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frUne violente mélancolie
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<a href="/equipe/lefort-favreau-julien">Lefort-Favreau, Julien</a> </div>
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<a href="/biblio/kampuch-a">Kampuchéa</a> </div>
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<p><em>Kampuchéa</em> naît d’une fascination ancienne chez Patrick Deville pour les aventuriers et pour les voyages dans les pays éloignés et peu connus, de préférence des anciennes colonies ou des dictatures bureaucratiques sur le déclin. On devine donc que c’est autant du récit de voyage que du reportage politique que tient ce nouvel ouvrage, qui fait suite à<em> Pura Vida. Vie & mort de William Walker</em> (2004), <em>La tentation des armes à feu</em> (2006) et <em>Équatoria</em> (2009). Après avoir traîné ses carnets en Amérique du Sud, en Amérique centrale et en Afrique, il rend compte dans <em>Kampuchéa</em> d’un voyage en Asie du Sud-est, l’Indochine de jadis, plus particulièrement au Cambodge où il s’arrête longuement. Prenant une distance ironique avec le pèlerinage mondain où le voyageur marche sur les traces de ses prédécesseurs afin de renouer avec l’atmosphère du bon vieux temps de l’ère coloniale, Deville est plutôt préoccupé par les traces des conflits du passé dans les tensions politiques du présent.<br /><br />Le nouveau volet de cette «petite entreprise braudelienne» (68) a comme ambition de mettre au jour les rapports de proximité entre la France et le Cambodge. Mais derrière cette visée quelque peu didactique se dessine un plan nettement plus retors. Avec comme prétexte officiel d’assister aux récents procès des Khmers rouges, Deville en profite plutôt pour monter ce «roman», bric à brac baroque constitué de cinquante-quatre courts chapitres présentant en alternance biographies réelles ou à demi imaginaires, considérations autobiographiques, références littéraires (Conrad, Loti, Malraux, Greene, Lowry), cinématographiques (Mankiewicz, Coppola), notes de voyage et stratégies géopolitiques. Partant de l’explorateur Henri Mouhot<strong><a href="#note1a">[1]</a></strong><a name="note1"></a>, dont la découverte des temples d’Angkor en 1860 marque l’année-zéro de ce récit, Deville reconstitue les différentes guerres d’Indochine, les voyages d’un géographe sous la colonisation, puis les années de jeunesse des principaux Khmers rouges à Paris au début des années cinquante, pour finalement aboutir aux fameux procès qui ont récemment attiré l’attention sur le Cambodge. Partant d’un premier postulat assez simple, qui vise à regarder les événements d’actualité avec un léger recul historique, il se garde bien de donner une «explication» à de telles associations, sinon que les récents procès auxquels il assiste n’ont de sens que si on les soumet à une mise en perspective «dans une durée moyenne, sur un siècle et demi» (143). Du milieu du dix-neuvième siècle jusqu’au début du vingt et unième, il y aurait une seule période historique que Deville tente de saisir comme une entité organique.</p>
<p><span style="color:#808080;"><strong>La tentation des armes à feu</strong></span><br /><br />Ce ne sont pas les sentiers balisés qui intéressent Patrick Deville, mais il n’a pas non plus l’âme de l’explorateur; il aime bien repasser là où d’autres ont laissé des marques, marques visibles, mais sur le point de s’effacer. Devant l’impossibilité d’arpenter de nouveaux territoires comme le faisaient les cartographes du dix-neuvième siècle, il se voit contraint de marcher dans leurs pas et d’observer les changements du monde. Il tente donc de saisir la grande Histoire en la personnalisant, en l’incarnant dans les hommes l’ayant façonnée, car «une vie d’homme de durée moyenne est un bon instrument pour mesurer l’Histoire» (22). Mais à quelle mesure peut-on soumettre le bloc monolithique de l’histoire? Il s’agit de jauger son poids, son pouvoir, la façon dont elle broie les hommes, les innocents comme ceux qui ont eu «la tentation des armes à feu» (72). Cette tentation est insistante dans l’œuvre de Deville. Toutefois, à la ferveur révolutionnaire, se mêle aussi un goût tout rimbaldien pour une sortie de la littérature. «Souvent, les écrivains, à l’inverse, voudraient agir, peser sur l’Histoire, la marche du monde, ou brasser des millions, quitter le labeur du papier. Vendre des armes en Abyssinie. Souvent les écrivains pourtant ne savent qu’écrire. Bons qu’à ça» (69). Les récits de voyage auxquels se livre Deville apparaissent donc comme un retrait du monde, le choix d’une posture d’observateur qui témoigne d’un manque de foi quant à la possibilité de «peser sur l’Histoire» (69). Le fantasme de l’Abyssinie trahit une sorte d’impensé: faut-il préciser qu’il existe une grande différence entre vendre des armes et les utiliser?<br /><br />À la fin des années soixante, plusieurs militants de la Gauche Prolétarienne, afin de mieux se mesurer au mouvement de l’histoire, décident d’aller travailler en usine, et de suivre l’injonction de Mao qui invitait à brûler les livres et à se fondre dans les masses. Ce postulat anti-autoritaire visait à invalider l’idée que les intellectuels peuvent enseigner aux masses la conscience de leur domination. Deux amis de l’auteur, les frères Olivier et Jean Rolin ont d’ailleurs fait récit de ce moment singulier de l’histoire politique française<strong><a href="#note2a" name="note2">[2]</a></strong>. Cette amitié, loin d’être anecdotique, semble indiquer une filiation à la fois littéraire et politique. Ainsi, si Deville est trop jeune pour avoir milité dans la GP (il est né en 1957), il est néanmoins l’héritier de cette conception de la littérature. Mais cette sortie de la littérature est une arme à deux tranchants, une tentation doublée d’un danger. Et si Deville peut doucement fantasmer sur la possibilité pour l’écrivain de sortir de l’inaction de l’écriture, les Khmers rouges, eux, peuvent provoquer une réelle disparition de la littérature. Pol Pot a lu <em>Une saison en enfer </em>et dès qu’il prend le pouvoir, il en interdit la publication. La pulsion révolutionnaire de la <em>tabula rasa</em> se manifeste par une disparition du papier, de l’écrit, des traces que la littérature peut laisser. Les seules traces écrites du régime de Pol Pot sont les retranscriptions des interrogatoires des prisonniers politiques. Ce péril semble alimenter chez Deville un certain scepticisme face à la volonté «d’agir sur le monde». Il ne contribue pas à la «marche du monde», il la regarde, décidant finalement de ne pas «sortir» de la littérature. En effet, observateur détaché, quelque peu dandy avec ses goûts pour les alcools forts, il se livre à l’exercice quotidien de la lecture de journaux et c’est entre autres par cette lorgnette qu’il observe le monde. Comme dans ses autres livres, c’est souvent par des faits divers (par exemple: la suffocation de David Carradine par autostrangulation érotique) ou par les événements politiques du présent que Deville accède à l’histoire. Loin d’une méthode historienne rigoureuse, l’observation des mœurs de ses contemporains et ses lectures souvent inusitées le font pénétrer les rouages de l’histoire. Il y entre par la petite porte, posture édictée par son peu de foi dans la possibilité pour les écrivains d’avoir un impact sur le cours des événements. Le désenchantement qui suit l’échec des entreprises collectivistes semble se transformer carrément en méfiance du politique.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Les deux corps de Pol Pot</strong></span><br /><br />La mise en scène de la mort (ridicule) de David Carradine fait écho à celles, historiquement plus importantes, de Che Guevara ou de Pol Pot. Dans notre époque «plus warholienne qu’hegelienne» (107), les rois ont encore et toujours deux corps. Or, l’opposition ancienne entre corps réel et corps dynastique est ici soumise à une étrange mutation, Deville troquant le second pour un corps médiatique: «Mais comme le roi autrefois, chacun aujourd’hui a deux corps. Celui-là est médiatique.» (65) Ainsi, le corps médiatique, «inconscient, sanguinolent», de Sondhi Limthongkhul, leader des Chemises jaunes de Thaïlande, est exposé à la télévision. L’incinération de Pol Pot, sa mise en bière, puis sa carcasse jetée parmi les pneus arrosés d’essence, elles aussi, seront filmées.<br /><br />Cette référence aux deux corps du roi, plus qu’une allusion érudite comme Deville a l’habitude d’en faire, indique véritablement une réflexion sur le pouvoir et sur le temps. Cette doctrine élisabéthaine permet de saisir les rapports de la royauté à ses modes de représentation<a name="note3"></a><strong><a href="#note3a">[3]</a></strong>, mais aussi à sa <em>pérennité</em>. La pérennité du régime monarchique se maintenait dans la foi: non pas une foi en Dieu, mais bien une foi dans l’éternité du roi par son élection <em>par</em> Dieu. Deville attire notre attention sur les similitudes entre les différentes représentations du roi qui l’inscrivent dans une temporalité longue. Mais plus concrètement, le pouvoir de l’image du roi ne survit que le temps d’une dynastie ou d’un régime monarchique ― ne l’oublions pas, les rois se font parfois trancher la tête, liquidant du même coup leurs deux corps. Toutefois, les représentations royales ont maintenant cédé leur place à de plus éphémères représentations médiatiques.<br /><br />La substitution du corps monarchique par un corps médiatique éclaire l’ensemble de l’entreprise de Deville. Contrairement à Michon, ce ne sont pas les écrivains qui l’intéressent ici, mais bien les hommes politiques. Dans <em>Corps du roi</em> (Lagrasse, Verdier, 2002), Pierre Michon s’amuse à représenter les écrivains en rois déchus, inadéquats dans une république démocratique des lettres contemporaine. Sur les photographies les représentant, on voit à la fois leurs carcasses mortelles d’écrivains pochards, et leur pérennité dans la Grande Littérature qui les dépasse. Légèrement plus iconoclaste, Deville dénature les deux corps du roi pour les ridiculiser. Dans notre monde warholien, les représentations ne revêtent plus aucune signification sacrée, et c’est à la jungle médiatique que sont livrés les morts. On peut alors se demander ce qui est plus macabre: la «gloire anthume» qui pesait sur David Carradine, ou la gloire posthume d’un dictateur dont l’exécution fut filmée puis diffusée?<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Le fond de l’air est rouge</strong></span><br /><br />À quoi rime cette quête à travers le Cambodge, cette pulsion d’aller au bout du monde pour assister au procès des Khmers rouges sinon à une volonté de voir les têtes des rois tomber, ne serait-ce que symboliquement? Deville reste discret sur ses velléités révolutionnaires même s’il est clair qu’il a eu jadis des sympathies pour les «utopies». On peut tout de même légitimement s’interroger sur les raisons paradoxales qui le poussent à s’intéresser aux dictatures communistes, à insister sur la déroute des régimes «rouges». À l’inverse du roi dont la postérité s’incarnait dans la carcasse mortelle du roi suivant, Pol Pot trouve bien peu de mortels pour reprendre le flambeau. Les dictatures communistes se font de plus en plus rares. Sur la rue de l’Insurrection Générale, à Saigon, on peut voir la «météorite rouge sang d’une Ferrari Testa Rossa, devant la boutique Louis Vuitton» (93). Si le fond de l’air a déjà été rouge en l’Indochine, maintenant, les voitures de sport lui font bonne compétition.<br /><br />Mais au-delà de l’opposition un peu schématique entre l’ancien monde communiste et le nouveau monde capitaliste, ce que Deville met en scène, c’est surtout le chevauchement des temporalités qui rend compte de la courte durée des régimes politiques, souvent plus courts qu’une vie d’homme. Ainsi, il constate la lenteur des procès [«toutes ces années pour juger» (105)] alors que les Khmers rouges avaient fait un à deux millions de morts en quatre ans, soit le quart de la population totale du Cambodge. Cette brièveté de ces régimes politiques implique nécessairement une sorte de rapidité dans leur cristallisation. Ainsi, les Khmers rouges, avant de devenir des bourreaux sanguinaires, vivaient leur jeunesse à Paris, jeunes idéalistes qui lisaient <em>Le Monde</em> et passaient leur journée sur les terrasses. «La Terreur peut naître ainsi.» (45) Le rêve du communisme appartient au passé pour Deville et, comme pour plusieurs historiens aux allégeances conservatrices, la Révolution est toujours associée à la Terreur: «[...] au milieu des années soixante-dix, j’ai rêvé des tables rases. On arrête tout, on recommence. Le slogan courait de l’Europe à l’Amérique latine. D’autres jeunes idéalistes sans doute préparent aujourd’hui les utopies meurtrières de demain.» (38) Deville pose ainsi une question quelque peu cynique, qui témoigne de l’ambivalence de sa position politique: les révolutions deviennent-elles systématiquement des utopies meurtrières?<br /><br />Le temps déployé dans <em>Kampuchéa</em> est double. Il est certes assez commun de parler d’un temps écartelé ou d’un temps spectral<a name="note4"></a><strong><a href="#note4a">[4]</a></strong> dans les récits contemporains. Mais ici, c’est plutôt un temps de l’éphémère et du pérenne qui cohabitent: la vie d’un homme s’avère la mesure idéale pour voir ce qui disparaît (en l’occurrence ici: pratiquement tous les communismes de la planète) et ce qui reste (la barbarie et toutes les formes qu’elle peut prendre). La conscience de cette double temporalité fait prendre à Deville une nette distance par rapport à tout engagement, dont la forme la plus contemporaine prendrait ici les apparences d’une foi envers la justice internationale. Il donne d’ailleurs la parole à plusieurs intervenantes entretenant de sérieux doutes quant aux effets réels du procès des Khmers Rouges monté de toutes pièces par les Occidentaux. À quoi bon s’engager si toute manifestation du politique se transforme en barbarie et de plus, est complètement éphémère?<br /><br />Sous ses apparences de dandy détaché, Deville conserve-t-il tout de même quelque chose de l’idéal révolutionnaire? Après avoir exposé le cynisme absolu des dictatures communistes, il finit son livre avec l’espoir du printemps arabe et de la Révolution. Ne se laissant pas tout à fait aller à un naïf optimisme, il conclut, sarcastique:</p>
<blockquote><div class="quote_start">
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<div class="quote_end">
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<p>Et il m’était apparu ce soir-là, silencieux tous les deux, à un léger haussement d’épaules du vieillard après le passage des hordes rouges sous la pluie battante, alors que nos regards s’étaient croisés, qu’il retrouvait son calme, posait deux petits verres d’alcool de riz sur la table, que nous pouvions souscrire ensemble à ce principe selon lequel, s’agissant de nos contemporains, dès lors que nous ne sommes ni emprisonnés, ni réduits en esclavage, ni suppliciés, il n’y a décidément rien à leur reprocher. (253)</p>
</blockquote>
<p><em>Kampuchéa</em> présente les signes d’une politique de la littérature paradoxale. Comme plusieurs écrivains de sa génération, Deville entretient un rapport pour le moins ambivalent aux utopies collectivistes et aux possibilités émancipatrices des masses. Mais ce désaveu du politique est contredit par ce fantasme alimenté d’une sortie de littérature, d’un <em>passage à l’action</em>, passage toutefois interdit par le risque qu’il comporte. L’écrivain est ici pris dans une double impasse: avoir une prise sur l’histoire s’avère une chose impossible dans l’espace littéraire (d’où la volonté de s’en échapper), et il est tout aussi impossible pour les projets collectifs de ne pas se transformer en machine barbare. Les précédents ouvrages de Deville investissaient ce paradoxe de façon fertile. Sa folle érudition conjuguée à son humour grinçant formaient un cocktail légèrement acidulé, mais tout à fait buvable. Ici, le paradoxe semble se transformer en cul-de-sac: en reste une littérature qui certes, n’est pas aveuglée par les lumières de la révolution, mais qui risque de patauger dans une ambivalence à la mélancolie quelque peu morbide. Même si visiter les ruines d’Angkor à la suite de Pierre Loti peut receler un parfum exotique, cela peut aussi mener à la certitude qu’il est impossible que l’histoire ne se répète autrement qu’en tragédie.</p>
<p> </p>
<hr />
<p><strong>Bibliographie</strong></p>
<p>APOSTOLIDÈS, Jean-Marie,<em> Le roi-machine</em>, Paris, Minuit, 1981.<br />DEVILLE, Patrick,<em> Kampuchéa</em>, Paris, Seuil (coll. Fiction & cie), 2011.<br />KAPLAN, Leslie, <em>L’excès-usine</em>, P.O.L., 1987 [1982].<br />KANTOROWICZ, Ernst, <em>Les deux corps du roi</em> dans <em>Œuvres</em>, Paris, Gallimard, 2000 [1957].<br />MARIN, Louis, <em>Le portrait du roi</em>, Paris, Minuit, 1981.<br />ROLIN, Jean, <em>L’organisation</em>, Paris, P.O.L., 1996.<br />ROLIN, Olivier, <em>Tigre en papier</em>, Paris, Seuil, (coll. Fiction & cie), 2002.<br />RUSSEL, Lionel, <em>Le Dénouement</em>, Lagrasse, Verdier (coll. Chaoïd), 2005.</p>
<p><strong><a href="#note1">[1] </a></strong><a name="note1a"></a> Henri Mouhot (1826-1861): explorateur français qui fit connaître la culture khmère aux Français par son journal, publié en feuilleton dans <em>Le Tour du monde</em>. C’est la gloire disparue de cette civilisation que les Khmers rouges tenteront de faire revivre. On le sait, l’histoire se répète...</p>
<p><strong><a href="#note2">[2]</a></strong> <a name="note2a"></a>Jean Rolin, <em>L’organisation</em>, Paris, P.O.L., 1996; Olivier Rolin, <em>Tigre en papier</em>, Paris, Seuil. coll. «Fiction & cie», 2002. On lira aussi à profit le récit de Leslie Kaplan, <em>L’excès-usine </em>(P.O.L., 1987 [1982]) qui rend magnifiquement compte de l’expérience de «l’établissement».</p>
<p><strong><a href="#note3">[3]</a></strong> <a name="note3a"></a>C’est ce qui a intéressé Ernst Kantorowicz dans<em> Les deux corps du ro</em>i (<em>Œuvres</em>, Paris, Gallimard, 2000 [1957]), mais aussi Louis Marin (<em>Le portrait du roi</em>, Paris, Minuit, 1981) et Jean-Marie Apostolidès (<em>Le roi-machine</em>, Paris, Minuit, 1981).</p>
<p><strong><a href="#note4">[4]</a></strong><a name="note4a"></a> Lionel Russel en a fait l’exposition dans <em>Le Dénouement</em>, Lagrasse, Verdier (Chaoïd), 2005.</p>
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<a href="/equipe/parent-marie">Parent, Marie</a> </div>
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<a href="/biblio/atavismes-0">Atavismes</a> </div>
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<!--break--><!--break--><p>Comment parler du Québec aujourd’hui? Comment parler d’histoire nationale, de projet politique, d’identité collective sans verser ni dans un pessimisme radical ni dans un enthousiasme chauvin? Question ô combien usée et en apparence encore irrésolue. En saturant l’espace public de débats stériles et sclérosants, le discours <em>politicien</em> a contribué à réduire la possibilité même de penser le Québec en dehors des ornières idéologiques. Alors qu’en 2006, Jacques Godbout prédisait la «disparition» du Québec pour 2076<a name="note1"></a><a href="#note1a">[1]</a>, la revue <em>Liberté</em> répliquait quelques mois plus tard avec un numéro intitulé «La mort du Québec: pour qui sonne le glas?» où Alain Farah, dans un texte qui mettait tout en œuvre pour échapper au langage figé de la parole militante, nous enjoignait à «renouer avec l’invention.» (Farah, 2007 : 102) Dans un numéro subséquent de <em>Liberté</em> aussi consacré à l’avenir du Québec, Catherine Mavrikakis réfléchissait à son tour à l’identité québécoise en termes d’invention, affirmant que la tâche des intellectuels était «de trahir, de traduire en d’autres termes, souvent très peu fidèles, ce qui [leur] a été confié, afin d’arriver à quelque chose comme une pensée natale ou une terre natale. […] De détourner, de défaire, de traduire et même parfois de détruire ce dont ils sont les gardiens.» (Mavrikakis, 2008 : 36)<br /><br />Il me semble avoir reconnu un tel projet dans <em>Atavismes</em><a name="note2"></a><a href="#note2a">[2]</a> de Raymond Bock, publié il y a tout juste un an au Quartanier. Les treize nouvelles qui composent ce recueil pourraient être considérées comme de multiples variations sur «l’art de la défaite», selon l’expression d’Aquin, treize récits mêlant petite et grande histoire du Québec, entrecroisant époques et décors, de la rude terre de l’Abitibi s’ouvrant à la colonisation vers 1900 aux ruelles du Montréal contemporain. Le principal fil conducteur constitue, pour reprendre les mots de Christian Desmeules du <em>Devoir</em>, «cette défaite-génome inscrite au cœur même de l’homme et du peuple québécois.» (Desmeules, 2011 : F4) L’écriture de la défaite offrira ici l’occasion de trahir l’histoire, de la tordre pour mieux la penser.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>La révolution n’était pas dans le texte</strong></span></p>
