Salon double - Événement http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/287/0 fr Raconter, rétablir: esthétique de la rectification chez Jean-Philippe Toussaint et Mathieu Lindon http://salondouble.contemporain.info/article/raconter-retablir-esthetique-de-la-rectification-chez-jean-philippe-toussaint-et-mathieu <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/voyer-marie-helene">Voyer, Marie-Hélène</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-melancolie-de-zidane">La mélancolie de Zidane</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/biblio/lachete-dair-france">Lâcheté d&#039;Air France</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/le-journalisme-litteraire-lecrivain-sur-le-terrain">Le journalisme littéraire: l&#039;écrivain sur le terrain</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: right;">«Mais moi qui ai tant de respect pour la littérature,<br />qui n’acceptais pas de regrouper en volume mes articles de <em>Libération</em>,<br />qu’est-ce qui me prenait de vouloir tirer un livre<br />de cette très miteuse affaire?» (Mathieu Lindon, <em>Lâcheté d’Air France</em>)</p> <p style="text-align: justify;"><br /><br />Les récits <em>Lâcheté d’Air France</em> de Mathieu Lindon et <em>La mélancolie de Zidane</em> de Jean-Philippe Toussaint ont ceci en commun qu’ils proposent une relecture d’événements relativement (ou fortement) médiatisés. Ainsi, le coup de tête asséné par Zinédine Zidane à Marco Materazzi en 2006, lors de la coupe du monde de football, est réinvesti par Toussaint qui, dans son court essai, ramène ce geste du côté de la littérature et transforme le footballeur étoile en héros romanesque. Lindon propose quant à lui, dans sa plaquette pamphlétaire, le récit des événements qui ont mené les employés du comptoir d’Air France de l’aéroport d’Orly à déserter leur poste, le 29 septembre 2001, et à abandonner les voyageurs –Mathieu Lindon était du nombre– après avoir été informés d’une rumeur d’attentat à la bombe. Ce faisant, Lindon met non seulement à jour les travers, les failles et les paradoxes d’une compagnie d’aviation nationale au discours formaté, mais remet surtout en question les écueils d’un «discours de crise» trop bien rodé où l’on peut affirmer tout et n’importe quoi sous prétexte de «mesures de sécurité», sorte d’«argument imparable contre lequel personne n’est plus en droit de s’élever» (25-26). Ce que dénonce Lindon, c’est le discours d’Air France où la lâcheté est travestie en courage, où la «couardise irresponsable» des employés est maquillée en «conduite conforme aux règles de la compagnie» (26), où «fuir […] devien[t] un acte de patriotisme» (28).</p> <p style="text-align: justify;"><br />Comment décrire ces courts textes à mi-chemin entre l’essai littéraire, la chronique et le reportage? Bien que leurs tons soient fort différents –Toussaint se situe du côté de l’essai littéraire alors que Lindon propose une sorte de récit/pamphlet citoyen <strong><a href="#1">[1]</a><a id="1a" name="1a"></a></strong> – les deux textes participent d’une même esthétique, que je tâcherai de circonscrire. Ainsi, parce qu’ils se construisent explicitement sur une <em>insatisfaction</em> face aux récits officiels et qu’ils se présentent comme une relecture très personnelle de ces événements médiatisés, je propose de qualifier ces textes de «récits de rectification». Il ne faut toutefois pas y voir un désir de rectification intransigeant et autoritaire puisque les auteurs s’y présentent comme des «témoins imparfaits», posant un regard subjectif sur l’Événement tout en réfléchissant au pouvoir du geste littéraire.<br /><br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Forme et mélancolie</strong></span><br />Dans leur article «Le coup de boule de Zidane: Un geste chevaleresque au miroir des interprétations», Christian Le Bart et Jean-François Polo (2010) ont bien résumé l’ampleur du&nbsp; «déchaînement interprétatif» dont a fait l’objet le coup de tête de Zidane. Ainsi, ils montrent comment sont entrés</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />dans le jeu interprétatif des acteurs a priori très éloignés du champ sportif, ce qui en soi vaut déjà consécration pour le geste en question. Bernard-Henri Levy commente dans le <em>Wall Street Journal</em>, SOS Racisme prend position contre Materazzi auteur de propos racistes, le président Chirac y va de son mot sur&nbsp; Zidane «génie du football» qui suscite «l’admiration et l’affection de la nation». Les austères éditions de Minuit publient un court texte académique de Jean-Philippe Toussaint intitulé: <em>La Mélancolie de Zidane</em>. Sous le titre <em>La 107ème minute </em>(éd. Les quatre chemins), Anne Delbée, femme de théâtre, rigoureuse biographe de Camille Claudel, de Jean Racine et de Sarah Bernhardt, consacre également un livre à l’événement. […] On se situe donc, avec l’entrée en scène d’écrivains, de politiques, d’intellectuels,&nbsp; bien au-delà du football. Il y a une «Affaire Zidane» (Le Bart et Polo, 2010:26-27).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Le Bart et Polo montrent bien comment le geste irréfléchi de Zidane agit comme un «événement total», comme une «“œuvre ouverte” […] disponible à toutes les appropriations» en ce sens où</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />[l]e geste de Zidane est suffisamment ambigu et mystérieux pour encourager des lectures multiples. Pour les uns, il fait passer Zidane du sacré au profane: la star mondiale redevient un homme ordinaire. Pour les autres, c’est le cheminement inverse, du profane footballistique au sacré de la tragédie antique. Le délire interprétatif est à la mesure de l’ambiguïté de cet acte inexpliqué (Le Bart et Polo, 2010:44).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />L’essai de Toussaint emprunte cette dernière voie: du «profane footballistique», Zidane est rapatrié par l’auteur dans le champ mythique des formes pures et de la création.&nbsp; Dès l’incipit, Zidane est ainsi présenté comme une sorte de dieu mélancolique figé dans un univers hautement pictural, sous «un de ces ciels de vent immenses et changeants de la peinture flamande» (7). Dans le stade de Berlin, le temps se fige et se dilate, comme une préfiguration de l’événement à venir, de l’instant précis où tout basculera:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Zidane regardait le ciel de Berlin sans penser à rien […]. Zidane regardait le ciel de Berlin au-dessus du stade olympique le soir du 9 juillet 2006, et il éprouvait avec une intensité poignante le sentiment d’être là, simplement là, dans le stade olympique de Berlin, à ce moment précis du temps, le soir de la finale de la Coupe du monde de football (7).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Toussaint fait de Zidane un artiste habité d’un souci formaliste, transformant le moindre de ses gestes en formes à l’état pur, tel ce</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />penalty transformé à la septième minute, une <em>Panenka</em> indolente qui toucha la barre transversale pour passer la ligne et ressortir du but, trajectoire de billard qui flirtait déjà avec le tir de légende de Geoff Hurst à Wemblay en 1966. Mais ce n’était encore qu’une citation, un hommage involontaire à un épisode légendaire de la Coupe du monde (8).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Loin de ces interprétations socialisantes (intégration culturelle, violence dans le sport) qui ont envahi les médias suite à ce geste, loin de toute analyse psychologisante (Zidane l’enfant des cités, Zidane le Maghrébin, le musulman), Toussaint s’intéresse plutôt au potentiel créateur, au caractère littéraire de ce geste définitif commis par le footballeur. Ainsi, sa <em>Panenka</em> devient acte littéraire, véritable <em>citation</em> en hommage à Antonín Panenka, footballeur tchécoslovaque à l’origine de cette technique de tir toute particulière. Quant à son coup de boule, il devient coup de maître romanesque:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Le vrai geste de Zidane le soir de cette finale –geste soudain comme un débordement de bile noire dans la nuit solitaire– […] geste décisif, brutal, prosaïque et romanesque: un instant d’ambiguïté parfait sous le ciel de Berlin, quelques secondes d’ambivalence vertigineuses, où beauté et noirceur, violence et passion, entrent en contact et provoquent le court-circuit d’un geste inédit (8-9).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Cette question du «geste inédit», Toussaint se l’approprie et l’explique par sa propre pratique d’écriture en citant le narrateur mélancolique de <em>La salle de bain</em>, son premier roman: «l’envie d’en finir au plus vite, l’envie, irrépressible, de quitter brusquement le terrain et de rentrer aux vestiaires (<em>je partis brusquement et sans prévenir personne</em>), car la lassitude est là, soudain, incommensurable […]» (11). Citant <em>L’encre de la mélancolie</em> de Jean Starobinski, Toussaint explique:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />La mélancolie de Zidane est ma mélancolie, je la sais, je l’ai nourrie et je l’éprouve. Le monde devient opaque, les membres sont lourds, <em>les heures paraissent appesanties, semblent plus longues, plus lentes, interminables</em>. Il se sent fourbu et il devient vulnérable. <em>Quelque chose en nous se tourne contre nous</em> […] (12).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Par son essai, Toussaint ne se présente pas comme un simple spectateur qui propose son récit des événements; il se pose plutôt comme le témoin d’un geste dont il reconnaît la beauté et l’ambiguïté, d’une mélancolie dont il se sait habité.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>«Je veux juste me plaindre»</strong></span><br />Si le ton emprunté par Mathieu Lindon dans <em>Lâcheté d’Air France</em> diffère largement de celui employé par Jean-Philippe Toussaint, c’est notamment parce qu’il signe un véritable pamphlet citoyen, dont l’argumentation est entièrement élaborée «dans le but&nbsp; de réfuter, de disqualifier et de condamner un autre discours sur lequel [l’auteur] port[e] d’emblée un jugement de valeur: i[l] dénonc[e] les absurdités, s’emport[e] contre le mensonge, vilipend[e] les imposteurs» (Glaudes et Louette, 2011:30). Le genre de l’essai, dans lequel s’inscrit <em>La mélancolie de Zidane</em>, «relève, au contraire, du genre délibératif: plus pondéré dans ses appréciations, […] de mettre une pensée à l’épreuve des faits, de l’engager sur la voie du débat intérieur» (Glaudes et Louette, 2011:30). Malgré le changement de ton, c’est également un «geste inédit» qui sert de détonateur au texte que signe Lindon:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Les voyages en avion sont une perpétuelle source de désagréments divers et inattendus mais la fuite précipitée d’employés apeurés devant la clientèle me semble inédite, action apparemment honteuse et susceptible d’ouvrir un âge d’or de l’insécurité aérienne (7-8).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Devant la mauvaise foi de la compagnie, qui se contente de répondre évasivement à ses questions suite à ce fâcheux événement, Lindon réfléchit à la meilleure manière de dénoncer le manque d’éthique d’Air France:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Un article de journal n’aurait ni la taille ni l’environnement pour me permettre de mener à bien ce que je souhaitais, je n’allais pas, quand bien même j’y aurais été par extraordinaire convié, raconter ma mésaventure dans une émission de Jean-Luc Delarue ou de Daniela Lumbroso tel un consommateur trompé […]. Je voulais écrire mon récit, je ne pouvais surmonter cette épreuve ridicule qu’avec un acte littéraire (dénicher le caractère universel de mon embarquement retardé semblait pourtant de prime abord une tâche délicate). (38-39)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Le récit qu’il propose est parsemé d’extraits des lettres qu’il a envoyées au service client d’Air France, au président de la compagnie, au directeur général d’Aéroports de Paris, etc. De même, Lindon rapporte scrupuleusement la teneur des entretiens téléphoniques qu’il a eus avec des employés de la compagnie. Ainsi, devant le lecteur, se déploie sans fard l’image d’une compagnie peu scrupuleuse qui assène à l’auteur des réponses creuses et préfabriquées, des explications qui «ne correspond[ent] aucunement à la réalité et [lui] paraissent d’une mauvaise foi insondable» (32). De la même manière que Toussaint dans <em>La mélancolie de Zidane</em> –mais dans une visée opposée, résolument cynique-, Lindon rapatrie l’Événement du côté de la littérature, ou, pour être plus exact dans ce cas, du côté de la fiction et du roman (entendus comme leurres): «[j]’étais beaucoup plus citoyen que consommateur dans cette affaire. Surtout, je voulais y être écrivain, même si les seuls éléments fictifs intégrés à mon récit, hors ceux propres à l’écriture, étaient ceux qu’Air France y avait introduits par ses déclarations et courriers réels mais extravagants» (43); «[j]e me réjouissais qu’un livre me permette de combattre à armes moins inégales, que, grâce à un récit, je puisse réagir au roman imaginé par Air France» (50).</p> <p style="text-align: justify;"><br />On a vu comment Toussaint et Lindon réfléchissent l’Événement sous l’angle du «geste inédit» (geste romanesque chez Zidane et geste honteux chez Air France). Dans les deux cas, les écrivains adoptent une posture rectificative et opèrent un renversement de signification face à cet événement médiatisé; Toussaint transforme un sacrilège sportif en un coup de maître formaliste, en un pur moment littéraire, alors que Lindon met en évidence la lâcheté d’une compagnie qui affirme avoir agi correctement au nom de «mesures de sécurité». Dans les deux cas, les auteurs décontextualisent l’Événement pour le rapatrier dans le champ du romanesque et de la création (sur un ton empathique chez Toussaint et ironique chez Lindon). Reste maintenant à s’intéresser à la singularité de la posture du témoin telle qu’elle se dessine chez les deux auteurs.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>L’auteur comme témoin aveugle</strong></span><br />Loin de se présenter comme des justiciers ou des défenseurs de la vérité, les auteurs&nbsp; affirment, chose étonnante, ne pas avoir directement <em>vu</em> le geste inédit dont ils ont été témoin (Toussaint) ou victime (Lindon).&nbsp; Ainsi, Lindon explique: «[j]e n’ai pas vu la fuite des agents d’Air France le 29 septembre. J’étais déjà en salle d’enregistrement où tout prenait un retard mystérieux» (12). C’est seulement dans l’après-coup, arrivé à destination, qu’il comprendra l’ampleur des événements:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Regardant Euronews le dimanche matin dans mon hôtel marrakchi, je vis qu’il était rendu compte de ce que j’avais vécu la veille d’une manière inexacte, comme s’il s’était agi des procédures habituelles en cas d’alerte à la bombe. Je téléphonai à <em>Libération</em>, où je suis journaliste, pour informer des faits réels (19).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />De manière plus poétique, Toussaint insiste sur le caractère <em>invisible</em> du geste commis par Zidane. Il emprunte d’ailleurs au lexique de l’aveuglement pour raconter les instants qui ont précédé le coup de tête décisif du footballeur: «[l]a nuit, maintenant, est tombée sur Berlin, l’intensité lumineuse a baissé et Zidane a senti soudain physiquement le ciel s’assombrir au-dessus des ses épaules» (14). Le coup de boule de Zidane a été si vif et imprévu que «[p]ersonne, dans le stade, n’a compris ce qui s’était passé […], le geste avait eu lieu, Zidane avait été rattrapé par les divinités hostiles de la mélancolie» (14-15). Toussaint insiste: personne, pas même lui, n’a vu ce qui s’est réellement passé:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Mon regard allait de gauche à droite, puis, dans mes jumelles, j’ai isolé Zidane, instinctivement, le regard se dirige toujours vers Zidane, la silhouette de Zidane en maillot blanc debout dans la nuit au milieu du terrain, son visage en très gros plan dans le viseur de mes jumelles (15).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Le récit de Toussaint est entièrement basé sur ces paradoxes de l’image; malgré les zooms et les ralentis qui ponctuent le récit, le geste de Zidane reste insaisissable, presque spectral:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Je ne comprenais pas ce qui se passait, personne dans le stade de comprenait ce qui se passait, l’arbitre s’est dirigé vers le petit groupe de joueurs où se tenait Zidane et a sorti un carton noir de sa poche, qu’il a brandi en direction du ciel de Berlin, et j’ai compris tout de suite qu’il était adressé à Zidane, le carton noir de la mélancolie (16).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Le geste de Zidane résiste à toute perception, sorte de tache aveugle à laquelle fait écho de manière presque métaphorique le carton noir brandi par l’arbitre.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;"><strong>Réécrire le réel</strong></span><br />Par l’écriture, Toussaint opère un ultime retournement: il explique comment</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />[l]e geste de Zidane, invisible, incompréhensible, est d’autant plus spectaculaire qu’il n’a pas eu lieu. Il n’a tout simplement pas eu lieu, si l’on s’en tient à l’observation directe des faits dans le stade et à la confiance légitime qu’on peut accorder à nos sens, personne n’a rien vu, ni les spectateurs ni les arbitres (17).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Dans un habile renversement Toussaint transforme le paradoxe de Zénon en paradoxe de Zidane, et explique comment, selon cette logique, le geste du footballeur relève non plus de l’inédit, mais bien de l’<em>impossible</em>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />quand bien même Zidane aurait eu la folle intention, le désir ou le fantasme, de donner un coup de tête à un de ses adversaires, la tête de Zidane n’aurait jamais dû atteindre son adversaire, car, chaque fois que la tête de Zidane aurait parcouru la moitié du chemin qui la séparait du torse de l’adversaire, il lui en serait resté encore une autre moitié à parcourir, puis une autre moitié, puis une autre moitié encore, et ainsi de suite éternellement, de sorte que la tête de Zidane progressant toujours vers sa cible mais ne l’atteignant jamais, comme dans un immense ralenti monté en boucle à l’infini, ne pourra pas, jamais, c’est physiquement et mathématiquement impossible (c’est le paradoxe de Zidane, si ce n’est celui de Zénon), entrer en contact avec le torse de l’adversaire –jamais, seule la fugitive pulsion qui a traversé l’esprit de Zidane a été visible aux yeux des téléspectateurs du monde entier (17-18).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Réécrire, rectifier le réel, voilà ce que propose Toussaint en s’appropriant l’un des paradoxes de Zénon qui lui permet de nier l’Événement en éclipsant le mouvement opéré par la tête de Zidane ce fameux soir du 9 juillet 2006. D’une manière moins poétique que Toussaint, plus revendicatrice, Lindon souhaite également rectifier le réel par son récit:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />il y a toujours l’espoir que tout vienne avec quand on tire le fil, qu’en dénonçant une lâcheté on en dénonce mille, qu’à tous les niveaux elles deviennent soudain condamnables et non des fatalités dont s’accommoder serait faire preuve de bon sens civique. C’est si doux quand la vengeance est vertu (62).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Bien que les récits qu’ils proposent diffèrent par leur ton, Toussaint et Lindon ont ceci en commun que leurs choix d’écriture tendent à mettre en évidence le caractère fluctuant et protéiforme de l’Événement et témoignent du caractère relatif du réel qui, pour reprendre les propos de Dominique Viart et Bruno Vercier «n’existe pas en dehors de la perception, de la pensée, des affects, etc., qui le constituent pour chacun. Il n’y a pas d’en-soi de l’événement» (Viart et Vercier, 2008: 238). Qu’il s’agisse de récits, d’essais, de pamphlets, ces textes qui s’inscrivent dans la vaste constellation de ce que l’on appelle la non-fiction permettent l’émergence d’une «parole singulière [qui] ne profère aucune “vérité” de l’événement ni du sujet: elle n’en produit que les failles et les tensions –et ne les résorbe jamais» (Viart et Vercier, 2008: 239).<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span><br /><br />GLAUDES, Pierre, Jean-François LOUETTE (2011), <em>L’essai</em>, Paris, A. Colin (Lettres Sup.).<br /><br />LE BART, Christian et Jean-François POLO (2010), «Le coup de boule de Zidane: Un geste chevaleresque au miroir des interprétations», <em>International Review on Sport &amp; Violence</em>, no.1 «Le coup de tête de Zidane», 2010, p. 26-46.<br /><br />LINDON, Mathieu (2002),<em> Lâcheté d’Air France</em>, Paris, P.O.L., 62 p.<br /><br />TOUSSAINT, Jean-Philippe (2006), <em>La mélancolie de Zidane</em>, Paris, Éditions de Minuit, 18 p.<br /><br />VIART, Dominique et Bruno VERCIER (2008) <em>La littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations</em>, 2e édition augmentée, Paris, Bordas (La Bibliothèque Bordas).</p> <hr /> <p><strong><a href="#1a">[1]</a><a id="1" name="1"></a> </strong>Notons que les deux auteurs ont également un parcours journalistique et ont publié diverses chroniques et critiques dans<em> Libération</em>.</p> http://salondouble.contemporain.info/article/raconter-retablir-esthetique-de-la-rectification-chez-jean-philippe-toussaint-et-mathieu#comments Événement Fait divers France LINDON, Mathieu Réel Société du spectacle Subjectivité TOUSSAINT, Jean-Philippe VIART, Dominique et VERCIER, Bruno Récit(s) Sun, 17 Nov 2013 19:11:43 +0000 Marie-Hélène Voyer 807 at http://salondouble.contemporain.info Le visage de l'histoire http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-visage-de-lhistoire <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/leguerrier-louis-thomas">Leguerrier, Louis-Thomas </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/les-derniers-jours-de-smokey-nelson">Les derniers jours de Smokey Nelson</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="margin-left: 160px; "><span style="color:#696969;">«C'est mon visage que tu contempleras demain dans les yeux du scélérat qui sera enfin assassiné. Par moi, ton Dieu.» (p.96)</span></p> <p style="margin-left:28.55pt;">&nbsp;</p> <p><em>Les derniers jours de Smokey Nelson</em> de Catherine Mavrikakis raconte le surgissement brutal de jours profondément et fatalement historiques au cœur d'une époque en pleine perte d'historicité. Ces quelques jours presque entièrement occupés par la présence invisible mais terriblement concrète de Smokey Nelson, un Noir américain condamné à mort pour avoir sauvagement assassiné un couple et leurs deux enfants, sont des fragments de l'histoire que le monde contemporain, avec sa haine, ses injustices, sa spiritualité mutilée et ses mille violences nous inflige, nous qui de cette histoire ne cessons d'affirmer la disparition, et hurlons sur tous les toits l'arrivée de son terme. Chacun des quatre principaux personnages du roman entretient un rapport tragique mais essentiel avec l'histoire, celle personnelle de Smokey Nelson comme celle, se dévoilant dans le crime qu'il commet et dans l'exécution s'en suivant, qui pèse de tout le poids de son universalité sur les êtres qui l'endurent. &nbsp;Pearl Watanabe nous apparaît destinée à aller à sa rencontre mais, ayant laissé passer la possibilité terrifiante qu'elle lui offrait, se laisse résorber par elle; Sydney Blanchard la convoite en vain depuis sa naissance pour finalement la trouver dans une mortelle bagarre de rue; Ray Ryan se la construit idéologiquement et réifie son contenu réel pour se protéger de son caractère absurde; tandis que Smokey Nelson, le condamné à mort, ne fait plus qu'un avec elle: à la fois le bourreau et la victime, il incarne la prison infernale où se rencontrent les extrêmes de sa dialectique.</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Pearl Watanabe</strong></span></p> <p>Pearl Watanabe apparaît d’abord dans le roman comme une rescapée de l'histoire. C'est avec une violence que peu de gens connaissent qu'elle y a été confrontée, lorsque, ayant quitté sa terre natale pour s'installer dans l'État de Georgie aux États-Unis, elle a fait la découverte dans le motel où elle travaillait des cadavres fraîchement tués de la famille anéantie par Smokey Nelson. Mais quand elle décide de retourner vivre là d'où elle vient et où elle a grandi, à Hawaii, dans ce «monde protégé» (p.41) qu'elle se promet de ne plus quitter, elle croit pouvoir oublier ce corps à corps si intense avec l'histoire qu'elle a laissé derrière elle dans ce motel de la banlieue d'Atlanta, et ainsi pouvoir mourir «au terme d'une existence qui finirait par être sans histoire» (p.41). Introduite, donc, comme une rescapée, Pearl Watanabe se dévoile pourtant bien vite, alors qu'elle prend l'avion pour aller rendre visite à sa fille sur le continent américain, comme une aventurière partant à la rencontre de l'histoire, de ce destin qu'elle appréhende sans se l'avouer depuis qu'elle a fait la connaissance de Smokey Nelson, de cette étoile qu'elle sait être la sienne et qu'elle voudrait «décrocher du ciel et tenir à bras le corps» (p.70). En cette terre de l'apaisement qu'est Hawaii, Pearl conserve par son nom le souvenir du sursaut d'histoire qui en a fait trembler le sol, le jour du bombardement de Pearl Harbor pendant la Deuxième Guerre mondiale. Elle est la trace que l'histoire a laissée sur ce continent qui voudrait&nbsp; l'oublier. Le caractère inéluctable de sa rencontre avec celle-ci s'impose de toute sa force quand elle découvre que l'exécution de Smokey Nelson, ‪cet événement qui depuis quinze ans se trouve reporté, aura lieu pendant les vacances qu'elle passe alors chez sa fille tout près d'Atlanta. Cet homme qu’elle a croisé dans le stationnement du motel tout de suite après qu’il ait égorgé ses quatre victimes, avec lequel, juste avant d'entrer dans le motel pour y découvrir les corps, elle a fumé une cigarette et échangé des paroles amicales, cet homme qui ne l'a pas tuée alors qu'il savait bien qu'elle témoignerait contre lui et pour lequel elle ne peut s'empêcher de ressentir un attachement profond, elle sait qu'elle a maintenant une chance de le revoir. Ainsi le cloîtrement volontaire de Pearl en terre posthistorique apparaît finalement comme un entre-deux longuement prolongé. Ce qu'elle a pensé être l'aboutissement de sa vie n'était qu'un moment de repos avant la suprême épreuve dont elle ressent secrètement, depuis sa rencontre avec Smokey Nelson, la terrifiante nécessité. Son exil n'était qu'un moment de calme avant la tempête. Un peu comme en offrait aux soldats américains, lorsqu'il était réquisitionné par l'armé, l'hôtel où elle travaille à Hawaii, «afin que les gars envoyés dans le Pacifique aient un lieu agréable pour oublier le sort qui les attendait» (p.54).</p> <p>Jetée tête première dans la fureur du destin dont elle pensait s'être à jamais extirpée, Pearl commence à faire surgir la logique à la fois terrible et séduisante qui a muri en elle de la noirceur dans laquelle le refoulement l'a si longuement maintenue:&nbsp;</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>C'est comme si toute sa vie, depuis plus de vingt ans, elle l'avait vécu en prison, avec ce type, ce Nelson... comme si elle s'était sentie coupable des crimes... Que devait-elle expier? Qu'avait-elle fait de si mal en étant séduite par cet homme plus jeune chez qui elle n'avait pu deviner l'horreur? (p.243)</p> </blockquote> <p>Si Pearl attribue ce sentiment de culpabilité au fait qu'elle ait pu être séduite par un homme s'étant montré capable d'une telle sauvagerie, c'est peut-être pour se protéger de ce qu'elle sait malgré tout avoir à expier, et qui en elle a été enfoui par le travail du temps anhistorique qui gouverne cet hôtel de l'oubli dans lequel elle s'est réfugiée. Si la honte de s'être attachée à quelqu'un ayant agi de manière monstrueuse était ce qui la préoccupait réellement, elle n'aurait pas perdu toutes ces années à tenter d'oublier le sort réservé à Smokey Nelson, et aurait probablement souhaité qu'il soit exécuté bien avant. Le fait que son attachement pour lui se soit maintenu après qu'elle ait appris ce dont il était capable et que celui-ci soit même devenu beaucoup plus intense et profond —assez pour lui donner l'impression de vivre avec lui en prison— prouve plutôt le contraire. Ce que Pearl sait au fond d'elle devoir expier est peut-être cette souffrance qu'elle ne peut justement pas vivre en prison avec Smokey Nelson:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>On avait eu beau, dans les journaux, faire d'elle une pauvre victime des circonstances, de la police qui ne croyait pas en son premier témoignage et plus généralement de la vie, Pearl ne pouvait s'empêcher de se voir comme une espèce de bourreau dans cette affaire (p.67).