Salon double - Engagement http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/288/0 fr Une violente mélancolie http://salondouble.contemporain.info/lecture/une-violente-m-lancolie <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/lefort-favreau-julien">Lefort-Favreau, Julien</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/kampuch-a">Kampuchéa</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p><em>Kampuchéa</em> naît d’une fascination ancienne chez Patrick Deville pour les aventuriers et pour les voyages dans les pays éloignés et peu connus, de préférence des anciennes colonies ou des dictatures bureaucratiques sur le déclin. On devine donc que c’est autant du récit de voyage que du reportage politique que tient ce nouvel ouvrage, qui fait suite à<em> Pura Vida. Vie &amp; mort de William Walker</em> (2004), <em>La tentation des armes à feu</em> (2006) et <em>Équatoria</em> (2009). Après avoir traîné ses carnets en Amérique du Sud, en Amérique centrale et en Afrique, il rend compte dans <em>Kampuchéa</em> d’un voyage en Asie du Sud-est, l’Indochine de jadis, plus particulièrement au Cambodge où il s’arrête longuement. Prenant une distance ironique avec le pèlerinage mondain où le voyageur marche sur les traces de ses prédécesseurs afin de renouer avec l’atmosphère du bon vieux temps de l’ère coloniale, Deville est plutôt préoccupé par les traces des conflits du passé dans les tensions politiques du présent.<br /><br />Le nouveau volet de cette «petite entreprise braudelienne» (68) a comme ambition de mettre au jour les rapports de proximité entre la France et le Cambodge. Mais derrière cette visée quelque peu didactique se dessine un plan nettement plus retors. Avec comme prétexte officiel d’assister aux récents procès des Khmers rouges, Deville en profite plutôt pour monter ce «roman», bric à brac baroque constitué de cinquante-quatre courts chapitres présentant en alternance biographies réelles ou à demi imaginaires, considérations autobiographiques, références littéraires (Conrad, Loti, Malraux, Greene, Lowry), cinématographiques (Mankiewicz, Coppola), notes de voyage et stratégies géopolitiques. Partant de l’explorateur Henri Mouhot<strong><a href="#note1a">[1]</a></strong><a name="note1"></a>, dont la découverte des temples d’Angkor en 1860 marque l’année-zéro de ce récit, Deville reconstitue les différentes guerres d’Indochine, les voyages d’un géographe sous la colonisation, puis les années de jeunesse des principaux Khmers rouges à Paris au début des années cinquante, pour finalement aboutir aux fameux procès qui ont récemment attiré l’attention sur le Cambodge. Partant d’un premier postulat assez simple, qui vise à regarder les événements d’actualité avec un léger recul historique, il se garde bien de donner une «explication» à de telles associations, sinon que les récents procès auxquels il assiste n’ont de sens que si on les soumet à une mise en perspective «dans une durée moyenne, sur un siècle et demi» (143). Du milieu du dix-neuvième siècle jusqu’au début du vingt et unième, il y aurait une seule période historique que Deville tente de saisir comme une entité organique.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>La tentation des armes à feu</strong></span><br /><br />Ce ne sont pas les sentiers balisés qui intéressent Patrick Deville, mais il n’a pas non plus l’âme de l’explorateur; il aime bien repasser là où d’autres ont laissé des marques, marques visibles, mais sur le point de s’effacer. Devant l’impossibilité d’arpenter de nouveaux territoires comme le faisaient les cartographes du dix-neuvième siècle, il se voit contraint de marcher dans leurs pas et d’observer les changements du monde. Il tente donc de saisir la grande Histoire en la personnalisant, en l’incarnant dans les hommes l’ayant façonnée, car «une vie d’homme de durée moyenne est un bon instrument pour mesurer l’Histoire» (22). Mais à quelle mesure peut-on soumettre le bloc monolithique de l’histoire? Il s’agit de jauger son poids, son pouvoir, la façon dont elle broie les hommes, les innocents comme ceux qui ont eu «la tentation des armes à feu» (72). Cette tentation est insistante dans l’œuvre de Deville. Toutefois, à la ferveur révolutionnaire, se mêle aussi un goût tout rimbaldien pour une sortie de la littérature. «Souvent, les écrivains, à l’inverse, voudraient agir, peser sur l’Histoire, la marche du monde, ou brasser des millions, quitter le labeur du papier. Vendre des armes en Abyssinie. Souvent les écrivains pourtant ne savent qu’écrire. Bons qu’à ça» (69). Les récits de voyage auxquels se livre Deville apparaissent donc comme un retrait du monde, le choix d’une posture d’observateur qui témoigne d’un manque de foi quant à la possibilité de «peser sur l’Histoire» (69). Le fantasme de l’Abyssinie trahit une sorte d’impensé: faut-il préciser qu’il existe une grande différence entre vendre des armes et les utiliser?<br /><br />À la fin des années soixante, plusieurs militants de la Gauche Prolétarienne, afin de mieux se mesurer au mouvement de l’histoire, décident d’aller travailler en usine, et de suivre l’injonction de Mao qui invitait à brûler les livres et à se fondre dans les masses. Ce postulat anti-autoritaire visait à invalider l’idée que les intellectuels peuvent enseigner aux masses la conscience de leur domination. Deux amis de l’auteur, les frères Olivier et Jean Rolin ont d’ailleurs fait récit de ce moment singulier de l’histoire politique française<strong><a href="#note2a" name="note2">[2]</a></strong>. Cette amitié, loin d’être anecdotique, semble indiquer une filiation à la fois littéraire et politique. Ainsi, si Deville est trop jeune pour avoir milité dans la GP (il est né en 1957), il est néanmoins l’héritier de cette conception de la littérature. Mais cette sortie de la littérature est une arme à deux tranchants, une tentation doublée d’un danger. Et si Deville peut doucement fantasmer sur la possibilité pour l’écrivain de sortir de l’inaction de l’écriture, les Khmers rouges, eux, peuvent provoquer une réelle disparition de la littérature. Pol Pot a lu <em>Une saison en enfer </em>et dès qu’il prend le pouvoir, il en interdit la publication. La pulsion révolutionnaire de la <em>tabula rasa</em> se manifeste par une disparition du papier, de l’écrit, des traces que la littérature peut laisser. Les seules traces écrites du régime de Pol Pot sont les retranscriptions des interrogatoires des prisonniers politiques. Ce péril semble alimenter chez Deville un certain scepticisme face à la volonté «d’agir sur le monde». Il ne contribue pas à la «marche du monde», il la regarde, décidant finalement de ne pas «sortir» de la littérature. En effet, observateur détaché, quelque peu dandy avec ses goûts pour les alcools forts, il se livre à l’exercice quotidien de la lecture de journaux et c’est entre autres par cette lorgnette qu’il observe le monde. Comme dans ses autres livres, c’est souvent par des faits divers (par exemple: la suffocation de David Carradine par autostrangulation érotique) ou par les événements politiques du présent que Deville accède à l’histoire. Loin d’une méthode historienne rigoureuse, l’observation des mœurs de ses contemporains et ses lectures souvent inusitées le font pénétrer les rouages de l’histoire. Il y entre par la petite porte, posture édictée par son peu de foi dans la possibilité pour les écrivains d’avoir un impact sur le cours des événements. Le désenchantement qui suit l’échec des entreprises collectivistes semble se transformer carrément en méfiance du politique.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Les deux corps de Pol Pot</strong></span><br /><br />La mise en scène de la mort (ridicule) de David Carradine fait écho à celles, historiquement plus importantes, de Che Guevara ou de Pol Pot. Dans notre époque «plus warholienne qu’hegelienne» (107), les rois ont encore et toujours deux corps. Or, l’opposition ancienne entre corps réel et corps dynastique est ici soumise à une étrange mutation, Deville troquant le second pour un corps médiatique: «Mais comme le roi autrefois, chacun aujourd’hui a deux corps. Celui-là est médiatique.» (65) Ainsi, le corps médiatique, «inconscient, sanguinolent», de Sondhi Limthongkhul, leader des Chemises jaunes de Thaïlande, est exposé à la télévision. L’incinération de Pol Pot, sa mise en bière, puis sa carcasse jetée parmi les&nbsp; pneus arrosés d’essence, elles aussi, seront filmées.<br /><br />Cette référence aux deux corps du roi, plus qu’une allusion érudite comme Deville a l’habitude d’en faire, indique véritablement une réflexion sur le pouvoir et sur le temps. Cette doctrine élisabéthaine permet de saisir les rapports de la royauté à ses modes de représentation<a name="note3"></a><strong><a href="#note3a">[3]</a></strong>, mais aussi à sa <em>pérennité</em>. La pérennité du régime monarchique se maintenait dans la foi: non pas une foi en Dieu, mais bien une foi dans l’éternité du roi par son élection <em>par</em> Dieu. Deville attire notre attention sur les similitudes entre les différentes représentations du roi qui l’inscrivent dans une temporalité longue. Mais plus concrètement, le pouvoir de l’image du roi ne survit que le temps d’une dynastie ou d’un régime monarchique ― ne l’oublions pas, les rois se font parfois trancher la tête, liquidant du même coup leurs deux corps. Toutefois, les représentations royales ont maintenant cédé leur place à de plus éphémères représentations médiatiques.<br /><br />La substitution du corps monarchique par un corps médiatique éclaire l’ensemble de l’entreprise de Deville. Contrairement à Michon, ce ne sont pas les écrivains qui l’intéressent ici, mais bien les hommes politiques. Dans <em>Corps du roi</em> (Lagrasse, Verdier, 2002), Pierre Michon s’amuse à représenter les écrivains en rois déchus, inadéquats dans une république démocratique des lettres contemporaine. Sur les photographies les représentant, on voit à la fois leurs carcasses mortelles d’écrivains pochards, et leur pérennité dans la Grande Littérature qui les dépasse. Légèrement plus iconoclaste, Deville dénature les deux corps du roi pour les ridiculiser. Dans notre monde warholien, les représentations ne revêtent plus aucune signification sacrée, et c’est à la jungle médiatique que sont livrés les morts. On peut alors se demander ce qui est plus macabre: la «gloire anthume» qui pesait sur David Carradine, ou la gloire posthume d’un dictateur dont l’exécution fut filmée puis diffusée?<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Le fond de l’air est rouge</strong></span><br /><br />À quoi rime cette quête à travers le Cambodge, cette pulsion d’aller au bout du monde pour assister au procès des Khmers rouges sinon à une volonté de voir les têtes des rois tomber, ne serait-ce que symboliquement? Deville reste discret sur ses velléités révolutionnaires même s’il est clair qu’il a eu jadis des sympathies pour les «utopies». On peut tout de même légitimement s’interroger sur les raisons paradoxales qui le poussent à s’intéresser aux dictatures communistes, à insister sur la déroute des régimes «rouges». À l’inverse du roi dont la postérité s’incarnait dans la carcasse mortelle du roi suivant, Pol Pot trouve bien peu de mortels pour reprendre le flambeau. Les dictatures communistes se font de plus en plus rares. Sur la rue de l’Insurrection Générale, à Saigon, on peut voir la «météorite rouge sang d’une Ferrari Testa Rossa, devant la boutique Louis Vuitton» (93). Si le fond de l’air a déjà été rouge en l’Indochine, maintenant, les voitures de sport lui font bonne compétition.<br /><br />Mais au-delà de l’opposition un peu schématique entre l’ancien monde communiste et le nouveau monde capitaliste, ce que Deville met en scène, c’est surtout le chevauchement des temporalités qui rend compte de la courte durée des régimes politiques, souvent plus courts qu’une vie d’homme. Ainsi, il constate la lenteur des procès [«toutes ces années pour juger» (105)] alors que les Khmers rouges avaient fait un à deux millions de morts en quatre ans, soit le quart de la population totale du Cambodge. Cette brièveté de ces régimes politiques implique nécessairement une sorte de rapidité dans leur cristallisation. Ainsi, les Khmers rouges, avant de devenir des bourreaux sanguinaires, vivaient leur jeunesse à Paris, jeunes idéalistes qui lisaient <em>Le Monde</em> et passaient leur journée sur les terrasses. «La Terreur peut naître ainsi.» (45) Le rêve du communisme appartient au passé pour Deville et, comme pour plusieurs historiens aux allégeances conservatrices, la Révolution est toujours associée à la Terreur: «[...] au milieu des années soixante-dix, j’ai rêvé des tables rases. On arrête tout, on recommence. Le slogan courait de l’Europe à l’Amérique latine. D’autres jeunes idéalistes sans doute préparent aujourd’hui les utopies meurtrières de demain.» (38) Deville pose ainsi une question quelque peu cynique, qui témoigne de l’ambivalence de sa position politique: les révolutions deviennent-elles systématiquement des utopies meurtrières?<br /><br />Le temps déployé dans <em>Kampuchéa</em> est double. Il est certes assez commun de parler d’un temps écartelé ou d’un temps spectral<a name="note4"></a><strong><a href="#note4a">[4]</a></strong> dans les récits contemporains. Mais ici, c’est plutôt un temps de l’éphémère et du pérenne qui cohabitent: la vie d’un homme s’avère la mesure idéale pour voir ce qui disparaît (en l’occurrence ici: pratiquement tous les communismes de la planète) et ce qui reste (la barbarie et toutes les formes qu’elle peut prendre). La conscience de cette double temporalité fait prendre à Deville une nette distance par rapport à tout engagement, dont la forme la plus contemporaine prendrait ici les apparences d’une foi envers la justice internationale. Il donne d’ailleurs la parole à plusieurs intervenantes entretenant de sérieux doutes quant aux effets réels du procès des Khmers Rouges monté de toutes pièces par les Occidentaux. À quoi bon s’engager si toute manifestation du politique se transforme en barbarie et de plus, est complètement éphémère?<br /><br />Sous ses apparences de dandy détaché, Deville conserve-t-il tout de même quelque chose de l’idéal révolutionnaire? Après avoir exposé le cynisme absolu des dictatures communistes, il finit son livre avec l’espoir du printemps arabe et de la Révolution. Ne se laissant pas tout à fait aller à un naïf optimisme, il conclut, sarcastique:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Et il m’était apparu ce soir-là, silencieux tous les deux, à un léger haussement d’épaules du vieillard après le passage des hordes rouges sous la pluie battante, alors que nos regards s’étaient croisés, qu’il retrouvait son calme, posait deux petits verres d’alcool de riz sur la table, que nous pouvions souscrire ensemble à ce principe selon lequel, s’agissant de nos contemporains, dès lors que nous ne sommes ni emprisonnés, ni réduits en esclavage, ni suppliciés, il n’y a décidément rien à leur reprocher. (253)</p> </blockquote> <p><em>Kampuchéa</em> présente les signes d’une politique de la littérature paradoxale. Comme plusieurs écrivains de sa génération, Deville entretient un rapport pour le moins ambivalent aux utopies collectivistes et aux possibilités émancipatrices des masses. Mais ce désaveu du politique est contredit par ce fantasme alimenté d’une sortie de littérature, d’un <em>passage à l’action</em>, passage toutefois interdit par le risque qu’il comporte. L’écrivain est ici pris dans une double impasse: avoir une prise sur l’histoire s’avère une chose impossible dans l’espace littéraire (d’où la volonté de s’en échapper), et il est tout aussi impossible pour les projets collectifs de ne pas se transformer en machine barbare. Les précédents ouvrages de Deville investissaient ce paradoxe de façon fertile. Sa folle érudition conjuguée à son humour grinçant formaient un cocktail légèrement acidulé, mais tout à fait buvable. Ici, le paradoxe semble se transformer en cul-de-sac: en reste une littérature qui certes, n’est pas aveuglée par les lumières de la révolution, mais qui risque de patauger dans une ambivalence à la mélancolie quelque peu morbide. Même si visiter les ruines d’Angkor à la suite de Pierre Loti peut receler un parfum exotique, cela peut aussi mener à la certitude qu’il est impossible que l’histoire ne se répète autrement qu’en tragédie.</p> <p>&nbsp;</p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>APOSTOLIDÈS, Jean-Marie,<em> Le roi-machine</em>, Paris, Minuit, 1981.<br />DEVILLE, Patrick,<em> Kampuchéa</em>, Paris, Seuil (coll. Fiction &amp; cie), 2011.<br />KAPLAN, Leslie, <em>L’excès-usine</em>, P.O.L., 1987 [1982].<br />KANTOROWICZ, Ernst, <em>Les deux corps du roi</em>&nbsp; dans <em>Œuvres</em>, Paris, Gallimard, 2000 [1957].<br />MARIN, Louis, <em>Le portrait du roi</em>, Paris, Minuit, 1981.<br />ROLIN, Jean, <em>L’organisation</em>, Paris, P.O.L., 1996.<br />ROLIN, Olivier, <em>Tigre en papier</em>, Paris, Seuil, (coll. Fiction &amp; cie), 2002.<br />RUSSEL, Lionel, <em>Le Dénouement</em>, Lagrasse, Verdier (coll. Chaoïd), 2005.</p> <p><strong><a href="#note1">[1] </a></strong><a name="note1a"></a> Henri Mouhot (1826-1861): explorateur français qui fit connaître la culture khmère aux Français par son journal, publié en feuilleton dans <em>Le Tour du monde</em>. C’est la gloire disparue de cette civilisation que les Khmers rouges tenteront de faire revivre. On le sait, l’histoire se répète...</p> <p><strong><a href="#note2">[2]</a></strong>&nbsp;<a name="note2a"></a>Jean Rolin, <em>L’organisation</em>, Paris, P.O.L., 1996; Olivier Rolin, <em>Tigre en papier</em>, Paris, Seuil. coll. «Fiction &amp; cie», 2002. On lira aussi à profit le récit de Leslie Kaplan, <em>L’excès-usine </em>(P.O.L., 1987 [1982]) qui rend magnifiquement compte de l’expérience de «l’établissement».</p> <p><strong><a href="#note3">[3]</a></strong> <a name="note3a"></a>C’est ce qui a intéressé Ernst Kantorowicz dans<em> Les deux corps du ro</em>i (<em>Œuvres</em>, Paris, Gallimard, 2000 [1957]), mais aussi Louis Marin (<em>Le portrait du roi</em>, Paris, Minuit, 1981) et Jean-Marie Apostolidès (<em>Le roi-machine</em>, Paris, Minuit, 1981).</p> <p><strong><a href="#note4">[4]</a></strong><a name="note4a"></a> Lionel Russel en a fait l’exposition dans <em>Le Dénouement</em>, Lagrasse, Verdier (Chaoïd), 2005.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/une-violente-m-lancolie#comments Action politique Art et politique Colonisation Combat Communisme Contestation Décolonisation DEVILLE, Patrick Dictature Engagement France KAPLAN, Leslie Lutte des classes Marxisme MICHON, Pierre Parole littéraire Politique Pouvoir et domination Récit de voyage ROLIN, Jean ROLIN, Olivier Roman Mon, 11 Jun 2012 17:47:14 +0000 Julien Lefort-Favreau 527 at http://salondouble.contemporain.info Des vertus de la rumination http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-vertus-de-la-rumination <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/parent-marie">Parent, Marie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/atavismes-0">Atavismes</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p>Comment parler du Québec aujourd’hui? Comment parler d’histoire nationale, de projet politique, d’identité collective sans verser ni dans un pessimisme radical ni dans un enthousiasme chauvin? Question ô combien usée et en apparence encore irrésolue. En saturant l’espace public de débats stériles et sclérosants, le discours <em>politicien</em> a contribué à réduire la possibilité même de penser le Québec en dehors des ornières idéologiques. Alors qu’en 2006, Jacques Godbout prédisait la «disparition» du Québec pour 2076<a name="note1"></a><a href="#note1a">[1]</a>, la revue <em>Liberté</em> répliquait quelques mois plus tard avec un numéro intitulé «La mort du Québec: pour qui sonne le glas?» où Alain Farah, dans un texte qui mettait tout en œuvre pour échapper au langage figé de la parole militante, nous enjoignait à «renouer avec l’invention.» (Farah, 2007 : 102) Dans un numéro subséquent de <em>Liberté</em> aussi consacré à l’avenir du Québec, Catherine Mavrikakis réfléchissait à son tour à l’identité québécoise en termes d’invention, affirmant que la tâche des intellectuels était «de trahir, de traduire en d’autres termes, souvent très peu fidèles, ce qui [leur] a été confié, afin d’arriver à quelque chose comme une pensée natale ou une terre natale. […] De détourner, de défaire, de traduire et même parfois de détruire ce dont ils sont les gardiens.» (Mavrikakis, 2008 : 36)<br /><br />Il me semble avoir reconnu un tel projet dans <em>Atavismes</em><a name="note2"></a><a href="#note2a">[2]</a> de Raymond Bock, publié il y a tout juste un an au Quartanier. Les treize nouvelles qui composent ce recueil pourraient être considérées comme de multiples variations sur «l’art de la défaite», selon l’expression d’Aquin, treize récits mêlant petite et grande histoire du Québec, entrecroisant époques et décors, de la rude terre de l’Abitibi s’ouvrant à la colonisation vers 1900 aux ruelles du Montréal contemporain. Le principal fil conducteur constitue, pour reprendre les mots de Christian Desmeules du <em>Devoir</em>, «cette défaite-génome inscrite au cœur même de l’homme et du peuple québécois.» (Desmeules, 2011 : F4) L’écriture de la défaite offrira ici l’occasion de trahir l’histoire, de la tordre pour mieux la penser.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>La révolution n’était pas dans le texte</strong></span></p> <p><br />J’ai voulu m’attarder sur un texte en particulier, celui qui m’intriguait le plus et me semblait pourtant fournir une «clé» pour lire ce recueil étrange, d’une rare cohérence malgré la diversité des voix et des styles empruntés. Dans la nouvelle «Effacer le tableau», nous nous retrouvons au sein d’un groupe de révolutionnaires québécois-français, dans un Québec du 23e siècle où, selon le texte, «la minorisation des francophones du Québec [est] achevée depuis longtemps» (153). Le jour de la révolution venu, la cellule Blaireau aura pour mission de protéger le pavillon québécois du Musée des arts canadiens, situé à Montréal, avant d’organiser le déménagement des œuvres à Québec, future capitale. Mais la prise du Musée tourne mal. Après avoir perdu deux hommes au combat, les cinq survivants de la cellule, réussissant à emporter avec eux quelques tableaux, tenteront de se cacher dans un tunnel sans issue, rattaché aux voies du métro. C’est un cri de désespoir qui permettra à leurs opposants de les repérer, cri poussé par Lalonde, chef de la cellule, alors qu’elle découvre que le seul tableau ayant échappé au feu des mitraillettes est une œuvre d’Edwin Holgate, peintre canadien ayant vécu la majeure partie de sa vie à Montréal. Cette mission courageuse se termine donc sur un échec retentissant, presque comique.<br /><br />Dans cette fiction spéculative hautement pathétique, la culture avec un grand C occupe une place centrale, à la fois comme moteur de la révolution et objet de sa dévotion, une culture élevée au statut de fétiche. Ce qu’on tente de sauver est symbolisé par cette toile qu’on arrache du mur en désespoir de cause, dont on ne connaît ni l’auteur ni ce qu’elle représente, pourvu qu’on arrive à préserver une preuve tangible de cette Culture qui semble tenir entièrement dans quelques morceaux choisis.</p> <p><br />Tout ce qui constitue la culture québécoise se résume à cette chose précieuse, fragile, extérieure au corps et à l’esprit humain, tendue sur un cadre, pouvant être réduite en miettes à la moindre offensive. Si le but de cette opération révolutionnaire se réduit à la protection d’œuvres d’art, la mission en tant que telle peut être considérée comme un simple projet artistique. Le texte s’ouvre sur une phrase qui souligne la beauté de l’action vue de haut, comme depuis le balcon d’un théâtre: «Si cette échappée avait été mise en scène, on aurait salué le génie esthétique de Bernatchez et Lalonde, leur habileté à diriger les figurants dans les espaces que le hasard offre à l’interprétation, leur incomparable audace dans l’usage des accessoires.» (151) Ainsi dès le début de la nouvelle, le cadrage de la fiction est souligné, la qualité esthétique du drame mise de l’avant. La révolution, l’effort de survivance, le désir de liberté qui y sont racontés sont immédiatement mis en abyme; on nous signifie que nous sommes encore et toujours dans le cadre d’un récit. En se posant d’abord et avant tout comme représentation, le texte évoque bien davantage qu’un fantasme de passage à l’acte radical, bien davantage qu’une politique-fiction à demi-sérieuse. Il enferme plutôt ce fantasme de révolution dans un texte qui se sait texte, réduit l’énergie que porte cette violence à la force d’une représentation. Ainsi il porte un diagnostic plus dur qu’il n’y paraît, et réécrit à sa manière un constat formulé par René Lapierre, en 1995, dans <em>Écrire l’Amérique</em>.<br /><br />René Lapierre y proposait une série de textes à travers lesquels il tentait entre autres de faire l’autopsie de l’échec référendaire de 1980. Le poète déplorait que le projet d’indépendance ait été piégé dans l’ordre du texte, du symbolique, élevé au statut d’œuvre d’art jusqu’à être définitivement figé, coupé du réel: «Le discours de l’indépendance à partir de 1976 […] a évolué à l’intérieur d’une logique abstraite et close de représentation, il a voulu se résoudre <em>d’abord</em> dans le langage. […] tout devint en même temps de plus en plus rigide, et de plus en plus sommaire.» (Lapierre, 1995 : 33) Comme si la parole, se voulant toute-puissante, avait remplacé le passage à l’acte, et en avait ainsi annulé la pertinence.