qui demande &agrave; &ecirc;tre ren&eacute;goci&eacute;. Or, s&rsquo;il est imp&eacute;ratif d&rsquo;&eacute;tudier l&rsquo;imaginaire contemporain, c&rsquo;est que la relation du sujet au monde est actuellement, et sur de nombreux plans, pr&eacute;caris&eacute;e. Et face &agrave; une telle crise, il convient non pas de se retirer, mais de s&rsquo;impliquer, de s&rsquo;engager. La n&eacute;gociation n&rsquo;est possible que de l&rsquo;int&eacute;rieur, que par un investissement dans l&rsquo;objet m&ecirc;me qui est d&eacute;crit.</p> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/le-contemporain-et-lactuel#comments AGAMBEN, Giorgio BARTHES, Roland Contemporain Esthétique Philosophie Temps Théories du récit Essai(s) Fri, 11 Sep 2009 13:04:00 +0000 Bertrand Gervais 157 at http://salondouble.contemporain.info Le temps interrompu http://salondouble.contemporain.info/antichambre/le-temps-interrompu <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/audet-rene">Audet, René</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> <em>Ce texte est un extrait remodel&eacute; d'une communication pr&eacute;sent&eacute;e au colloque &nbsp;&laquo;Po&eacute;tiques et imaginaires de l'&eacute;v&eacute;nement&raquo;, Universit&eacute; du Qu&eacute;bec &agrave; Chicoutimi, 27-28 f&eacute;vrier 2009.</em></p> <p> Comment peut-on envisager la narrativit&eacute; dans l'&eacute;poque contemporaine ? Si je propose de la consid&eacute;rer dans son lien intrins&egrave;que avec l'&eacute;v&eacute;nement,&nbsp; il m'importe d'abord de la situer dans son rapport avec l'historicit&eacute;. &Agrave; cet effet, deux pr&eacute;misses sont n&eacute;cessaires afin de placer la situation du contemporain dans une perspective historique et d'&eacute;tablir le cadre dans lequel nous nous situons. Ces pr&eacute;misses portent sur le d&eacute;but et la fin du contemporain. Cette situation du contemporain me para&icirc;t intimement li&eacute;e &agrave; la condition actuelle du r&eacute;cit, non pas par interversion ou indiff&eacute;renciation, mais par contamination. Raconter aujourd'hui, c'est prendre acte de la position que nous occupons sur le spectre historique, mais c'est aussi refl&eacute;ter, absorber la conception de l'historicit&eacute; qui est n&ocirc;tre au sein m&ecirc;me du geste de raconter. Le d&eacute;fi de cette d&eacute;monstration est s&ucirc;rement d&eacute;mesur&eacute;, mais la port&eacute;e de cette observation peut &ecirc;tre fort importante pour notre compr&eacute;hension de la narrativit&eacute; aujourd'hui.</p> <p>Une premi&egrave;re pr&eacute;misse : le contemporain commence au point de rupture entre historicit&eacute; et actualit&eacute;. Il est facile de discuter de la p&eacute;riode contemporaine et de voir o&ugrave; elle conduit &mdash; pour l'instant, elle s'arr&ecirc;te l&agrave;, maintenant, au moment de la lecture de ce texte. Toutefois, il est plus hasardeux de tenter d'en saisir les premiers moments : en dehors de toute querelle de date, quelle balise peut-on &eacute;tablir comme entr&eacute;e dans le contemporain ? Si cette p&eacute;riode se d&eacute;finit par l'id&eacute;e du moment continu dans lequel on se trouve, la fracture ne peut donc &ecirc;tre &eacute;tablie que par une transition, celle permettant le passage de l'historicit&eacute; &agrave; l'actualit&eacute;. Avant la transition, tout &eacute;v&eacute;nement s'inscrit dans la diachronie qui le voit appara&icirc;tre ; l'interpr&eacute;tation est alors cons&eacute;quente de cette prise en compte du cours du temps. Apr&egrave;s l'histoire, en quelque sorte, se trouve un magma &eacute;v&eacute;nementiel et factuel se caract&eacute;risant fondamentalement par la simultan&eacute;it&eacute; &mdash; c'est