</p> </blockquote> <p>Peut-être est-ce le redoutable impératif formulé dans <em>Les Frères Karamazov </em>par le Staret Zossima qui occupe les pensées troubles avec lesquelles elle se débat au moment où, ayant perdu pour toujours la chance de revoir celui qui l'obsède, elle décide de se donner la mort: «Si tu es capable de prendre sur toi le crime du criminel qui se tient devant toi et que tu juges en ton cœur, alors, prends-le sans attendre et souffre, toi, pour lui, et, lui, laisse le repartir sans reproches» (Dostoïevski, p.577).</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Sydney Blanchard</strong></span></p> <p>Tout comme Pearl Watanabe, Sydney Blanchard voudrait bien trouver la place qui lui revient à l'intérieur du plan suprême de l'histoire: «J'ai comme une mission sur cette terre». (p.108) Seulement, il se trompe dans les suppositions qu'il entretient sur la nature de celle-ci. Alors qu'il s'imagine, étant né le jour de la mort de Jimi Hendrix, entrer dans l'histoire en tant que star du rock, le cours des choses qui fait en sorte que les Noirs américains ne peuvent pas tous occuper la place réservée à quelques-uns au sein de l'industrie culturelle continue de gagner du terrain. La mésaventure qui à dix-neuf ans l'a fait passer à deux doigts de la peine capitale et qui du même coup le liait à jamais au sort de Smokey Nelson lui a tout de même donné à réfléchir. Cet épisode seul a de quoi lui faire comprendre que ce rôle qu'il se croit destiné à jouer dans l'effroyable comédie de son temps est tout sauf glorieux. Et il le comprend, au moins partiellement, puisqu'il affirme être conscient de vivre «en sursis» (p.115). Sydney Blanchard est la figure du protagoniste en sursis de l'histoire. C'est de justesse qu'il a pu se dérober à la férocité de son emprise, quand le témoignage de Pearl Watanabe contre Smokey Nelson a fait tomber les accusations de meurtre au nom desquelles l'État allait lui faire la peau. Sans oublier la chance qu'il a eue, près de quinze ans après cet épisode carcéral, d'avoir pu quitter la Nouvelle-Orléans avec sa famille avant que la situation causée par l'ouragan Katrina ne dégénère: «L'histoire a décidé pour moi... Après Katrina, encore un nouveau petit sursis...» (p.115). Après chacun de ces deux événement marquants de sa vie, ces deux moments qu'il ressent comme des irruptions dans celle-ci, sous une forme négative, de l'histoire par laquelle il sait être intimement concerné, Sydney Blanchard a l'impression à la fois d'avoir été épargné et laissé en plan:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Si je me faisais exécuter vendredi, (à la place de Smokey Nelson) je serais même content que quelque chose ait lieu... C'est pas le vedettariat... Je l'envie pas de passer à la télé et dans les journaux... Ça, je l'ai vécu quand j'ai été arrêté... Rien de sympa là-dedans... Non, juste avoir l'impression que la vie m'a pas simplement oublié... (p.37-38)</p> </blockquote> <p>S'il voudrait que la vie se souvienne de son existence, afin que celle-ci puisse s'inscrire d'une quelconque manière dans l'histoire universelle, l'approche de l'exécution de Smokey Nelson qui, si ce n'avait été de Pearl Watanabe, aurait bien pu être la sienne, le force à penser cette inscription de son être dans la marche du monde de manière négative, c'est-à-dire en relation à sa propre destruction en tant que sujet historique. C'est qu'il envisage, malgré la bonne étoile qu'il attribue au jour de sa naissance, tout ce que l'histoire a de souffrance à offrir au prolétariat noir américain, que ce soit «dans l'État de John McCain» (p.101) ou chez les «bobos» (p.102) du nord: «L'Amérique, c'est beau, oui, mais pas pour tous!» (p.119). Il est tentant d'interpréter le rapport qu'il établit ―dans une des nombreuses conversations qu'il a avec sa chienne Betsy― entre l'ouragan Katrina et le passage de la Bible où s'abat sur Sodome et Gomorrhe la foudre de Dieu comme une métaphore sur la fatalité dont la société américaine a historiquement marqué les Noirs qui ont essayé d'y vivre: «Il y aurait eu de quoi faire un film, que j'aurais pu vendre cher à des réalisateurs blancs... Ils auraient parlé d'une reprise de la fin de Sodome et Gomorrhe avec des Noirs...» (p.111). L'idée de voir dans l'ouragan Katrina un châtiment divin envoyé aux Noirs pour les punir d'être noirs, idée partagée par plusieurs Américains d'extrême-droite dont Ray Ryan, exprime bien le rapport problématique que Sydney Blanchard entretient avec l'histoire. Même s'il a toujours gardé la conviction que celle-ci lui réservait de grandes choses, il doit reconnaître que ses quelques irruptions dans sa vie ont chaque fois failli lui coûter celle-ci. Malgré le relatif confort de cette vie de longue attente, cette vie de sursis qu'il a connue entre ces moments de crise, il reste que: «un jour, on en peut plus... On demande la fin. On veut que ça finisse pour de bon... On est franchement écœuré que le même film recommence... Qu'on nous le passe en boucle» (p.120). Mais cette fin qui est accordée à Sydney Blanchard n'a rien de grandiose: l'histoire lui annonce simplement et brutalement que son sursis est terminé, et que son dernier soupir, il le poussera, comme tant d'autres de sa couleur et de sa classe sociale, dans la violence et la haine, sur le ciment brûlant du stationnement d'un poste d'essence, tombé sous les balles d'un autre Noir qui comme lui a eu le malheur de naître sous l'étoile cruelle et revancharde des États-Unis d'Amérique.</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Ray Ryan</strong></span></p> <p>Ray Ryan, pour sa part, entretient avec l'histoire une relation de maîtrise et de servitude. Il est de ceux qui ne vivent pas le temps historique qu'ils font: travaillant sans relâche à la production et à la reproduction de celui-ci, jamais il ne parvient à s'approprier l'expérience qu'il en fait. C'est cela qui est exprimé par cette phrase que son Dieu —qui tout au long du roman l'accompagne et prend la parole à sa place— aime lui souffler au creux de l'oreille: «Le temps divin avale et broie ton existence» (p.96). Producteur de sa propre dépossession, seule la fiction idéologique qu'il superpose à l'histoire réelle dont il est séparé se trouve à la portée des infimes pouvoirs qu'il peut encore reconnaître comme siens. Peut-être est-il celui des quatre personnages principaux du roman qui entretient le rapport le plus dangereux avec l'histoire, dangereux pour le maintien de sa propre communauté et de toute vie sociale. En affirmant, avec la résolution propre à l'intégrisme religieux, l'existence d'une positivité absolue qui se dévoilera pleinement à la fin de l'histoire, il fait entrer la souffrance vécue dans un plan préétabli résultant d'une volonté consciente, et justifie par là tout ce que celle-ci inflige et continuera d'infliger de malheurs et d'humiliations à l'être humain: «Moi seul prononce les arrêts de mort, les catastrophes que je vous envoie en ce moment et depuis quelques temps sont des signes bien clairs qui montrent la splendeur et la magnitude de la colère que je contiens» (p.93). De Ray Ryan, toute possibilité de révolte a été extirpée. L'histoire ayant toujours suivi son cours malgré la folie de ses faux prophètes, il la sert d'autant mieux qu'il la falsifie en l'intégrant de force dans le sens qu'il lui attribue. Son aveuglement est un conformisme au service de ceux qui comme son fils Tom infligent aux vaincus toute la violence nécessaire au maintien de l'histoire réelle, qui est restée jusqu'à ce jour celle des vainqueurs: «Et quand ton fils, vaillant soldat, s'est fait le gardien du sanctuaire divin, du territoire du Sauveur, tu as acquiescé doucement, fièrement. Que Dieu sauve l'Amérique!» (p.91).&nbsp; En cherchant à donner un sens à l'assassinat de sa fille et de la famille de celle-ci par Smokey Nelson et en voyant dans l'exécution de ce dernier le couronnement de la fausse réalité qu'il a échafaudée en imposant à la véritable un sens clos, Ray Ryan justifie non seulement le meurtre en général, que ce soit à travers la peine de mort administrée ou les exactions commises par le groupe d'extrême-droite dont son fils fait partie, mais aussi, sans le vouloir, la mort atroce et impardonnable de celle qu'il a mise au monde. Cette fin abominable qu'a connu sa fille, il la pardonnera, non pas à Smokey Nelson, qu'il désire à tout prix voir crever, mais à celui que sa conscience étriquée lui désigne comme l'unique responsable de toute chose, y compris des pires: son Dieu vengeur et rancunier.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Smokey Nelson</strong></span></p> <p>Si le Raskolnikov de Dostoïevski, dans <em>Crime et châtiment, </em>représente le meurtrier qui par son crime et par la conscience de la culpabilité qui en découle réussit à communier, dans le repentir, avec la communauté humaine universelle, si la Thérèse Raquin de Zola représente au contraire celle dont le crime comme la déchéance qui en découle reconduisent la destruction de cette même communauté, Smokey Nelson, pour sa part, est le meurtrier séparé de son crime et sans rapport avec celui-ci, la possibilité d'un tel rapport lui ayant été confisquée. Coupé de la terrible expérience faite par l'assassin que la police oublie d'inquiéter, celle de la vie qui se poursuit même après être apparue si facile à réduire en miette, brusquement retiré de l'histoire pour être enfoui dans l'immobilité du temps carcéral, il ne parvient plus à faire le lien, de même qu'il ne peut plus en établir entre ses crimes et l'exécution qui, plus de quinze ans après, est supposée les punir, entre sa personne et ceux-ci: &nbsp;</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Ses crimes maintenant lui semblaient bien lointains. Ils n'encombraient que très rarement ses pensées. En prison, les souvenirs trop personnels ne servent pas à grand chose. Ils sont plutôt des ennemis à abattre et Smokey avait toujours tenté sauvagement de les chasser (p.284-285).</p> </blockquote> <p>Tout ce que Smokey Nelson a été pendant les dix-neuf années qu'a duré sa vie d'homme libre, y compris le tueur sanguinaire ayant décimé toute une famille, la prison a lentement fait en sorte qu'il l'oublie, que tout cela à ses yeux disparaisse. Son arrachement à l'histoire dont il venait par ses actes de reconduire toute la violence et son envoi expéditif dans le couloir de la mort donnent l'impression de son effacement en tant que protagoniste de cette histoire. C'est tout comme si les années précédant son emprisonnement ainsi que celle s'étant écoulées entre celui-ci et son exécution s'étaient volatilisées. De cela résulte la réification de son être dans le rôle de bourreau qu'il a pris sur lui juste avant de sombrer en plein vide carcéral, et dont l'extrême violence semble avoir balayé toutes les autres dimensions de sa personne. Smokey Nelson devient par son emprisonnement et sa condamnation à mort une abstraction figée exprimant le crime en soi<a href="#_ftn1" name="_ftnref" title="">[1]</a>, tandis que concrètement il devient néant pur et anhistorique. Vue la manière dont le monde administré s'est occupé de son cas, ce n'est pas le sentiment de s'être lui-même exclu de l'humanité ressenti par Raskolnikov, ni la dégénérescence morale et physiologique de Thérèse Raquin qui pourrait l'atteindre. On le garde bien au frais, hors de toute histoire, dans un confort climatisé où il doit, afin de pouvoir être, s'anéantir:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>les autorités du pénitencier avaient décidé de refroidir un peu les esprits échauffés en faisant marcher à bloc le système central de climatisation, ce qui avait eu pour effet de calmer tout le monde... Un bon repas et l'air climatisé font des merveilles pour l'atmosphère d'un pénitencier. Il y aurait bien d'autres jours pour faire du chahut (p.279).</p> </blockquote> <p>L'air climatisé représente ici le véhicule de la glaciation de l'histoire à l'intérieur de la non-vie carcérale. Si la direction de la prison se montre particulièrement généreuse, lors des jours d'exécution, en ce qui a trait à la climatisation des cellules, c'est parce qu'elle est consciente que c'est lors de tels jours que les conditions nécessaires au surgissement de l'histoire disqualifiée se trouvent le plus près d'être réunies :</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Même après une exécution, la prison met toujours quelques jours à retrouver son train-train normal. La grogne continue de se faire entendre alors que l'exécuté hante toujours les lieux. Un homme est mis à mort et c'est la cadence idiote des jours qui se suivent et se ressemblent qui, tout à coup, refait surface et envahit les cellules et les espaces communs. L'inhumanité des choses devient subitement insupportable. Dans la prison, on est alors prêt à tout... (p.278).</p> </blockquote> <p>C'est donc le jour de sa mise à mort, qui comme tous les autres jours d'exécution porte en lui l'histoire prête à briller à nouveau de son feu atroce et magnifique, que Smokey Nelson sort du vide existentiel qui caractérise sa condition de prisonnier pour se présenter une deuxième fois à la face du monde, cette fois-ci en tant que victime. De la figure abstraite du criminel en soi, il passe à celle tout aussi abstraite du châtié absolu, victime d'un châtiment se prétendant universel mais ne servant dans les faits qu'à satisfaire, par l'entremise du spectacle que lui offre l'État et ses techniciens de la mort, le besoin de vengeance de Ray Ryan<a href="#_ftn2" name="_ftnref" title="">[2]</a>.&nbsp;</p> <p>Dans <em>Dialectique Négative, </em>Adorno dit qu'«[a]ffirmer qu'un plan universel, dirige vers le mieux, se manifeste dans l'histoire et lui donne sa cohérence, serait cynique après les catastrophes passées et celles qui sont à venir» (Adorno, 2003: 387). Il rajoute toutefois «[qu’]il ne faut pas pour autant renier l'unité qui soude ensemble les moments et les phases de l'histoire dans leur discontinuité et leur éparpillement chaotique» (Adorno, 2003: 387). De la même manière, le fait de chercher à faire entrer dans un plan universel dont le sens se dévoilerait à travers la mise à mort de Smokey Nelson les destinées qui, dans le roman de Mavrikakis, s'éparpillent de manière chaotique et discontinue&nbsp; autour de lui serait dans le meilleur cas cynique et dans le pire, comme il en est du rapport de Ray Ryan à l'histoire, un pas vers le fascisme ordinaire. Inscrire ces destinées dans une histoire maudite et absolument mauvaise n'est pas non plus le but que je poursuis. Mais le présent texte visait tout de même, afin de remplir l'exigence qu'Adorno nous demande de considérer, à donner la parole à l'expérience, celle de l'histoire comme violence perpétuelle, en laquelle <em>Les derniers jours de Smokey Nelson </em>trouve selon moi sa cohérence, et dont les moments discontinus sont maintenus ensemble par l'emprise d'une société condamnée. Si j'ai pris dans ce texte le parti de me confronter le plus bruyamment que je le pouvais à cette expérience si puissamment transmise par Catherine Mavrikakis dans son roman, c'est avec la conviction qu'en elle se trouve la possibilité d'un monde meilleur.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>ADORNO, Theodor (2003), «Histoire Universelle»,&nbsp; dans <em>Dialectique négative, </em>Paris, Payot (Petite Bibliothèque Payot).</p> <p>DOSTOÏEVSKI, Fédor (2002), <em>Les frères Karamazov</em>, traduit du russe par André Markowicz, Arles, Actes Sud (Babel).</p> <p>HEGEL (2007), <em>Qui pense abstrait?</em>, édition bilingue, Paris, Hermann.</p> <p>MAVRIKAKIS, Catherine (2005), <em>Condamner à mort. Les meurtres et la loi à l’écran</em>, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal.</p> <p>&nbsp;</p> <div> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn"> <p><a href="#_ftnref" name="_ftn1" title="">[1]</a> «Voilà donc ce qu'est la pensée abstraite: ne voir dans le meurtrier que cette abstraction d'être un meurtrier, et, à l'aide de cette qualité simple, anéantir tout autre caractère humain» (Hegel, 2007: p.3).</p> </div> <div id="ftn"> <p><a href="#_ftnref" name="_ftn2" title="">[2]</a> Dans son essai sur la peine de mort, Mavrikakis avait déjà démontré son propos, avant de le mettre en scène à travers le personnage de Ray Ryan et son rapport à l'exécution du meurtrier de sa fille, en partant cette fois-ci du cas véridique de Timothey McVeigh, le militant américain d'extrême-droite responsable de l'explosion d'un immeuble du gouvernement fédéral et de la mort de cent-soixante-huit personnes qui s'y trouvaient: «L'image de la mise à mort de McVeigh, une fois digérée par le spectateur-victime, permettrait à ce dernier de retrouver la paix et de ne plus être hanté par les images de l'explosion. […] Le spectacle ne consiste pas en la mise à mort de McVeigh, il se fonde plutôt dans le dispositif de revanche où McVeigh n'est plus celui qui regarde la mort de ses victimes ; les places ont été changées, tout simplement. À l'image d'un immeuble éventré de cris, de fumée et de pleurs avec en arrière plan l'esprit maléfique de celui qui a perpétré le crime doit succéder l'image de la mort de McVeigh vue par ses victimes. Dans cet espace, celui de l'image cadrée sur les victimes devenues bourreaux, le monde entier lui, bien sûr, ne fait le deuil de rien et surtout pas des morts» (Mavrikakis, 2005: 151-152).</p> <p>&nbsp;</p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-visage-de-lhistoire#comments ADORNO, Theodor W. Crime DOSTOÏEVSKI, Fedor Événement HEGEL Histoire Imaginaire de la fin Justice MAVRIKAKIS, Catherine Peine de mort Québec Roman Tue, 11 Oct 2011 19:20:31 +0000 Louis-Thomas Leguerrier 386 at http://salondouble.contemporain.info L'art de la légèreté http://salondouble.contemporain.info/lecture/lart-de-la-l-g-ret <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/parent-marie">Parent, Marie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/a-gate-at-the-stairs">A Gate at the Stairs</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>Dans une critique dévastatrice du roman <em>Extremely Loud and Incredibly Close</em> de Jonathan Safran Foer, Harry Siegel adressait un reproche aux écrivains s’étant intéressés aux événements du 11 septembre: «[They] reduced the attack to the horizon of their writerliness […]. They felt that the world had become too large and ill-contained to do anything else<a name="ancre1"></a><a href="#note1"><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong>[1]</strong></span></a>.» Cette phrase m’est revenue en tête alors que je lisais <em>A Gate at the Stairs</em> de Lorrie Moore, qui s’ouvre sur une brève évocation, particulièrement étrange, des jours ayant suivi le 11 septembre:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Though the movie theaters closed for two nights, and for a week even our yoga teacher put up an American flag and sat in front of it, in a lotus position, eyes closed, saying, “Let us now breathe deeply in honor of our great country” (I looked around frantically, never getting the breathing right), mostly our conversation slid back shockingly, resiliently, to other topics: backup singers for Aretha Franklin, or which Korean-owned restaurant had the best Chinese food. (p. 6)</span></p> </blockquote> <p>Cette insouciance, cet humour décalé parfaitement caractéristiques du style que Moore a développé depuis <em>Self-Help</em> (1985) se présentent toutefois différemment dans <em>A Gate at the Stairs</em>. Car cette fois-ci, l’écrivaine prend pour trame de fond l’Amérique avec un grand A, ses illusions et ses faux-semblants dans le contexte post-11 septembre. Pourtant, elle le fait à sa manière, entremêlant tragédies collectives et individuelles avec une étonnante nonchalance — du moins en apparence. À l’instar de Siegel, on pourrait penser que Moore, en renonçant à aborder l’horreur de front, en soumettant les drames qui secouent l’Amérique aux exigences de son écriture, a cédé à la facilité. Mais ce n’est pas tout à fait ça.</p> <p><br />La «légèreté» dont je tenterai de cerner les contours et les conséquences ici est à la fois ce qui fait la réussite et l’échec de ce roman initiatique déconcertant, portrait d’un sujet à côté de lui-même, incapable de rendre l’ampleur des drames qui s’abattent sur lui, comme si le réel devenait insoutenable au point de ne pouvoir être raconté sérieusement. Comme s’il ne pouvait que prendre la forme d’une anecdote vaguement embarrassante, d’une blague un peu ratée. Ce roman pose, dans la précarité même de sa forme, la question du rapport au tragique en littérature contemporaine. Ici, la fiction semble «glisser» à côté de l’horreur sans jamais vouloir y faire face. Et pourtant elle nous laisse entrevoir toutes ses potentialités. Ce qui est peut-être encore plus effrayant.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);">And then the baby fell down the stairs. This could be funny! Especially in a place and time where worse things happened. It wasn’t that suffering was a sweepstakes, but it certainly was relative. For understanding and for perspective, suffering required a butcher’s weighing. And to ease the suffering of the listener, things had better be funny. Though they weren’t always. And this is how, sometimes, stories failed us: Not that funny. Or worse, not funny in the least. (p. 251)</span></p> </blockquote> <p>Cette réflexion énoncée par la narratrice éclaire la posture qu’empruntera l’auteure tout au long du récit. Raconter la souffrance humaine exige un dosage des plus habiles. On peut arriver à faire d’un drame une histoire drôle. Ou plus ou moins drôle. Ainsi, dans <em>A Gate at the Stairs</em>, nous ne savons jamais si nous rions au bon moment. C’est cette incertitude qui s’avère particulièrement dérangeante.<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>La voix du corail</strong></span></p> <p><em>A Gate at the Stairs</em> raconte une année dans la vie de Tassie Keltjin, jeune femme de 20 ans originaire de la campagne profonde. Tassie étudie dans une petite université du Wisconsin et se cherche un boulot à temps partiel en ce mois de décembre 2001. Elle est finalement engagée comme gardienne chez Sarah et Ed, un couple qui n’a pas d’enfant. En fait, pas <em>encore</em>, car ceux-ci souhaitent adopter un bébé. Ce sera Mary-Emma, une enfant mulâtre âgée de deux ans, à laquelle Tassie s’attache très vite. Au cours de cette année, Tassie connaîtra l’amour et le deuil, l’émerveillement et la détresse. Pourtant, le ton de la narratrice oscille entre l’indifférence comique et une forme d’ahurissement douloureux mais rarement pathétique. Tassie apparaît presque détachée, ou engourdie, comme si elle n’était pas sûre que l’histoire qu’elle raconte la concerne vraiment. «I was floating away from myself», (p. 107) constate la jeune femme le jour où elle accompagne Sarah et Ed au bureau d’adoption. Cette impression persistera tout au long du roman. La naïveté de la narratrice est progressivement déconstruite par des réflexions d’une placide lucidité: «I began to feel there was no wisdom. Only lack of wisdom.» (p. 125) Les expériences pénibles se succèdent et la laissent perdue, abasourdie, «as if a tornado had hit and lifted me up, then dropped me down and moved on, bored». (p. 137) Et même quand Tassie tente une action pour changer le cours des choses, pour retenir tous ceux qui la quitteront inévitablement, elle se rétracte, retourne à l’immobilité. «I had mostly in life tried to stand still like a glob of coral so as not to be spotted by sharks.» (p. 184)<br /><br />En particulier dans la deuxième moitié du roman, les événements semblent soudainement s’inscrire dans une tonalité grave, dramatique. Ces rebondissements sont si surprenants qu’ils en paraissent presque invraisemblables, voire parfois grotesques: un couple qui, pour le punir, laisse son enfant de quatre ans sur le bord de la route le voit se jeter devant une voiture pour tenter de les rejoindre; un jeune homme du New Jersey converti à l’islam, et <em>peut-être</em> un futur djihadiste, révèle son endoctrinement par cette formule creuse et presque comique: «It is not the jihad that is the wrong thing […]. It is the wrong things that are the wrong things.» (p. 210); un jeune homme, qui vient tout juste, à 18 ans, de s’engager dans l’armée, revient d’Afghanistan dans un cercueil.</p> <p><br />Cependant, même dans cette lourde deuxième partie, la «légèreté» prévaut: Moore ne laisse jamais le tragique se déployer complètement. Soit le récit est interrompu alors qu’il s’approche de l’horreur, soit il se replie dans un dialogue farfelu ou déplacé, soit il mène rapidement à un dénouement anecdotique, non dénué d’intelligence et d’autodérision.<br /><br />Ce parti pris en faveur de la «légèreté» conduit l’auteure à poser le drame et l’anecdote sur le même plan, entre autres par l’agencement d’événements de différentes natures, qui n’ont apparemment aucun rapport entre eux: alors que Sarah confie à Tassie le plus sombre secret de son existence, une canette de Coke explose dans le congélateur. Le texte est construit de manière à ce que nous ne sachions plus lequel de ces incidents constitue la catastrophe. Le récit expose la variété et la richesse des expériences de la vie, mais aussi la confusion dans laquelle elles sont vécues le plus souvent. Notre incapacité à les hiérarchiser et à les mettre en forme. Moore prouve encore une fois son habileté à raconter le réel d’une manière si aiguë, si précise qu’il en devient étrange, comme lorsqu’on s’amuse à répéter un mot familier jusqu’à ce qu’il perde sa signification initiale et révèle ainsi d’un coup toute la contingence du langage. Bien qu’il s’inscrive résolument dans une veine réaliste, le roman esquisse un univers où les interactions entre les individus et les événements eux-mêmes s’enchaînent de façon arbitraire, sans entretenir de relation causale.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">The people in this house, I felt, and I included myself, were like characters each from a different story. We were all grotesques, and self-riveted, but in separate narratives, and so our interactions seemed weird and richly meaningless, like the characters in a Tennessee Williams play, with their bursting, unimportant, but spell-bindingly mad speeches. (p. 249)</span></p> </blockquote> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Raconter l’horreur</strong></span></p> <p>«I can do quasi-amusing phone dialogue. I can do succinct descriptions of weather. […] I do the careful ironies of daydreams. I do the marshy ideas upon which intimate life is built<a href="#note2"><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong>[2]</strong></span></a><a name="ancre2"></a>», déclare la narratrice-écrivaine de «People Like That Are the Only People Here», tiré du recueil <em>Birds of America</em>, pour expliquer à son mari son refus d’écrire sur la maladie de leur enfant. «But this? Our baby with cancer? […] This is irony at its most gaudy and careless. This is a Hieronymus Bosch of facts and figures and blood and graphs. This is a nightmare of narrative slop. This cannot be designed.» Comment raconter un drame humain sans verser ni dans le pathos le plus gluant ni dans l’ironie la plus cruelle? Comment la fiction peut-elle rendre l’ampleur des catastrophes — collectives ou intimes — qui ponctuent la vie quotidienne du Nord-Américain moyen? Chez Moore, c’est à travers le prisme de l’existence familière et de ses détails insignifiants que sont saisies l’horreur et la violence les plus crues. Dans <em>A Gate at the Stairs</em>, comme dans le reste de son œuvre, elle ne s’intéresse <em>qu’à</em> ce dont est bâtie la vie intime, et tout semble s’y trouver déjà. Les éléments tragiques sont racontés parmi d’autres faits de la vie courante, placés dans une relation d’équivalence avec eux, et c’est ce chevauchement qui permet de saisir toute l’ambiguïté de la souffrance humaine. Raconter une rupture amoureuse découlant indirectement du 11 septembre peut sembler une façon frivole de traiter les attentats. Mais ce choix révèle une forme de vérité sur la manière dont nous faisons l’expérience de l’Histoire. En tant que sujets, nous sommes bel et bien condamnés à appréhender les événements par l’entremise de notre corps, de nos sens, de notre quotidien. Peut-être sommes-nous condamnés à la légèreté. Moore met en scène cette terrible impuissance.