<p><br />J’ai voulu m’attarder sur un texte en particulier, celui qui m’intriguait le plus et me semblait pourtant fournir une «clé» pour lire ce recueil étrange, d’une rare cohérence malgré la diversité des voix et des styles empruntés. Dans la nouvelle «Effacer le tableau», nous nous retrouvons au sein d’un groupe de révolutionnaires québécois-français, dans un Québec du 23e siècle où, selon le texte, «la minorisation des francophones du Québec [est] achevée depuis longtemps» (153). Le jour de la révolution venu, la cellule Blaireau aura pour mission de protéger le pavillon québécois du Musée des arts canadiens, situé à Montréal, avant d’organiser le déménagement des œuvres à Québec, future capitale. Mais la prise du Musée tourne mal. Après avoir perdu deux hommes au combat, les cinq survivants de la cellule, réussissant à emporter avec eux quelques tableaux, tenteront de se cacher dans un tunnel sans issue, rattaché aux voies du métro. C’est un cri de désespoir qui permettra à leurs opposants de les repérer, cri poussé par Lalonde, chef de la cellule, alors qu’elle découvre que le seul tableau ayant échappé au feu des mitraillettes est une œuvre d’Edwin Holgate, peintre canadien ayant vécu la majeure partie de sa vie à Montréal. Cette mission courageuse se termine donc sur un échec retentissant, presque comique.<br /><br />Dans cette fiction spéculative hautement pathétique, la culture avec un grand C occupe une place centrale, à la fois comme moteur de la révolution et objet de sa dévotion, une culture élevée au statut de fétiche. Ce qu’on tente de sauver est symbolisé par cette toile qu’on arrache du mur en désespoir de cause, dont on ne connaît ni l’auteur ni ce qu’elle représente, pourvu qu’on arrive à préserver une preuve tangible de cette Culture qui semble tenir entièrement dans quelques morceaux choisis.</p>
<p><br />Tout ce qui constitue la culture québécoise se résume à cette chose précieuse, fragile, extérieure au corps et à l’esprit humain, tendue sur un cadre, pouvant être réduite en miettes à la moindre offensive. Si le but de cette opération révolutionnaire se réduit à la protection d’œuvres d’art, la mission en tant que telle peut être considérée comme un simple projet artistique. Le texte s’ouvre sur une phrase qui souligne la beauté de l’action vue de haut, comme depuis le balcon d’un théâtre: «Si cette échappée avait été mise en scène, on aurait salué le génie esthétique de Bernatchez et Lalonde, leur habileté à diriger les figurants dans les espaces que le hasard offre à l’interprétation, leur incomparable audace dans l’usage des accessoires.» (151) Ainsi dès le début de la nouvelle, le cadrage de la fiction est souligné, la qualité esthétique du drame mise de l’avant. La révolution, l’effort de survivance, le désir de liberté qui y sont racontés sont immédiatement mis en abyme; on nous signifie que nous sommes encore et toujours dans le cadre d’un récit. En se posant d’abord et avant tout comme représentation, le texte évoque bien davantage qu’un fantasme de passage à l’acte radical, bien davantage qu’une politique-fiction à demi-sérieuse. Il enferme plutôt ce fantasme de révolution dans un texte qui se sait texte, réduit l’énergie que porte cette violence à la force d’une représentation. Ainsi il porte un diagnostic plus dur qu’il n’y paraît, et réécrit à sa manière un constat formulé par René Lapierre, en 1995, dans <em>Écrire l’Amérique</em>.<br /><br />René Lapierre y proposait une série de textes à travers lesquels il tentait entre autres de faire l’autopsie de l’échec référendaire de 1980. Le poète déplorait que le projet d’indépendance ait été piégé dans l’ordre du texte, du symbolique, élevé au statut d’œuvre d’art jusqu’à être définitivement figé, coupé du réel: «Le discours de l’indépendance à partir de 1976 […] a évolué à l’intérieur d’une logique abstraite et close de représentation, il a voulu se résoudre <em>d’abord</em> dans le langage. […] tout devint en même temps de plus en plus rigide, et de plus en plus sommaire.» (Lapierre, 1995 : 33) Comme si la parole, se voulant toute-puissante, avait remplacé le passage à l’acte, et en avait ainsi annulé la pertinence.</p>
<p><br />Dans la nouvelle de Bock, cette tension entre discours et action est constamment reconduite. Lalonde profite de toutes les occasions possibles pour prononcer une allocution, sorte de liturgie de la parole qui ponctue les étapes de leur action, dans l’espoir peut-être que le Verbe s’incarne, que le langage fonde à lui seul le pays à naître et les libère de leurs lourdes responsabilités. Mais cette prise de parole n’est pas dénuée de cynisme, de complaisance. Tandis qu’elle parle pour fouetter ses troupes, Lalonde a bien conscience qu’il s’agit «du sursaut de conscience du mourant» (157) plutôt que d’une véritable révolution. Une fois dans le musée, elle choisit de s’adresser à ses combattants devant <em>L’étoile noire</em> de Borduas, puisque, selon ses mots, «un épilogue concédant leur défaite aurait gagné en gravité devant le grand tableau» (164). Dans la toile de Borduas, les formes «convergent vers une impossibilité, une antimatière, un néant à l’attraction incoercible» (164). Comme dans <em>L’étoile noire</em>, le discours de Lalonde et le projet qu’il porte convergent eux-mêmes vers cette impossibilité, ce néant. Toute cette mise en scène de l’acte révolutionnaire semble équivaloir à une savante programmation de la défaite, en la réduisant à un jeu toujours à recommencer, sans aboutissement. Dans le texte «L’art de la défaite», publié en 1965, l’analyse que propose Aquin de la débandade des patriotes se situe dans le même registre: dans la pièce tragique que serait la révolte de 1837, la victoire de Saint-Denis-sur-Richelieu constitue «un événement qui n’était pas dans le texte.» (Aquin, 1998 : 133) Les patriotes n’auraient pas su quoi en faire, au point de fomenter leur échec. La révolution n’a pu avoir lieu, selon Aquin, parce qu’elle ne faisait pas partie des possibles.</p>
<p><br />Dans la nouvelle de Bock, la chef Lalonde formule devant ses complices un objectif bien clair: ancrer l’horizon de leur combat dans le réel: «[…] notre mission héroïque aura rendu les discours inutiles, les envolées lyriques retourneront à la littérature, les obus seront fondus pour qu’on en fasse des maisons et nous pourrons enfin nous consacrer à l’essentiel […].» (156) Mais le discours ne fait pas ce qu’il dit. Il retourne plutôt la violence contre le sujet qui la profère, le passage à l’acte est saboté de l’intérieur, puisque le discours semble griser le sujet, l’avaler, le mener vers sa propre disparition plutôt que vers l’avènement d’un ordre nouveau.</p>
<p><br />Dans ce cheminement conscient vers l’échec, Lalonde, qui tient autant de l’écrivaine que de la révolutionnaire, adopte une position douloureuse, sacrificielle. Puisque la victoire n’est écrite nulle part, puisque «de toute manière l’histoire fera d’eux des traîtres et des terroristes» (151), autant faire de la défaite un art, une pratique qui comporte ses exigences, sa rigueur. Même si on lit dans ce projet la jouissance de l’insoumis qui restera aux yeux de l’histoire l’élément inassimilable, non réhabilitable, on perçoit surtout la détresse du perdant qui n’a pas su s’inventer d’autres rôles, qui n’a pas su sortir du cadre étroit d’un scénario inlassablement répété.<br /><br />La critique féroce que formule ce texte peut sembler reconduire un constat défaitiste de l’avenir du Québec, lequel s’inscrit dans un certain discours dominant<a name="note3"></a><a href="#note3a">[3]</a>. En effet, les personnages représentés ici, tout en tentant courageusement de s’extraire d’un cul-de-sac, sont eux-mêmes porteurs d’un projet sans issue. Leur révolution vise à reproduire un idéal figé, dans lequel l’œuvre de Holgate, par exemple, ne cadre pas, puisqu’elle ne représente pas le «bon» Québec. Leur vision du pays, bien que le récit se situe au 23e siècle, ne semble pas avoir évolué depuis Refus global et se résume à ce pavillon d’art québécois, où sont exposés les restes d’une culture pratiquement déjà morte. Leur aveuglement les empêche de voir qu’ils sacrifient leur vie pour protéger un héritage déjà folklorisé.<br /><br />Mais il faut resituer la nouvelle dans le contexte de son recueil. Il y a une vitalité dans la fiction de Bock qui s’écarte d’un discours de rejet, de répudiation du «destin» québécois. Même si on suit tout au long d’<em>Atavismes</em> «l’homme typique, errant, exorbité» d’Aquin, «fatigué de son identité atavique et condamné à elle<a name="note4"></a><a href="#note4a">[4]</a>», il y a chez ce sujet la soif de traquer partout les traces de son histoire, une histoire ancrée dans la mémoire du corps. Les photographies, les meubles, les amulettes anciennes trouvées au fond des boîtes servent à raconter le Québec, à en épouser complètement les formes pour mieux les repousser, les malmener. Il s’y dessine exactement le contraire d’une Culture réduite à ses effigies et à «ses envolées lyriques», telle qu’elle est critiquée dans la nouvelle «Effacer le tableau», on y perçoit plutôt toute la force d’évocation d’une culture matérielle, dont les objets les moins sacrés sont les sources infinies de fictions individuelles et collectives.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Le choix de l’héritier</strong></span></p>
<p><br />La thématique de l’héritage dans <em>Atavismes</em> est placée sous le signe du legs concret, physique. Dans deux autres nouvelles à caractère fantastique, il est question d’un personnage héritant de la demeure familiale. Dans «Le ver», la maison se trouve envahie par les plantes et les animaux, et finit par s’enfoncer dans la terre en emportant avec elle le narrateur, enfin apaisé, son titre de propriété implanté sous la peau. Dans «Le voyageur immobile», qui clôt le recueil, un archiviste, en cherchant à se débarrasser des souvenirs de ses ancêtres accumulés au sous-sol, découvrira un œil de métal qui le mettra sur les traces d’un Québec encore plus ancien que celui des premiers colons français, celui des Basques, des Inuit et des Viking. Le narrateur en viendra à recomposer une «histoire nationale» débordant les limites du territoire québécois, faisant voler en éclats la linéarité de nos récits d’origine. Dans les deux cas, les personnages choisissent d’habiter un lieu qui leur échoit, mais le premier est avalé par ce lieu, tandis que l’autre se l’approprie en ne conservant parmi ses souvenirs poussiéreux que l’artéfact mystérieux, voire dangereux, qui le forcera à affronter l’inconnu.</p>
<p><br />Si le mot «atavisme» désigne une forme de transmission inconsciente, passive, ces textes situent plutôt le processus de transmission au cœur de la conscience du sujet, à travers ses sensations, sa vision du monde, sa lecture du paysage. Contrairement à ce que le titre de la nouvelle analysée plus tôt laisse supposer, il n’y est jamais question «d’effacer le tableau» pour repartir à zéro, mais plutôt de s’immiscer dans ce «tableau en perpétuelle réécriture» (139), de «remettre le passé au travail», pour reprendre une expression de Robert Richard.</p>
<p><br />Par son énergie à réécrire l’histoire, à en jouer, à en détisser et en retisser les fils, <em>Atavismes</em> nous invite à nous écarter d’un ressassement stérile pour instaurer ce qu’on pourrait appeler une poétique de la rumination, rumination ludique, productive, qui réussit à explorer certains aspects de «notre identité atavique» qui ressortent de l’impensé, de l’indéterminé, qui réussit à y dégager quelque chose comme un espace de liberté. Chez Bock, l’imaginaire de la défaite devient le principe opérant d’une réappropriation quasi sensorielle de l’Histoire, d’une relecture intime du «texte national», un texte national traversé d’étrangetés et de scories, joyeusement souillé par la trahison, la lâcheté, la perversion.</p>
<p>À la question «Comment parler du Québec aujourd’hui?», <em>Atavismes</em> ne fournit pas une réponse facile mais propose un projet ambitieux: nous enfoncer dans le lieu que nous occupons pour y déterrer des objets hétéroclites, abîmés, non identifiables et recomposer à partir d’eux d’autres fictions que celles qui gisent inertes à la surface. Accepter ce bordel en héritage à condition de pouvoir sauter dedans à pieds joints et d’écraser au passage quelques pièces précieuses.<br /> </p>
<p><em>* Ce texte est une version remaniée d’une communication présentée dans le cadre de la table ronde «Le Québec malgré tout» tenue le 13 janvier 2012 à l’Université de Montréal et organisée par le CRIST (Centre de recherche interuniversitaire en sociocritique des textes).</em></p>
<hr />
<p><strong>Bibliographie</strong></p>
<p>AQUIN, Hubert, <em>Blocs erratiques</em>, Montréal, Typo, 1998 [1977].<br />DESMEULES,Christian, «Littérature québécoise – L’art ancien de la défaite», <em>Le Devoir</em>, 16 avril 2011, p. F4.<br />FARAH, Alain, «L’épisode des provinces», <em>Liberté</em>, no 275-276, mars 2007.<br />GODBOUT, Jacques, «2076: la fin du Québec!», <em>L’Actualité</em>, 1er septembre 2006, En ligne : <a href="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0" title="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0">http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0</a> (page consultée le 7 février 2012).<br />LAPIERRE, René, <em>Écrire l’Amérique</em>, Montréal, Les Herbes rouges, 1995.<br />MAVRIKAKIS, Catherine, «Trahir la race. Portrait de l’intellectuel québécois en Judas», <em>Liberté</em>, no 279, février 2008, p. 36-39.<br />RICHARD, Robert, «Scouiner la littérature nationale pour lire Aquin…», <em>Liberté</em>, no 278, novembre 2007, p. 78.<br /> </p>
<p><a href="#note1">[1]</a><a name="note1a"></a> Godbout déplorait en fait la disparition du Québec tel qu’il l’avait connu et rêvé, un Québec dont «la tribu canadienne-française» constituait le coeur. Michel Vastel, «2076: la fin du Québec!», <em>L’Actualité</em>, 1er septembre 2006, <a href="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0" title="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0">http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0</a> (7 février 2012).</p>
<p><a href="#note2">[2]</a><a name="note2a"></a> Raymond Bock, <em>Atavismes</em>, Montréal, Le Quartanier, (coll. Polygraphe), 2011, 230 p. Toutes les références à ce recueil seront désormais intégrées entre parenthèses au corps du texte.<br /> </p>
<p><a href="#note3">[3]</a><a name="note3a"></a> Dans un billet, l’éditorialiste Mario Roy reprochait lui aussi à la mouvance souverainiste d’être «convaincue que la victoire de l’option ne dépend que de quelques… mots de plus.» «La liturgie de la parole», <em>Cyberpresse (Le blogue de l’édito)</em>, 17 août 2011, <a href="http://blogues.cyberpresse.ca/edito/2011/08/17/la-liturgie-de-la-parole/" title="http://blogues.cyberpresse.ca/edito/2011/08/17/la-liturgie-de-la-parole/">http://blogues.cyberpresse.ca/edito/2011/08/17/la-liturgie-de-la-parole/</a> (7 février 2012).</p>
<p><a href="#note4">[4]</a><a name="note4a"></a> La citation exacte, tirée de «La fatigue culturelle du Canada français», se lit comme suit: «Je suis moi-même cet homme “typique”, errant, exorbité, fatigué de mon identité atavique et condamné à elle.» Hubert Aquin, <em>op. cit.</em>, p. 110.<br /> </p>
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http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-vertus-de-la-rumination#commentsAction politiqueBOCK, RaymondCombatEngagementFiliationGODBOUT, JacquesHistoireIdentitéLAPIERRE, RenéMAVRIKAKIS, CatherineMémoireOriginePolitiqueQuébecRésistance culturelleSolitudeTraditionNouvellesFri, 24 Feb 2012 01:35:30 +0000Marie Parent461 at http://salondouble.contemporain.infoEntretien avec Mathieu Arsenault
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L’Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle </div>
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<p>Il remet des trophées à des œuvres actuelles qu’il juge marquantes, des prix prestigieux qui font bien des jaloux tel le fameux <em>Bouillon de poulet pour fuck all</em> qui a été décerné cette année à Simon Paquet pour son roman <em>Une vie inutile</em>. Visiblement animé par le désir de participer à l’élaboration d’une communauté littéraire active et vivante qui ne se résumerait pas à la circulation de livres, Mathieu Arsenault est un acteur important des soirées de poésie et de divers événements littéraires qui ont lieu à Montréal. Ses livres sont porteurs d’une liberté langagière et intellectuelle que peu d’auteurs se permettent aujourd’hui, malmenant aussi bien la syntaxe que les idées reçues. Son premier livre de fiction, <em>Album de finissants</em> (2004), propose une série de fragments polyphoniques posant un regard sagace sur l’école, qui apparaît être bien davantage une «fabrique de gens compétents pour la vie professionnelle» qu’un lieu de formation de citoyens lucides et libres-penseurs. Son livre <em>Vu d’ici</em> (2008) poursuit l’exploration des différents flux idéologiques qui parcourent l’esprit de nos contemporains, s’attardant cette fois à la culture populaire, notamment au pouvoir hypnotique de la télévision et des désirs serviles que celle-ci véhicule, induisant l’inertie crasse des sujets dépolitisés. Mathieu Arsenault a aussi publié un essai, <em>Le lyrisme à l’époque de son retour</em> (2007), où il analyse la dialectique de l’innovation et de la tradition qui traverse la production contemporaine en prenant pour exemple la question de la résurgence du lyrisme. Ce livre, qu’il qualifie lui-même d’autothéorie, ou encore d’autobiographie théorique, parvient à joindre avec finesse des questions théoriques à l’expérience concrète que nous avons de la littérature aujourd’hui. Et c’est ultimement la question de la possibilité d’une communauté littéraire qui surgit de sa réflexion : «Quand je me pose la question de la possibilité de dire ‘je’ aujourd’hui, c’est une communauté que je cherche, la possibilité de créer des communautés dans un système historiquement répressif.» Mathieu Arsenault collabore également de façon régulière à la revue <em>Spirale</em>, en plus d’être l’un des membres fondateurs du magazine <em>OVNI</em>. Depuis 2008, il propose ses réflexions sur la culture populaire actuelle dans son blogue <a href="http://doctorak-go.blogspot.com/"><em>Doctorak, GO!</em></a>. Il passe aujourd’hui au Salon pour nous entretenir de l’Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle, un projet qu’il a mis en branle en 2009.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> À Salon double, nous cherchons des façons de mettre en valeur et de commenter la littérature contemporaine. Nous sommes intéressés par ta série de «15 publications intéressantes 2010 selon l'Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle», publiée sur ton blogue <a href="http://doctorak-go.blogspot.com/"><em>Doctorak, GO!</em></a>, parce que tu y valorises aussi, à ta façon, des œuvres québécoises qui ont été plus ou moins ignorées en 2010. Alors que les critiques des médias <em>mainstream</em> collectionnent tous les mêmes cartes d’écrivains au style de jeu plus ou moins convenu, tu sembles avoir un penchant pour les jeunes recrues qui tentent d’imposer de nouvelles manières de concevoir la joute littéraire. La liste d’œuvres que tu proposes, plutôt éclectique, montre bien qu’il existe une relève. On y retrouve des romans, de la poésie, de la bande dessinée, des textes inclassables, des textes publiés en fanzines... Selon quels critères avez-vous constitué cette liste? Désiriez-vous mettre en lumière des mouvements ou des tendances particulières dans la littérature québécoise contemporaine?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span> Le projet de l’Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle est de prendre le contrepied de l’image médiatique de la littérature québécoise actuelle, qui construit un programme finalement assez réducteur dans ses propositions esthétiques: du roman, du roman, du roman, avec «du souffle», de la «maîtrise» et, assez souvent, une retenue, un art de la concision. Mais ce programme est assurément moins dommageable que le public qu’il associe à la littérature. Car ce public est en déclin, il vieillit sans se renouveler et s’accroche à une idée du littéraire qui lui appartient, mais qui ne se renouvelle pas nécessairement. Quand on parle de relève dans les médias, c’est d’ordinaire à ceci qu’on fait référence: l’espoir que survive ce rapport à la littérature et les pratiques qui lui sont associées. Mais cette idée de la relève n’incarne qu’une forme parmi d’autres de rapport à la tradition littéraire. Pour cette raison, ce à quoi nous travaillons, ce n’est pas à identifier des tendances émergentes en littérature québécoise. Notre projet serait plutôt d’inventer un public, de trouver à quoi ressemble le désir de notre époque pour la chose littéraire. Le public que nous cherchons ne ressemble pas à celui plein de révérence des années 80, ni à celui presque inexistant des années 90. Les littéraires d’aujourd’hui sont plus éclectiques dans leurs goûts. Ils sont peut-être détachés d’une manière salutaire de l’industrie du livre, du système des rentrées littéraires et de la promotion médiatique. Même si ce ne sont pas toujours des livres, ils lisent globalement plus, sans discrimination.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Votre projet vient en effet combler un vide dans l’espace littéraire québécois. Il répond à un désir de renouveau de l’espace littéraire qui semble partagé par plusieurs. Pourrais-tu nous parler de la façon dont il a vu le jour? Comment fonctionne l’attribution des prix de l’Académie? As-tu établi des critères précis pour la sélection des œuvres récompensées?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span> J’ai fondé l’Académie à l’hiver 2009 lors d’<a href="http://doctorak-go.blogspot.com/2009/01/les-prix-de-lacademie-de-la-vie.html">une note</a> au ton humoristique sur <a href="http://doctorak-go.blogspot.com"><em>Doctorak, GO!