</p> <p><br />Dans la nouvelle de Bock, cette tension entre discours et action est constamment reconduite. Lalonde profite de toutes les occasions possibles pour prononcer une allocution, sorte de liturgie de la parole qui ponctue les étapes de leur action, dans l’espoir peut-être que le Verbe s’incarne, que le langage fonde à lui seul le pays à naître et les libère de leurs lourdes responsabilités. Mais cette prise de parole n’est pas dénuée de cynisme, de complaisance. Tandis qu’elle parle pour fouetter ses troupes, Lalonde a bien conscience qu’il s’agit «du sursaut de conscience du mourant» (157) plutôt que d’une véritable révolution. Une fois dans le musée, elle choisit de s’adresser à ses combattants devant <em>L’étoile noire</em> de Borduas, puisque, selon ses mots, «un épilogue concédant leur défaite aurait gagné en gravité devant le grand tableau» (164). Dans la toile de Borduas, les formes «convergent vers une impossibilité, une antimatière, un néant à l’attraction incoercible» (164). Comme dans <em>L’étoile noire</em>, le discours de Lalonde et le projet qu’il porte convergent eux-mêmes vers cette impossibilité, ce néant. Toute cette mise en scène de l’acte révolutionnaire semble équivaloir à une savante programmation de la défaite, en la réduisant à un jeu toujours à recommencer, sans aboutissement. Dans le texte «L’art de la défaite», publié en 1965, l’analyse que propose Aquin de la débandade des patriotes se situe dans le même registre: dans la pièce tragique que serait la révolte de 1837, la victoire de Saint-Denis-sur-Richelieu constitue «un événement qui n’était pas dans le texte.» (Aquin, 1998 : 133) Les patriotes n’auraient pas su quoi en faire, au point de fomenter leur échec. La révolution n’a pu avoir lieu, selon Aquin, parce qu’elle ne faisait pas partie des possibles.</p> <p><br />Dans la nouvelle de Bock, la chef Lalonde formule devant ses complices un objectif bien clair: ancrer l’horizon de leur combat dans le réel: «[…] notre mission héroïque aura rendu les discours inutiles, les envolées lyriques retourneront à la littérature, les obus seront fondus pour qu’on en fasse des maisons et nous pourrons enfin nous consacrer à l’essentiel […].» (156) Mais le discours ne fait pas ce qu’il dit. Il retourne plutôt la violence contre le sujet qui la profère, le passage à l’acte est saboté de l’intérieur, puisque le discours semble griser le sujet, l’avaler, le mener vers sa propre disparition plutôt que vers l’avènement d’un ordre nouveau.</p> <p><br />Dans ce cheminement conscient vers l’échec, Lalonde, qui tient autant de l’écrivaine que de la révolutionnaire, adopte une position douloureuse, sacrificielle. Puisque la victoire n’est écrite nulle part, puisque «de toute manière l’histoire fera d’eux des traîtres et des terroristes» (151), autant faire de la défaite un art, une pratique qui comporte ses exigences, sa rigueur. Même si on lit dans ce projet la jouissance de l’insoumis qui restera aux yeux de l’histoire l’élément inassimilable, non réhabilitable, on perçoit surtout la détresse du perdant qui n’a pas su s’inventer d’autres rôles, qui n’a pas su sortir du cadre étroit d’un scénario inlassablement répété.<br /><br />La critique féroce que formule ce texte peut sembler reconduire un constat défaitiste de l’avenir du Québec, lequel s’inscrit dans un certain discours dominant<a name="note3"></a><a href="#note3a">[3]</a>. En effet, les personnages représentés ici, tout en tentant courageusement de s’extraire d’un cul-de-sac, sont eux-mêmes porteurs d’un projet sans issue. Leur révolution vise à reproduire un idéal figé, dans lequel l’œuvre de Holgate, par exemple, ne cadre pas, puisqu’elle ne représente pas le «bon» Québec. Leur vision du pays, bien que le récit se situe au 23e siècle, ne semble pas avoir évolué depuis Refus global et se résume à ce pavillon d’art québécois, où sont exposés les restes d’une culture pratiquement déjà morte. Leur aveuglement les empêche de voir qu’ils sacrifient leur vie pour protéger un héritage déjà folklorisé.<br /><br />Mais il faut resituer la nouvelle dans le contexte de son recueil. Il y a une vitalité dans la fiction de Bock qui s’écarte d’un discours de rejet, de répudiation du «destin» québécois. Même si on suit tout au long d’<em>Atavismes</em> «l’homme typique, errant, exorbité» d’Aquin, «fatigué de son identité atavique et condamné à elle<a name="note4"></a><a href="#note4a">[4]</a>», il y a chez ce sujet la soif de traquer partout les traces de son histoire, une histoire ancrée dans la mémoire du corps. Les photographies, les meubles, les amulettes anciennes trouvées au fond des boîtes servent à raconter le Québec, à en épouser complètement les formes pour mieux les repousser, les malmener. Il s’y dessine exactement le contraire d’une Culture réduite à ses effigies et à «ses envolées lyriques», telle qu’elle est critiquée dans la nouvelle «Effacer le tableau», on y perçoit plutôt toute la force d’évocation d’une culture matérielle, dont les objets les moins sacrés sont les sources infinies de fictions individuelles et collectives.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Le choix de l’héritier</strong></span></p> <p><br />La thématique de l’héritage dans <em>Atavismes</em> est placée sous le signe du legs concret, physique. Dans deux autres nouvelles à caractère fantastique, il est question d’un personnage héritant de la demeure familiale. Dans «Le ver», la maison se trouve envahie par les plantes et les animaux, et finit par s’enfoncer dans la terre en emportant avec elle le narrateur, enfin apaisé, son titre de propriété implanté sous la peau. Dans «Le voyageur immobile», qui clôt le recueil, un archiviste, en cherchant à se débarrasser des souvenirs de ses ancêtres accumulés au sous-sol, découvrira un œil de métal qui le mettra sur les traces d’un Québec encore plus ancien que celui des premiers colons français, celui des Basques, des Inuit et des Viking. Le narrateur en viendra à recomposer une «histoire nationale» débordant les limites du territoire québécois, faisant voler en éclats la linéarité de nos récits d’origine. Dans les deux cas, les personnages choisissent d’habiter un lieu qui leur échoit, mais le premier est avalé par ce lieu, tandis que l’autre se l’approprie en ne conservant parmi ses souvenirs poussiéreux que l’artéfact mystérieux, voire dangereux, qui le forcera à affronter l’inconnu.</p> <p><br />Si le mot «atavisme» désigne une forme de transmission inconsciente, passive, ces textes situent plutôt le processus de transmission au cœur de la conscience du sujet, à travers ses sensations, sa vision du monde, sa lecture du paysage. Contrairement à ce que le titre de la nouvelle analysée plus tôt laisse supposer, il n’y est jamais question «d’effacer le tableau» pour repartir à zéro, mais plutôt de s’immiscer dans ce «tableau en perpétuelle réécriture» (139), de «remettre le passé au travail», pour reprendre une expression de Robert Richard.</p> <p><br />Par son énergie à réécrire l’histoire, à en jouer, à en détisser et en retisser les fils, <em>Atavismes</em> nous invite à nous écarter d’un ressassement stérile pour instaurer ce qu’on pourrait appeler une poétique de la rumination, rumination ludique, productive, qui réussit à explorer certains aspects de «notre identité atavique» qui ressortent de l’impensé, de l’indéterminé, qui réussit à y dégager quelque chose comme un espace de liberté. Chez Bock, l’imaginaire de la défaite devient le principe opérant d’une réappropriation quasi sensorielle de l’Histoire, d’une relecture intime du «texte national», un texte national traversé d’étrangetés et de scories, joyeusement souillé par la trahison, la lâcheté, la perversion.</p> <p>À la question «Comment parler du Québec aujourd’hui?», <em>Atavismes</em> ne fournit pas une réponse facile mais propose un projet ambitieux: nous enfoncer dans le lieu que nous occupons pour y déterrer des objets hétéroclites, abîmés, non identifiables et recomposer à partir d’eux d’autres fictions que celles qui gisent inertes à la surface. Accepter ce bordel en héritage à condition de pouvoir sauter dedans à pieds joints et d’écraser au passage quelques pièces précieuses.<br />&nbsp;</p> <p><em>* Ce texte est une version remaniée d’une communication présentée dans le cadre de la table ronde «Le Québec malgré tout» tenue le 13 janvier 2012 à l’Université de Montréal et organisée par le CRIST (Centre de recherche interuniversitaire en sociocritique des textes).</em></p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>AQUIN, Hubert, <em>Blocs erratiques</em>, Montréal, Typo, 1998 [1977].<br />DESMEULES,Christian, «Littérature québécoise – L’art ancien de la défaite», <em>Le Devoir</em>, 16 avril 2011, p. F4.<br />FARAH, Alain, «L’épisode des provinces», <em>Liberté</em>, no 275-276, mars 2007.<br />GODBOUT, Jacques, «2076: la fin du Québec!», <em>L’Actualité</em>, 1er septembre 2006, En ligne : <a href="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0" title="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0">http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0</a> (page consultée le 7 février 2012).<br />LAPIERRE, René, <em>Écrire l’Amérique</em>, Montréal, Les Herbes rouges, 1995.<br />MAVRIKAKIS, Catherine, «Trahir la race. Portrait de l’intellectuel québécois en Judas», <em>Liberté</em>, no 279, février 2008, p. 36-39.<br />RICHARD, Robert, «Scouiner la littérature nationale pour lire Aquin…», <em>Liberté</em>, no 278, novembre 2007, p. 78.<br />&nbsp;</p> <p><a href="#note1">[1]</a><a name="note1a"></a> Godbout déplorait en fait la disparition du Québec tel qu’il l’avait connu et rêvé, un Québec dont «la tribu canadienne-française» constituait le coeur. Michel Vastel, «2076: la fin du Québec!», <em>L’Actualité</em>, 1er septembre 2006, <a href="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0" title="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0">http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0</a> (7 février 2012).</p> <p><a href="#note2">[2]</a><a name="note2a"></a> Raymond Bock, <em>Atavismes</em>, Montréal, Le Quartanier, (coll. Polygraphe), 2011, 230 p. Toutes les références à ce recueil seront désormais intégrées entre parenthèses au corps du texte.<br />&nbsp;</p> <p><a href="#note3">[3]</a><a name="note3a"></a> Dans un billet, l’éditorialiste Mario Roy reprochait lui aussi à la mouvance souverainiste d’être «convaincue que la victoire de l’option ne dépend que de quelques… mots de plus.» «La liturgie de la parole», <em>Cyberpresse (Le blogue de l’édito)</em>, 17 août 2011, <a href="http://blogues.cyberpresse.ca/edito/2011/08/17/la-liturgie-de-la-parole/" title="http://blogues.cyberpresse.ca/edito/2011/08/17/la-liturgie-de-la-parole/">http://blogues.cyberpresse.ca/edito/2011/08/17/la-liturgie-de-la-parole/</a> (7 février 2012).</p> <p><a href="#note4">[4]</a><a name="note4a"></a> La citation exacte, tirée de «La fatigue culturelle du Canada français», se lit comme suit: «Je suis moi-même cet homme “typique”, errant, exorbité, fatigué de mon identité atavique et condamné à elle.» Hubert Aquin, <em>op. cit.</em>, p.&nbsp;110.<br />&nbsp;</p> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-vertus-de-la-rumination#comments Action politique BOCK, Raymond Combat Engagement Filiation GODBOUT, Jacques Histoire Identité LAPIERRE, René MAVRIKAKIS, Catherine Mémoire Origine Politique Québec Résistance culturelle Solitude Tradition Nouvelles Fri, 24 Feb 2012 01:35:30 +0000 Marie Parent 461 at http://salondouble.contemporain.info Entretien avec Mathieu Arsenault http://salondouble.contemporain.info/antichambre/entretien-avec-mathieu-arsenault <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/salon-double">Salon double</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/arsenault-mathieu">Arsenault, Mathieu</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-text field-field-soustitre"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> L’Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <div class="rtecenter"><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/Antichambre/boitier-face.jpg" /></div> <p>Il remet des trophées à des œuvres actuelles qu’il juge marquantes, des prix prestigieux qui font bien des jaloux tel le fameux <em>Bouillon de poulet pour fuck all</em> qui a été décerné cette année à Simon Paquet pour son roman <em>Une vie inutile</em>. Visiblement animé par le désir de participer à l’élaboration d’une communauté littéraire active et vivante qui ne se résumerait pas à la circulation de livres, Mathieu Arsenault est un acteur important des soirées de poésie et de divers événements littéraires qui ont lieu à Montréal. Ses livres sont porteurs d’une liberté langagière et intellectuelle que peu d’auteurs se permettent aujourd’hui, malmenant aussi bien la syntaxe que les idées reçues. Son premier livre de fiction, <em>Album de finissants</em> (2004), propose une série de fragments polyphoniques posant un regard sagace sur l’école, qui apparaît être bien davantage une «fabrique de gens compétents pour la vie professionnelle» qu’un lieu de formation de citoyens lucides et libres-penseurs. Son livre <em>Vu d’ici</em> (2008) poursuit l’exploration des différents flux idéologiques qui parcourent l’esprit de nos contemporains, s’attardant cette fois à la culture populaire, notamment au pouvoir hypnotique de la télévision et des désirs serviles que celle-ci véhicule, induisant l’inertie crasse des sujets dépolitisés. Mathieu Arsenault a aussi publié un essai, <em>Le lyrisme à l’époque de son retour</em> (2007), où il analyse la dialectique de l’innovation et de la tradition qui traverse la production contemporaine en prenant pour exemple la question de la résurgence du lyrisme. Ce livre, qu’il qualifie lui-même d’autothéorie, ou encore d’autobiographie théorique, parvient à joindre avec finesse des questions théoriques à l’expérience concrète que nous avons de la littérature aujourd’hui. Et c’est ultimement la question de la possibilité d’une communauté littéraire qui surgit de sa réflexion&nbsp;: «Quand je me pose la question de la possibilité de dire ‘je’ aujourd’hui, c’est une communauté que je cherche, la possibilité de créer des communautés dans un système historiquement répressif.» Mathieu Arsenault collabore également de façon régulière à la revue <em>Spirale</em>, en plus d’être l’un des membres fondateurs du magazine <em>OVNI</em>. Depuis 2008, il propose ses réflexions sur la culture populaire actuelle dans son blogue <a href="http://doctorak-go.blogspot.com/"><em>Doctorak, GO!</em></a>. Il passe aujourd’hui au Salon pour nous entretenir de l’Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle, un projet qu’il a mis en branle en 2009.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> À Salon double, nous cherchons des façons de mettre en valeur et de commenter la littérature contemporaine. Nous sommes intéressés par ta série de «15 publications intéressantes 2010 selon l'Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle», publiée sur ton blogue&nbsp;<a href="http://doctorak-go.blogspot.com/"><em>Doctorak, GO!</em></a>, parce que tu y valorises aussi, à ta façon, des œuvres québécoises qui ont été plus ou moins ignorées en 2010. Alors que les critiques des médias&nbsp;<em>mainstream</em>&nbsp;collectionnent tous les mêmes cartes d’écrivains au style de jeu plus ou moins convenu, tu sembles avoir un penchant pour les jeunes recrues qui tentent d’imposer de nouvelles manières de concevoir la joute littéraire. La liste d’œuvres que tu proposes, plutôt éclectique, montre bien qu’il existe une relève. On y retrouve des romans, de la poésie, de la bande dessinée, des textes inclassables, des textes publiés en fanzines... Selon quels critères avez-vous constitué cette liste? Désiriez-vous mettre en lumière des mouvements ou des tendances particulières dans la littérature québécoise contemporaine?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span> Le projet de l’Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle est de prendre le contrepied de l’image médiatique de la littérature québécoise actuelle, qui construit un programme finalement assez réducteur dans ses propositions esthétiques: du roman, du roman, du roman, avec «du souffle», de la «maîtrise» et, assez souvent, une retenue, un art de la concision. Mais ce programme est assurément moins dommageable que le public qu’il associe à la littérature. Car ce public est en déclin, il vieillit sans se renouveler et s’accroche à une idée du littéraire qui lui appartient, mais qui ne se renouvelle pas nécessairement. Quand on parle de relève dans les médias, c’est d’ordinaire à ceci qu’on fait référence: l’espoir que survive ce rapport à la littérature et les pratiques qui lui sont associées. Mais cette idée de la relève n’incarne qu’une forme parmi d’autres de rapport à la tradition littéraire. Pour cette raison, ce à quoi nous travaillons, ce n’est pas à identifier des tendances émergentes en littérature québécoise. Notre projet serait plutôt d’inventer un public, de trouver à quoi ressemble le désir de notre époque pour la chose littéraire. Le public que nous cherchons ne ressemble pas à celui plein de révérence des années 80, ni à celui presque inexistant des années 90. Les littéraires d’aujourd’hui sont plus éclectiques dans leurs goûts. Ils sont peut-être détachés d’une manière salutaire de l’industrie du livre, du système des rentrées littéraires et de la promotion médiatique. Même si ce ne sont pas toujours des livres, ils lisent globalement plus, sans discrimination.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Votre projet vient en effet combler un vide dans l’espace littéraire québécois. Il répond à un désir de renouveau de l’espace littéraire qui semble partagé par plusieurs. Pourrais-tu nous parler de la façon dont il a vu le jour? Comment fonctionne l’attribution des prix de l’Académie? As-tu établi des critères précis pour la sélection des œuvres récompensées?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span> J’ai fondé l’Académie à l’hiver 2009 lors d’<a href="http://doctorak-go.blogspot.com/2009/01/les-prix-de-lacademie-de-la-vie.html">une note</a> au ton humoristique sur <a href="http://doctorak-go.blogspot.com"><em>Doctorak, GO!</em></a> Lucide et amusé, je voulais illustrer ma conviction que mon travail n’était pas trop fait pour remporter des prix en faisant croire en blague que même si je fondais une académie, les honneurs finiraient par m’échapper. J’avais établi une liste de livres de récipiendaires faite de livres que j’avais lus dans l’année et que j’avais trouvés curieux ou intéressants. Cette note a été très populaire, pas parce qu’elle était drôle ou particulièrement bien tournée, mais parce qu’on y mentionnait des livres qui n’apparaissaient nulle part ailleurs sur le Web, sinon sur le site de leurs éditeurs. Et, qui plus est, certains auteurs ont été très flattés que je leur remette un prix, même si c’était sans prétention. L’année suivante, j’ai voulu pousser l’exercice plus loin en organisant un gala. Catherine Cormier-Larose, organisatrice de lectures hors pair, est alors entrée au «comité», et nous avons décidé ensemble des prix à remettre. Grâce à elle, le gala a pris la forme d’une soirée de lecture originale un peu trash et faussement officielle, dans l’esprit de la liste des prix. L’Académie a pris avec elle une direction plus convaincante, elle lit beaucoup et possède un excellent jugement. Pour l’édition de cette année, Vickie Gendreau s’est jointe à son tour au comité, car elle confectionne les trophées. Ces trophées prennent le contrepied des statuettes de gala&nbsp;: ils sont uniques, chacun illustrant une image, une scène ou une phrase tirée du livre primé.<br /><br /> Ce que j’aime de ce projet, c’est que nous essayons de maintenir délibérément le flottement entre la parodie d’académie et l’institution sérieuse. Si nous essayons de garder le côté mordant des prix, nous effectuons maintenant la sélection avec plus de sérieux qu’au début, car d’une part, nous sentons un réel engouement de la communauté littéraire pour notre entreprise et d’autre part, on y voit également l’occasion de donner une représentation des différentes potentialités de forme et de contenus littéraires propres à notre époque.<br /><br /> Le choix des textes se fait&nbsp;en comité. On y discute non seulement de ce qu’on a lu mais aussi des livres dont on a entendu parler et que nous nous promettons de lire. Il arrive souvent que nous nous emportions à cause de véritables injustices, des livres extraordinaires qui n’auront de visibilité nulle part. Et ce n'est même pas une question d’injustice à l’égard de leur auteur, c'est une injustice à l’égard de notre époque. Beaucoup de prix travaillent à la perpétuation d’une image conventionnelle de la littérature, à entretenir une sorte de synthèse la plus réussie de formes du roman ou de la poésie qui datent au mieux d’une quinzaine d’années. De notre côté, on aime mieux les livres un peu chambranlants qui pointent vers les potentialités de notre époque. Tu sais, tu lis un texte et tu te dis&nbsp;que c'est étrange de ne pas retrouver plus souvent cette forme, ce langage, ce sujet tellement il appartient à l’expérience de notre époque?<br /><br /> Par ailleurs, le nom ridiculement long d’«Académie de la vie littéraire au tournant du vingt et unième siècle» est ironiquement sentencieux, mais il reflète aussi ce désir de répondre à la nécessité qu’il existe une communauté littéraire vivante, que les auteurs se rencontrent, prennent la mesure de la diversité et comprennent qu’ils ne sont pas seuls dans leur volonté de s’inscrire dans leur époque. Nous sommes fatigués de ces auteurs qui s’imaginent avoir inventé la roue faute d’avoir convenablement lu leurs contemporains.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Il est intéressant que tu retournes la question des tendances émergentes en insistant sur «le désir de notre époque pour la chose littéraire.»&nbsp; Les œuvres qui ont été sélectionnées par l’Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle témoignent certes d’une belle diversité, mais on y trouve tout de même des textes qui se revendiquent en tant que roman. Pensons par exemple à <em>Une vie inutile</em> de Simon Paquet, ou encore à <em>Épique</em> de William S. Messier. Depuis la mise en ligne de Salon double, nous avons accueilli des lectures critiques portant essentiellement sur le roman, alors que l’essai, la nouvelle et la poésie sont largement sous représentés. Cela porte à croire que nos contemporains, du moins ceux qui gravitent autour du monde académique, s’intéressent toujours au roman et y voient une pratique importante qui mérite l’attention. Pourrais-tu expliquer davantage ta pensée sur l’écriture romanesque? Pourquoi les romans de Simon Paquet et de William S. Messier sont-ils de bons textes à tes yeux?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span> Nous n'avons a priori rien contre le roman. Le 20e siècle a donné des romans fascinants de Proust à Don DeLillo, des expériences d'écriture qui ont véritablement pris la mesure de ce dont était capable la forme romanesque. Mais cette volonté de travailler cette forme est peu suscitée aujourd'hui. Les médias, les librairies et le grand public n’ont qu’un intérêt très marginal pour ce travail, ce qui pousse les romanciers à chercher la maîtrise et la retenue dans le style comme dans la structure. Cela dit, des textes comme ceux de Simon Paquet et William S. Messier trouvent un usage, une justification au roman. Le roman de Paquet essaie de donner une structure à un florilège de mots d'esprit absurdes et désespérés, et celui de Messier prend le prétexte du roman pour inscrire la tradition du conte traditionnel dans le réalisme d'un quotidien contemporain. Les romanciers qui nous intéressent se posent des questions, assez indépendamment finalement des critères de maîtrise et de l'actualité de leur sujet. Il importe peu qu'un roman soit mal ficelé, qu'il finisse en queue de poisson, qu'il soit trop long ou surchargé s'il recèle un dispositif esthétique cohérent.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Pour désigner cette communauté qui se constitue autour de la&nbsp;littérature, tu parles d'un public plutôt que de lecteurs. Le choix&nbsp;paraît mûrement réfléchi. Il suggère le rassemblement et l'événementiel. Si la vie littéraire est partagée par ce public, leur&nbsp;relation à la littérature déborderait donc d'une relation strictement livresque. Les rassemblements littéraires que l'on connaît&nbsp;aujourd'hui sous le nom de Salon du livre sont en réalité des foires&nbsp;commerciales où l'objet-livre prend complètement le dessus sur la&nbsp;littérature. Pour l'Académie de la vie littéraire au tournant du 21e&nbsp;siècle, y a-t-il une littérature hors du livre, hors du marché du&nbsp;livre? Qui constituerait ce public à inventer?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span>&nbsp;&nbsp;«Une littérature hors du livre». La formule est intéressante, à une époque où, justement, le livre est en phase de dématérialisation. Et en effet, les textes littérairement intéressants ne sont pas toujours confinés au livre. La littérature à venir se prépare peut-être dans le fanzine, dans la lecture publique, dans la note de blogue. C'est-à-dire que les oeuvres à venir ne seront peut-être pas des fanzines et des blogues, mais elles seront imprégnées de toutes les expérimentations qu'ils auront permises.&nbsp;Cette année, nous avons surtout donné des prix à des livres publiés, mais j'aimerais bien qu’on puisse remettre bientôt des prix pour des personnages inventés sur Facebook ou Twitter.&nbsp; J’aimerais aussi amener au-devant de la scène toute cette culture d’essais plus lyriques au ton vraiment dynamique que la pratique du blogue est en train de développer.<br /><br /> Mais cela dit, la distinction entre public et lecteurs excède aussi la question du format de l'imprimé. Parler de lecteurs et de lectorat revient à parler encore depuis cette configuration de la littérature comme production culturelle. La configuration que nous cherchons est plus proche d'une communauté, et je pense que nous ne sommes pas les seuls à chercher cela. Tout le monde appelle, recherche des communautés littéraires. Elles passent par le livre, oui, mais elles passent aussi par leur circulation, par le discours, par la critique et le commentaire. C'était un peu le projet derrière les cartes critiques d'auteurs que nous avons imprimées: faire circuler des auteurs par le biais des cartes qu'on pourrait garder dans sa poche, avec une photo devant et une critique derrière.