<br /><br />Pourtant, quelque chose cloche. L’équilibre entre lourdeur et légèreté mis en place dans <em>A gate at the Stairs</em> demeure fragile. On peut croire que Moore souhaitait enfin produire le grand roman à l’aune duquel on semble mesurer tout écrivain américain digne de ce nom (même le grand nouvelliste Raymond Carver souffrait de ce complexe<a href="#note3"><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong>[3]</strong></span></a><a name="ancre3"></a>). C’est du moins ce que perçoit la critique: enfin Moore démontre qu’elle n’est pas qu’une «miniaturiste<a href="#note4"><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong>[4]</strong></span></a><a name="ancre4"></a>». «Will Moore prove that she is not synonymous with less? Hell yes!<a href="#note5"><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong>[5]</strong></span></a><a name="ancre5"></a>» Mais malgré un éventail de thématiques plutôt imposantes (racisme, adoption, terrorisme, guerre, deuil), <em>A Gate at the Stairs</em> n’a rien de la fresque sociale annoncée. La manière dont le texte est composé, structuré, tend toujours fortement du côté d’une écriture «sans envergure», au sens le plus noble du terme (s’il existe). Voilà bien ce qui est déconcertant dans cette lecture. Alors que Moore semble enfin s’attaquer à un «gros morceau», elle refuse radicalement de saisir le monde autrement que par l’entremise de la subjectivité et de l’intimité. Le monde représenté ne nous parvient que sous forme d’échos parcellaires, comme ces bribes de conversation que Tassie entend le mercredi soir, quand Sarah et Ed reçoivent chez eux d’autres parents d’enfants métissés.<br /><br />Mais dans certains passages, la posture de l’auteure se fragilise; on croirait qu’elle reprend brusquement l’histoire des mains de son personnage pour glisser une observation générale — et plus romanesque! — qui provient visiblement d’un regard extérieur à l’histoire et qui ne cadre pas avec le ton de la narratrice — par exemple, des remarques sur les expressions utilisées par les gens du Midwest ou sur les comportements des jeunes adultes appartenant à la génération de Tassie. Moore aurait-elle craint que son héroïne n’y arrive pas toute seule, que sa voix, que sa vision du monde ne soient pas suffisantes? La tension délicate établie entre tragique et anecdotique souffre donc par moments d’un manque de cohérence dans l’approche de l’écrivaine. Comme si, pendant qu’elle retravaillait son manuscrit, Moore avait fini par céder aux cris de la foule réclamant son <em>Great American Novel</em>...<br /><br />Peu importe, <em>A Gate at the Stairs</em> doit être lu comme un essai sur l’improbable art de la légèreté en ce début de siècle marqué par la vision de l’effondrement des Tours. Et en voici la principale ambition: réussir à élever le réel dans toute sa lourdeur, à lui donner une certaine grâce, jusqu’à ce qu’il s’écrase sur vous de tout son poids.<br />&nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><a name="note1"></a><a href="#ancre1">[1]</a></strong></span> Siegel vise tout particulièrement les auteurs qui ont participé à l’édition spéciale du <em>New Yorker</em> portant sur les attentats. Harry Siegel, «Extremely Cloying &amp; Incredibly False. Why the Author of <em>Everything is Illuminated</em> is a Fraud and a Hack», <em>The New York Press</em>, 20 avril 2005. En ligne: <a href="http://www.nypress.com/article-11418-extremely-cloying-incredibly-false.html" title="http://www.nypress.com/article-11418-extremely-cloying-incredibly-false.html">http://www.nypress.com/article-11418-extremely-cloying-incredibly-false....</a> (site consulté le 21 août 2011.)</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><a name="note2"></a><a href="#ancre2">[2]</a></strong></span> Lorrie Moore, <em>Birds of America</em>, New York, Picador, 1998, p. 223. (L’auteure souligne.)</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><a name="note3"></a><a href="#ancre3">[3]</a></strong></span> Bien que sa réputation d’écrivain eût été établie depuis plusieurs années, Raymond Carver écrivait dans un essai qu’il souffrait de ne jamais avoir écrit le grand roman dont il rêvait&nbsp;: «J’avais vite compris […] qu’avec l’angoisse permanente qui m’empêchait de fixer mon attention durablement sur quoi que ce soit, j’allais avoir un mal de chien à écrire un roman. Avec le recul, je me rends compte que durant ces années dévorantes, la frustration dont je souffrais me faisait lentement sombrer dans la démence. Quoi qu’il en soit, ce sont les circonstances de ma vie qui ont déterminé, pour une très large part, la forme qu’allait prendre mon écriture. Je ne m’en plains pas, loin de là. Je me borne à le constater, le cœur lourd et transi d’effroi.» Raymond Carver, <em>Les feux</em>, Paris, Éditions de l’Olivier, 1991, p. 48.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><a name="note4"></a><a href="#ancre4">[4]</a></strong></span> Jonathan Lethem, «Eyes Wide Open», <em>The New York Times</em>, 30 août 2009, p. BR1. En ligne: <a href="http://www.nytimes.com/2009/08/30/books/review/Lethem-t.html" title="http://www.nytimes.com/2009/08/30/books/review/Lethem-t.html">http://www.nytimes.com/2009/08/30/books/review/Lethem-t.html</a> (site consulté le 21 août 2011.)</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><a name="note5"></a><a href="#ancre5">[5]</a></strong></span> Geoff Dyer, «A Gate at the Stairs by Lorrie Moore», <em>The Observer</em>, 27 septembre 2009. En ligne: <a href="http://www.guardian.co.uk/books/2009/sep/27/gate-at-stairs-lorrie-moore" title="http://www.guardian.co.uk/books/2009/sep/27/gate-at-stairs-lorrie-moore">http://www.guardian.co.uk/books/2009/sep/27/gate-at-stairs-lorrie-moore</a> (site consulté le 21 août 2011.)</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/lart-de-la-l-g-ret#comments Ambiguïté CARVER, Raymond DYER, Geoff Effet de réel États-Unis d'Amérique Événement Histoire Mémoire MOORE, Lorrie Polémique SAFRAN FOER, Jonathan SIEGEL, Harry Terrorisme Vraisemblance Roman Wed, 24 Aug 2011 16:02:22 +0000 Marie Parent 364 at http://salondouble.contemporain.info Entretien avec Mathieu Arsenault http://salondouble.contemporain.info/antichambre/entretien-avec-mathieu-arsenault <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/salon-double">Salon double</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/arsenault-mathieu">Arsenault, Mathieu</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-text field-field-soustitre"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> L’Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <div class="rtecenter"><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/Antichambre/boitier-face.jpg" /></div> <p>Il remet des trophées à des œuvres actuelles qu’il juge marquantes, des prix prestigieux qui font bien des jaloux tel le fameux <em>Bouillon de poulet pour fuck all</em> qui a été décerné cette année à Simon Paquet pour son roman <em>Une vie inutile</em>. Visiblement animé par le désir de participer à l’élaboration d’une communauté littéraire active et vivante qui ne se résumerait pas à la circulation de livres, Mathieu Arsenault est un acteur important des soirées de poésie et de divers événements littéraires qui ont lieu à Montréal. Ses livres sont porteurs d’une liberté langagière et intellectuelle que peu d’auteurs se permettent aujourd’hui, malmenant aussi bien la syntaxe que les idées reçues. Son premier livre de fiction, <em>Album de finissants</em> (2004), propose une série de fragments polyphoniques posant un regard sagace sur l’école, qui apparaît être bien davantage une «fabrique de gens compétents pour la vie professionnelle» qu’un lieu de formation de citoyens lucides et libres-penseurs. Son livre <em>Vu d’ici</em> (2008) poursuit l’exploration des différents flux idéologiques qui parcourent l’esprit de nos contemporains, s’attardant cette fois à la culture populaire, notamment au pouvoir hypnotique de la télévision et des désirs serviles que celle-ci véhicule, induisant l’inertie crasse des sujets dépolitisés. Mathieu Arsenault a aussi publié un essai, <em>Le lyrisme à l’époque de son retour</em> (2007), où il analyse la dialectique de l’innovation et de la tradition qui traverse la production contemporaine en prenant pour exemple la question de la résurgence du lyrisme. Ce livre, qu’il qualifie lui-même d’autothéorie, ou encore d’autobiographie théorique, parvient à joindre avec finesse des questions théoriques à l’expérience concrète que nous avons de la littérature aujourd’hui. Et c’est ultimement la question de la possibilité d’une communauté littéraire qui surgit de sa réflexion&nbsp;: «Quand je me pose la question de la possibilité de dire ‘je’ aujourd’hui, c’est une communauté que je cherche, la possibilité de créer des communautés dans un système historiquement répressif.» Mathieu Arsenault collabore également de façon régulière à la revue <em>Spirale</em>, en plus d’être l’un des membres fondateurs du magazine <em>OVNI</em>. Depuis 2008, il propose ses réflexions sur la culture populaire actuelle dans son blogue <a href="http://doctorak-go.blogspot.com/"><em>Doctorak, GO!</em></a>. Il passe aujourd’hui au Salon pour nous entretenir de l’Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle, un projet qu’il a mis en branle en 2009.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> À Salon double, nous cherchons des façons de mettre en valeur et de commenter la littérature contemporaine. Nous sommes intéressés par ta série de «15 publications intéressantes 2010 selon l'Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle», publiée sur ton blogue&nbsp;<a href="http://doctorak-go.blogspot.com/"><em>Doctorak, GO!</em></a>, parce que tu y valorises aussi, à ta façon, des œuvres québécoises qui ont été plus ou moins ignorées en 2010. Alors que les critiques des médias&nbsp;<em>mainstream</em>&nbsp;collectionnent tous les mêmes cartes d’écrivains au style de jeu plus ou moins convenu, tu sembles avoir un penchant pour les jeunes recrues qui tentent d’imposer de nouvelles manières de concevoir la joute littéraire. La liste d’œuvres que tu proposes, plutôt éclectique, montre bien qu’il existe une relève. On y retrouve des romans, de la poésie, de la bande dessinée, des textes inclassables, des textes publiés en fanzines... Selon quels critères avez-vous constitué cette liste? Désiriez-vous mettre en lumière des mouvements ou des tendances particulières dans la littérature québécoise contemporaine?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span> Le projet de l’Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle est de prendre le contrepied de l’image médiatique de la littérature québécoise actuelle, qui construit un programme finalement assez réducteur dans ses propositions esthétiques: du roman, du roman, du roman, avec «du souffle», de la «maîtrise» et, assez souvent, une retenue, un art de la concision. Mais ce programme est assurément moins dommageable que le public qu’il associe à la littérature. Car ce public est en déclin, il vieillit sans se renouveler et s’accroche à une idée du littéraire qui lui appartient, mais qui ne se renouvelle pas nécessairement. Quand on parle de relève dans les médias, c’est d’ordinaire à ceci qu’on fait référence: l’espoir que survive ce rapport à la littérature et les pratiques qui lui sont associées. Mais cette idée de la relève n’incarne qu’une forme parmi d’autres de rapport à la tradition littéraire. Pour cette raison, ce à quoi nous travaillons, ce n’est pas à identifier des tendances émergentes en littérature québécoise. Notre projet serait plutôt d’inventer un public, de trouver à quoi ressemble le désir de notre époque pour la chose littéraire. Le public que nous cherchons ne ressemble pas à celui plein de révérence des années 80, ni à celui presque inexistant des années 90. Les littéraires d’aujourd’hui sont plus éclectiques dans leurs goûts. Ils sont peut-être détachés d’une manière salutaire de l’industrie du livre, du système des rentrées littéraires et de la promotion médiatique. Même si ce ne sont pas toujours des livres, ils lisent globalement plus, sans discrimination.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Votre projet vient en effet combler un vide dans l’espace littéraire québécois. Il répond à un désir de renouveau de l’espace littéraire qui semble partagé par plusieurs. Pourrais-tu nous parler de la façon dont il a vu le jour? Comment fonctionne l’attribution des prix de l’Académie? As-tu établi des critères précis pour la sélection des œuvres récompensées?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span> J’ai fondé l’Académie à l’hiver 2009 lors d’<a href="http://doctorak-go.blogspot.com/2009/01/les-prix-de-lacademie-de-la-vie.html">une note</a> au ton humoristique sur <a href="http://doctorak-go.blogspot.com"><em>Doctorak, GO!</em></a> Lucide et amusé, je voulais illustrer ma conviction que mon travail n’était pas trop fait pour remporter des prix en faisant croire en blague que même si je fondais une académie, les honneurs finiraient par m’échapper. J’avais établi une liste de livres de récipiendaires faite de livres que j’avais lus dans l’année et que j’avais trouvés curieux ou intéressants. Cette note a été très populaire, pas parce qu’elle était drôle ou particulièrement bien tournée, mais parce qu’on y mentionnait des livres qui n’apparaissaient nulle part ailleurs sur le Web, sinon sur le site de leurs éditeurs. Et, qui plus est, certains auteurs ont été très flattés que je leur remette un prix, même si c’était sans prétention. L’année suivante, j’ai voulu pousser l’exercice plus loin en organisant un gala. Catherine Cormier-Larose, organisatrice de lectures hors pair, est alors entrée au «comité», et nous avons décidé ensemble des prix à remettre. Grâce à elle, le gala a pris la forme d’une soirée de lecture originale un peu trash et faussement officielle, dans l’esprit de la liste des prix. L’Académie a pris avec elle une direction plus convaincante, elle lit beaucoup et possède un excellent jugement. Pour l’édition de cette année, Vickie Gendreau s’est jointe à son tour au comité, car elle confectionne les trophées. Ces trophées prennent le contrepied des statuettes de gala&nbsp;: ils sont uniques, chacun illustrant une image, une scène ou une phrase tirée du livre primé.<br /><br /> Ce que j’aime de ce projet, c’est que nous essayons de maintenir délibérément le flottement entre la parodie d’académie et l’institution sérieuse. Si nous essayons de garder le côté mordant des prix, nous effectuons maintenant la sélection avec plus de sérieux qu’au début, car d’une part, nous sentons un réel engouement de la communauté littéraire pour notre entreprise et d’autre part, on y voit également l’occasion de donner une représentation des différentes potentialités de forme et de contenus littéraires propres à notre époque.<br /><br /> Le choix des textes se fait&nbsp;en comité. On y discute non seulement de ce qu’on a lu mais aussi des livres dont on a entendu parler et que nous nous promettons de lire. Il arrive souvent que nous nous emportions à cause de véritables injustices, des livres extraordinaires qui n’auront de visibilité nulle part. Et ce n'est même pas une question d’injustice à l’égard de leur auteur, c'est une injustice à l’égard de notre époque. Beaucoup de prix travaillent à la perpétuation d’une image conventionnelle de la littérature, à entretenir une sorte de synthèse la plus réussie de formes du roman ou de la poésie qui datent au mieux d’une quinzaine d’années. De notre côté, on aime mieux les livres un peu chambranlants qui pointent vers les potentialités de notre époque. Tu sais, tu lis un texte et tu te dis&nbsp;que c'est étrange de ne pas retrouver plus souvent cette forme, ce langage, ce sujet tellement il appartient à l’expérience de notre époque?<br /><br /> Par ailleurs, le nom ridiculement long d’«Académie de la vie littéraire au tournant du vingt et unième siècle» est ironiquement sentencieux, mais il reflète aussi ce désir de répondre à la nécessité qu’il existe une communauté littéraire vivante, que les auteurs se rencontrent, prennent la mesure de la diversité et comprennent qu’ils ne sont pas seuls dans leur volonté de s’inscrire dans leur époque. Nous sommes fatigués de ces auteurs qui s’imaginent avoir inventé la roue faute d’avoir convenablement lu leurs contemporains.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Il est intéressant que tu retournes la question des tendances émergentes en insistant sur «le désir de notre époque pour la chose littéraire.»&nbsp; Les œuvres qui ont été sélectionnées par l’Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle témoignent certes d’une belle diversité, mais on y trouve tout de même des textes qui se revendiquent en tant que roman. Pensons par exemple à <em>Une vie inutile</em> de Simon Paquet, ou encore à <em>Épique</em> de William S. Messier. Depuis la mise en ligne de Salon double, nous avons accueilli des lectures critiques portant essentiellement sur le roman, alors que l’essai, la nouvelle et la poésie sont largement sous représentés. Cela porte à croire que nos contemporains, du moins ceux qui gravitent autour du monde académique, s’intéressent toujours au roman et y voient une pratique importante qui mérite l’attention. Pourrais-tu expliquer davantage ta pensée sur l’écriture romanesque? Pourquoi les romans de Simon Paquet et de William S. Messier sont-ils de bons textes à tes yeux?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span> Nous n'avons a priori rien contre le roman. Le 20e siècle a donné des romans fascinants de Proust à Don DeLillo, des expériences d'écriture qui ont véritablement pris la mesure de ce dont était capable la forme romanesque. Mais cette volonté de travailler cette forme est peu suscitée aujourd'hui. Les médias, les librairies et le grand public n’ont qu’un intérêt très marginal pour ce travail, ce qui pousse les romanciers à chercher la maîtrise et la retenue dans le style comme dans la structure. Cela dit, des textes comme ceux de Simon Paquet et William S. Messier trouvent un usage, une justification au roman. Le roman de Paquet essaie de donner une structure à un florilège de mots d'esprit absurdes et désespérés, et celui de Messier prend le prétexte du roman pour inscrire la tradition du conte traditionnel dans le réalisme d'un quotidien contemporain. Les romanciers qui nous intéressent se posent des questions, assez indépendamment finalement des critères de maîtrise et de l'actualité de leur sujet. Il importe peu qu'un roman soit mal ficelé, qu'il finisse en queue de poisson, qu'il soit trop long ou surchargé s'il recèle un dispositif esthétique cohérent.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Pour désigner cette communauté qui se constitue autour de la&nbsp;littérature, tu parles d'un public plutôt que de lecteurs. Le choix&nbsp;paraît mûrement réfléchi. Il suggère le rassemblement et l'événementiel. Si la vie littéraire est partagée par ce public, leur&nbsp;relation à la littérature déborderait donc d'une relation strictement livresque. Les rassemblements littéraires que l'on connaît&nbsp;aujourd'hui sous le nom de Salon du livre sont en réalité des foires&nbsp;commerciales où l'objet-livre prend complètement le dessus sur la&nbsp;littérature. Pour l'Académie de la vie littéraire au tournant du 21e&nbsp;siècle, y a-t-il une littérature hors du livre, hors du marché du&nbsp;livre? Qui constituerait ce public à inventer?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span>&nbsp;&nbsp;«Une littérature hors du livre». La formule est intéressante, à une époque où, justement, le livre est en phase de dématérialisation. Et en effet, les textes littérairement intéressants ne sont pas toujours confinés au livre. La littérature à venir se prépare peut-être dans le fanzine, dans la lecture publique, dans la note de blogue. C'est-à-dire que les oeuvres à venir ne seront peut-être pas des fanzines et des blogues, mais elles seront imprégnées de toutes les expérimentations qu'ils auront permises.&nbsp;Cette année, nous avons surtout donné des prix à des livres publiés, mais j'aimerais bien qu’on puisse remettre bientôt des prix pour des personnages inventés sur Facebook ou Twitter.&nbsp; J’aimerais aussi amener au-devant de la scène toute cette culture d’essais plus lyriques au ton vraiment dynamique que la pratique du blogue est en train de développer.<br /><br /> Mais cela dit, la distinction entre public et lecteurs excède aussi la question du format de l'imprimé. Parler de lecteurs et de lectorat revient à parler encore depuis cette configuration de la littérature comme production culturelle. La configuration que nous cherchons est plus proche d'une communauté, et je pense que nous ne sommes pas les seuls à chercher cela. Tout le monde appelle, recherche des communautés littéraires. Elles passent par le livre, oui, mais elles passent aussi par leur circulation, par le discours, par la critique et le commentaire. C'était un peu le projet derrière les cartes critiques d'auteurs que nous avons imprimées: faire circuler des auteurs par le biais des cartes qu'on pourrait garder dans sa poche, avec une photo devant et une critique derrière.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Tu laisses entendre que l’avenir de la littérature passe peut-être par les différentes marges de la production imprimée et contrôlée par le monde de l’édition traditionnelle, que ce soit par les blogues ou par les fanzines. Nous accordons aussi beaucoup d’importance aux blogues à Salon double et nous avons ajouté cette année sur notre site une section qui recense les billets de nos collaborateurs. Il se dégage de ces pratiques une cohérence qui nous apparaît forte, par exemple par le travail plus ou moins important de l’oralité, ou encore par une volonté de mise à distance du supposé nombrilisme des blogueurs, à propos desquels on affirme souvent qu’ils sont l’incarnation du narcissisme de notre époque. Ces blogues possèdent un lectorat important, peut-être même plus important que celui des livres qui se trouvent sur les tablettes de nos librairies. Pour certains, le statut des blogues pose tout de même problème. Pour assurer la pérennité de ces écritures, il faudrait, dit-on, que le monde de l’édition intervienne d’une façon ou d’une autre. Les Éditions Leméac ont tenté d’imprimer certains blogues, mais ceux-ci ont rapidement décidé de mettre fin à cette collection. Alors que nous observons une littérature Web en pleine effervescence, le directeur de cette maison d’édition, Jean Barbe, y voit plutôt une perte de temps : «Les blogues ont leurs limites, disait-il en 2009, et c’est beaucoup d’énergie créatrice qui n’est pas consacrée à la littérature<strong><a href="#note1a">[1]</a><a name="note1aa"></a>.</strong>» Cette réaction montre bien le fossé qui sépare la culture de l’imprimé et la culture numérique, une forme de culture légitime et une culture qu’on pourrait qualifier de sauvage. Es-tu d’avis qu’un système d’édition et de légitimation est nécessaire sur le Web? N’y a-t-il pas là un danger de dénaturer ces écritures?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span> En effet, le réseau de l’imprimé n’a jusqu’ici considéré que très timidement la scène littéraire du blogue. Mais je ne sais pas s’il faut en imputer la faute aux résistances des éditeurs traditionnels, car le passage de l’entrée de blogue au livre est plus difficile qu’il n’y paraît. Cette entrée qui paraissait infiniment spirituelle, pertinente et vivifiante dans un flux RSS peut étonnamment paraître bête, rien de plus qu’amusante et relever de la redite une fois imprimée. Il faut aussi considérer comment la forme du blogue a évolué rapidement et en marge de plusieurs manières d’écrire qui n’ont pas immédiatement rapport avec le littéraire, comme le journal intime ou le commentaire d’actualité, en plus de développer sa propre forme qui ne pourrait plus aujourd'hui faire l’économie des hyperliens, des vidéos et des images qu’elle intègre. Par exemple, une des grandes libérations que la rédaction de blogue a pu faire subir à ma manière d’écrire vient directement de l’hyperlien. Si je veux faire un rapprochement entre la philosophie de Blanchot et le forum d’image de <a href="http://www.4chan.org/"><em>4chan</em></a>, je dois évoquer les concepts de mèmes, de trollage, mentionner certaines polémiques et certains événements qui d’ordinaire échappent, mais alors complètement, aux littéraires à qui je m’adresse. Si je devais ouvrir une parenthèse explicative pour chacun de ces éléments, le rythme de mon essai se trouverait ralenti et me pousserait subrepticement vers une forme de dissertation sans doute «cool» mais scolaire. L’hyperlien permet de redonner une sorte de fierté et d’ouverture à l’essai qui s’adresse au public indépendamment de l’étendue de ses connaissances. Comme si le texte lui disait&nbsp;: «je ne vulgariserai pas parce que je sais que tu prendras les moyens de suivre le propos si le sujet t’intéresse». L’hyperlien trouve d’autres usages ailleurs, cela peut être vrai aussi pour l’intégration des images et de la vidéo ou encore le système de commentaires.<br /><br /> C'est la raison pour laquelle les seuls blogues imprimables présentement sont ceux qui font le moins usage des spécificités techniques du blogue comme les essais en bloc de Catherine Mavrikakis ou les <a href="http://www.mereindigne.com/"><em>Chroniques d'une mère indigne</em></a> et d’<a href="http://taxidenuit.blogspot.com/"><em>Un taxi la nuit</em></a>. On ne mesure pas encore pour cette raison les substantielles innovations de style et de rythme qui apparaissent en marge du réseau littéraire reconnu qu’aucune forme imprimée ne saurait encore contenir aisément. Il faut encore savoir bricoler son chemin vers le roman, la poésie et l’essai pour les faire passer à l’écrit en plus de combattre les réticences des comités éditoriaux traditionnels à qui manquent les références pour saisir la pertinence de cette manière d’écrire pour notre époque.<br /><br /> Mais les expérimentations textuelles hors des formes conventionnelles ne se sont pas non plus arrêtées au blogue. Beaucoup de blogueurs ont depuis quelque temps déserté la scène pour Facebook ou Twitter où s’intensifie la proximité du texte avec l’immédiateté des communications. Les créations littéraires faites à partir de Facebook (la création de personnages qui interagissent avec le public par exemple) sont d’une nature si différentes qu’il est pour le moment difficile de savoir si un archivage et une recontextualisation de leur expérience esthétique sont possibles. Je veux dire&nbsp;par là que certaines expériences d’écriture sur Facebook ont indéniablement des caractéristiques littéraires, mais pas celle de la durée dans le temps. Si les blogues étaient déjà limite en ce qui concerne leur publication, ces nouvelles expérimentations s’éloignent encore plus de tout ce que représente le livre. Ma conception du littéraire est aussi mise à l’épreuve devant les poussées du numérique!<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Avant de terminer cet entretien, nous aimerions parler un peu d’un prix spécial que vous avez remis cette année au recueil posthume de Geneviève Desrosiers : <a href="http://www.oiedecravan.com/cat/catalogue.php?v=t&amp;id=16&amp;lang=fr"><em>Nombreux seront nos ennemis</em></a>. Publié une première fois en 1999&nbsp;par l'Oie de Cravan, il a été réédité en 2006 par le même éditeur. La poésie de Desrosiers se démarque par sa force mélancolique et par son absence de compromis. Comment lis-tu le vers «Tu verras comme nous serons heureux» répété à plusieurs reprises dans le poème «Nous»? Dans le texte de présentation du prix, on note «l'humour ironique» très présent dans le recueil, mais pourrait-on aussi lire derrière cette ironie une trace d'espoir?