</em></a> Lucide et amusé, je voulais illustrer ma conviction que mon travail n’était pas trop fait pour remporter des prix en faisant croire en blague que même si je fondais une académie, les honneurs finiraient par m’échapper. J’avais établi une liste de livres de récipiendaires faite de livres que j’avais lus dans l’année et que j’avais trouvés curieux ou intéressants. Cette note a été très populaire, pas parce qu’elle était drôle ou particulièrement bien tournée, mais parce qu’on y mentionnait des livres qui n’apparaissaient nulle part ailleurs sur le Web, sinon sur le site de leurs éditeurs. Et, qui plus est, certains auteurs ont été très flattés que je leur remette un prix, même si c’était sans prétention. L’année suivante, j’ai voulu pousser l’exercice plus loin en organisant un gala. Catherine Cormier-Larose, organisatrice de lectures hors pair, est alors entrée au «comité», et nous avons décidé ensemble des prix à remettre. Grâce à elle, le gala a pris la forme d’une soirée de lecture originale un peu trash et faussement officielle, dans l’esprit de la liste des prix. L’Académie a pris avec elle une direction plus convaincante, elle lit beaucoup et possède un excellent jugement. Pour l’édition de cette année, Vickie Gendreau s’est jointe à son tour au comité, car elle confectionne les trophées. Ces trophées prennent le contrepied des statuettes de gala : ils sont uniques, chacun illustrant une image, une scène ou une phrase tirée du livre primé.<br /><br /> Ce que j’aime de ce projet, c’est que nous essayons de maintenir délibérément le flottement entre la parodie d’académie et l’institution sérieuse. Si nous essayons de garder le côté mordant des prix, nous effectuons maintenant la sélection avec plus de sérieux qu’au début, car d’une part, nous sentons un réel engouement de la communauté littéraire pour notre entreprise et d’autre part, on y voit également l’occasion de donner une représentation des différentes potentialités de forme et de contenus littéraires propres à notre époque.<br /><br /> Le choix des textes se fait en comité. On y discute non seulement de ce qu’on a lu mais aussi des livres dont on a entendu parler et que nous nous promettons de lire. Il arrive souvent que nous nous emportions à cause de véritables injustices, des livres extraordinaires qui n’auront de visibilité nulle part. Et ce n'est même pas une question d’injustice à l’égard de leur auteur, c'est une injustice à l’égard de notre époque. Beaucoup de prix travaillent à la perpétuation d’une image conventionnelle de la littérature, à entretenir une sorte de synthèse la plus réussie de formes du roman ou de la poésie qui datent au mieux d’une quinzaine d’années. De notre côté, on aime mieux les livres un peu chambranlants qui pointent vers les potentialités de notre époque. Tu sais, tu lis un texte et tu te dis que c'est étrange de ne pas retrouver plus souvent cette forme, ce langage, ce sujet tellement il appartient à l’expérience de notre époque?<br /><br /> Par ailleurs, le nom ridiculement long d’«Académie de la vie littéraire au tournant du vingt et unième siècle» est ironiquement sentencieux, mais il reflète aussi ce désir de répondre à la nécessité qu’il existe une communauté littéraire vivante, que les auteurs se rencontrent, prennent la mesure de la diversité et comprennent qu’ils ne sont pas seuls dans leur volonté de s’inscrire dans leur époque. Nous sommes fatigués de ces auteurs qui s’imaginent avoir inventé la roue faute d’avoir convenablement lu leurs contemporains.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Il est intéressant que tu retournes la question des tendances émergentes en insistant sur «le désir de notre époque pour la chose littéraire.» Les œuvres qui ont été sélectionnées par l’Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle témoignent certes d’une belle diversité, mais on y trouve tout de même des textes qui se revendiquent en tant que roman. Pensons par exemple à <em>Une vie inutile</em> de Simon Paquet, ou encore à <em>Épique</em> de William S. Messier. Depuis la mise en ligne de Salon double, nous avons accueilli des lectures critiques portant essentiellement sur le roman, alors que l’essai, la nouvelle et la poésie sont largement sous représentés. Cela porte à croire que nos contemporains, du moins ceux qui gravitent autour du monde académique, s’intéressent toujours au roman et y voient une pratique importante qui mérite l’attention. Pourrais-tu expliquer davantage ta pensée sur l’écriture romanesque? Pourquoi les romans de Simon Paquet et de William S. Messier sont-ils de bons textes à tes yeux?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span> Nous n'avons a priori rien contre le roman. Le 20e siècle a donné des romans fascinants de Proust à Don DeLillo, des expériences d'écriture qui ont véritablement pris la mesure de ce dont était capable la forme romanesque. Mais cette volonté de travailler cette forme est peu suscitée aujourd'hui. Les médias, les librairies et le grand public n’ont qu’un intérêt très marginal pour ce travail, ce qui pousse les romanciers à chercher la maîtrise et la retenue dans le style comme dans la structure. Cela dit, des textes comme ceux de Simon Paquet et William S. Messier trouvent un usage, une justification au roman. Le roman de Paquet essaie de donner une structure à un florilège de mots d'esprit absurdes et désespérés, et celui de Messier prend le prétexte du roman pour inscrire la tradition du conte traditionnel dans le réalisme d'un quotidien contemporain. Les romanciers qui nous intéressent se posent des questions, assez indépendamment finalement des critères de maîtrise et de l'actualité de leur sujet. Il importe peu qu'un roman soit mal ficelé, qu'il finisse en queue de poisson, qu'il soit trop long ou surchargé s'il recèle un dispositif esthétique cohérent.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Pour désigner cette communauté qui se constitue autour de la littérature, tu parles d'un public plutôt que de lecteurs. Le choix paraît mûrement réfléchi. Il suggère le rassemblement et l'événementiel. Si la vie littéraire est partagée par ce public, leur relation à la littérature déborderait donc d'une relation strictement livresque. Les rassemblements littéraires que l'on connaît aujourd'hui sous le nom de Salon du livre sont en réalité des foires commerciales où l'objet-livre prend complètement le dessus sur la littérature. Pour l'Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle, y a-t-il une littérature hors du livre, hors du marché du livre? Qui constituerait ce public à inventer?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span> «Une littérature hors du livre». La formule est intéressante, à une époque où, justement, le livre est en phase de dématérialisation. Et en effet, les textes littérairement intéressants ne sont pas toujours confinés au livre. La littérature à venir se prépare peut-être dans le fanzine, dans la lecture publique, dans la note de blogue. C'est-à-dire que les oeuvres à venir ne seront peut-être pas des fanzines et des blogues, mais elles seront imprégnées de toutes les expérimentations qu'ils auront permises. Cette année, nous avons surtout donné des prix à des livres publiés, mais j'aimerais bien qu’on puisse remettre bientôt des prix pour des personnages inventés sur Facebook ou Twitter. J’aimerais aussi amener au-devant de la scène toute cette culture d’essais plus lyriques au ton vraiment dynamique que la pratique du blogue est en train de développer.<br /><br /> Mais cela dit, la distinction entre public et lecteurs excède aussi la question du format de l'imprimé. Parler de lecteurs et de lectorat revient à parler encore depuis cette configuration de la littérature comme production culturelle. La configuration que nous cherchons est plus proche d'une communauté, et je pense que nous ne sommes pas les seuls à chercher cela. Tout le monde appelle, recherche des communautés littéraires. Elles passent par le livre, oui, mais elles passent aussi par leur circulation, par le discours, par la critique et le commentaire. C'était un peu le projet derrière les cartes critiques d'auteurs que nous avons imprimées: faire circuler des auteurs par le biais des cartes qu'on pourrait garder dans sa poche, avec une photo devant et une critique derrière.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Tu laisses entendre que l’avenir de la littérature passe peut-être par les différentes marges de la production imprimée et contrôlée par le monde de l’édition traditionnelle, que ce soit par les blogues ou par les fanzines. Nous accordons aussi beaucoup d’importance aux blogues à Salon double et nous avons ajouté cette année sur notre site une section qui recense les billets de nos collaborateurs. Il se dégage de ces pratiques une cohérence qui nous apparaît forte, par exemple par le travail plus ou moins important de l’oralité, ou encore par une volonté de mise à distance du supposé nombrilisme des blogueurs, à propos desquels on affirme souvent qu’ils sont l’incarnation du narcissisme de notre époque. Ces blogues possèdent un lectorat important, peut-être même plus important que celui des livres qui se trouvent sur les tablettes de nos librairies. Pour certains, le statut des blogues pose tout de même problème. Pour assurer la pérennité de ces écritures, il faudrait, dit-on, que le monde de l’édition intervienne d’une façon ou d’une autre. Les Éditions Leméac ont tenté d’imprimer certains blogues, mais ceux-ci ont rapidement décidé de mettre fin à cette collection. Alors que nous observons une littérature Web en pleine effervescence, le directeur de cette maison d’édition, Jean Barbe, y voit plutôt une perte de temps : «Les blogues ont leurs limites, disait-il en 2009, et c’est beaucoup d’énergie créatrice qui n’est pas consacrée à la littérature<strong><a href="#note1a">[1]</a><a name="note1aa"></a>.</strong>» Cette réaction montre bien le fossé qui sépare la culture de l’imprimé et la culture numérique, une forme de culture légitime et une culture qu’on pourrait qualifier de sauvage. Es-tu d’avis qu’un système d’édition et de légitimation est nécessaire sur le Web? N’y a-t-il pas là un danger de dénaturer ces écritures?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span> En effet, le réseau de l’imprimé n’a jusqu’ici considéré que très timidement la scène littéraire du blogue. Mais je ne sais pas s’il faut en imputer la faute aux résistances des éditeurs traditionnels, car le passage de l’entrée de blogue au livre est plus difficile qu’il n’y paraît. Cette entrée qui paraissait infiniment spirituelle, pertinente et vivifiante dans un flux RSS peut étonnamment paraître bête, rien de plus qu’amusante et relever de la redite une fois imprimée. Il faut aussi considérer comment la forme du blogue a évolué rapidement et en marge de plusieurs manières d’écrire qui n’ont pas immédiatement rapport avec le littéraire, comme le journal intime ou le commentaire d’actualité, en plus de développer sa propre forme qui ne pourrait plus aujourd'hui faire l’économie des hyperliens, des vidéos et des images qu’elle intègre. Par exemple, une des grandes libérations que la rédaction de blogue a pu faire subir à ma manière d’écrire vient directement de l’hyperlien. Si je veux faire un rapprochement entre la philosophie de Blanchot et le forum d’image de <a href="http://www.4chan.org/"><em>4chan</em></a>, je dois évoquer les concepts de mèmes, de trollage, mentionner certaines polémiques et certains événements qui d’ordinaire échappent, mais alors complètement, aux littéraires à qui je m’adresse. Si je devais ouvrir une parenthèse explicative pour chacun de ces éléments, le rythme de mon essai se trouverait ralenti et me pousserait subrepticement vers une forme de dissertation sans doute «cool» mais scolaire. L’hyperlien permet de redonner une sorte de fierté et d’ouverture à l’essai qui s’adresse au public indépendamment de l’étendue de ses connaissances. Comme si le texte lui disait : «je ne vulgariserai pas parce que je sais que tu prendras les moyens de suivre le propos si le sujet t’intéresse». L’hyperlien trouve d’autres usages ailleurs, cela peut être vrai aussi pour l’intégration des images et de la vidéo ou encore le système de commentaires.<br /><br /> C'est la raison pour laquelle les seuls blogues imprimables présentement sont ceux qui font le moins usage des spécificités techniques du blogue comme les essais en bloc de Catherine Mavrikakis ou les <a href="http://www.mereindigne.com/"><em>Chroniques d'une mère indigne</em></a> et d’<a href="http://taxidenuit.blogspot.com/"><em>Un taxi la nuit</em></a>. On ne mesure pas encore pour cette raison les substantielles innovations de style et de rythme qui apparaissent en marge du réseau littéraire reconnu qu’aucune forme imprimée ne saurait encore contenir aisément. Il faut encore savoir bricoler son chemin vers le roman, la poésie et l’essai pour les faire passer à l’écrit en plus de combattre les réticences des comités éditoriaux traditionnels à qui manquent les références pour saisir la pertinence de cette manière d’écrire pour notre époque.<br /><br /> Mais les expérimentations textuelles hors des formes conventionnelles ne se sont pas non plus arrêtées au blogue. Beaucoup de blogueurs ont depuis quelque temps déserté la scène pour Facebook ou Twitter où s’intensifie la proximité du texte avec l’immédiateté des communications. Les créations littéraires faites à partir de Facebook (la création de personnages qui interagissent avec le public par exemple) sont d’une nature si différentes qu’il est pour le moment difficile de savoir si un archivage et une recontextualisation de leur expérience esthétique sont possibles. Je veux dire par là que certaines expériences d’écriture sur Facebook ont indéniablement des caractéristiques littéraires, mais pas celle de la durée dans le temps. Si les blogues étaient déjà limite en ce qui concerne leur publication, ces nouvelles expérimentations s’éloignent encore plus de tout ce que représente le livre. Ma conception du littéraire est aussi mise à l’épreuve devant les poussées du numérique!<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Avant de terminer cet entretien, nous aimerions parler un peu d’un prix spécial que vous avez remis cette année au recueil posthume de Geneviève Desrosiers : <a href="http://www.oiedecravan.com/cat/catalogue.php?v=t&id=16&lang=fr"><em>Nombreux seront nos ennemis</em></a>. Publié une première fois en 1999 par l'Oie de Cravan, il a été réédité en 2006 par le même éditeur. La poésie de Desrosiers se démarque par sa force mélancolique et par son absence de compromis. Comment lis-tu le vers «Tu verras comme nous serons heureux» répété à plusieurs reprises dans le poème «Nous»? Dans le texte de présentation du prix, on note «l'humour ironique» très présent dans le recueil, mais pourrait-on aussi lire derrière cette ironie une trace d'espoir?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault </strong><strong>—</strong></span> Qu’est-ce que l’ironie? Dans notre compréhension ordinaire, l’ironie apparaît presque indissociable du sarcasme et du cynisme parce que nous considérons comme un signe d’agression la rupture qu’elle instaure dans la communication. Mais il m’apparaît que le sens de l’ironie est en train de changer présentement. Quand la distinction entre la communication publique et la communication privée s’amenuise, et quand le moralisme exacerbé du grand public fait en sorte de rendre suspects les énoncés qui s’éloignent des formules creuses et dominantes, l’ironie apparaît comme un espace intime aménagé dans l’aire ouverte des échanges quotidiens, un espace où l’intention et le sens n’apparaissent qu’à ceux qui connaissent intimement les modulations du ton et de la pensée de l’interlocuteur ironique. Comme posture langagière, l’ironie est d’une immense importance, et seule la poésie me semble à même de la mettre convenablement en scène comme expérience. La poésie de Geneviève Desrosiers me semble annoncer cette période où le poème ne requiert plus l’adhésion de son lecteur ni par un «nous» national ou humaniste, ni par une expérience subjective si singulière qu’elle se refuse à la communication. <a href="http://www.lequartanier.com/catalogue/occidentales.htm"><em>Les occidentales</em></a> de Maggie Roussel m’apparaît être un accomplissement de cette posture propre à notre époque.<br /><br /> Faire apparaître ce genre de filiation est une des choses qui me tient le plus à cœur dans le projet de l’Académie de la vie littéraire. Nous ne voudrions pas devenir une tribune de plus pour la diffusion des publications courantes. Car l’actualité littéraire est aussi constituée de ces œuvres qui reviennent d’on ne sait trop où et dont on découvre la pertinence à la lumière de ce qui s’écrit aujourd'hui, de l’évolution de la sensibilité et des manières de lire. Par exemple, l’année dernière, nous donnions le prix à <em>On n’est pas des trous de cul</em> de Marie Letellier, une ethnographie de la misère urbaine fascinante surtout pour les retranscriptions d’entrevues que le livre contient. Ce livre n’a jamais été réédité et nous lui avons donné un prix parce que j’en ai entendu parler de manière passionnée à plusieurs reprises dans des circonstances différentes. Ce n’est que tout récemment que m’est apparue une esquisse d’interprétation à cet engouement: le déclin de l’intérêt pour la lecture de fiction québécoise me semble en train d’ouvrir le champ au documentaire écrit, sous la forme de l’autobiographie, de l’essai lyrique ou, comme dans le cas du livre de Letellier, au document qui présente une réalité crue dans une langue brute. Ces œuvres à la redécouverte discrète mais intense trouvent difficilement leur espace. Souvent, elles n’ont pas le raffinement esthétique qui leur permettrait d’apparaître sur la scène de la recherche universitaire. Elles n’ont peut-être pas non plus un potentiel commercial qui justifierait leur réédition ou leur remise en circulation dans l’espace médiatique.<br /><br /> Ce qui est amusant avec un projet comme l’Académie, c'est de chercher à faire plus que la célébration et la diffusion de la production annuelle. Nous construisons un récit sur le thème de la sensibilité littéraire de notre époque.<br /> <a href="#note1aa"><br /> </a></p>
<hr />
<p><a href="#note1aa"><br /> </a> <strong><a href="#note1aa">1</a>. </strong>Cité dans Annick Duchatel, «C’est écrit dans la blogosphère», <em>Entre les lignes : le plaisir de lire au Québec</em>, vol. 6, no 1 (2009), p. 20.<br /> </p>
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<a href="/equipe/groulez-raphael">Groulez, Raphaël</a> </div>
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<a href="/biblio/journal-dune-annee-noire">Journal d'une année noire</a> </div>
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<span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br />
</span></div>
<div class="rteright rteindent2"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Mon bureau est au deuxième étage; il est tourné vers l'ouest, <br />
et surplombe une vallée de pierres sur laquelle des hauts pins <br />
jettent leur ombre. J'écris sur une table face à un mur blanc. </span><br />
J.M Coetzee, interview avec Didier Jacob.</div>
<p>
Évoquer l’Afrique du Sud sans lui accoler la Coupe du Monde; faire dialoguer les générations sans discuter du mode de financement des retraites: de la science-fiction? Pas tout à fait. Prix Nobel de littérature en 2003, J.M. Coetzee, originaire du Cap, a souvent laissé le passé planer sur ses personnages. Au-delà de la vision idéalisée d’une «nouvelle Afrique du Sud» multiraciale, le romancier s’intéresse à la déstabilisation sociale engendrée par cette évolution radicale. En détruisant une «construction sociale de la réalité», l’abolition de l’apartheid a substitué une fracture sociale, intergénérationnelle (avant et après apartheid), à une fracture raciale. La recréation d’un monde commun, fruit d’une négociation entre générations clivées, est-elle envisageable? Comment s’alléger du poids de la culpabilité, reçue en héritage? </p>
<p>Autrement dit, le dialogue peut-il être rétabli, dépassant les tensions et la tentation du mutisme? Là où la parole est en jeu, le romancier entre en scène et donne vie à l’enjeu sociologique. L’apartheid ronge les romans de Coetzee. S’il n’est pas toujours mentionné, les effets de son abolition semblent sans cesse interrogés. Notamment à travers ces «microtensions» qui parcourent les relations entre personnages: quels que soient leur nom, leur situation, les interactions font souvent penser à ces «histoires d’anthropophages» qu’évoque, inquiète, la narratrice d’un des <em>Tropismes</em> de Nathalie Sarraute<a href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>. Dévorer l’autre pour survivre, ou l’ignorer. Le conflit ou le silence. C’est le dilemme que mettent en scène, entre autres, <em>Foe</em><a href="#Note2a"><strong>[2]</strong></a> et <em>Disgrâce</em><a href="#Note3a" name="Note3"><strong>[3]</strong></a>. Dans le premier, réécriture du <em>Robinson Crusoé</em> de Defoe, Coetzee invente un témoin féminin, voix de l’île après la mort de Robinson, dont le récit et l’identité sont progressivement absorbés par l’imagination du romancier auquel elle se confie. Quant à <em>Disgrâce</em>, il met en scène, dans l’Afrique du Sud post-apartheid, le dialogue impossible entre un professeur déchu, accusé d’abus d’autorité envers une de ses élèves, et sa fille, victime d’un viol et de son irrépressible sentiment de culpabilité. Violée par des Noirs, elle l’interprète comme un «tribut» historique à payer. </p>
<p>Noirs: les romans de Coetzee le sont, intensément. Aussi le titre de son dernier roman, <em>Journal d’une année noire</em>, traduit aux Éditions du Seuil en 2008, ne surprend-il pas. Il semble expliciter les antagonismes que ses livres précédents exploraient. Le singulier du titre est trompeur. À chaque page du «journal», trois narrations se distinguent, séparées d’un trait: des essais écrits par un professeur à la retraite (JC, surnommé <em>Señor</em> C); le récit que celui-ci fait de sa vie; puis, après quelques pages, la voix de sa jeune voisine, Anya, qu’il engage comme dactylo pour lui dicter ses «Opinions tranchées<a name="Note4" href="#Note4a"><strong>[4]</strong></a>». Ces trois types de narration semblent s’entre-dévorer, rivalisant pour accaparer l’attention du lecteur, tiraillé entre les points de vue. </p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Un livre ouvert </strong></span></p>