le r&egrave;gne du pr&eacute;sentisme, pour reprendre un peu &agrave; la l&eacute;g&egrave;re le terme de Fran&ccedil;ois Hartog (2003). L'horizon est ce pr&eacute;sent, o&ugrave; pass&eacute; et futur sont &eacute;labor&eacute;s en fonction des besoins de l'imm&eacute;diat : le contemporain est ainsi la cl&eacute; de vo&ucirc;te interpr&eacute;tative universelle. Cette vision s'oppose fortement &agrave; la conception du contemporain d&eacute;fendue par Giorgio Agamben (2008), par exemple, qui propose plut&ocirc;t une position typiquement essayistique (avec une prise de distance, un d&eacute;calage par rapport &agrave; son temps, rappelant l'imp&eacute;ratif d'inactualit&eacute; avanc&eacute; par Nietzsche).</p> <p>Si l'entr&eacute;e en contemporan&eacute;it&eacute; se per&ccedil;oit par une plong&eacute;e dans l'actualit&eacute;, c'est bien parce qu'en contrepartie cette &eacute;poque se d&eacute;tache de l'historicit&eacute;, temporellement et discursivement parlant. C'est l&agrave; la deuxi&egrave;me pr&eacute;misse : le contemporain se situe hors de l'histoire, narrativement parlant. Dans <em>&Eacute;vidence de l'histoire</em> (2005), Fran&ccedil;ois Hartog (encore lui) retrace les mutations subies par la discipline de l'histoire &agrave; travers les si&egrave;cles, partant de la charge imm&eacute;moriale de la m&eacute;moire &agrave; une saisie de l'histoire comme construction (&agrave; l'image du corps humain), de la pr&eacute;tention rh&eacute;torique de l'histoire comme discours de v&eacute;rit&eacute; &agrave; l'analogie &eacute;tablie par F&eacute;nelon entre l'histoire et le po&egrave;me &eacute;pique, du d&eacute;sir de retrouver la vie (chez Michelet, &agrave; sa fa&ccedil;on) jusqu'&agrave; l'histoire influenc&eacute;e par les sciences sociales, recentr&eacute;e sur le r&eacute;p&eacute;titif et le s&eacute;riel. Dans toutes ces conceptions, &laquo; l'histoire n'a cess&eacute; de dire les faits et gestes des hommes, nous rappelle Hartog, de raconter, non pas le m&ecirc;me r&eacute;cit, mais des r&eacute;cits aux formes diverses. &raquo; (2005 : 173). Il en est de m&ecirc;me pour l'histoire litt&eacute;raire, dont l'objectif est de &laquo; proposer une intelligence historique des ph&eacute;nom&egrave;nes litt&eacute;raires par une double op&eacute;ration d'int&eacute;gration des &eacute;l&eacute;ments jug&eacute;s pertinents et d'articulation de ces &eacute;l&eacute;ments en un ensemble organis&eacute; et orient&eacute; &raquo; (Goldenstein, 1990 : 58). Ce qui &eacute;merge, c'est tr&egrave;s nettement la dimension construite du r&eacute;cit historique (Michelet disait qu'il faudrait, pour retrouver la vie historique, &laquo; refaire et r&eacute;tablir le jeu de tout cela &raquo; [Hartog, 2005 : 268]) ; ce r&eacute;cit historique est fond&eacute; sur une relation m&eacute;taphorique (un &ecirc;tre-comme), disait Ric&oelig;ur, en tension avec la d&eacute;pendance avec l'effectivit&eacute; du pass&eacute; (un avoir-&eacute;t&eacute; de l'&eacute;v&eacute;nement pass&eacute;). L'histoire conjugue le fait et une op&eacute;ration d'intelligibilit&eacute;.</p> <p>Si Julien Gracq est utopiste en disant que &laquo; L'histoire est devenue pour l'essentiel une mise en demeure adress&eacute;e par le Futur au Contemporain. &raquo; (cit&eacute; dans Hartog, 2005 : 117), il n'en r&eacute;v&egrave;le pas moins la forte charge t&eacute;l&eacute;ologique de l'histoire, r&eacute;v&eacute;lant un point de vue singulier sur les faits dont elle propose une lecture &agrave; la lumi&egrave;re du sens qu'elle leur attribue. Ce sens, c'est en fonction de l'issue des &eacute;v&eacute;nements qu'il se d&eacute;termine : au-del&agrave; de la soumission