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault </strong><strong>—</strong></span> Qu’est-ce que l’ironie? Dans notre compréhension ordinaire, l’ironie apparaît presque indissociable du sarcasme et du cynisme parce que nous considérons comme un signe d’agression la rupture qu’elle instaure dans la communication. Mais il m’apparaît que le sens de l’ironie est en train de changer présentement. Quand la distinction entre la communication publique et la communication privée s’amenuise, et quand le moralisme exacerbé du grand public fait en sorte de rendre suspects les énoncés qui s’éloignent des formules creuses et dominantes, l’ironie apparaît comme un espace intime aménagé dans l’aire ouverte des échanges quotidiens, un espace où l’intention et le sens n’apparaissent qu’à ceux qui connaissent intimement les modulations du ton et de la pensée de l’interlocuteur ironique. Comme posture langagière, l’ironie est d’une immense importance, et seule la poésie me semble à même de la mettre convenablement en scène comme expérience. La poésie de Geneviève Desrosiers me semble annoncer cette période où le poème ne requiert plus l’adhésion de son lecteur ni par un «nous» national ou humaniste, ni par une expérience subjective si singulière qu’elle se refuse à la communication. <a href="http://www.lequartanier.com/catalogue/occidentales.htm"><em>Les occidentales</em></a> de Maggie Roussel m’apparaît être un accomplissement de cette posture propre à notre époque.<br /><br /> Faire apparaître ce genre de filiation est une des choses qui me tient le plus à cœur dans le projet de l’Académie de la vie littéraire. Nous ne voudrions pas devenir une tribune de plus pour la diffusion des publications courantes. Car l’actualité littéraire est aussi constituée de ces œuvres qui reviennent d’on ne sait trop où et dont on découvre la pertinence à la lumière de ce qui s’écrit aujourd'hui, de l’évolution de la sensibilité et des manières de lire. Par exemple, l’année dernière, nous donnions le prix à <em>On n’est pas des trous de cul</em> de Marie Letellier, une ethnographie de la misère urbaine fascinante surtout pour les retranscriptions d’entrevues que le livre contient. Ce livre n’a jamais été réédité et nous lui avons donné un prix parce que j’en ai entendu parler de manière passionnée à plusieurs reprises dans des circonstances différentes. Ce n’est que tout récemment que m’est apparue une esquisse d’interprétation à cet engouement: le déclin de l’intérêt pour la lecture de fiction québécoise me semble en train d’ouvrir le champ au documentaire écrit, sous la forme de l’autobiographie, de l’essai lyrique ou, comme dans le cas du livre de Letellier, au document qui présente une réalité crue dans une langue brute. Ces œuvres à la redécouverte discrète mais intense trouvent difficilement leur espace. Souvent, elles n’ont pas le raffinement esthétique qui leur permettrait d’apparaître sur la scène de la recherche universitaire. Elles n’ont peut-être pas non plus un potentiel commercial qui justifierait leur réédition ou leur remise en circulation dans l’espace médiatique.<br /><br /> Ce qui est amusant avec un projet comme l’Académie, c'est de chercher à faire plus que la célébration et la diffusion de la production annuelle. Nous construisons un récit sur le thème de la sensibilité littéraire de notre époque.<br /> <a href="#note1aa"><br /> </a></p> <hr /> <p><a href="#note1aa"><br /> </a> <strong><a href="#note1aa">1</a>. </strong>Cité dans Annick Duchatel, «C’est écrit dans la blogosphère», <em>Entre les lignes : le plaisir de lire au Québec</em>, vol. 6, no 1 (2009), p. 20.<br />&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/entretien-avec-mathieu-arsenault#comments Blogue littéraire Communauté littéraire Contre-culture Critique littéraire Cyberespace DESROSIERS, Geneviève Dialogue médiatique Engagement Événement Fiction Hypermédia Ironie Journaux et carnets LALONDE, Pierre-Léon LETELLIER, Marie Média MESSIER, William S. Québec Réalisme Résistance culturelle ROUSSEL, Maggie Style Entretiens Bande dessinée Écrits théoriques Essai(s) Poésie Récit(s) Roman Tue, 31 May 2011 02:40:51 +0000 Salon double 347 at http://salondouble.contemporain.info Des charognes et des hommes http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-charognes-et-des-hommes <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/grenier-daniel">Grenier, Daniel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/epique">Épique</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>De Trois-Pistoles &agrave; Bedsford<br /> </strong></span><br /> Il est difficile, &agrave; la lecture du premier roman de William S. Messier, <em>&Eacute;pique</em>, de ne pas se souvenir de cette lettre-ouverte aux jeunes romanciers que Victor-L&eacute;vy Beaulieu avait fait para&icirc;tre dans La Presse, il y a de cela quelques ann&eacute;es<a href="fckeditor.html?InstanceName=oFCK_1&amp;Toolbar=DrupalFull#note1a"><strong>[1]</strong></a>. &Agrave; l&rsquo;&eacute;poque, la lettre avait cr&eacute;&eacute; tout un &eacute;moi dans la communaut&eacute; litt&eacute;raire et avait forc&eacute; les &eacute;crivains vis&eacute;s directement et indirectement &agrave; r&eacute;agir ainsi qu&rsquo;&agrave; prendre position. Beaulieu reprochait plusieurs choses aux &eacute;crivains de la g&eacute;n&eacute;ration montante, comme leur absence d&rsquo;exp&eacute;rimentation langagi&egrave;re, leur renfermement sur eux-m&ecirc;mes et leur obsession pour un Plateau Mont-Royal de trentenaires d&eacute;sabus&eacute;s. Il les accusait de ne pas s&rsquo;int&eacute;resser &agrave; leurs anc&ecirc;tres et de se confiner &agrave; une &eacute;tude fragmentaire et fragment&eacute;e de leur propre nombril.</p> <p>Cette lettre-ouverte, qui date de 2004, s&rsquo;adressait &agrave; des &eacute;crivains et &eacute;crivaines n&eacute;(e)s dans les ann&eacute;es soixante-dix, &agrave; la queue de ce qu&rsquo;on a appel&eacute; la g&eacute;n&eacute;ration X. Qu&rsquo;on soit d&rsquo;accord ou non avec le plaidoyer et les constats de l&rsquo;auteur du <em>Don Quichotte de la d&eacute;manche</em>, il est int&eacute;ressant de constater qu&rsquo;en quelques six ann&eacute;es, le vent a tourn&eacute;, et qu&rsquo;il lui serait maintenant difficile d&rsquo;atteindre les m&ecirc;mes conclusions. L&rsquo;arriv&eacute;e sur le march&eacute; d&rsquo;une toute nouvelle g&eacute;n&eacute;ration d&rsquo;&eacute;diteurs y est peut-&ecirc;tre pour quelque chose, en ce que l&rsquo;offre litt&eacute;raire qu&eacute;b&eacute;coise traditionnelle s&rsquo;est vue transform&eacute;e profond&eacute;ment. L&rsquo;apparition durant les derniers dix ans de jeunes maisons dynamiques et t&eacute;m&eacute;raires comme Les Allusifs (2001), Marchand de feuilles (2001), Le Quartanier (2003), ou Alto (2005), t&eacute;moigne non seulement de la vigueur de la rel&egrave;ve &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur m&ecirc;me du champ litt&eacute;raire, mais &eacute;galement d&rsquo;un v&eacute;ritable renouveau des enjeux, des th&egrave;mes et des espaces fictionnels abord&eacute;s et investis par les jeunes cr&eacute;ateurs. Par exemple, il n&rsquo;est plus tout &agrave; fait soutenable d&rsquo;avancer que le Montr&eacute;al contemporain soit la seule &laquo;&nbsp;sc&egrave;ne d&rsquo;&eacute;nonciation&nbsp;&raquo; possible, alors que quantit&eacute; de romans et r&eacute;cits qu&eacute;b&eacute;cois se r&eacute;clament d&rsquo;une identit&eacute; r&eacute;gionale forte ainsi que d&rsquo;un cheminement historique particulier. On n&rsquo;a qu&rsquo;&agrave; penser au <em>Tarmac</em> de Nicolas Dickner (2009) ou au <em>Bestiaire</em> d&rsquo;&Eacute;ric Dupont (2008).</p> <p>Publi&eacute; cette ann&eacute;e aux &eacute;ditions Marchand de feuilles, le roman <em>&Eacute;pique</em> de William S. Messier appartient &agrave; ce nouveau souffle &eacute;ditorial. Il s&rsquo;inscrit dans cette lign&eacute;e particuli&egrave;re de r&eacute;cits qu&eacute;b&eacute;cois contemporains qui ne t&eacute;moignent pas d&rsquo;un besoin de s&rsquo;interroger sur le fait d&rsquo;&ecirc;tre en p&eacute;riph&eacute;rie puisque le centre n&rsquo;est plus un concept programmatique. <em>&Eacute;pique</em> est le second livre de Messier, apr&egrave;s le recueil de nouvelles conceptuel intitul&eacute; <em>Townships</em>, &eacute;galement paru au Marchand de feuilles, en 2009, et sous-titr&eacute; &laquo;&nbsp;R&eacute;cits d'origine &raquo;. Comme le premier, le second livre installe son r&eacute;cit et sa narration dans les Townships, les Cantons-de-l&rsquo;Est, &agrave; la mani&egrave;re d&rsquo;un bateau jetant l&rsquo;ancre, autant pour observer prudemment un paysage connu et ch&eacute;ri par l&rsquo;auteur que pour survivre &agrave; un d&eacute;luge de r&eacute;f&eacute;rences symboliques fortes qui viennent nourrir l&rsquo;histoire et le folklore de la r&eacute;gion. Les individus l&eacute;gendaires comme les magasins &agrave; rayons ont leur place ici, agrandis et/ou d&eacute;form&eacute;s par le langage hyperbolique de l&rsquo;imaginaire&nbsp;:</p> <div class="rteindent1">&nbsp;&nbsp;&nbsp;<span style="color: rgb(128, 128, 128);"> -Sais-tu ce qu&rsquo;ils devraient faire? Ils devraient obliger tout le monde &agrave; magasiner chez Korvette. En plus de forcer le propri&eacute;taire &agrave; changer sa christie de vitrine ultra-laide, &ccedil;a ferait r&eacute;aliser au monde entier &agrave; quel point c&rsquo;est le magasin le plus incroyablement <em>hot</em> de l&rsquo;existence.<br /> &nbsp;&nbsp;&nbsp; -Qu&rsquo;est-ce que t&rsquo;as achet&eacute;?<br /> &nbsp;&nbsp;&nbsp; -&laquo;&nbsp;Achet&eacute;&nbsp;&raquo;? Non, non, tu, ouvre les guillemets, ach&egrave;tes, ferme les guillemets, du lait. Tu, ouvre les guillemets, ach&egrave;tes, ferme les guillemets, des bobettes. OK, d&rsquo;accord, tr&egrave;s bien. Mais, chez Korvette, t&rsquo;ach&egrave;tes rien. T&rsquo;adoptes et t&rsquo;assimiles une fa&ccedil;on de vivre, de consommer. T&rsquo;ach&egrave;tes rien, <em>man</em>.<br /> &nbsp;&nbsp;&nbsp; [&hellip;]<br /> &nbsp;&nbsp;&nbsp; -J&rsquo;avoue quand m&ecirc;me que le Korvette a sa fa&ccedil;on unique de nous charmer. Savais-tu que celui &agrave; Stanstead a chang&eacute; la typo de son affiche? &Ccedil;a ressemble &agrave; une pancarte de <em>bed and breakfast </em>&agrave; th&eacute;matique de donjons et dragons.<br /> &nbsp;&nbsp;&nbsp; -C&rsquo;est &agrave; peu pr&egrave;s les quatre seules affaires qu&rsquo;ils ne vendent pas&nbsp;: des lits, des d&eacute;jeuners, des donjons et des dragons. (p. 42-43)&nbsp; </span></div> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><br /> Sur la route des Cantons<br /> </strong></span><br /> La premi&egrave;re partie du roman, justement intitul&eacute;e &laquo;&nbsp;Un d&eacute;bit maximal de donn&eacute;es&nbsp;&raquo;, nous pr&eacute;sente le narrateur, &Eacute;tienne, un jeune homme litt&eacute;ralement sans histoire, mais assailli par les anecdotes et les souvenirs, qu&rsquo;il tentera de r&eacute;unir dans un r&eacute;cit coh&eacute;rent, &agrave; la mani&egrave;re d&rsquo;une de ses idoles, Einstein&nbsp;:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> Je me dis qu&rsquo;entre mon pr&eacute;nom, &Eacute;tienne, et le nom d&rsquo;Einstein, il n&rsquo;y a que tr&egrave;s peu de diff&eacute;rence. C&rsquo;est-&agrave;-dire qu&rsquo;on pourrait facilement faire une faute en &eacute;crivant &laquo;&nbsp;Einstein&nbsp;&raquo; et &ccedil;a donnerait mon pr&eacute;nom, et vice-versa. Entre l&rsquo;homme et moi, c&rsquo;est autre chose. Il est grandiose et moi, je suis quoi? Je suis convaincu, en tous cas, qu&rsquo;apr&egrave;s avoir surv&eacute;cu au d&eacute;luge qui a frapp&eacute; la r&eacute;gion de Brome-Missisquoi en 2005, j&rsquo;ai atteint une salle voisine de celle des grands hommes comme Einstein, dans le Temple de la renomm&eacute;e de la race humaine. (p. 13)</span><br /> &nbsp;</div> <div>Que ce r&eacute;cit soit en bout de ligne &laquo; &eacute;pique&nbsp;&raquo;, cela ne fait aucun doute, dans la mesure o&ugrave; l&rsquo;histoire que nous raconte &Eacute;tienne n&rsquo;est ni la sienne, ni celle de Valvoline, son amie &laquo;&nbsp;costaude&nbsp;&raquo;, mais celle d&rsquo;une situation &agrave; la fois banale et catastrophique, et des moyens entrepris par des hommes et des femmes &agrave; la fois ordinaires et mythiques afin de s&rsquo;y adapter.</div> <p> &Eacute;tienne, d&egrave;s l&rsquo;incipit, nous pr&eacute;vient que son r&ocirc;le n&rsquo;a &eacute;t&eacute; qu&rsquo;accessoire dans &laquo;&nbsp;les &eacute;v&eacute;nements de 2005&nbsp;&raquo; (p. 13), et que s&rsquo;il fait figure de protagoniste, c&rsquo;est uniquement parce qu&rsquo;en racontant, il devient automatiquement le centre de la perception. Mais son r&eacute;cit en est un parmi tant d&rsquo;autres, qui s&rsquo;inscrira id&eacute;alement dans un folklore, dans la mythologie d&eacute;j&agrave; grandissante du d&eacute;luge de juin 2005 et dans l&rsquo;imaginaire toujours un peu plus d&eacute;bordant de la r&eacute;gion enti&egrave;re. &Eacute;tienne, en prenant la parole, cherche &agrave; la fois &agrave; nous faire part d&rsquo;une surabondance de r&eacute;cits et &agrave; appartenir &agrave; cette m&ecirc;me surabondance.</p> <p>Au moment o&ugrave; le roman commence, &Eacute;tienne est en train de terminer son dernier quart de travail &agrave; l&rsquo;entrep&ocirc;t de produits pharmaceutique de McStetson Canada Inc. et s&rsquo;appr&ecirc;te &agrave; faire un choix qui va changer le cours de son &eacute;t&eacute;, pour ne pas dire de son existence. Lors de la pause du souper, apr&egrave;s avoir longuement pes&eacute; le pour et le contre, le jeune employ&eacute; d&eacute;cide en effet de quitter son poste et de retourner sur le march&eacute; du travail. Il appelle alors sa grande amie Valvoline qui vient le chercher en voiture. Dans les jours qui suivent, &Eacute;tienne se pr&eacute;sente au Centre local d&rsquo;emploi o&ugrave; il fait la connaissance de la jolie &Eacute;lizabeth qu&rsquo;il surnomme la licorne, &agrave; cause de sa beaut&eacute; mythique, qui lui trouve rapidement une place d&rsquo;&eacute;quarisseur-pigiste aux c&ocirc;t&eacute;s du non moins mythique Jacques Prud&rsquo;homme, l&eacute;gende vivante du comt&eacute;.</p> <p>Commence alors l&rsquo;histoire d&rsquo;un &eacute;t&eacute; fatidique pass&eacute; &agrave; ramasser des carcasses d&rsquo;animaux le long des routes qui sillonnent les cantons. &Eacute;tienne raconte avec un bonheur teint&eacute; d&rsquo;un doux sarcasme la relation qu&rsquo;il entretient durant quelques semaines avec Prud&rsquo;homme, cet &ecirc;tre dou&eacute; d&rsquo;ubiquit&eacute; qui tr&ocirc;ne au sommet du panth&eacute;on des personnages de la mythologie r&eacute;gionale. On le dit fort comme dix hommes et aussi infatigable qu&rsquo;une locomotive. On dit de lui qu&rsquo;il a tout fait, et souvent qu&rsquo;il a r&eacute;alis&eacute; trois ou quatre exploits en m&ecirc;me temps. Les r&eacute;cits sur sa vie et sur son compte sont aussi in&eacute;puisables que la pluie qui commence &agrave; s&rsquo;abattre sur le tout Brome-Missisquoi &agrave; la fin juin 2005.</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> Son nom figure en lettres attach&eacute;es sous chaque viaduc, sous chaque pont, enfin sous chaque structure en b&eacute;ton de la r&eacute;gion. Quelqu&rsquo;un sillonne les villages depuis qu&rsquo;il est tout jeune pour repasser par-dessus les lettres qu&rsquo;on aurait effac&eacute;es ou que la pluie aurait lav&eacute;es, avec un morceau de charbon, de sorte que personne ne l&rsquo;oublie. La directrice de l&rsquo;&eacute;cole primaire Sainte-Famille, &agrave; Granby, &eacute;tait une fan finie et lui vouait un culte semi-&eacute;rotique&nbsp;: chaque ann&eacute;e, les enfants du deuxi&egrave;me cycle avaient comme projet de compiler les r&eacute;cits qui circulaient au sujet de Prud&rsquo;homme, pendant que les jeunes du premier cycle devaient tenter d&rsquo;en faire le portrait, en fonction des descriptions que la directrice leur donnait. M&ecirc;me les plus r&eacute;alistes le dessinaient comme un g&eacute;ant disproportionn&eacute; et monstrueux, certains lui faisaient cracher du feu, d&rsquo;autres le faisaient voler. (p. 75-76)</span><br /> &nbsp;</div> <p>Accol&eacute; &agrave; Prud&rsquo;homme, et au fil des anecdotes et des &eacute;pisodes racont&eacute;s sous forme de chapitres courts, le narrateur nous fait part de ses interrogations et de ses angoisses, parfois existentielles, parfois pu&eacute;riles. Les p&eacute;rip&eacute;ties se succ&egrave;dent, sur fond de pluie battante qui m&egrave;nera aux pires inondations que la r&eacute;gion ait connues. Le ton du r&eacute;cit reste toutefois l&eacute;ger et digressif. &Eacute;tienne nous explique entre autres comment s&rsquo;est form&eacute;e la &laquo;&nbsp;secte&nbsp;&raquo; des Charognards, nous montre comment ramasser un cadavre de moufette, nous rappelle en dialoguant avec Valvoline qu&rsquo;il est difficile de choisir entre deux super-pouvoirs aussi diff&eacute;rents que l&rsquo;invisibilit&eacute; et la capacit&eacute; de voler&nbsp;:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> -&Eacute;coute &ccedil;a&nbsp;: entre voler pis &ecirc;tre invisible, c&rsquo;est l&rsquo;id&eacute;e de justice qui fait la diff&eacute;rence. Lequel des deux pouvoirs permet de combattre le crime de la fa&ccedil;on la plus compl&egrave;te et efficace?<br /> -Euh, j&rsquo;ai pas trop pens&eacute; &agrave; &ccedil;a, ts&eacute;.<br /> -Dans un braquage de d&eacute;panneur mettons, &ccedil;a te donne pas grand-chose de voler, &agrave; moins d&rsquo;&ecirc;tre dans un d&eacute;panneur ultramoderne, ts&eacute; avec un plafond cath&eacute;drale comme en sortant de l&rsquo;autoroute 10, &agrave; Bromont. Encore l&agrave;, imagine que tu voles au-dessus du criminel. Apr&egrave;s, tu fais quoi? (p. 221-222)</span> <br /> &nbsp;</div> <p>Par l&rsquo;entremise de la voix d&rsquo;&Eacute;tienne, Messier nous informe sur la vie comme elle est v&eacute;cue &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur d&rsquo;un syst&egrave;me g&eacute;ographique et identitaire quasi autarcique, en retrait des grands centres urbains et pr&egrave;s d&rsquo;une certaine r&eacute;alit&eacute; plus grande que nature. Les Cantons que le lecteur d&eacute;couvre, visite ou revisite, sont un lieu hybride, profond&eacute;ment teint&eacute; par le m&eacute;lange in&eacute;dit des cultures qui s&rsquo;y est op&eacute;r&eacute; depuis que les Loyalistes sont venus s&rsquo;y installer lors de la R&eacute;volution Am&eacute;ricaine. Le bilinguisme ambiant, l&rsquo;influence de la culture am&eacute;ricaine frontali&egrave;re, la recrudescence d&eacute;mographique francophone des trois derni&egrave;res g&eacute;n&eacute;rations, sont quelques-uns des aspects de la r&eacute;gion qui sont int&eacute;gr&eacute;s &agrave; l&rsquo;univers de Messier &agrave; travers une fascination pour la topographie, par exemple, ou &agrave; travers l&rsquo;appropriation douce-am&egrave;re d&rsquo;un certain kitsch nostalgique propre au passage g&eacute;n&eacute;rationnel.<br /> &nbsp;&nbsp;&nbsp; <br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Le banal et l&rsquo;extraordinaire</strong><br /> </span><br /> Loin du Plateau Mont-Royal et de ses 5 &agrave; 7 branch&eacute;s, <em>&Eacute;pique</em> est un roman d&rsquo;apprentissage en <em>pick-up</em> rapaill&eacute; sur fond de d&eacute;luge biblique. Le lecteur y est invit&eacute; &agrave; faire la connaissance de personnages qui sont &agrave; la fois plus complexes qu&rsquo;ils ne paraissent et bien plus simples que ce qu&rsquo;on en dit. Les quelques semaines pass&eacute;es en compagnie de Jacques Prud&rsquo;homme, le h&eacute;ros surhumain des Townships, vont faire comprendre &agrave; &Eacute;tienne que ce n&rsquo;est pas tant les l&eacute;gendes qui font les hommes que leur capacit&eacute; &agrave; se d&eacute;finir et &agrave; agir au milieu d&rsquo;un continuel tourbillon de l&eacute;gendes. Et &agrave; l&rsquo;inverse, que ce n&rsquo;est pas tant dans les l&eacute;gendes qu&rsquo;on trouve les surhommes, mais plut&ocirc;t dans les hommes qu&rsquo;on trouve les l&eacute;gendes&nbsp;: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> Je pus le regarder ramasser une douzaine de charognes dans diff&eacute;rents coins de la ville, pliant les genoux et poussant un soupir &eacute;nergique en se relevant, Jacques n&rsquo;avait vraiment rien d&rsquo;h&eacute;ro&iuml;que. Je le vis effectuer le m&ecirc;me genre de mouvement dans son salon pour ramasser une miette de biscuit soda ou dans sa cour pour arracher une mauvaise herbe. Dans ma t&ecirc;te, il n&rsquo;avait jamais fracass&eacute; de record sportif&nbsp;: il nettoyait sa piscine, il d&eacute;montait son abri Tempo, il chauffait un tracteur &agrave; gazon dont il aiguisait r&eacute;guli&egrave;rement les lames. (p. 81)</span></div> <p>&nbsp;&nbsp;&nbsp; <br /> Lui-m&ecirc;me personnage &eacute;nigmatique et difficile &agrave; cerner, en sa qualit&eacute; confuse d&rsquo;adulte-enfant, oscillant sans cesse entre son d&eacute;sir de voler et son d&eacute;sir d&rsquo;invisibilit&eacute;, &Eacute;tienne d&eacute;crit le monde qui l&rsquo;entoure avec les yeux d&rsquo;un conteur &agrave; la fois exp&eacute;riment&eacute; et na&iuml;f, avec la voix d&rsquo;un jeune homme &agrave; la fois d&eacute;sabus&eacute; et fascin&eacute; par les personnages hauts en couleur qui peuplent son quotidien et son imagination. De la premi&egrave;re charogne de raton &eacute;cras&eacute; sur le bord de la route 139 entre Cowansville et Dunham jusqu&rsquo;&agrave; la mont&eacute;e fulgurante des eaux qui donnera son vrai sens au nom du mont Pinacle, &agrave; Coaticook, &Eacute;tienne am&egrave;ne le lecteur avec lui sur les chemins raboteux de son &eacute;t&eacute; aussi orageux que merveilleux. Le ton de sa narration est celui du raconteur, rappelant le <em>tall tale</em><a href="#note2a"><strong>[2]</strong></a> am&eacute;ricain, qui se doit d&rsquo;&ecirc;tre d&rsquo;un c&ocirc;t&eacute; banalisant et de l&rsquo;autre incroyable. </p> <p>En fait, c&rsquo;est l&agrave; tout son charme; et c&rsquo;est l&agrave; toute la force de l&rsquo;&eacute;criture de Messier, &agrave; la fois archa&iuml;que et oralisante, dans son jeu constant sur le vernaculaire et le pass&eacute; simple, qui s&rsquo;ancre dans une r&eacute;flexion sur les origines de nos r&eacute;cits communs. Avec <em>&Eacute;pique</em>, Messier reconduit la puissance du conte et du conteur, cet &ecirc;tre un peu sournois qui sait tr&egrave;s bien que c&rsquo;est &agrave; travers une apparente banalisation des &eacute;v&eacute;nements et des acteurs aux prises avec leurs cons&eacute;quences que ceux-ci acqui&egrave;rent leur r&eacute;elle dimension extraordinaire.<br /> <a href="#note1a"><br /> </a><br /> <hr /> <strong><a href="#note1a">[1]</a> </strong>Victor-L&eacute;vy Beaulieu, &laquo;Nos jeunes sont si seuls&raquo;, <em>La Presse</em>, 29 f&eacute;vrier 2004. La lettre n&rsquo;est pas disponible sur le web, mais il est encore possible de lire la r&eacute;ponse de l&rsquo;&eacute;crivaine Marie H&eacute;l&egrave;ne Poitras, dans les archives du journal <em>Voir</em> : Marie H&eacute;l&egrave;ne Poitras, &laquo;Nous ne sommes pas si seuls&raquo;, dans <em>Voir</em>, [en ligne]. <a href="http://www.voir.ca/publishing/article.aspx?zone=1&amp;section=10&amp;article=30096" title="http://www.voir.ca/publishing/article.aspx?zone=1&amp;section=10&amp;article=30096">http://www.voir.ca/publishing/article.aspx?zone=1&amp;section=10&amp;article=30096</a> [Texte en ligne depuis le 11 mars 2004].<strong><br /> <a href="#note2a"><br /> </a> <a href="#note2a">[2]</a></strong> Le <em>tall tale</em> est un r&eacute;cit typique de la tradition orale am&eacute;ricaine qui raconte des &eacute;v&egrave;nements extraordinaires tout en les ins&eacute;rant dans une narration banalisante, de mani&egrave;re &agrave; donner l&rsquo;impression qu&rsquo;ils sont v&eacute;ridiques. Par l&rsquo;entremise de l&rsquo;hyperbole, de l&rsquo;exag&eacute;ration et autres techniques rh&eacute;toriques, le conteur raconte habituellement ses propres exploits et m&eacute;saventures ou celles d&rsquo;un h&eacute;ros que tout le monde conna&icirc;t, tel Davy Crockett ou Paul Bunyan.</p> <p></p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-charognes-et-des-hommes#comments BEAULIEU, Victor-Lévy Culture populaire Espace Événement Identité Mémoire MESSIER, William S. Mythologie Oralité Origine POITRAS, Marie-Hélène Québec Théorie des champs Tradition Roman Thu, 09 Sep 2010 16:04:27 +0000 Daniel Grenier 259 at http://salondouble.contemporain.info Exercice de style en dix-huit crimes http://salondouble.contemporain.info/lecture/exercice-de-style-en-dix-huit-crimes <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/guilet-anais">Guilet, Anaïs</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/lhomme-qui-tua-roland-barthes-et-autres-nouvelles">L&#039;homme qui tua Roland Barthes et autres nouvelles </a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><div>&nbsp;</div> <div class="rteright"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> Ce que nous contemplons, nous autres vivants, est le spectacle ambigu et effroyable, des hommes devant la mort, qui, comme le soleil, ne peut se regarder en face. (p. 66)</span></div> <p> Et c&rsquo;est bien &agrave; une forme d&rsquo;agonie que nous assistons &agrave; la lecture des dix-huit nouvelles qui composent le recueil de Thomas Clerc, intitul&eacute; <em>L&rsquo;homme qui tua Roland Barthes et autres nouvelles</em>. Chacune des personnes &ndash;devenues ici personnages&ndash; choisies par Thomas Clerc va mourir, les titres anaphoriques &laquo;L&rsquo;homme qui tua&hellip;&raquo; nous le rappellent, les connaissances du lecteur souvent le lui confirment (Gianni Versace, Abraham Lincoln, Pier Paolo Pasolini et Marvin Gaye sont morts assassin&eacute;s, nous le savons tous). Ils sont d&eacute;c&eacute;d&eacute;s, victimes d&rsquo;un crime et s&rsquo;appr&ecirc;tent &agrave; &ecirc;tre de nouveau tu&eacute;s sous nos yeux. Pour nous faire partager ce spectacle &agrave; l&rsquo;issue fatale et sans surprise, Thomas Clerc, dans un &eacute;lan oulipien, change &agrave; chaque nouvelle de style d&rsquo;&eacute;criture mais aussi de point de vue, semblant d&rsquo;ailleurs avoir une pr&eacute;f&eacute;rence pour la focalisation sur le meurtrier plut&ocirc;t que sur la victime. Si les d&eacute;nouements de chaque intrigue sont donc connus d&rsquo;avance, chaque nouvelle, par l&rsquo;exercice de style qu&rsquo;elle propose, se fait singuli&egrave;re et manifeste une certaine virtuosit&eacute; dans l&rsquo;&eacute;criture de la part de Thomas Clerc. Le crime, dans sa violence et son traitement, se renouvelle sans cesse, comme une variation sur un m&ecirc;me th&egrave;me. Ceci forme l&rsquo;architecture particuli&egrave;re de ce recueil dessin&eacute; par un auteur, ardent d&eacute;fenseur de l&rsquo;art de la nouvelle litt&eacute;raire. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong> Le recueil de nouvelles entre variation et unit&eacute;</strong></span></p> <p><em>L&rsquo;homme qui tua Roland Barthes</em> pourrait se lire en commen&ccedil;ant par la fin puisque c&rsquo;est l&agrave; que le projet de l&rsquo;auteur se r&eacute;v&egrave;le, &eacute;clairant d&rsquo;un jour nouveau la lecture des nouvelles qui ont pr&eacute;c&eacute;d&eacute;. En effet, dans sa postface Thomas Clerc compose une v&eacute;ritable d&eacute;fense du recueil de nouvelles, qui selon lui n&rsquo;est pas estim&eacute; &agrave; sa juste valeur&nbsp;:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">L&rsquo;une des raisons de ce discr&eacute;dit tient &agrave; la forme du cadre o&ugrave; s&rsquo;inscrivent les nouvelles, le recueil. Sa volatilit&eacute;, son &eacute;clectisme gratuit font qu&rsquo;une nouvelle lue est une nouvelle vite oubli&eacute;e. Figurant de fa&ccedil;on hasardeuse dans un ensemble qui ne l&rsquo;est pas moins. (p. 349-350)</span></div> <p>Pour lui, la nouvelle ne doit pas &ecirc;tre consid&eacute;r&eacute;e comme une unit&eacute; s&eacute;par&eacute;e, mais comme appartenant &agrave; un ensemble plus vaste. Le recueil doit poss&eacute;der une architecture, un objectif vers lequel chaque nouvelle s&rsquo;achemine et ainsi &laquo;lutte[r] contre l&rsquo;oubli et la contingence de recueil de nouvelles<a href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>&raquo;. Il s&rsquo;agit pour lui de structurer son &oelig;uvre comme un album concept, prenant pour exemple <em>Sergent Peppers</em> des Beatles mais surtout <em>Pin Ups</em> de David Bowie, un &laquo;[&hellip;] album de seules reprises, o&ugrave; Bowie, revisitant certains standards du rock, r&eacute;alise un album personnel &agrave; partir d&rsquo;une base qui ne l&rsquo;est pas. Dans mon livre, ce sont les noms propres qui sont les airs.