<p>Impossible de lire ce <em>Journal</em> de manière traditionnelle. On parcourt difficilement chaque page d’une traite: les trois voix se succèderaient trop brusquement, dans une discontinuité cacophonique qui rappellerait certaines pages de <em>Belle du Seigneur</em><a name="Note5" href="#Note5a"><strong>[5]</strong></a>. Mais il est périlleux de se focaliser sur une des trois narrations, de la mener à son terme avant d’en commencer une autre: les lignes ignorées attirent l’œil et attisent la curiosité. On se lance donc dans un bricolage lectoral, tout en allers-retours, joyeusement désordonné, sans repères tangibles— car le découpage en chapitres ne correspond qu’aux pensées du vieux, les deux autres récits ne s’interrompant jamais. Selon son rythme, selon sa curiosité, chaque lecteur approfondit l’un des récits, distance les autres, s’arrête, fait marche arrière, change de point de vue, jusqu’à dépasser le premier, <em>ad lib</em>, dans une symphonie qui lui est propre. Ce rythme de lecture est à la fois jubilatoire et éreintant. Comme l’exprime la dactylo dans son récit, «c’est difficile de trouver le ton quand le sujet change à tout bout de champ». Mais, finalement, «c’est plutôt ingénieux, quand on y réfléchit, [ce] mode de fonctionnement dans les deux dimensions en même temps» (p.105). </p>
<p>Car cette construction fait de chaque lecteur un interprète de la partition de Coetzee. Autant de têtes, autant d’<em>années noires</em>. Chacun navigue d’un récit à l’autre au gré de ses envies: on peut se laisser porter par une voix, ou choisir d’en moduler le rythme en changeant de point de vue. La lecture est bien, ici, une «fiction seconde»: elle donne vie à la «fiction première» (le texte en tant que tel) en la modifiant<a name="Note6" href="#Note6a"><strong>[6]</strong></a>.</p>
<p>Le livre ainsi dispersé parmi ses lecteurs, que reste-t-il de l’auteur? Il n’est pas «mort», mais «sa» version de l’histoire, la version «originale», n’est pas moins fictionnelle que celle des autres lecteurs. Ses motivations originelles sont englouties par la «secousse sismique<a name="Note7" href="#Note7a"><strong>[7]</strong></a>» que chaque lecture fait subir au texte. Ce n’est, après tout, qu’un juste retour des choses: le romancier lui-même ne vampirise-t-il pas ses sources d’inspiration? À plusieurs reprises, le fiancé d’Anya, Alan, la met en garde contre cette dépossession: «S’il t’utilise dans son livre, tu peux engager des poursuites. […] C’est pire que du plagiat. Tu es quelqu’un avec une identité qui n’appartient qu’à toi seule» (p.81-82). Entre identités volées et vérité relativisée: à travers la voix d’Alan, Coetzee proposerait ainsi l’image menaçante d’une littérature anthropophage, dont seraient victimes personnages, romanciers, lecteurs. En littérature comme dans toute société en transition, les relations humaines reproduiraient caricaturalement l’état de nature hobbesien: l’homme est un loup pour l’homme, et il faut manger pour éviter d’être mangé. </p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Des anthropophages civilisés </strong></span></p>
<p>Mais ces lectures concurrentes sont moins une menace qu’une invitation. Elles incitent à la comparaison— au partage d’un repas entre anthropophages civilisés. D’une part, elles ouvrent pour chaque lecteur de nouvelles lectures possibles: le livre, jamais définitivement «lu», devient espace de création. Les lectures concurrentes offrent d’autre part un domaine de reconnaissance de soi. Comme a pu l’écrire un trublion de la critique littéraire, parler d’une œuvre «lue» (ou <em>non</em> lue, selon le point de vue), c’est avant tout parler de soi: «C’est dire combien le discours sur les livres non lus […] offre, […] à qui sait en saisir l’opportunité, un espace privilégié pour la découverte de soi<a name="Note8" href="#Note8a"><strong>[8]</strong></a>». C’est dans cette voie de la découverte de soi par l’autre que s’engagent les protagonistes du <em>Journal d’une année noire</em>. La relation entre JC et Anya passe de la fréquentation distante aux débats méfiants, avant l’élaboration d’un dialogue où deux voix égales se reconnaissent réciproquement. JC, longtemps engoncé dans ses certitudes abstraites, finit par accepter son évolution: «Je devrais réviser mes opinions de fond en comble, voilà ce que je devrais faire. […] Y a-t-il un marché des opinions neuves?» (p.189-191). Anya, de son côté, avait accepté de jouer un rôle de poupée parfaite, perdue dans l’ombre d’Alan, son fiancé. Son interaction avec <em>El Señor</em> lui confère, progressivement, une conscience de soi; elle affirme ses propres pensées: «Je suis avec Alan, et être avec un homme ça veut dire qu’on est de son côté. Mais tout récemment, j’ai commencé à me sentir écrasée entre lui et <em>Señor</em> C, entre les certitudes absolues d’un côté et les opinions arrêtées de l’autre» (p.141). </p>
<p>Avec l’identité des personnages, c’est «l’autorité dans la fiction<a name="Note9" href="#Note9a"><strong>[9]</strong></a>» qui semble remise en question. Les idées du «professeur» JC croisent l’expérience d’Anya «la dactylo»; chaque personnalité s’affirme, les deux personnages gagnent en épaisseur, et l’on ne sait plus qui suivre, à qui se fier. Tout argument d’autorité perd son sens. Voilà illustrée l’affirmation de Kundera selon laquelle «dans le corps du roman, la méditation change d’essence: une pensée dogmatique devient hypothétique<a name="Note10" href="#Note10a"><strong>[10]</strong></a>». À ce moment de la lecture, il n’y a plus de hiérarchie, entre les genres (essai et récit) comme entre les voix. En un sens, le lecteur ne confronte plus JC et Anya, il les entremêle déjà: il n’y a plus trois variations mais un roman, où les points de vue sont mis sur un pied d’égalité. <br />
<span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><br />
Le silence de l’amer </strong></span></p>
<p>Cependant, cette harmonie des voix n’est encore qu’un lointain écho: longtemps, elle est dominée par «la vie sous-marine des sentiments cachés, des désirs et des pensées qui se nient et qui luttent<a name="Note11" href="#Note11a"><strong>[11]</strong></a>». Peu avant la fin du «premier journal», l’intensité du duel est portée à son comble. Anya raconte, à demi-mot, le viol qu’elle a subi, et défend l’honneur de la victime d’un tel acte. Face à elle, JC soutient que le déshonneur ressenti par la personne violée ne s’efface jamais— elle se sent à la fois victime et coupable, ce qui entrave sa volonté de justice. Pour Anya, il est inadmissible que JC porte un tel jugement tranché sur une expérience qu’il n’a pas vécue: «Ce n’est pas à vous de me dire ce que je ressens! […] Qu’est-ce que vous en savez?» (p.150-153). Le «premier journal» s’achève ainsi sur le mutisme d’Anya. Si les protagonistes se sont rapprochés, ils restent inéluctablement séparés par leur relation à l’expérience— Anya a vécu, JC ne fait que réfléchir. </p>
<p>S’il s’en était tenu là, le <em>Journal d’une année noire</em> n’aurait été qu’un écho de <em>Disgrâce</em>. Ce dernier roman consacre le caractère insurmontable des barrières de l’expérience, de l’âge et du sexe— qui sépare Lucy de son père, le professeur David Lurie. Les raisons que donne Lucy pour ne pas se confier à Lurie sont proches des termes employés par Anya dans le <em>Journal</em>. Elle a vécu un drame, le ressent dans sa chair, quand lui ne peut s’empêcher de penser par abstraction: «Tu continues à ne pas me comprendre. La culpabilité et le salut sont des abstractions. Tant que tu n’essaieras pas de voir ça, je ne peux pas t’aider à me comprendre<a name="Note12" href="#Note12a"><strong>[12]</strong></a>». Entre deux générations au vécu et à la vision opposés, le partage est impensable. Elles ne peuvent que coexister, tant bien que mal, sans rien construire. C’est sur ce même duel à distance que s’achève la première partie du <em>Journal</em>. Mais le <em>Journal</em> n’est pas <em>Disgrâce</em>. En composant un «deuxième journal», Coetzee ouvre une voie vers la compréhension, la «rédemption» mutuelle, en opposition à la responsabilité irrévocable de <em>Disgrâce</em>. </p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Vérité et réconciliation</strong></span><a name="Note13" href="#Note13a"><strong>[13] </strong></a></p>
<p>Dans ce second journal les changements opérés chez chaque personnage sont menés à leur terme. Les «opinions» du vieux sont moins «tranchées»: l’expérience apportée par Anya, contrebalançant ses théories «pures», l’a amené à personnaliser ses abstractions. C’est ce que note Anya, citée par le vieux dans son récit: «Je me souviens qu’un jour vous m’avez dit que vous ne parleriez pas de vos rêves dans le livre, parce que les rêves ne sont en rien des opinions, alors cela fait plaisir de voir que l’une de vos opinions adoucies est un rêve» (p.252). Du côté d’Anya, son indépendance de pensée, cultivée par sa relation avec JC, la mène à se désolidariser définitivement d’Alan. Elle rompt avec lui et prend conscience du rôle qu’a joué JC ans cette évolution: «Vous m’avez un peu ouvert les yeux, je le reconnais. Vous m’avez montré qu’il y a une autre façon de vivre, qu’on peut avoir des idées et les exprimer clairement, et tout ça» (p.258). </p>
<p>JC et Anya réalisent donc leur influence réciproque— et cette «réalisation» est double: ils <em>évoluent</em> et en <em>prennent conscience</em>. Aussi ne prêtons-nous pas attention à Alan quand il dit: «Contrairement à ce que vous vous plaisez à croire, la vie est en fait une lutte. Une lutte de tous contre tous, qui se poursuit sans relâche» (p.247). L’idée d’Alan est obsolète, ce n’est qu’un écho de la première opinion tranchée du vieux, qui citait Hobbes dans ses «origines de l’État<a name="Note14" href="#Note14a"><strong>[14]</strong></a>» (p.10). À quelques pages de la fin du roman, le vieux n’est plus en lutte, Anya ne se débat plus. Les anthropophages sont sortis de table et dialoguent. Le duel est devenu duo. </p>
<p>Dialogue et construction mutuelle sont possibles. Ils débouchent, dans les bouleversantes dernières pages, sur le thème de la «reconnaissance» (p.287). Reconnaissance de soi: révélation, liée à une forme d’intersubjectivité. D’où la reconnaissance de l’autre, reconnaissance envers l’autre. Dans une lettre qui clôt le récit de JC, Anya manifeste sa reconnaissance envers <em>El Señor</em> en signant «Anya (une admiratrice, elle aussi)» (p. 287). Réciproquement, le lecteur imagine la reconnaissance de JC, quand Anya achève son récit en promettant de lui rendre le plus beau des services. Enfin, dans son ultime opinion, JC exprime sa reconnaissance envers la Russie, envers Dostoïevski. Parlant des personnages de Dostoïevski, il évoque indirectement sa relation avec Anya, ce qu’ils ont été l’un pour l’autre puis l’un et l’autre pour le lecteur: «Ils nous ouvrent les yeux; ils fortifient notre bras» (p.287). Car finalement, réalise-t-il, Anya avait raison: chez Dostoïevski, «[c]’est la voix d’Ivan […] et non pas son raisonnement qui nous bouleverse» (p.284). </p>
<p>Chez Coetzee aussi. </p>
<p>À la paralysie de <em>Disgrâce</em> répond ainsi la découverte et la reconnaissance mutuelle du <em>Journal d’une année noire</em>. Une découverte à laquelle le lecteur participe, à sa façon, à travers sa lecture— son interprétation. Ce <em>Journal</em> est d’abord un partage, une invitation au partage, une façon de montrer que «l’amour […] est un moyen d’être encore davantage soi-même dans l’autre qui, à son tour, se retrouvera davantage lui-même en vous<a name="Note15" href="#Note15a"><strong>[15]</strong></a>». </p>
<p>De fait, le singulier du titre se justifie: l’alternance des voix est devenue dialogue— les interlocuteurs y construisent une vérité commune, un monde en commun, à la différence du débat, où des points de vue s’opposent. Au-delà des histoires parallèles et des voix distinctes, au cœur de la symphonie, dans la nuit des années noires, un duel s’est fait duo. En Afrique du Sud comme ailleurs, «[l]a nuit, les rails se rejoignent<a name="Note16" href="#Note16a"><strong>[16]</strong></a>».</p>
<hr />
<br />
<a name="note1a" href="#note1"><strong>[1]</strong></a> Nathalie Sarraute, «XIV», dans <em>Tropismes</em>, Paris, Éditions de Minuit, 1939.<br />
<a href="#Note2" name="Note2a"><strong>[2]</strong> </a>J.M. Coetzee, <em>Foe</em>, traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Sophie Mayoux, Paris, Éditions José Corti (Points), 2003.<br />
<a href="#Note3" name="Note3a"><strong>[3]</strong></a> J.M Coetzee, <em>Disgrâce</em>, traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Catherine Laugas du Plessis, Paris, Éditions José Corti (Points), 2001.<br />
<a name="Note4a" href="#Note4"><strong>[4]</strong></a> Le récit d’Anya apparaît à la page 39, chapeauté par un essai sur «Les systèmes de guidage». Rétrospectivement, ce titre ressemble à un clin d’œil— étant donné le rôle que joue Anya dans l’évolution de JC, on peut dire qu’elle est elle-même «un système de guidage» pour le romancier, voire pour le <em>Journal</em> dans sa globalité.<br />
<a name="Note5a" href="#Note5"><strong>[5]</strong></a> Albert Cohen, <em>Belle du Seigneur</em>, Paris, Éditions Gallimard (Folio), 1968. Voir par exemple les pages 853-860. Ariane et Solal reviennent à l’hôtel où ils ont passé leur première nuit, mais ne s’entendent plus, n’entendent plus que le bruit des conversations qui les entourent. Le passage est une suite de bribes de phrases saisies à la volée, qu’il est impossible de lire linéairement six pages durant.<br />
<a name="Note6a" href="#Note6"><strong>[6]</strong></a> D’après la terminologie d’Alain Trouvé dans <em>Le roman de la lecture</em>, Wavre, Éditions Mardaga, 2004. Trouvé justifie l’expression «roman de la lecture» en définissant celle-ci comme «un objet de langage construit, à dimension partiellement fictive, le produit d’une exploration mêlant des savoirs d’un type inédit à des zones d’ombre sans doute nécessaires» (p.20). Il précise plus loin que «la verbalisation de la lecture maintient un certain degré de fictionalité [sic] lié à l’accomplissement herméneutique» (p.28). Dans le <em>Journal d’une année noire</em>, la «verbalisation de la lecture» est la lecture elle-même: c’est la voie que se fraye le lecteur entre les différentes voix. La notion de «fictionnalité» est alors nécessairement assumée, chaque lecteur suivant un parcours qui lui est propre.<br />
<a name="Note7a" href="#Note7"><strong>[7]</strong></a> Alain Trouvé, <em>op.cit</em>., p.187. Trouvé note la difficulté qu’il y a à évoquer la figure de l’auteur dans le cadre de sa théorie de la lecture: «[L]e texte n’est pas un objet désincarné, mais le sujet qui lui a donné vie s’est pourtant définitivement absenté». Il développe une analogie entre texte littéraire et secousse sismique: «[À] l’ébranlement initial imposé au système de la langue par la parole singulière correspondraient une série de répliques d’ampleur variable: les textes de lecture».<br />
<a name="Note8a" href="#Note8"><strong>[8]</strong></a> Pierre Bayard, <em>Comment parler des livres qu’on n’a pas lus?</em>, Paris, Éditions de Minuit, 2007, p.155.<br />
<a name="Note9a" href="#Note9"><strong>[9]</strong></a> D’après le titre (ironique?) de la pensée qui clôt la première partie du journal, «De l’autorité dans la fiction», p.197.<br />
<a name="Note10a" href="#Note10"><strong>[10]</strong></a> Milan Kundera, «Entretien sur l’art de la composition», dans <em>L’art du roman</em>, Paris, Éditions Gallimard (Folio), 1986, p.98.<br />
<a name="Note11a" href="#Note11"><strong>[11]</strong></a> Vercors, <em>Le silence de la mer</em>, Paris, Éditions Albin Michel (Le livre de poche), 1951, p.48.<br />
<a name="Note12a" href="#Note12"><strong>[12]</strong></a> J.M. Coetzee, <em>Disgrâce, op.cit</em>., p.143.<br />
<a name="Note13a" href="#Note13"><strong>[13]</strong></a> D’après le nom d’une Commission mise en place en Afrique du Sud en 1995. Pour plus de détails: Amor Guidoum, <em>Vérité et réconciliation: expérience de l’Afrique du Sud</em>, [en ligne]. <a href="http://fondation.cordoue.ch/Publications/AfriqueduSud.pdf" title="http://fondation.cordoue.ch/Publications/AfriqueduSud.pdf">http://fondation.cordoue.ch/Publications/AfriqueduSud.pdf</a> [Page consultée le 21 juin 2010].<br />
<a name="Note14a" href="#Note14"><strong>[14]</strong></a> «Dans le mythe de la fondation de l’État que nous donne Thomas Hobbes, notre descente vers l’impuissance a été volontaire: afin d’échapper à la violence de perpétuelles guerres sanglantes (représailles sur représailles, vengeance répondant à la vengeance, la vendetta), nous avons individuellement et solidairement cédé à l’État le droit d’user de la force physique» (p.10).<br />
<a name="Note15a" href="#Note15"><strong>[15]</strong></a> Pierre Reverdy, «Une émotion appelée poésie», dans <em>Sable mouvant</em>, Paris, Éditions Gallimard, 2003, p.104.<br />
<a name="Note16a" href="#Note16"><strong>[16]</strong></a> Jean-Bernard Pouy, <em>La petite écuyère a cafté</em>, Paris, Librio (noir), 1998, p.5.
Afrique du SudApartheidBAYARD, PierreCOETZEE, J.M.COHEN, AlbertEngagementGUIDOUM, AmorHistoireHOBBES, ThomasKUNDERA, MilanPolyphoniePOUY, Jean-BernardREVERDY, PierreSARRAUTE, NathalieSociocritiqueTROUVÉ, AlainVERCORSRomanTue, 14 Sep 2010 15:06:39 +0000Raphaël Groulez265 at http://salondouble.contemporain.infoSeul contre tous
http://salondouble.contemporain.info/lecture/seul-contre-tous
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<a href="/equipe/hebert-sophie">Hébert, Sophie</a> </div>
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<a href="/biblio/lopprobre-essai-de-demonologie">L'Opprobre. Essai de démonologie</a> </div>
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Les essais de Richard Millet, du <em>Dernier écrivain</em> (2005) au <em>Désenchantement de la littérature</em> (2007), semblent, depuis quelques années, se fermer à toute entreprise herméneutique, en développant une posture auctoriale particulièrement complexe. <em>L'Opprobre</em> (2008), son dernier livre, confirme cette tendance<a name="note1" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>. </p>
<p><em>Le Désenchantement de la littérature</em> avait, lors de sa publication, provoqué un véritable tollé dans le monde de la critique littéraire —preuve, s'il en était besoin, que les lettres pouvaient encore soulever polémique, déclencher querelle, être encore, tout simplement, matière à <em>disputatio</em>. À sa manière, Millet proposait une «Défense de la langue française», un ouvrage, soyons honnête, vivifiant pour l'esprit. Les attaques —il n'y a pas d'autre mot— envers cet essai furent innombrables, et souvent d'ordre éthique: autrement dit, les critiques se portèrent finalement moins sur les idées développées au sein de ce texte que sur leur représentant, à savoir Richard Millet lui-même<strong><a name="note2" href="#note2a">[2]</a></strong>. </p>
<p>Désir honnête et scrupuleux de restituer à son lecteur les grossièretés critiques qui ont accompagné son dernier texte? Ou plaisir malsain de ressasser en ricanant ce qui a définitivement fâché? Les premières pages de <em>L'Opprobre</em> dressent la liste, longue et laborieuse, mais finalement —n'est-ce pas aussi ce que cette énumération suggère?— éminemment consensuelle, des qualificatifs qu'une certaine critique littéraire a cru bon d'attribuer à l'auteur du <em>Désenchantement de la littérature</em>. Avec <em>L'Opprobre</em>, Millet s'arroge donc le droit légitime de répondre à ses contempteurs qui, pour l'occasion, deviennent, dans son imaginaire profondément empreint de manichéisme, des «ennemis» à abattre, des «agents du Démon» à neutraliser dans des phrases assassines. </p>
<p>Richard Millet pique, titille, exacerbe, agace, ironise, renchérit, en somme persiste et signe: la fureur de son Verbe atteint un paroxysme que ne connaissaient pas ses ouvrages précédents. La colère qui le porte, mais aussi cette conscience farouche d'être le dernier porteur d'une vérité que seule une lucidité hors du commun peut révéler, étranglent, asphyxient une syntaxe, toujours parfaite, souvent complexe, malaisée parfois. La profération, la vitupération, tout comme la vérité générale et universelle, ne peuvent, en dernier recours, que s'exprimer dans le fragment: à quoi bon édifier autour de ma thèse une argumentation solide si personne ne me comprend? Pourquoi lier ensemble des idées, former un système, si la critique décide de n'en retenir qu'une partie et, de surcroît, de la déformer? Voilà ce que, formellement, l'auteur de <em>L'Opprobre</em> semble nous dire. </p>
<p>Ainsi, Richard Millet atomise, en quelque sorte, ses thèses —il n'est pas exclu que ce soit aussi pour les rendre plus «digestes» à son lecteur. Car, ce que permet l'écriture par fragment, c'est aussi de fragiliser la mémoire de lecture: l'alternance et les effets multiples de <em>variatio</em> permettent de disperser l'attention du lecteur<strong><a name="note3" href="#note3a">[3]</a></strong>. Les fragments évoquent, suggèrent, affirment: ils se dispensent de la contrainte qu'est le développement et s'auréolent d'un caractère irréfutable et implacable. La vérité, pour Richard Millet, ne se prouve pas, elle se dit —quitte à rester incompris. </p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Les trois vérités de Richard Millet </strong></span></p>