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Tu laisses entendre que l’avenir de la littérature passe peut-être par les différentes marges de la production imprimée et contrôlée par le monde de l’édition traditionnelle, que ce soit par les blogues ou par les fanzines. Nous accordons aussi beaucoup d’importance aux blogues à Salon double et nous avons ajouté cette année sur notre site une section qui recense les billets de nos collaborateurs. Il se dégage de ces pratiques une cohérence qui nous apparaît forte, par exemple par le travail plus ou moins important de l’oralité, ou encore par une volonté de mise à distance du supposé nombrilisme des blogueurs, à propos desquels on affirme souvent qu’ils sont l’incarnation du narcissisme de notre époque. Ces blogues possèdent un lectorat important, peut-être même plus important que celui des livres qui se trouvent sur les tablettes de nos librairies. Pour certains, le statut des blogues pose tout de même problème. Pour assurer la pérennité de ces écritures, il faudrait, dit-on, que le monde de l’édition intervienne d’une façon ou d’une autre. Les Éditions Leméac ont tenté d’imprimer certains blogues, mais ceux-ci ont rapidement décidé de mettre fin à cette collection. Alors que nous observons une littérature Web en pleine effervescence, le directeur de cette maison d’édition, Jean Barbe, y voit plutôt une perte de temps : «Les blogues ont leurs limites, disait-il en 2009, et c’est beaucoup d’énergie créatrice qui n’est pas consacrée à la littérature<strong><a href="#note1a">[1]</a><a name="note1aa"></a>.</strong>» Cette réaction montre bien le fossé qui sépare la culture de l’imprimé et la culture numérique, une forme de culture légitime et une culture qu’on pourrait qualifier de sauvage. Es-tu d’avis qu’un système d’édition et de légitimation est nécessaire sur le Web? N’y a-t-il pas là un danger de dénaturer ces écritures?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span> En effet, le réseau de l’imprimé n’a jusqu’ici considéré que très timidement la scène littéraire du blogue. Mais je ne sais pas s’il faut en imputer la faute aux résistances des éditeurs traditionnels, car le passage de l’entrée de blogue au livre est plus difficile qu’il n’y paraît. Cette entrée qui paraissait infiniment spirituelle, pertinente et vivifiante dans un flux RSS peut étonnamment paraître bête, rien de plus qu’amusante et relever de la redite une fois imprimée. Il faut aussi considérer comment la forme du blogue a évolué rapidement et en marge de plusieurs manières d’écrire qui n’ont pas immédiatement rapport avec le littéraire, comme le journal intime ou le commentaire d’actualité, en plus de développer sa propre forme qui ne pourrait plus aujourd'hui faire l’économie des hyperliens, des vidéos et des images qu’elle intègre. Par exemple, une des grandes libérations que la rédaction de blogue a pu faire subir à ma manière d’écrire vient directement de l’hyperlien. Si je veux faire un rapprochement entre la philosophie de Blanchot et le forum d’image de <a href="http://www.4chan.org/"><em>4chan</em></a>, je dois évoquer les concepts de mèmes, de trollage, mentionner certaines polémiques et certains événements qui d’ordinaire échappent, mais alors complètement, aux littéraires à qui je m’adresse. Si je devais ouvrir une parenthèse explicative pour chacun de ces éléments, le rythme de mon essai se trouverait ralenti et me pousserait subrepticement vers une forme de dissertation sans doute «cool» mais scolaire. L’hyperlien permet de redonner une sorte de fierté et d’ouverture à l’essai qui s’adresse au public indépendamment de l’étendue de ses connaissances. Comme si le texte lui disait&nbsp;: «je ne vulgariserai pas parce que je sais que tu prendras les moyens de suivre le propos si le sujet t’intéresse». L’hyperlien trouve d’autres usages ailleurs, cela peut être vrai aussi pour l’intégration des images et de la vidéo ou encore le système de commentaires.<br /><br /> C'est la raison pour laquelle les seuls blogues imprimables présentement sont ceux qui font le moins usage des spécificités techniques du blogue comme les essais en bloc de Catherine Mavrikakis ou les <a href="http://www.mereindigne.com/"><em>Chroniques d'une mère indigne</em></a> et d’<a href="http://taxidenuit.blogspot.com/"><em>Un taxi la nuit</em></a>. On ne mesure pas encore pour cette raison les substantielles innovations de style et de rythme qui apparaissent en marge du réseau littéraire reconnu qu’aucune forme imprimée ne saurait encore contenir aisément. Il faut encore savoir bricoler son chemin vers le roman, la poésie et l’essai pour les faire passer à l’écrit en plus de combattre les réticences des comités éditoriaux traditionnels à qui manquent les références pour saisir la pertinence de cette manière d’écrire pour notre époque.<br /><br /> Mais les expérimentations textuelles hors des formes conventionnelles ne se sont pas non plus arrêtées au blogue. Beaucoup de blogueurs ont depuis quelque temps déserté la scène pour Facebook ou Twitter où s’intensifie la proximité du texte avec l’immédiateté des communications. Les créations littéraires faites à partir de Facebook (la création de personnages qui interagissent avec le public par exemple) sont d’une nature si différentes qu’il est pour le moment difficile de savoir si un archivage et une recontextualisation de leur expérience esthétique sont possibles. Je veux dire&nbsp;par là que certaines expériences d’écriture sur Facebook ont indéniablement des caractéristiques littéraires, mais pas celle de la durée dans le temps. Si les blogues étaient déjà limite en ce qui concerne leur publication, ces nouvelles expérimentations s’éloignent encore plus de tout ce que représente le livre. Ma conception du littéraire est aussi mise à l’épreuve devant les poussées du numérique!<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Avant de terminer cet entretien, nous aimerions parler un peu d’un prix spécial que vous avez remis cette année au recueil posthume de Geneviève Desrosiers : <a href="http://www.oiedecravan.com/cat/catalogue.php?v=t&amp;id=16&amp;lang=fr"><em>Nombreux seront nos ennemis</em></a>. Publié une première fois en 1999&nbsp;par l'Oie de Cravan, il a été réédité en 2006 par le même éditeur. La poésie de Desrosiers se démarque par sa force mélancolique et par son absence de compromis. Comment lis-tu le vers «Tu verras comme nous serons heureux» répété à plusieurs reprises dans le poème «Nous»? Dans le texte de présentation du prix, on note «l'humour ironique» très présent dans le recueil, mais pourrait-on aussi lire derrière cette ironie une trace d'espoir?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault </strong><strong>—</strong></span> Qu’est-ce que l’ironie? Dans notre compréhension ordinaire, l’ironie apparaît presque indissociable du sarcasme et du cynisme parce que nous considérons comme un signe d’agression la rupture qu’elle instaure dans la communication. Mais il m’apparaît que le sens de l’ironie est en train de changer présentement. Quand la distinction entre la communication publique et la communication privée s’amenuise, et quand le moralisme exacerbé du grand public fait en sorte de rendre suspects les énoncés qui s’éloignent des formules creuses et dominantes, l’ironie apparaît comme un espace intime aménagé dans l’aire ouverte des échanges quotidiens, un espace où l’intention et le sens n’apparaissent qu’à ceux qui connaissent intimement les modulations du ton et de la pensée de l’interlocuteur ironique. Comme posture langagière, l’ironie est d’une immense importance, et seule la poésie me semble à même de la mettre convenablement en scène comme expérience. La poésie de Geneviève Desrosiers me semble annoncer cette période où le poème ne requiert plus l’adhésion de son lecteur ni par un «nous» national ou humaniste, ni par une expérience subjective si singulière qu’elle se refuse à la communication. <a href="http://www.lequartanier.com/catalogue/occidentales.htm"><em>Les occidentales</em></a> de Maggie Roussel m’apparaît être un accomplissement de cette posture propre à notre époque.<br /><br /> Faire apparaître ce genre de filiation est une des choses qui me tient le plus à cœur dans le projet de l’Académie de la vie littéraire. Nous ne voudrions pas devenir une tribune de plus pour la diffusion des publications courantes. Car l’actualité littéraire est aussi constituée de ces œuvres qui reviennent d’on ne sait trop où et dont on découvre la pertinence à la lumière de ce qui s’écrit aujourd'hui, de l’évolution de la sensibilité et des manières de lire. Par exemple, l’année dernière, nous donnions le prix à <em>On n’est pas des trous de cul</em> de Marie Letellier, une ethnographie de la misère urbaine fascinante surtout pour les retranscriptions d’entrevues que le livre contient. Ce livre n’a jamais été réédité et nous lui avons donné un prix parce que j’en ai entendu parler de manière passionnée à plusieurs reprises dans des circonstances différentes. Ce n’est que tout récemment que m’est apparue une esquisse d’interprétation à cet engouement: le déclin de l’intérêt pour la lecture de fiction québécoise me semble en train d’ouvrir le champ au documentaire écrit, sous la forme de l’autobiographie, de l’essai lyrique ou, comme dans le cas du livre de Letellier, au document qui présente une réalité crue dans une langue brute. Ces œuvres à la redécouverte discrète mais intense trouvent difficilement leur espace. Souvent, elles n’ont pas le raffinement esthétique qui leur permettrait d’apparaître sur la scène de la recherche universitaire. Elles n’ont peut-être pas non plus un potentiel commercial qui justifierait leur réédition ou leur remise en circulation dans l’espace médiatique.<br /><br /> Ce qui est amusant avec un projet comme l’Académie, c'est de chercher à faire plus que la célébration et la diffusion de la production annuelle. Nous construisons un récit sur le thème de la sensibilité littéraire de notre époque.<br /> <a href="#note1aa"><br /> </a></p> <hr /> <p><a href="#note1aa"><br /> </a> <strong><a href="#note1aa">1</a>. </strong>Cité dans Annick Duchatel, «C’est écrit dans la blogosphère», <em>Entre les lignes : le plaisir de lire au Québec</em>, vol. 6, no 1 (2009), p. 20.<br />&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/entretien-avec-mathieu-arsenault#comments Blogue littéraire Communauté littéraire Contre-culture Critique littéraire Cyberespace DESROSIERS, Geneviève Dialogue médiatique Engagement Événement Fiction Hypermédia Ironie Journaux et carnets LALONDE, Pierre-Léon LETELLIER, Marie Média MESSIER, William S. Québec Réalisme Résistance culturelle ROUSSEL, Maggie Style Entretiens Bande dessinée Écrits théoriques Essai(s) Poésie Récit(s) Roman Tue, 31 May 2011 02:40:51 +0000 Salon double 347 at http://salondouble.contemporain.info Symphonie sans vuvuzela http://salondouble.contemporain.info/lecture/symphonie-sans-vuvuzela <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/groulez-raphael">Groulez, Raphaël</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/journal-dune-annee-noire">Journal d&#039;une année noire</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><div> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> </span></div> <div class="rteright rteindent2"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Mon bureau est au deuxi&egrave;me &eacute;tage; il est tourn&eacute; vers l'ouest, <br /> et surplombe une vall&eacute;e de pierres sur laquelle des hauts pins <br /> jettent leur ombre. J'&eacute;cris sur une table face &agrave; un mur blanc. </span><br /> J.M Coetzee, interview avec Didier Jacob.</div> <p> &Eacute;voquer l&rsquo;Afrique du Sud sans lui accoler la Coupe du Monde; faire dialoguer les g&eacute;n&eacute;rations sans discuter du mode de financement des retraites: de la science-fiction? Pas tout &agrave; fait. Prix Nobel de litt&eacute;rature en 2003, J.M. Coetzee, originaire du Cap, a souvent laiss&eacute; le pass&eacute; planer sur ses personnages. Au-del&agrave; de la vision id&eacute;alis&eacute;e d&rsquo;une &laquo;nouvelle Afrique du Sud&raquo; multiraciale, le romancier s&rsquo;int&eacute;resse &agrave; la d&eacute;stabilisation sociale engendr&eacute;e par cette &eacute;volution radicale. En d&eacute;truisant une &laquo;construction sociale de la r&eacute;alit&eacute;&raquo;, l&rsquo;abolition de l&rsquo;apartheid a substitu&eacute; une fracture sociale, interg&eacute;n&eacute;rationnelle (avant et apr&egrave;s apartheid), &agrave; une fracture raciale. La recr&eacute;ation d&rsquo;un monde commun, fruit d&rsquo;une n&eacute;gociation entre g&eacute;n&eacute;rations cliv&eacute;es, est-elle envisageable? Comment s&rsquo;all&eacute;ger du poids de la culpabilit&eacute;, re&ccedil;ue en h&eacute;ritage? </p> <p>Autrement dit, le dialogue peut-il &ecirc;tre r&eacute;tabli, d&eacute;passant les tensions et la tentation du mutisme? L&agrave; o&ugrave; la parole est en jeu, le romancier entre en sc&egrave;ne et donne vie &agrave; l&rsquo;enjeu sociologique. L&rsquo;apartheid ronge les romans de Coetzee. S&rsquo;il n&rsquo;est pas toujours mentionn&eacute;, les effets de son abolition semblent sans cesse interrog&eacute;s. Notamment &agrave; travers ces &laquo;microtensions&raquo; qui parcourent les relations entre personnages: quels que soient leur nom, leur situation, les interactions font souvent penser &agrave; ces &laquo;histoires d&rsquo;anthropophages&raquo; qu&rsquo;&eacute;voque, inqui&egrave;te, la narratrice d&rsquo;un des <em>Tropismes</em> de Nathalie Sarraute<a href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>. D&eacute;vorer l&rsquo;autre pour survivre, ou l&rsquo;ignorer. Le conflit ou le silence. C&rsquo;est le dilemme que mettent en sc&egrave;ne, entre autres, <em>Foe</em><a href="#Note2a"><strong>[2]</strong></a> et <em>Disgr&acirc;ce</em><a href="#Note3a" name="Note3"><strong>[3]</strong></a>. Dans le premier, r&eacute;&eacute;criture du <em>Robinson Cruso&eacute;</em> de Defoe, Coetzee invente un t&eacute;moin f&eacute;minin, voix de l&rsquo;&icirc;le apr&egrave;s la mort de Robinson, dont le r&eacute;cit et l&rsquo;identit&eacute;&nbsp;sont progressivement absorb&eacute;s par l&rsquo;imagination du romancier auquel elle se confie. Quant &agrave; <em>Disgr&acirc;ce</em>, il met en sc&egrave;ne, dans l&rsquo;Afrique du Sud post-apartheid, le dialogue impossible entre un professeur d&eacute;chu, accus&eacute; d&rsquo;abus d&rsquo;autorit&eacute; envers une de ses &eacute;l&egrave;ves, et sa fille, victime d&rsquo;un viol et de son irr&eacute;pressible sentiment de culpabilit&eacute;. Viol&eacute;e par des Noirs, elle l&rsquo;interpr&egrave;te comme un &laquo;tribut&raquo; historique &agrave; payer. </p> <p>Noirs: les romans de Coetzee le sont, intens&eacute;ment. Aussi le titre de son dernier roman, <em>Journal d&rsquo;une ann&eacute;e noire</em>, traduit aux &Eacute;ditions du Seuil en 2008, ne surprend-il pas. Il semble expliciter les antagonismes que ses livres pr&eacute;c&eacute;dents exploraient. Le singulier du titre est trompeur. &Agrave; chaque page du &laquo;journal&raquo;, trois narrations se distinguent, s&eacute;par&eacute;es d&rsquo;un trait: des essais &eacute;crits par un professeur &agrave; la retraite (JC, surnomm&eacute; <em>Se&ntilde;or</em> C); le r&eacute;cit que celui-ci fait de sa vie; puis, apr&egrave;s quelques pages, la voix de sa jeune voisine, Anya, qu&rsquo;il engage comme dactylo pour lui dicter ses &laquo;Opinions tranch&eacute;es<a name="Note4" href="#Note4a"><strong>[4]</strong></a>&raquo;. Ces trois types de narration semblent s&rsquo;entre-d&eacute;vorer, rivalisant pour accaparer l&rsquo;attention du lecteur, tiraill&eacute; entre les points de vue. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Un livre ouvert </strong></span></p> <p>Impossible de lire ce <em>Journal</em> de mani&egrave;re traditionnelle. On parcourt difficilement chaque page d&rsquo;une traite: les trois voix se succ&egrave;deraient trop brusquement, dans une discontinuit&eacute; cacophonique qui rappellerait certaines pages de <em>Belle du Seigneur</em><a name="Note5" href="#Note5a"><strong>[5]</strong></a>. Mais il est p&eacute;rilleux de se focaliser sur une des trois narrations, de la mener &agrave; son terme avant d&rsquo;en commencer une autre: les lignes ignor&eacute;es attirent l&rsquo;&oelig;il et attisent la curiosit&eacute;. On se lance donc dans un bricolage lectoral, tout en allers-retours, joyeusement d&eacute;sordonn&eacute;, sans rep&egrave;res tangibles&mdash; car le d&eacute;coupage en chapitres ne correspond qu&rsquo;aux pens&eacute;es du vieux, les deux autres r&eacute;cits ne s&rsquo;interrompant jamais. Selon son rythme, selon sa curiosit&eacute;, chaque lecteur approfondit l&rsquo;un des r&eacute;cits, distance les autres, s&rsquo;arr&ecirc;te, fait marche arri&egrave;re, change de point de vue, jusqu&rsquo;&agrave; d&eacute;passer le premier, <em>ad lib</em>, dans une symphonie qui lui est propre. Ce rythme de lecture est &agrave; la fois jubilatoire et &eacute;reintant. Comme l&rsquo;exprime la dactylo dans son r&eacute;cit, &laquo;c&rsquo;est difficile de trouver le ton quand le sujet change &agrave; tout bout de champ&raquo;. Mais, finalement, &laquo;c&rsquo;est plut&ocirc;t ing&eacute;nieux, quand on y r&eacute;fl&eacute;chit, [ce] mode de fonctionnement dans les deux dimensions en m&ecirc;me temps&raquo; (p.105). </p> <p>Car cette construction fait de chaque lecteur un interpr&egrave;te de la partition de Coetzee. Autant de t&ecirc;tes, autant d&rsquo;<em>ann&eacute;es noires</em>. Chacun navigue d&rsquo;un r&eacute;cit &agrave; l&rsquo;autre au gr&eacute; de ses envies: on peut se laisser porter par une voix, ou choisir d&rsquo;en moduler le rythme en changeant de point de vue. La lecture est bien, ici, une &laquo;fiction seconde&raquo;: elle donne vie &agrave; la &laquo;fiction premi&egrave;re&raquo; (le texte en tant que tel) en la modifiant<a name="Note6" href="#Note6a"><strong>[6]</strong></a>.</p> <p>Le livre ainsi dispers&eacute; parmi ses lecteurs, que reste-t-il de l&rsquo;auteur? Il n&rsquo;est pas &laquo;mort&raquo;, mais &laquo;sa&raquo; version de l&rsquo;histoire, la version &laquo;originale&raquo;, n&rsquo;est pas moins fictionnelle que celle des autres lecteurs. Ses motivations originelles sont englouties par la &laquo;secousse sismique<a name="Note7" href="#Note7a"><strong>[7]</strong></a>&raquo; que chaque lecture fait subir au texte. Ce n&rsquo;est, apr&egrave;s tout, qu&rsquo;un juste retour des choses: le romancier lui-m&ecirc;me ne vampirise-t-il pas ses sources d&rsquo;inspiration? &Agrave; plusieurs reprises, le fianc&eacute; d&rsquo;Anya, Alan, la met en garde contre cette d&eacute;possession: &laquo;S&rsquo;il t&rsquo;utilise dans son livre, tu peux engager des poursuites. [&hellip;] C&rsquo;est pire que du plagiat. Tu es quelqu&rsquo;un avec une identit&eacute; qui n&rsquo;appartient qu&rsquo;&agrave; toi seule&raquo; (p.81-82). Entre identit&eacute;s vol&eacute;es et v&eacute;rit&eacute; relativis&eacute;e: &agrave; travers la voix d&rsquo;Alan, Coetzee proposerait ainsi l&rsquo;image mena&ccedil;ante d&rsquo;une litt&eacute;rature anthropophage, dont seraient victimes personnages, romanciers, lecteurs. En litt&eacute;rature comme dans toute soci&eacute;t&eacute; en transition, les relations humaines reproduiraient caricaturalement l&rsquo;&eacute;tat de nature hobbesien: l&rsquo;homme est un loup pour l&rsquo;homme, et il faut manger pour &eacute;viter d&rsquo;&ecirc;tre mang&eacute;. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Des anthropophages civilis&eacute;s </strong></span></p> <p>Mais ces lectures concurrentes sont moins une menace qu&rsquo;une invitation. Elles incitent &agrave; la comparaison&mdash; au partage d&rsquo;un repas entre anthropophages civilis&eacute;s. D&rsquo;une part, elles ouvrent pour chaque lecteur de nouvelles lectures possibles: le livre, jamais d&eacute;finitivement &laquo;lu&raquo;, devient espace de cr&eacute;ation. Les lectures concurrentes offrent d&rsquo;autre part un domaine de reconnaissance de soi. Comme a pu l&rsquo;&eacute;crire un trublion de la critique litt&eacute;raire, parler d&rsquo;une &oelig;uvre &laquo;lue&raquo; (ou <em>non</em> lue, selon le point de vue), c&rsquo;est avant tout parler de soi: &laquo;C&rsquo;est dire combien le discours sur les livres non lus [&hellip;] offre, [&hellip;] &agrave; qui sait en saisir l&rsquo;opportunit&eacute;, un espace privil&eacute;gi&eacute; pour la d&eacute;couverte de soi<a name="Note8" href="#Note8a"><strong>[8]</strong></a>&raquo;. C&rsquo;est dans cette voie de la d&eacute;couverte de soi par l&rsquo;autre que s&rsquo;engagent les protagonistes du <em>Journal d&rsquo;une ann&eacute;e noire</em>. La relation entre JC et Anya passe de la fr&eacute;quentation distante aux d&eacute;bats m&eacute;fiants, avant l&rsquo;&eacute;laboration d&rsquo;un dialogue o&ugrave; deux voix &eacute;gales se reconnaissent r&eacute;ciproquement. JC, longtemps engonc&eacute; dans ses certitudes abstraites, finit par accepter son &eacute;volution: &laquo;Je devrais r&eacute;viser mes opinions de fond en comble, voil&agrave; ce que je devrais faire. [&hellip;] Y a-t-il un march&eacute; des opinions neuves?&raquo; (p.189-191). Anya, de son c&ocirc;t&eacute;, avait accept&eacute; de jouer un r&ocirc;le de poup&eacute;e parfaite, perdue dans l&rsquo;ombre d&rsquo;Alan, son fianc&eacute;. Son interaction avec <em>El Se&ntilde;or</em> lui conf&egrave;re, progressivement, une conscience de soi; elle affirme ses propres pens&eacute;es: &laquo;Je suis avec Alan, et &ecirc;tre avec un homme &ccedil;a veut dire qu&rsquo;on est de son c&ocirc;t&eacute;. Mais tout r&eacute;cemment, j&rsquo;ai commenc&eacute; &agrave; me sentir &eacute;cras&eacute;e entre lui et <em>Se&ntilde;or</em> C, entre les certitudes absolues d&rsquo;un c&ocirc;t&eacute; et les opinions arr&ecirc;t&eacute;es de l&rsquo;autre&raquo; (p.141). </p> <p>Avec l&rsquo;identit&eacute; des personnages, c&rsquo;est &laquo;l&rsquo;autorit&eacute; dans la fiction<a name="Note9" href="#Note9a"><strong>[9]</strong></a>&raquo; qui semble remise en question. Les id&eacute;es du &laquo;professeur&raquo; JC croisent l&rsquo;exp&eacute;rience d&rsquo;Anya &laquo;la dactylo&raquo;; chaque personnalit&eacute; s&rsquo;affirme, les deux personnages gagnent en &eacute;paisseur, et l&rsquo;on ne sait plus qui suivre, &agrave; qui se fier. Tout argument d&rsquo;autorit&eacute; perd son sens. Voil&agrave; illustr&eacute;e l&rsquo;affirmation de Kundera selon laquelle &laquo;dans le corps du roman, la m&eacute;ditation change d&rsquo;essence: une pens&eacute;e dogmatique devient hypoth&eacute;tique<a name="Note10" href="#Note10a"><strong>[10]</strong></a>&raquo;. &Agrave; ce moment de la lecture, il n&rsquo;y a plus de hi&eacute;rarchie, entre les genres (essai et r&eacute;cit) comme entre les voix. En un sens, le lecteur ne confronte plus JC et Anya, il les entrem&ecirc;le d&eacute;j&agrave;: il n&rsquo;y a plus trois variations mais un roman, o&ugrave; les points de vue sont mis sur un pied d&rsquo;&eacute;galit&eacute;. <br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><br /> Le silence de l&rsquo;amer </strong></span></p> <p>Cependant, cette harmonie des voix n&rsquo;est encore qu&rsquo;un lointain &eacute;cho: longtemps, elle est domin&eacute;e par &laquo;la vie sous-marine des sentiments cach&eacute;s, des d&eacute;sirs et des pens&eacute;es qui se nient et qui luttent<a name="Note11" href="#Note11a"><strong>[11]</strong></a>&raquo;. Peu avant la fin du &laquo;premier journal&raquo;, l&rsquo;intensit&eacute; du duel est port&eacute;e &agrave; son comble. Anya raconte, &agrave; demi-mot, le viol qu&rsquo;elle a subi, et d&eacute;fend l&rsquo;honneur de la victime d&rsquo;un tel acte. Face &agrave; elle, JC soutient que le d&eacute;shonneur ressenti par la personne viol&eacute;e ne s&rsquo;efface jamais&mdash; elle se sent &agrave; la fois victime et coupable, ce qui entrave sa volont&eacute; de justice. Pour Anya, il est inadmissible&nbsp;que JC porte un tel jugement tranch&eacute; sur une exp&eacute;rience qu&rsquo;il n&rsquo;a pas v&eacute;cue: &laquo;Ce n&rsquo;est pas &agrave; vous de me dire ce que je ressens! [&hellip;] Qu&rsquo;est-ce que vous en savez?&raquo; (p.150-153). Le &laquo;premier journal&raquo; s&rsquo;ach&egrave;ve ainsi sur le mutisme d&rsquo;Anya. Si les protagonistes se sont rapproch&eacute;s, ils restent in&eacute;luctablement s&eacute;par&eacute;s par leur relation &agrave; l&rsquo;exp&eacute;rience&mdash; Anya a v&eacute;cu, JC ne fait que r&eacute;fl&eacute;chir. </p> <p>S&rsquo;il s&rsquo;en &eacute;tait tenu l&agrave;, le <em>Journal d&rsquo;une ann&eacute;e noire</em> n&rsquo;aurait &eacute;t&eacute; qu&rsquo;un &eacute;cho de <em>Disgr&acirc;ce</em>. Ce dernier roman consacre le caract&egrave;re insurmontable des barri&egrave;res de l&rsquo;exp&eacute;rience, de l&rsquo;&acirc;ge et du sexe&mdash; qui s&eacute;pare Lucy de son p&egrave;re, le professeur David Lurie. Les raisons que donne Lucy pour ne pas se confier &agrave; Lurie sont proches des termes employ&eacute;s par Anya dans le <em>Journal</em>. Elle a v&eacute;cu un drame, le ressent dans sa chair, quand lui ne peut s&rsquo;emp&ecirc;cher de penser par abstraction: &laquo;Tu continues &agrave; ne pas me comprendre. La culpabilit&eacute; et le salut sont des abstractions. Tant que tu n&rsquo;essaieras pas de voir &ccedil;a, je ne peux pas t&rsquo;aider &agrave; me comprendre<a name="Note12" href="#Note12a"><strong>[12]</strong></a>&raquo;. Entre deux g&eacute;n&eacute;rations au v&eacute;cu et &agrave; la vision oppos&eacute;s, le partage est impensable. Elles ne peuvent que coexister, tant bien que mal, sans rien construire. C&rsquo;est sur ce m&ecirc;me duel &agrave; distance que s&rsquo;ach&egrave;ve la premi&egrave;re partie du <em>Journal</em>. Mais le <em>Journal</em> n&rsquo;est pas <em>Disgr&acirc;ce</em>. En composant un &laquo;deuxi&egrave;me journal&raquo;, Coetzee ouvre une voie vers la compr&eacute;hension, la &laquo;r&eacute;demption&raquo; mutuelle, en opposition &agrave; la responsabilit&eacute; irr&eacute;vocable de <em>Disgr&acirc;ce</em>. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>V&eacute;rit&eacute; et r&eacute;conciliation</strong></span><a name="Note13" href="#Note13a"><strong>[13] </strong></a></p> <p>Dans ce second journal les changements op&eacute;r&eacute;s chez chaque personnage sont men&eacute;s &agrave; leur terme. Les &laquo;opinions&raquo; du vieux sont moins &laquo;tranch&eacute;es&raquo;: l&rsquo;exp&eacute;rience apport&eacute;e par Anya, contrebalan&ccedil;ant ses th&eacute;ories &laquo;pures&raquo;, l&rsquo;a amen&eacute; &agrave; personnaliser ses abstractions. C&rsquo;est ce que note Anya, cit&eacute;e par le vieux dans son r&eacute;cit: &laquo;Je me souviens qu&rsquo;un jour vous m&rsquo;avez dit que vous ne parleriez pas de vos r&ecirc;ves dans le livre, parce que les r&ecirc;ves ne sont en rien des opinions, alors cela fait plaisir de voir que l&rsquo;une de vos opinions adoucies est un r&ecirc;ve&raquo; (p.252). Du c&ocirc;t&eacute; d&rsquo;Anya, son ind&eacute;pendance de pens&eacute;e, cultiv&eacute;e par sa relation avec JC, la m&egrave;ne &agrave; se d&eacute;solidariser d&eacute;finitivement d&rsquo;Alan. Elle rompt avec lui et prend conscience du r&ocirc;le qu&rsquo;a jou&eacute; JC ans cette &eacute;volution: &laquo;Vous m&rsquo;avez un peu ouvert les yeux, je le reconnais. Vous m&rsquo;avez montr&eacute; qu&rsquo;il y a une autre fa&ccedil;on de vivre, qu&rsquo;on peut avoir des id&eacute;es et les exprimer clairement, et tout &ccedil;a&raquo; (p.258). </p> <p>JC et Anya r&eacute;alisent donc leur influence r&eacute;ciproque&mdash; et cette &laquo;r&eacute;alisation&raquo; est double: ils <em>&eacute;voluent</em> et en <em>prennent conscience</em>. Aussi ne pr&ecirc;tons-nous pas attention &agrave; Alan quand il dit: &laquo;Contrairement &agrave; ce que vous vous plaisez &agrave; croire, la vie est en fait une lutte. Une lutte de tous contre tous, qui se poursuit sans rel&acirc;che&raquo; (p.247). L&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;Alan est obsol&egrave;te, ce n&rsquo;est qu&rsquo;un &eacute;cho de la premi&egrave;re opinion tranch&eacute;e du vieux, qui citait Hobbes dans ses &laquo;origines de l&rsquo;&Eacute;tat<a name="Note14" href="#Note14a"><strong>[14]</strong></a>&raquo; (p.10). &Agrave; quelques pages de la fin du roman, le vieux n&rsquo;est plus en lutte, Anya ne se d&eacute;bat plus. Les anthropophages sont sortis de table&nbsp;et dialoguent. Le duel est devenu duo. </p> <p>Dialogue et construction mutuelle sont possibles. Ils d&eacute;bouchent, dans les bouleversantes derni&egrave;res pages, sur le th&egrave;me de la &laquo;reconnaissance&raquo; (p.287). Reconnaissance de soi: r&eacute;v&eacute;lation, li&eacute;e &agrave; une forme d&rsquo;intersubjectivit&eacute;. D&rsquo;o&ugrave; la reconnaissance de l&rsquo;autre, reconnaissance envers l&rsquo;autre. Dans une lettre qui cl&ocirc;t le r&eacute;cit de JC, Anya manifeste sa reconnaissance envers <em>El Se&ntilde;or</em> en signant &laquo;Anya (une admiratrice, elle aussi)&raquo; (p.&nbsp;287). R&eacute;ciproquement, le lecteur imagine la reconnaissance de JC, quand Anya ach&egrave;ve son r&eacute;cit en promettant de lui rendre le plus beau des services. Enfin, dans son ultime opinion, JC exprime sa reconnaissance envers la Russie, envers Dosto&iuml;evski. Parlant des personnages de Dosto&iuml;evski, il &eacute;voque indirectement sa relation avec Anya, ce qu&rsquo;ils ont &eacute;t&eacute; l&rsquo;un pour l&rsquo;autre puis l&rsquo;un et l&rsquo;autre pour le lecteur: &laquo;Ils nous ouvrent les yeux; ils fortifient notre bras&raquo; (p.287). Car finalement, r&eacute;alise-t-il, Anya avait raison: chez Dosto&iuml;evski, &laquo;[c]&rsquo;est la voix d&rsquo;Ivan [&hellip;] et non pas son raisonnement qui nous bouleverse&raquo; (p.284). &nbsp; </p> <p>Chez Coetzee aussi. </p> <p>&Agrave; la paralysie de <em>Disgr&acirc;ce</em> r&eacute;pond ainsi la d&eacute;couverte et la reconnaissance mutuelle du <em>Journal d&rsquo;une ann&eacute;e noire</em>. Une d&eacute;couverte &agrave; laquelle le lecteur participe, &agrave; sa fa&ccedil;on, &agrave; travers sa lecture&mdash; son interpr&eacute;tation. Ce <em>Journal</em> est d&rsquo;abord un partage, une invitation au partage, une fa&ccedil;on de montrer que &laquo;l&rsquo;amour [&hellip;] est un moyen d&rsquo;&ecirc;tre encore davantage soi-m&ecirc;me dans l&rsquo;autre qui, &agrave; son tour, se retrouvera davantage lui-m&ecirc;me en vous<a name="Note15" href="#Note15a"><strong>[15]</strong></a>&raquo;. </p> <p>De fait, le singulier du titre se justifie: l&rsquo;alternance des voix est devenue dialogue&mdash; les interlocuteurs y construisent une v&eacute;rit&eacute; commune, un monde en commun, &agrave; la diff&eacute;rence du d&eacute;bat, o&ugrave; des points de vue s&rsquo;opposent. Au-del&agrave; des histoires parall&egrave;les et des voix distinctes, au c&oelig;ur de la symphonie, dans la nuit des ann&eacute;es noires, un duel s&rsquo;est fait duo. En Afrique du Sud comme ailleurs, &laquo;[l]a nuit, les rails se rejoignent<a name="Note16" href="#Note16a"><strong>[16]</strong></a>&raquo;.</p> <hr /> <br /> <a name="note1a" href="#note1"><strong>[1]</strong></a> Nathalie Sarraute, &laquo;XIV&raquo;, dans <em>Tropismes</em>, Paris, &Eacute;ditions de Minuit, 1939.<br /> <a href="#Note2" name="Note2a"><strong>[2]</strong> </a>J.M. Coetzee, <em>Foe</em>, traduit de l&rsquo;anglais (Afrique du Sud) par Sophie Mayoux, Paris, &Eacute;ditions Jos&eacute; Corti (Points), 2003.<br /> <a href="#Note3" name="Note3a"><strong>[3]</strong></a> J.M Coetzee, <em>Disgr&acirc;ce</em>, traduit de l&rsquo;anglais (Afrique du Sud) par Catherine Laugas du Plessis, Paris, &Eacute;ditions Jos&eacute; Corti (Points), 2001.<br /> <a name="Note4a" href="#Note4"><strong>[4]</strong></a> Le r&eacute;cit d&rsquo;Anya appara&icirc;t &agrave; la page 39, chapeaut&eacute; par un essai sur &laquo;Les syst&egrave;mes de guidage&raquo;. R&eacute;trospectivement, ce titre ressemble &agrave; un clin d&rsquo;&oelig;il&mdash; &eacute;tant donn&eacute; le r&ocirc;le que joue Anya dans l&rsquo;&eacute;volution de JC, on peut dire qu&rsquo;elle est elle-m&ecirc;me &laquo;un syst&egrave;me de guidage&raquo; pour le romancier, voire pour le <em>Journal</em> dans sa globalit&eacute;.<br /> <a name="Note5a" href="#Note5"><strong>[5]</strong></a> Albert Cohen, <em>Belle du Seigneur</em>, Paris, &Eacute;ditions Gallimard (Folio), 1968. Voir par exemple les pages 853-860. Ariane et Solal reviennent &agrave; l&rsquo;h&ocirc;tel o&ugrave; ils ont pass&eacute; leur premi&egrave;re nuit, mais ne s&rsquo;entendent plus, n&rsquo;entendent plus que le bruit des conversations qui les entourent. Le passage est une suite de bribes de phrases saisies &agrave; la vol&eacute;e, qu&rsquo;il est impossible de lire lin&eacute;airement six pages durant.<br /> <a name="Note6a" href="#Note6"><strong>[6]</strong></a> D&rsquo;apr&egrave;s la terminologie d&rsquo;Alain Trouv&eacute; dans <em>Le roman de la lecture</em>, Wavre, &Eacute;ditions Mardaga, 2004. Trouv&eacute; justifie l&rsquo;expression &laquo;roman de la lecture&raquo; en d&eacute;finissant celle-ci comme &laquo;un objet de langage construit, &agrave; dimension partiellement fictive, le produit d&rsquo;une exploration m&ecirc;lant des savoirs d&rsquo;un type in&eacute;dit &agrave; des zones d&rsquo;ombre sans doute n&eacute;cessaires&raquo; (p.20). Il pr&eacute;cise plus loin que &laquo;la verbalisation de la lecture maintient un certain degr&eacute; de fictionalit&eacute; [sic] li&eacute; &agrave; l&rsquo;accomplissement herm&eacute;neutique&raquo; (p.28). Dans le <em>Journal d&rsquo;une ann&eacute;e noire</em>, la &laquo;verbalisation de la lecture&raquo; est la lecture elle-m&ecirc;me: c&rsquo;est la voie que se fraye le lecteur entre les diff&eacute;rentes voix. La notion de &laquo;fictionnalit&eacute;&raquo; est alors n&eacute;cessairement assum&eacute;e, chaque lecteur suivant un parcours qui lui est propre.<br /> <a name="Note7a" href="#Note7"><strong>[7]</strong></a> Alain Trouv&eacute;, <em>op.cit</em>., p.187. Trouv&eacute; note la difficult&eacute; qu&rsquo;il y a &agrave; &eacute;voquer la figure de l&rsquo;auteur dans le cadre de sa th&eacute;orie de la lecture: &laquo;[L]e texte n&rsquo;est pas un objet d&eacute;sincarn&eacute;, mais le sujet qui lui a donn&eacute; vie s&rsquo;est pourtant d&eacute;finitivement absent&eacute;&raquo;. Il d&eacute;veloppe une analogie entre texte litt&eacute;raire et secousse sismique: &laquo;[&Agrave;] l&rsquo;&eacute;branlement initial impos&eacute; au syst&egrave;me de la langue par la parole singuli&egrave;re correspondraient une s&eacute;rie de r&eacute;pliques d&rsquo;ampleur variable: les textes de lecture&raquo;.<br /> <a name="Note8a" href="#Note8"><strong>[8]</strong></a> Pierre Bayard, <em>Comment parler des livres qu&rsquo;on n&rsquo;a pas lus?</em>, Paris, &Eacute;ditions de Minuit, 2007, p.155.<br /> <a name="Note9a" href="#Note9"><strong>[9]</strong></a> D&rsquo;apr&egrave;s le titre (ironique?) de la pens&eacute;e qui cl&ocirc;t la premi&egrave;re partie du journal, &laquo;De l&rsquo;autorit&eacute; dans la fiction&raquo;, p.197.<br /> <a name="Note10a" href="#Note10"><strong>[10]</strong></a> Milan Kundera, &laquo;Entretien sur l&rsquo;art de la composition&raquo;, dans <em>L&rsquo;art du roman</em>, Paris, &Eacute;ditions Gallimard (Folio), 1986, p.98.<br /> <a name="Note11a" href="#Note11"><strong>[11]</strong></a> Vercors, <em>Le silence de la mer</em>, Paris, &Eacute;ditions Albin Michel (Le livre de poche), 1951, p.48.<br /> <a name="Note12a" href="#Note12"><strong>[12]</strong></a> J.M. Coetzee, <em>Disgr&acirc;ce, op.cit</em>., p.143.<br /> <a name="Note13a" href="#Note13"><strong>[13]</strong></a> D&rsquo;apr&egrave;s le nom d&rsquo;une Commission mise en place en Afrique du Sud en 1995. Pour plus de d&eacute;tails: Amor Guidoum, <em>V&eacute;rit&eacute; et r&eacute;conciliation: exp&eacute;rience de l&rsquo;Afrique du Sud</em>, [en ligne]. <a href="http://fondation.cordoue.ch/Publications/AfriqueduSud.pdf" title="http://fondation.cordoue.ch/Publications/AfriqueduSud.pdf">http://fondation.cordoue.ch/Publications/AfriqueduSud.pdf</a> [Page consult&eacute;e le 21 juin 2010].<br /> <a name="Note14a" href="#Note14"><strong>[14]</strong></a> &laquo;Dans le mythe de la fondation de l&rsquo;&Eacute;tat que nous donne Thomas Hobbes, notre descente vers l&rsquo;impuissance a &eacute;t&eacute; volontaire: afin d&rsquo;&eacute;chapper &agrave; la violence de perp&eacute;tuelles guerres sanglantes (repr&eacute;sailles sur repr&eacute;sailles, vengeance r&eacute;pondant &agrave; la vengeance, la vendetta), nous avons individuellement et solidairement c&eacute;d&eacute; &agrave; l&rsquo;&Eacute;tat le droit d&rsquo;user de la force physique&raquo; (p.10).<br /> <a name="Note15a" href="#Note15"><strong>[15]</strong></a> Pierre Reverdy, &laquo;Une &eacute;motion appel&eacute;e po&eacute;sie&raquo;, dans <em>Sable mouvant</em>, Paris, &Eacute;ditions Gallimard, 2003, p.104.<br /> <a name="Note16a" href="#Note16"><strong>[16]</strong></a> Jean-Bernard Pouy, <em>La petite &eacute;cuy&egrave;re a caft&eacute;</em>, Paris, Librio (noir), 1998, p.5. Afrique du Sud Apartheid BAYARD, Pierre COETZEE, J.M. COHEN, Albert Engagement GUIDOUM, Amor Histoire HOBBES, Thomas KUNDERA, Milan Polyphonie POUY, Jean-Bernard REVERDY, Pierre SARRAUTE, Nathalie Sociocritique TROUVÉ, Alain VERCORS Roman Tue, 14 Sep 2010 15:06:39 +0000 Raphaël Groulez 265 at http://salondouble.contemporain.info Seul contre tous http://salondouble.contemporain.info/lecture/seul-contre-tous <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/hebert-sophie">Hébert, Sophie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/lopprobre-essai-de-demonologie">L&#039;Opprobre. Essai de démonologie</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> Les essais de Richard Millet, du <em>Dernier &eacute;crivain</em> (2005) au <em>D&eacute;senchantement de la litt&eacute;rature</em> (2007), semblent, depuis quelques ann&eacute;es, se fermer &agrave; toute entreprise herm&eacute;neutique, en d&eacute;veloppant une posture auctoriale particuli&egrave;rement complexe. <em>L'Opprobre</em> (2008), son dernier livre, confirme cette tendance<a name="note1" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>. </p> <p><em>Le D&eacute;senchantement de la litt&eacute;rature</em> avait, lors de sa publication, provoqu&eacute; un v&eacute;ritable toll&eacute; dans le monde de la critique litt&eacute;raire &mdash;preuve, s'il en &eacute;tait besoin, que les lettres pouvaient encore soulever pol&eacute;mique, d&eacute;clencher querelle, &ecirc;tre encore, tout simplement, mati&egrave;re &agrave; <em>disputatio</em>. &Agrave; sa mani&egrave;re, Millet proposait une &laquo;D&eacute;fense de la langue fran&ccedil;aise&raquo;, un ouvrage, soyons honn&ecirc;te, vivifiant pour l'esprit. Les attaques &mdash;il n'y a pas d'autre mot&mdash; envers cet essai furent innombrables, et souvent d'ordre &eacute;thique: autrement dit, les critiques se port&egrave;rent finalement moins sur les id&eacute;es d&eacute;velopp&eacute;es au sein de ce texte que sur leur repr&eacute;sentant, &agrave; savoir Richard Millet lui-m&ecirc;me<strong><a name="note2" href="#note2a">[2]</a></strong>. </p> <p>D&eacute;sir honn&ecirc;te et scrupuleux de restituer &agrave; son lecteur les grossi&egrave;ret&eacute;s critiques qui ont accompagn&eacute; son dernier texte? Ou plaisir malsain de ressasser en ricanant ce qui a d&eacute;finitivement f&acirc;ch&eacute;? Les premi&egrave;res pages de <em>L'Opprobre</em> dressent la liste, longue et laborieuse, mais finalement &mdash;n'est-ce pas aussi ce que cette &eacute;num&eacute;ration sugg&egrave;re?&mdash; &eacute;minemment consensuelle, des qualificatifs qu'une certaine critique litt&eacute;raire a cru bon d'attribuer &agrave; l'auteur du <em>D&eacute;senchantement de la litt&eacute;rature</em>. Avec <em>L'Opprobre</em>, Millet s'arroge donc le droit l&eacute;gitime de r&eacute;pondre &agrave; ses contempteurs qui, pour l'occasion, deviennent, dans son imaginaire profond&eacute;ment empreint de manich&eacute;isme, des &laquo;ennemis&raquo; &agrave; abattre, des &laquo;agents du D&eacute;mon&raquo; &agrave; neutraliser dans des phrases assassines. </p> <p>Richard Millet pique, titille, exacerbe, agace, ironise, rench&eacute;rit, en somme persiste et signe: la fureur de son Verbe atteint un paroxysme que ne connaissaient pas ses ouvrages pr&eacute;c&eacute;dents. La col&egrave;re qui le porte, mais aussi cette conscience farouche d'&ecirc;tre le dernier porteur d'une v&eacute;rit&eacute; que seule une lucidit&eacute; hors du commun peut r&eacute;v&eacute;ler, &eacute;tranglent, asphyxient une syntaxe, toujours parfaite, souvent complexe, malais&eacute;e parfois. La prof&eacute;ration, la vitup&eacute;ration, tout comme la v&eacute;rit&eacute; g&eacute;n&eacute;rale et universelle, ne peuvent, en dernier recours, que s'exprimer dans le fragment: &agrave; quoi bon &eacute;difier autour de ma th&egrave;se une argumentation solide si personne ne me comprend? Pourquoi lier ensemble des id&eacute;es, former un syst&egrave;me, si la critique d&eacute;cide de n'en retenir qu'une partie et, de surcro&icirc;t, de la d&eacute;former? Voil&agrave; ce que, formellement, l'auteur de <em>L'Opprobre</em> semble nous dire.&nbsp; </p> <p>Ainsi, Richard Millet atomise, en quelque sorte, ses th&egrave;ses &mdash;il n'est pas exclu que ce soit aussi pour les rendre plus &laquo;digestes&raquo; &agrave; son lecteur. Car, ce que permet l'&eacute;criture par fragment, c'est aussi de fragiliser la m&eacute;moire de lecture: l'alternance et les effets multiples de <em>variatio</em> permettent de disperser l'attention du lecteur<strong><a name="note3" href="#note3a">[3]</a></strong>. Les fragments &eacute;voquent, sugg&egrave;rent, affirment: ils se dispensent de la contrainte qu'est le d&eacute;veloppement et s'aur&eacute;olent d'un caract&egrave;re irr&eacute;futable et implacable. La v&eacute;rit&eacute;, pour Richard Millet, ne se prouve pas, elle se dit &mdash;quitte &agrave; rester incompris.&nbsp; </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Les trois v&eacute;rit&eacute;s de Richard Millet </strong></span></p> <p>Plut&ocirc;t, ce n'est pas une v&eacute;rit&eacute;, mais des v&eacute;rit&eacute;s &mdash;c'est en tout cas ainsi qu'elles se pr&eacute;sentent dans <em>L'Opprobre</em>&mdash; qui sont &eacute;nonc&eacute;es. Il y a, d'abord, la v&eacute;rit&eacute; m&eacute;tatextuelle, celle que l'auteur &eacute;nonce sur son propre <em>ars scribendi</em>: par exemple, cette fa&ccedil;on qu'il a de se purifier dans l'&eacute;criture en se [re]plongeant dans la sacralit&eacute; de la langue et de sa syntaxe, s'illustrant dans la formule &laquo;&Eacute;crire, c'est...&raquo; qui inaugure certains fragments. Il y a, ensuite, la v&eacute;rit&eacute; plus g&eacute;n&eacute;ralement litt&eacute;raire, celle qui se penche sur l'&eacute;tat actuel de la litt&eacute;rature, particuli&egrave;rement sur le roman contemporain, dont Millet d&eacute;nonce la m&eacute;diocrit&eacute;, l'inanit&eacute;, le risque m&ecirc;me qu'il repr&eacute;sente, mais aussi le d&eacute;clin qu'il symbolise. Il y a, enfin, ce que l'on pourrait appeler faute de mieux la v&eacute;rit&eacute; politico-historique que Millet compose selon un &eacute;trange amalgame, puisque le d&eacute;clin de la litt&eacute;rature est assimil&eacute;e &agrave; la d&eacute;mocratie, elle-m&ecirc;me constitu&eacute;e d'&eacute;l&eacute;ments pr&eacute;sent&eacute;s comme n&eacute;gatifs: lib&eacute;ralisme, immigration, r&egrave;gne du Spectacle g&eacute;n&eacute;ralis&eacute;, illusion de l'&eacute;galit&eacute; et de la paix entre citoyens comme entre les peuples, multiculturalisme. Les mots de Millet sont implacables pour qualifier tout cela: &laquo;d&eacute;labrement spirituel de l'Europe&raquo;, &laquo;d&eacute;cadence occidentale&raquo;. Millet associe aussi d&eacute;clin de la litt&eacute;rature et m&eacute;diocrit&eacute; humaine: selon lui, cette derni&egrave;re ne touche pas seulement les &eacute;crivains contemporains, mais plus largement les Fran&ccedil;ais, dont l'univers mental et l'absence de lucidit&eacute; sont dignes d'&ecirc;tre m&eacute;pris&eacute;s. Floril&egrave;ge: &laquo;En v&eacute;rit&eacute; que pourrais-je aimer dans une France qui s'oublie elle-m&ecirc;me comme une malade et dont je m&eacute;prise le peuple?&raquo; (p.15); &laquo;Peuple braillard, mesquin, &eacute;mascul&eacute;, mais le cerveau encore tiraill&eacute; entre Versailles, New York et Moscou, les Fran&ccedil;ais refusent &agrave; grands cris toute id&eacute;e de s&eacute;lection, alors qu'ils r&eacute;v&egrave;rent comme de grands pr&ecirc;tres les s&eacute;lectionneurs des &eacute;quipes de sport nationales&raquo; (p.58); &laquo;Si je leur trouve aujourd'hui une qualit&eacute; [aux Fran&ccedil;ais], c'est leur peu de s&eacute;rieux, et leur insignifiance, et encore, celle-ci est-elle bruyante&raquo; (p.76); &laquo;Le Fran&ccedil;ais est fid&egrave;le &agrave; son chien&raquo; (p.79); &laquo;Tout ce que je dis de la France, de la nullit&eacute; de sa culture, de son agonie intellectuelle, un r&eacute;cent num&eacute;ro de <em>Time</em> le clame &agrave; la face du monde<strong><a name="note4" href="#note4a">[4]</a></strong>&raquo; (p.173). Richard Millet fait mouche, dans un double coup de gr&acirc;ce, car au ridicule du clich&eacute; s'ajoute la blessure d'orgueil &mdash;on ne touche pas &agrave; l'exception fran&ccedil;aise. </p> <p>Ces trois &laquo;v&eacute;rit&eacute;s&raquo;, qu'on pourrait dire respectivement soutenues par l'&eacute;crivain, l'&eacute;diteur et l'homme, sont toutes motiv&eacute;es par un m&ecirc;me refus: celui de &laquo;l'horizontalit&eacute;&raquo;. L'horizontalit&eacute;, c'est une des fa&ccedil;ons qu'a l'&ecirc;tre de consid&eacute;rer le monde qui l'entoure. Dans cette perspective, les id&eacute;es, ou les seules perceptions, restent planes, comme nivel&eacute;es. Pour Richard Millet, cette horizontalit&eacute; poss&egrave;de des causes politico-religieuses: elle est n&eacute;e de l'av&egrave;nement de la d&eacute;mocratie ou plut&ocirc;t de la d&eacute;gradation de celle-ci en d&eacute;mocratie lib&eacute;rale, elle s'explique avec la mort de Dieu, c'est-&agrave;-dire avec l'extinction progressive de la foi, et plus sp&eacute;cifiquement de la croyance catholique&mdash; ce qui peut se r&eacute;sumer ainsi: &laquo;la Technique, le Syst&egrave;me, le Spectacle, le Nihilisme obscurcissent le monde&raquo; (p.20). Ce d&eacute;go&ucirc;t du monde tel qu'il est s'exprime en termes tr&egrave;s violents: Millet est &laquo;en guerre&raquo;, voudrait an&eacute;antir les hordes d'&eacute;crivains &laquo;insignifiants&raquo;, &laquo;et ce serait une erreur de ne pas leur &eacute;craser la t&ecirc;te&raquo; (p.155), et se pr&eacute;sente comme &laquo;un meurtrier en puissance&raquo; (p.174)... Ce qu'il manque dans le monde selon Richard Millet, c'est une verticalit&eacute;, un Dieu qui ferait lever la t&ecirc;te, des hommes qui domineraient, par le savoir qu'ils d&eacute;tiennent, d'autres hommes, des livres qu'on serait enfin en mesure de hi&eacute;rarchiser selon leur qualit&eacute; litt&eacute;raire, des id&eacute;es qui pr&eacute;vaudraient sur d'autres gr&acirc;ce aux valeurs qu'elles d&eacute;ploieraient. La morale en n&eacute;gatif que nous propose Richard Millet &mdash;exhiber les D&eacute;mons, dire o&ugrave; est le Mal, pour signifier &agrave; ses lecteurs ce qu'ils doivent refuser&mdash; me pose un double probl&egrave;me: d'abord, parce qu'elle prend appui sur une vengeance personnelle (on ne peut pas, au sein d'un m&ecirc;me ouvrage, m&ecirc;me s'il se d&eacute;ploie par fragments, et r&eacute;gler ses comptes et livrer une vision du monde teint&eacute;e de tant de rancune); ensuite, parce que ses id&eacute;es sont parasit&eacute;es par une mise en sc&egrave;ne de soi probl&eacute;matique. </p> <p>C'est lorsqu'elles portent sur les causes du d&eacute;clin de la litt&eacute;rature que les id&eacute;es de Richard Millet deviennent probl&eacute;matiques: m&ecirc;me si Millet revendique sans cesse son souhait d'&ecirc;tre, envers et contre tout, politiquement incorrect &mdash;ce qu'on ne lui reproche pas, d'ailleurs&mdash;, son ton fr&ocirc;le souvent un exc&egrave;s qui, chez un homme qui se d&eacute;finit comme &laquo;barbare par exc&egrave;s de raffinement&raquo; (p.147), jure un peu... S'il est, comme il le pr&eacute;tend, le dernier repr&eacute;sentant des valeurs de courtoisie, d'&eacute;l&eacute;gance et de tenue propres &agrave; une certaine culture fran&ccedil;aise dont la langue serait le paradigme, pourquoi se laisser aller &agrave; la vulgarit&eacute; qu'il condamne? Que sa cruaut&eacute; s'acharne, vengeresse, contre ses adversaires, soit. Mais la g&eacute;n&eacute;ralisation id&eacute;ologique &agrave; laquelle Richard Millet c&egrave;de parfois dessert ind&eacute;niablement et son propos et lui-m&ecirc;me. J'ai relev&eacute;, au fil de ma lecture, un tic stylistique &eacute;loquent: Millet ponctue fr&eacute;quemment son texte de &laquo;donc&raquo; (&laquo;la jeunesse &agrave; tendance sociale, donc vulgaire&raquo;, [p.96], &laquo;un r&eacute;cit de gauche, donc id&eacute;aliste, c'est-&agrave;-dire nihiliste&raquo;, [p.139]), de &laquo;c'est-&agrave;-dire&raquo; (&laquo;Le bonheur est une id&eacute;e pa&iuml;enne &mdash;c'est-&agrave;-dire petite-bourgeoise&raquo;, [p.150]) et de &laquo;soit&raquo; (&laquo;Il ne s'agit pas cependant de c&eacute;der &agrave; la stylisation, si proche de l'id&eacute;alisation, soit des ruses du Diable&raquo;, [p.99]), qui favorisent une pens&eacute;e &laquo;en raccourcis&raquo;, r&eacute;unissant des &eacute;l&eacute;ments que la prose ligote entre eux, gr&acirc;ce &agrave; sa capacit&eacute; d&eacute;monstrative, mais dont le lien r&eacute;el semble plus l&acirc;che... &nbsp; </p> <p>Banni, isol&eacute;, exclu, tels sont les termes que Richard Millet emploie pour d&eacute;finir sa position dans le champ litt&eacute;raire actuel et plus g&eacute;n&eacute;ralement en France: &laquo;Je me situe toujours ailleurs&raquo; (p.17). Mais dans un d&eacute;dain souverain, et gr&acirc;ce &agrave; l'orgueilleuse id&eacute;e qu'il se fait de lui-m&ecirc;me, il exalte et revendique ce qu'il nomme son &laquo;apartheid mental&raquo;. Cette mise &agrave; l'&eacute;cart initiale, volontaire, recherch&eacute;e m&ecirc;me (&laquo;&ecirc;tre scandaleux par auto-exclusion de l'espace public&raquo;, [p.162]), est ent&eacute;rin&eacute;e, depuis quelques ann&eacute;es, par les r&eacute;actions de ses pairs. Elle est interpr&eacute;t&eacute;e par Richard Millet comme une preuve de sa sup&eacute;riorit&eacute; &mdash;inutile de dire qu'elle lui permet aussi de faire parler de lui. On ne s'attardera pas sur le c&ocirc;t&eacute; parfois doucement parano&iuml;aque de certains fragments: l'illusion d'&ecirc;tre le seul &agrave; d&eacute;tenir ce que tout le monde a perdu, une langue, une foi, une culture, lui permet de rev&ecirc;tir son &oelig;uvre d'un vernis particulier, fait d'unicit&eacute; et d'&eacute;l&eacute;vation. Conscience &eacute;trange mais sinc&egrave;re de l'&eacute;crivain Millet ou habile strat&eacute;gie auctoriale foment&eacute;e par l'&eacute;diteur qu'il est aussi? Parfois, la nostalgie pointe &mdash;&laquo;nommer [...] c'est [...] marquer une estime dont je cherche en vain un &eacute;crivain qui me la t&eacute;moigne&raquo; (p.56)&mdash;, comme si cet isolement n'&eacute;tait pas compl&egrave;tement assum&eacute;: &laquo;Quand on ne me r&eacute;prouve pas, on me passe sous silence &mdash;autre mani&egrave;re d'injure&raquo; (p.101).&nbsp; </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>De Millet &agrave; Montherlant </strong></span></p> <p>Osons, pour finir, une comparaison. Il est &eacute;tonnant qu'Henry de Montherlant n'apparaisse jamais explicitement dans l'intertexte, en tous points classique, qui prend place dans <em>L'Opprobre</em>. Pourtant, il serait int&eacute;ressant de rapprocher ces deux figures. Car comme Richard Millet l'est aujourd'hui, Montherlant &eacute;tait soutenu par une &oelig;uvre de qualit&eacute;, qu'il <em>savait</em> de qualit&eacute;, et par la certitude d'&ecirc;tre un &eacute;crivain incompris de son public et de ses critiques... </p> <p>Quelques exemples: l'orgueil qui soutient Millet au-dessus de la m&eacute;diocrit&eacute; qui l'entoure (&laquo;Ma voix est donc celle de la v&eacute;rit&eacute;. Je n'&eacute;crirais pas si je ne me maintenais pas &agrave; cette hauteur.