&raquo; (p.350) Dans <em>L&rsquo;homme qui tua Roland Barthes</em>, c&rsquo;est le th&egrave;me du crime, sa violence, qui structurent et unifient le recueil &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur duquel chaque meurtre abord&eacute;, chaque homme qui tue ou est tu&eacute;, composent une variation, que Clerc appelle, nous l&rsquo;avons vu, un &laquo;air&raquo;. La vari&eacute;t&eacute; ici se joue dans l&rsquo;&eacute;num&eacute;ration, dans la r&eacute;p&eacute;tition de &laquo;l&rsquo;homme qui tua&raquo;. La notion de crime est alors d&eacute;clin&eacute;e &agrave; chaque nouvelle, &agrave; l&rsquo;image de l&rsquo;alternance des styles, r&eacute;v&eacute;lant de la part de Thomas Clerc un amour du dispositif tout droit h&eacute;rit&eacute; des pratiques d&rsquo;un Raymond Queneau ou d&rsquo;un George Perec<a href="#note2a"><strong>[2]</strong></a>.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Dix-huit nouvelles, dix-huit crimes, dix-huit styles </strong></span></p> <p>Ce qui aurait pu &ecirc;tre une accumulation assez vaine de faits divers morbides trouve tout son int&eacute;r&ecirc;t et son relief dans la recherche stylistique dont chaque nouvelle fait l&rsquo;objet. Au-del&agrave; de l&rsquo;exercice de virtuosit&eacute;, il s&rsquo;agit pour Thomas Clerc de jouer encore sur la variation. Thomas Clerc est un sp&eacute;cialiste de Roland Barthes et est ma&icirc;tre de conf&eacute;rences &agrave; l&rsquo;universit&eacute; Paris X-Nanterre. Il a jusqu&rsquo;&agrave; aujourd&rsquo;hui publi&eacute; deux ouvrages: deux essais aux th&eacute;matiques tr&egrave;s diff&eacute;rentes intitul&eacute;s <em>Maurice Sachs, le d&eacute;s&oelig;uvr&eacute;</em> (&eacute;d. Allia) et <em>Paris, mus&eacute;e du XXIe si&egrave;cle: Le Xe arrondissement </em>(&eacute;d. Gallimard). Le premier compose le portrait kal&eacute;idoscopique de cet &eacute;crivain maudit, dans une tonalit&eacute; &agrave; mi-chemin entre la biographie et l&rsquo;analyse. Le second proc&egrave;de d&rsquo;une longue, m&eacute;thodique et po&eacute;tique description du Xe arrondissement de Paris.</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je me d&eacute;finis comme un &eacute;crivain omni-genre: j'esp&egrave;re &eacute;crire de tout; jusqu'&agrave; pr&eacute;sent j'ai publi&eacute; un essai (<em>Maurice Sachs le d&eacute;s&oelig;uvr</em>&eacute;), une description topographique (<em>Le Xe arrondissement</em>) et des nouvelles<a href="#note3a"><strong>[3]</strong></a>.</span></div> <p>Thomas Clerc est donc un &eacute;crivain prot&eacute;iforme qui se pla&icirc;t &agrave; se renouveler sans cesse: ce dont t&eacute;moigne aussi l&rsquo;esth&eacute;tique de son recueil. Ainsi qu&rsquo;il le dit dans une interview pour <em>Le magazine litt&eacute;raire</em>&nbsp;: &laquo;D'une certaine fa&ccedil;on, j'ai voulu tuer le Style, c'est-&agrave;-dire la marque de fabrique de l'&eacute;crivain, o&ugrave; il s'enferme selon moi, trop souvent<a href="#note4a"><strong>[4]</strong></a>.&raquo;</p> <p>Le lecteur ne peut d&eacute;finir exactement le style de Thomas Clerc et cependant se doit de relier les modes d&rsquo;&eacute;criture choisis par l&rsquo;auteur aux crimes qu&rsquo;il d&eacute;crit. La nouvelle inaugurale est des plus troublantes en la mati&egrave;re. Les jeux de mots grivois, le style tr&egrave;s oralis&eacute;, les descriptions crues, utilis&eacute;s par l&rsquo;auteur semblent en totale opposition avec l&rsquo;univers intellectuel que l&rsquo;on associe &agrave; Roland Barthes. Toute la nouvelle est focalis&eacute;e &agrave; la premi&egrave;re personne du singulier sur le futur meurtrier du c&eacute;l&egrave;bre&nbsp;essayiste:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Pour fuir la canicule ennemie de l&rsquo;humaine, je suis all&eacute; &agrave; la piscine du centre pleine de queue. &Agrave; la caisse, l&rsquo;Antillaise m&rsquo;a dit qu&rsquo;ils n&rsquo;avaient plus de maillots suite &agrave; l&rsquo;affluence, je lui ai demand&eacute; s&rsquo;il en fallait vraiment un, elle est rest&eacute;e bouche-bite. (p. 13)</span></div> <p>Un certain malaise se cr&eacute;e du c&ocirc;t&eacute; du lecteur. D&rsquo;autant plus que la nouvelle, avec son montage altern&eacute; et ses bonds temporels, nous entra&icirc;ne dans une dimension fantastique tout &agrave; fait inattendue. Ici, le style se veut &agrave; l&rsquo;oppos&eacute; de la victime. Thomas Clerc d&eacute;clare &agrave; ce propos: &laquo;la mort de Barthes me touche &agrave; cause de ce que cela repr&eacute;sente all&eacute;goriquement: la litt&eacute;rature &eacute;cras&eacute;e par l'insignifiance du personnage principal<a href="#note5a"><strong>[5]</strong></a>.&raquo; Ainsi, ce sp&eacute;cialiste de Roland Barthes se d&eacute;tache sans doute aussi un peu de son sujet de pr&eacute;dilection. Il s&rsquo;agit, pour sa premi&egrave;re &oelig;uvre de fiction, de symboliquement se lib&eacute;rer de l&rsquo;image de Barthes qui le hante. Autre exemple de d&eacute;centrement, &laquo;L&rsquo;homme qui tua Thierry Paulin&raquo;, aussi surnomm&eacute; le &laquo;Tueur aux vieilles dames&raquo;. Dans cette nouvelle, Thomas Clerc r&eacute;alise ce qu&rsquo;il appelle en postface un &laquo;ready-made&raquo;, probablement r&eacute;alis&eacute; &agrave; partir de l&rsquo;article de Wikip&eacute;dia consacr&eacute; au meurtrier martiniquais. Il y ajoute des d&eacute;tails, corrige quelques dates et le confronte au traducteur automatique&nbsp;sur Internet: le texte, quoique lisible, devient asyntaxique, grammaticalement incorrect.</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Comme un m&eacute;tis blanc &eacute;tudiant entre pairs, Paulin avait peu d&rsquo;amis, et mal effectu&eacute; &agrave; l&rsquo;&eacute;cole, &agrave; d&eacute;faut ses examens. &Agrave; l&rsquo;&acirc;ge de 17 ans, il a d&eacute;cid&eacute; d&rsquo;inscrire le service militaire. Au d&eacute;but l&rsquo;adh&eacute;sion &agrave; l&rsquo;parachutistes des troupes, mais ses camarades m&eacute;prisait pour lui sa race et l&rsquo;homosexualit&eacute;. (p.117)</span></div> <p>On peut trouver le lien entre le style et le sujet dans le processus de traduction. Thomas Clerc passe d&rsquo;une langue &agrave; une autre comme Thierry Paulin a d&ucirc; passer d&rsquo;une culture &agrave; une autre, ceci provoquant des d&eacute;formations incontestables, des &eacute;carts. La langue se fait incompr&eacute;hensible quand Paulin est incompris, incorrecte pour d&eacute;crire la marginalit&eacute; ressentie par le tueur en s&eacute;rie. </p> <p>Ainsi, chaque nouvelle poss&egrave;de sa propre langue, son style caract&eacute;ristique: Guillaume Dustan se fait victime symbolique, rattach&eacute; au dialogue philosophique dans une joute verbale avec Daniel Bell. Anna Politkovska&iuml;a est assassin&eacute;e par un accro au langage des messages textes sur t&eacute;l&eacute;phones portables. Le lecteur entre dans la t&ecirc;te de H.B. gr&acirc;ce &agrave; un monologue int&eacute;rieur qui permet de participer de l&rsquo;int&eacute;rieur &agrave; la fameuse prise d&rsquo;otage de la maternelle de Neuilly<a href="#note6a"><strong>[6]</strong></a>. Marvin Gaye est au centre d&rsquo;un conte au d&eacute;nouement en forme d&rsquo;antiparricide. Quant &agrave; Pierre Goldman, il fait l&rsquo;objet d&rsquo;un po&egrave;me en d&eacute;casyllabes.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong> De la grande Histoire et des petites histoires</strong></span></p> <p><em>L&rsquo;homme qui tua Roland Barthes</em> propose &agrave; son lecteur une succession de crimes r&eacute;solument violents. Violence sur laquelle les lecteurs, comme Thomas Clerc ne peuvent s&rsquo;emp&ecirc;cher de s&rsquo;interroger. Qu'est-ce qui fait, au-del&agrave; du simple jeu des styles, que le recueil ne sombre pas dans l&rsquo;accumulation de faits-divers sordides (J&eacute;sus le SDF, H.B., Thierry Paulin, le meurtre de l&rsquo;arri&egrave;re-grand-p&egrave;re) ou de crimes &agrave; sensation (Versace, Marvin Gaye, Lady Di)? On sait qu&rsquo;aujourd&rsquo;hui la violence, dans ce qu&rsquo;elle provoque d&rsquo;attirance et de r&eacute;vulsion est omnipr&eacute;sente et fait ind&eacute;niablement vendre. Ce go&ucirc;t du public, comme de Thomas Clerc, pour les crimes violents est, ainsi que le souligne Barbara Michel dans <em>Figures et M&eacute;tamorphoses du Meurtre</em><a href="#note7a"><strong>[7]</strong></a>, un r&eacute;v&eacute;lateur sociologique, un aper&ccedil;u de nos propres failles. Mais la violence dans le recueil n&rsquo;est pas gratuite et ceci doublement. D&rsquo;abord parce qu&rsquo;elle est fondatrice de l&rsquo;identit&eacute; de l&rsquo;auteur, le lecteur l&rsquo;apprendra dans la derni&egrave;re nouvelle du recueil et nous y reviendrons; ensuite parce que chaque nouvelle touche de pr&egrave;s o&ugrave; de loin &agrave; la grande Histoire, dont on ne peut non plus nier la violence. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong> </strong></span><span style="color: rgb(0, 0, 0);">L&rsquo;Histoire, &laquo;avec sa grande hache<a href="#note8a"><strong>[8]</strong></a>&raquo; </span>dirait Perec, surgit avant tout dans la dimension politique omnipr&eacute;sente dans le recueil notamment &agrave; travers le choix de certains personnages aux opinions et positions fortes, tels qu&rsquo;Ernest, Abraham Lincoln, V. D. Nabokov, Anna Politska&iuml;a ou encore Guillaume Dustan. Chacun des crimes, chacune des personnalit&eacute;s s&eacute;lectionn&eacute;es peut &ecirc;tre consid&eacute;r&eacute; comme appartenant &agrave; l&rsquo;Histoire tant ils ont ponctu&eacute; le XXe et le jeune XXIe si&egrave;cle (&agrave; l&rsquo;exception du meurtre, non moins historique, de Lincoln). C&rsquo;est par cet aspect historique que les nouvelles s&rsquo;&eacute;loignent de leur statut de simple fait divers&nbsp;; leur violence n&rsquo;a rien &agrave; voir avec la gratuit&eacute; de celle des images diffus&eacute;es quotidiennement par les m&eacute;dias. Olivier Mongin, dans <em>La violence des images ou comment s&rsquo;en d&eacute;barrasser?</em>, note la perte de la catharsis dans l&rsquo;image contemporaine:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">La violence des images contemporaines sort le plus souvent des sentiers trac&eacute;s par le muthos (r&eacute;cit) et ne cherche pas &agrave; offrir au regard du spectateur des objets eux-m&ecirc;mes &eacute;pur&eacute;s. La d&eacute;sensibilisation contemporaine [&hellip;] participe d&rsquo;un double &eacute;chec de la catharsis: &eacute;chec d&rsquo;un regard brouill&eacute; par une violence diffuse et trouble, &eacute;chec d&rsquo;une &laquo;configuration&raquo; de la violence par un r&eacute;cit susceptible de l&rsquo;&eacute;purer<a href="#note9a"><strong>[9]</strong></a>. </span></div> <p>Les violences d&eacute;crites dans <em>L&rsquo;homme qui tua Roland Barthes</em> ne sont pas non plus d&eacute;nu&eacute;es d&rsquo;un aspect cathartique:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">La repr&eacute;sentation de la violence se distingue du spectacle de la violence du fait qu&rsquo;elle permet une catharsis, for&ccedil;ant le lecteur ou le spectateur &agrave; prendre parti et &agrave; &eacute;valuer la violence pour lui-m&ecirc;me et selon ses propres crit&egrave;res<a href="#note10a"><strong>[10]</strong></a>. <p></p></span></div> <div>Et nous avons r&eacute;solument affaire &agrave; des repr&eacute;sentations. Thomas Clerc prend pour base des faits r&eacute;els qui souvent parlent aux lecteurs, pour ensuite les mettre en sc&egrave;ne, les fictionnaliser, d&eacute;routant les attentes lectorales, obligeant ainsi &agrave; cr&eacute;er cette distance indispensable &agrave; la catharsis. Une distanciation qui n&rsquo;a d&rsquo;ailleurs pas lieu seulement pour le lecteur, mais qui est aussi centrale pour Thomas Clerc, qui, par l&rsquo;&eacute;criture, se d&eacute;tache de la violence qui fonde son identit&eacute;.&nbsp; C&rsquo;est que le crime fait partie int&eacute;grante de la vie de l&rsquo;auteur, il est &agrave; l&rsquo;origine de son &laquo;roman familial&raquo;, pour reprendre l&rsquo;expression freudienne<a href="#note11a"><strong>[11]</strong></a>. Il est au c&oelig;ur de sa fiction et de son r&eacute;el, les deux se m&ecirc;lant en lui, comme dans ses nouvelles, mais aussi comme dans l&rsquo;Histoire, ou peut &ecirc;tre plus pr&eacute;cis&eacute;ment l&rsquo;imaginaire historique. La dimension autobiographique est omnipr&eacute;sente dans le recueil. Si elle se fait discr&egrave;te au d&eacute;but, plus le lecteur avance dans l&rsquo;&oelig;uvre plus la proximit&eacute; avec Thomas Clerc se fait sentir. Il est &eacute;vident que chaque personne choisie par l&rsquo;auteur est importante pour lui, Roland Barthes et Maurice Sachs en premier lieu, puisqu&rsquo;il les a &eacute;tudi&eacute;s plus que qui qu&rsquo;autre. Mais de mani&egrave;re plus intime, on retrouve &agrave; travers le r&eacute;cit de la mort d&rsquo;Ernest le quartier o&ugrave; l&rsquo;auteur a pass&eacute; son enfance. Le &laquo;je&raquo; diffus au d&eacute;but, se fait de plus en plus pr&eacute;sent &agrave; partir du po&egrave;me consacr&eacute; &agrave; Pierre Goldman. La premi&egrave;re strophe permet de bien constater comment chez Clerc, l&rsquo;historique, le politique et l&rsquo;autobiographique se m&ecirc;lent:<br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> </span></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je vais conter l&rsquo;histoire ici de Pierre<br /> Goldman le Juif le gauchiste et gangster<br /> Un pur h&eacute;ros des archives de France<br /> Pour qui le crime rime avec l&rsquo;Histoire.<br /> Troubles ann&eacute;es et c&rsquo;est un peu les miennes<br /> La d&eacute;cennie d&rsquo;&eacute;poque soixante-dix<br /> Moi qui n&rsquo;eus pas d&rsquo;adolescence &agrave; cause<br /> De l&rsquo;extension si forte de l&rsquo;enfance. (p.273)</span></div> <p>Vient ensuite la nouvelle consacr&eacute;e &agrave; Pierre Lev&eacute;, ami de Thomas Clerc, puis le texte cl&eacute; &laquo;L&rsquo;homme qui tua mon arri&egrave;re-grand-p&egrave;re&raquo;. Une nouvelle &eacute;crite dans un style sobre qui d&eacute;crit la mal&eacute;diction familiale et o&ugrave; le n&oelig;ud du crime est toujours l&rsquo;argent. Si la violence dans le recueil a une dimension cathartique, la litt&eacute;rature en a pour Clerc une encore plus grande. C&rsquo;est en effet gr&acirc;ce &agrave; l&rsquo;&eacute;criture qu&rsquo;il compte rompre la mal&eacute;diction familiale et expurger sa violence. Clerc fait l&rsquo;aveu total de sa sacralisation de la litt&eacute;rature, seule vraie richesse &agrave; ses yeux, puisqu&rsquo;elle est de celle pour laquelle a priori on ne tue pas.</p> <p><em>L&rsquo;homme qui tua Roland Barthes</em> est un recueil de nouvelles dont on a la tentation de parler comme d&rsquo;un roman tant son architecture est travaill&eacute;e. Entre unit&eacute; des th&egrave;mes et variations, chacun des r&eacute;cits peut se lire de mani&egrave;re ind&eacute;pendante, tout en restant rattach&eacute;s les uns aux autres par de multiples n&oelig;uds de sens. Ces N&oelig;uds, o&ugrave; fiction et r&eacute;alit&eacute; se m&eacute;langent, sont principalement le crime et la violence, mais ils sont surtout l&rsquo;occasion pour Thomas Clerc de dire quelque chose de lui et de son &eacute;poque. Si, au risque de vous g&acirc;cher le suspens je dois r&eacute;p&eacute;ter que les personnages tr&eacute;passent tous &agrave; la fin, l&rsquo;&oelig;uvre, qui traite de la mort, n&rsquo;est pas morbide pour autant. &Agrave; ce propos Thomas Clerc souligne avoir &eacute;crit 18 nouvelles plut&ocirc;t que 17, parce que ce nombre, de mauvais augure, s&rsquo;&eacute;crit XVII en chiffre romain et est ainsi l&rsquo;anagramme de VIXI &laquo;qui signifie &quot;je suis mort&quot;&raquo; (p.350). La mort se veut donc d&eacute;pass&eacute;e: pour Thomas Clerc la litt&eacute;rature est ind&eacute;niablement synonyme de vitalit&eacute;.<br /> <a href="#note1a"><br /> </a></p> <hr /> <p><strong><a href="#note1a">[1]</a> </strong>Thomas Clerc, entretien dans le cadre de l&rsquo;&eacute;mission radiophonique Atelier Litt&eacute;raire, &laquo;Silhouettes, pastiche et listes&raquo; par Pascale Casanova sur France Inter le 23 mai 2010.<strong><a href="#note2a"><br /> </a> <a href="#note2a">[2]</a> </strong>George Perec et Raymond Queneau appartiennent au mouvement d&rsquo;avant-garde l&rsquo;OULIPO (l&rsquo;ouvroir de litt&eacute;rature potentielle) centr&eacute; sur l'invention et l'exp&eacute;rimentation de contraintes litt&eacute;raires nouvelles. Pour exemple&nbsp;: Queneau dans <em>Exercices de style</em>, paru en 1947, raconte 99 fois la m&ecirc;me histoire de 99 fa&ccedil;ons diff&eacute;rentes ou encore Perec m&ecirc;le fiction et r&eacute;alit&eacute; autobiographique dans ses &oelig;uvres comme <em>W ou le souvenir d'enfance</em> (1975)&nbsp; <em>La disparition</em> (1969) ou<em> La Vie mode d&rsquo;emploi</em> (1978).<strong><a href="#note3a"><br /> </a> <a href="#note3a">[3]</a> </strong>Thomas Clerc, entretien r&eacute;alis&eacute; par Minh Tran Huy, Le magazine litt&eacute;raire, En ligne: <a href="http://www.magazine-litteraire.com/content/Homepage/article.html?id=16108" title="http://www.magazine-litteraire.com/content/Homepage/article.html?id=16108">http://www.magazine-litteraire.com/content/Homepage/article.html?id=16108</a> [consult&eacute; le 7 juillet 2010]<strong><a href="#note4a"><br /> </a> <a href="#note4a">[4]</a> </strong><em>Ibid.</em><strong><a href="#note5a"><br /> </a> <a href="#note5a">[5]</a> </strong><em>Ibid.</em><a href="#note7a"><strong><br /> </strong></a><strong><a name="note6a" href="#note6a">[6]</a></strong> En Mai 1993, &Eacute;rick Schmitt, plus connu sous le surnom de H.B (Human Bomb), prit en otage les enfants et l&rsquo;institutrice d&rsquo;une classe de maternelle &agrave; Neuilly (r&eacute;gion Parisienne). Ce ch&ocirc;meur d&eacute;pressif, arm&eacute; d&rsquo;un pistolet d&rsquo;alarme et ceintur&eacute; d&rsquo;explosifs, r&eacute;clamait une ran&ccedil;on de cent millions de francs. Cet &eacute;v&egrave;nement tr&egrave;s m&eacute;diatis&eacute; devint un &eacute;v&egrave;nement national, la France resta en alerte pendant pr&egrave;s de deux jours. Si aucune victime ne fut compt&eacute;e parmi les otages, H.B fut tu&eacute; pendant l&rsquo;assaut de la police.<a href="#note6a"><strong><br /> </strong></a><strong><a name="note7a" href="#note7a">[7]</a></strong> Barbara Michel, <em>Figures et M&eacute;tamorphoses du Meurtre</em>, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1991, 331 p.<strong><a href="#note6a"><br /> </a> <a href="#note6a">[8]</a> </strong>George Perec, <em>W ou le souvenir d&rsquo;enfance</em>, Paris, Messageries du Livre, &laquo;L&rsquo;imaginaire&raquo;, 1993, p.17.<strong> <a href="#note9a"><br /> </a> <a href="#note9a">[9]</a> </strong>Olivier Mongin, <em>Essai sur les passions d&eacute;mocratiques tome 2&nbsp;: La violence des images ou comment s&rsquo;en d&eacute;barrasser?</em>, Paris, Seuil, 1997, 184 p., p. 149.<strong><a href="#note10a"><br /> </a> <a href="#note10a">[10]</a> </strong>Bertrand Gervais, &laquo;La ligne de flottaison&raquo;,<em> Cahiers &eacute;lectroniques de l'imaginaire, Centre de recherche sur l&rsquo;Imaginaire (UCL)</em>, vol. 4, 2006, En ligne: <a href="http://zeus.fltr.ucl.ac.be/autres_entites/CRI/CRI%202/Montaigne.htm" title="http://zeus.fltr.ucl.ac.be/autres_entites/CRI/CRI%202/Montaigne.htm">http://zeus.fltr.ucl.ac.be/autres_entites/CRI/CRI%202/Montaigne.htm</a>, [consult&eacute; le 10 juillet 2010]<strong><a href="#note11a"><br /> </a> <a href="#note11a">[11]</a> </strong>La psychanalyse est aussi une th&eacute;matique ch&egrave;re &agrave; l&rsquo;auteur.<strong></strong></p> <p></p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/exercice-de-style-en-dix-huit-crimes#comments BARTHES, Roland CLERC, Thomas Contraintes Culture populaire Deuil Événement Filiation France Mémoire MICHEL, Barbara MONGIN, Olivier Mort PEREC, Georges Poétique du recueil QUENEAU, Raymond Style Nouvelles Mon, 26 Jul 2010 14:03:04 +0000 Anaïs Guilet 250 at http://salondouble.contemporain.info La plus petite unité de temps http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-plus-petite-unite-de-temps <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/cote-fournier-laurence">Côté-Fournier, Laurence </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/les-annees">Les Années</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> &Agrave; la lecture de <em>Les Ann&eacute;es</em> d&rsquo;Annie Ernaux, il appara&icirc;t que le projet de ce livre, d&eacute;j&agrave;, &eacute;tait contenu en germe dans toute la production romanesque ant&eacute;rieure de l&rsquo;&eacute;crivaine, dont les particularit&eacute;s semblent avoir &eacute;t&eacute; fondues en un seul ouvrage pour aboutir &agrave; ce livre aux allures de somme. L&rsquo;auteure qui, issue d&rsquo;un milieu populaire, voulait &eacute;crire pour &laquo;venger sa race<a name="note1" href="#note1a">[1]</a>&raquo;, n&rsquo;a eu de cesse depuis son entr&eacute;e en litt&eacute;rature de cartographier les m&oelig;urs, les diff&eacute;rences sociales et les discours de son temps, en prenant appui sur sa propre exp&eacute;rience pour donner corps &agrave; son entreprise et l&rsquo;ancrer dans le r&eacute;el. <em>Les Ann&eacute;es</em> est, &agrave; cet &eacute;gard, l&rsquo;aboutissement annonc&eacute; d&rsquo;une qu&ecirc;te visant &agrave; retracer par le biais d&rsquo;une vie singuli&egrave;re le mouvement de toute une g&eacute;n&eacute;ration. </p> <p>C&rsquo;est du d&eacute;licat balancement entre intime et collectif que na&icirc;t la singularit&eacute; du livre, impossible &agrave; r&eacute;duire &agrave; une cat&eacute;gorie g&eacute;n&eacute;rique. Pas de personnages, pas de r&eacute;cit, plut&ocirc;t une collection de fragments bruts, d&eacute;vers&eacute;s sans aucun pathos, qui mettent c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te des souvenirs de voyage et des sc&egrave;nes de films, des &eacute;chos de la rumeur publique et des rappels historiques. Dispers&eacute;s de 1940 &agrave; la fin des ann&eacute;es 2000, ils dressent ensemble le portrait d&rsquo;une g&eacute;n&eacute;ration, exprim&eacute; &agrave; travers le &laquo;elle&raquo;, le &laquo;on&raquo; et le &laquo;nous&raquo;, jamais le &laquo;je&raquo;. Ce qui aurait pu se transformer en une suite de lieux communs et d&rsquo;anecdotes sans grand int&eacute;r&ecirc;t sur diff&eacute;rentes &eacute;poques est r&eacute;cup&eacute;r&eacute; par la volont&eacute; de l&rsquo;auteure de se compromettre pour r&eacute;v&eacute;ler le corps nu de chacune de ces ann&eacute;es, d&rsquo;exposer son exp&eacute;rience intime pour la perdre dans une r&eacute;alit&eacute; plus vaste. Les rapports troubles &agrave; la religion, &agrave; la sexualit&eacute; ou &agrave; la famille qui sont d&eacute;crits sur un mode impersonnel sont certes ceux de sa g&eacute;n&eacute;ration, mais aussi les siens. Des allusions br&egrave;ves, phrases en apparence banales parmi tant d&rsquo;autres, ouvrent des portes sur des pans de la vie de l&rsquo;auteure relat&eacute;s dans d&rsquo;autres livres: son avortement dans l&rsquo;ill&eacute;galit&eacute; (<em>L&rsquo;&Eacute;v&eacute;nement</em>), la tentative d&rsquo;assassinat de son p&egrave;re sur sa m&egrave;re (<em>La Honte</em>), sa passion sans issue pour un Sovi&eacute;tique (<em>Se perdre</em>). Ces moments intimes, toutefois, ne sont pas approfondis: ils ne forment finalement rien d&rsquo;autre que quelques-uns des innombrables destins offerts aux gens de sa g&eacute;n&eacute;ration, en cela &agrave; la fois uniques et anodins.</p> <p><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">D&rsquo;une Histoire l&rsquo;autre</span></strong></p> <p>L&rsquo;ouvrage d&eacute;bute au cr&eacute;puscule d&rsquo;un temps h&eacute;ro&iuml;que: la fin de la Deuxi&egrave;me Guerre mondiale a permis de d&eacute;partager, non sans violence, les h&eacute;ros des tra&icirc;tres, et a consacr&eacute; la bravoure ordinaire des petites gens. Les enfants grandissent &agrave; l&rsquo;ombre du r&eacute;cit de l&rsquo;Occupation, &laquo;plein de morts et de violence, de destruction, narr&eacute; avec une jubilation que semblait vouloir d&eacute;mentir par intervalles un &ldquo;il ne faut plus jamais revoir &ccedil;a&rdquo;&raquo; (p.24), qui leur inculque d&egrave;s leur prime jeunesse le regret &laquo;de ne pas avoir &eacute;t&eacute; n&eacute;s, ou &agrave; peine, quand il fallait partir en cohorte sur les routes et dormir sur la paille comme des boh&eacute;miens&raquo; (p.25).</p> <p>La nostalgie d&rsquo;&ecirc;tre n&eacute;e trop tard ne se dissipera pas, bien que surviennent la guerre d&rsquo;Alg&eacute;rie, la mort de John F. Kennedy, Mai 68 et la chute du mur de Berlin; toutes ces dates qui forment la trame des manuels d&rsquo;histoire. Or la narratrice, comme une &eacute;crasante majorit&eacute; des gens de sa g&eacute;n&eacute;ration, &eacute;prouve le plus souvent le sentiment de vivre &agrave; l&rsquo;&eacute;cart de cette histoire-l&agrave;, ou de n&rsquo;y participer que bri&egrave;vement, le temps d&rsquo;&eacute;pauler et de se reconna&icirc;tre &laquo;dans les &eacute;tudiants &agrave; peine plus jeunes que nous balan&ccedil;ant des pav&eacute;s sur les CRS&raquo; (p.103) ou de voter &laquo;contre de Gaulle pour le candidat fringant dont le nom plongeait confus&eacute;ment dans les ann&eacute;es de l&rsquo;Alg&eacute;rie fran&ccedil;aise, Fran&ccedil;ois Mitterrand.&raquo; (p.95) L&rsquo;auteure insiste encore et toujours pour r&eacute;p&eacute;ter l&rsquo;absence de cons&eacute;quences qu&rsquo;ont dans sa vie et dans celle de son entourage les moments marquants du si&egrave;cle, qui paradent devant elle comme un spectacle lointain de troubles et de d&eacute;cisions n&rsquo;ayant qu&rsquo;un rapport oblique, d&eacute;tourn&eacute;, avec son quotidien et ses drames personnels. Ainsi explique-t-elle,</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><br /> aucun rapport entre sa vie et l&rsquo;Histoire dont les traces demeurent d&eacute;j&agrave; pourtant fix&eacute;es par la sensation de froid et le temps gris d&rsquo;un mois de mars [&hellip;]. Dans quelques mois, l&rsquo;assassinat de Kennedy &agrave; Dallas la laissera plus indiff&eacute;rente que la mort de Marilyn Monroe l&rsquo;&eacute;t&eacute; d&rsquo;avant, parce que ses r&egrave;gles ne seront pas venues depuis huit semaines. (p.89) <br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <p>Pourtant, si la narratrice ne cesse de d&eacute;mentir le r&ocirc;le de l&rsquo;Histoire et de son cort&egrave;ge d&rsquo;&eacute;v&eacute;nements, c&rsquo;est pour mieux r&eacute;affirmer son appropriation insidieuse des corps et des mots, son poids imperceptible sur chacune des d&eacute;cisions qui dictent, &agrave; un moment pr&eacute;cis, le cours d&rsquo;une vie, renforc&eacute;e en cela par les barri&egrave;res qu&rsquo;imposent le sexe, la classe sociale, l&rsquo;&acirc;ge. Un demi-si&egrave;cle de discours social, de dicible et de scriptible d&eacute;filent p&ecirc;le-m&ecirc;le. Les interdits qui p&egrave;sent sur chacun &agrave; un moment pr&eacute;cis de l&rsquo;Histoire se d&eacute;placent, atteignent d&rsquo;autres zones. La condamnation de la sexualit&eacute; devient dictature du plaisir, les termes autrefois jug&eacute;s obsc&egrave;nes sont r&eacute;admis alors que sont nettoy&eacute;es d&rsquo;autres zones du langage: &laquo;On se d&eacute;shabituait des mots &agrave; la moralit&eacute; courante, pour d&rsquo;autres mesurant les actions, les comportements et les sentiments &agrave; l&rsquo;aune du plaisir, &ldquo;frustration&rdquo; et &ldquo;gratification&rdquo;.