<p>Plutôt, ce n'est pas une vérité, mais des vérités —c'est en tout cas ainsi qu'elles se présentent dans <em>L'Opprobre</em>— qui sont énoncées. Il y a, d'abord, la vérité métatextuelle, celle que l'auteur énonce sur son propre <em>ars scribendi</em>: par exemple, cette façon qu'il a de se purifier dans l'écriture en se [re]plongeant dans la sacralité de la langue et de sa syntaxe, s'illustrant dans la formule «Écrire, c'est...» qui inaugure certains fragments. Il y a, ensuite, la vérité plus généralement littéraire, celle qui se penche sur l'état actuel de la littérature, particulièrement sur le roman contemporain, dont Millet dénonce la médiocrité, l'inanité, le risque même qu'il représente, mais aussi le déclin qu'il symbolise. Il y a, enfin, ce que l'on pourrait appeler faute de mieux la vérité politico-historique que Millet compose selon un étrange amalgame, puisque le déclin de la littérature est assimilée à la démocratie, elle-même constituée d'éléments présentés comme négatifs: libéralisme, immigration, règne du Spectacle généralisé, illusion de l'égalité et de la paix entre citoyens comme entre les peuples, multiculturalisme. Les mots de Millet sont implacables pour qualifier tout cela: «délabrement spirituel de l'Europe», «décadence occidentale». Millet associe aussi déclin de la littérature et médiocrité humaine: selon lui, cette dernière ne touche pas seulement les écrivains contemporains, mais plus largement les Français, dont l'univers mental et l'absence de lucidité sont dignes d'être méprisés. Florilège: «En vérité que pourrais-je aimer dans une France qui s'oublie elle-même comme une malade et dont je méprise le peuple?» (p.15); «Peuple braillard, mesquin, émasculé, mais le cerveau encore tiraillé entre Versailles, New York et Moscou, les Français refusent à grands cris toute idée de sélection, alors qu'ils révèrent comme de grands prêtres les sélectionneurs des équipes de sport nationales» (p.58); «Si je leur trouve aujourd'hui une qualité [aux Français], c'est leur peu de sérieux, et leur insignifiance, et encore, celle-ci est-elle bruyante» (p.76); «Le Français est fidèle à son chien» (p.79); «Tout ce que je dis de la France, de la nullité de sa culture, de son agonie intellectuelle, un récent numéro de <em>Time</em> le clame à la face du monde<strong><a name="note4" href="#note4a">[4]</a></strong>» (p.173). Richard Millet fait mouche, dans un double coup de grâce, car au ridicule du cliché s'ajoute la blessure d'orgueil —on ne touche pas à l'exception française. </p>
<p>Ces trois «vérités», qu'on pourrait dire respectivement soutenues par l'écrivain, l'éditeur et l'homme, sont toutes motivées par un même refus: celui de «l'horizontalité». L'horizontalité, c'est une des façons qu'a l'être de considérer le monde qui l'entoure. Dans cette perspective, les idées, ou les seules perceptions, restent planes, comme nivelées. Pour Richard Millet, cette horizontalité possède des causes politico-religieuses: elle est née de l'avènement de la démocratie ou plutôt de la dégradation de celle-ci en démocratie libérale, elle s'explique avec la mort de Dieu, c'est-à-dire avec l'extinction progressive de la foi, et plus spécifiquement de la croyance catholique— ce qui peut se résumer ainsi: «la Technique, le Système, le Spectacle, le Nihilisme obscurcissent le monde» (p.20). Ce dégoût du monde tel qu'il est s'exprime en termes très violents: Millet est «en guerre», voudrait anéantir les hordes d'écrivains «insignifiants», «et ce serait une erreur de ne pas leur écraser la tête» (p.155), et se présente comme «un meurtrier en puissance» (p.174)... Ce qu'il manque dans le monde selon Richard Millet, c'est une verticalité, un Dieu qui ferait lever la tête, des hommes qui domineraient, par le savoir qu'ils détiennent, d'autres hommes, des livres qu'on serait enfin en mesure de hiérarchiser selon leur qualité littéraire, des idées qui prévaudraient sur d'autres grâce aux valeurs qu'elles déploieraient. La morale en négatif que nous propose Richard Millet —exhiber les Démons, dire où est le Mal, pour signifier à ses lecteurs ce qu'ils doivent refuser— me pose un double problème: d'abord, parce qu'elle prend appui sur une vengeance personnelle (on ne peut pas, au sein d'un même ouvrage, même s'il se déploie par fragments, et régler ses comptes et livrer une vision du monde teintée de tant de rancune); ensuite, parce que ses idées sont parasitées par une mise en scène de soi problématique. </p>
<p>C'est lorsqu'elles portent sur les causes du déclin de la littérature que les idées de Richard Millet deviennent problématiques: même si Millet revendique sans cesse son souhait d'être, envers et contre tout, politiquement incorrect —ce qu'on ne lui reproche pas, d'ailleurs—, son ton frôle souvent un excès qui, chez un homme qui se définit comme «barbare par excès de raffinement» (p.147), jure un peu... S'il est, comme il le prétend, le dernier représentant des valeurs de courtoisie, d'élégance et de tenue propres à une certaine culture française dont la langue serait le paradigme, pourquoi se laisser aller à la vulgarité qu'il condamne? Que sa cruauté s'acharne, vengeresse, contre ses adversaires, soit. Mais la généralisation idéologique à laquelle Richard Millet cède parfois dessert indéniablement et son propos et lui-même. J'ai relevé, au fil de ma lecture, un tic stylistique éloquent: Millet ponctue fréquemment son texte de «donc» («la jeunesse à tendance sociale, donc vulgaire», [p.96], «un récit de gauche, donc idéaliste, c'est-à-dire nihiliste», [p.139]), de «c'est-à-dire» («Le bonheur est une idée païenne —c'est-à-dire petite-bourgeoise», [p.150]) et de «soit» («Il ne s'agit pas cependant de céder à la stylisation, si proche de l'idéalisation, soit des ruses du Diable», [p.99]), qui favorisent une pensée «en raccourcis», réunissant des éléments que la prose ligote entre eux, grâce à sa capacité démonstrative, mais dont le lien réel semble plus lâche... </p>
<p>Banni, isolé, exclu, tels sont les termes que Richard Millet emploie pour définir sa position dans le champ littéraire actuel et plus généralement en France: «Je me situe toujours ailleurs» (p.17). Mais dans un dédain souverain, et grâce à l'orgueilleuse idée qu'il se fait de lui-même, il exalte et revendique ce qu'il nomme son «apartheid mental». Cette mise à l'écart initiale, volontaire, recherchée même («être scandaleux par auto-exclusion de l'espace public», [p.162]), est entérinée, depuis quelques années, par les réactions de ses pairs. Elle est interprétée par Richard Millet comme une preuve de sa supériorité —inutile de dire qu'elle lui permet aussi de faire parler de lui. On ne s'attardera pas sur le côté parfois doucement paranoïaque de certains fragments: l'illusion d'être le seul à détenir ce que tout le monde a perdu, une langue, une foi, une culture, lui permet de revêtir son œuvre d'un vernis particulier, fait d'unicité et d'élévation. Conscience étrange mais sincère de l'écrivain Millet ou habile stratégie auctoriale fomentée par l'éditeur qu'il est aussi? Parfois, la nostalgie pointe —«nommer [...] c'est [...] marquer une estime dont je cherche en vain un écrivain qui me la témoigne» (p.56)—, comme si cet isolement n'était pas complètement assumé: «Quand on ne me réprouve pas, on me passe sous silence —autre manière d'injure» (p.101). </p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>De Millet à Montherlant </strong></span></p>
<p>Osons, pour finir, une comparaison. Il est étonnant qu'Henry de Montherlant n'apparaisse jamais explicitement dans l'intertexte, en tous points classique, qui prend place dans <em>L'Opprobre</em>. Pourtant, il serait intéressant de rapprocher ces deux figures. Car comme Richard Millet l'est aujourd'hui, Montherlant était soutenu par une œuvre de qualité, qu'il <em>savait</em> de qualité, et par la certitude d'être un écrivain incompris de son public et de ses critiques... </p>
<p>Quelques exemples: l'orgueil qui soutient Millet au-dessus de la médiocrité qui l'entoure («Ma voix est donc celle de la vérité. Je n'écrirais pas si je ne me maintenais pas à cette hauteur.», [p.12]) ressemble assez à cette hauteur de vue que Montherlant a toujours revendiquée dans ses essais («Je n'ai que l'idée que je me fais de moi-même pour me soutenir sur les mers du néant» écrit-il dans <em>Service inutile</em>); la figure de «moine-soldat» dès les premières pages de <em>L'Opprobre</em> pourrait aisément être rapprochée des dernières pages de la préface de <em>Service inutile</em> («Mais <em>quid</em> du présent? Le moine-soldat! C'est autour de cette figure un peu déroutante que tournent aujourd'hui ma pensée et ma rêverie»); et «le chant profond de la langue» dont parle Millet (p.89) est ce même cante jondo sur lequel écrit Montherlant dans <em>Service inutile</em> toujours<strong><a name="note5" href="#note5a">[5]</a></strong>. On pourrait rajouter, de manière plus générale, que ces deux auteurs se retrouvent aussi sur la nécessité pour l'auteur de se «désolidariser» de l'actualité pour privilégier l'établissement de son œuvre, sur le refus, enfin, d'appartenir à un «groupe» littéraire quelconque —adhésion inadmissible pour des auteurs qui se veulent «insituables», clairement «au-dessus de la mêlée». Lors de la première publication de cette lecture, Pierre Assouline avait considéré que la comparaison entre Millet et Montherlant était peu convaincante<strong><a name="note6" href="#note6a">[6]</a></strong>: mettons-le aujourd'hui au défi. De qui est cette phrase? «Le succès n'est pas la gloire, mais presque son contraire. Le succès repose souvent sur un malentendu […]. À un très haut degré, le succès est évidemment le résultat d'une collaboration putassière entre l'esprit de l'époque et le goût du public.» Ainsi, Montherlant et Millet entretiennent bien des coïncidences littéraires —dont je n'ai fait qu'esquisser les possibles. Peut-être que le parcours littéraire du premier pourrait éclairer, chez les lecteurs, les prises de position et la posture auctoriale du deuxième. </p>
<p>C'est avec impartialité que j'ai tenté de décrypter <em>L'Opprobre</em> de Richard Millet, parce c'est un exercice auquel finalement peu de critiques se sont livrés, leur indignation ayant pris le pas sur leur esprit d'analyse. Les rares commentaires actuels de <em>L'Opprobre</em> ressemblent étrangement à ceux qu'avait essuyés <em>Le Désenchantement de la littérature</em>: ils dénoncent la dangerosité d'une pensée attisée par la haine et qui se dévoile sans complexe quand elle aborde les questions du racisme, de l'islamisme, de l'homosexualité, etc. Objectivement, la pensée de Richard Millet a l'avantage de susciter l'agitation dans un monde littéraire plutôt sclérosé en se présentant comme un contrepoint radical —nécessaire à toute dialectique, et donc à tout débat intellectuel. Mais si, à présent, je me laisse submerger par ma subjectivité, travaillée depuis l'enfance par les notions de tolérance, d'égalité, de justice, et de laïcité, la pensée de Richard Millet a quelque chose d'effrayant. Qu'importe? Quel que soit l'effort fait pour comprendre sa prose, et ne pas vérifier sa prophétie («je donne un texte fragmentaire, on le dira inégal par nature, contradictoire, attaquant certains fragments qui dispenseront de lire l'ensemble», [p.106]), s'il lit ces lignes, l'auteur de <em>L'Opprobre</em> me rangera sûrement parmi les critiques gauchistes qui sympathisent avec le Diable et conclura ainsi: «On me lit mal» (p.120).</p>
<div> </div>
<hr />
<br />
<a name="note1a" href="#note1"> <strong>[1]</strong></a> Richard Millet, <i>Le Dernier écrivain</i>, Fata Morgana, 2005; <i>Le Désenchantement de la littérature</i>, Paris, Gallimard, 2007; <i>L'Opprobre</i>, Paris, Gallimard, 2008.
<p><strong><a name="note2a" href="#note2">[2]</a> </strong> Pour lire un compte rendu du <i>Désenchantement de la littérature </i>de Richard Millet: «Leçon de misanthromorphie», dans Nonfiction.fr, le portail des livres et des idées, [en ligne]. <a href="http://www.nonfiction.fr/article-135-lecon_de_misanthromorphie.htm" title="http://www.nonfiction.fr/article-135-lecon_de_misanthromorphie.htm">http://www.nonfiction.fr/article-135-lecon_de_misanthromorphie.htm</a> [Page en ligne depuis le 11 octobre 2007].</p>
<p><strong><a name="note3a" href="#note3">[3]</a></strong> La violence des thèses que Millet déploie «passe» mieux, me semble-t-il, par petites bouchées... D'où le «digeste» —en dépit du fait que les lecteurs, en effet, sont habitués à la nappe textuelle.</p>
<p><strong><a name="note4a" href="#note4">[4]</a></strong> Pour lire l'article du <i>Time magazine</i> qui a tant agité l'intelligentsia française à la fin de l'année 2007: Donald Morrison, «The Death of French Culture. In Search of Lost Time», dans <i>Time</i>, [en ligne].<br />
<a href="http://www.time.com/time/magazine/article/0,9171,1686532,00.html" title="http://www.time.com/time/magazine/article/0,9171,1686532,00.html">http://www.time.com/time/magazine/article/0,9171,1686532,00.html</a> [Page en ligne depuis le 21 novembre 2007].</p>
<p><strong><a name="note5a" href="#note5">[5]</a></strong> Pour les trois dernières références, voir: Henry de Montherlant, <em>Essais</em>, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1963, p. 598, p. 605, p. 592.</p>
<p><strong><a name="note6a" href="#note6">[6]</a></strong> Ses propres arguments sont ici: Pierre Assouline, «Moi contre le reste du monde», dans <i>La République des livres</i>, [en ligne].<br />
<a href="http://passouline.blog.lemonde.fr/2008/04/12/moi-contre-le-reste-du-monde/" title="http://passouline.blog.lemonde.fr/2008/04/12/moi-contre-le-reste-du-monde/">http://passouline.blog.lemonde.fr/2008/04/12/moi-contre-le-reste-du-monde/</a> [Page en ligne depuis le 12 avril 2008]. Cette lecture avait été publiée dans une version différente le 2 avril 2008 dans une revue en ligne aujourd'hui disparue, Biffures.org.</p>
<p><br type="_moz" /></p>
http://salondouble.contemporain.info/lecture/seul-contre-tous#commentsContemporainCritique littéraireCulture françaiseDE MONTHERLANT, HenryDéclin de la littératureÉclatement textuelEngagementÉthiqueFranceMILLET, RichardMORRISON, DonaldPolémiqueTraditionValeursVerticalitéViolenceEssai(s)Tue, 13 Jul 2010 15:51:31 +0000Sophie Hébert248 at http://salondouble.contemporain.infoLa rassurante présence des déclassés
http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-rassurante-presence-des-declasses
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<a href="/equipe/paquet-amelie">Paquet, Amélie </a> </div>
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<a href="/biblio/bye-bye-blondie">Bye Bye Blondie</a> </div>
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</div>
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<div>«D’un certain point de vue, ça m’aurait contrariée, je veux pas y aller de mon couplet marxiste, mais j’aurais pas trouvé moral qu’on épargne le seul vrai bourge qu’on croise.»<br />
Virginie Despentes, <em>Baise-moi</em></div>
<div> </div>
<div>À l’évidence, la lutte des classes dans la littérature tient d’une autre époque. La théorie littéraire marxiste est passée de mode, et sans doute nos contemporains espèrent-ils que la littérature d’aujourd’hui se soit enfin débarrassée des divisions de classe. Comme l’explique Frederic Jameson dans la conclusion d’<em>Aesthetics and Politics </em>[1977], un livre qui retrace les célèbres débats à propos de l’esthétique de plusieurs penseurs d’inspiration marxiste tels que Theodor W. Adorno, Walter Benjamin, Ernst Bloch, Bertolt Brecht et Georg Lukács, l’attaque la plus récurrente et percutante contre les marxistes est celle qui leur reproche l’utilisation des classes sociales pour appréhender les textes littéraires : «Nothing has, of course, more effectively discredited Marxism than the practice of affixing instant class labels (generally ‘petty bourgeois’) to textual or intellectual objects<a name="note1b" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>». Le travail de Lukács, qui a notamment contribué aux développements théoriques du concept de médiation<a name="note2b" href="#note2a"><strong>[2]</strong></a>, a montré la désolante réification du monde inhérente à l’œuvre chez les écrivains naturalistes. D’une certaine manière, on reproche à leur tour aux penseurs marxistes de réifier les individus par l’utilisation des classes sociales. Or, Jameson montre que l’analyse idéologique des discours que défendent les intellectuels marxistes est indissociable d’une conception théorique des classes sociales. La théorie littéraire marxiste ne peut pas se passer d’une réflexion en profondeur à propos des divisions de classe. Elle ne peut donc pas s’en détacher pour plaire à ses détracteurs. Les penseurs postmodernes, qui nous ont montré que les étiquettes sont fautives et dangereuses, sont du nombre. Tous les termes qui désignent un groupe d’individus, comme ceux de «prolétaire» et «bourgeois», sont suspects selon eux, car ils sont trop limités et pas suffisamment nuancés pour décrire le monde rempli de différences qui est le nôtre. Dans les deux derniers romans de Virginie Despentes, <em>Teen Spirit</em> [2002] et <em>Bye Bye Blondie </em>[2004], les divisions de classe ne sont pourtant pas désuètes; elles sont bien au contraire au cœur des déchirements que vivent les personnages qu’ils mettent en scène. J’aimerais réfléchir à cette tension importante dans ces romans entre prolétaire et bourgeois afin de comprendre pourquoi Despentes juge pertinent d’utiliser ces nominatifs dans un contexte littéraire. Elle tire ces catégories de la culture politique punk de gauche radicale, qui s’est complètement réappropriée le vocabulaire marxiste.</div>
<div class="rteright"> </div>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Despentes, la parvenue</strong></span></p>
<p>En 1998, à l’émission culturelle française <em>Le Cercle de minuit</em>, Virginie Despentes est reçue le même jour que Sophie Calle pour la sortie de leurs derniers livres respectifs. Pour Despentes, il s’agit de la parution de <em>Les jolies choses</em>. L’animateur tient à opposer les deux écrivaines. Défendant l’idée que Calle travaille à partir de sa vie imaginaire et que Despentes écrit plutôt à partir de sa vie réelle, il dit de Despentes qu’elle est l’anti-Sophie Calle. Despentes, qui affirme être devenue écrivaine «par inadvertance», rétorque qu’elle invente beaucoup au contraire. Elle considère la différence entre les deux femmes comme une différence de classe sociale. Sophie Calle, fille de petits bourgeois<a name="note3b" href="#note3a"><strong>[3]</strong></a>, écrit pour son milieu, un milieu qui connaît bien l’écriture, alors que Despentes appartient, au moment où elle rédige son premier roman <em>Baise-moi</em> [1993], au monde de ceux qui n’écrivent pas, comme elle l’explique à l’animateur : </p>
<div class="rteindent1">
<span style="color: rgb(128, 128, 128);">Il y a un courage de ma part, d’où je viens, de faire des livres. Il y a un courage comme ça, mais à part ça, il n’y a rien d’autre. […] Je ne suis pas rendue compte que j’étais en train de faire un truc qui n’appartenait pas à ma classe sociale, je ne m’en suis pas rendue compte du tout, je m’en suis rendue compte une fois que je suis arrivée dans une classe sociale nouvelle<a name="note4b" href="#note4a"><strong>[4]</strong></a>. </span><br />
</div>
<p>Au tout début de <em>Teen Spirit</em> apparaît d’ailleurs cette idée que la parole des bourgeois serait plus légitime que celle des prolétaires : </p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br />
Une jolie voix de femme, très classe, petit accent de bourge pointu, une façon de dire les voyelles et de prononcer chaque mot nettement, comme font les gens qui savent qu’ils ont le droit au temps de parole et à l’articulation précieuse, m’a tout de suite mis une légère gaule. Une voix qui évoquait le tailleur et les mains bien manucurées. (TS, p. 11)</span><br />
</div>
<p>La bourgeoise qui téléphone au narrateur ne parle pas mieux que les autres parce qu’elle serait plus éduquée, mais parce qu’elle se sait détenir «le droit au temps de parole», droit qui lui permet de prendre son temps lorsqu’elle s’exprime et de rendre tous les mots dans l’entièreté de leur forme. Cette voix séduit tout autant qu’elle dégoûte le narrateur. </p>
<p>Sur le plateau de <em>Tout le monde en parle</em>, en 2002, Thierry Ardisson demande à Despentes : «Dites-moi, Virginie, vous êtes embourgeoisée ou non?» On peut déceler dans cette question une critique qui viserait à remettre Despentes à sa place; elle ne peut plus jouer à l’écrivaine <em>trash</em> et rebelle si elle appartient désormais au monde des petits bourgeois. La question contient aussi une injonction à travers la formule «oui ou non» : elle impose de faire le point une fois pour toutes sur le statut de «parvenue» de l’écrivaine. Pas du tout heurtée par la question, Despentes répond sans hésitation<a name="note5b" href="#note5a"><strong>[5]</strong></a> : «Par rapport à l’époque de <em>Baise-moi</em> [le roman], oui carrément. C’est pas vraiment la même vie quoi<a name="note6b" href="#note6a"><strong>[6]</strong></a>». Pour cette émission, elle était d’ailleurs habillée selon les mœurs de sa nouvelle classe, tailleur et lunettes sérieuses, elle ne s’y présentait pas habillée en punk comme elle a pu le faire à d’autres occasions. De toute évidence, elle accepte sa nouvelle place dans le monde. Peut-être déçu qu’elle réagisse si bien à sa question, Ardisson renchérit : «Vous avez l’impression d’avoir été récupérée par le système? ». Elle répond le sourire aux lèvres : « Non, vu la sortie du film [<em>Baise-moi</em><a name="note7b" href="#note7a"><strong>[7]</strong></a>], ça va. Je suis tranquille de ce côté-là.» L’écrivaine s’est embourgeoisée peut-être, mais loin est encore l’époque où le film <em>Baise-moi</em> fera partie du grand répertoire cinématographique bourgeois. La frontière trop mince entre le film d’auteur et la pornographie <em>hardcore</em> fait de <em>Baise-moi</em> un film qui résiste à une récupération par le système. Du moins, pour le moment<a name="note8b" href="#note8a"><strong>[8]</strong></a>. </p>