&raquo;, [p.12]) ressemble assez &agrave; cette hauteur de vue que Montherlant a toujours revendiqu&eacute;e dans ses essais (&laquo;Je n'ai que l'id&eacute;e que je me fais de moi-m&ecirc;me pour me soutenir sur les mers du n&eacute;ant&raquo; &eacute;crit-il dans <em>Service inutile</em>); la figure de &laquo;moine-soldat&raquo; d&egrave;s les premi&egrave;res pages de <em>L'Opprobre</em> pourrait ais&eacute;ment &ecirc;tre rapproch&eacute;e des derni&egrave;res pages de la pr&eacute;face de <em>Service inutile</em> (&laquo;Mais <em>quid</em> du pr&eacute;sent? Le moine-soldat! C'est autour de cette figure un peu d&eacute;routante que tournent aujourd'hui ma pens&eacute;e et ma r&ecirc;verie&raquo;); et &laquo;le chant profond de la langue&raquo; dont parle Millet (p.89) est ce m&ecirc;me cante jondo sur lequel &eacute;crit Montherlant dans <em>Service inutile</em> toujours<strong><a name="note5" href="#note5a">[5]</a></strong>. On pourrait rajouter, de mani&egrave;re plus g&eacute;n&eacute;rale, que ces deux auteurs se retrouvent aussi sur la n&eacute;cessit&eacute; pour l'auteur de se &laquo;d&eacute;solidariser&raquo; de l'actualit&eacute; pour privil&eacute;gier l'&eacute;tablissement de son &oelig;uvre, sur le refus, enfin, d'appartenir &agrave; un &laquo;groupe&raquo; litt&eacute;raire quelconque &mdash;adh&eacute;sion inadmissible pour des auteurs qui se veulent &laquo;insituables&raquo;, clairement &laquo;au-dessus de la m&ecirc;l&eacute;e&raquo;. Lors de la premi&egrave;re publication de cette lecture, Pierre Assouline avait consid&eacute;r&eacute; que la comparaison entre Millet et Montherlant &eacute;tait peu convaincante<strong><a name="note6" href="#note6a">[6]</a></strong>: mettons-le aujourd'hui au d&eacute;fi. De qui est cette phrase? &laquo;Le succ&egrave;s n'est pas la gloire, mais presque son contraire. Le succ&egrave;s repose souvent sur un malentendu [&hellip;]. &Agrave; un tr&egrave;s haut degr&eacute;, le succ&egrave;s est &eacute;videmment le r&eacute;sultat d'une collaboration putassi&egrave;re entre l'esprit de l'&eacute;poque et le go&ucirc;t du public.&raquo; Ainsi, Montherlant et Millet entretiennent bien des co&iuml;ncidences litt&eacute;raires &mdash;dont je n'ai fait qu'esquisser les possibles. Peut-&ecirc;tre que le parcours litt&eacute;raire du premier pourrait &eacute;clairer, chez les lecteurs, les prises de position et la posture auctoriale du deuxi&egrave;me. </p> <p>C'est avec impartialit&eacute; que j'ai tent&eacute; de d&eacute;crypter <em>L'Opprobre</em> de Richard Millet, parce c'est un exercice auquel finalement peu de critiques se sont livr&eacute;s, leur indignation ayant pris le pas sur leur esprit d'analyse. Les rares commentaires actuels de <em>L'Opprobre</em> ressemblent &eacute;trangement &agrave; ceux qu'avait essuy&eacute;s <em>Le D&eacute;senchantement de la litt&eacute;rature</em>: ils d&eacute;noncent la dangerosit&eacute; d'une pens&eacute;e attis&eacute;e par la haine et qui se d&eacute;voile sans complexe quand elle aborde les questions du racisme, de l'islamisme, de l'homosexualit&eacute;, etc. Objectivement, la pens&eacute;e de Richard Millet a l'avantage de susciter l'agitation dans un monde litt&eacute;raire plut&ocirc;t scl&eacute;ros&eacute; en se pr&eacute;sentant comme un contrepoint radical &mdash;n&eacute;cessaire &agrave; toute dialectique, et donc &agrave; tout d&eacute;bat intellectuel. Mais si, &agrave; pr&eacute;sent, je me laisse submerger par ma subjectivit&eacute;, travaill&eacute;e depuis l'enfance par les notions de tol&eacute;rance, d'&eacute;galit&eacute;, de justice, et de la&iuml;cit&eacute;, la pens&eacute;e de Richard Millet a quelque chose d'effrayant. Qu'importe? Quel que soit l'effort fait pour comprendre sa prose, et ne pas v&eacute;rifier sa proph&eacute;tie (&laquo;je donne un texte fragmentaire, on le dira in&eacute;gal par nature, contradictoire, attaquant certains fragments qui dispenseront de lire l'ensemble&raquo;, [p.106]), s'il lit ces lignes, l'auteur de <em>L'Opprobre</em> me rangera s&ucirc;rement parmi les critiques gauchistes qui sympathisent avec le Diable et conclura ainsi: &laquo;On me lit mal&raquo; (p.120).</p> <div>&nbsp;</div> <hr /> <br /> <a name="note1a" href="#note1"> <strong>[1]</strong></a> Richard Millet, <i>Le Dernier &eacute;crivain</i>, Fata Morgana, 2005; <i>Le D&eacute;senchantement de la litt&eacute;rature</i>, Paris, Gallimard, 2007; <i>L'Opprobre</i>, Paris, Gallimard, 2008. <p><strong><a name="note2a" href="#note2">[2]</a>&nbsp;</strong> Pour lire un compte rendu du <i>D&eacute;senchantement de la litt&eacute;rature </i>de Richard Millet: &laquo;Le&ccedil;on de misanthromorphie&raquo;, dans Nonfiction.fr, le portail des livres et des id&eacute;es, [en ligne]. <a href="http://www.nonfiction.fr/article-135-lecon_de_misanthromorphie.htm" title="http://www.nonfiction.fr/article-135-lecon_de_misanthromorphie.htm">http://www.nonfiction.fr/article-135-lecon_de_misanthromorphie.htm</a> [Page en ligne depuis le 11 octobre 2007].</p> <p><strong><a name="note3a" href="#note3">[3]</a></strong>&nbsp; La violence des th&egrave;ses que Millet d&eacute;ploie &laquo;passe&raquo; mieux, me semble-t-il, par petites bouch&eacute;es... D'o&ugrave; le &laquo;digeste&raquo; &mdash;en d&eacute;pit du fait que les lecteurs, en effet, sont habitu&eacute;s &agrave; la nappe textuelle.</p> <p><strong><a name="note4a" href="#note4">[4]</a></strong> Pour lire l'article du <i>Time magazine</i> qui a tant agit&eacute; l'intelligentsia fran&ccedil;aise &agrave; la fin de l'ann&eacute;e 2007: Donald Morrison, &laquo;The Death of French Culture. In Search of Lost Time&raquo;, dans <i>Time</i>, [en ligne].<br /> <a href="http://www.time.com/time/magazine/article/0,9171,1686532,00.html" title="http://www.time.com/time/magazine/article/0,9171,1686532,00.html">http://www.time.com/time/magazine/article/0,9171,1686532,00.html</a> [Page en ligne depuis le 21 novembre 2007].</p> <p><strong><a name="note5a" href="#note5">[5]</a></strong> Pour les trois derni&egrave;res r&eacute;f&eacute;rences, voir: Henry de Montherlant, <em>Essais</em>, Paris, Gallimard, coll. &laquo;Biblioth&egrave;que de la Pl&eacute;iade&raquo;, 1963, p. 598, p. 605, p. 592.</p> <p><strong><a name="note6a" href="#note6">[6]</a></strong> Ses propres arguments sont ici: Pierre Assouline, &laquo;Moi contre le reste du monde&raquo;, dans <i>La R&eacute;publique des livres</i>, [en ligne].<br /> <a href="http://passouline.blog.lemonde.fr/2008/04/12/moi-contre-le-reste-du-monde/" title="http://passouline.blog.lemonde.fr/2008/04/12/moi-contre-le-reste-du-monde/">http://passouline.blog.lemonde.fr/2008/04/12/moi-contre-le-reste-du-monde/</a> [Page en ligne depuis le 12 avril 2008]. Cette lecture avait &eacute;t&eacute; publi&eacute;e dans une version diff&eacute;rente le 2 avril 2008 dans une revue en ligne aujourd'hui disparue, Biffures.org.</p> <p><br type="_moz" /></p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/seul-contre-tous#comments Contemporain Critique littéraire Culture française DE MONTHERLANT, Henry Déclin de la littérature Éclatement textuel Engagement Éthique France MILLET, Richard MORRISON, Donald Polémique Tradition Valeurs Verticalité Violence Essai(s) Tue, 13 Jul 2010 15:51:31 +0000 Sophie Hébert 248 at http://salondouble.contemporain.info La rassurante présence des déclassés http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-rassurante-presence-des-declasses <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/paquet-amelie">Paquet, Amélie </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/teen-spirit">Teen Spirit</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/biblio/bye-bye-blondie">Bye Bye Blondie</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><div>&nbsp;</div> <div>&laquo;D&rsquo;un certain point de vue, &ccedil;a m&rsquo;aurait contrari&eacute;e, je veux pas y aller de mon couplet marxiste, mais j&rsquo;aurais pas trouv&eacute; moral qu&rsquo;on &eacute;pargne le seul vrai bourge qu&rsquo;on croise.&raquo;<br /> Virginie Despentes, <em>Baise-moi</em></div> <div>&nbsp;</div> <div>&Agrave; l&rsquo;&eacute;vidence, la lutte des classes dans la litt&eacute;rature tient d&rsquo;une autre &eacute;poque. La th&eacute;orie litt&eacute;raire marxiste est pass&eacute;e de mode, et sans doute nos contemporains esp&egrave;rent-ils que la litt&eacute;rature d&rsquo;aujourd&rsquo;hui se soit enfin d&eacute;barrass&eacute;e des divisions de classe. Comme l&rsquo;explique Frederic Jameson dans la conclusion d&rsquo;<em>Aesthetics and Politics </em>[1977], un livre qui retrace les c&eacute;l&egrave;bres d&eacute;bats &agrave; propos de l&rsquo;esth&eacute;tique de plusieurs penseurs d&rsquo;inspiration marxiste tels que Theodor W. Adorno, Walter Benjamin, Ernst Bloch, Bertolt Brecht et Georg Luk&aacute;cs, l&rsquo;attaque la plus r&eacute;currente et percutante contre les marxistes est celle qui leur reproche l&rsquo;utilisation des classes sociales pour appr&eacute;hender les textes litt&eacute;raires&nbsp;: &laquo;Nothing has, of course, more effectively discredited Marxism than the practice of affixing instant class labels (generally &lsquo;petty bourgeois&rsquo;) to textual or intellectual objects<a name="note1b" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>&raquo;. Le travail de Luk&aacute;cs, qui a notamment contribu&eacute; aux d&eacute;veloppements th&eacute;oriques du concept de m&eacute;diation<a name="note2b" href="#note2a"><strong>[2]</strong></a>, a montr&eacute; la d&eacute;solante r&eacute;ification du monde inh&eacute;rente &agrave; l&rsquo;&oelig;uvre chez les &eacute;crivains naturalistes. D&rsquo;une certaine mani&egrave;re, on reproche &agrave; leur tour aux penseurs marxistes de r&eacute;ifier les individus par l&rsquo;utilisation des classes sociales. Or, Jameson montre que l&rsquo;analyse id&eacute;ologique des discours que d&eacute;fendent les intellectuels marxistes est indissociable d&rsquo;une conception th&eacute;orique des classes sociales. La th&eacute;orie litt&eacute;raire marxiste ne peut pas se passer d&rsquo;une r&eacute;flexion en profondeur &agrave; propos des divisions de classe. Elle ne peut donc pas s&rsquo;en d&eacute;tacher pour plaire &agrave; ses d&eacute;tracteurs. Les penseurs postmodernes, qui nous ont montr&eacute; que les &eacute;tiquettes sont fautives et dangereuses, sont du nombre. Tous les termes qui d&eacute;signent un groupe d&rsquo;individus, comme ceux de &laquo;prol&eacute;taire&raquo; et &laquo;bourgeois&raquo;, sont suspects selon eux, car ils sont trop limit&eacute;s et pas suffisamment nuanc&eacute;s pour d&eacute;crire le monde rempli de diff&eacute;rences qui est le n&ocirc;tre. Dans les deux derniers romans de Virginie Despentes, <em>Teen Spirit</em> [2002] et <em>Bye Bye Blondie </em>[2004], les divisions de classe ne sont pourtant pas d&eacute;su&egrave;tes; elles sont bien au contraire au c&oelig;ur des d&eacute;chirements que vivent les personnages qu&rsquo;ils mettent en sc&egrave;ne. J&rsquo;aimerais r&eacute;fl&eacute;chir &agrave; cette tension importante dans ces romans entre prol&eacute;taire et bourgeois afin de comprendre pourquoi Despentes juge pertinent d&rsquo;utiliser ces nominatifs dans un contexte litt&eacute;raire. Elle tire ces cat&eacute;gories de la culture politique punk de gauche radicale, qui s&rsquo;est compl&egrave;tement r&eacute;appropri&eacute;e le vocabulaire marxiste.</div> <div class="rteright">&nbsp;</div> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Despentes, la parvenue</strong></span></p> <p>En 1998, &agrave; l&rsquo;&eacute;mission culturelle fran&ccedil;aise <em>Le Cercle de minuit</em>, Virginie Despentes est re&ccedil;ue le m&ecirc;me jour que Sophie Calle pour la sortie de leurs derniers livres respectifs. Pour Despentes, il s&rsquo;agit de la parution de <em>Les jolies choses</em>. L&rsquo;animateur tient &agrave; opposer les deux &eacute;crivaines. D&eacute;fendant l&rsquo;id&eacute;e que Calle travaille &agrave; partir de sa vie imaginaire et que Despentes &eacute;crit plut&ocirc;t &agrave; partir de sa vie r&eacute;elle, il dit de Despentes qu&rsquo;elle est l&rsquo;anti-Sophie Calle. Despentes, qui affirme &ecirc;tre devenue &eacute;crivaine &laquo;par inadvertance&raquo;, r&eacute;torque qu&rsquo;elle invente beaucoup au contraire. Elle consid&egrave;re la diff&eacute;rence entre les deux femmes comme une diff&eacute;rence de classe sociale. Sophie Calle, fille de petits bourgeois<a name="note3b" href="#note3a"><strong>[3]</strong></a>, &eacute;crit pour son milieu, un milieu qui conna&icirc;t bien l&rsquo;&eacute;criture, alors que Despentes appartient, au moment o&ugrave; elle r&eacute;dige son premier roman <em>Baise-moi</em> [1993], au monde de ceux qui n&rsquo;&eacute;crivent pas, comme elle l&rsquo;explique &agrave; l&rsquo;animateur : </p> <div class="rteindent1"> <span style="color: rgb(128, 128, 128);">Il y a un courage de ma part, d&rsquo;o&ugrave; je viens, de faire des livres. Il y a un courage comme &ccedil;a, mais &agrave; part &ccedil;a, il n&rsquo;y a rien d&rsquo;autre. [&hellip;] Je ne suis pas rendue compte que j&rsquo;&eacute;tais en train de faire un truc qui n&rsquo;appartenait pas &agrave; ma classe sociale, je ne m&rsquo;en suis pas rendue compte du tout, je m&rsquo;en suis rendue compte une fois que je suis arriv&eacute;e dans une classe sociale nouvelle<a name="note4b" href="#note4a"><strong>[4]</strong></a>.&nbsp; </span><br /> &nbsp;</div> <p>Au tout d&eacute;but de <em>Teen Spirit</em> appara&icirc;t d&rsquo;ailleurs cette id&eacute;e que la parole des bourgeois serait plus l&eacute;gitime que celle des prol&eacute;taires&nbsp;: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> Une jolie voix de femme, tr&egrave;s classe, petit accent de bourge pointu, une fa&ccedil;on de dire les voyelles et de prononcer chaque mot nettement, comme font les gens qui savent qu&rsquo;ils ont le droit au temps de parole et &agrave; l&rsquo;articulation pr&eacute;cieuse, m&rsquo;a tout de suite mis une l&eacute;g&egrave;re gaule. Une voix qui &eacute;voquait le tailleur et les mains bien manucur&eacute;es. (TS, p. 11)</span><br /> &nbsp;</div> <p>La bourgeoise qui t&eacute;l&eacute;phone au narrateur ne parle pas mieux que les autres parce qu&rsquo;elle serait plus &eacute;duqu&eacute;e, mais parce qu&rsquo;elle se sait d&eacute;tenir &laquo;le droit au temps de parole&raquo;, droit qui lui permet de prendre son temps lorsqu&rsquo;elle s&rsquo;exprime et de rendre tous les mots dans l&rsquo;enti&egrave;ret&eacute; de leur forme. Cette voix s&eacute;duit tout autant qu&rsquo;elle d&eacute;go&ucirc;te le narrateur. </p> <p>Sur le plateau de <em>Tout le monde en parle</em>, en 2002, Thierry Ardisson demande &agrave; Despentes&nbsp;: &laquo;Dites-moi, Virginie, vous &ecirc;tes embourgeois&eacute;e ou non?&raquo; On peut d&eacute;celer dans cette question une critique qui viserait &agrave; remettre Despentes &agrave; sa place; elle ne peut plus jouer &agrave; l&rsquo;&eacute;crivaine <em>trash</em> et rebelle si elle appartient d&eacute;sormais au monde des petits bourgeois. La question contient aussi une injonction &agrave; travers la formule &laquo;oui ou non&raquo;&nbsp;: elle impose de faire le point une fois pour toutes sur le statut de &laquo;parvenue&raquo; de l&rsquo;&eacute;crivaine. Pas du tout heurt&eacute;e par la question, Despentes r&eacute;pond&nbsp;sans h&eacute;sitation<a name="note5b" href="#note5a"><strong>[5]</strong></a> : &laquo;Par rapport &agrave; l&rsquo;&eacute;poque de <em>Baise-moi</em> [le roman], oui carr&eacute;ment. C&rsquo;est pas vraiment la m&ecirc;me vie quoi<a name="note6b" href="#note6a"><strong>[6]</strong></a>&raquo;. Pour cette &eacute;mission, elle &eacute;tait d&rsquo;ailleurs habill&eacute;e selon les m&oelig;urs de sa nouvelle classe, tailleur et lunettes s&eacute;rieuses, elle ne s&rsquo;y pr&eacute;sentait pas habill&eacute;e en punk comme elle a pu le faire &agrave; d&rsquo;autres occasions. De toute &eacute;vidence, elle accepte sa nouvelle place dans le monde. Peut-&ecirc;tre d&eacute;&ccedil;u qu&rsquo;elle r&eacute;agisse si bien &agrave; sa question, Ardisson rench&eacute;rit&nbsp;: &laquo;Vous avez l&rsquo;impression d&rsquo;avoir &eacute;t&eacute; r&eacute;cup&eacute;r&eacute;e par le syst&egrave;me? &raquo;. Elle r&eacute;pond le sourire aux l&egrave;vres&nbsp;: &laquo;&nbsp;Non, vu la sortie du film [<em>Baise-moi</em><a name="note7b" href="#note7a"><strong>[7]</strong></a>], &ccedil;a va. Je suis tranquille de ce c&ocirc;t&eacute;-l&agrave;.&raquo; L&rsquo;&eacute;crivaine s&rsquo;est embourgeois&eacute;e peut-&ecirc;tre, mais loin est encore l&rsquo;&eacute;poque o&ugrave; le film <em>Baise-moi</em> fera partie du grand r&eacute;pertoire cin&eacute;matographique bourgeois. La fronti&egrave;re trop mince entre le film d&rsquo;auteur et la pornographie <em>hardcore</em> fait de <em>Baise-moi</em> un film qui r&eacute;siste &agrave; une r&eacute;cup&eacute;ration par le syst&egrave;me. Du moins, pour le moment<a name="note8b" href="#note8a"><strong>[8]</strong></a>. </p> <p>Dans <em>King Kong Th&eacute;orie</em>, essai f&eacute;ministe puissant et important de Despentes, elle donne un exemple bien concret de la parole n&eacute;cessairement irrecevable de certains individus. Elle se r&eacute;f&egrave;re aux sorties m&eacute;diatiques qu'elle a entreprises pour la promotion du film <em>Baise-moi </em>avec Coralie Trinh Thi, ex-porn star et co-r&eacute;alisatrice du film. Elle s'est aper&ccedil;ue que certaines citations de Trinh Thi lui &eacute;taient souvent injustement attribu&eacute;es&nbsp;:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Les uns et les autres tombaient d&rsquo;accord sur un point essentiel&nbsp;: il fallait lui &ocirc;ter [&agrave; Coralie Trinh Thi] les mots de la bouche, lui couper la parole, l&rsquo;emp&ecirc;cher de parler. Jusque dans les interviews, o&ugrave; ses r&eacute;ponses ont souvent &eacute;t&eacute; imprim&eacute;es, mais m&rsquo;&eacute;taient attribu&eacute;es. Je ne focalise pas ici sur des cas isol&eacute;s, mais sur des r&eacute;actions quasi syst&eacute;matiques. Il fallait qu&rsquo;elle disparaisse de l&rsquo;espace public. Pour prot&eacute;ger la libido des hommes, qui aiment que l&rsquo;objet du d&eacute;sir reste &agrave; sa place, c&rsquo;est-&agrave;-dire d&eacute;sincarn&eacute;, et surtout muet<a name="note9b" href="#note9a"><strong>[9]</strong></a>. </span><br /> &nbsp;</div> <p>Entre les deux femmes, l'&eacute;crivaine, nouvellement petite bourgeoise, a plus d&rsquo;autorit&eacute; aupr&egrave;s de la classe dominante que&nbsp; l'ex-porn star. Il est plus logique que ce soit elle qui parle, parce qu'elle est la seule des deux qui a un certain droit &agrave; la parole.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les moins que rien du </strong><em><strong>Lumpenproletariat</strong></em></span></p> <p>Je ne tenterai pas dans ce texte de d&eacute;montrer la validit&eacute; ou l&rsquo;invalidit&eacute; politique des classes sociales aujourd&rsquo;hui. Cependant, pour r&eacute;fl&eacute;chir &agrave; <em>Teen Spirit</em> et &agrave; <em>Bye Bye Blondie</em>, cette question refait n&eacute;cessairement surface. Virginie Despentes, l&rsquo;&eacute;crivaine, aborde le monde autour d&rsquo;elle selon ces divisions de classes, sa sensibilit&eacute; conna&icirc;t cette tension entre prol&eacute;taires et bourgeois. C&rsquo;est &agrave; partir de cette s&eacute;paration que Despentes se positionne. Je l&rsquo;ai montr&eacute; avec l&rsquo;exemple de <em>Tout le monde en parle</em>, c&rsquo;est aussi &agrave; partir des classes sociales qu&rsquo;on s&rsquo;adresse &agrave; elle. Bruno, le narrateur de <em>Teen Spirit</em>, et Gloria, le personnage principal de <em>Bye Bye Blondie</em>, sont tous les deux des prol&eacute;taires. On pourrait m&ecirc;me dire, pire encore, qu&rsquo;ils appartiennent au <em>Lumpenproletariat</em><a name="note10b" href="#note10a"><strong>[10]</strong></a>. Ils sont des rat&eacute;s, des d&eacute;class&eacute;s, des &ecirc;tres totalement sans int&eacute;r&ecirc;t pour le monde bourgeois puisqu&rsquo;ils ne s&rsquo;adaptent m&ecirc;me pas &agrave; la vie de salari&eacute;. Le sc&eacute;nario des deux romans se ressemblent beaucoup, d&rsquo;o&ugrave; l&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t de r&eacute;fl&eacute;chir &agrave; ces livres ensemble. Bruno reprend contact au tout d&eacute;but du roman avec une ancienne amante bourgeoise, Alice Martin, et Gloria revoit un ex-amoureux bourgeois, &Eacute;ric, vingt ans apr&egrave;s leur s&eacute;paration.</p> <p><em>Bye Bye Blondie</em> raconte l&rsquo;histoire d'amour entre Gloria, une &laquo;punkette destroy&raquo; (<em>BBB</em>, p. 95), et &Eacute;ric, un &laquo;skin psychopathe&raquo; (<em>BBB</em>, p. 95), qui se rencontrent, adolescents, dans un h&ocirc;pital psychiatrique alors qu'on tente de les r&eacute;habiliter. Ils partagent &agrave; ce moment le m&ecirc;me mal de vivre, le m&ecirc;me d&eacute;go&ucirc;t devant l&rsquo;obligation de s&rsquo;adapter au syst&egrave;me. Gloria ne c&egrave;de jamais. Pour elle, son d&eacute;go&ucirc;t est bien r&eacute;el, bien trop profond pour que cela passe en vieillissant. Gloria ira jusqu&rsquo;&agrave; s&rsquo;exclure du monde en refusant le travail salari&eacute;, alors qu&rsquo;&Eacute;ric travaillera fort pour s&rsquo;adapter. Il r&eacute;ussit tellement bien qu&rsquo;il devient une vedette du syst&egrave;me, l&rsquo;ic&ocirc;ne s&eacute;duisante de ceux auxquels il refusait jadis de ressembler. Les parents d'&Eacute;ric sont des bourgeois, cette appartenance de son amoureux &agrave; ce milieu la rebute d'embl&eacute;e. Lorsqu'elle visite sa chambre la premi&egrave;re fois, apr&egrave;s qu&rsquo;ils aient tous les deux quitt&eacute; l&rsquo;h&ocirc;pital, elle voit bien leur diff&eacute;rence : &laquo;Cha&icirc;ne hi-fi, collection de disques, magn&eacute;toscope, t&eacute;l&eacute;, jeu vid&eacute;o, consoles, maquettes d'avion. Gloria &eacute;tait touch&eacute;e, en m&ecirc;me temps que catastroph&eacute;e, qu'il n'ait pas honte de l'emmener l&agrave;&raquo; (<em>BBB</em>, p. 97). Comme la voix de la bourgeoise Alice Martin, dans <em>Teen Spirit</em>, qui excite et d&eacute;go&ucirc;te Bruno, Gloria est &agrave; la fois attir&eacute;e et repouss&eacute;e par cette exhibition de sa fortune familiale. Les parents d'&Eacute;ric ne trouvent pas que Gloria est une assez bonne fr&eacute;quentation pour leur fils; ils le menacent donc de l'envoyer dans une &eacute;cole militaire suisse s'il continue de la voir. Il d&eacute;cide alors de quitter la maison. </p> <p>Avec Gloria, il part en cavale dans la France &agrave; la recherche de concerts punk. Au cours du voyage, les amoureux sont arr&ecirc;t&eacute;s par la police. Dans les romans de Despentes, on ne fait jamais un bon accueil aux policiers. Il faut dire que ses personnages sont souvent des parias, ils sont de ceux qui connaissent de pr&egrave;s la violence que peuvent exercer les forces de l'ordre au nom du maintien des privil&egrave;ges des mieux nantis. Dans une sc&egrave;ne du roman <em>Baise-moi</em>, par exemple, Manu est t&eacute;moin d&rsquo;un accident. Elle veut sauver la victime, Karla : &laquo;Elle appelle les pompiers dans la foul&eacute;e ; les flics, elle n&rsquo;a pas trop confiance parce qu&rsquo;elle parle trop mal. Mais les pompiers lui inspirent davantage confiance<a name="note11b" href="#note11a"><strong>[11]</strong></a>&raquo;. Manu se sent condamn&eacute;e d&rsquo;avance, elle ne peut demander l&rsquo;aide des policiers en toute confiance parce qu&rsquo;elle ne ma&icirc;trise pas correctement le langage, le langage de ceux au secours desquels on vient. Apr&egrave;s la nuit que Gloria et &Eacute;ric passent en prison, ils sont s&eacute;par&eacute;s. Les policiers, qui jugent le fils de bourgeois inad&eacute;quat pour la vie de punk, d&eacute;cident de le remettre &agrave; ses parents. Du jour au lendemain, Gloria se retrouve seule. Elle ne peut plus prendre contact avec lui. </p> <p>&Eacute;ric et Gloria se retrouvent vingt ans plus tard. Non seulement &Eacute;ric est-il devenu un bourgeois, il est en plus une star de la t&eacute;l&eacute;vision, l&rsquo;animateur en vue d&rsquo;une &eacute;mission culturelle. Malgr&eacute; tout ce succ&egrave;s, il est malheureux et veut revoir Gloria. Il sait que sa nouvelle vie la d&eacute;go&ucirc;te, mais il recherche son aversion. Il d&eacute;sire pr&egrave;s de lui cette femme qui rejette son m&eacute;tier plus que toutes les autres. Il a toujours aim&eacute; cette col&egrave;re immense qu&rsquo;elle porte en elle. Lors de leurs premi&egrave;res rencontres, &Eacute;ric lui a dit&nbsp;: &laquo;Moi, je ne m'&eacute;nerve jamais. J'aimerais beaucoup que &ccedil;a m'arrive.&raquo; (<em>BBB</em>, p. 67) Il a besoin de sa col&egrave;re pour survivre. La narratrice de <em>Bye Bye Blondie</em> ne critique pas les divisions sociales, elle se les approprie totalement. Elle explique les probl&egrave;mes qu&rsquo;elle vit avec &Eacute;ric &agrave; partir d&rsquo;une incompatibilit&eacute; de classe, qu&rsquo;ils tentent de surmonter pour vivre ensemble<a name="note12b" href="#note12a"><strong>[12]</strong></a>.