b&eacute;ate &agrave; la fl&egrave;che du temps, qui va du pass&eacute; au futur, nous sommes en mesure de comprendre &agrave; rebours l'incidence des faits sur le cours des &eacute;v&eacute;nements. &laquo; En lisant la fin dans le commencement et le commencement dans la fin, souligne Ric&oelig;ur, nous apprenons aussi &agrave; lire le temps lui-m&ecirc;me &agrave; rebours, comme la r&eacute;capitulation des conditions initiales d'un cours d'action dans ses cons&eacute;quences terminales. &raquo; (Ric&oelig;ur, 1991 [1983] : 131)</p> <p>Or c'est justement cette capacit&eacute; de lui donner un sens qui stigmatise le contemporain &mdash; ou du moins qui confirme son exclusion de l'historicit&eacute;. En ne sachant pas sur quoi ouvrira la p&eacute;riode dans laquelle nous nous trouvons, nous ne pouvons &eacute;valuer la port&eacute;e et la signification des gestes, des &oelig;uvres, des faits que nous vivons. La t&eacute;l&eacute;ologie historique reste imparfaite, et l'interpr&eacute;tation stagne en raison de l'impossibilit&eacute; de lire et de relire en fonction de la fin de l'histoire, qu'&agrave; l'&eacute;vidence nous ne connaissons pas.</p> <p>Ce malaise se r&eacute;percute tout autant sur les &oelig;uvres narratives, dont la fuite du sens, la chute de l'intrigue d&eacute;stabilisent les lecteurs (les textes d&eacute;pla&ccedil;ant les rep&egrave;res interpr&eacute;tatifs convenus) &mdash; se trouve de la sorte illustr&eacute;e l'analogie avanc&eacute;e entre narrativit&eacute; et contemporan&eacute;it&eacute;. En lien avec la faillite du sens de l'histoire en contexte contemporain, quelle d&eacute;finition donner du r&eacute;cit, de la narrativit&eacute; (si tant est qu'on puisse consid&eacute;rer que ces deux termes renvoient &agrave; une seule et m&ecirc;me r&eacute;alit&eacute;) ? Plus encore, comment envisager la narrativit&eacute; aujourd'hui, de fa&ccedil;on autonome par rapport &agrave; l'histoire et &agrave; ses obsessions (l'Histoire avec sa grande Hache, comme disait Perec) ? Seule pourra nous &eacute;clairer la lecture d'&oelig;uvres clamant leur foi en une pratique du raconter, du storytelling (&agrave; entendre sans la connotation de manipulation sociale que lui accole un Christian Salmon) &mdash; un storytelling imm&eacute;diatement ancr&eacute; dans l'&eacute;v&eacute;nement.</p> <p>&nbsp;<br /> <strong><br /> Bibliographie</strong></p> <p>Agamben, Giorgio (2008), Qu'est-ce que le contemporain ?, Paris, Payot-Rivages (Petite biblioth&egrave;que).</p> <p>Goldenstein, Jean-Pierre (1990), &laquo; Le temps de l&rsquo;histoire litt&eacute;raire &raquo;, dans Henri B&Eacute;HAR et Roger FAYOLLE (dir.), L&rsquo;histoire litt&eacute;raire aujourd&rsquo;hui, Paris, Armand Colin, p. 58-66.</p> <p>Hartog, Fran&ccedil;ois (2003), R&eacute;gimes d'historicit&eacute;. Pr&eacute;sentisme et exp&eacute;riences du temps, Paris, Seuil (Librairie du XXIe si&egrave;cle).</p> <p>Hartog, Fran&ccedil;ois (2005), &Eacute;vidence de l'histoire. Ce que voient les historiens, Paris, &Eacute;ditions EHESS (Cas de figure).</p> <p>Ric&oelig;ur, Paul (1991 [1983]), Temps et r&eacute;cit. Tome 1 : L'intrigue et le r&eacute;cit historique, Paris, Seuil (Points).</p> <p>Salmon, Christian (2008 [2007]), Storytelling, la machine &agrave; fabriquer des histoires et &agrave; formater les esprits, Paris, La d&eacute;couverte (Poche).</p> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/le-temps-interrompu#comments AGAMBEN, Giorgio Contemporain Esthétique GOLDENSTEIN, Jean-Pierre HARTOG, François Philosophie RICOEUR, Paul SALMON, Christian Théories du récit Écrits théoriques Thu, 04 Jun 2009 16:55:25 +0000 René Audet 129 at http://salondouble.contemporain.info