<p>Dans <em>King Kong Théorie</em>, essai féministe puissant et important de Despentes, elle donne un exemple bien concret de la parole nécessairement irrecevable de certains individus. Elle se réfère aux sorties médiatiques qu'elle a entreprises pour la promotion du film <em>Baise-moi </em>avec Coralie Trinh Thi, ex-porn star et co-réalisatrice du film. Elle s'est aperçue que certaines citations de Trinh Thi lui étaient souvent injustement attribuées :</p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Les uns et les autres tombaient d’accord sur un point essentiel : il fallait lui ôter [à Coralie Trinh Thi] les mots de la bouche, lui couper la parole, l’empêcher de parler. Jusque dans les interviews, où ses réponses ont souvent été imprimées, mais m’étaient attribuées. Je ne focalise pas ici sur des cas isolés, mais sur des réactions quasi systématiques. Il fallait qu’elle disparaisse de l’espace public. Pour protéger la libido des hommes, qui aiment que l’objet du désir reste à sa place, c’est-à-dire désincarné, et surtout muet<a name="note9b" href="#note9a"><strong>[9]</strong></a>. </span><br />
</div>
<p>Entre les deux femmes, l'écrivaine, nouvellement petite bourgeoise, a plus d’autorité auprès de la classe dominante que l'ex-porn star. Il est plus logique que ce soit elle qui parle, parce qu'elle est la seule des deux qui a un certain droit à la parole.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les moins que rien du </strong><em><strong>Lumpenproletariat</strong></em></span></p>
<p>Je ne tenterai pas dans ce texte de démontrer la validité ou l’invalidité politique des classes sociales aujourd’hui. Cependant, pour réfléchir à <em>Teen Spirit</em> et à <em>Bye Bye Blondie</em>, cette question refait nécessairement surface. Virginie Despentes, l’écrivaine, aborde le monde autour d’elle selon ces divisions de classes, sa sensibilité connaît cette tension entre prolétaires et bourgeois. C’est à partir de cette séparation que Despentes se positionne. Je l’ai montré avec l’exemple de <em>Tout le monde en parle</em>, c’est aussi à partir des classes sociales qu’on s’adresse à elle. Bruno, le narrateur de <em>Teen Spirit</em>, et Gloria, le personnage principal de <em>Bye Bye Blondie</em>, sont tous les deux des prolétaires. On pourrait même dire, pire encore, qu’ils appartiennent au <em>Lumpenproletariat</em><a name="note10b" href="#note10a"><strong>[10]</strong></a>. Ils sont des ratés, des déclassés, des êtres totalement sans intérêt pour le monde bourgeois puisqu’ils ne s’adaptent même pas à la vie de salarié. Le scénario des deux romans se ressemblent beaucoup, d’où l’intérêt de réfléchir à ces livres ensemble. Bruno reprend contact au tout début du roman avec une ancienne amante bourgeoise, Alice Martin, et Gloria revoit un ex-amoureux bourgeois, Éric, vingt ans après leur séparation.</p>
<p><em>Bye Bye Blondie</em> raconte l’histoire d'amour entre Gloria, une «punkette destroy» (<em>BBB</em>, p. 95), et Éric, un «skin psychopathe» (<em>BBB</em>, p. 95), qui se rencontrent, adolescents, dans un hôpital psychiatrique alors qu'on tente de les réhabiliter. Ils partagent à ce moment le même mal de vivre, le même dégoût devant l’obligation de s’adapter au système. Gloria ne cède jamais. Pour elle, son dégoût est bien réel, bien trop profond pour que cela passe en vieillissant. Gloria ira jusqu’à s’exclure du monde en refusant le travail salarié, alors qu’Éric travaillera fort pour s’adapter. Il réussit tellement bien qu’il devient une vedette du système, l’icône séduisante de ceux auxquels il refusait jadis de ressembler. Les parents d'Éric sont des bourgeois, cette appartenance de son amoureux à ce milieu la rebute d'emblée. Lorsqu'elle visite sa chambre la première fois, après qu’ils aient tous les deux quitté l’hôpital, elle voit bien leur différence : «Chaîne hi-fi, collection de disques, magnétoscope, télé, jeu vidéo, consoles, maquettes d'avion. Gloria était touchée, en même temps que catastrophée, qu'il n'ait pas honte de l'emmener là» (<em>BBB</em>, p. 97). Comme la voix de la bourgeoise Alice Martin, dans <em>Teen Spirit</em>, qui excite et dégoûte Bruno, Gloria est à la fois attirée et repoussée par cette exhibition de sa fortune familiale. Les parents d'Éric ne trouvent pas que Gloria est une assez bonne fréquentation pour leur fils; ils le menacent donc de l'envoyer dans une école militaire suisse s'il continue de la voir. Il décide alors de quitter la maison. </p>
<p>Avec Gloria, il part en cavale dans la France à la recherche de concerts punk. Au cours du voyage, les amoureux sont arrêtés par la police. Dans les romans de Despentes, on ne fait jamais un bon accueil aux policiers. Il faut dire que ses personnages sont souvent des parias, ils sont de ceux qui connaissent de près la violence que peuvent exercer les forces de l'ordre au nom du maintien des privilèges des mieux nantis. Dans une scène du roman <em>Baise-moi</em>, par exemple, Manu est témoin d’un accident. Elle veut sauver la victime, Karla : «Elle appelle les pompiers dans la foulée ; les flics, elle n’a pas trop confiance parce qu’elle parle trop mal. Mais les pompiers lui inspirent davantage confiance<a name="note11b" href="#note11a"><strong>[11]</strong></a>». Manu se sent condamnée d’avance, elle ne peut demander l’aide des policiers en toute confiance parce qu’elle ne maîtrise pas correctement le langage, le langage de ceux au secours desquels on vient. Après la nuit que Gloria et Éric passent en prison, ils sont séparés. Les policiers, qui jugent le fils de bourgeois inadéquat pour la vie de punk, décident de le remettre à ses parents. Du jour au lendemain, Gloria se retrouve seule. Elle ne peut plus prendre contact avec lui. </p>
<p>Éric et Gloria se retrouvent vingt ans plus tard. Non seulement Éric est-il devenu un bourgeois, il est en plus une star de la télévision, l’animateur en vue d’une émission culturelle. Malgré tout ce succès, il est malheureux et veut revoir Gloria. Il sait que sa nouvelle vie la dégoûte, mais il recherche son aversion. Il désire près de lui cette femme qui rejette son métier plus que toutes les autres. Il a toujours aimé cette colère immense qu’elle porte en elle. Lors de leurs premières rencontres, Éric lui a dit : «Moi, je ne m'énerve jamais. J'aimerais beaucoup que ça m'arrive.» (<em>BBB</em>, p. 67) Il a besoin de sa colère pour survivre. La narratrice de <em>Bye Bye Blondie</em> ne critique pas les divisions sociales, elle se les approprie totalement. Elle explique les problèmes qu’elle vit avec Éric à partir d’une incompatibilité de classe, qu’ils tentent de surmonter pour vivre ensemble<a name="note12b" href="#note12a"><strong>[12]</strong></a>.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L’étonnant destin d’un raté</strong></span></p>
<p>Comme je l’écrivais, dans <em>Teen Spirit</em>, Despentes construit le scénario similaire. Au tout début du roman, Bruno reçoit un appel d’une ancienne amante qui lui apprend qu’elle a eu un enfant de lui. N’étant plus capable de contrôler sa fille qui veut à tout prix connaître son père, Alice fait ce qu’elle croyait jusqu’alors impensable, elle propose à Bruno d’entrer dans leur vie en rencontrant sa fille. La jeune adolescente est ravie, elle aime ce père que sa mère lui avait présenté comme un «clodo» (<em>TS</em>, p. 81); la présence négative de Bruno, qui est tout le contraire de sa mère, l’enchante. Au grand dam d’Alice, qui espère que cette folie –celle de faire de Bruno un père– ne se prolonge pas trop longtemps, Bruno se révèle plutôt doué dans son rôle : </p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Alice était déçue que j’arrive à l’heure, en pleine forme et de bonne humeur. Elle s’était fait une idée de moi : zonard, incapable, pas fiable et caractériel. Reposant sur de vieilles images, et sur un fantasme de bad boy. C’était ce genre de bourge, déçue que je ne sois plus destroy. Elle avait toutes ses dents, ses cheveux bien brillants et sa peau bien soignée, mais, pour le folklore, elle aurait bien voulu d’un punk traînant dans ses barrages. (<em>TS</em>, p. 128)</span><br />
</div>
<p>Elle n’a aucune envie de connaître ce Bruno transformé qui prend ses responsabilités et qui s’occupe avec joie de sa fille. Comme sa fille et comme Éric dans <em>Bye Bye Blondie</em>, Alice recherche elle aussi dans sa vie une présence négative. On aime les ratés à leur place, dans leur rôle bien rassurant et apaisant de perdant. </p>
<p>À la fin de <em>Teen Spirit</em>, un événement extérieur à la vie des protagonistes survient : les tours du World Trade Center tombent, détruisant au passage le monde financier sur lequel repose la vie d’Alice. Despentes propose ainsi sa lecture à la sauce anticapitaliste du 11 septembre 2001, mais très efficacement elle nuance son portrait. Devant l’événement qui bouleverse Alice, Bruno devient subitement une présence réconfortante, il lui permet de reposer ses craintes sur quelqu’un. Confronté à un événement tragique, Bruno est plus résistant qu’Alice, plus apte qu’elle à s’adapter aux bouleversements du monde : «Je faisais partie des gens mal adaptés que les situations de chaos remettaient paradoxalement en phase» (TS, p. 221) Personne n’est préparé à être confronté à un événement, un événement est toujours de trop, toujours imprévisible. Judith Butler situe brièvement de façon théorique, dans un passage du <em>Pouvoir des mots</em> [1997], l’événement traumatique et le trauma social :</p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">L’événement traumatique est une expérience prolongée qui échappe [<em>defies</em>] à la représentation et la propage simultanément. Le trauma social prend la forme non d’une structure qui se répète mécaniquement, mais plutôt celle d’une sujétion continuelle, celle de la remise en scène de l’injure par des signes qui à la fois oblitèrent et rejouent la scène<a name="note13b" href="#note13a"><strong>[13]</strong></a>. </span><br />
</div>
<p>L’événement est un phénomène, au sens philosophique, qui n’est jamais à l’arrêt. Il est fuyant, comme l’écrit Butler, et cette fuite, hors de l’immédiate représentation, lui permet de prolonger son insaisissable bouleversement. Le déclassé, victime d’un certain trauma social, est celui qui a réussi à survivre à sa manière aux violences de ce monde qui l’exclut. Peut-être cette expérience lui donne-t-elle quelque chose de plus pour tenir le coup face à une grande catastrophe ? C’est ce que la finale de <em>Teen Spirit</em> donne à réfléchir. Les deux derniers romans de Despentes nous révèlent ainsi une vérité à la fois belle et horrible : on a besoin des marginaux, des déclassés, pour survivre. </p>
<hr />
<br />
<strong><a name="note1a" href="#note1b">[1]</a> </strong>Frederic Jameson, «Reflections in Conclusion», in Theodor W. Adorno, Walter Benjamin, Ernst Bloch, Bertolt Brecht et Georg Lukács, <em>Aesthetics and Politics</em>, coll. «Radical Thinkers», London-New York, Verso, 2007, p. 201.<strong><br />
<a name="note2a" href="#note2b">[2]</a> </strong>Au sens marxiste, la «médiation» est le concept qui permet d’expliquer que le sujet n’est en contact directement avec la nature. Il n’y a pas d’immédiateté entre la conscience historique du sujet et sa position dans le monde.<strong> <br />
<a name="note3a" href="#note3b">[3]</a> </strong>L’expression «petits bourgeois» est aussi tirée du vocabulaire marxiste. Elle sert à désigner la classe moyenne qui est plus libre que les prolétaires puisqu’elle possède un certain contrôle sur ses moyens de production, sans être «propriétaire» ou «dirigent d’entreprise» comme le bourgeois. Le père de Calle, par exemple, est médecin.<br />
<a name="note4a" href="#note4b"><strong>[4]</strong></a><strong> </strong>J’ai visionné l’extrait de l’émission en ligne à cette adresse url : <a href="http://www.ina.fr/art-et-culture/litterature/video/I08007295/virginie-despentes-invitee-au-cercle-de-minuit.fr.html" title="http://www.ina.fr/art-et-culture/litterature/video/I08007295/virginie-despentes-invitee-au-cercle-de-minuit.fr.html">http://www.ina.fr/art-et-culture/litterature/video/I08007295/virginie-de...</a> [consulté le 17 juin 2010]<br />
<a name="note5a" href="javascript:void(0);/*1276790150881*/"><strong>[5]</strong></a> Enfin, on le suppose en regardant l’émission. S’il y a eu une hésitation, elle fut coupée au montage! <br />
<a name="note6a" href="#note6b"><strong>[6]</strong></a> J’ai visionné l’extrait de l’émission en ligne à cette adresse url : <a href="http://fr.truveo.com/virginie-despentes-pour-la-sortie-de-son-roman/id/1846747682" title="http://fr.truveo.com/virginie-despentes-pour-la-sortie-de-son-roman/id/1846747682">http://fr.truveo.com/virginie-despentes-pour-la-sortie-de-son-roman/id/1...</a> [consulté le 17 juin 2010]<br />
<a name="note7a" href="#note7b"><strong>[7]</strong></a><strong> </strong>Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi, <em>Baise-moi</em>, France, 2000, 77 minutes.<strong> <br />
</strong><a name="note8a" href="#note8b"><strong>[8] </strong></a>Marie-Hélène Bourcier, qui fait de <em>Baise-moi</em> le grand film de la théorie féministe queer, en résume efficacement l’enjeu : « Baise moi veut dire à la fois Fuck me ! et Fuck off ! C’est là que réside la prouesse du film : constituer une resignification opérée par des femmes, féministe et politique, qui ne fait pas l’économie de la sexualité». Tant que le film constituera une « resignification » inacceptable aux yeux du monde, il continuera, selon elle, de résister à sa récupération. Marie-Hélène Bourcier, <em>Queer zones. Politiques des identités sexuelles, des représentations et des savoirs</em>, Paris, Balland, 2001, p. 26. <strong><br />
</strong><a name="note9a" href="#note9b"><strong>[9] </strong></a>Virginie Despentes, <em>King Kong théorie</em>, Paris, Le livre de poche, 2007 [2006], p. 97.<strong><br />
</strong><a name="note10a" href="#note10b"><strong>[10]</strong></a><strong> </strong>Le <em>Lumpenproletariat</em>, selon le terme de Marx, qu’on traduit en français par «sous-prolétariat», signifie littéralement en allemand : le prolétariat en haillons. <strong><br />
</strong><a name="note11a" href="#note11b"><strong>[11]</strong></a><strong> </strong>Virginie Despentes, <em>Baise-moi</em>, Paris, J’ai lu, 1994 [2000], p. 68.<strong><br />
</strong><a name="note12a" href="#note12b"><strong>[12]</strong></a><strong> </strong>Il s’agit aussi d’un conflit homme-femme. J’ai choisi de ne pas lire le roman sous cet angle. D’abord, bien qu’il s’agisse d’un thème très important chez Despentes, elle le développe plus efficacement dans <em>Baise-moi</em>, <em>Les chiennes savantes</em> et <em>Les jolies choses</em>. Aussi, dans la version cinématographique de <em>Bye Bye Blondie</em> qui serait actuellement en cours de tournage, Despentes a remplacé Éric par une femme, soulignant ainsi l’aspect secondaire du conflit homme-femme dans le récit.<strong><br />
</strong><a name="note13a" href="#note13b"><strong>[13]</strong></a><strong> </strong>Judith Butler, <em>Le pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif</em>, Paris, Amsterdam, 2004, p. 59. <br />
<strong>
<p></p></strong>
http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-rassurante-presence-des-declasses#commentsBOURCIER, Marie-HélèneBUTLER, JudithCALLE, SophieCommunismeCulture populaireDESPENTES, VirginieEngagementÉvénementFéminismeFranceIdéologieJAMESON, FredericLuttes des classesMARX, KarlMarxismePolitiqueSociocritiqueRomanThu, 17 Jun 2010 15:20:59 +0000Amélie Paquet236 at http://salondouble.contemporain.infoPenser au présent
http://salondouble.contemporain.info/antichambre/penser-au-present
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<a href="/equipe/hope-jonathan">Hope, Jonathan</a> </div>
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La conférence d'Alain Badiou et de Slavoj Žižek </div>
</div>
</div>
<!--break--><!--break--><p>
<span class="Apple-style-span" style="color: rgb(128, 128, 128); font-weight: bold; "><br />
Pourquoi le philosophe? <br />
</span><br />
Quel est le rôle du philosophe aujourd’hui? Quelle est sa place dans la société, dans l’organisation du travail, dans la vie intellectuelle?</p>
<p>Au moins depuis Socrate, nous savons que le philosophe trouve des problèmes et tente de les formuler correctement —il n’y apporte pas nécessairement des solutions. Mais cette définition ne fait pas nécessairement consensus; on pourrait douter, de manière tout à fait juste, de la primauté de la forme problématisante de la philosophie. Si la pensée ne pose que des problèmes, comment expliquer la formulation de vérités générales? La question est tout à fait capitale compte tenu du fait que la pensée s’organise souvent, voire prioritairement, autour de concepts universaux.</p>
<p>Cette hésitation ne doit pas nous concerner dans l’immédiat, nous y reviendrons. Pour l’instant, c’est plutôt le rôle du «philosophe entremetteur» qui nous intéresse. Alain Badiou et Slavoj Žižek, deux penseurs qui ont une certaine réputation à cet égard<a href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>, ont publié ensemble une conférence intitulée <em>Philosophy in the Present</em> qui défend et revalorise cette position. Il s’agit d’un texte oral et spontané qui devrait, dans les mots de mots de l’éditeur, «stimuler la contradiction, la pensée et des lectures supplémentaires.» (XI)<a href="#note2a"><strong>[2]</strong></a> Badiou et Žižek ne sont pas unanimes dans leurs positions philosophiques. Néanmoins, ils s’entendent et réaffirment systématiquement cette entente au cours de l’entretien. C’est la nature complexe de cette entente et de son incidence sur la pensée qui fera l’objet d’analyse ici.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les débuts conjoints de la pensée et la politique</strong></span></p>
<p>Tous deux extrêmement politisés, Badiou et Žižek jugent capitale l’articulation entre la philosophie fondamentale et la philosophie politique. Cela ne signifie pas qu’à leurs yeux ces deux domaines se recouvrent entièrement. Au contraire, la politique porte sur des situations collectives, tandis que le philosophe est concerné par les problèmes. Néanmoins, considérant leur expérience politique, c’est sans surprise que les auteurs définissent le philosophe comme quelqu’un qui intervient dans les affaires du monde et qui s’implique dans les affaires communes. Cet engagement est pourtant bien particulier. Selon Badiou et Žižek, il n’est pas attendu du philosophe qu’il prenne position dans un débat en se justifiant avec des arguments plus intelligents que la moyenne. Fondamentalement, la philosophie ne génère pas des opinions. L’engagement politique du philosophe consiste plutôt à reformuler les termes du débat, à montrer que ces termes, institués typiquement par les médias ou par les politiciens, posent de faux problèmes.</p>
<p>Par conséquent, les auteurs s’entendent tout particulièrement à dire que, essentiellement, le philosophe problématise et désordonne. Cette idée partagée donne un ton plus ou moins uniforme à l’ensemble du livre. Par exemple, Badiou affirme: <span style="color: rgb(128, 128, 128);"></span></p>
<p></p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">C’est cette histoire que la philosophie nous dit toujours, sous plein d’allures différentes: d’être dans l’exception, dans le sens de l’événement, de garder ses distances du pouvoir, et d’accepter les conséquences d’une décision, aussi reculées et difficiles qu’elles puissent être. (13)</span><br />
</div>
<div>Badiou revient avec insistance sur l’idée et déclare quelques pages plus loin:<br />
</div>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je crois que c’est très important à comprendre: un engagement philosophique authentique, dans des situations, crée une étrangeté. Dans un sens général, il est étranger. Et quand il est simplement quelconque, quand il ne possède pas cette étrangeté, quand il n’est pas immergé dans ce paradoxe, alors c’est un engagement politique, un engagement idéologique, l’engagement d’un citoyen, mais ce n’est pas nécessairement un engagement philosophique. L’engagement philosophique est marqué par son étrangeté interne. (23-24)</span><br />
</div>
<div>Žižek tient des propos similaires:<br />
</div>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Là où je veux diriger l’attention, c’est vers ce moment d’étrangeté qui émerge par déplacement; depuis les touts débuts —c’est ce que veut nous dire Heidegger— la philosophie n’était pas le discours de ceux qui ressentent la certitude d’être chez soi. Elle a toujours nécessité un minimum d’effondrement de la société organique. Depuis Socrate nous rencontrons encore et encore cette altérité, ces trous, et c’est intéressant que nous puissions même découvrir l’étranger chez Descartes —et donc exposer ses détracteurs. Dans la seconde section du <em>Discours de la méthode</em>, il y a, je crois, sa remarque célèbre où il raconte comment il a découvert dans les voyages non seulement l’étrangeté des autres coutumes, mais aussi le fait que sa propre culture était encore plus étrange, même risible, vu d’ailleurs. À mon opinion, c’est là le point zéro de la philosophie. Chaque philosophe adopte ce lieu de déplacement. (70-71)</span><br />
</div>
<div>La pensée apparaît ainsi essentiellement comme une affaire de ruptures. Ces ruptures —des relations impossibles— sont des moments clés de la philosophie. Que l’on conçoive ces ruptures en termes de décisions, d’instants, de paradoxes ou d’événements, le résultat est le même: il s’agit de définir la philosophie comme la discipline qui brise la douce cyclicité du sens. La pensée a nécessairement un début radical, une naissance qui se déterminent par opposition à tout ce qui est autre. La pensée est essentiellement négative et émerge lorsque le sujet décide de se positionner hors de lieux communs. Comme la plupart des textes qu’ont publiés ces auteurs, <em>Philosophy in the Present</em> est un plaidoyer pour des philosophies radicales et des politiques révolutionnaires actuelles.