&raquo; (p.125) L&rsquo;Histoire laisse son empreinte dans le choix de chacun des mots, des v&ecirc;tements, des gestes amoureux, non pas bien s&ucirc;r par simple effet de mode, mais par un conditionnement dont n&rsquo;est mesur&eacute;e l&rsquo;importance que bien plus tard, lorsque l&rsquo;angle mort d&rsquo;une &eacute;poque se trouve soudainement &eacute;clair&eacute; d&rsquo;une lumi&egrave;re nouvelle. &laquo;Les signes de changements collectifs ne sont pas perceptibles dans la particularit&eacute; des vies, sauf peut-&ecirc;tre dans le d&eacute;go&ucirc;t et la fatigue qui font penser secr&egrave;tement &ldquo;rien ne changera donc jamais&rdquo; &agrave; des milliers d&rsquo;individus en m&ecirc;me temps&raquo; (p.74), &eacute;crit la narratrice, et ce sont pr&eacute;cis&eacute;ment sur ces modifications subtiles de la pens&eacute;e que s&rsquo;attarde Ernaux. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Les d&eacute;buts de temps nouveaux</strong></span></p> <p>Dans son essai &laquo;Sur le concept d&rsquo;histoire&raquo; Walter Benjamin &eacute;nonce: &laquo;L&rsquo;image vraie du pass&eacute; passe en un &eacute;clair. On ne peut retenir le pass&eacute; que dans une image qui surgit et s&rsquo;&eacute;vanouit pour toujours &agrave; l&rsquo;instant m&ecirc;me o&ugrave; elle s&rsquo;offre &agrave; la connaissance<a name="note2" href="#note2a">[2]</a>&raquo;. C&rsquo;est dans cette fulgurance des mots que travaille Ernaux, accumulant les phrases br&egrave;ves, sans lyrisme, qui ressuscitent par un d&eacute;tail l&rsquo;esprit d&rsquo;une &eacute;poque. Cette concision acc&eacute;l&egrave;re le rythme, conf&egrave;re un puissant dynamisme au texte qui semble reprendre dans son mouvement les avanc&eacute;es d&rsquo;une g&eacute;n&eacute;ration obs&eacute;d&eacute;e par le progr&egrave;s et la nouveaut&eacute;, constamment au seuil d&rsquo;un plus grand bien-&ecirc;tre qui, s&rsquo;il n&rsquo;est jamais tout &agrave; fait l&agrave;, ne peut manquer de survenir bient&ocirc;t. </p> <p>Les possibles d&rsquo;une &eacute;poque sont inscrits en creux dans le discours, formant un imaginaire de l&rsquo;avenir qui aura bri&egrave;vement exist&eacute; avant d&rsquo;&ecirc;tre remplac&eacute; par un autre. Ainsi, en lieu du r&eacute;cit d&rsquo;une Histoire comme succession de faits causals, logiques et implacables, surgit une autre histoire, autrement plus brouill&eacute;e et confuse. Pendant un temps il est &laquo;inutile de partir sur les routes comme en 40, la bombe atomique ne laisserait aucune chance&raquo; (p.61). Malgr&eacute; la parano&iuml;a entretenue durant la Guerre Froide, la bombe atomique, il va sans dire, ne tombera pas, pas plus que n&rsquo;adviendront les r&eacute;volutions attendues impatiemment apr&egrave;s les &eacute;v&eacute;nements de Mai 68. La croyance positiviste d&rsquo;une marche vers le progr&egrave;s, qui culmine quelque part au seuil des ann&eacute;es 70, n&rsquo;est, finalement, qu&rsquo;une forme de leurre, et se fait alors ressentir un terrible &laquo;vertige de l&rsquo;immuable, comme si rien n&rsquo;avait boug&eacute; dans la soci&eacute;t&eacute;&raquo; (p.136). Les transformations de l&rsquo;horizon d&rsquo;attente de chaque &eacute;poque, l&rsquo;&eacute;puisement des id&eacute;ologies qui la fa&ccedil;onnait, surviennent avec une rapidit&eacute; qui n&rsquo;offre qu&rsquo;une faible prise sur la situation. Les nouvelles babioles technologiques, ces avatars du progr&egrave;s, ne causent plus qu&rsquo;un vague &eacute;merveillement. Une autre g&eacute;n&eacute;ration se l&egrave;ve, insouciante et inconsciente des luttes du pass&eacute;, et pour transmettre &agrave; leurs enfants l&rsquo;exp&eacute;rience d&rsquo;une vie qui avait &eacute;t&eacute; la leur, leurs parents n&rsquo;ont en bouche que &laquo;des mots en circulation et des st&eacute;r&eacute;otypes&raquo; (p.156), impuissants &agrave; rendre compte de la densit&eacute; du monde qui existait nagu&egrave;re. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Prosopop&eacute;e de la photographie</strong></span></p> <p>Roland Barthes, dans son ouvrage sur la photographie <em>La Chambre claire</em>, avait racont&eacute; ainsi l&rsquo;&eacute;trange &eacute;moi que lui causait l&rsquo;observation de portraits de sa m&egrave;re jeune: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Je lisais mon inexistence dans les v&ecirc;tements que ma m&egrave;re avait port&eacute;s avant que je puisse me souvenir d&rsquo;elle. [&hellip;] Pour retrouver ma m&egrave;re, fugitivement, h&eacute;las, et sans jamais pouvoir tenir longtemps cette r&eacute;surrection, il faut que, bien plus tard, je retrouve sur quelques photos les objets qu&rsquo;elle avait sur sa commode. [&hellip;] Ainsi, la vie de quelqu&rsquo;un dont l&rsquo;existence a pr&eacute;c&eacute;d&eacute; d&rsquo;un peu la n&ocirc;tre tient enclose dans sa particularit&eacute; la tension m&ecirc;me de l&rsquo;Histoire, son partage. L&rsquo;Histoire est hyst&eacute;rique: elle ne se constitue que si on la regarde &ndash; et pour la regarder, il faut en &ecirc;tre exclu.</span><span style="color: rgb(0, 0, 0); "><a name="note3" href="#note3a">[3]<br /> <br type="_moz" /><br /> </a></span></div> <p>Cette Histoire hyst&eacute;rique dont sont retrouv&eacute;es les traces sur la pellicule ne diff&egrave;re pas de celle mise en sc&egrave;ne dans <em>Les Ann&eacute;es.</em> Les descriptions de photographie abondent et permettent la m&eacute;diation entre des temporalit&eacute;s autrement irr&eacute;conciliables. C&rsquo;est par l&rsquo;observation froide, clinique, de clich&eacute;s de la narratrice &agrave; diff&eacute;rents &acirc;ges que sont transmises une multitude d&rsquo;informations qui redonnent vie &agrave; ce qui semblait perdu, qu&rsquo;est rendu objectivement ce qui autrefois relevait d&rsquo;une &eacute;motion subjective. L&rsquo;auteure regarde des portraits d&rsquo;elle-m&ecirc;me comme d&rsquo;une inconnue dont tant les v&ecirc;tements, les mani&egrave;res, que les &eacute;tats d&rsquo;&acirc;me lui sont &eacute;trangers: &laquo;Photo en couleurs: une femme, un gar&ccedil;onnet d&rsquo;une douzaine d&rsquo;ann&eacute;es et un homme, tous trois distants les uns des autres, comme dispos&eacute;s en triangle sur une esplanade sableuse, blanche de soleil, avec leurs ombres &agrave; c&ocirc;t&eacute; d&rsquo;eux, devant un &eacute;difice qui pourrait &ecirc;tre un mus&eacute;e.&raquo; (p.140) Si, dans <em>L&rsquo;Usage de la pho</em><em>to</em>, Annie Ernaux avait inclus les photographies qu&rsquo;elle commentait, elle se contente dans <em>Les Ann&eacute;es</em> de les raconter, bien qu&rsquo;elles occupent un r&ocirc;le de premier plan dans la construction du livre et la scansion des ann&eacute;es, effa&ccedil;ant ainsi davantage sa propre pr&eacute;sence. </p> <p>&Agrave; la photographie s&rsquo;adjoignent au fil du si&egrave;cle d&rsquo;autres modes de conservation du temps: la vid&eacute;o, la t&eacute;l&eacute;vision, Internet, qui participent &agrave; la naissance d&rsquo;un nouveau rapport &agrave; la m&eacute;moire et au pass&eacute;. &Agrave; ce titre,<em> Les Ann&eacute;es</em> forme une chronique de la transformation des processus m&eacute;moriels au fil du si&egrave;cle, sous l&rsquo;impact des avanc&eacute;es technologiques et des changements sociaux. La grande &eacute;tendue de temps couverte par le livre permet de faire contraster les d&eacute;cennies, de jauger l&rsquo;&eacute;volution survenue en un demi-si&egrave;cle dans la conception m&ecirc;me de la temporalit&eacute; au sein de la soci&eacute;t&eacute;. Ainsi au sortir de la guerre la m&eacute;moire est d&rsquo;abord corporelle, elle se lit dans l&rsquo;identit&eacute; physique des &ecirc;tres: &laquo;Hors des r&eacute;cits, les fa&ccedil;ons de marcher, de s&rsquo;asseoir, de parler et de rire, h&eacute;ler dans la rue, les gestes pour manger, se saisir des objets, transmettaient la m&eacute;moire pass&eacute;e de corps en corps du fond des campagnes fran&ccedil;aises et europ&eacute;ennes&raquo; (p.31). Les anecdotes entourant des photographies &laquo;brunies au dos tach&eacute; par tous les doigts qui les avaient tenues&raquo; (p.30), partag&eacute;es et pr&eacute;serv&eacute;es, peu nombreuses et pr&eacute;cieuses, sont racont&eacute;es lors de repas o&ugrave; d&eacute;filent les r&eacute;cits des exploits de jadis. Or ces m&eacute;moires ancr&eacute;es dans le corps se d&eacute;sincarnent de plus en plus, repr&eacute;sent&eacute;es &agrave; la t&eacute;l&eacute;vision par &laquo;des documents d&rsquo;archives comment&eacute;s par une voix de nulle part&raquo; (p.151) qui &eacute;liminent toute relation personnelle &agrave; l&rsquo;Histoire. La t&eacute;l&eacute;vision, puis Internet, deviennent gardiens du pass&eacute;, biblioth&egrave;ques in&eacute;puisables de ressources qui, en entrem&ecirc;lant une quantit&eacute; toujours grandissante de souvenirs et d&rsquo;informations de toutes les &eacute;poques sans qu&rsquo;un tri ne soit effectu&eacute;, maintiennent les gens dans un &laquo;pr&eacute;sent infini&raquo; (p.223):<br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128); "><br /> </span></p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">L&rsquo;enregistrement h&eacute;t&eacute;roclite, continu, du monde, au fur et &agrave; mesure des jours, passait par la t&eacute;l&eacute;vision. Une nouvelle m&eacute;moire naissait. Du magma des milliers de choses virtuelles, vues, oubli&eacute;es et d&eacute;barrass&eacute;es du commentaire qui les accompagnait, surnageraient les pubs de longue dur&eacute;e, les figures les plus pittoresques ou abondamment prodigu&eacute;es, les sc&egrave;nes insolites ou violentes, dans une superposition o&ugrave; Jean Seberg et Aldo Moro sembleraient avoir &eacute;t&eacute; trouv&eacute;s morts dans la m&ecirc;me voiture. (p.133) <p><br type="_moz" /><br /> </p></span></div> <p>Tandis qu&rsquo;on cherche &laquo;&agrave; sauvegarder en une fr&eacute;n&eacute;sie de photos et de films visibles sur-le-champ&raquo; (p.223) chaque instant du pr&eacute;sent, le pass&eacute; devient paradoxalement p&eacute;rim&eacute; avec une rapidit&eacute; croissante. &laquo;Toutes les images dispara&icirc;tront&raquo; (p.11), est-il &eacute;crit en ouverture du livre, et cette certitude conf&egrave;re poids et nostalgie au d&eacute;sir d&rsquo;Ernaux de faire revivre par son &eacute;criture des bribes d&rsquo;un pass&eacute; qui ne manquera pourtant pas de s&rsquo;effacer. </p> <p>Le projet qui fonde<em> les Ann&eacute;es</em> est par ailleurs inscrit tout au long du livre, d&rsquo;une mani&egrave;re de plus en plus pr&eacute;cise, alors que la voix impersonnelle qui forme la narration avance en &acirc;ge. L&rsquo;auteure t&acirc;tonne au fil des d&eacute;cennies pour aboutir &agrave; la structure qui formera finalement son oeuvre, et qui sera explicit&eacute;e dans son enti&egrave;ret&eacute; &agrave; la toute fin de l&rsquo;ouvrage. &laquo;Capter le reflet projet&eacute; sur l&rsquo;&eacute;cran de la m&eacute;moire individuelle par la m&eacute;moire collective&raquo; (p.54), &laquo;saisir cette dur&eacute;e qui constitue son passage sur la terre &agrave; une &eacute;poque donn&eacute;e, ce temps qui l&rsquo;a travers&eacute;e, ce monde qu&rsquo;elle a enregistr&eacute; rien qu&rsquo;en vivant&raquo; (p.238), celui d&rsquo;&laquo;une existence singuli&egrave;re donc mais fondue aussi dans le mouvement d&rsquo;une g&eacute;n&eacute;ration&raquo; (p.179): la narratrice reformule sans cesse le m&ecirc;me plan, qui ne pourra s&rsquo;accomplir qu&rsquo;avec l&rsquo;arriv&eacute;e de sa propre vieillesse. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Entre Marcel Proust et Scarlett O&rsquo;Hara<br /> </strong></span><br /> Compte tenu de l&rsquo;importance capitale que prend la question du temps dans le roman, il n&rsquo;est gu&egrave;re surprenant d&rsquo;y trouver de fr&eacute;quentes allusions &agrave; Proust et &agrave; son projet romanesque. Un autre nom, autrement moins pr&eacute;visible, s&rsquo;insinue toutefois &agrave; ses c&ocirc;t&eacute;s, celui de Scarlett O&rsquo;Hara (p.240), dans la peau de laquelle l&rsquo;auteure affirme avoir souhait&eacute; se r&eacute;veiller jadis. Comment comprendre la mention de ce personnage, h&eacute;ro&iuml;ne romantique par excellence, dans<em> Les Ann&eacute;es</em>? Peut-&ecirc;tre la vie de Scarlett O&rsquo;Hara, haute en aventures et p&eacute;rip&eacute;ties, symbolise-t-elle l&rsquo;appartenance &agrave; une Histoire dans laquelle il serait possible pour chacun d&rsquo;agir et de prendre place, et qui &agrave; ce titre saurait marier destins singulier et collectif dans un m&ecirc;me mouvement vers l&rsquo;avant. Or l&rsquo;utopie d&rsquo;une telle fusion devra &ecirc;tre oubli&eacute;e pour le commun des mortels, dont les exploits ordinaires ne poss&egrave;deront pas, ou tr&egrave;s bri&egrave;vement seulement, ce souffle romanesque. Ne restera du passage d&rsquo;une vie individuelle que de minuscules et fugitives traces, maigre butin qu&rsquo;expose <em>Les Ann&eacute;es</em>.</p> <div>&nbsp;</div> <hr /> <div><a name="note1a" href="#note1">[1]</a>&nbsp;Cit&eacute; par Pierre-Louis Fort dans le dossier critique d&rsquo;Annie Ernaux, <i>La Place</i>, Paris, Gallimard, (Folio), 2006 [1983], p. 93.<span style="mso-spacerun: yes">&nbsp;<br /> <a name="note2a" href="#note2">[2]</a>&nbsp; Walter Benjamin, &laquo;&nbsp;Sur le concept d&rsquo;histoire&nbsp;&raquo;, <i>&OElig;uvres III</i>, Paris, Gallimard, (Folio Essais), 2000 [1942], p. 430.&nbsp;</span> <br /> <a name="note3a" href="#note3">[3]</a>&nbsp;Roland Barthes, <i>La Chambre claire. Note sur la photographie</i>, Paris, Gallimard (Cahiers du cin&eacute;ma), 1980, p. 102.&nbsp;</div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-plus-petite-unite-de-temps#comments Archives Autofiction BARTHES, Roland BENJAMIN, Walter ERNAUX, Annie Événement Expérience France Guerre Histoire Mémoire Oubli Temps Roman Mon, 05 Jul 2010 14:45:04 +0000 Laurence Côté-Fournier 245 at http://salondouble.contemporain.info Fiction de la vérité, vérité de la fiction http://salondouble.contemporain.info/antichambre/fiction-de-la-verite-verite-de-la-fiction <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/dulong-annie">Dulong, Annie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-text field-field-soustitre"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> Écrire le 11 septembre </div> </div> </div> <p>Des hommes et des femmes se sont rendus travailler. Devant leur ordinateur, un caf&eacute; &agrave; la main, ils ont commenc&eacute; leur journ&eacute;e, sous le soleil que ceux disposant d&rsquo;une fen&ecirc;tre ont probablement admir&eacute;. Il &eacute;tait encore t&ocirc;t. Je suppose que ceux qui &eacute;taient d&eacute;j&agrave; au travail avaient plus &agrave; prouver que ceux qui arriveraient plus tard, vers 9h. Dans les corridors, devant les distributrices, dans les ascenseurs, les discussions devaient &ecirc;tre ordinaires, les m&ecirc;mes que partout ailleurs, sur l&rsquo;actualit&eacute;, sur les &eacute;missions et spectacles vus la veille, sur les enfants, les patrons, le travail &agrave; accomplir. Les courriers circulaient. Ce n&rsquo;&eacute;tait qu&rsquo;une journ&eacute;e comme les autres.</p> <p>Et puis ces gens ordinaires, ni plus pacifistes, ni plus belliqueux que leurs voisins, se sont retrouv&eacute;s transform&eacute;s, en quelques instants, en h&eacute;ros, en victimes ou en martyres. Ils sont devenus, &agrave; cause des &eacute;v&eacute;nements, une communaut&eacute;, voire une fraternit&eacute;. Mais que dit-on lorsqu&rsquo;un avion s&rsquo;encastre sur son lieu de travail ?</p> <p>Tout commence &agrave; d&eacute;raper lorsque surgissent des questions &eacute;tranges, des doutes sur la possibilit&eacute; m&ecirc;me de certains &eacute;nonc&eacute;s. De questions en apparence inutiles, en ce qu&rsquo;elles me confinent &agrave; l&rsquo;anecdotique, je me retrouve ainsi &eacute;gar&eacute;e dans des v&eacute;rifications &laquo;scientifiques&raquo;, des enqu&ecirc;tes presque. Seulement voil&agrave;: tout en cherchant &agrave; gauche et &agrave; droite, je sens bien que je m&rsquo;&eacute;loigne, que la question n&rsquo;est qu&rsquo;un pare-feu peut-&ecirc;tre, un garde-fou. Alors je me dis que ce moment d&eacute;nonce quelque chose: une faille dans la transformation de la mati&egrave;re, la crainte du regard des autres, ces m&eacute;chants autres qui pourraient commettre le crime irr&eacute;parable de se reconna&icirc;tre dans ce qui est &eacute;crit, ou de poser des questions obligeant &agrave; faire des liens entre les choses, &agrave; rompre la fronti&egrave;re fragile entre la fiction et la r&eacute;alit&eacute;.&nbsp;</p> <p>De la v&eacute;rit&eacute; &agrave; la fiction, de la fiction &agrave; la r&eacute;alit&eacute;, l&rsquo;&eacute;criture semble ainsi &eacute;tablir les fronti&egrave;res pour mieux les brouiller. Peut-&ecirc;tre vient-il toujours un moment, lorsqu&rsquo;on &eacute;crit, o&ugrave; l&rsquo;on s&rsquo;interroge sur la v&eacute;rit&eacute;. Mais il s&rsquo;agit d&rsquo;une v&eacute;rit&eacute; relative, li&eacute;e davantage &agrave; une v&eacute;rit&eacute; de l&rsquo;exp&eacute;rience qu&rsquo;&agrave; l&rsquo;authenticit&eacute; des faits. Le principe m&ecirc;me de la fiction, son exigence, semble nous placer &agrave; l&rsquo;ext&eacute;rieur des choses, dans la distance n&eacute;cessaire &agrave; la transformation du mat&eacute;riau. Mais que se passe-t-il lorsque la distance n&eacute;cessaire nous semble hors d&rsquo;atteinte?</p> <p>Le 11 septembre 2001, seule avec des millions de t&eacute;l&eacute;spectateurs, j&rsquo;ai assist&eacute; en direct aux attaques sur le World Trade Center. Les images des avions heurtant les tours ont fait le tour du monde quelques fois et ont &eacute;t&eacute; r&eacute;p&eacute;t&eacute;es au point o&ugrave; il me semble presque y avoir &eacute;t&eacute; et pouvoir sentir l&rsquo;odeur de la fum&eacute;e, de la poussi&egrave;re et de la chair br&ucirc;l&eacute;e.&nbsp;</p> <p>Dans les jours et les semaines qui ont suivi, malgr&eacute; la multitude des images (ou &agrave; cause d&rsquo;elles), l&rsquo;&eacute;criture m&rsquo;&eacute;tait impossible. Le territoire de l&rsquo;expression &eacute;tait satur&eacute; par le t&eacute;moignage, le fait v&eacute;cu. Plus tard viendrait la fiction, me suis-je dit, lorsque la poussi&egrave;re serait retomb&eacute;e et que les voix des victimes et des survivants ne transformeraient plus toute tentative d&rsquo;expression en profanation. L&rsquo;image leur appartenait, d&rsquo;ailleurs : pouvoir extr&ecirc;me de la victime, capable, au nom du respect et du deuil, de faire retirer toute repr&eacute;sentation ne correspondant pas &agrave; l&rsquo;image qu&rsquo;elle se fait de sa propre exp&eacute;rience, comme l&rsquo;ont fait les familles des pompiers d&eacute;c&eacute;d&eacute;s.</p> <p>M&ecirc;me maintenant, neuf ans plus tard, si les &eacute;v&eacute;nements continuent de m&rsquo;habiter, d&rsquo;intervenir r&eacute;guli&egrave;rement dans ma r&eacute;flexion, le passage &agrave; la fiction me demande &agrave; chaque instant un travail d&rsquo;&eacute;quilibriste entre le r&eacute;el des faits et l&rsquo;espace de l&rsquo;imaginaire. Pourtant, un corpus de romans s&rsquo;est constitu&eacute; au cours des derni&egrave;res ann&eacute;es: c&rsquo;est donc dire que le passage &agrave; la fiction est &laquo;possible&raquo;. Mais quel espace reste-t-il pour la fiction lorsque l&rsquo;imaginaire est obstru&eacute; par un surplus d&rsquo;images et de chiffres? &Agrave; quelle transformation faut-il parvenir pour passer des chiffres &agrave; une histoire? Comment concilier ce qui <em>doit</em> &ecirc;tre dit avec ce qui <em>peut</em> &ecirc;tre dit? De quelle &laquo;v&eacute;rit&eacute;&raquo; s&rsquo;agit-il de rendre compte, puisque ce qui est vrai pour moi ne l&rsquo;est pas n&eacute;cessairement pour l&rsquo;autre? Au fond, la question &agrave; poser demeure celle de la distance juste : quand, comment et avec quels mots peut-on &eacute;crire les &eacute;l&eacute;ments qui nous semblent les plus fondamentaux dans notre atelier?&nbsp;</p> <p><em>Ce texte aurait pu s&rsquo;intituler <strong>Words written in dus</strong><strong>t</strong>. Mais peut-&ecirc;tre aurait-ce &eacute;t&eacute; trop. Trop appuy&eacute;.<br /> </em><em><br /> Pourtant, il s&rsquo;agit un peu de cela : les traces.<br /> </em><br /> Des hommes et des femmes se sont rendus travailler. Voil&agrave; le point de d&eacute;part. Le moment avant que tout bascule. Voil&agrave; d&rsquo;o&ugrave; part ou devrait partir le r&eacute;cit. Peut-&ecirc;tre un nom: Paul, John, Jane, Leah. La couleur de leur complet ou de leur tailleur. Le poids du porte-documents. La commande de caf&eacute;, dans le petit bistro &agrave; la sortie du m&eacute;tro. Les conversations anodines, autour du d&eacute;jeuner, ou le silence. Les gestes du quotidien, cr&egrave;me &agrave; raser, d&eacute;odorant, chemise, bas. Le visage ferm&eacute; du changeur dans le m&eacute;tro, son histoire &agrave; lui. Mais &eacute;crire ces d&eacute;tails, ce serait d&eacute;j&agrave; s&rsquo;approprier quelque chose. La difficult&eacute; de raconter, pourtant, pr&eacute;f&egrave;re ne pas nommer, ne pas pr&eacute;ciser. Peut-&ecirc;tre parce que, d&egrave;s lors qu&rsquo;il s&rsquo;agit de raconter <em>cela</em>, ces &eacute;v&eacute;nements, il est in&eacute;vitable de rencontrer cette sensation: peu importe ce que j&rsquo;&eacute;crirai, au fond. Peu importe comment je le dirai, avec quel mot, comment je d&eacute;crirai ces vies, ces moments, ces instants. Mon lecteur saura, sans m&ecirc;me que je le dise, que mes personnages, si cela en est vraiment, sont condamn&eacute;s. Il saura que si je dis que le soleil brille, ce sera pour marquer le contraste avec ce qui s&rsquo;en vient.&nbsp;</p> <p>Si au moins il avait plu cette journ&eacute;e-l&agrave;. Mais, l&agrave; encore, ne pourrait-on pas attribuer cette pluie d&rsquo;automne &agrave; une volont&eacute; de faire plus sombre que n&eacute;cessaire, d&rsquo;ajouter au tragique en donnant aux visages hagards un air d&eacute;tremp&eacute;?</p> <p>Vous voyez. Peu importe la couleur que je donnerai &agrave; ces personnages, peu importe comment je les v&ecirc;tirai. Vous saurez que je parle de leurs derniers moments. Ou des derniers instants avant que leur vie ne bascule parce que quelque part, au milieu du d&eacute;sert, des hommes se sont dit pourquoi ne pas leur donner enfin une le&ccedil;on.</p> <p>Mais peut-&ecirc;tre le probl&egrave;me est-il d&rsquo;un autre ordre. Peut-&ecirc;tre, seulement peut-&ecirc;tre, le probl&egrave;me vient-il de l&rsquo;exc&egrave;s. M&eacute;likah Abdelmoumen, dans son roman <em>Alia</em>, &eacute;crit: &laquo;J&rsquo;ai tout imagin&eacute;. C&rsquo;est &ccedil;a. &Ccedil;a ne peut &ecirc;tre que &ccedil;a. J&rsquo;ai brod&eacute;. Brod&eacute; quelque chose de fou sur quelque chose de vrai. Ai-je jamais su faire autre chose?&raquo; Est-ce la peur de se faire accuser d&rsquo;exag&eacute;ration qui rend muet? Mais comment une telle accusation serait-elle de toute fa&ccedil;on possible devant quelque chose qui, comme le 11 septembre, d&eacute;passe toute imagination?</p> <p>&laquo;Nous n&rsquo;avons qu&rsquo;une ressource avec la mort, &eacute;crit Ren&eacute; Char: Faire de l&rsquo;art avant elle&raquo;. Ces mots, plac&eacute;s en exergue d&rsquo;un manuscrit achev&eacute; et envoy&eacute; &agrave; un &eacute;diteur le jour o&ugrave; un homme, sur une route, un soir d&rsquo;automne, s&rsquo;est pench&eacute; dans sa voiture et ne s&rsquo;est relev&eacute; que trop tard pour &eacute;viter le camion qui venait droit sur lui. Ces mots de Char me hantent. Bien s&ucirc;r, pour &ecirc;tre honn&ecirc;te, il me faudrait dire qu&rsquo;ils me suivaient depuis longtemps. Mais jamais, jusqu&rsquo;au lendemain de ce jour d&rsquo;automne, ils n&rsquo;avaient fait autant sens. Jamais je n&rsquo;avais si bien compris leur in&eacute;luctabilit&eacute;, leur cruaut&eacute; m&ecirc;me. Mais ce n&rsquo;est pas encore le bon mot. Il faut encore s&rsquo;approcher un peu, doucement.&nbsp;</p> <p><em>Un soir d&rsquo;automne, un homme s&rsquo;est pench&eacute; dans sa voiture. Sur la route, apr&egrave;s, il n&rsquo;y eut que l&rsquo;ombre de traces de freinage, et les copeaux laiss&eacute;s par le camion qui, venant vers l&rsquo;homme, s&rsquo;est lentement couch&eacute; dans un foss&eacute;. </em></p> <p>Non, pas tout de suite.</p> <p>Je dois admettre, avouer, presque comme une faute: avant le 11 septembre (qui, dans mon esprit, n&rsquo;a pas besoin de l&rsquo;ann&eacute;e, comme si tous les 11 septembre renvoyaient maintenant &agrave; celui-l&agrave;), les tours du World Trade Center n&rsquo;avaient jamais retenu mon attention. Je les savais pr&eacute;sentes, du moins il me semble. Je les voyais parfois, comme images, dans des films ou encore des s&eacute;ries t&eacute;l&eacute;vis&eacute;es, en arri&egrave;re-plan. Je les savais, je crois, repr&eacute;sentatives de New York, mais elles concernaient, de par leur nom, le commerce, et le commerce ne m&rsquo;int&eacute;resse pas. Cette remarque, m&ecirc;me si elle r&eacute;v&egrave;le ma na&iuml;vet&eacute; ou mon ignorance, n&rsquo;est pas gratuite. Je ne connais maintenant New York et ses tours d&eacute;funtes que par les &eacute;v&eacute;nements du 11 septembre. Par leur ruine, autrement dit.&nbsp;</p> <p>Un autre lieu occupe cet espace dans mon imaginaire. Au moment de commencer ma ma&icirc;trise, je n&rsquo;&eacute;crivais plus. Je voulais, bien s&ucirc;r, mais je n&rsquo;&eacute;crivais pas. J&rsquo;y suis revenue non par les mots, mais par une trace laiss&eacute;e dans mon imaginaire par un &eacute;v&eacute;nement lointain. Je me souvenais, enfant, avoir entendu, au journal t&eacute;l&eacute;vis&eacute;, ou dans les conversations des gens autour de moi, qu&rsquo;une &eacute;glise montr&eacute;alaise avait br&ucirc;l&eacute;. Et cette &eacute;glise existait encore, dix ans plus tard, du moins en tant que ruine. C&rsquo;est par elle que je suis revenue. Par les images que j&rsquo;ai ramen&eacute;es d&rsquo;elle. Par la photo, en somme. Je suis partie un apr&egrave;s-midi d&rsquo;automne, peut-&ecirc;tre parce que j&rsquo;&eacute;tais pass&eacute;e par l&agrave; quelques jours auparavant, peut-&ecirc;tre parce qu&rsquo;un vague souvenir me sugg&eacute;rait d&rsquo;aller y voir. J&rsquo;ai&nbsp; emprunt&eacute; la rue Sherbrooke. &Agrave; ma droite, il y avait l&rsquo;h&ocirc;pital Notre-Dame, &agrave; ma gauche l&rsquo;&eacute;trange statue phallique &agrave; la m&eacute;moire de Charles de Gaulle. J&rsquo;ai parcourue la ville, lentement, sans trop savoir o&ugrave; se trouvait ce que je cherchais, du moins pendant un temps, jusqu&rsquo;&agrave; ce que, pr&egrave;s de la rue St-Denis, je sois interrompue dans ma marche par une &eacute;trange rencontre. Au milieu d&rsquo;un terrain vague mais cl&ocirc;tur&eacute;, il y avait un arbre. Au pied de l&rsquo;arbre, dans un fouillis d&rsquo;herbes folles, j&rsquo;ai aper&ccedil;u un objet qui ne faisait aucun sens: une chaise de m&eacute;tal pliante, d&rsquo;un jaune flamboyant. Peut-&ecirc;tre est-ce &agrave; ce moment que l&rsquo;&eacute;criture a recommenc&eacute;, lorsque j&rsquo;ai actionn&eacute; le d&eacute;clencheur.&nbsp;</p> <p>J&rsquo;ai continu&eacute; ma route. Aux coins des rues Clark et Sherbrooke gisaient les restes d&rsquo;une &eacute;glise incendi&eacute;e. Les ouvertures des fen&ecirc;tres avaient &eacute;t&eacute; placard&eacute;es, puis recouvertes d&rsquo;affiches publicitaires. En faisant le tour de l&rsquo;&eacute;glise, j&rsquo;ai vu, au milieu des herbes et des arbres tr&egrave;s minces, qu&rsquo;il y avait &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur un vieux fauteuil. Au lieu de sugg&eacute;rer l&rsquo;abandon, il &eacute;voquait une habitation : quelqu&rsquo;un, ou quelques personnes, avaient &eacute;lu domicile dans ces ruines sans toit.&nbsp;</p> <p>Je connaissais &agrave; peine Montr&eacute;al et j&rsquo;ai voulu retrouver l&rsquo;&eacute;glise. Et je l&rsquo;ai retrouv&eacute;e comme on revient sur un lieu qui nous a marqu&eacute;. Pourtant, je n&rsquo;en savais pas le nom. Peut-&ecirc;tre ai-je voulu m&rsquo;approprier la ville par l&rsquo;un des souvenirs que j&rsquo;en avais. Car il me semblait me souvenir qu&rsquo;une femme avait intentionnellement mis le feu &agrave; l&rsquo;&eacute;glise. Pour l&rsquo;enfant effray&eacute;e par le feu que j&rsquo;&eacute;tais, seule cette information comptait. Peut-&ecirc;tre, alors, v&eacute;rifier mes souvenirs, leur justesse, &eacute;tait-il sans importance. M&ecirc;me si j&rsquo;avais tort, ultimement, sur les causes de l&rsquo;incendie.