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L&rsquo;&eacute;tonnant destin d&rsquo;un rat&eacute;</strong></span></p> <p>Comme je l&rsquo;&eacute;crivais, dans <em>Teen Spirit</em>, Despentes construit le sc&eacute;nario similaire. Au tout d&eacute;but du roman, Bruno re&ccedil;oit un appel d&rsquo;une ancienne amante qui lui apprend qu&rsquo;elle a eu un enfant de lui. N&rsquo;&eacute;tant plus capable de contr&ocirc;ler sa fille qui veut &agrave; tout prix conna&icirc;tre son p&egrave;re, Alice fait ce qu&rsquo;elle croyait jusqu&rsquo;alors impensable, elle propose &agrave; Bruno d&rsquo;entrer dans leur vie en rencontrant sa fille. La jeune adolescente est ravie, elle aime ce p&egrave;re que sa m&egrave;re lui avait pr&eacute;sent&eacute; comme un &laquo;clodo&raquo; (<em>TS</em>, p. 81); la pr&eacute;sence n&eacute;gative de Bruno, qui est tout le contraire de sa m&egrave;re, l&rsquo;enchante. Au grand dam d&rsquo;Alice, qui esp&egrave;re que cette folie &ndash;celle de faire de Bruno un p&egrave;re&ndash; ne se prolonge pas trop longtemps, Bruno se r&eacute;v&egrave;le plut&ocirc;t dou&eacute; dans son r&ocirc;le&nbsp;: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Alice &eacute;tait d&eacute;&ccedil;ue que j&rsquo;arrive &agrave; l&rsquo;heure, en pleine forme et de bonne humeur. Elle s&rsquo;&eacute;tait fait une id&eacute;e de moi&nbsp;: zonard, incapable, pas fiable et caract&eacute;riel. Reposant sur de vieilles images, et sur un fantasme de bad boy. C&rsquo;&eacute;tait ce genre de bourge, d&eacute;&ccedil;ue que je ne sois plus destroy. Elle avait toutes ses dents, ses cheveux bien brillants et sa peau bien soign&eacute;e, mais, pour le folklore, elle aurait bien voulu d&rsquo;un punk tra&icirc;nant dans ses barrages. (<em>TS</em>, p. 128)</span><br /> &nbsp;</div> <p>Elle n&rsquo;a aucune envie de conna&icirc;tre ce Bruno transform&eacute; qui prend ses responsabilit&eacute;s et qui s&rsquo;occupe avec joie de sa fille. Comme sa fille et comme &Eacute;ric dans <em>Bye Bye Blondie</em>, Alice recherche elle aussi dans sa vie une pr&eacute;sence n&eacute;gative. On aime les rat&eacute;s &agrave; leur place, dans leur r&ocirc;le bien rassurant et apaisant de perdant. </p> <p>&Agrave; la fin de <em>Teen Spirit</em>, un &eacute;v&eacute;nement ext&eacute;rieur &agrave; la vie des protagonistes survient&nbsp;: les tours du World Trade Center tombent, d&eacute;truisant au passage le monde financier sur lequel repose la vie d&rsquo;Alice. Despentes propose ainsi sa lecture &agrave; la sauce anticapitaliste du 11 septembre 2001, mais tr&egrave;s efficacement elle nuance son portrait. Devant l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement qui bouleverse Alice, Bruno devient subitement une pr&eacute;sence r&eacute;confortante, il lui permet de reposer ses craintes sur quelqu&rsquo;un. Confront&eacute; &agrave; un &eacute;v&eacute;nement tragique, Bruno est plus r&eacute;sistant qu&rsquo;Alice, plus apte qu&rsquo;elle &agrave; s&rsquo;adapter aux bouleversements du monde&nbsp;: &laquo;Je faisais partie des gens mal adapt&eacute;s que les situations de chaos remettaient paradoxalement en phase&raquo; (TS, p. 221) Personne n&rsquo;est pr&eacute;par&eacute; &agrave; &ecirc;tre confront&eacute; &agrave; un &eacute;v&eacute;nement, un &eacute;v&eacute;nement est toujours de trop, toujours impr&eacute;visible. Judith Butler situe bri&egrave;vement de fa&ccedil;on th&eacute;orique, dans un passage du <em>Pouvoir des mots</em> [1997], l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement traumatique et le trauma social&nbsp;:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">L&rsquo;&eacute;v&eacute;nement traumatique est une exp&eacute;rience prolong&eacute;e qui &eacute;chappe [<em>defies</em>] &agrave; la repr&eacute;sentation et la propage simultan&eacute;ment. Le trauma social prend la forme non d&rsquo;une structure qui se r&eacute;p&egrave;te m&eacute;caniquement, mais plut&ocirc;t celle d&rsquo;une suj&eacute;tion continuelle, celle de la remise en sc&egrave;ne de l&rsquo;injure par des signes qui &agrave; la fois oblit&egrave;rent et rejouent la sc&egrave;ne<a name="note13b" href="#note13a"><strong>[13]</strong></a>. </span><br /> &nbsp;</div> <p>L&rsquo;&eacute;v&eacute;nement est un ph&eacute;nom&egrave;ne, au sens philosophique, qui n&rsquo;est jamais &agrave; l&rsquo;arr&ecirc;t. Il est fuyant, comme l&rsquo;&eacute;crit Butler, et cette fuite, hors de l&rsquo;imm&eacute;diate repr&eacute;sentation, lui permet de prolonger son insaisissable bouleversement. Le d&eacute;class&eacute;, victime d&rsquo;un certain trauma social, est celui qui a r&eacute;ussi &agrave; survivre &agrave; sa mani&egrave;re aux violences de ce monde qui l&rsquo;exclut. Peut-&ecirc;tre cette exp&eacute;rience lui donne-t-elle quelque chose de plus pour tenir le coup face &agrave; une grande catastrophe ? C&rsquo;est ce que la finale de <em>Teen Spirit</em> donne &agrave; r&eacute;fl&eacute;chir. Les deux derniers romans de Despentes nous r&eacute;v&egrave;lent ainsi une v&eacute;rit&eacute; &agrave; la fois belle et horrible&nbsp;: on a besoin des marginaux, des d&eacute;class&eacute;s, pour survivre. </p> <hr /> <br /> <strong><a name="note1a" href="#note1b">[1]</a> </strong>Frederic Jameson, &laquo;Reflections in Conclusion&raquo;, in Theodor W. Adorno, Walter Benjamin, Ernst Bloch, Bertolt Brecht et Georg Luk&aacute;cs, <em>Aesthetics and Politics</em>, coll. &laquo;Radical Thinkers&raquo;, London-New York, Verso, 2007, p. 201.<strong><br /> <a name="note2a" href="#note2b">[2]</a> </strong>Au sens marxiste, la &laquo;m&eacute;diation&raquo; est le concept qui permet d&rsquo;expliquer que le sujet n&rsquo;est en contact directement avec la nature. Il n&rsquo;y a pas d&rsquo;imm&eacute;diatet&eacute; entre la conscience historique du sujet et sa position dans le monde.<strong>&nbsp; <br /> <a name="note3a" href="#note3b">[3]</a> </strong>L&rsquo;expression &laquo;petits bourgeois&raquo; est aussi tir&eacute;e du vocabulaire marxiste. Elle sert &agrave; d&eacute;signer la classe moyenne qui est plus libre que les prol&eacute;taires puisqu&rsquo;elle poss&egrave;de un certain contr&ocirc;le sur ses moyens de production, sans &ecirc;tre &laquo;propri&eacute;taire&raquo; ou &laquo;dirigent d&rsquo;entreprise&raquo; comme le bourgeois. Le p&egrave;re de Calle, par exemple, est m&eacute;decin.<br /> <a name="note4a" href="#note4b"><strong>[4]</strong></a><strong> </strong>J&rsquo;ai visionn&eacute; l&rsquo;extrait de l&rsquo;&eacute;mission en ligne &agrave; cette adresse url&nbsp;: <a href="http://www.ina.fr/art-et-culture/litterature/video/I08007295/virginie-despentes-invitee-au-cercle-de-minuit.fr.html" title="http://www.ina.fr/art-et-culture/litterature/video/I08007295/virginie-despentes-invitee-au-cercle-de-minuit.fr.html">http://www.ina.fr/art-et-culture/litterature/video/I08007295/virginie-de...</a> [consult&eacute; le 17 juin 2010]<br /> <a name="note5a" href="javascript:void(0);/*1276790150881*/"><strong>[5]</strong></a> Enfin, on le suppose en regardant l&rsquo;&eacute;mission. S&rsquo;il y a eu une h&eacute;sitation, elle fut coup&eacute;e au montage! <br /> <a name="note6a" href="#note6b"><strong>[6]</strong></a> J&rsquo;ai visionn&eacute; l&rsquo;extrait de l&rsquo;&eacute;mission en ligne &agrave; cette adresse url&nbsp;: <a href="http://fr.truveo.com/virginie-despentes-pour-la-sortie-de-son-roman/id/1846747682" title="http://fr.truveo.com/virginie-despentes-pour-la-sortie-de-son-roman/id/1846747682">http://fr.truveo.com/virginie-despentes-pour-la-sortie-de-son-roman/id/1...</a> [consult&eacute; le 17 juin 2010]<br /> <a name="note7a" href="#note7b"><strong>[7]</strong></a><strong> </strong>Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi, <em>Baise-moi</em>, France, 2000, 77 minutes.<strong> <br /> </strong><a name="note8a" href="#note8b"><strong>[8] </strong></a>Marie-H&eacute;l&egrave;ne Bourcier, qui fait de <em>Baise-moi</em> le grand film de la th&eacute;orie f&eacute;ministe queer, en r&eacute;sume efficacement l&rsquo;enjeu : &laquo; Baise moi veut dire &agrave; la fois Fuck me ! et Fuck off ! C&rsquo;est l&agrave; que r&eacute;side la prouesse du film&nbsp;: constituer une resignification op&eacute;r&eacute;e par des femmes, f&eacute;ministe et politique, qui ne fait pas l&rsquo;&eacute;conomie de la sexualit&eacute;&raquo;. Tant que le film constituera une &laquo;&nbsp;resignification &raquo; inacceptable aux yeux du monde, il continuera, selon elle, de r&eacute;sister &agrave; sa r&eacute;cup&eacute;ration. Marie-H&eacute;l&egrave;ne Bourcier, <em>Queer zones. Politiques des identit&eacute;s sexuelles, des repr&eacute;sentations et des savoirs</em>, Paris, Balland, 2001, p. 26. <strong><br /> </strong><a name="note9a" href="#note9b"><strong>[9] </strong></a>Virginie Despentes, <em>King Kong th&eacute;orie</em>, Paris, Le livre de poche, 2007 [2006], p. 97.<strong><br /> </strong><a name="note10a" href="#note10b"><strong>[10]</strong></a><strong> </strong>Le <em>Lumpenproletariat</em>, selon le terme de Marx, qu&rsquo;on traduit en fran&ccedil;ais par &laquo;sous-prol&eacute;tariat&raquo;, signifie litt&eacute;ralement en allemand&nbsp;: le prol&eacute;tariat en haillons. <strong><br /> </strong><a name="note11a" href="#note11b"><strong>[11]</strong></a><strong>&nbsp;</strong>Virginie Despentes, <em>Baise-moi</em>, Paris, J&rsquo;ai lu, 1994 [2000], p. 68.<strong><br /> </strong><a name="note12a" href="#note12b"><strong>[12]</strong></a><strong> </strong>Il s&rsquo;agit aussi d&rsquo;un conflit homme-femme. J&rsquo;ai choisi de ne pas lire le roman sous cet angle. D&rsquo;abord, bien qu&rsquo;il s&rsquo;agisse d&rsquo;un th&egrave;me tr&egrave;s important chez Despentes, elle le d&eacute;veloppe plus efficacement dans <em>Baise-moi</em>, <em>Les chiennes savantes</em> et <em>Les jolies choses</em>. Aussi, dans la version cin&eacute;matographique de <em>Bye Bye Blondie</em> qui serait actuellement en cours de tournage, Despentes a remplac&eacute; &Eacute;ric par une femme, soulignant ainsi l&rsquo;aspect secondaire du conflit homme-femme dans le r&eacute;cit.<strong><br /> </strong><a name="note13a" href="#note13b"><strong>[13]</strong></a><strong> </strong>Judith Butler, <em>Le pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif</em>, Paris, Amsterdam, 2004, p. 59. <br /> <strong> <p></p></strong> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-rassurante-presence-des-declasses#comments BOURCIER, Marie-Hélène BUTLER, Judith CALLE, Sophie Communisme Culture populaire DESPENTES, Virginie Engagement Événement Féminisme France Idéologie JAMESON, Frederic Luttes des classes MARX, Karl Marxisme Politique Sociocritique Roman Thu, 17 Jun 2010 15:20:59 +0000 Amélie Paquet 236 at http://salondouble.contemporain.info Penser au présent http://salondouble.contemporain.info/antichambre/penser-au-present <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/hope-jonathan">Hope, Jonathan</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-text field-field-soustitre"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> La conférence d&#039;Alain Badiou et de Slavoj Žižek </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> <span class="Apple-style-span" style="color: rgb(128, 128, 128); font-weight: bold; "><br /> Pourquoi le philosophe?&nbsp;<br /> </span><br /> Quel est le r&ocirc;le du philosophe aujourd&rsquo;hui? Quelle est sa place dans la soci&eacute;t&eacute;, dans l&rsquo;organisation du travail, dans la vie intellectuelle?</p> <p>Au moins depuis Socrate, nous savons que le philosophe trouve des probl&egrave;mes et tente de les formuler correctement &mdash;il n&rsquo;y apporte pas n&eacute;cessairement des solutions. Mais cette d&eacute;finition ne fait pas n&eacute;cessairement consensus; on pourrait douter, de mani&egrave;re tout &agrave; fait juste, de la primaut&eacute; de la forme probl&eacute;matisante de la philosophie. Si la pens&eacute;e ne pose que des probl&egrave;mes, comment expliquer la formulation de v&eacute;rit&eacute;s g&eacute;n&eacute;rales? La question est tout &agrave; fait capitale compte tenu du fait que la pens&eacute;e s&rsquo;organise souvent, voire prioritairement, autour de concepts universaux.</p> <p>Cette h&eacute;sitation ne doit pas nous concerner dans l&rsquo;imm&eacute;diat, nous y reviendrons. Pour l&rsquo;instant, c&rsquo;est plut&ocirc;t le r&ocirc;le du &laquo;philosophe entremetteur&raquo; qui nous int&eacute;resse. Alain Badiou et Slavoj Žižek, deux penseurs qui ont une certaine r&eacute;putation &agrave; cet &eacute;gard<a href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>, ont publi&eacute; ensemble une conf&eacute;rence intitul&eacute;e <em>Philosophy in the Present</em> qui d&eacute;fend et revalorise cette position. Il s&rsquo;agit d&rsquo;un texte oral et spontan&eacute; qui devrait, dans les mots de mots de l&rsquo;&eacute;diteur, &laquo;stimuler la contradiction, la pens&eacute;e et des lectures suppl&eacute;mentaires.&raquo; (XI)<a href="#note2a"><strong>[2]</strong></a> Badiou et Žižek ne sont pas unanimes dans leurs positions philosophiques. N&eacute;anmoins, ils s&rsquo;entendent et r&eacute;affirment syst&eacute;matiquement cette entente au cours de l&rsquo;entretien. C&rsquo;est la nature complexe de cette entente et de son incidence sur la pens&eacute;e qui fera l&rsquo;objet d&rsquo;analyse ici.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les d&eacute;buts conjoints de la pens&eacute;e et la politique</strong></span></p> <p>Tous deux extr&ecirc;mement politis&eacute;s, Badiou et Žižek jugent capitale l&rsquo;articulation entre la philosophie fondamentale et la philosophie politique. Cela ne signifie pas qu&rsquo;&agrave; leurs yeux ces deux domaines se recouvrent enti&egrave;rement. Au contraire, la politique porte sur des situations collectives, tandis que le philosophe est concern&eacute; par les probl&egrave;mes. N&eacute;anmoins, consid&eacute;rant leur exp&eacute;rience politique, c&rsquo;est sans surprise que les auteurs d&eacute;finissent le philosophe comme quelqu&rsquo;un qui intervient dans les affaires du monde et qui s&rsquo;implique dans les affaires communes. Cet engagement est pourtant bien particulier. Selon Badiou et Žižek, il n&rsquo;est pas attendu du philosophe qu&rsquo;il prenne position dans un d&eacute;bat en se justifiant avec des arguments plus intelligents que la moyenne. Fondamentalement, la philosophie ne g&eacute;n&egrave;re pas des opinions. L&rsquo;engagement politique du philosophe consiste plut&ocirc;t &agrave; reformuler les termes du d&eacute;bat, &agrave; montrer que ces termes, institu&eacute;s typiquement par les m&eacute;dias ou par les politiciens, posent de faux probl&egrave;mes.</p> <p>Par cons&eacute;quent, les auteurs s&rsquo;entendent tout particuli&egrave;rement &agrave; dire que, essentiellement, le philosophe probl&eacute;matise et d&eacute;sordonne. Cette id&eacute;e partag&eacute;e donne un ton plus ou moins uniforme &agrave; l&rsquo;ensemble du livre. Par exemple, Badiou affirme: <span style="color: rgb(128, 128, 128);"></span></p> <p></p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">C&rsquo;est cette histoire que la philosophie nous dit toujours, sous plein d&rsquo;allures diff&eacute;rentes: d&rsquo;&ecirc;tre dans l&rsquo;exception, dans le sens de l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement, de garder ses distances du pouvoir, et d&rsquo;accepter les cons&eacute;quences d&rsquo;une d&eacute;cision, aussi recul&eacute;es et difficiles qu&rsquo;elles puissent &ecirc;tre. (13)</span><br /> &nbsp;</div> <div>Badiou revient avec insistance sur l&rsquo;id&eacute;e et d&eacute;clare quelques pages plus loin:<br /> &nbsp;</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je crois que c&rsquo;est tr&egrave;s important &agrave; comprendre: un engagement philosophique authentique, dans des situations, cr&eacute;e une &eacute;tranget&eacute;. Dans un sens g&eacute;n&eacute;ral, il est &eacute;tranger. Et quand il est simplement quelconque, quand il ne poss&egrave;de pas cette &eacute;tranget&eacute;, quand il n&rsquo;est pas immerg&eacute; dans ce paradoxe, alors c&rsquo;est un engagement politique, un engagement id&eacute;ologique, l&rsquo;engagement d&rsquo;un citoyen, mais ce n&rsquo;est pas n&eacute;cessairement un engagement philosophique. L&rsquo;engagement philosophique est marqu&eacute; par son &eacute;tranget&eacute; interne. (23-24)</span><br /> &nbsp;</div> <div>Žižek tient des propos similaires:<br /> &nbsp;</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">L&agrave; o&ugrave; je veux diriger l&rsquo;attention, c&rsquo;est vers ce moment d&rsquo;&eacute;tranget&eacute; qui &eacute;merge par d&eacute;placement; depuis les touts d&eacute;buts &mdash;c&rsquo;est ce que veut nous dire Heidegger&mdash; la philosophie n&rsquo;&eacute;tait pas le discours de ceux qui ressentent la certitude d&rsquo;&ecirc;tre chez soi. Elle a toujours n&eacute;cessit&eacute; un minimum d&rsquo;effondrement de la soci&eacute;t&eacute; organique. Depuis Socrate nous rencontrons encore et encore cette alt&eacute;rit&eacute;, ces trous, et c&rsquo;est int&eacute;ressant que nous puissions m&ecirc;me d&eacute;couvrir l&rsquo;&eacute;tranger chez Descartes &mdash;et donc exposer ses d&eacute;tracteurs. Dans la seconde section du <em>Discours de la m&eacute;thode</em>, il y a, je crois, sa remarque c&eacute;l&egrave;bre o&ugrave; il raconte comment il a d&eacute;couvert dans les voyages non seulement l&rsquo;&eacute;tranget&eacute; des autres coutumes, mais aussi le fait que sa propre culture &eacute;tait encore plus &eacute;trange, m&ecirc;me risible, vu d&rsquo;ailleurs. &Agrave; mon opinion, c&rsquo;est l&agrave; le point z&eacute;ro de la philosophie. Chaque philosophe adopte ce lieu de d&eacute;placement. (70-71)</span><br /> &nbsp;</div> <div>La pens&eacute;e appara&icirc;t ainsi essentiellement comme une affaire de ruptures. Ces ruptures &mdash;des relations impossibles&mdash; sont des moments cl&eacute;s de la philosophie. Que l&rsquo;on con&ccedil;oive ces ruptures en termes de d&eacute;cisions, d&rsquo;instants, de paradoxes ou d&rsquo;&eacute;v&eacute;nements, le r&eacute;sultat est le m&ecirc;me: il s&rsquo;agit de d&eacute;finir la philosophie comme la discipline qui brise la douce cyclicit&eacute; du sens. La pens&eacute;e a n&eacute;cessairement un d&eacute;but radical, une naissance qui se d&eacute;terminent par opposition &agrave; tout ce qui est autre. La pens&eacute;e est essentiellement n&eacute;gative et &eacute;merge lorsque le sujet d&eacute;cide de se positionner hors de lieux communs. Comme la plupart des textes qu&rsquo;ont publi&eacute;s ces auteurs, <em>Philosophy in the Present</em> est un plaidoyer pour des philosophies radicales et des politiques r&eacute;volutionnaires actuelles. <p>Dans ce sens, la pens&eacute;e ne consiste pas &agrave; g&eacute;n&eacute;rer des applications dites &laquo;concr&egrave;tes&raquo;. Selon Žižek, rien de plus &eacute;loign&eacute; de la philosophie que la liste des dix crises humanitaires (ch&ocirc;mage, drogue, etc.) que J. Derrida compile dans les <em>Spectres de Marx</em> (1993). La pens&eacute;e doit r&eacute;sister &agrave; la tentation pragmatique de s&rsquo;immiscer dans le monde et doit, au contraire, assumer sa nature id&eacute;ale. Un exemple donn&eacute; par Žižek est tout &agrave; fait &eacute;clairant: dans les d&eacute;bats concernant la biog&eacute;n&eacute;tique, la t&acirc;che du philosophe n&rsquo;a rien &agrave; voir avec les probl&egrave;mes &eacute;thiques. Ou, du moins, si le philosophe offre une r&eacute;ponse &agrave; ces d&eacute;bats, ce n&rsquo;est pas <em>en tant que</em> philosophe &mdash;il n&rsquo;en sait rien de plus que n&rsquo;importe quel citoyen. La t&acirc;che du philosophe consiste plut&ocirc;t &agrave; r&eacute;fl&eacute;chir aux implications qu&rsquo;ont les pratiques biologiques nouvelles sur <em>l&rsquo;id&eacute;e</em> de l&rsquo;homme.</p> <p>Pr&eacute;cis&eacute;ment parce qu&rsquo;ils r&eacute;sistent &agrave; la tentation pragmatique, Badiou et Žižek s&rsquo;en prennent aux philosophes de la signification, de l&rsquo;ordre et de la continuit&eacute;<a href="#note3a"><strong>[3]</strong></a>. Le probl&egrave;me qu&rsquo;ils exposent ne concerne pas le rapport de la pens&eacute;e au monde, mais la (re)formulation d&rsquo;une philosophie qui reconna&icirc;t le caract&egrave;re essentiellement et excessivement transcendantal de la pens&eacute;e. D&rsquo;ailleurs, que <em>Philosophy in the Present</em> soit une transcription d&rsquo;un &eacute;v&eacute;nement <em>oral</em> n&rsquo;est pas un hasard, compte tenu du fait que la parole est de l&rsquo;ordre du pr&eacute;sent, un &eacute;ternel maintenant arrach&eacute; de son contexte temporel<a href="#note4a"><strong>[4]</strong></a>. De mani&egrave;re analogue, l&rsquo;organisation des id&eacute;es immuables, c&rsquo;est-&agrave;-dire la pens&eacute;e, est absolument actuelle. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L&rsquo;organisation politique et la v&eacute;rit&eacute;</strong></span></p> <p>Dans la d&eacute;mocratie telle que nous la vivons en Occident, on ne cesse de pr&ocirc;ner l&rsquo;harmonie entre les termes. On fait l&rsquo;&eacute;loge du dialogue o&ugrave; tous les partis se parlent confortablement et conform&eacute;ment &agrave; certaines r&egrave;gles. Le dialogue est la manifestation d&rsquo;une commensurabilit&eacute; entre les diff&eacute;rents discours. Le dialogue est, d&rsquo;une certaine mani&egrave;re, le sympt&ocirc;me du sens raisonn&eacute;, harmonieux et triomphant. La politique telle qu&rsquo;elle se d&eacute;ploie dans la majorit&eacute; des pays dits civilis&eacute;s, o&ugrave; r&egrave;gne une forme standardis&eacute;e et tranquille de parlementarisme, est une image claire de ce triomphe. Les diff&eacute;rents partis politiques sont commensurables, sinon carr&eacute;ment interchangeables. Une rotation assez courtoise des r&ocirc;les est la norme: l&rsquo;opposition devient &eacute;ventuellement la majorit&eacute;, tous ont leur tour pour &ecirc;tre chef.</p> <p>Selon Badiou et Žižek ce dialogue est justement non-philosophique. Ce n&rsquo;est pas dans les rapports (dialogue) entre les diff&eacute;rents termes qu&rsquo;&eacute;merge la philosophie, mais dans les ruptures (parole). Parce que la philosophie est contrariante, cela implique que la politique l&rsquo;est &eacute;galement &mdash;ou plut&ocirc;t elle devrait l&rsquo;&ecirc;tre. C&rsquo;est ainsi que les auteurs pourfendent la politique usuelle: le parlementarisme standard, douce&acirc;tre et mou, propageant ses valeurs de bon sens et de continuit&eacute;, est ce qu&rsquo;il y a de plus &eacute;loign&eacute; de la pens&eacute;e. La politique doit se mettre &agrave; l&rsquo;heure de la philosophie, en s&rsquo;ouvrant &agrave; sa r&eacute;alit&eacute; paradoxale et en reconnaissant qu&rsquo;elle est effectivement fond&eacute;e sur une impossible r&eacute;solution. Choisir une option c&rsquo;est &eacute;galement en refuser une autre: tout se joue dans ces instants d&eacute;cisifs et insens&eacute;s o&ugrave; les sujets penchent vers les exc&egrave;s.</p> <p>Embo&icirc;tant le pas sur Badiou, Žižek affirme: &laquo;Il n&rsquo;y aura &agrave; peine un dialogue entre nous, parce que nous sommes en grande partie d&rsquo;accord. Mais est-ce que cela pourrait &ecirc;tre &mdash;pour commencer avec une provocation&mdash; un signe de philosophie r&eacute;elle?&raquo; (49) L&rsquo;accord &eacute;voqu&eacute; ici n&rsquo;est pas d&rsquo;ordre dialogique, ni le fruit d&rsquo;un pseudod&eacute;bat concernant de petites nuances. D&rsquo;ailleurs, il s&rsquo;agit moins d&rsquo;un commun accord que d&rsquo;un m&ecirc;me combat radical: la philosophie n&rsquo;est pas une entreprise o&ugrave; se consolide le sens, mais une activit&eacute; de destruction. Le <em>take home</em> message, comme disent les Anglais, c&rsquo;est que la r&eacute;volte ne suffit pas.<em> Philosophy in the Present</em> est, ni plus ni moins, qu&rsquo;un appel &agrave; la pleine r&eacute;volution, l&rsquo;exigence philosophique par excellence<a href="#note5a"><strong>[5]</strong></a>.</p> <p>Un doute se profile peut-&ecirc;tre &agrave; la r&eacute;ception d&rsquo;un discours si frappant et engag&eacute;. Si la philosophie est essentiellement contrariante et si, de surcro&icirc;t, elle formule des probl&egrave;mes afin de d&eacute;sordonner, qu&rsquo;en est-il de la <em>v&eacute;rit&eacute;</em>? Si l&rsquo;on d&eacute;finit le travail de la pens&eacute;e philosophique et politique comme disrupteur, comment soutenir des affirmations universelles? Car &agrave; lire Badiou et Žižek on constate sans difficult&eacute; que leurs affirmations sur la philosophie et la politique sont &eacute;nonc&eacute;es avec assurance. J&rsquo;ai signal&eacute; en introduction cette h&eacute;sitation: la forme probl&eacute;matisante de la pens&eacute;e est-elle originale? La question est cruciale, car la pens&eacute;e n&eacute;gocie avec des id&eacute;es, des repr&eacute;sentations abstraites, des formes infinies et immuables. Mais comment y arrive-t-elle?</p> <p>Ce probl&egrave;me n&rsquo;en est qu&rsquo;un qu&rsquo;&agrave; condition que l&rsquo;on voie une sorte d&rsquo;opposition entre la rupture singuli&egrave;re et la v&eacute;rit&eacute; universelle. Cette opposition a &eacute;t&eacute; soutenue par des &laquo;d&eacute;constructivistes de carri&egrave;re&raquo; (86); mais Badiou et Žižek se distinguent des philosophes de cette g&eacute;n&eacute;ration pr&eacute;c&eacute;dente en d&eacute;clarant que l&rsquo;on doit cesser les valses-h&eacute;sitations devant des choix, oser prendre des d&eacute;cisions et postuler des v&eacute;rit&eacute;s. C&rsquo;est dans ce sens qu&rsquo;il faut lire les huit th&egrave;ses que formule Badiou &agrave; propos de l&rsquo;universalit&eacute;<a href="#note6a"><strong>[6]</strong></a>. Il n&rsquo;est pas n&eacute;cessaire d&rsquo;&eacute;tudier ici m&eacute;ticuleusement l&rsquo;institution technique et m&eacute;thodique de l&rsquo;universalit&eacute; (sur laquelle Badiou a longtemps &oelig;uvr&eacute;) pour voir ce qu&rsquo;elle implique. Essentiellement ces th&egrave;ses d&eacute;fendent l&rsquo;id&eacute;e selon laquelle l&rsquo;universalit&eacute; se manifeste dans les exceptions, dans les d&eacute;cisions radicales et renversantes d&rsquo;un instant. L&rsquo;universel se r&eacute;v&egrave;le dans les situations paradoxales, la multiplicit&eacute; infinie de singularit&eacute;s &eacute;v&eacute;nementielles, pr&eacute;cis&eacute;ment ce que Badiou d&eacute;signe &mdash;&agrave; la suite de Lacan&mdash; comme &laquo;le vide de n&rsquo;importe quel et chaque sujet.