<p>Dans ce sens, la pensée ne consiste pas à générer des applications dites «concrètes». Selon Žižek, rien de plus éloigné de la philosophie que la liste des dix crises humanitaires (chômage, drogue, etc.) que J. Derrida compile dans les <em>Spectres de Marx</em> (1993). La pensée doit résister à la tentation pragmatique de s’immiscer dans le monde et doit, au contraire, assumer sa nature idéale. Un exemple donné par Žižek est tout à fait éclairant: dans les débats concernant la biogénétique, la tâche du philosophe n’a rien à voir avec les problèmes éthiques. Ou, du moins, si le philosophe offre une réponse à ces débats, ce n’est pas <em>en tant que</em> philosophe —il n’en sait rien de plus que n’importe quel citoyen. La tâche du philosophe consiste plutôt à réfléchir aux implications qu’ont les pratiques biologiques nouvelles sur <em>l’idée</em> de l’homme.</p>
<p>Précisément parce qu’ils résistent à la tentation pragmatique, Badiou et Žižek s’en prennent aux philosophes de la signification, de l’ordre et de la continuité<a href="#note3a"><strong>[3]</strong></a>. Le problème qu’ils exposent ne concerne pas le rapport de la pensée au monde, mais la (re)formulation d’une philosophie qui reconnaît le caractère essentiellement et excessivement transcendantal de la pensée. D’ailleurs, que <em>Philosophy in the Present</em> soit une transcription d’un événement <em>oral</em> n’est pas un hasard, compte tenu du fait que la parole est de l’ordre du présent, un éternel maintenant arraché de son contexte temporel<a href="#note4a"><strong>[4]</strong></a>. De manière analogue, l’organisation des idées immuables, c’est-à-dire la pensée, est absolument actuelle. </p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L’organisation politique et la vérité</strong></span></p>
<p>Dans la démocratie telle que nous la vivons en Occident, on ne cesse de prôner l’harmonie entre les termes. On fait l’éloge du dialogue où tous les partis se parlent confortablement et conformément à certaines règles. Le dialogue est la manifestation d’une commensurabilité entre les différents discours. Le dialogue est, d’une certaine manière, le symptôme du sens raisonné, harmonieux et triomphant. La politique telle qu’elle se déploie dans la majorité des pays dits civilisés, où règne une forme standardisée et tranquille de parlementarisme, est une image claire de ce triomphe. Les différents partis politiques sont commensurables, sinon carrément interchangeables. Une rotation assez courtoise des rôles est la norme: l’opposition devient éventuellement la majorité, tous ont leur tour pour être chef.</p>
<p>Selon Badiou et Žižek ce dialogue est justement non-philosophique. Ce n’est pas dans les rapports (dialogue) entre les différents termes qu’émerge la philosophie, mais dans les ruptures (parole). Parce que la philosophie est contrariante, cela implique que la politique l’est également —ou plutôt elle devrait l’être. C’est ainsi que les auteurs pourfendent la politique usuelle: le parlementarisme standard, douceâtre et mou, propageant ses valeurs de bon sens et de continuité, est ce qu’il y a de plus éloigné de la pensée. La politique doit se mettre à l’heure de la philosophie, en s’ouvrant à sa réalité paradoxale et en reconnaissant qu’elle est effectivement fondée sur une impossible résolution. Choisir une option c’est également en refuser une autre: tout se joue dans ces instants décisifs et insensés où les sujets penchent vers les excès.</p>
<p>Emboîtant le pas sur Badiou, Žižek affirme: «Il n’y aura à peine un dialogue entre nous, parce que nous sommes en grande partie d’accord. Mais est-ce que cela pourrait être —pour commencer avec une provocation— un signe de philosophie réelle?» (49) L’accord évoqué ici n’est pas d’ordre dialogique, ni le fruit d’un pseudodébat concernant de petites nuances. D’ailleurs, il s’agit moins d’un commun accord que d’un même combat radical: la philosophie n’est pas une entreprise où se consolide le sens, mais une activité de destruction. Le <em>take home</em> message, comme disent les Anglais, c’est que la révolte ne suffit pas.<em> Philosophy in the Present</em> est, ni plus ni moins, qu’un appel à la pleine révolution, l’exigence philosophique par excellence<a href="#note5a"><strong>[5]</strong></a>.</p>
<p>Un doute se profile peut-être à la réception d’un discours si frappant et engagé. Si la philosophie est essentiellement contrariante et si, de surcroît, elle formule des problèmes afin de désordonner, qu’en est-il de la <em>vérité</em>? Si l’on définit le travail de la pensée philosophique et politique comme disrupteur, comment soutenir des affirmations universelles? Car à lire Badiou et Žižek on constate sans difficulté que leurs affirmations sur la philosophie et la politique sont énoncées avec assurance. J’ai signalé en introduction cette hésitation: la forme problématisante de la pensée est-elle originale? La question est cruciale, car la pensée négocie avec des idées, des représentations abstraites, des formes infinies et immuables. Mais comment y arrive-t-elle?</p>
<p>Ce problème n’en est qu’un qu’à condition que l’on voie une sorte d’opposition entre la rupture singulière et la vérité universelle. Cette opposition a été soutenue par des «déconstructivistes de carrière» (86); mais Badiou et Žižek se distinguent des philosophes de cette génération précédente en déclarant que l’on doit cesser les valses-hésitations devant des choix, oser prendre des décisions et postuler des vérités. C’est dans ce sens qu’il faut lire les huit thèses que formule Badiou à propos de l’universalité<a href="#note6a"><strong>[6]</strong></a>. Il n’est pas nécessaire d’étudier ici méticuleusement l’institution technique et méthodique de l’universalité (sur laquelle Badiou a longtemps œuvré) pour voir ce qu’elle implique. Essentiellement ces thèses défendent l’idée selon laquelle l’universalité se manifeste dans les exceptions, dans les décisions radicales et renversantes d’un instant. L’universel se révèle dans les situations paradoxales, la multiplicité infinie de singularités événementielles, précisément ce que Badiou désigne —à la suite de Lacan— comme «le vide de n’importe quel et chaque sujet.» (47)</p>
<p>Dégagé de tout contexte partisan, de toute particularité nationale, ou de toute condition naturelle, la philosophie et, dans son sillage, la politique, doivent se réconcilier avec leur potentiel universaliste. Žižek affirme clairement:<br />
</p></div>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">L’idée d’un débat intellectuel qui brise avec l’ordre particulier, dément la doctrine conservatrice selon laquelle seule l’identification complète avec nos racines rend possible l’être humain dans le sens emphatique du terme. Vous n’êtes complètement humain que lorsque vous êtes complètement autrichien, slovène, français et ainsi de suite. Le message fondamental de la philosophie dit, plutôt, que vous pouvez immédiatement participer à l’universalité, au-delà des identifications particulières. (72)</span><br />
</div>
<div>Dans la même veine, Badiou déclare:<br />
</div>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je pense que, depuis Platon, la philosophie a fait face à l’inhumain, et c’est là que se dessine sa vocation. Chaque fois que la philosophie se confine à l’humanité telle qu’elle a été historiquement constituée et définie, elle se diminue et à la fin elle se supprime. Elle se supprime, parce que sa seule utilité devient celle de conserver, répandre et consolider le modèle établi de l’humanité. (74-75)
<p>
</p></span></div>
<div>Si la philosophie doit effectivement dépasser l’homme et assumer l’universalité, la politique devra également prendre les moyens nécessaires afin de répondre à de telles exigences. Pour Badiou et Žižek c’est l’idée du communisme qui se présente comme étant la réponse politique la plus adéquate, sinon la seule réellement adaptée, a cette exigence de la pensée<a href="#note7a"><strong>[7]</strong></a>. En effet, loin d’être morte, seule l’idée du communisme possède le caractère fondamentalement émancipatoire —allant bien au-delà de contingences historiques et humaines— nécessaire à la rupture et le renouveau.
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bilan</strong></span></p>
<p>Badiou et Žižek insistent sur une définition contrariante de la philosophie. En découlent des implications politiques: finis les pseudodébats et le parlementarisme mou, les politiques radicales et révolutionnaires doivent être prises au sérieux, car seules elles posent les problèmes en leurs termes véritables. </p>
<p>Ce qui rend le projet de Badiou et Žižek d’autant plus novateur et urgent, tient du fait qu’ils restaurent l’exigence de la vérité entendue comme principe universel. De cette manière, ils développent une filiation philosophique à l’opposé des théories du sens qui ont dominé le XXe siècle, modélisées trop souvent sur les totalités rhizomatiques et organiques. Les auteurs optent plutôt pour une dialectique radicale et deviennent ainsi les représentants d’une forme d’idéalisme mutante et nouvelle. Leur entente particulière s’établit précisément sur ce terrain transcendantal d’idées et de paroles pures.</p>
<p>Dans ce sens, les relativismes culturels, nationaux, sexuels, naturels, etc., sont trop étroits pour définir la philosophie et la politique actuelle —même l’humanité ne suffit plus. Si le penseur trouve et formule des problèmes, comme je l’ai indiqué en introduction, il ne doit pas pour autant se méfier de la vérité. Au contraire, il doit la rechercher et se risquer à affirmer les choses qui l’ont convaincu de leur caractère absolu. Pour aborder les problèmes philosophiques et les situations collectives politiques, la pensée doit dorénavant assumer son caractère excessif et universel.<br />
<a href="#note1a"><strong><br />
</strong></a><a name="note1a" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a><strong> </strong>En effet, les deux philosophes n’ont pas leur langue dans la poche. Badiou a provoqué toute une polémique en France avec son livre <em>De quoi Sarkozy est-il le nom?</em> (2007), où il a attaqué vigoureusement le gouvernement français actuel, qualifiant le président de la république «d’homme au rats». Žižek a, quant à lui, une forte notoriété académique. Dans sa conférence «On the Idea of Communism. A Year After» (The Birkbeck Institute for the Humanities, University of London, 1er mars 2009), il a provoqué un tollé dans l’assistance après avoir déclaré que Ghandi pouvait bien aller se faire enculer…<strong> </strong>Évidemment, ce sont là des cas singuliers dans des contextes très particuliers. Mais la polémique parcourt leur œuvre et dans bien des cas la fonde. À la fin de sa conférence, Žižek a déclaré que la pensée doit nécessairement être traversée par l’obscénité. Bien qu’il négocie l’obscénité mieux que quiconque —Badiou inclus— Žižek a révélé l’importance qu’accordent les deux penseurs à l’antagonisme et au conflit.<strong></strong></p>
<p><a name="note2a" href="#note2a"><strong>[2]</strong></a> Toutes les citations sont des traductions personnelles d’un texte anglais, lui-même déjà traduit de l’allemand.<strong></strong></p>
<p><a name="note3a" href="#note4a"><strong>[3]</strong></a> Le sens n’a pas sa place dans la pensée. C’est ainsi que Heidegger, éminent penseur du sens (qui s’est évertué à critiquer le thème Moderne de rupture et de révolution) se retrouve dans la ligne de mire de nos auteurs. Žižek déclare: «fondamentalement, Heidegger n’a compris personne» (50). Cette critique extrêmement sévère et crue n’est pas d’hier. Žižek consacre le premier tiers de son ouvrage <em>The Ticklish Subject. The Absent Centre of Political Ontology</em> (1999) à une minutieuse déconstruction de la philosophie du Dasein et montre qu’elle est fondamentalement corrompue. Badiou s’est également mesuré à Heidegger depuis longtemps, rejetant dans <em>L’Être et l’événement</em> (1988), l’équivalence heideggérienne entre l’ontologie et la vérité.</p>
<p><a name="note4a" href="#note4a"><strong>[4]</strong></a> Je ne peux développer cette idée plus longuement —cela nécessiterait un long détour de Lacan jusqu’à Hegel, en passant par Heidegger, trois références cruciales dans les pensées de Badiou et Žižek. Cela dit, l’on peut intuitivement saisir le caractère présent de la parole. En effet, la parole s’efface au fur et à mesure qu’elle s’exprime; elle relève ainsi d’une sorte d’intemporalité et n’est pas soumise aux conditions humaines. La parole offre un début radical de la pensée et se constitue, comme l’avait bien vu Lacan, de purs signifiants. À son tour, le sujet qui s’en sert se voit conférer le statut ambigu de «transcendantal».<br />
<strong><br />
</strong><a name="note5a" href="#note6a"><strong>[5]</strong></a><strong> </strong>Paraphrasant et critiquant Miller et Kristeva, Žižek affirme: «Les révoltes sont bonnes, elles apportent de l’énergie créatrice, elles rendent les choses dynamiques; la révolution est mauvaise, car elle introduit un nouvel ordre. C’est incroyable: dans un sens, une vulgarité absolument libérale.» (103-104)<strong></strong></p>
<p><a name="note6a" href="#note6a"><strong>[6]</strong></a><strong> </strong>Ces «Huit thèses sur l’universel» sont également disponibles à l’adresse suivante: <a href="http://www.lacan.com/baduniversel.htm" title="http://www.lacan.com/baduniversel.htm">http://www.lacan.com/baduniversel.htm</a> [consulté le 13 mai 2010].<strong></strong></p>
<p><a name="note7a" href="#note7a"><strong>[7]</strong></a> Récemment parus, <em>L’hypothèse communiste. Circonstances 5</em> (Badiou, 2009), ainsi que <em>L’idée du communisme. Conférence de Londres 2009</em> (Badiou, Žižek et al., 2010) indiquent clairement, ne serait-ce que par leurs titres, que les auteurs sont d’abord et avant tout intéressés par le communisme comme notion. Une forme d’idéalisme est ainsi au cœur de leur entreprise.</p></div>
http://salondouble.contemporain.info/antichambre/penser-au-present#commentsBADIOU, AlainCommunismeEngagementFranceIdéologieOntologiePhilosophiePolitiqueSlovénieŽIŽEK, SlavojConférenceMon, 14 Jun 2010 17:42:03 +0000Jonathan Hope233 at http://salondouble.contemporain.infoLe paria
http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-paria
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<a href="/equipe/boulanger-julie">Boulanger, Julie</a> </div>
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<a href="/biblio/deuils-cannibales-et-melancoliques">Deuils cannibales et mélancoliques</a> </div>
</div>
</div>
<!--break--><!--break--><p class="MsoNormal" style="margin-left: 216pt; text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span>La Treizième revient... C'est encor la première;<br />
Et c'est toujours la Seule, -ou c'est le seul moment:</span></span></p>
<p class="MsoNormal" style="margin-left: 216pt; text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span>Car es-tu Reine, ô Toi! la première ou dernière?<br />
Es-tu Roi, toi le seul ou le dernier amant?...</span></span></p>
<p class="MsoNormal" style="margin-left: 216pt; text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span>Aimez qui vous aima du berceau dans la bière;<br />
Celle que j'aimai seul m'aime encor tendrement:<br />
C'est la Mort -ou la Morte... Ô délice! ô tourment!<br />
La rose qu'elle tient, c'est la Rose trémière.</span></span></p>
<p class="MsoNormal" style="margin-left: 216pt; text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span>Gérard de Nerval, «Artémis»</span></span></p>
<p> </p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Un genre honteux</strong></span></p>
<p>L’autofiction a mauvaise presse. Si elle a obtenu un succès important, elle n’en a pas moins dès l’origine suscité la méfiance et servi de repoussoir ­­­–plus particulièrement au cours des dernières années– à quantité d’auteurs qui se défendaient de pratiquer ce genre honteux, racoleur, narcissique afin de mieux démontrer a contrario le statut indubitablement littéraire de leur production. L’autofiction est ainsi devenue ce que l’on veut à tout prix se garder de faire. D’anciens adeptes du genre l’ont également délaissée afin de se consacrer à un genre plus sérieux, celui du roman, à un genre préservé de l’ambiguïté, de l’impureté professée de façon éhontée dans le mélange de l’expérience personnelle et de la fiction propre à l’autofiction. La pratique de l’autofiction, on le sait, peut être pardonnée si elle conduit vers le droit chemin du roman. Je pense, par exemple, à Nelly Arcan qui avait opéré ce passage de l’autofiction vers le roman dans <em>À ciel ouvert</em> [2007], narré à la troisième personne pour être bien certaine de ne garder aucune trace de sa mauvaise fréquentation passée<a name="_ftnref" href="#_ftn1"><strong>1</strong></a>.</p>
<p>Je pense aussi à Catherine Mavrikakis qui, avec <em>Le ciel de Bay City</em> [2008] ­–roman qui l’a consacrée–, s’est éloignée du genre autofictionnel auquel la rattachaient à divers degrés ses trois premiers romans. D’une façon beaucoup moins nette que Nelly Arcan cependant. À l’occasion du lancement de ce dernier roman, elle a ouvert un blogue<a name="_ftnref" href="#_ftn2"><strong>2</strong></a> où la place centrale accordée à Bay City et l’évocation de certains éléments du roman comme expérience personnelle brouillaient les cartes quant au caractère fictif de son roman. Qui plus est, c’est quelques mois après la parution du <em>Ciel de Bay City</em> qu’a été réédité chez Héliotrope <em>Deuils cannibales et mélancoliques</em>, paru aux éditions Trois en 2000<a name="_ftnref" href="#_ftn3"><strong>3</strong></a>, roman qui respectait tous les codes de l’autofiction. La définition établie par Serge Doubrovsky et adoptée par Marie Darrieussecq la caractérise comme «un récit à la première personne, se donnant pour fictif [...] mais où l’auteur apparaît homodiégétiquement sous son nom propre, et où la vraisemblance est un enjeu maintenu par de multiples ‘effets de vie’»<a name="_ftnref" href="#_ftn4"><strong>4</strong></a>. Deuils cannibales et mélancoliques assume parfaitement cette définition.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Provoquer l’événement</strong></span></p>
<p>De repentir par rapport à la pratique de l’autofiction, il n’y a donc pas chez Mavrikakis. Loin s’en faut. Dans son essai <em>Condamner à mort. Les meurtres et la loi à l’écran</em> [2005], elle s’inscrit d’ailleurs en porte-à-faux de ce mouvement général de dépréciation de l’autofiction et tente de repenser celle-ci à travers son rapport au monde:</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">L’on pourrait considérer le travail de l’autofiction, tel qu’il s’est présenté dans la littérature contemporaine depuis 10 ans, comme une tentative de l’écrit de participer au médiatico-juridique, une mise en acte de crime de papier, qui ne mène pas nécessairement à la mort de ceux que le narrateur punit, mais bien à leur dénonciation sur la place publique et à la possible condamnation de l’écrivain pour atteinte à la vie privée. C’est du moins ce que donnent à penser beaucoup de textes autofictionnels qui veulent agir sur le monde et sur les torts subis en utilisant la littérature comme espace de vengeance personnelle ou sociale, et en faisant appel à une loi imaginaire ou bien réelle. Les intellectuels, qui très souvent méprisent l’autofiction parce qu’elle fait le jeu des médias, auraient à réfléchir sur cette tentative désespérée et peut-être parfois, mais pas toujours, désespérante de sauver les lettres afin d’en faire un lieu où il se passe quelque chose, un événement médiatique</span><a name="_ftnref" href="#_ftn5"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>5</strong></span></a><a name="_ftnref" href="#_ftn5"></a><span style="color: rgb(128, 128, 128);">.</span></p>
<p>Cette proposition apporte une réponse à la condamnation véhémente du cynisme des intellectuels contemporains qui ouvre son essai. L’autofiction constituerait ainsi une tentative d’échapper à ce cynisme caractérisé entre autres par la résignation confortable à l’impuissance de la littérature et de la pensée. L’autofiction, une certaine pratique de l’autofiction, se définirait donc par un désir d’agir sur le monde à travers le jugement qu’elle dirige contre lui. C’est précisément à l’aune de cette volonté d’agir sur le monde qui sous-tend, contre toute attente, le projet autofictionnel que j’aimerais lire<em> Deuils cannibales et mélancoliques</em>.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Une suite de morts</strong></span></p>
<p>Le titre du texte de Catherine Mavrikakis nous place sous le signe de l’accumulation et du tragique. Accumulation des morts, passées ou à venir, derrière lesquelles se trame la possibilité d’une autre mort, double cette fois, celle de l’auteure et celle et du livre:</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Combien de morts avant la fin de ce livre? Combien de coups de téléphone, d’alarmes secrètes et de sonneries du destin? Et puis la question de la fin du livre, comme fin non prévue, comme mort possible de l’auteure que je ne pose pas, mais qui est dans chacun de mes mots, dans chacun de mes morts. (p. 92)</span></p>
<p>La narratrice ne fera donc pas le récit d’un seul deuil, tel qu’il est souvent le cas<a name="_ftnref" href="#_ftn6"><strong>6</strong></a> —comme si l’endeuillé devait à son mort une fidélité indéfectible—, mais d’une série de deuils, de deuils de morts qui portent tous le même prénom, Hervé: «Cette semaine, j’ai encore perdu un Hervé, et statistiquement, c’était prévisible puisque tous mes amis s’appellent Hervé et sont, pour la plupart, séropositifs.» (p. 13) Dans l’univers de Deuils cannibales et mélancoliques, se prénommer Hervé et fréquenter la narratrice représentent les conditions mêmes de la fatalité, déclare-t-elle: «Dans notre entourage, il ne fait pas toujours bon s’appeler Hervé, ironiserais-je.» (p. 159) Situation extraordinaire qui ébranle l’enjeu de vraisemblance propre à l’autofiction et détonne avec l’esthétique réaliste maintenue autrement dans tout le texte. On peut ainsi en conclure que le prénom Hervé ne permet non pas d’identifier les personnages ­—confronté à cette suite de Hervé, on perd très rapidement pied— mais plutôt de les rassembler sous un même sens, sur lequel je reviendrai. Catherine, la narratrice, rejette d’ailleurs le caractère figé qu’on associe traditionnellement à l’identité:</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Ce que je déteste le plus chez les hommes, les homos comme les hétéros, c’est leur assurance face à leur identité sexuelle. […] . Rien ne me dégoûte plus qu’une bande d’homos ricanant d’une fille qui les drague et qui se dit en minaudant: «Mais si elle savait…» Mais si elle savait quoi? Que l’identité protège de tout? (p. 103)</span></p>
<p>L’identité n’est jamais définitive et ne doit en aucun cas servir de réconfort devant le caractère multiple et fuyant de l’être. C’est entre autres ce que nous donnent à voir tous ces Hervé qui défilent dans le roman et ne sauraient être circonscrits dans leur simple prénom.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Effigies</strong></span></p>
<p>Certains Hervé sont vivants mais la plupart ont péri —tous du sida, mises à part les exceptions que je mentionnerai. Parmi cette suite de Hervé morts, il y a tout d’abord le Hervé de la dédicace, puis le Hervé enterré à Montmartre, heidegerrien qui détestait le bavardage et aimait les <em>Kindertotenlieder</em> (<em>Chants pour des enfants mort</em>s) de Mahler. Il y a ensuite Hervé Guibert évoqué à maintes reprises, dont la narratrice est «imprégnée comme une éponge» (p. 153), puis le Hervé mort dans l’attentat d’un métro londonien neuf ans auparavant. Il y a le Hervé metteur en scène dont elle avait défendu l’oeuvre, qui est apparu pour la première fois à Catherine vêtu de cuir noir et qui lui avait demandé de «trouver la bonne métaphore de sa mort» (p. 41), puis le Hervé compagnon de ce dernier Hervé. Vient ensuite le Hervé psychanalyste pédophile, suicidé, qui était son voisin et surtout pas son ami, puis un ami Hervé qui avait aperçu un spectre avant d’être persuadé de son pouvoir sur la mort jusqu’à ce qu’elle le frappe quand il avait vingt-quatre ans, et un autre Hervé, voisin très jeune qui s’était mis à pleurer en voyant Sud, la chienne de Catherine. Il y a également le Hervé qui était son coiffeur et qu’elle aimait tendrement, homme très discret qui avait la même date d’anniversaire que la narratrice et à qui elle est demeurée fidèle au-delà de sa mort, puis le Hervé jeune avocat superbe épris de littérature slave. Il y a le Hervé suicidé pendu à son appareil de gymnastique, qu’elle désigne comme l’un des «travailleurs du mourir» (p. 115) en raison de son suicide très lent, puis un Hervé disparu en avion et un autre Hervé ami français passionné par la Grèce et le sexe des chevaux mâles. Il y a le Hervé abject, professeur au «charisme inversé» (p. 140) qui excitait la haine de tous et qui s’est suicidé le jour de la mort de Balzac, puis Hervé, le cousin de Catherine mort jeune. Il y a aussi le Hervé que la narratrice et Olga, l’amoureuse de celle-ci, ont aidé à mourir lorsque sa maladie est devenue insoutenable. Enfin, il y a Hervé dont on apprend uniquement qu’il «est mort hier» (p. 191).</p>