</p> <p>Sauf que maintenant, je m&rsquo;interroge. Que l&rsquo;&eacute;glise ait br&ucirc;l&eacute;, cela semble tout aussi certain que le fait qu&rsquo;elle a &eacute;t&eacute; d&eacute;truite depuis, et son site transform&eacute; en h&ocirc;tel de luxe. De ces faits, je suis certaine. Mais qu&rsquo;en est-il de l&rsquo;histoire de l&rsquo;&eacute;glise en elle-m&ecirc;me? Elle a &eacute;t&eacute; incendi&eacute;e, oui, mais par qui ou par quoi? Elle a &eacute;t&eacute; d&eacute;truite, il me semble longtemps apr&egrave;s l&rsquo;incendie, mais pourquoi ce d&eacute;lai? Qu&rsquo;est-il advenu de ce qu&rsquo;elle contenait? Et des fid&egrave;les qui devaient tout de m&ecirc;me s&rsquo;y pr&eacute;senter? Je n&rsquo;avais aucune image de cette &eacute;glise avant l&rsquo;incendie, elle n&rsquo;existait que comme ruine. L&rsquo;&eacute;glise, en somme, n&rsquo;existait pas en tant que r&eacute;alit&eacute;, mais parce qu&rsquo;elle avait r&eacute;pondu &agrave; quelque chose, &agrave; un besoin d&rsquo;images. Alors voil&agrave; : &agrave; quoi me sert de savoir que l&rsquo;incendie qui a ravag&eacute; la Holy Trinity Greek Orthodox Church le 16 janvier 1986 &eacute;tait accidentel? Cette connaissance modifie-t-elle, ou aurait-elle modifi&eacute;, la place de l&rsquo;&eacute;glise br&ucirc;l&eacute;e dans mon imaginaire?</p> <p>Ce n&rsquo;est pas une question gratuite: autant le 11 septembre me semble inapprochable parce que la somme des images et des informations est vertigineuse, parce que je ne sais plus ce qui est, dans mes souvenirs, construction directement li&eacute;e aux images des m&eacute;dias, et souvenir (mais peut-on avoir un souvenir d&rsquo;un lieu o&ugrave; nous ne sommes jamais all&eacute;s?), autant cette fameuse &eacute;glise me semble condamn&eacute;e (ce n&rsquo;est peut-&ecirc;tre pas si mal) &agrave; n&rsquo;exister que comme ruine.&nbsp;</p> <p>Depuis le 11 septembre, je lis, regarde, accumule des informations. Peut-&ecirc;tre est-ce maladif. Peut-&ecirc;tre n&rsquo;est-ce qu&rsquo;une mani&egrave;re d&rsquo;entretenir quelque chose, ce quelque chose que je ne comprends pas bien et qui fait que, le 11 septembre 2001, mon appr&eacute;hension du monde a enti&egrave;rement chang&eacute;. Seulement voil&agrave;: devant la fiction, je demeure perplexe. Ou plut&ocirc;t, j&rsquo;ai peine &agrave; accepter le pacte de la fiction, ce qui me fait normalement croire ce que je lis tout en sachant que ce n&rsquo;est pas vrai. J&rsquo;ai du mal &agrave; d&eacute;tacher cette fiction du documentaire, de l&rsquo;historique, des informations accumul&eacute;es au cours des ann&eacute;es.&nbsp;</p> <p>En lisant, par exemple, <em>A disorder peculiar to the country (Un d&eacute;sordre am&eacute;ricain)</em>, de Ken Kalfus, il y eut ce moment proche de la frustration, lorsque je me suis rendu compte qu&rsquo;il se d&eacute;tachait de la r&eacute;alit&eacute; &mdash;donc, dans une mauvaise ad&eacute;quation de la v&eacute;rit&eacute;. Que pour le &laquo;bien de la fiction&raquo; comme on dirait le bien de la patrie, il se permettait de d&eacute;placer la chronologie, l&rsquo;ordre des &eacute;v&eacute;nements, entre autres de tuer Saddam Hussein un peu trop vite et un peu trop joyeusement. Le livre, alors, m&rsquo;est tomb&eacute; des mains. Je l&rsquo;ai fini, bien s&ucirc;r, je suis ent&ecirc;t&eacute;e, mais cette d&eacute;couverte a enti&egrave;rement chang&eacute; mon rapport au livre. Jusqu&rsquo;&agrave; ce moment, Kalfus avait construit sa fiction en oscillant entre le d&eacute;lire de personnages qui se d&eacute;testent et l&rsquo;historique: la poussi&egrave;re, la prise de conscience de l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement, la fuite hors des tours, la menace de l&rsquo;anthrax, la parano&iuml;a s&rsquo;installant &agrave; New York venaient ainsi appuyer l&rsquo;ironie des personnages. L&rsquo;encadrant. La savoureuse sc&egrave;ne o&ugrave; le personnage de Marshall, debout dans la cuisine, essaie de se faire sauter avec une bombe artisanale, en d&eacute;clarant qu&rsquo;Allah est grand pendant que sa future ex-&eacute;pouse essaie de voir pourquoi la bombe ne d&eacute;tonne pas, cette sc&egrave;ne, bref, n&rsquo;aurait pas &eacute;t&eacute; aussi r&eacute;ussie si elle n&rsquo;avait &eacute;t&eacute; appuy&eacute;e par une justesse des faits, ou &agrave; tout le moins leur vraisemblance. Changer la donne, &agrave; quelques pages de la fin, pour se d&eacute;barrasser de Hussein et permette l&rsquo;apoth&eacute;ose finale d&rsquo;un d&eacute;nouement &agrave; l&rsquo;am&eacute;ricaine d&eacute;truisait ce fin &eacute;quilibre. Rompait le pacte de lecture.</p> <p>Pour pr&eacute;parer ce texte, je suis rest&eacute;e des heures devant des images. Je ne sais pas ce que je cherchais. &Agrave; bousculer quelque chose, &agrave; forcer ma pens&eacute;e &agrave; s&rsquo;organiser, &agrave; se trouver un noyau. Images du 11 septembre. Images des tours, des avions. Visages blanchis par la poussi&egrave;re. Images, aussi, de cette &eacute;glise br&ucirc;l&eacute;e. Comme s&rsquo;il s&rsquo;agissait de donner &agrave; mon esprit un coup, un &eacute;lan. Comme s&rsquo;il s&rsquo;agissait, en regardant ces images d&rsquo;une mani&egrave;re aussi obstin&eacute;e, de retrouver quelque chose que j&rsquo;y aurais &eacute;gar&eacute;. Et je repense &agrave; ce personnage de Ken Kalfus qui, apr&egrave;s avoir r&eacute;ussi &agrave; sortir vivant des tours, cherche sa propre image dans les photographies du 11 septembre. Parce qu&rsquo;il cherche une trace de ce qui lui est arriv&eacute;. Parce qu&rsquo;il veut se prouver, peut-&ecirc;tre, que ce dont il se souvient a bel et bien exist&eacute;.&nbsp;</p> <p>Mais le hic, c&rsquo;est que je n&rsquo;y &eacute;tais pas. Pas plus que je n&rsquo;&eacute;tais &agrave; l&rsquo;&eacute;glise lorsqu&rsquo;elle a flamb&eacute;. Ce n&rsquo;est donc pas ma propre exp&eacute;rience de ces &eacute;v&eacute;nements que je veux retrouver. &nbsp;</p> <p>Je sais seulement une chose: derri&egrave;re ces &eacute;l&eacute;ments qui habitent mon atelier imaginaire, le peuplent, voire le parasitent, s&rsquo;agite autre chose que je ne parviens pas encore &agrave; nommer. Pourtant, j&rsquo;ai l&rsquo;impression que je ne peux faire autrement que parler de ces &eacute;l&eacute;ments. La certitude que je ne peux que les &eacute;crire. Et l&rsquo;intuition que, peut-&ecirc;tre, je n&rsquo;en ai pas le droit.</p> <p>Je ne sais trop o&ugrave; je m&rsquo;en vais avec tout &ccedil;a. Ce n&rsquo;est pas que je veuille le fragment. Peut-&ecirc;tre est-ce plut&ocirc;t qu&rsquo;il me faut, comme une arch&eacute;ologue, d&eacute;gager lentement, &agrave; petits coups de brosse, les &eacute;l&eacute;ments qui constituent cet &eacute;trange site de mon atelier imaginaire. Car le seul endroit o&ugrave; je puisse me tenir, en ce moment, se trouve &agrave; l&rsquo;ext&eacute;rieur. &Agrave; l&rsquo;ext&eacute;rieur des choses. &Agrave; l&rsquo;ext&eacute;rieur des lieux. Comme mes photographies de la ville : elles me placent toutes (ou presque) dehors, devant des immeubles, parfois un peu de biais. Et c&rsquo;est l&agrave; le plus &eacute;trange : qu&rsquo;il s&rsquo;agisse d&rsquo;approcher les ruines ou de photographier la surhabitation qu&rsquo;est la ville, je ne suis jamais qu&rsquo;&agrave; l&rsquo;ext&eacute;rieur. Et ce n&rsquo;est pas si terrible. Du moins, cela ne me semble pas vraiment un manque : je n&rsquo;ai pas besoin d&rsquo;aller &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur, pas plus que je n&rsquo;ai ressenti le besoin d&rsquo;entrer dans l&rsquo;&eacute;glise en ruine, ou de me d&eacute;placer pour aller voir, de mes yeux, Ground Zero. Il me suffit de regarder les choses. Peut-&ecirc;tre de les imaginer.</p> <p>Mais je vais encore trop vite.</p> <p>Ils s&rsquo;appelaient Noah, Ahmed, Leah, John. Ils n&rsquo;avaient d&rsquo;autre point commun que de se trouver au m&ecirc;me endroit. Ou plut&ocirc;t, au m&ecirc;me moment. Le 11 septembre 2001, &agrave; New York, quelque part dans le World Trade Center. Pour les raconter, il me faut les nommer, oui, et les v&ecirc;tir, et leur donner une histoire, faite d&rsquo;anecdotes. Leur donner un paysage, qui nous permettra &agrave; tous de croire les conna&icirc;tre. Mais je n&rsquo;ai pas, pour les raconter, de latitude. Ma m&eacute;moire est satur&eacute;e. Avant le 11 septembre, ils n&rsquo;existaient pas pour moi, ni plus ni moins que n&rsquo;importe quel autre habitant de n&rsquo;importe quel autre pays. Comme le d&eacute;tail d&rsquo;une tapisserie que je n&rsquo;aurais jamais pris la peine d&rsquo;approcher. Je les savais l&agrave;, mais d&rsquo;un savoir vague, et davantage en tant que groupe qu&rsquo;en tant qu&rsquo;individus. Les approcher, donc, ce serait in&eacute;vitablement avoir recours &agrave; ce que j&rsquo;ai lu et vu depuis. Ce serait transformer mon r&eacute;cit en r&eacute;cit historique, chercher des preuves, des faits, m&rsquo;appuyer sur des images photographiques et des documentaires.&nbsp;</p> <p>Pourtant, la v&eacute;rit&eacute;, je veux bien. Je veux bien miser sur une sorte de v&eacute;rit&eacute;. Croire ce que j&rsquo;&eacute;cris, le croire non par une adh&eacute;sion aveugle, mais croire que quelque part, loin derri&egrave;re, au moment d&rsquo;&eacute;crire, cette chose, cette histoire, cette anecdote a un fond de v&eacute;rit&eacute;. Non pas la v&eacute;rit&eacute; des faits. Mais la v&eacute;rit&eacute; de l&rsquo;exp&eacute;rience, peut-&ecirc;tre, ou de la sensation. La r&eacute;ponse de l&rsquo;&eacute;criture &agrave; quelque chose qui, &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur de moi, aurait besoin d&rsquo;&ecirc;tre exprim&eacute;, mais sans n&eacute;cessairement avoir besoin d&rsquo;&ecirc;tre nomm&eacute;.</p> <p>Le 11 septembre, les &eacute;glises en ruine, l&rsquo;homme sur la route. Je construis mon rapport &agrave; ces &eacute;l&eacute;ments &agrave; partir d&rsquo;un point d&rsquo;observation insoutenable, celui de la destruction. New York et ses tours d&eacute;funtes ne m&rsquo;int&eacute;ressent pratiquement que pour et par la destruction des tours. Le jour m&ecirc;me de leur destruction, &agrave; ce moment pr&eacute;cis. L&rsquo;&eacute;glise en ruine arr&ecirc;te mon regard en l&rsquo;&eacute;tat, apr&egrave;s l&rsquo;incendie et des ann&eacute;es d&rsquo;abandon. Son histoire, les enjeux entourant sa destruction, tout cela ne compte pas: elle n&rsquo;existe dans mon imaginaire que d&eacute;truite et habit&eacute;e par les oiseaux, et j&rsquo;y retourne, m&ecirc;me maintenant, alors qu&rsquo;elle n&rsquo;existe plus et a &eacute;t&eacute; remplac&eacute;e par un h&ocirc;tel hideux, j&rsquo;y retourne, donc, chaque fois que s&rsquo;agite mon monde int&eacute;rieur, chaque fois qu&rsquo;il est confront&eacute; &agrave; une destruction. Et l&rsquo;homme sur la route? Il est vraiment trop t&ocirc;t. Je n&rsquo;ai pas d&rsquo;images de cela, du jour m&ecirc;me, ou j&rsquo;en ai trop, et je n&rsquo;ai, comme repr&eacute;sentation, que ce que j&rsquo;y ai vu quelques jours plus tard, l&rsquo;&eacute;crasement des gerbes de ma&iuml;s, le d&eacute;sordre autour de la croix tout juste install&eacute;e, l&rsquo;eau accumul&eacute;e dans un foss&eacute;.&nbsp;</p> <p>J&rsquo;essaie, je le sens bien, de construire quelque chose. De me reconstruire, ou de constituer un espace au sein duquel je pourrais exister. Mais ma m&eacute;moire est satur&eacute;e: trop de chiffres, de dates, de lieux, d&rsquo;images. Trop de sens possibles. Je n&rsquo;ai, pour me d&eacute;gager, que la possibilit&eacute; d&rsquo;accumuler moi-m&ecirc;me les fragments, comme une r&eacute;ponse &agrave; cette autre accumulation qui me rend muette. Au fond, peut-&ecirc;tre s&rsquo;agit-il d&rsquo;&eacute;loigner une v&eacute;rit&eacute; pour en trouver une autre: &eacute;loigner la v&eacute;rit&eacute; v&eacute;rifiable des chiffres et des images, pour retrouver une v&eacute;rit&eacute; qui serait de l&rsquo;ordre de l&rsquo;exp&eacute;rience, de la justesse. Je sais que cette seconde v&eacute;rit&eacute; n&rsquo;est pas v&eacute;rifiable et infaillible. Qu&rsquo;elle peut, d&egrave;s lors, &ecirc;tre contest&eacute;e, remise en cause, confront&eacute;e. M&eacute;likah Abdelmoumen &eacute;crit, je vous le rappelle: &laquo;J&rsquo;ai brod&eacute;. Brod&eacute; quelque chose de fou sur quelque chose de vrai.&raquo; Et si, justement, telle &eacute;tait ma seule possibilit&eacute;? R&eacute;imaginer ces &eacute;l&eacute;ments qui me semblent trop vrais pour &ecirc;tre habitables? Peut-&ecirc;tre n&rsquo;est-ce jamais que cela.</p> <p>Peut-&ecirc;tre l&rsquo;essence m&ecirc;me de mon rapport aux &eacute;v&eacute;nements ne se trouve-t-il pas dans une proximit&eacute; avec les faits et les lieux mais bien dans les sentiments ou impressions laiss&eacute;es par ce jour de septembre: la perte de l&rsquo;innocence, ma pr&eacute;sence p&eacute;trifi&eacute;e sur le fauteuil du salon. Les enjeux &eacute;thiques de cette pr&eacute;sence: serait-il appropri&eacute;, me suis-je demand&eacute; &agrave; un certain moment, de manger des croustilles alors m&ecirc;me que ce que je regarde rel&egrave;ve du document, du m&eacute;morial, et non de la fiction cin&eacute;matographique? Au fond, le 11 septembre n&rsquo;existe peut-&ecirc;tre pas tant en lui-m&ecirc;me que parce qu&rsquo;il a jou&eacute; le r&ocirc;le de r&eacute;v&eacute;lateur, d&rsquo;ouvreur de conscience, et a modifi&eacute; enti&egrave;rement mon rapport au monde, &agrave; la soci&eacute;t&eacute;, &agrave; la politique. En somme, il m&rsquo;a donn&eacute; une voix. Alors que m&rsquo;importe de v&eacute;rifier la v&eacute;rit&eacute; de mes images. C&rsquo;est d&rsquo;une autre v&eacute;rit&eacute; dont il est question, et cette v&eacute;rit&eacute; m&rsquo;appartient. Mes images pourraient &ecirc;tre totalement fausses, cela ne changerait, en somme, absolument rien.&nbsp;</p> <p>Je croyais, en commen&ccedil;ant cet essai, que mon objet serait la v&eacute;rit&eacute;, cette v&eacute;rit&eacute; qui s&rsquo;oppose au mensonge, surtout. Mais c&rsquo;est d&rsquo;une autre v&eacute;rit&eacute; dont il est question. Elle est plus fuyante. Elle n&rsquo;a pas comme rep&egrave;re une approche morale, tranch&eacute;e (le bien et le mal, le noir et le blanc). Je n&rsquo;avais pas acc&egrave;s &agrave; une v&eacute;rit&eacute; fondamentale, qui aurait pu provoquer votre adh&eacute;sion, vous faire dire: oui, c&rsquo;est &ccedil;a. Je n&rsquo;avais, pour parler de la v&eacute;rit&eacute;, que ces quelques images: des hommes et des femmes au travail, quelques copeaux de bois sur la chauss&eacute;e, une &eacute;glise en ruines. Peut-&ecirc;tre ne pouvais-je, pour parler de v&eacute;rit&eacute;, que l&rsquo;approcher, lentement, en &eacute;crivant par fragments, &agrave;-coups, questions.</p> <p>Je suppose seulement ceci: peut-&ecirc;tre, au fond, ce moment dont j&rsquo;ai parl&eacute; au d&eacute;but du texte, ce moment o&ugrave; je me mets &agrave; chercher des r&eacute;ponses, &agrave; explorer les archives des journaux, &agrave; courir apr&egrave;s les documentaires, ce moment o&ugrave; je me mets &agrave; accumuler des faits, &agrave; rechercher &agrave; l&rsquo;ext&eacute;rieur une r&eacute;ponse &agrave; ce qui s&rsquo;agite, peut-&ecirc;tre est-ce pr&eacute;cis&eacute;ment l&agrave;, alors qu&rsquo;il me semble m&rsquo;approcher de quelque chose, le toucher presque, peut-&ecirc;tre est-ce l&agrave; que je m&rsquo;en &eacute;loigne. Ou peut-&ecirc;tre, encore, suis-je au seuil d&rsquo;une chose que je ne suis pas certaine de pouvoir nommer, d&rsquo;avoir le courage d&rsquo;approcher. Une chose, non pas un secret, ou un aveu, mais un lieu, qui deviendrait celui d&rsquo;<em>une</em> v&eacute;rit&eacute;, la mienne, en ad&eacute;quation parfaite, pendant quelques instants seulement, avec moi-m&ecirc;me. Et que toutes mes questions, mes doutes, mes errances &eacute;thiques et philosophiques ne sont que des ruses que je me permets: une mani&egrave;re de me tenir, encore une fois, &agrave; l&rsquo;ext&eacute;rieur des choses, pour ne pas avancer, ne pas toucher, ne pas dispara&icirc;tre.</p> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/fiction-de-la-verite-verite-de-la-fiction#comments ABDELMOUMEN, Mélikah Autofiction Esthétique États-Unis d'Amérique Événement Expérience Fiction KALFUS, Ken Obsession Québec Violence Essai(s) Poésie Roman Wed, 23 Jun 2010 12:26:42 +0000 Annie Dulong 239 at http://salondouble.contemporain.info La rassurante présence des déclassés http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-rassurante-presence-des-declasses <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/paquet-amelie">Paquet, Amélie </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/teen-spirit">Teen Spirit</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/biblio/bye-bye-blondie">Bye Bye Blondie</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><div>&nbsp;</div> <div>&laquo;D&rsquo;un certain point de vue, &ccedil;a m&rsquo;aurait contrari&eacute;e, je veux pas y aller de mon couplet marxiste, mais j&rsquo;aurais pas trouv&eacute; moral qu&rsquo;on &eacute;pargne le seul vrai bourge qu&rsquo;on croise.&raquo;<br /> Virginie Despentes, <em>Baise-moi</em></div> <div>&nbsp;</div> <div>&Agrave; l&rsquo;&eacute;vidence, la lutte des classes dans la litt&eacute;rature tient d&rsquo;une autre &eacute;poque. La th&eacute;orie litt&eacute;raire marxiste est pass&eacute;e de mode, et sans doute nos contemporains esp&egrave;rent-ils que la litt&eacute;rature d&rsquo;aujourd&rsquo;hui se soit enfin d&eacute;barrass&eacute;e des divisions de classe. Comme l&rsquo;explique Frederic Jameson dans la conclusion d&rsquo;<em>Aesthetics and Politics </em>[1977], un livre qui retrace les c&eacute;l&egrave;bres d&eacute;bats &agrave; propos de l&rsquo;esth&eacute;tique de plusieurs penseurs d&rsquo;inspiration marxiste tels que Theodor W. Adorno, Walter Benjamin, Ernst Bloch, Bertolt Brecht et Georg Luk&aacute;cs, l&rsquo;attaque la plus r&eacute;currente et percutante contre les marxistes est celle qui leur reproche l&rsquo;utilisation des classes sociales pour appr&eacute;hender les textes litt&eacute;raires&nbsp;: &laquo;Nothing has, of course, more effectively discredited Marxism than the practice of affixing instant class labels (generally &lsquo;petty bourgeois&rsquo;) to textual or intellectual objects<a name="note1b" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>&raquo;. Le travail de Luk&aacute;cs, qui a notamment contribu&eacute; aux d&eacute;veloppements th&eacute;oriques du concept de m&eacute;diation<a name="note2b" href="#note2a"><strong>[2]</strong></a>, a montr&eacute; la d&eacute;solante r&eacute;ification du monde inh&eacute;rente &agrave; l&rsquo;&oelig;uvre chez les &eacute;crivains naturalistes. D&rsquo;une certaine mani&egrave;re, on reproche &agrave; leur tour aux penseurs marxistes de r&eacute;ifier les individus par l&rsquo;utilisation des classes sociales. Or, Jameson montre que l&rsquo;analyse id&eacute;ologique des discours que d&eacute;fendent les intellectuels marxistes est indissociable d&rsquo;une conception th&eacute;orique des classes sociales. La th&eacute;orie litt&eacute;raire marxiste ne peut pas se passer d&rsquo;une r&eacute;flexion en profondeur &agrave; propos des divisions de classe. Elle ne peut donc pas s&rsquo;en d&eacute;tacher pour plaire &agrave; ses d&eacute;tracteurs. Les penseurs postmodernes, qui nous ont montr&eacute; que les &eacute;tiquettes sont fautives et dangereuses, sont du nombre. Tous les termes qui d&eacute;signent un groupe d&rsquo;individus, comme ceux de &laquo;prol&eacute;taire&raquo; et &laquo;bourgeois&raquo;, sont suspects selon eux, car ils sont trop limit&eacute;s et pas suffisamment nuanc&eacute;s pour d&eacute;crire le monde rempli de diff&eacute;rences qui est le n&ocirc;tre. Dans les deux derniers romans de Virginie Despentes, <em>Teen Spirit</em> [2002] et <em>Bye Bye Blondie </em>[2004], les divisions de classe ne sont pourtant pas d&eacute;su&egrave;tes; elles sont bien au contraire au c&oelig;ur des d&eacute;chirements que vivent les personnages qu&rsquo;ils mettent en sc&egrave;ne. J&rsquo;aimerais r&eacute;fl&eacute;chir &agrave; cette tension importante dans ces romans entre prol&eacute;taire et bourgeois afin de comprendre pourquoi Despentes juge pertinent d&rsquo;utiliser ces nominatifs dans un contexte litt&eacute;raire. Elle tire ces cat&eacute;gories de la culture politique punk de gauche radicale, qui s&rsquo;est compl&egrave;tement r&eacute;appropri&eacute;e le vocabulaire marxiste.</div> <div class="rteright">&nbsp;</div> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Despentes, la parvenue</strong></span></p> <p>En 1998, &agrave; l&rsquo;&eacute;mission culturelle fran&ccedil;aise <em>Le Cercle de minuit</em>, Virginie Despentes est re&ccedil;ue le m&ecirc;me jour que Sophie Calle pour la sortie de leurs derniers livres respectifs. Pour Despentes, il s&rsquo;agit de la parution de <em>Les jolies choses</em>. L&rsquo;animateur tient &agrave; opposer les deux &eacute;crivaines. D&eacute;fendant l&rsquo;id&eacute;e que Calle travaille &agrave; partir de sa vie imaginaire et que Despentes &eacute;crit plut&ocirc;t &agrave; partir de sa vie r&eacute;elle, il dit de Despentes qu&rsquo;elle est l&rsquo;anti-Sophie Calle. Despentes, qui affirme &ecirc;tre devenue &eacute;crivaine &laquo;par inadvertance&raquo;, r&eacute;torque qu&rsquo;elle invente beaucoup au contraire. Elle consid&egrave;re la diff&eacute;rence entre les deux femmes comme une diff&eacute;rence de classe sociale. Sophie Calle, fille de petits bourgeois<a name="note3b" href="#note3a"><strong>[3]</strong></a>, &eacute;crit pour son milieu, un milieu qui conna&icirc;t bien l&rsquo;&eacute;criture, alors que Despentes appartient, au moment o&ugrave; elle r&eacute;dige son premier roman <em>Baise-moi</em> [1993], au monde de ceux qui n&rsquo;&eacute;crivent pas, comme elle l&rsquo;explique &agrave; l&rsquo;animateur : </p> <div class="rteindent1"> <span style="color: rgb(128, 128, 128);">Il y a un courage de ma part, d&rsquo;o&ugrave; je viens, de faire des livres. Il y a un courage comme &ccedil;a, mais &agrave; part &ccedil;a, il n&rsquo;y a rien d&rsquo;autre. [&hellip;] Je ne suis pas rendue compte que j&rsquo;&eacute;tais en train de faire un truc qui n&rsquo;appartenait pas &agrave; ma classe sociale, je ne m&rsquo;en suis pas rendue compte du tout, je m&rsquo;en suis rendue compte une fois que je suis arriv&eacute;e dans une classe sociale nouvelle<a name="note4b" href="#note4a"><strong>[4]</strong></a>.&nbsp; </span><br /> &nbsp;</div> <p>Au tout d&eacute;but de <em>Teen Spirit</em> appara&icirc;t d&rsquo;ailleurs cette id&eacute;e que la parole des bourgeois serait plus l&eacute;gitime que celle des prol&eacute;taires&nbsp;: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> Une jolie voix de femme, tr&egrave;s classe, petit accent de bourge pointu, une fa&ccedil;on de dire les voyelles et de prononcer chaque mot nettement, comme font les gens qui savent qu&rsquo;ils ont le droit au temps de parole et &agrave; l&rsquo;articulation pr&eacute;cieuse, m&rsquo;a tout de suite mis une l&eacute;g&egrave;re gaule. Une voix qui &eacute;voquait le tailleur et les mains bien manucur&eacute;es. (TS, p. 11)</span><br /> &nbsp;</div> <p>La bourgeoise qui t&eacute;l&eacute;phone au narrateur ne parle pas mieux que les autres parce qu&rsquo;elle serait plus &eacute;duqu&eacute;e, mais parce qu&rsquo;elle se sait d&eacute;tenir &laquo;le droit au temps de parole&raquo;, droit qui lui permet de prendre son temps lorsqu&rsquo;elle s&rsquo;exprime et de rendre tous les mots dans l&rsquo;enti&egrave;ret&eacute; de leur forme. Cette voix s&eacute;duit tout autant qu&rsquo;elle d&eacute;go&ucirc;te le narrateur. </p> <p>Sur le plateau de <em>Tout le monde en parle</em>, en 2002, Thierry Ardisson demande &agrave; Despentes&nbsp;: &laquo;Dites-moi, Virginie, vous &ecirc;tes embourgeois&eacute;e ou non?&raquo; On peut d&eacute;celer dans cette question une critique qui viserait &agrave; remettre Despentes &agrave; sa place; elle ne peut plus jouer &agrave; l&rsquo;&eacute;crivaine <em>trash</em> et rebelle si elle appartient d&eacute;sormais au monde des petits bourgeois. La question contient aussi une injonction &agrave; travers la formule &laquo;oui ou non&raquo;&nbsp;: elle impose de faire le point une fois pour toutes sur le statut de &laquo;parvenue&raquo; de l&rsquo;&eacute;crivaine. Pas du tout heurt&eacute;e par la question, Despentes r&eacute;pond&nbsp;sans h&eacute;sitation<a name="note5b" href="#note5a"><strong>[5]</strong></a> : &laquo;Par rapport &agrave; l&rsquo;&eacute;poque de <em>Baise-moi</em> [le roman], oui carr&eacute;ment. C&rsquo;est pas vraiment la m&ecirc;me vie quoi<a name="note6b" href="#note6a"><strong>[6]</strong></a>&raquo;. Pour cette &eacute;mission, elle &eacute;tait d&rsquo;ailleurs habill&eacute;e selon les m&oelig;urs de sa nouvelle classe, tailleur et lunettes s&eacute;rieuses, elle ne s&rsquo;y pr&eacute;sentait pas habill&eacute;e en punk comme elle a pu le faire &agrave; d&rsquo;autres occasions. De toute &eacute;vidence, elle accepte sa nouvelle place dans le monde. Peut-&ecirc;tre d&eacute;&ccedil;u qu&rsquo;elle r&eacute;agisse si bien &agrave; sa question, Ardisson rench&eacute;rit&nbsp;: &laquo;Vous avez l&rsquo;impression d&rsquo;avoir &eacute;t&eacute; r&eacute;cup&eacute;r&eacute;e par le syst&egrave;me? &raquo;. Elle r&eacute;pond le sourire aux l&egrave;vres&nbsp;: &laquo;&nbsp;Non, vu la sortie du film [<em>Baise-moi</em><a name="note7b" href="#note7a"><strong>[7]</strong></a>], &ccedil;a va. Je suis tranquille de ce c&ocirc;t&eacute;-l&agrave;.&raquo; L&rsquo;&eacute;crivaine s&rsquo;est embourgeois&eacute;e peut-&ecirc;tre, mais loin est encore l&rsquo;&eacute;poque o&ugrave; le film <em>Baise-moi</em> fera partie du grand r&eacute;pertoire cin&eacute;matographique bourgeois. La fronti&egrave;re trop mince entre le film d&rsquo;auteur et la pornographie <em>hardcore</em> fait de <em>Baise-moi</em> un film qui r&eacute;siste &agrave; une r&eacute;cup&eacute;ration par le syst&egrave;me. Du moins, pour le moment<a name="note8b" href="#note8a"><strong>[8]</strong></a>. </p> <p>Dans <em>King Kong Th&eacute;orie</em>, essai f&eacute;ministe puissant et important de Despentes, elle donne un exemple bien concret de la parole n&eacute;cessairement irrecevable de certains individus. Elle se r&eacute;f&egrave;re aux sorties m&eacute;diatiques qu'elle a entreprises pour la promotion du film <em>Baise-moi </em>avec Coralie Trinh Thi, ex-porn star et co-r&eacute;alisatrice du film. Elle s'est aper&ccedil;ue que certaines citations de Trinh Thi lui &eacute;taient souvent injustement attribu&eacute;es&nbsp;:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Les uns et les autres tombaient d&rsquo;accord sur un point essentiel&nbsp;: il fallait lui &ocirc;ter [&agrave; Coralie Trinh Thi] les mots de la bouche, lui couper la parole, l&rsquo;emp&ecirc;cher de parler. Jusque dans les interviews, o&ugrave; ses r&eacute;ponses ont souvent &eacute;t&eacute; imprim&eacute;es, mais m&rsquo;&eacute;taient attribu&eacute;es. Je ne focalise pas ici sur des cas isol&eacute;s, mais sur des r&eacute;actions quasi syst&eacute;matiques. Il fallait qu&rsquo;elle disparaisse de l&rsquo;espace public. Pour prot&eacute;ger la libido des hommes, qui aiment que l&rsquo;objet du d&eacute;sir reste &agrave; sa place, c&rsquo;est-&agrave;-dire d&eacute;sincarn&eacute;, et surtout muet<a name="note9b" href="#note9a"><strong>[9]</strong></a>. </span><br /> &nbsp;</div> <p>Entre les deux femmes, l'&eacute;crivaine, nouvellement petite bourgeoise, a plus d&rsquo;autorit&eacute; aupr&egrave;s de la classe dominante que&nbsp; l'ex-porn star. Il est plus logique que ce soit elle qui parle, parce qu'elle est la seule des deux qui a un certain droit &agrave; la parole.