&raquo; (47)</p> <p>D&eacute;gag&eacute; de tout contexte partisan, de toute particularit&eacute; nationale, ou de toute condition naturelle, la philosophie et, dans son sillage, la politique, doivent se r&eacute;concilier avec leur potentiel universaliste. Žižek affirme clairement:<br /> &nbsp;</p></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">L&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;un d&eacute;bat intellectuel qui brise avec l&rsquo;ordre particulier, d&eacute;ment la doctrine conservatrice selon laquelle seule l&rsquo;identification compl&egrave;te avec nos racines rend possible l&rsquo;&ecirc;tre humain dans le sens emphatique du terme. Vous n&rsquo;&ecirc;tes compl&egrave;tement humain que lorsque vous &ecirc;tes compl&egrave;tement autrichien, slov&egrave;ne, fran&ccedil;ais et ainsi de suite. Le message fondamental de la philosophie dit, plut&ocirc;t, que vous pouvez imm&eacute;diatement participer &agrave; l&rsquo;universalit&eacute;, au-del&agrave; des identifications particuli&egrave;res. (72)</span><br /> &nbsp;</div> <div>Dans la m&ecirc;me veine, Badiou d&eacute;clare:<br /> &nbsp;</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je pense que, depuis Platon, la philosophie a fait face &agrave; l&rsquo;inhumain, et c&rsquo;est l&agrave; que se dessine sa vocation. Chaque fois que la philosophie se confine &agrave; l&rsquo;humanit&eacute; telle qu&rsquo;elle a &eacute;t&eacute; historiquement constitu&eacute;e et d&eacute;finie, elle se diminue et &agrave; la fin elle se supprime. Elle se supprime, parce que sa seule utilit&eacute; devient celle de conserver, r&eacute;pandre et consolider le mod&egrave;le &eacute;tabli de l&rsquo;humanit&eacute;. (74-75) <p> </p></span></div> <div>Si la philosophie doit effectivement d&eacute;passer l&rsquo;homme et assumer l&rsquo;universalit&eacute;, la politique devra &eacute;galement prendre les moyens n&eacute;cessaires afin de r&eacute;pondre &agrave; de telles exigences. Pour Badiou et Žižek c&rsquo;est l&rsquo;id&eacute;e du communisme qui se pr&eacute;sente comme &eacute;tant la r&eacute;ponse politique la plus ad&eacute;quate, sinon la seule r&eacute;ellement adapt&eacute;e, a cette exigence de la pens&eacute;e<a href="#note7a"><strong>[7]</strong></a>. En effet, loin d&rsquo;&ecirc;tre morte, seule l&rsquo;id&eacute;e du communisme poss&egrave;de le caract&egrave;re fondamentalement &eacute;mancipatoire &mdash;allant bien au-del&agrave; de contingences historiques et humaines&mdash; n&eacute;cessaire &agrave; la rupture et le renouveau. <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bilan</strong></span></p> <p>Badiou et Žižek insistent sur une d&eacute;finition contrariante de la philosophie. En d&eacute;coulent des implications politiques: finis les pseudod&eacute;bats et le parlementarisme mou, les politiques radicales et r&eacute;volutionnaires doivent &ecirc;tre prises au s&eacute;rieux, car seules elles posent les probl&egrave;mes en leurs termes v&eacute;ritables. </p> <p>Ce qui rend le projet de Badiou et Žižek d&rsquo;autant plus novateur et urgent, tient du fait qu&rsquo;ils restaurent l&rsquo;exigence de la v&eacute;rit&eacute; entendue comme principe universel. De cette mani&egrave;re, ils d&eacute;veloppent une filiation philosophique &agrave; l&rsquo;oppos&eacute; des th&eacute;ories du sens qui ont domin&eacute; le XXe si&egrave;cle, mod&eacute;lis&eacute;es trop souvent sur les totalit&eacute;s rhizomatiques et organiques. Les auteurs optent plut&ocirc;t pour une dialectique radicale et deviennent ainsi les repr&eacute;sentants d&rsquo;une forme d&rsquo;id&eacute;alisme mutante et nouvelle. Leur entente particuli&egrave;re s&rsquo;&eacute;tablit pr&eacute;cis&eacute;ment sur ce terrain transcendantal d&rsquo;id&eacute;es et de paroles pures.</p> <p>Dans ce sens, les relativismes culturels, nationaux, sexuels, naturels, etc., sont trop &eacute;troits pour d&eacute;finir la philosophie et la politique actuelle &mdash;m&ecirc;me l&rsquo;humanit&eacute; ne suffit plus. Si le penseur trouve et formule des probl&egrave;mes, comme je l&rsquo;ai indiqu&eacute; en introduction, il ne doit pas pour autant se m&eacute;fier de la v&eacute;rit&eacute;. Au contraire, il doit la rechercher et se risquer &agrave; affirmer les choses qui l&rsquo;ont convaincu de leur caract&egrave;re absolu. Pour aborder les probl&egrave;mes philosophiques et les situations collectives politiques, la pens&eacute;e doit dor&eacute;navant assumer son caract&egrave;re excessif et universel.<br /> <a href="#note1a"><strong><br /> </strong></a><a name="note1a" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a><strong> </strong>En effet, les deux philosophes n&rsquo;ont pas leur langue dans la poche. Badiou a provoqu&eacute; toute une pol&eacute;mique en France avec son livre <em>De quoi Sarkozy est-il le nom?</em> (2007), o&ugrave; il a attaqu&eacute; vigoureusement le gouvernement fran&ccedil;ais actuel, qualifiant le pr&eacute;sident de la r&eacute;publique &laquo;d&rsquo;homme au rats&raquo;. Žižek a, quant &agrave; lui, une forte notori&eacute;t&eacute; acad&eacute;mique. Dans sa conf&eacute;rence &laquo;On the Idea of Communism. A Year After&raquo; (The Birkbeck Institute for the Humanities, University of London, 1er mars 2009), il a provoqu&eacute; un toll&eacute; dans l&rsquo;assistance apr&egrave;s avoir d&eacute;clar&eacute; que Ghandi pouvait bien aller se faire enculer&hellip;<strong> </strong>&Eacute;videmment, ce sont l&agrave; des cas singuliers dans des contextes tr&egrave;s particuliers. Mais la pol&eacute;mique parcourt leur &oelig;uvre et dans bien des cas la fonde. &Agrave; la fin de sa conf&eacute;rence, Žižek a d&eacute;clar&eacute; que la pens&eacute;e doit n&eacute;cessairement &ecirc;tre travers&eacute;e par l&rsquo;obsc&eacute;nit&eacute;. Bien qu&rsquo;il n&eacute;gocie l&rsquo;obsc&eacute;nit&eacute; mieux que quiconque &mdash;Badiou inclus&mdash; Žižek a r&eacute;v&eacute;l&eacute; l&rsquo;importance qu&rsquo;accordent les deux penseurs &agrave; l&rsquo;antagonisme et au conflit.<strong></strong></p> <p><a name="note2a" href="#note2a"><strong>[2]</strong></a> Toutes les citations sont des traductions personnelles d&rsquo;un texte anglais, lui-m&ecirc;me d&eacute;j&agrave; traduit de l&rsquo;allemand.<strong></strong></p> <p><a name="note3a" href="#note4a"><strong>[3]</strong></a> Le sens n&rsquo;a pas sa place dans la pens&eacute;e. C&rsquo;est ainsi que Heidegger, &eacute;minent penseur du sens (qui s&rsquo;est &eacute;vertu&eacute; &agrave; critiquer le th&egrave;me Moderne de rupture et de r&eacute;volution) se retrouve dans la ligne de mire de nos auteurs. Žižek d&eacute;clare: &laquo;fondamentalement, Heidegger n&rsquo;a compris personne&raquo; (50). Cette critique extr&ecirc;mement s&eacute;v&egrave;re et crue n&rsquo;est pas d&rsquo;hier. Žižek consacre le premier tiers de son ouvrage <em>The Ticklish Subject. The Absent Centre of Political Ontology</em> (1999) &agrave; une minutieuse d&eacute;construction de la philosophie du Dasein et montre qu&rsquo;elle est fondamentalement corrompue. Badiou s&rsquo;est &eacute;galement mesur&eacute; &agrave; Heidegger depuis longtemps, rejetant dans <em>L&rsquo;&Ecirc;tre et l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement</em> (1988), l&rsquo;&eacute;quivalence heidegg&eacute;rienne entre l&rsquo;ontologie et la v&eacute;rit&eacute;.</p> <p><a name="note4a" href="#note4a"><strong>[4]</strong></a> Je ne peux d&eacute;velopper cette id&eacute;e plus longuement &mdash;cela n&eacute;cessiterait un long d&eacute;tour de Lacan jusqu&rsquo;&agrave; Hegel, en passant par Heidegger, trois r&eacute;f&eacute;rences cruciales dans les pens&eacute;es de Badiou et Žižek. Cela dit, l&rsquo;on peut intuitivement saisir le caract&egrave;re pr&eacute;sent de la parole. En effet, la parole s&rsquo;efface au fur et &agrave; mesure qu&rsquo;elle s&rsquo;exprime; elle rel&egrave;ve ainsi d&rsquo;une sorte d&rsquo;intemporalit&eacute; et n&rsquo;est pas soumise aux conditions humaines. La parole offre un d&eacute;but radical de la pens&eacute;e et se constitue, comme l&rsquo;avait bien vu Lacan, de purs signifiants. &Agrave; son tour, le sujet qui s&rsquo;en sert se voit conf&eacute;rer le statut ambigu de &laquo;transcendantal&raquo;.<br /> <strong><br /> </strong><a name="note5a" href="#note6a"><strong>[5]</strong></a><strong> </strong>Paraphrasant et critiquant Miller et Kristeva, Žižek affirme: &laquo;Les r&eacute;voltes sont bonnes, elles apportent de l&rsquo;&eacute;nergie cr&eacute;atrice, elles rendent les choses dynamiques; la r&eacute;volution est mauvaise, car elle introduit un nouvel ordre. C&rsquo;est incroyable: dans un sens, une vulgarit&eacute; absolument lib&eacute;rale.&raquo; (103-104)<strong></strong></p> <p><a name="note6a" href="#note6a"><strong>[6]</strong></a><strong> </strong>Ces &laquo;Huit th&egrave;ses sur l&rsquo;universel&raquo; sont &eacute;galement disponibles &agrave; l&rsquo;adresse suivante: <a href="http://www.lacan.com/baduniversel.htm" title="http://www.lacan.com/baduniversel.htm">http://www.lacan.com/baduniversel.htm</a> [consult&eacute; le 13 mai 2010].<strong></strong></p> <p><a name="note7a" href="#note7a"><strong>[7]</strong></a> R&eacute;cemment parus, <em>L&rsquo;hypoth&egrave;se communiste. Circonstances 5</em>&nbsp; (Badiou, 2009), ainsi que <em>L&rsquo;id&eacute;e du communisme. Conf&eacute;rence de Londres 2009</em> (Badiou, Žižek et al., 2010) indiquent clairement, ne serait-ce que par leurs titres, que les auteurs sont d&rsquo;abord et avant tout int&eacute;ress&eacute;s par le communisme comme notion. Une forme d&rsquo;id&eacute;alisme est ainsi au c&oelig;ur de leur entreprise.</p></div> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/penser-au-present#comments BADIOU, Alain Communisme Engagement France Idéologie Ontologie Philosophie Politique Slovénie ŽIŽEK, Slavoj Conférence Mon, 14 Jun 2010 17:42:03 +0000 Jonathan Hope 233 at http://salondouble.contemporain.info Le paria http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-paria <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/boulanger-julie">Boulanger, Julie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/deuils-cannibales-et-melancoliques">Deuils cannibales et mélancoliques</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p class="MsoNormal" style="margin-left: 216pt; text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span>La Treizi&egrave;me revient... C'est encor la premi&egrave;re;<br /> Et c'est toujours la Seule, -ou c'est le seul moment:</span></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-left: 216pt; text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span>Car es-tu Reine, &ocirc; Toi! la premi&egrave;re ou derni&egrave;re?<br /> Es-tu Roi, toi le seul ou le dernier amant?...</span></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-left: 216pt; text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span>Aimez qui vous aima du berceau dans la bi&egrave;re;<br /> Celle que j'aimai seul m'aime encor tendrement:<br /> C'est la Mort -ou la Morte... &Ocirc; d&eacute;lice! &ocirc; tourment!<br /> La rose qu'elle tient, c'est la Rose tr&eacute;mi&egrave;re.</span></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-left: 216pt; text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span>G&eacute;rard de Nerval, &laquo;Art&eacute;mis&raquo;</span></span></p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Un genre honteux</strong></span></p> <p>L&rsquo;autofiction a mauvaise presse. Si elle a obtenu un succ&egrave;s important, elle n&rsquo;en a pas moins d&egrave;s l&rsquo;origine suscit&eacute; la m&eacute;fiance et servi de repoussoir &shy;&shy;&shy;&ndash;plus particuli&egrave;rement au cours des derni&egrave;res ann&eacute;es&ndash; &agrave; quantit&eacute; d&rsquo;auteurs qui se d&eacute;fendaient de pratiquer ce genre honteux, racoleur, narcissique afin de mieux d&eacute;montrer a contrario le statut indubitablement litt&eacute;raire de leur production. L&rsquo;autofiction est ainsi devenue ce que l&rsquo;on veut &agrave; tout prix se garder de faire. D&rsquo;anciens adeptes du genre l&rsquo;ont &eacute;galement d&eacute;laiss&eacute;e afin de se consacrer &agrave; un genre plus s&eacute;rieux, celui du roman, &agrave; un genre pr&eacute;serv&eacute; de l&rsquo;ambigu&iuml;t&eacute;, de l&rsquo;impuret&eacute; profess&eacute;e de fa&ccedil;on &eacute;hont&eacute;e dans le m&eacute;lange de l&rsquo;exp&eacute;rience personnelle et de la fiction propre &agrave; l&rsquo;autofiction. La pratique de l&rsquo;autofiction, on le sait, peut &ecirc;tre pardonn&eacute;e si elle conduit vers le droit chemin du roman. Je pense, par exemple, &agrave; Nelly Arcan qui avait op&eacute;r&eacute; ce passage de l&rsquo;autofiction vers le roman dans <em>&Agrave; ciel ouvert</em> [2007], narr&eacute; &agrave; la troisi&egrave;me personne pour &ecirc;tre bien certaine de ne garder aucune trace de sa mauvaise fr&eacute;quentation pass&eacute;e<a name="_ftnref" href="#_ftn1"><strong>1</strong></a>.</p> <p>Je pense aussi &agrave; Catherine Mavrikakis qui, avec <em>Le ciel de Bay City</em> [2008] &shy;&ndash;roman qui l&rsquo;a consacr&eacute;e&ndash;, s&rsquo;est &eacute;loign&eacute;e du genre autofictionnel auquel la rattachaient &agrave; divers degr&eacute;s ses trois premiers romans. D&rsquo;une fa&ccedil;on beaucoup moins nette que Nelly Arcan cependant. &Agrave; l&rsquo;occasion du lancement de ce dernier roman, elle a ouvert un blogue<a name="_ftnref" href="#_ftn2"><strong>2</strong></a>&nbsp;o&ugrave; la place centrale accord&eacute;e &agrave; Bay City et l&rsquo;&eacute;vocation de certains &eacute;l&eacute;ments du roman comme exp&eacute;rience personnelle brouillaient les cartes quant au caract&egrave;re fictif de son roman. Qui plus est, c&rsquo;est quelques mois apr&egrave;s la parution du <em>Ciel de Bay City</em> qu&rsquo;a &eacute;t&eacute; r&eacute;&eacute;dit&eacute; chez H&eacute;liotrope <em>Deuils cannibales et m&eacute;lancoliques</em>, paru aux &eacute;ditions Trois en 2000<a name="_ftnref" href="#_ftn3"><strong>3</strong></a>, roman qui respectait tous les codes de l&rsquo;autofiction. La d&eacute;finition &eacute;tablie par Serge Doubrovsky et adopt&eacute;e par Marie Darrieussecq la caract&eacute;rise comme &laquo;un r&eacute;cit &agrave; la premi&egrave;re personne, se donnant pour fictif [...] mais o&ugrave; l&rsquo;auteur appara&icirc;t homodi&eacute;g&eacute;tiquement sous son nom propre, et o&ugrave; la vraisemblance est un enjeu maintenu par de multiples &lsquo;effets de vie&rsquo;&raquo;<a name="_ftnref" href="#_ftn4"><strong>4</strong></a>. Deuils cannibales et m&eacute;lancoliques assume parfaitement cette d&eacute;finition.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Provoquer l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement</strong></span></p> <p>De repentir par rapport &agrave; la pratique de l&rsquo;autofiction, il n&rsquo;y a donc pas chez Mavrikakis. Loin s&rsquo;en faut. Dans son essai <em>Condamner &agrave; mort. Les meurtres et la loi &agrave; l&rsquo;&eacute;cran</em> [2005], elle s&rsquo;inscrit d&rsquo;ailleurs en porte-&agrave;-faux de ce mouvement g&eacute;n&eacute;ral de d&eacute;pr&eacute;ciation de l&rsquo;autofiction et tente de repenser celle-ci &agrave; travers son rapport au monde:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">L&rsquo;on pourrait consid&eacute;rer le travail de l&rsquo;autofiction, tel qu&rsquo;il s&rsquo;est pr&eacute;sent&eacute; dans la litt&eacute;rature contemporaine depuis 10 ans, comme une tentative de l&rsquo;&eacute;crit de participer au m&eacute;diatico-juridique, une mise en acte de crime de papier, qui ne m&egrave;ne pas n&eacute;cessairement &agrave; la mort de ceux que le narrateur punit, mais bien &agrave; leur d&eacute;nonciation sur la place publique et &agrave; la possible condamnation de l&rsquo;&eacute;crivain pour atteinte &agrave; la vie priv&eacute;e. C&rsquo;est du moins ce que donnent &agrave; penser beaucoup de textes autofictionnels qui veulent agir sur le monde et sur les torts subis en utilisant la litt&eacute;rature comme espace de vengeance personnelle ou sociale, et en faisant appel &agrave; une loi imaginaire ou bien r&eacute;elle. Les intellectuels, qui tr&egrave;s souvent m&eacute;prisent l&rsquo;autofiction parce qu&rsquo;elle fait le jeu des m&eacute;dias, auraient &agrave; r&eacute;fl&eacute;chir sur cette tentative d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;e et peut-&ecirc;tre parfois, mais pas toujours, d&eacute;sesp&eacute;rante de sauver les lettres afin d&rsquo;en faire un lieu o&ugrave; il se passe quelque chose, un &eacute;v&eacute;nement m&eacute;diatique</span><a name="_ftnref" href="#_ftn5"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>5</strong></span></a><a name="_ftnref" href="#_ftn5"></a><span style="color: rgb(128, 128, 128);">.</span></p> <p>Cette proposition apporte une r&eacute;ponse &agrave; la condamnation v&eacute;h&eacute;mente du cynisme des intellectuels contemporains qui ouvre son essai. L&rsquo;autofiction constituerait ainsi une tentative d&rsquo;&eacute;chapper &agrave; ce cynisme caract&eacute;ris&eacute; entre autres par la r&eacute;signation confortable &agrave; l&rsquo;impuissance de la litt&eacute;rature et de la pens&eacute;e. L&rsquo;autofiction, une certaine pratique de l&rsquo;autofiction, se d&eacute;finirait donc par un d&eacute;sir d&rsquo;agir sur le monde &agrave; travers le jugement qu&rsquo;elle dirige contre lui. C&rsquo;est pr&eacute;cis&eacute;ment &agrave; l&rsquo;aune de cette volont&eacute; d&rsquo;agir sur le monde qui sous-tend, contre toute attente, le projet autofictionnel que j&rsquo;aimerais lire<em> Deuils cannibales et m&eacute;lancoliques</em>.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Une suite de morts</strong></span></p> <p>Le titre du texte de Catherine Mavrikakis nous place sous le signe de l&rsquo;accumulation et du tragique. Accumulation des morts, pass&eacute;es ou &agrave; venir, derri&egrave;re lesquelles se trame la possibilit&eacute; d&rsquo;une autre mort, double cette fois, celle de l&rsquo;auteure et celle et du livre:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Combien de morts avant la fin de ce livre? Combien de coups de t&eacute;l&eacute;phone, d&rsquo;alarmes secr&egrave;tes et de sonneries du destin? Et puis la question de la fin du livre, comme fin non pr&eacute;vue, comme mort possible de l&rsquo;auteure que je ne pose pas, mais qui est dans chacun de mes mots, dans chacun de mes morts. (p. 92)</span></p> <p>La narratrice ne fera donc pas le r&eacute;cit d&rsquo;un seul deuil, tel qu&rsquo;il est souvent le cas<a name="_ftnref" href="#_ftn6"><strong>6</strong></a>&nbsp;&mdash;comme si l&rsquo;endeuill&eacute; devait &agrave; son mort une fid&eacute;lit&eacute; ind&eacute;fectible&mdash;, mais d&rsquo;une s&eacute;rie de deuils, de deuils de morts qui portent tous le m&ecirc;me pr&eacute;nom, Herv&eacute;: &laquo;Cette semaine, j&rsquo;ai encore perdu un Herv&eacute;, et statistiquement, c&rsquo;&eacute;tait pr&eacute;visible puisque tous mes amis s&rsquo;appellent Herv&eacute; et sont, pour la plupart, s&eacute;ropositifs.&raquo; (p. 13) Dans l&rsquo;univers de Deuils cannibales et m&eacute;lancoliques, se pr&eacute;nommer Herv&eacute; et fr&eacute;quenter la narratrice repr&eacute;sentent les conditions m&ecirc;mes de la fatalit&eacute;, d&eacute;clare-t-elle: &laquo;Dans notre entourage, il ne fait pas toujours bon s&rsquo;appeler Herv&eacute;, ironiserais-je.&raquo; (p. 159) Situation extraordinaire qui &eacute;branle l&rsquo;enjeu de vraisemblance propre &agrave; l&rsquo;autofiction et d&eacute;tonne avec l&rsquo;esth&eacute;tique r&eacute;aliste maintenue autrement dans tout le texte. On peut ainsi en conclure que le pr&eacute;nom Herv&eacute; ne permet non pas d&rsquo;identifier les personnages &shy;&mdash;confront&eacute; &agrave; cette suite de Herv&eacute;, on perd tr&egrave;s rapidement pied&mdash; mais plut&ocirc;t de les rassembler sous un m&ecirc;me sens, sur lequel je reviendrai. Catherine, la narratrice, rejette d&rsquo;ailleurs le caract&egrave;re fig&eacute; qu&rsquo;on associe traditionnellement &agrave; l&rsquo;identit&eacute;:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Ce que je d&eacute;teste le plus chez les hommes, les homos comme les h&eacute;t&eacute;ros, c&rsquo;est leur assurance face &agrave; leur identit&eacute; sexuelle. [&hellip;] . Rien ne me d&eacute;go&ucirc;te plus qu&rsquo;une bande d&rsquo;homos ricanant d&rsquo;une fille qui les drague et qui se dit en minaudant: &laquo;Mais si elle savait&hellip;&raquo; Mais si elle savait quoi? Que l&rsquo;identit&eacute; prot&egrave;ge de tout? (p. 103)</span></p> <p>L&rsquo;identit&eacute; n&rsquo;est jamais d&eacute;finitive et ne doit en aucun cas servir de r&eacute;confort devant le caract&egrave;re multiple et fuyant de l&rsquo;&ecirc;tre. C&rsquo;est entre autres ce que nous donnent &agrave; voir tous ces Herv&eacute; qui d&eacute;filent dans le roman et ne sauraient &ecirc;tre circonscrits dans leur simple pr&eacute;nom.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Effigies</strong></span></p> <p>Certains Herv&eacute; sont vivants mais la plupart ont p&eacute;ri &mdash;tous du sida, mises &agrave; part les exceptions que je mentionnerai. Parmi cette suite de Herv&eacute; morts, il y a tout d&rsquo;abord le Herv&eacute; de la d&eacute;dicace, puis le Herv&eacute; enterr&eacute; &agrave; Montmartre, heidegerrien qui d&eacute;testait le bavardage et aimait les <em>Kindertotenlieder</em> (<em>Chants pour des enfants mort</em>s) de Mahler. Il y a ensuite Herv&eacute; Guibert &eacute;voqu&eacute; &agrave; maintes reprises, dont la narratrice est &laquo;impr&eacute;gn&eacute;e comme une &eacute;ponge&raquo; (p. 153), puis le Herv&eacute; mort dans l&rsquo;attentat d&rsquo;un m&eacute;tro londonien neuf ans auparavant. Il y a le Herv&eacute; metteur en sc&egrave;ne dont elle avait d&eacute;fendu l&rsquo;oeuvre, qui est apparu pour la premi&egrave;re fois &agrave; Catherine v&ecirc;tu de cuir noir et qui lui avait demand&eacute; de &laquo;trouver la bonne m&eacute;taphore de sa mort&raquo; (p. 41), puis le Herv&eacute; compagnon de ce dernier Herv&eacute;. Vient ensuite le Herv&eacute; psychanalyste p&eacute;dophile, suicid&eacute;, qui &eacute;tait son voisin et surtout pas son ami, puis un ami Herv&eacute; qui avait aper&ccedil;u un spectre avant d&rsquo;&ecirc;tre persuad&eacute; de son pouvoir sur la mort jusqu&rsquo;&agrave; ce qu&rsquo;elle le frappe quand il avait vingt-quatre ans, et un autre Herv&eacute;, voisin tr&egrave;s jeune qui s&rsquo;&eacute;tait mis &agrave; pleurer en voyant Sud, la chienne de Catherine. Il y a &eacute;galement le Herv&eacute; qui &eacute;tait son coiffeur et qu&rsquo;elle aimait tendrement, homme tr&egrave;s discret qui avait la m&ecirc;me date d&rsquo;anniversaire que la narratrice et &agrave; qui elle est demeur&eacute;e fid&egrave;le au-del&agrave; de sa mort, puis le Herv&eacute; jeune avocat superbe &eacute;pris de litt&eacute;rature slave. Il y a le Herv&eacute; suicid&eacute; pendu &agrave; son appareil de gymnastique, qu&rsquo;elle d&eacute;signe comme l&rsquo;un des &laquo;travailleurs du mourir&raquo; (p. 115) en raison de son suicide tr&egrave;s lent, puis un Herv&eacute; disparu en avion et un autre Herv&eacute; ami fran&ccedil;ais passionn&eacute; par la Gr&egrave;ce et le sexe des chevaux m&acirc;les. Il y a le Herv&eacute; abject, professeur au &laquo;charisme invers&eacute;&raquo; (p. 140) qui excitait la haine de tous et qui s&rsquo;est suicid&eacute; le jour de la mort de Balzac, puis Herv&eacute;, le cousin de Catherine mort jeune. Il y a aussi le Herv&eacute; que la narratrice et Olga, l&rsquo;amoureuse de celle-ci, ont aid&eacute; &agrave; mourir lorsque sa maladie est devenue insoutenable. Enfin, il y a Herv&eacute; dont on apprend uniquement qu&rsquo;il &laquo;est mort hier&raquo; (p. 191).</p> <p>Tout autant de rep&egrave;res qui ne servent pas tant &agrave; cerner l&rsquo;identit&eacute; de cette foule de Herv&eacute; qu&rsquo;&agrave; la faire fuir, au sens o&ugrave; un tuyau fuit, si on reprend l&rsquo;image de Gilles Deleuze et F&eacute;lix Guattari<a name="_ftnref" href="#_ftn7"><strong>7</strong></a>, et auxquels on s&rsquo;accroche d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;ment pour tenter de se retrouver un peu parmi ce flux incessant. Le roman se structure ainsi comme une suite d&rsquo;effigies, entre lesquelles on voit la vie suivre son cours, &agrave; travers les rencontres de la narratrice, ses souvenirs et r&eacute;flexions, jusqu&rsquo;&agrave; un prochain rendez-vous avec la mort.&nbsp; La mort a d&eacute;j&agrave; eu lieu et continuera d&rsquo;avoir lieu nous dit l&rsquo;incipit: &laquo;J&rsquo;apprends la mort de mes amis comme d&rsquo;autres d&eacute;couvrent que leur billet de loterie n&rsquo;est toujours pas gagnant.&raquo; (p. 13) Pr&eacute;sent d&rsquo;habitude ancr&eacute; dans la fatalit&eacute; &agrave; laquelle seule une chance exceptionnelle pourrait permettre d&rsquo;&eacute;chapper mais en laquelle on s&rsquo;acharne &agrave; croire pour continuer d&rsquo;exister. Peut-&ecirc;tre un autre ami ne mourra-t-il pas? Peut-&ecirc;tre ne mourront-ils pas tous les uns apr&egrave;s les autres avec nous comme seul t&eacute;moin et unique survivant? Peut-&ecirc;tre la suite des Herv&eacute; morts cessera-t-elle enfin de grandir?</p> <p>S&rsquo;il appara&icirc;t plusieurs autres morts que les Herv&eacute; &mdash;le grand-p&egrave;re suicid&eacute; de la narratrice, l&rsquo;amant d&rsquo;un voisin propri&eacute;taire de chien, la grand-m&egrave;re de la narratrice, un vieux professeur d&rsquo;universit&eacute; nomm&eacute; Pierre Rochant, une jeune professeure d&rsquo;universit&eacute; qui n&rsquo;est pas nomm&eacute;e, le demi-fr&egrave;re de la narratrice, Patrick, la s&oelig;ur de son amie Carla, avocate assassin&eacute;e par la junte militaire en Argentine, puis Camille, la modiste de sa m&egrave;re, puis un ami pr&eacute;nomm&eacute; Piero et une morte c&eacute;l&egrave;bre, Lady Diana et d&rsquo;autres encore&mdash;, la narratrice ne porte cependant pas le deuil de ces autres morts. Les Herv&eacute; sont ses morts: &laquo;Je me remets &agrave; &eacute;crire sur Herv&eacute;. Je deviens de plus en plus m&eacute;lancolique, possessivement jalouse de mes morts.&raquo; (p. 39) Ce sont les morts auxquels elle est attach&eacute;e, souvent par amour mais parfois aussi par la haine:</p> <p class="rteindent2"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Les gens me trouvent malsaine de vouloir conna&icirc;tre les d&eacute;tails de sa mort. Mais comment enterrer quelqu&rsquo;un qu&rsquo;on d&eacute;testait ? Quelle pose prendre devant ce mort-l&agrave;? Je ne dirai pas du bien d&rsquo;Herv&eacute;. Je n&rsquo;en dirai que du mal, je dirai toute la v&eacute;rit&eacute;, toute ma v&eacute;rit&eacute;. Je n&rsquo;aurai pas de bons sentiments &agrave; son &eacute;gard, je ne le plaindrai pas. (p. 143)</span></p> <p>Devant ses morts, aim&eacute;s ou abhorr&eacute;s, la narratrice s&rsquo;impose un imp&eacute;ratif incontournable, celui de la v&eacute;rit&eacute;.&nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Le devoir des vivants face aux morts</strong></span></p> <p>Cette accumulation de rendez-vous avec la mort est la condition premi&egrave;re de l&rsquo;&eacute;criture pour la narratrice. Elle conf&egrave;re l&rsquo;autorit&eacute; suffisante pour &eacute;crire. Ainsi dit-elle &agrave; propos d&rsquo;un chauffeur de taxi rencontr&eacute; entre Qu&eacute;bec et Baie Saint-Paul:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Ce type avait d&eacute;j&agrave; enterr&eacute; dix-neuf de ses amis, dont douze morts sur cette route. Pour quelqu&rsquo;un d&rsquo;une trentaine d&rsquo;ann&eacute;es, avoir tant de morts me parut v&eacute;ritablement une performance et je me demandai alors si ce n&rsquo;&eacute;tait pas &agrave; lui d&rsquo;&eacute;crire un livre sur les morts. Je ne revendique rien, surtout pas la mort&hellip; Il y aura toujours plus comp&eacute;tent ou plus dou&eacute; que moi dans le domaine. La mort n&rsquo;est malheureusement pas une chasse gard&eacute;e. (p. 25)</span></p> <p>L&rsquo;&eacute;criture est donc d&rsquo;abord fond&eacute;e sur la comp&eacute;tence accord&eacute;e par le contact direct et r&eacute;p&eacute;t&eacute; avec la mort et ensuite sur la justesse du dire. L&rsquo;&eacute;criture trouve son sens dans le devoir des vivants face aux morts, &agrave; plus forte raison celui de l&rsquo;&eacute;crivain, devoir qui rev&ecirc;t plusieurs formes. La narratrice tente de r&eacute;pondre &agrave; la demande du metteur en sc&egrave;ne mourant qui lui avait demand&eacute; de trouver une m&eacute;taphore pour sa mort:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Oui, trouver la bonne m&eacute;taphore de sa mort, c&rsquo;est ce qu&rsquo;Herv&eacute; me demanda dans ce caf&eacute; de gars, ce mardi apr&egrave;s-midi o&ugrave; nous nous v&icirc;mes pour la derni&egrave;re fois. C&rsquo;est qu&rsquo;il esp&eacute;rait que je l&rsquo;aide &agrave; &eacute;crire sa juste fa&ccedil;on de dire sa disparition. Je devrais trouver les mots qui proclament la v&eacute;rit&eacute; et qui apaiseraient les plaies que fait &agrave; nos chairs la vitesse du vivre. Il me fallait produire la bonne m&eacute;taphore que le th&eacute;&acirc;tre ne pouvait donner &agrave; Herv&eacute; et que seule l&rsquo;&eacute;criture lui promettait. L&rsquo;&eacute;criture&hellip; et moi. Moi, chemin vers la mort; moi, ex&eacute;cuteur testamentaire de ses livres posthumes; moi, critique litt&eacute;raire de ses &oelig;uvres; moi, m&eacute;moire de l&rsquo;&eacute;crit et de la parole. Moi, la litt&eacute;rature. (p. 41-42)</span></p> <p>Si la narratrice s&rsquo;acquitte de la t&acirc;che confi&eacute;e par Herv&eacute;, le metteur en sc&egrave;ne, en trouvant une m&eacute;taphore pour sa mort &mdash;dont elle dira qu&rsquo;il &laquo;est tout simplement mort consum&eacute; par sa propre &eacute;nergie que la maladie ne lui permettait plus de d&eacute;penser: Pneumocystis carinii&raquo; (p.&nbsp;36)&mdash;, celui-ci r&eacute;ussit, pour sa part, &agrave; formuler pour elle son travail d&rsquo;&eacute;crivain en lui faisant cette demande. Le travail de l&rsquo;&eacute;crivain face aux morts est donc &agrave; la fois celui bien connu de la rem&eacute;moration, mais aussi celui de l&rsquo;accompagnement du mourant vers sa mort en trouvant pour lui une &laquo;juste fa&ccedil;on de dire sa disparition&raquo;. Les morts de Deuils cannibales et m&eacute;lancoliques, semblables en cela &agrave; ces revenants qui r&egrave;gnent dans les &oelig;uvres fantastiques, sont tourment&eacute;s et requi&egrave;rent l&rsquo;aide des vivants pour trouver le repos. Ce repos, ils le trouveront lorsque les vivants auront su d&eacute;crire leur disparition.</p> <p>S&rsquo;inscrivant dans la lign&eacute;e de Gilles Deleuze, tandis qu&rsquo;elle &eacute;voque <em>L&rsquo;Ab&eacute;c&eacute;daire</em>, un entretien film&eacute; de huit heures entre Claire Parnet et le philosophe, la narratrice compare son travail d&rsquo;&eacute;criture &agrave; celui du m&eacute;dium:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Par intermittence, Deleuze affirmait qu&rsquo;il faut &eacute;crire pour les animaux, les enfants ou les fous, c&rsquo;est-&agrave;-dire &agrave; la place des animaux, des enfants ou des fous. Moi j&rsquo;&eacute;cris pour les morts. &Agrave; la place des morts. Ce n&rsquo;est pas que je sois un excellent m&eacute;dium ou que j&rsquo;aie plus de dons que les autres pour bavarder avec les morts. Mais comme Deleuze, je suis un peu perverse, je fais le mort et je crois n&rsquo;&ecirc;tre pas trop mauvaise dans ce r&ocirc;le. (p. 170)</span></p> <p>Son r&ocirc;le d&rsquo;&eacute;crivaine est tr&egrave;s concret. Enti&egrave;rement d&eacute;di&eacute;e &agrave; ses morts, elle est celle qui parle &agrave; la place des morts, qui parle avec les morts. La parole privil&eacute;gi&eacute;e par la narratrice, elle le signale dans ce passage, est le bavardage. Elle l&rsquo;avait toutefois annonc&eacute; d&rsquo;entr&eacute;e de jeu. Au &laquo;d&eacute;voilement de l&rsquo;&ecirc;tre&raquo; recherch&eacute; par les heideggeriens, elle pr&eacute;f&egrave;re le bavardage: &laquo;Tous mes amis universitaires sont heideggeriens. Mais moi j&rsquo;aime parler et surtout hurler pour ne rien dire.&raquo; (p. 18) La narratrice situe ainsi la litt&eacute;rature non du c&ocirc;t&eacute; de l&rsquo;&ecirc;tre, mais plut&ocirc;t du c&ocirc;t&eacute; du monde. Du c&ocirc;t&eacute; des hommes et des morts. Ce bavardage, par lequel elle d&eacute;finit &agrave; la fois sa parole et son mode de conversation avec les morts &mdash;elle dira qu&rsquo;il &laquo;n&rsquo;est de conversation qu&rsquo;avec les morts, qu&rsquo;avec Mahler ou qu&rsquo;avec ceux qui se sont tus&raquo; (p. 21)&mdash; rassemble l&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;une parole aussi abondante qu&rsquo;inutile avec celle d&rsquo;une parole qui divulgue les secrets: &laquo;La trahison, elle est l&agrave;, d&egrave;s les premi&egrave;res lignes que je veux bavardes; elle est en moi.&raquo; (p. 19) Toute tra&icirc;tresse que soit sa parole, la narratrice travaillera cependant tout au long &agrave; d&eacute;crire les m&eacute;canismes d&eacute;licats du secret et de l&rsquo;aveu, surtout celui du sida. La narratrice &eacute;crit par exemple dans ce passage bouleversant et &agrave; maints &eacute;gards proustien&nbsp;:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span style="background-color: rgb(255, 255, 255);">Il s&rsquo;&eacute;tait ramass&eacute; &agrave; l&rsquo;h&ocirc;pital et avait fini &laquo;No&euml;l sur le dos&raquo;, comme il me le raconta en riant. &laquo;J&rsquo;ai le syst&egrave;me immunitaire fragile&raquo;, avait-il ajout&eacute; pour que je comprenne. Mais je ne compris rien et pourtant j&rsquo;ai enregistr&eacute; ses paroles &agrave; m&ecirc;me mes entrailles. Elles retentissent en moi maintenant de fa&ccedil;on effroyable.&nbsp;Comment ai-je pu les entendre, les conserver et ne pas les d&eacute;crypter? Est-ce cela le sens de la semi-conserve? Paroles sibyllines entendues, dont le vrai sens m&rsquo;&eacute;chappe, conserv&eacute;es pour plus tard, quand je pourrai les entendre, impuissante.&nbsp; (p. 87-88)</span></span></p> <p>&Agrave; l&rsquo;image du narrateur de <em>La Recherche du temps perd</em>u, la narratrice de <em>Deuils cannibales et m&eacute;lancoliques</em> r&eacute;interpr&egrave;te apr&egrave;s coup l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement dont elle n&rsquo;avait pas su comprendre le sens. Cette d&eacute;faillance de l&rsquo;interpr&eacute;tation est toutefois illustr&eacute;e ici dans ses cons&eacute;quences les plus tragiques. N&rsquo;ayant pas su d&eacute;chiffrer l&rsquo;aveu, la narratrice ne put r&eacute;pondre &agrave; la demande formul&eacute;e dans l&rsquo;aveu masqu&eacute;.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Le triste savoir</strong></span></p> <p>Malgr&eacute; la venue &agrave; l&rsquo;&eacute;criture que permet le contact r&eacute;p&eacute;t&eacute; avec les morts, cette accumulation de rendez-vous n&rsquo;en est pas moins re&ccedil;ue et d&eacute;crite comme une fatalit&eacute; par la narratrice. Ainsi &eacute;voque-t-elle son amoureuse &agrave; qui elle &laquo;ne [fait] qu&rsquo;apporter des morts p&ecirc;le-m&ecirc;le. Dans des charrettes toutes pleines.&raquo; (p. 22) De m&ecirc;me n&rsquo;apporte-t-elle au lecteur que des morts p&ecirc;le-m&ecirc;le. Dans des pages toutes pleines de Herv&eacute;. La narratrice transmet ce faisant &agrave; son amoureuse et au lecteur son triste savoir, fa&ccedil;onn&eacute; autant par ses rendez-vous sans fin avec la mort que dans son constat de la disparition de l&rsquo;humanit&eacute;: &laquo;Je sais la cruaut&eacute; de mes paroles et l&rsquo;horreur qu&rsquo;elles provoquent en moi. C&rsquo;est la cruaut&eacute; qui nous tuera, notre inhumanit&eacute;. Je constate que je deviens dure, insensible. Le constat est la seule humanit&eacute; qui me reste.&raquo; (p. 91) Dans ce triste savoir, c&rsquo;est son reste d&rsquo;humanit&eacute; qu&rsquo;elle transmet.</p> <p>La transmission de son triste savoir s&rsquo;inscrit donc &agrave; la suite de la fatalit&eacute; qui frappe la narratrice. Il y a dans la fatalit&eacute;, telle qu&rsquo;elle est repr&eacute;sent&eacute;e, quelque chose de la contamination. D&rsquo;une fa&ccedil;on tr&egrave;s &eacute;vidente et pr&eacute;cise, bien s&ucirc;r, puisque cette fatalit&eacute; survient surtout sous l&rsquo;action du sida, mais plus globalement aussi. Tout ce qui entoure la mort nous menace de contamination. Dans son essai <em>La Violence et le sacr&eacute;</em>, Ren&eacute; Girard d&eacute;crit la terreur de la contamination par la violence qui habitait les membres des soci&eacute;t&eacute;s dites primitives:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Il n&rsquo;y a qu&rsquo;un moyen d&rsquo;&eacute;viter l&rsquo;impuret&eacute;, c&rsquo;est-&agrave;-dire le contact avec la violence, et c&rsquo;est de s&rsquo;&eacute;loigner. Aucune id&eacute;e de devoir ou d&rsquo;interdiction morale n&rsquo;est pr&eacute;sente. La contamination est un danger terrible auquel seuls, en v&eacute;rit&eacute;, les &ecirc;tres d&eacute;j&agrave; impr&eacute;gn&eacute;s d&rsquo;impuret&eacute;, d&eacute;j&agrave; contamin&eacute;s, n&rsquo;h&eacute;sitent pas &agrave; s&rsquo;exposer.</span><a name="_ftnref" href="#_ftn8"><strong>8</strong></a><a name="_ftnref" href="#_ftn8"></a>&nbsp;</p> <p>Cette terreur, nos contemporains se targuent d&rsquo;en &ecirc;tre affranchis, nous dit Girard &laquo;parce que [la mentalit&eacute; moderne] ne croit pas &agrave; la contagion, except&eacute; dans le cas des maladies microbiennes<a name="_ftnref" href="#_ftn9"><strong>9</strong></a>&raquo; La narratrice reconna&icirc;t au contraire ce danger de contagion et le pr&ecirc;te &agrave; son livre, porteur de tant de morts: &laquo;Ce livre lui-m&ecirc;me est contamin&eacute; par la mort et si on le traite comme un paria, je comprendrai.&raquo; (p. 173) Cet avertissement qui pourrait se solder par l&rsquo;exclusion du livre traduit la volont&eacute; d&rsquo;une litt&eacute;rature capable d&rsquo;agir sur le monde exprim&eacute;e dans tout le livre. Si on croit la litt&eacute;rature capable d&rsquo;agir sur le monde et si l&rsquo;on croit en la contamination, ce livre pr&eacute;sente un r&eacute;el danger. L&rsquo;exclusion du livre devient donc en quelque sorte un objet de d&eacute;sir puisqu&rsquo;elle attesterait de la vitalit&eacute; de la litt&eacute;rature.</p> <p>Or, ce qui est plus que tout redout&eacute; par la narratrice par rapport &agrave; la litt&eacute;rature, ce qu&rsquo;elle rejette le plus violemment, c&rsquo;est une litt&eacute;rature rel&eacute;gu&eacute;e au statut de culture morte, pur r&eacute;sidu du pass&eacute; sans existence dans le monde actuel. C&rsquo;est pr&eacute;cis&eacute;ment ce que d&eacute;nonce ce passage magnifiquement virulent o&ugrave; la narratrice croise d&rsquo;anciens &eacute;tudiants &agrave; elle devant &laquo;l&rsquo;universit&eacute; la plus prestigieuse en Am&eacute;rique du Nord, l&rsquo;universit&eacute; des riches anglophones et des francophones parvenus qui r&ecirc;vent d&rsquo;oublier leurs origines&raquo; (p. 70) o&ugrave; ceux-ci sont d&eacute;sormais inscrits. Devant ce choix de ses anciens &eacute;tudiants, elle s&rsquo;insurge:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Ils sont fiers de me montrer qu&rsquo;ils ont suivi mes traces, je les renie et bien plus que trois fois. J&rsquo;ai pass&eacute; tant d&rsquo;heures &agrave; leur montrer que la litt&eacute;rature leur permettrait d&rsquo;&eacute;viter ce genre d&rsquo;universit&eacute;. Je me suis tellement &eacute;puis&eacute;e &agrave; leur dire de travailler sur autre chose que sur des textes reconnus par l&rsquo;institution litt&eacute;raire bien pensante et si peu engag&eacute;e. On ne doit pas tous &eacute;crire sa th&egrave;se sur Gabrielle Roy! Je ne veux plus rien avoir &agrave; faire avec ces &eacute;tudiants! Je les maudis. (p. 71)</span></p> <p>Cette universit&eacute; appara&icirc;t ici comme le symbole de la litt&eacute;rature comme culture morte. &Agrave; cet &eacute;gard, la premi&egrave;re &eacute;dition du texte s&rsquo;av&egrave;re encore plus radicale:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">J&rsquo;ai pass&eacute; tant d&rsquo;heures &agrave; leur montrer que la litt&eacute;rature, c&rsquo;&eacute;tait aussi ne pas aller &agrave; cette universit&eacute;, je me suis tellement &eacute;puis&eacute;e &agrave; leur dire de travailler sur autre chose que Gabrielle Roy et toute l&rsquo;institution litt&eacute;raire bien pensante et pas du tout engag&eacute;e, que je ne veux plus rien avoir &agrave; faire avec eux. Je les maudis</span><a name="_ftnref" href="#_ftn10"><strong>10</strong></a><a name="_ftnref" href="#_ftn10"></a>.</p> <p>Dans la nouvelle &eacute;dition de <em>Deuils cannibales et m&eacute;lancoliques</em> cette universit&eacute; n&rsquo;est plus compl&egrave;tement incompatible avec la litt&eacute;rature telle qu&rsquo;elle devrait &ecirc;tre pratiqu&eacute;e selon la narratrice mais pourrait simplement &ecirc;tre &eacute;vit&eacute;e. La narratrice formule une suggestion et non plus une interdiction. Il en est de m&ecirc;me pour Gabrielle Roy sur laquelle il est d&eacute;sormais permis d&rsquo;&eacute;crire en autant que d&rsquo;autres &eacute;tudiants &eacute;crivent sur d&rsquo;autres auteurs moins reconnus par &laquo;l&rsquo;institution litt&eacute;raire bien pensante si peu engag&eacute;e&raquo;. &laquo;Si peu engag&eacute;e&raquo; et non plus &laquo;pas du tout engag&eacute;e&raquo;. Le mot est lanc&eacute;: engagement.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>La vie juste</strong></span></p> <p>Mais en quoi consiste l&rsquo;engagement de la litt&eacute;rature? Comment la litt&eacute;rature peut-elle agir sur le monde? Comment, plus particuli&egrave;rement, <em>Deuils cannibales et m&eacute;lancoliques</em> agit-il sur le monde? D&rsquo;abord par l&rsquo;affect qu&rsquo;il provoque. La narratrice &eacute;voque les paroles prononc&eacute;es par un ami lors d&rsquo;un hommage rendu &agrave; une jeune coll&egrave;gue morte:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je voudrais que mes mots ici soient comme ceux de Bob, cruels et maladroits, mais avant tout cruels et maladroits &agrave; mes propres yeux, contre moi-m&ecirc;me. Je veux des mots qui me fassent souffrir quand je parle de mes morts, des mots qui me fassent grincer des dents, qui me fassent mal, encore et toujours, des morts que je sente tra&icirc;tres. Je refuse la parole anesth&eacute;siante. La parole qui console, la parole qui pardonne. (p.77)</span></p> <p>La litt&eacute;rature, telle qu&rsquo;elle la d&eacute;sire provoque donc un affect qui doit conduire vers une action sur le monde. En refusant d&rsquo;anesth&eacute;sier le sujet par des mots rassurants, en refusant de m&eacute;nager le lecteur, en le poussant au contraire dans ses derniers retranchements, la litt&eacute;rature le rend disponible &agrave; l&rsquo;action. Ce passage dresse ainsi un v&eacute;ritable programme &eacute;thique et esth&eacute;tique qu&rsquo;on pourrait associer &agrave; ce que Theodor W. Adorno nomme une &laquo;doctrine de la vie juste<a name="_ftnref" href="#_ftn11"><strong>11</strong></a>&raquo; dans sa d&eacute;dicace de <em>Minima Moralia</em>.</p> <p>&Agrave; travers la r&eacute;inscription du deuil au sein des vies de ses contemporains d&eacute;fendue par ce texte&mdash;ses contemporains dont elle raille la fausse d&eacute;sinvolture par rapport &agrave; la mort qui exige de savoir rigoler dans un enterrement (p. 184)&mdash;, &agrave; travers les attitudes envers les morts, les vivants et les animaux auxquelles la narratrice en appelle autant dans ses d&eacute;nonciations, dans ses r&eacute;cits que dans ses r&eacute;flexions, elle jette les bases d&rsquo;un retour &agrave; une vie plus humaine. Un des passages les plus embl&eacute;matiques &agrave; cet &eacute;gard survient &agrave; la fin du roman, lorsque la narratrice &eacute;voque sa rencontre dans la rue avec un chat mort qu&rsquo;elle a laiss&eacute; derri&egrave;re elle:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">En promenant Sud, j&rsquo;ai aper&ccedil;u de loin un chat mort, couch&eacute; sur son petit flanc. Je me suis approch&eacute;e en tenant Sud en laisse et j&rsquo;ai pu voir que ce chat portait un collier et une m&eacute;daille autour de son coup fragile, trop fragile. Ce chat a &eacute;t&eacute; heurt&eacute; par une voiture. Je suis rest&eacute;e longtemps &agrave; l&rsquo;observer, les larmes affluant &agrave; mes yeux. Mais je ne l&rsquo;ai pas pris dans mes bras, je ne l&rsquo;ai pas ramen&eacute; chez moi, je ne l&rsquo;ai pas touch&eacute;, ni r&eacute;chauff&eacute;, ni caress&eacute;, ni berc&eacute;, ni enterr&eacute;. Je suis partie et j&rsquo;ai couru jusqu&rsquo;au premier t&eacute;l&eacute;phone, afin de pr&eacute;venir les autorit&eacute;s comp&eacute;tentes qui viendront le ramasser, ce petit chat&hellip; Je l&rsquo;ai laiss&eacute; l&agrave; sur le terrain, en me lavant les mains de ce corps que j&rsquo;avais trouv&eacute;. Tout le monde me dit que j&rsquo;ai bien agi, mais je ne dors plus. Ce petit chat me hante. Il para&icirc;t que j&rsquo;ai fait comme il fallait&hellip; Pourtant j&rsquo;ai honte. Honte d&rsquo;avoir fait mon devoir sans plus, de ne pas avoir pris soin de cette b&ecirc;te. J&rsquo;ai g&eacute;r&eacute; la mort, moi la manager en affaires fun&eacute;raires&hellip; Je n&rsquo;ai pas pay&eacute; de ma personne cette rencontre avec le petit chat. &Agrave; quatre heures du matin, je me r&eacute;veille en sueur: &laquo;&Agrave; combien d&rsquo;amis ai-je fait le coup? Quelqu&rsquo;un me ramassera-t-il un jour sur le bord du chemin?&raquo; La toilette fun&eacute;raire, il faut bien que quelqu&rsquo;un la fasse pour le mort, et les institutions, les autorit&eacute;s comp&eacute;tentes, les salons fun&eacute;raires ne sont pas l&agrave; pour cela. Au contraire. (p. 185-186)</span></p> <p>Par sa r&eacute;action devant cet animal, qu&rsquo;elle a pleur&eacute; et pourtant abandonn&eacute;, dont elle a laiss&eacute; aux autorit&eacute;s le soin de s&rsquo;en occuper, c&rsquo;est-&agrave;-dire de disposer du cadavre, de la m&ecirc;me fa&ccedil;on qu&rsquo;on r&eacute;colte les ordures, la narratrice nous dit avoir renonc&eacute; &agrave; son humanit&eacute;. Le retour &agrave; l&rsquo;humanit&eacute; repose donc d&rsquo;abord dans cet acte fondateur de la toilette des morts et dans cette exhortation &agrave; &laquo;payer de notre personne&raquo; nos rencontres, &agrave; agir en humain afin de pouvoir &eacute;chapper enfin &agrave; ce monde administr&eacute;.</p> <p>&nbsp;</p> <p><a name="_ftn1" href="#_ftnref"><strong>1</strong></a>&nbsp;Dans sa critique parue dans Le Devoir, Danielle Laurin &eacute;crivait: &laquo;La grande nouvelle, cependant, c'est qu'&Agrave; ciel ouvert est un roman. Fini l'autofiction. M&ecirc;me si on reste dans les m&ecirc;mes obsessions: le sexe, le sexe, le sexe. [&hellip;] Mais peut-on bl&acirc;mer les &eacute;crivains de creuser toujours le m&ecirc;me sillon? Oui. Prenez l'auteure de La Honte, justement, Annie Ernaux. &Agrave; qui on reproche de se r&eacute;p&eacute;ter. D'aller trop loin dans la r&eacute;v&eacute;lation de son intimit&eacute;, aussi. &lsquo;J'ai essay&eacute; d'&eacute;crire <em>Folle</em> &agrave; la troisi&egrave;me personne, mais je n'y suis pas arriv&eacute;e&rsquo;, m'avait confi&eacute; Nelly Arcan &agrave; la sortie de son deuxi&egrave;me livre, en 2004. Pari r&eacute;ussi avec<em> &Agrave; ciel ouvert</em>.&raquo; Danielle Laurin, &laquo;<a href="http://www.ledevoir.com/2007/08/25/154525.htm">B&ecirc;te de texte</a>&raquo;, Le Devoir, 25 et 26 ao&ucirc;t 2007, en ligne,&nbsp;consult&eacute; le 22 novembre 2009.</p> <p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn2" href="#_ftnref"><strong>2</strong></a>&nbsp;http://catherinemavrikakis.com</p> <p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn3" href="#_ftnref"><strong>3</strong></a>&nbsp;On peut lire dans la pr&eacute;face de la r&eacute;&eacute;dition: &laquo;Depuis quelques ann&eacute;es le livre &eacute;tait introuvable. &Agrave; un moment o&ugrave; <em>Le ciel de Bay City</em> fait d&eacute;couvrir &agrave; un plus large public l&rsquo;&eacute;criture de Mavrikakis, il fallait rendre &agrave; nouveau disponible ce roman p&eacute;remptoire et hallucin&eacute;, dans lequel se devinent d&eacute;j&agrave; les livres &agrave; venir.&raquo;&nbsp; Catherine Mavrikakis, <em>Deuils cannibales et m&eacute;lancoliques</em>, Montr&eacute;al, H&eacute;liotrope, 2009 [2000], p. 8. Cette affirmation inattendue nous pr&eacute;sente le texte comme un roman &laquo;hallucin&eacute;&raquo;, non comme le produit de la r&eacute;alit&eacute; mais celui d&rsquo;une fabulation de l&rsquo;auteure.</p> <p><a name="_ftn4" href="#_ftnref"><strong>4</strong></a>&nbsp;Marie Darrieussecq, &laquo;L&rsquo;autofiction, un genre pas s&eacute;rieux&raquo;, <em>Po&eacute;tique</em>, no 107, automne 1996, p.369-370.</p> <p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn5" href="#_ftnref"><strong>5</strong></a>&nbsp;Catherine Mavrikakis, <em>Condamner &agrave; mort. Les meurtres et la loi &agrave; l&rsquo;&eacute;cra</em><em>n</em>, Montr&eacute;al, Les Presses de l&rsquo;Universit&eacute; de Montr&eacute;al, 2005, p. 151-152.</p> <p><a name="_ftn6" href="#_ftnref"><strong>6</strong></a>&nbsp;Sur les pages de Salon double il a par exemple &eacute;t&eacute; question de l&rsquo;essai de Philippe Forest <em>Tous les enfants sauf un</em> [2007] (<a href="http://salondouble.contemporain.info/lecture/38">Le sens &agrave; l'&eacute;preuve de la mort</a>, consult&eacute; le 22 novembre 2009), qui donne suite &agrave; ses deux premiers romans, <em>L&rsquo;Enfant &eacute;ternel</em> [1997] et <em>Toute la nuit</em> [1999] dans lesquels il relate le deuil de sa fille, ainsi que de <em>Ce matin </em>[2009] de S&eacute;bastien Rongier&nbsp; (<a href="http://salondouble.contemporain.info/lecture/105">Traces, trac&eacute;s, trajets : itin&eacute;raires d'un fils en deuil</a>, consult&eacute; le 22 novembre 2009) o&ugrave; le narrateur raconte le deuil de sa m&egrave;re, et de Dieu Jr. [2005] (<a href="http://salondouble.contemporain.info/lecture/139">Game Over</a>, consult&eacute; le 22 novembre 2009) de Dennis Cooper qui fait &eacute;galement le r&eacute;cit d&rsquo;un homme endeuill&eacute; par la mort de son enfant. Il ne s&rsquo;agit l&agrave; que de quelques exemples qui m&rsquo;apparaissent traduire une tendance plus g&eacute;n&eacute;rale.</p> <p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn7" href="#_ftnref"><strong>7</strong></a>&nbsp;Deleuze et Guattari &eacute;crivent &agrave; propos de Kafka: &laquo;D&eacute;j&agrave;, dans les nouvelles animales, Kafka tra&ccedil;ait des lignes de fuite; mais il ne fuyait pas &lsquo;hors du monde&rsquo;, c&rsquo;&eacute;tait bien plut&ocirc;t le monde et sa repr&eacute;sentation qu&rsquo;il faisait fuir (au sens o&ugrave; un tuyau fuit) et qu&rsquo;il entra&icirc;nait sur ces lignes.&raquo; Gilles Deleuze et F&eacute;lix Guattari, <em>Kafka &minus; pour une litt&eacute;rature mineure</em>, Paris, &Eacute;ditions de Minuit, 1975, p. 85.</p> <p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn8" href="#_ftnref"><strong>8</strong></a>&nbsp;Ren&eacute; Girard, <em>La Violence et le sac</em>r&eacute;, Paris, Grasset, 1972, p. 48.</p> <p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn9" href="#_ftnref"><strong>9</strong></a>&nbsp;Ibid., p. 391.</p> <p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn10" href="#_ftnref"><strong>10</strong></a>&nbsp;Catherine Mavrikakis, <em>Deuils cannibales et m&eacute;lancolique</em><em>s</em>, Laval, Trois, 2000, p. 70.</p> <p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn11" href="#_ftnref"><strong>11</strong></a>&nbsp;&laquo;Le triste savoir dont j'offre ici quelques fragments &agrave; celui qui est mon ami concerne un domaine qui, il y a maintenant bien longtemps, &eacute;tait reconnu comme le domaine propre de la philosophie ; mais depuis que cette derni&egrave;re s'est vue transform&eacute;e en pure et simple m&eacute;thodologie, il est vou&eacute; au m&eacute;pris intellectuel, &agrave; l'arbitraire silencieux, et pour finir, &agrave; l'oubli : il s'agit de la doctrine de la vie juste (das richtige Leben).&raquo; Theodor W. Adorno, <em>Minima Moralia</em>, traduit de l&rsquo;allemand par &Eacute;liane Kaufholz et Jean-Ren&eacute; Ladmiral, Paris, Payot, coll. &laquo;Petite biblioth&egrave;que Payot&raquo;, 2001 [1951], p.&nbsp;9.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-paria#comments ADORNO, Theodor W. Autofiction Autofiction DARRIEUSSECQ, Marie DELEUZE, Gilles Engagement GIRARD, René Identité MAVRIKAKIS, Catherine Mort Québec Tue, 22 Dec 2009 16:26:00 +0000 Julie Boulanger 206 at http://salondouble.contemporain.info