<p>Tout autant de repères qui ne servent pas tant à cerner l’identité de cette foule de Hervé qu’à la faire fuir, au sens où un tuyau fuit, si on reprend l’image de Gilles Deleuze et Félix Guattari<a name="_ftnref" href="#_ftn7"><strong>7</strong></a>, et auxquels on s’accroche désespérément pour tenter de se retrouver un peu parmi ce flux incessant. Le roman se structure ainsi comme une suite d’effigies, entre lesquelles on voit la vie suivre son cours, à travers les rencontres de la narratrice, ses souvenirs et réflexions, jusqu’à un prochain rendez-vous avec la mort. La mort a déjà eu lieu et continuera d’avoir lieu nous dit l’incipit: «J’apprends la mort de mes amis comme d’autres découvrent que leur billet de loterie n’est toujours pas gagnant.» (p. 13) Présent d’habitude ancré dans la fatalité à laquelle seule une chance exceptionnelle pourrait permettre d’échapper mais en laquelle on s’acharne à croire pour continuer d’exister. Peut-être un autre ami ne mourra-t-il pas? Peut-être ne mourront-ils pas tous les uns après les autres avec nous comme seul témoin et unique survivant? Peut-être la suite des Hervé morts cessera-t-elle enfin de grandir?</p>
<p>S’il apparaît plusieurs autres morts que les Hervé —le grand-père suicidé de la narratrice, l’amant d’un voisin propriétaire de chien, la grand-mère de la narratrice, un vieux professeur d’université nommé Pierre Rochant, une jeune professeure d’université qui n’est pas nommée, le demi-frère de la narratrice, Patrick, la sœur de son amie Carla, avocate assassinée par la junte militaire en Argentine, puis Camille, la modiste de sa mère, puis un ami prénommé Piero et une morte célèbre, Lady Diana et d’autres encore—, la narratrice ne porte cependant pas le deuil de ces autres morts. Les Hervé sont ses morts: «Je me remets à écrire sur Hervé. Je deviens de plus en plus mélancolique, possessivement jalouse de mes morts.» (p. 39) Ce sont les morts auxquels elle est attachée, souvent par amour mais parfois aussi par la haine:</p>
<p class="rteindent2"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Les gens me trouvent malsaine de vouloir connaître les détails de sa mort. Mais comment enterrer quelqu’un qu’on détestait ? Quelle pose prendre devant ce mort-là? Je ne dirai pas du bien d’Hervé. Je n’en dirai que du mal, je dirai toute la vérité, toute ma vérité. Je n’aurai pas de bons sentiments à son égard, je ne le plaindrai pas. (p. 143)</span></p>
<p>Devant ses morts, aimés ou abhorrés, la narratrice s’impose un impératif incontournable, celui de la vérité. </p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Le devoir des vivants face aux morts</strong></span></p>
<p>Cette accumulation de rendez-vous avec la mort est la condition première de l’écriture pour la narratrice. Elle confère l’autorité suffisante pour écrire. Ainsi dit-elle à propos d’un chauffeur de taxi rencontré entre Québec et Baie Saint-Paul:</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Ce type avait déjà enterré dix-neuf de ses amis, dont douze morts sur cette route. Pour quelqu’un d’une trentaine d’années, avoir tant de morts me parut véritablement une performance et je me demandai alors si ce n’était pas à lui d’écrire un livre sur les morts. Je ne revendique rien, surtout pas la mort… Il y aura toujours plus compétent ou plus doué que moi dans le domaine. La mort n’est malheureusement pas une chasse gardée. (p. 25)</span></p>
<p>L’écriture est donc d’abord fondée sur la compétence accordée par le contact direct et répété avec la mort et ensuite sur la justesse du dire. L’écriture trouve son sens dans le devoir des vivants face aux morts, à plus forte raison celui de l’écrivain, devoir qui revêt plusieurs formes. La narratrice tente de répondre à la demande du metteur en scène mourant qui lui avait demandé de trouver une métaphore pour sa mort:</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Oui, trouver la bonne métaphore de sa mort, c’est ce qu’Hervé me demanda dans ce café de gars, ce mardi après-midi où nous nous vîmes pour la dernière fois. C’est qu’il espérait que je l’aide à écrire sa juste façon de dire sa disparition. Je devrais trouver les mots qui proclament la vérité et qui apaiseraient les plaies que fait à nos chairs la vitesse du vivre. Il me fallait produire la bonne métaphore que le théâtre ne pouvait donner à Hervé et que seule l’écriture lui promettait. L’écriture… et moi. Moi, chemin vers la mort; moi, exécuteur testamentaire de ses livres posthumes; moi, critique littéraire de ses œuvres; moi, mémoire de l’écrit et de la parole. Moi, la littérature. (p. 41-42)</span></p>
<p>Si la narratrice s’acquitte de la tâche confiée par Hervé, le metteur en scène, en trouvant une métaphore pour sa mort —dont elle dira qu’il «est tout simplement mort consumé par sa propre énergie que la maladie ne lui permettait plus de dépenser: Pneumocystis carinii» (p. 36)—, celui-ci réussit, pour sa part, à formuler pour elle son travail d’écrivain en lui faisant cette demande. Le travail de l’écrivain face aux morts est donc à la fois celui bien connu de la remémoration, mais aussi celui de l’accompagnement du mourant vers sa mort en trouvant pour lui une «juste façon de dire sa disparition». Les morts de Deuils cannibales et mélancoliques, semblables en cela à ces revenants qui règnent dans les œuvres fantastiques, sont tourmentés et requièrent l’aide des vivants pour trouver le repos. Ce repos, ils le trouveront lorsque les vivants auront su décrire leur disparition.</p>
<p>S’inscrivant dans la lignée de Gilles Deleuze, tandis qu’elle évoque <em>L’Abécédaire</em>, un entretien filmé de huit heures entre Claire Parnet et le philosophe, la narratrice compare son travail d’écriture à celui du médium:</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Par intermittence, Deleuze affirmait qu’il faut écrire pour les animaux, les enfants ou les fous, c’est-à-dire à la place des animaux, des enfants ou des fous. Moi j’écris pour les morts. À la place des morts. Ce n’est pas que je sois un excellent médium ou que j’aie plus de dons que les autres pour bavarder avec les morts. Mais comme Deleuze, je suis un peu perverse, je fais le mort et je crois n’être pas trop mauvaise dans ce rôle. (p. 170)</span></p>
<p>Son rôle d’écrivaine est très concret. Entièrement dédiée à ses morts, elle est celle qui parle à la place des morts, qui parle avec les morts. La parole privilégiée par la narratrice, elle le signale dans ce passage, est le bavardage. Elle l’avait toutefois annoncé d’entrée de jeu. Au «dévoilement de l’être» recherché par les heideggeriens, elle préfère le bavardage: «Tous mes amis universitaires sont heideggeriens. Mais moi j’aime parler et surtout hurler pour ne rien dire.» (p. 18) La narratrice situe ainsi la littérature non du côté de l’être, mais plutôt du côté du monde. Du côté des hommes et des morts. Ce bavardage, par lequel elle définit à la fois sa parole et son mode de conversation avec les morts —elle dira qu’il «n’est de conversation qu’avec les morts, qu’avec Mahler ou qu’avec ceux qui se sont tus» (p. 21)— rassemble l’idée d’une parole aussi abondante qu’inutile avec celle d’une parole qui divulgue les secrets: «La trahison, elle est là, dès les premières lignes que je veux bavardes; elle est en moi.» (p. 19) Toute traîtresse que soit sa parole, la narratrice travaillera cependant tout au long à décrire les mécanismes délicats du secret et de l’aveu, surtout celui du sida. La narratrice écrit par exemple dans ce passage bouleversant et à maints égards proustien :</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span style="background-color: rgb(255, 255, 255);">Il s’était ramassé à l’hôpital et avait fini «Noël sur le dos», comme il me le raconta en riant. «J’ai le système immunitaire fragile», avait-il ajouté pour que je comprenne. Mais je ne compris rien et pourtant j’ai enregistré ses paroles à même mes entrailles. Elles retentissent en moi maintenant de façon effroyable. Comment ai-je pu les entendre, les conserver et ne pas les décrypter? Est-ce cela le sens de la semi-conserve? Paroles sibyllines entendues, dont le vrai sens m’échappe, conservées pour plus tard, quand je pourrai les entendre, impuissante. (p. 87-88)</span></span></p>
<p>À l’image du narrateur de <em>La Recherche du temps perd</em>u, la narratrice de <em>Deuils cannibales et mélancoliques</em> réinterprète après coup l’événement dont elle n’avait pas su comprendre le sens. Cette défaillance de l’interprétation est toutefois illustrée ici dans ses conséquences les plus tragiques. N’ayant pas su déchiffrer l’aveu, la narratrice ne put répondre à la demande formulée dans l’aveu masqué.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Le triste savoir</strong></span></p>
<p>Malgré la venue à l’écriture que permet le contact répété avec les morts, cette accumulation de rendez-vous n’en est pas moins reçue et décrite comme une fatalité par la narratrice. Ainsi évoque-t-elle son amoureuse à qui elle «ne [fait] qu’apporter des morts pêle-mêle. Dans des charrettes toutes pleines.» (p. 22) De même n’apporte-t-elle au lecteur que des morts pêle-mêle. Dans des pages toutes pleines de Hervé. La narratrice transmet ce faisant à son amoureuse et au lecteur son triste savoir, façonné autant par ses rendez-vous sans fin avec la mort que dans son constat de la disparition de l’humanité: «Je sais la cruauté de mes paroles et l’horreur qu’elles provoquent en moi. C’est la cruauté qui nous tuera, notre inhumanité. Je constate que je deviens dure, insensible. Le constat est la seule humanité qui me reste.» (p. 91) Dans ce triste savoir, c’est son reste d’humanité qu’elle transmet.</p>
<p>La transmission de son triste savoir s’inscrit donc à la suite de la fatalité qui frappe la narratrice. Il y a dans la fatalité, telle qu’elle est représentée, quelque chose de la contamination. D’une façon très évidente et précise, bien sûr, puisque cette fatalité survient surtout sous l’action du sida, mais plus globalement aussi. Tout ce qui entoure la mort nous menace de contamination. Dans son essai <em>La Violence et le sacré</em>, René Girard décrit la terreur de la contamination par la violence qui habitait les membres des sociétés dites primitives:</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Il n’y a qu’un moyen d’éviter l’impureté, c’est-à-dire le contact avec la violence, et c’est de s’éloigner. Aucune idée de devoir ou d’interdiction morale n’est présente. La contamination est un danger terrible auquel seuls, en vérité, les êtres déjà imprégnés d’impureté, déjà contaminés, n’hésitent pas à s’exposer.</span><a name="_ftnref" href="#_ftn8"><strong>8</strong></a><a name="_ftnref" href="#_ftn8"></a> </p>
<p>Cette terreur, nos contemporains se targuent d’en être affranchis, nous dit Girard «parce que [la mentalité moderne] ne croit pas à la contagion, excepté dans le cas des maladies microbiennes<a name="_ftnref" href="#_ftn9"><strong>9</strong></a>» La narratrice reconnaît au contraire ce danger de contagion et le prête à son livre, porteur de tant de morts: «Ce livre lui-même est contaminé par la mort et si on le traite comme un paria, je comprendrai.» (p. 173) Cet avertissement qui pourrait se solder par l’exclusion du livre traduit la volonté d’une littérature capable d’agir sur le monde exprimée dans tout le livre. Si on croit la littérature capable d’agir sur le monde et si l’on croit en la contamination, ce livre présente un réel danger. L’exclusion du livre devient donc en quelque sorte un objet de désir puisqu’elle attesterait de la vitalité de la littérature.</p>
<p>Or, ce qui est plus que tout redouté par la narratrice par rapport à la littérature, ce qu’elle rejette le plus violemment, c’est une littérature reléguée au statut de culture morte, pur résidu du passé sans existence dans le monde actuel. C’est précisément ce que dénonce ce passage magnifiquement virulent où la narratrice croise d’anciens étudiants à elle devant «l’université la plus prestigieuse en Amérique du Nord, l’université des riches anglophones et des francophones parvenus qui rêvent d’oublier leurs origines» (p. 70) où ceux-ci sont désormais inscrits. Devant ce choix de ses anciens étudiants, elle s’insurge:</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Ils sont fiers de me montrer qu’ils ont suivi mes traces, je les renie et bien plus que trois fois. J’ai passé tant d’heures à leur montrer que la littérature leur permettrait d’éviter ce genre d’université. Je me suis tellement épuisée à leur dire de travailler sur autre chose que sur des textes reconnus par l’institution littéraire bien pensante et si peu engagée. On ne doit pas tous écrire sa thèse sur Gabrielle Roy! Je ne veux plus rien avoir à faire avec ces étudiants! Je les maudis. (p. 71)</span></p>
<p>Cette université apparaît ici comme le symbole de la littérature comme culture morte. À cet égard, la première édition du texte s’avère encore plus radicale:</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">J’ai passé tant d’heures à leur montrer que la littérature, c’était aussi ne pas aller à cette université, je me suis tellement épuisée à leur dire de travailler sur autre chose que Gabrielle Roy et toute l’institution littéraire bien pensante et pas du tout engagée, que je ne veux plus rien avoir à faire avec eux. Je les maudis</span><a name="_ftnref" href="#_ftn10"><strong>10</strong></a><a name="_ftnref" href="#_ftn10"></a>.</p>
<p>Dans la nouvelle édition de <em>Deuils cannibales et mélancoliques</em> cette université n’est plus complètement incompatible avec la littérature telle qu’elle devrait être pratiquée selon la narratrice mais pourrait simplement être évitée. La narratrice formule une suggestion et non plus une interdiction. Il en est de même pour Gabrielle Roy sur laquelle il est désormais permis d’écrire en autant que d’autres étudiants écrivent sur d’autres auteurs moins reconnus par «l’institution littéraire bien pensante si peu engagée». «Si peu engagée» et non plus «pas du tout engagée». Le mot est lancé: engagement.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>La vie juste</strong></span></p>
<p>Mais en quoi consiste l’engagement de la littérature? Comment la littérature peut-elle agir sur le monde? Comment, plus particulièrement, <em>Deuils cannibales et mélancoliques</em> agit-il sur le monde? D’abord par l’affect qu’il provoque. La narratrice évoque les paroles prononcées par un ami lors d’un hommage rendu à une jeune collègue morte:</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je voudrais que mes mots ici soient comme ceux de Bob, cruels et maladroits, mais avant tout cruels et maladroits à mes propres yeux, contre moi-même. Je veux des mots qui me fassent souffrir quand je parle de mes morts, des mots qui me fassent grincer des dents, qui me fassent mal, encore et toujours, des morts que je sente traîtres. Je refuse la parole anesthésiante. La parole qui console, la parole qui pardonne. (p.77)</span></p>
<p>La littérature, telle qu’elle la désire provoque donc un affect qui doit conduire vers une action sur le monde. En refusant d’anesthésier le sujet par des mots rassurants, en refusant de ménager le lecteur, en le poussant au contraire dans ses derniers retranchements, la littérature le rend disponible à l’action. Ce passage dresse ainsi un véritable programme éthique et esthétique qu’on pourrait associer à ce que Theodor W. Adorno nomme une «doctrine de la vie juste<a name="_ftnref" href="#_ftn11"><strong>11</strong></a>» dans sa dédicace de <em>Minima Moralia</em>.</p>
<p>À travers la réinscription du deuil au sein des vies de ses contemporains défendue par ce texte—ses contemporains dont elle raille la fausse désinvolture par rapport à la mort qui exige de savoir rigoler dans un enterrement (p. 184)—, à travers les attitudes envers les morts, les vivants et les animaux auxquelles la narratrice en appelle autant dans ses dénonciations, dans ses récits que dans ses réflexions, elle jette les bases d’un retour à une vie plus humaine. Un des passages les plus emblématiques à cet égard survient à la fin du roman, lorsque la narratrice évoque sa rencontre dans la rue avec un chat mort qu’elle a laissé derrière elle:</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">En promenant Sud, j’ai aperçu de loin un chat mort, couché sur son petit flanc. Je me suis approchée en tenant Sud en laisse et j’ai pu voir que ce chat portait un collier et une médaille autour de son coup fragile, trop fragile. Ce chat a été heurté par une voiture. Je suis restée longtemps à l’observer, les larmes affluant à mes yeux. Mais je ne l’ai pas pris dans mes bras, je ne l’ai pas ramené chez moi, je ne l’ai pas touché, ni réchauffé, ni caressé, ni bercé, ni enterré. Je suis partie et j’ai couru jusqu’au premier téléphone, afin de prévenir les autorités compétentes qui viendront le ramasser, ce petit chat… Je l’ai laissé là sur le terrain, en me lavant les mains de ce corps que j’avais trouvé. Tout le monde me dit que j’ai bien agi, mais je ne dors plus. Ce petit chat me hante. Il paraît que j’ai fait comme il fallait… Pourtant j’ai honte. Honte d’avoir fait mon devoir sans plus, de ne pas avoir pris soin de cette bête. J’ai géré la mort, moi la manager en affaires funéraires… Je n’ai pas payé de ma personne cette rencontre avec le petit chat. À quatre heures du matin, je me réveille en sueur: «À combien d’amis ai-je fait le coup? Quelqu’un me ramassera-t-il un jour sur le bord du chemin?» La toilette funéraire, il faut bien que quelqu’un la fasse pour le mort, et les institutions, les autorités compétentes, les salons funéraires ne sont pas là pour cela. Au contraire. (p. 185-186)</span></p>
<p>Par sa réaction devant cet animal, qu’elle a pleuré et pourtant abandonné, dont elle a laissé aux autorités le soin de s’en occuper, c’est-à-dire de disposer du cadavre, de la même façon qu’on récolte les ordures, la narratrice nous dit avoir renoncé à son humanité. Le retour à l’humanité repose donc d’abord dans cet acte fondateur de la toilette des morts et dans cette exhortation à «payer de notre personne» nos rencontres, à agir en humain afin de pouvoir échapper enfin à ce monde administré.</p>
<p> </p>
<p><a name="_ftn1" href="#_ftnref"><strong>1</strong></a> Dans sa critique parue dans Le Devoir, Danielle Laurin écrivait: «La grande nouvelle, cependant, c'est qu'À ciel ouvert est un roman. Fini l'autofiction. Même si on reste dans les mêmes obsessions: le sexe, le sexe, le sexe. […] Mais peut-on blâmer les écrivains de creuser toujours le même sillon? Oui. Prenez l'auteure de La Honte, justement, Annie Ernaux. À qui on reproche de se répéter. D'aller trop loin dans la révélation de son intimité, aussi. ‘J'ai essayé d'écrire <em>Folle</em> à la troisième personne, mais je n'y suis pas arrivée’, m'avait confié Nelly Arcan à la sortie de son deuxième livre, en 2004. Pari réussi avec<em> À ciel ouvert</em>.» Danielle Laurin, «<a href="http://www.ledevoir.com/2007/08/25/154525.htm">Bête de texte</a>», Le Devoir, 25 et 26 août 2007, en ligne, consulté le 22 novembre 2009.</p>
<p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn2" href="#_ftnref"><strong>2</strong></a> http://catherinemavrikakis.com</p>
<p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn3" href="#_ftnref"><strong>3</strong></a> On peut lire dans la préface de la réédition: «Depuis quelques années le livre était introuvable. À un moment où <em>Le ciel de Bay City</em> fait découvrir à un plus large public l’écriture de Mavrikakis, il fallait rendre à nouveau disponible ce roman péremptoire et halluciné, dans lequel se devinent déjà les livres à venir.» Catherine Mavrikakis, <em>Deuils cannibales et mélancoliques</em>, Montréal, Héliotrope, 2009 [2000], p. 8. Cette affirmation inattendue nous présente le texte comme un roman «halluciné», non comme le produit de la réalité mais celui d’une fabulation de l’auteure.</p>
<p><a name="_ftn4" href="#_ftnref"><strong>4</strong></a> Marie Darrieussecq, «L’autofiction, un genre pas sérieux», <em>Poétique</em>, no 107, automne 1996, p.369-370.</p>
<p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn5" href="#_ftnref"><strong>5</strong></a> Catherine Mavrikakis, <em>Condamner à mort. Les meurtres et la loi à l’écra</em><em>n</em>, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2005, p. 151-152.</p>
<p><a name="_ftn6" href="#_ftnref"><strong>6</strong></a> Sur les pages de Salon double il a par exemple été question de l’essai de Philippe Forest <em>Tous les enfants sauf un</em> [2007] (<a href="http://salondouble.contemporain.info/lecture/38">Le sens à l'épreuve de la mort</a>, consulté le 22 novembre 2009), qui donne suite à ses deux premiers romans, <em>L’Enfant éternel</em> [1997] et <em>Toute la nuit</em> [1999] dans lesquels il relate le deuil de sa fille, ainsi que de <em>Ce matin </em>[2009] de Sébastien Rongier (<a href="http://salondouble.contemporain.info/lecture/105">Traces, tracés, trajets : itinéraires d'un fils en deuil</a>, consulté le 22 novembre 2009) où le narrateur raconte le deuil de sa mère, et de Dieu Jr. [2005] (<a href="http://salondouble.contemporain.info/lecture/139">Game Over</a>, consulté le 22 novembre 2009) de Dennis Cooper qui fait également le récit d’un homme endeuillé par la mort de son enfant. Il ne s’agit là que de quelques exemples qui m’apparaissent traduire une tendance plus générale.</p>
<p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn7" href="#_ftnref"><strong>7</strong></a> Deleuze et Guattari écrivent à propos de Kafka: «Déjà, dans les nouvelles animales, Kafka traçait des lignes de fuite; mais il ne fuyait pas ‘hors du monde’, c’était bien plutôt le monde et sa représentation qu’il faisait fuir (au sens où un tuyau fuit) et qu’il entraînait sur ces lignes.» Gilles Deleuze et Félix Guattari, <em>Kafka − pour une littérature mineure</em>, Paris, Éditions de Minuit, 1975, p. 85.</p>
<p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn8" href="#_ftnref"><strong>8</strong></a> René Girard, <em>La Violence et le sac</em>ré, Paris, Grasset, 1972, p. 48.</p>
<p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn9" href="#_ftnref"><strong>9</strong></a> Ibid., p. 391.</p>
<p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn10" href="#_ftnref"><strong>10</strong></a> Catherine Mavrikakis, <em>Deuils cannibales et mélancolique</em><em>s</em>, Laval, Trois, 2000, p. 70.</p>
<p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn11" href="#_ftnref"><strong>11</strong></a> «Le triste savoir dont j'offre ici quelques fragments à celui qui est mon ami concerne un domaine qui, il y a maintenant bien longtemps, était reconnu comme le domaine propre de la philosophie ; mais depuis que cette dernière s'est vue transformée en pure et simple méthodologie, il est voué au mépris intellectuel, à l'arbitraire silencieux, et pour finir, à l'oubli : il s'agit de la doctrine de la vie juste (das richtige Leben).» Theodor W. Adorno, <em>Minima Moralia</em>, traduit de l’allemand par Éliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral, Paris, Payot, coll. «Petite bibliothèque Payot», 2001 [1951], p. 9.</p>
http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-paria#commentsADORNO, Theodor W.AutofictionAutofictionDARRIEUSSECQ, MarieDELEUZE, GillesEngagementGIRARD, RenéIdentitéMAVRIKAKIS, CatherineMortQuébecTue, 22 Dec 2009 16:26:00 +0000Julie Boulanger206 at http://salondouble.contemporain.info