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les moins que rien du </strong><em><strong>Lumpenproletariat</strong></em></span></p> <p>Je ne tenterai pas dans ce texte de d&eacute;montrer la validit&eacute; ou l&rsquo;invalidit&eacute; politique des classes sociales aujourd&rsquo;hui. Cependant, pour r&eacute;fl&eacute;chir &agrave; <em>Teen Spirit</em> et &agrave; <em>Bye Bye Blondie</em>, cette question refait n&eacute;cessairement surface. Virginie Despentes, l&rsquo;&eacute;crivaine, aborde le monde autour d&rsquo;elle selon ces divisions de classes, sa sensibilit&eacute; conna&icirc;t cette tension entre prol&eacute;taires et bourgeois. C&rsquo;est &agrave; partir de cette s&eacute;paration que Despentes se positionne. Je l&rsquo;ai montr&eacute; avec l&rsquo;exemple de <em>Tout le monde en parle</em>, c&rsquo;est aussi &agrave; partir des classes sociales qu&rsquo;on s&rsquo;adresse &agrave; elle. Bruno, le narrateur de <em>Teen Spirit</em>, et Gloria, le personnage principal de <em>Bye Bye Blondie</em>, sont tous les deux des prol&eacute;taires. On pourrait m&ecirc;me dire, pire encore, qu&rsquo;ils appartiennent au <em>Lumpenproletariat</em><a name="note10b" href="#note10a"><strong>[10]</strong></a>. Ils sont des rat&eacute;s, des d&eacute;class&eacute;s, des &ecirc;tres totalement sans int&eacute;r&ecirc;t pour le monde bourgeois puisqu&rsquo;ils ne s&rsquo;adaptent m&ecirc;me pas &agrave; la vie de salari&eacute;. Le sc&eacute;nario des deux romans se ressemblent beaucoup, d&rsquo;o&ugrave; l&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t de r&eacute;fl&eacute;chir &agrave; ces livres ensemble. Bruno reprend contact au tout d&eacute;but du roman avec une ancienne amante bourgeoise, Alice Martin, et Gloria revoit un ex-amoureux bourgeois, &Eacute;ric, vingt ans apr&egrave;s leur s&eacute;paration.</p> <p><em>Bye Bye Blondie</em> raconte l&rsquo;histoire d'amour entre Gloria, une &laquo;punkette destroy&raquo; (<em>BBB</em>, p. 95), et &Eacute;ric, un &laquo;skin psychopathe&raquo; (<em>BBB</em>, p. 95), qui se rencontrent, adolescents, dans un h&ocirc;pital psychiatrique alors qu'on tente de les r&eacute;habiliter. Ils partagent &agrave; ce moment le m&ecirc;me mal de vivre, le m&ecirc;me d&eacute;go&ucirc;t devant l&rsquo;obligation de s&rsquo;adapter au syst&egrave;me. Gloria ne c&egrave;de jamais. Pour elle, son d&eacute;go&ucirc;t est bien r&eacute;el, bien trop profond pour que cela passe en vieillissant. Gloria ira jusqu&rsquo;&agrave; s&rsquo;exclure du monde en refusant le travail salari&eacute;, alors qu&rsquo;&Eacute;ric travaillera fort pour s&rsquo;adapter. Il r&eacute;ussit tellement bien qu&rsquo;il devient une vedette du syst&egrave;me, l&rsquo;ic&ocirc;ne s&eacute;duisante de ceux auxquels il refusait jadis de ressembler. Les parents d'&Eacute;ric sont des bourgeois, cette appartenance de son amoureux &agrave; ce milieu la rebute d'embl&eacute;e. Lorsqu'elle visite sa chambre la premi&egrave;re fois, apr&egrave;s qu&rsquo;ils aient tous les deux quitt&eacute; l&rsquo;h&ocirc;pital, elle voit bien leur diff&eacute;rence : &laquo;Cha&icirc;ne hi-fi, collection de disques, magn&eacute;toscope, t&eacute;l&eacute;, jeu vid&eacute;o, consoles, maquettes d'avion. Gloria &eacute;tait touch&eacute;e, en m&ecirc;me temps que catastroph&eacute;e, qu'il n'ait pas honte de l'emmener l&agrave;&raquo; (<em>BBB</em>, p. 97). Comme la voix de la bourgeoise Alice Martin, dans <em>Teen Spirit</em>, qui excite et d&eacute;go&ucirc;te Bruno, Gloria est &agrave; la fois attir&eacute;e et repouss&eacute;e par cette exhibition de sa fortune familiale. Les parents d'&Eacute;ric ne trouvent pas que Gloria est une assez bonne fr&eacute;quentation pour leur fils; ils le menacent donc de l'envoyer dans une &eacute;cole militaire suisse s'il continue de la voir. Il d&eacute;cide alors de quitter la maison. </p> <p>Avec Gloria, il part en cavale dans la France &agrave; la recherche de concerts punk. Au cours du voyage, les amoureux sont arr&ecirc;t&eacute;s par la police. Dans les romans de Despentes, on ne fait jamais un bon accueil aux policiers. Il faut dire que ses personnages sont souvent des parias, ils sont de ceux qui connaissent de pr&egrave;s la violence que peuvent exercer les forces de l'ordre au nom du maintien des privil&egrave;ges des mieux nantis. Dans une sc&egrave;ne du roman <em>Baise-moi</em>, par exemple, Manu est t&eacute;moin d&rsquo;un accident. Elle veut sauver la victime, Karla : &laquo;Elle appelle les pompiers dans la foul&eacute;e ; les flics, elle n&rsquo;a pas trop confiance parce qu&rsquo;elle parle trop mal. Mais les pompiers lui inspirent davantage confiance<a name="note11b" href="#note11a"><strong>[11]</strong></a>&raquo;. Manu se sent condamn&eacute;e d&rsquo;avance, elle ne peut demander l&rsquo;aide des policiers en toute confiance parce qu&rsquo;elle ne ma&icirc;trise pas correctement le langage, le langage de ceux au secours desquels on vient. Apr&egrave;s la nuit que Gloria et &Eacute;ric passent en prison, ils sont s&eacute;par&eacute;s. Les policiers, qui jugent le fils de bourgeois inad&eacute;quat pour la vie de punk, d&eacute;cident de le remettre &agrave; ses parents. Du jour au lendemain, Gloria se retrouve seule. Elle ne peut plus prendre contact avec lui. </p> <p>&Eacute;ric et Gloria se retrouvent vingt ans plus tard. Non seulement &Eacute;ric est-il devenu un bourgeois, il est en plus une star de la t&eacute;l&eacute;vision, l&rsquo;animateur en vue d&rsquo;une &eacute;mission culturelle. Malgr&eacute; tout ce succ&egrave;s, il est malheureux et veut revoir Gloria. Il sait que sa nouvelle vie la d&eacute;go&ucirc;te, mais il recherche son aversion. Il d&eacute;sire pr&egrave;s de lui cette femme qui rejette son m&eacute;tier plus que toutes les autres. Il a toujours aim&eacute; cette col&egrave;re immense qu&rsquo;elle porte en elle. Lors de leurs premi&egrave;res rencontres, &Eacute;ric lui a dit&nbsp;: &laquo;Moi, je ne m'&eacute;nerve jamais. J'aimerais beaucoup que &ccedil;a m'arrive.&raquo; (<em>BBB</em>, p. 67) Il a besoin de sa col&egrave;re pour survivre. La narratrice de <em>Bye Bye Blondie</em> ne critique pas les divisions sociales, elle se les approprie totalement. Elle explique les probl&egrave;mes qu&rsquo;elle vit avec &Eacute;ric &agrave; partir d&rsquo;une incompatibilit&eacute; de classe, qu&rsquo;ils tentent de surmonter pour vivre ensemble<a name="note12b" href="#note12a"><strong>[12]</strong></a>.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L&rsquo;&eacute;tonnant destin d&rsquo;un rat&eacute;</strong></span></p> <p>Comme je l&rsquo;&eacute;crivais, dans <em>Teen Spirit</em>, Despentes construit le sc&eacute;nario similaire. Au tout d&eacute;but du roman, Bruno re&ccedil;oit un appel d&rsquo;une ancienne amante qui lui apprend qu&rsquo;elle a eu un enfant de lui. N&rsquo;&eacute;tant plus capable de contr&ocirc;ler sa fille qui veut &agrave; tout prix conna&icirc;tre son p&egrave;re, Alice fait ce qu&rsquo;elle croyait jusqu&rsquo;alors impensable, elle propose &agrave; Bruno d&rsquo;entrer dans leur vie en rencontrant sa fille. La jeune adolescente est ravie, elle aime ce p&egrave;re que sa m&egrave;re lui avait pr&eacute;sent&eacute; comme un &laquo;clodo&raquo; (<em>TS</em>, p. 81); la pr&eacute;sence n&eacute;gative de Bruno, qui est tout le contraire de sa m&egrave;re, l&rsquo;enchante. Au grand dam d&rsquo;Alice, qui esp&egrave;re que cette folie &ndash;celle de faire de Bruno un p&egrave;re&ndash; ne se prolonge pas trop longtemps, Bruno se r&eacute;v&egrave;le plut&ocirc;t dou&eacute; dans son r&ocirc;le&nbsp;: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Alice &eacute;tait d&eacute;&ccedil;ue que j&rsquo;arrive &agrave; l&rsquo;heure, en pleine forme et de bonne humeur. Elle s&rsquo;&eacute;tait fait une id&eacute;e de moi&nbsp;: zonard, incapable, pas fiable et caract&eacute;riel. Reposant sur de vieilles images, et sur un fantasme de bad boy. C&rsquo;&eacute;tait ce genre de bourge, d&eacute;&ccedil;ue que je ne sois plus destroy. Elle avait toutes ses dents, ses cheveux bien brillants et sa peau bien soign&eacute;e, mais, pour le folklore, elle aurait bien voulu d&rsquo;un punk tra&icirc;nant dans ses barrages. (<em>TS</em>, p. 128)</span><br /> &nbsp;</div> <p>Elle n&rsquo;a aucune envie de conna&icirc;tre ce Bruno transform&eacute; qui prend ses responsabilit&eacute;s et qui s&rsquo;occupe avec joie de sa fille. Comme sa fille et comme &Eacute;ric dans <em>Bye Bye Blondie</em>, Alice recherche elle aussi dans sa vie une pr&eacute;sence n&eacute;gative. On aime les rat&eacute;s &agrave; leur place, dans leur r&ocirc;le bien rassurant et apaisant de perdant. </p> <p>&Agrave; la fin de <em>Teen Spirit</em>, un &eacute;v&eacute;nement ext&eacute;rieur &agrave; la vie des protagonistes survient&nbsp;: les tours du World Trade Center tombent, d&eacute;truisant au passage le monde financier sur lequel repose la vie d&rsquo;Alice. Despentes propose ainsi sa lecture &agrave; la sauce anticapitaliste du 11 septembre 2001, mais tr&egrave;s efficacement elle nuance son portrait. Devant l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement qui bouleverse Alice, Bruno devient subitement une pr&eacute;sence r&eacute;confortante, il lui permet de reposer ses craintes sur quelqu&rsquo;un. Confront&eacute; &agrave; un &eacute;v&eacute;nement tragique, Bruno est plus r&eacute;sistant qu&rsquo;Alice, plus apte qu&rsquo;elle &agrave; s&rsquo;adapter aux bouleversements du monde&nbsp;: &laquo;Je faisais partie des gens mal adapt&eacute;s que les situations de chaos remettaient paradoxalement en phase&raquo; (TS, p. 221) Personne n&rsquo;est pr&eacute;par&eacute; &agrave; &ecirc;tre confront&eacute; &agrave; un &eacute;v&eacute;nement, un &eacute;v&eacute;nement est toujours de trop, toujours impr&eacute;visible. Judith Butler situe bri&egrave;vement de fa&ccedil;on th&eacute;orique, dans un passage du <em>Pouvoir des mots</em> [1997], l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement traumatique et le trauma social&nbsp;:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">L&rsquo;&eacute;v&eacute;nement traumatique est une exp&eacute;rience prolong&eacute;e qui &eacute;chappe [<em>defies</em>] &agrave; la repr&eacute;sentation et la propage simultan&eacute;ment. Le trauma social prend la forme non d&rsquo;une structure qui se r&eacute;p&egrave;te m&eacute;caniquement, mais plut&ocirc;t celle d&rsquo;une suj&eacute;tion continuelle, celle de la remise en sc&egrave;ne de l&rsquo;injure par des signes qui &agrave; la fois oblit&egrave;rent et rejouent la sc&egrave;ne<a name="note13b" href="#note13a"><strong>[13]</strong></a>. </span><br /> &nbsp;</div> <p>L&rsquo;&eacute;v&eacute;nement est un ph&eacute;nom&egrave;ne, au sens philosophique, qui n&rsquo;est jamais &agrave; l&rsquo;arr&ecirc;t. Il est fuyant, comme l&rsquo;&eacute;crit Butler, et cette fuite, hors de l&rsquo;imm&eacute;diate repr&eacute;sentation, lui permet de prolonger son insaisissable bouleversement. Le d&eacute;class&eacute;, victime d&rsquo;un certain trauma social, est celui qui a r&eacute;ussi &agrave; survivre &agrave; sa mani&egrave;re aux violences de ce monde qui l&rsquo;exclut. Peut-&ecirc;tre cette exp&eacute;rience lui donne-t-elle quelque chose de plus pour tenir le coup face &agrave; une grande catastrophe ? C&rsquo;est ce que la finale de <em>Teen Spirit</em> donne &agrave; r&eacute;fl&eacute;chir. Les deux derniers romans de Despentes nous r&eacute;v&egrave;lent ainsi une v&eacute;rit&eacute; &agrave; la fois belle et horrible&nbsp;: on a besoin des marginaux, des d&eacute;class&eacute;s, pour survivre. </p> <hr /> <br /> <strong><a name="note1a" href="#note1b">[1]</a> </strong>Frederic Jameson, &laquo;Reflections in Conclusion&raquo;, in Theodor W. Adorno, Walter Benjamin, Ernst Bloch, Bertolt Brecht et Georg Luk&aacute;cs, <em>Aesthetics and Politics</em>, coll. &laquo;Radical Thinkers&raquo;, London-New York, Verso, 2007, p. 201.<strong><br /> <a name="note2a" href="#note2b">[2]</a> </strong>Au sens marxiste, la &laquo;m&eacute;diation&raquo; est le concept qui permet d&rsquo;expliquer que le sujet n&rsquo;est en contact directement avec la nature. Il n&rsquo;y a pas d&rsquo;imm&eacute;diatet&eacute; entre la conscience historique du sujet et sa position dans le monde.<strong>&nbsp; <br /> <a name="note3a" href="#note3b">[3]</a> </strong>L&rsquo;expression &laquo;petits bourgeois&raquo; est aussi tir&eacute;e du vocabulaire marxiste. Elle sert &agrave; d&eacute;signer la classe moyenne qui est plus libre que les prol&eacute;taires puisqu&rsquo;elle poss&egrave;de un certain contr&ocirc;le sur ses moyens de production, sans &ecirc;tre &laquo;propri&eacute;taire&raquo; ou &laquo;dirigent d&rsquo;entreprise&raquo; comme le bourgeois. Le p&egrave;re de Calle, par exemple, est m&eacute;decin.<br /> <a name="note4a" href="#note4b"><strong>[4]</strong></a><strong> </strong>J&rsquo;ai visionn&eacute; l&rsquo;extrait de l&rsquo;&eacute;mission en ligne &agrave; cette adresse url&nbsp;: <a href="http://www.ina.fr/art-et-culture/litterature/video/I08007295/virginie-despentes-invitee-au-cercle-de-minuit.fr.html" title="http://www.ina.fr/art-et-culture/litterature/video/I08007295/virginie-despentes-invitee-au-cercle-de-minuit.fr.html">http://www.ina.fr/art-et-culture/litterature/video/I08007295/virginie-de...</a> [consult&eacute; le 17 juin 2010]<br /> <a name="note5a" href="javascript:void(0);/*1276790150881*/"><strong>[5]</strong></a> Enfin, on le suppose en regardant l&rsquo;&eacute;mission. S&rsquo;il y a eu une h&eacute;sitation, elle fut coup&eacute;e au montage! <br /> <a name="note6a" href="#note6b"><strong>[6]</strong></a> J&rsquo;ai visionn&eacute; l&rsquo;extrait de l&rsquo;&eacute;mission en ligne &agrave; cette adresse url&nbsp;: <a href="http://fr.truveo.com/virginie-despentes-pour-la-sortie-de-son-roman/id/1846747682" title="http://fr.truveo.com/virginie-despentes-pour-la-sortie-de-son-roman/id/1846747682">http://fr.truveo.com/virginie-despentes-pour-la-sortie-de-son-roman/id/1...</a> [consult&eacute; le 17 juin 2010]<br /> <a name="note7a" href="#note7b"><strong>[7]</strong></a><strong> </strong>Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi, <em>Baise-moi</em>, France, 2000, 77 minutes.<strong> <br /> </strong><a name="note8a" href="#note8b"><strong>[8] </strong></a>Marie-H&eacute;l&egrave;ne Bourcier, qui fait de <em>Baise-moi</em> le grand film de la th&eacute;orie f&eacute;ministe queer, en r&eacute;sume efficacement l&rsquo;enjeu : &laquo; Baise moi veut dire &agrave; la fois Fuck me ! et Fuck off ! C&rsquo;est l&agrave; que r&eacute;side la prouesse du film&nbsp;: constituer une resignification op&eacute;r&eacute;e par des femmes, f&eacute;ministe et politique, qui ne fait pas l&rsquo;&eacute;conomie de la sexualit&eacute;&raquo;. Tant que le film constituera une &laquo;&nbsp;resignification &raquo; inacceptable aux yeux du monde, il continuera, selon elle, de r&eacute;sister &agrave; sa r&eacute;cup&eacute;ration. Marie-H&eacute;l&egrave;ne Bourcier, <em>Queer zones. Politiques des identit&eacute;s sexuelles, des repr&eacute;sentations et des savoirs</em>, Paris, Balland, 2001, p. 26. <strong><br /> </strong><a name="note9a" href="#note9b"><strong>[9] </strong></a>Virginie Despentes, <em>King Kong th&eacute;orie</em>, Paris, Le livre de poche, 2007 [2006], p. 97.<strong><br /> </strong><a name="note10a" href="#note10b"><strong>[10]</strong></a><strong> </strong>Le <em>Lumpenproletariat</em>, selon le terme de Marx, qu&rsquo;on traduit en fran&ccedil;ais par &laquo;sous-prol&eacute;tariat&raquo;, signifie litt&eacute;ralement en allemand&nbsp;: le prol&eacute;tariat en haillons. <strong><br /> </strong><a name="note11a" href="#note11b"><strong>[11]</strong></a><strong>&nbsp;</strong>Virginie Despentes, <em>Baise-moi</em>, Paris, J&rsquo;ai lu, 1994 [2000], p. 68.<strong><br /> </strong><a name="note12a" href="#note12b"><strong>[12]</strong></a><strong> </strong>Il s&rsquo;agit aussi d&rsquo;un conflit homme-femme. J&rsquo;ai choisi de ne pas lire le roman sous cet angle. D&rsquo;abord, bien qu&rsquo;il s&rsquo;agisse d&rsquo;un th&egrave;me tr&egrave;s important chez Despentes, elle le d&eacute;veloppe plus efficacement dans <em>Baise-moi</em>, <em>Les chiennes savantes</em> et <em>Les jolies choses</em>. Aussi, dans la version cin&eacute;matographique de <em>Bye Bye Blondie</em> qui serait actuellement en cours de tournage, Despentes a remplac&eacute; &Eacute;ric par une femme, soulignant ainsi l&rsquo;aspect secondaire du conflit homme-femme dans le r&eacute;cit.<strong><br /> </strong><a name="note13a" href="#note13b"><strong>[13]</strong></a><strong> </strong>Judith Butler, <em>Le pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif</em>, Paris, Amsterdam, 2004, p. 59. <br /> <strong> <p></p></strong> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-rassurante-presence-des-declasses#comments BOURCIER, Marie-Hélène BUTLER, Judith CALLE, Sophie Communisme Culture populaire DESPENTES, Virginie Engagement Événement Féminisme France Idéologie JAMESON, Frederic Luttes des classes MARX, Karl Marxisme Politique Sociocritique Roman Thu, 17 Jun 2010 15:20:59 +0000 Amélie Paquet 236 at http://salondouble.contemporain.info Un bourgeois en proie aux événements http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-bourgeois-en-proie-aux-evenements <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/paquet-amelie">Paquet, Amélie </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/d-ou-viens-tu-berger">D’où viens-tu, berger?</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><em>Mon troupeau, mon troupeau de milliers de milliers de moutons d&eacute;ferle en moi&hellip; et je bous d&rsquo;une violente r&eacute;conciliation avec le </em>monde<em>. De mes propres mains, je me suis p&eacute;tri, p&eacute;tri &agrave; en c&eacute;l&eacute;brer la sortie du nihilisme.</em> (p. 252)</span></p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>La vie au sein de la violence pastorale</strong></span><strong><br /> </strong></p> <p align="justify">En lisant les p&eacute;rip&eacute;ties de sa douce en train d&rsquo;&eacute;gorger des moutons en France, le narrateur de <em>D&rsquo;o&ugrave; viens-tu, berger?</em> r&ecirc;ve &agrave; son tour d&rsquo;&eacute;pouser l&rsquo;&eacute;toffe du berger. Puisqu&rsquo;on entre dans le terroir comme on entre en religion, il lui faut se d&eacute;faire de tout. Il accepte gaiement et quitte sa vie paisible de jeune professionnel en publicit&eacute; pour la Provence. Un Qu&eacute;b&eacute;cois retourne &agrave; la terre, et &ccedil;a se passera dans les montagnes fran&ccedil;aises. La qu&ecirc;te tant souhait&eacute;e s&rsquo;offre &agrave; lui avec ses emb&ucirc;ches et ses r&eacute;compenses. Il peine, travaille fort et arrive &agrave; obtenir le paradis: son troupeau de moutons en montagne. La tranquillit&eacute; n&rsquo;est que de courte dur&eacute;e, mais pour un jeune h&eacute;ros de la terre, tous les d&eacute;fis sont bons. Le loup vient de surgir. La panique s&rsquo;installe en montagne et les cadavres de moutons se multiplient. &laquo;Vais-je abdiquer? Me rendre &agrave; l&rsquo;&eacute;vidence que je ne suis qu&rsquo;un id&eacute;aliste de l&rsquo;ovin? (p. 120)&raquo; L&rsquo;id&eacute;al n&rsquo;a pas de prix et se nourrit, malgr&eacute; tout, de ses d&eacute;ceptions. Le narrateur reste donc en poste, savourant la solitude des hauteurs.</p> <p align="justify">Le roman relate en d&eacute;tail la transition de sa vie de professionnel &agrave; sa vocation de berger. Il apprend le m&eacute;tier sur le tas, &agrave; la dure. M&ecirc;me s&rsquo;il raconte avec un soin particulier les transformations, souvent brutales, du monde pastoral fran&ccedil;ais contemporain, sa nouvelle vie est toujours plus enviable que la pr&eacute;c&eacute;dente et elle lui offre enfin une occasion de se consacrer &agrave; l&rsquo;&eacute;criture :</p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">La prop&eacute;deutique au pr&eacute; se poursuit, chaque jour, dans des t&acirc;ches manuelles rudes, des risques de blessures, et de l&rsquo;enfermement toujours plus loin, toujours plus profond, en moi-m&ecirc;me, un retrait face &agrave; l&rsquo;hostilit&eacute; des violences faites aux moutons, des crises de rage du patron et de l&rsquo;antipathie croissante de Mohamed, qui voit bien les limites de mes capacit&eacute;s manuelles, et surtout que je ne l&rsquo;ai pas pris pour mentor. Je persiste, car il va n&eacute;cessairement y avoir la r&eacute;compense de la garde, de partir seul au loin en tirant mille brebis. Et le soir, cette vive lumi&egrave;re rena&icirc;t en moi, celle de la force de l&rsquo;&eacute;criture, celle d&rsquo;une transcendance permanente au monde. (p. 88-89)</span></p> <p align="justify">Si l&rsquo;apprentissage du m&eacute;tier fut d&eacute;j&agrave; bien ardu pour le Qu&eacute;b&eacute;cois en exil, l&rsquo;&eacute;pisode des loups sera le point culminant de son s&eacute;jour qui d&eacute;terminera son d&eacute;sir de se consacrer tout entier &agrave; sa vocation. &nbsp;<br /> &nbsp;<br /> <strong> </strong><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>La relation au pass&eacute;<br /> </strong></span></p> <p align="justify">On pourrait voir dans ce d&eacute;part une qu&ecirc;te initiatique, un retour vers un pass&eacute; perdu. Le titre du livre nous invite &agrave; cette lecture. Et pourtant notre jeune berger n&rsquo;a que faire de la m&eacute;moire! En quittant le Qu&eacute;bec, il diss&eacute;mine sa biblioth&egrave;que : &laquo;Les biblioth&egrave;ques et leur orgueil vertical m&rsquo;ont toujours rebut&eacute; &ndash; quand j&rsquo;ai &eacute;lagu&eacute; la mienne dans le d&eacute;part pour la montagne, j&rsquo;ai eu le sentiment de me d&eacute;partir de kilos de m&eacute;moire en trop, de l&acirc;cher prise face &agrave; un absolu platonicien attard&eacute;.&raquo; (p. 202) Ses livres se perdent. Il n&rsquo;apportera rien. On voudrait le voir surgit de temps ancestraux, mais ce berger vient peut-&ecirc;tre tout simplement de nulle part. Il &eacute;merge avec la lettre de son amoureuse au d&eacute;but du r&eacute;cit. Il admire un pastoral qui nous para&icirc;t s&rsquo;attacher davantage &agrave; un absolu qu&rsquo;&agrave; la tradition. Il est d&rsquo;ailleurs lui-m&ecirc;me sans histoire. Un corps en proie aux &eacute;v&eacute;nements, c&rsquo;est ce qu&rsquo;il devient. Il est aussi un berger archiviste qui conserve des traces de sa vie dans un blogue o&ugrave; il laisse des marques de son parcours. Il se r&eacute;clame des philosophes et affine sa relation avec Nietzsche et Cioran en montagne. M&ecirc;me cette r&eacute;surgence de lectures pass&eacute;es ne restaure pas compl&egrave;tement son lien avec la m&eacute;moire, le berger ne r&eacute;pond plus qu&rsquo;aux mouvements du corps. Il travaille &agrave; rendre son corps et son esprit disponibles aux &eacute;v&eacute;nements qui pourraient s&rsquo;offrir &agrave; lui. Dans ce monde o&ugrave; tout se r&eacute;sout d&rsquo;un coup d&rsquo;opinel, autant le mouton &agrave; abattre que le saucisson &agrave; trancher, il est toujours pr&ecirc;t &agrave; ce que surgisse enfin dans sa vie de v&eacute;ritables &eacute;v&eacute;nements.</p> <p align="justify">L&rsquo;ancien publicitaire veut vivre en montagne loin des c&eacute;l&eacute;brations de son &eacute;poque, et ce, m&ecirc;me si la quatri&egrave;me de couverture nous annonce avec enthousiasme le caract&egrave;re festif du roman. En se d&eacute;tachant de l&rsquo;Histoire, il sort de sa soci&eacute;t&eacute; et du m&ecirc;me coup de l&rsquo;industrie culturelle d&eacute;crite par Adorno et Horkheimer dans <em>La Dialectique de la raison</em><a name="note1" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>. Le narrateur en trouvant une nouvelle fa&ccedil;on de vivre &eacute;chappe au mode d&rsquo;existence impos&eacute; par son monde qu&rsquo;il a quitt&eacute;. Le livre d&rsquo;Adorno et Hokheimer ne critique pas seulement la culture telle qu&rsquo;elle s&rsquo;est transform&eacute;e &agrave; l&rsquo;&egrave;re industrielle. Les philosophes de l&rsquo;&Eacute;cole de Francfort, en exil aux &Eacute;tats-Unis pendant la publication de l&rsquo;ouvrage, d&eacute;crivent aussi, et c&rsquo;est leur projet principal, leur soci&eacute;t&eacute; enti&egrave;re o&ugrave; les industries culturelles maintiennent l&rsquo;homme dans un &eacute;tat d&rsquo;ali&eacute;nation. L&rsquo;industrie culturelle constitue &mdash;voil&agrave; bien la grande catastrophe contemporaine&mdash; ce monde dans lequel survivent des &ecirc;tres qui ont perdu les composantes bien simples et fondamentales de leur humanit&eacute;. En regardant par la fen&ecirc;tre, l&rsquo;humain d&rsquo;aujourd&rsquo;hui ne peut plus penser par lui-m&ecirc;me, comme il le faisait autrefois, il ne sait plus r&ecirc;ver<a name="note2" href="#note2a"><strong>[2]</strong></a>.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>L&rsquo;amorce d&rsquo;une r&eacute;conciliation avec le monde</strong></span></p> <p align="justify">En sortant de sa soci&eacute;t&eacute;, le berger retrouve ce que la raison a perdu des mythes, il retrouve la capacit&eacute; de penser par lui-m&ecirc;me. De ce point de vue seulement le roman devient une qu&ecirc;te des origines. Ce n&rsquo;est pas la qu&ecirc;te d&rsquo;un individu, mais celle des hommes r&eacute;ifi&eacute;s de l&rsquo;industrie culturelle qui ne sont pas ma&icirc;tres de leur destin puisqu&rsquo;ils ont depuis longtemps perdu toute conscience de la relation entre le g&eacute;n&eacute;ral et le particulier et de celle entre l&rsquo;homme et la nature. Comme Ulysse &mdash;le premier h&eacute;ros bourgeois&mdash;, le narrateur de <em>D&rsquo;o&ugrave; viens-tu, berger?</em> a la possibilit&eacute; de s&rsquo;encha&icirc;ner de son propre gr&eacute;, &agrave; l&rsquo;alcool par exemple. Il ne subit toutefois plus les flux incessants de l&rsquo;industrie culturelle et du monde capitaliste, comme celui de la publicit&eacute;, qui permet de se croire libre au sein d&rsquo;une soci&eacute;t&eacute; qui n&rsquo;offre aucune r&eacute;elle possibilit&eacute; de libert&eacute; pour l&rsquo;&ecirc;tre humain. Ce qui le surprend le plus en montagne, c&rsquo;est la violence des bergers. Puisqu&rsquo;il a tourn&eacute; le dos &agrave; un monde o&ugrave; la barbarie est si pr&eacute;sente qu&rsquo;on ne la voit plus, il d&eacute;couvre une capacit&eacute; nouvelle &agrave; s&rsquo;&eacute;tonner de la violence. R&eacute;primant doublement la vie, l&rsquo;industrie culturelle en cache le caract&egrave;re affirmatif tout autant que n&eacute;gatif. Le regard neuf, le berger entrevoit la promesse d&rsquo;une libert&eacute; pour l&rsquo;homme aupr&egrave;s de ses moutons. En montagne, l&rsquo;ancien bourgeois pourrait, s&rsquo;il le d&eacute;sirait, s&rsquo;attacher et entendre le chant des sir&egrave;nes. Il ferait ainsi face &agrave; une exp&eacute;rience vraie de laquelle il ressentirait &agrave; la fois le plaisir et la douleur. Il ne s&rsquo;agirait pas alors d&rsquo;un retour vers les origines, mais d&rsquo;un monde qui recommencerait.<br /> &nbsp;<a name="note1a" href="#note1"><br /> 1</a>Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, <em>La Dialectique de la raison</em>, coll. &laquo;Tel&raquo;, Paris, Gallimard, 1983, 281 pages.<br /> <a name="note2a" href="#note2">2</a>Le 20 janvier dernier, j&rsquo;ai entendu, dans un reportage sur le Salon de l&rsquo;auto 2009 au t&eacute;l&eacute;journal de Radio-Canada, un critique automobile s&rsquo;exclamer avec tout l&rsquo;enthousiasme de son innocence : &laquo;&Ccedil;a sera enfin l&rsquo;occasion de r&ecirc;ver!&raquo;. Le r&ecirc;ve dans l&rsquo;industrie culturelle, celui que le narrateur cherche &agrave; tout prix &agrave; fuir, est pr&eacute;cis&eacute;ment offert en payant et se d&eacute;pla&ccedil;ant pour voir les publicit&eacute;s formidables des derni&egrave;res voitures produites par les constructeurs automobiles. &Agrave; cet &eacute;gard, il importe de citer une phrase d'Adorno tir&eacute;e de <em>Le caract&egrave;re f&eacute;tiche dans la musique et la r&eacute;gression de l'&eacute;coute</em>: &laquo;Il suffit des mots: &quot;C'est une Rolls Royce&quot;, prononc&eacute;s au moment du saint sacrement de la grande messe automobile pour que tous les hommes deviennent fr&egrave;res.&raquo; (Theodor W. Adorno, <em>Le caract&egrave;re f&eacute;tiche dans la musique et la r&eacute;gression de l'&eacute;coute,</em> Paris, Allia, 2003, p. 32.)</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-bourgeois-en-proie-aux-evenements#comments ADORNO, Theodor W. Événement Expérience HORKHEIMER, Max LEFEBURE, Mathyas Origine Politique Québec Roman Wed, 11 Feb 2009 17:16:00 +0000 Amélie Paquet 70 at http://salondouble.contemporain.info