Salon double - Expérience http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/289/0 fr Quelques notes sur W. T. Vollmann et l'éthique de l'écriture http://salondouble.contemporain.info/article/quelques-notes-sur-w-t-vollmann-et-lethique-de-lecriture <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/imperial">Imperial</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/le-journalisme-litteraire-lecrivain-sur-le-terrain">Le journalisme littéraire: l&#039;écrivain sur le terrain</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: right;">«Mais il est bon que la conscience porte de larges plaies, elle n'en est que plus sensible aux morsures. Il me semble d'ailleurs qu'on ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d'un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire? Pour qu'il nous rende plus heureux, comme tu l'écris? Mon Dieu, nous serions tout aussi heureux si nous n'avions pas de livres et des livres qui nous rendent heureux, nous pourrions bien à la rigueur en écrire nous-mêmes. En revanche, nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu'un que nous aimerions plus que nous-mêmes, comme si nous étions proscrits, condamnés à vivre dans des forêts loin de tous les hommes, comme un suicide — un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous.» - Kafka, lettre à Oskar Pollak (1904)<br /><br />«[…] I find books that simply allow us to escape<br />&nbsp;existence a staggering waste of time<br />(literature matters so much to me I can hardly stand it.)»<br />(David Shields, 2013: 197)</p> <p style="text-align: justify;"><br /><br /><br />J'aimerais commencer ce texte en disant que Vollmann est l'un des écrivains les plus importants que j'ai eu la chance de lire. Ça ne veut pas dire grand-chose, compte tenu de mes lectures limitées, mais on saura au moins que je ne cherche pas à proposer une critique impartiale, bien au contraire. Je souhaite plutôt partager les pensées que la lecture de ses œuvres fait naître en moi, des pensées contre-intuitives qui me font douter de la littérature telle que je l'ai toujours appréhendée.<br /><br />Je n'affirmerai rien ici sinon ce doute, que je souhaite contagieux.<br /><br />L'œuvre de Vollmann est si puissante à mes yeux qu'elle rend superflus des rayons entiers de ma bibliothèque personnelle. Je ne suis pas écrivain, mais si l'envie me prenait d'écrire, je devrais d'abord surmonter la honte que provoque en moi la lecture de Vollmann. Inventer des histoires! Comme ce serait gênant d'écrire des histoires après avoir lu cet auteur. Ses récits, qui me mettent en pleine face la misère du monde, sa laideur qu'on dirait immuable, me semblent tellement nécessaires que je ne peux m'empêcher de penser avec un brin de mépris à tous les écrivains qui inventent des histoires pour les lecteurs voulant échapper à leur triste réalité. Pour se changer les idées. Qu'on me comprenne: j'aime lire des fictions, et je ressens moi aussi le besoin d'expériences sublunaires, loin en tout cas de ma réalité immédiate. Mais le sérieux avec lequel Vollmann cherche à saisir le monde, ce sérieux rend les plaisirs de la lecture non seulement coupables comme on le dit parfois, mais aussi dérisoires, autant dire inadmissibles.<br /><br />Là où les bulletins d'information échouent toujours à nous faire ressentir la moindre parcelle de compassion pour les morts que l'actualité garroche dans le charnier de l'Histoire, la littérature a-t-elle les moyens, avec sa lenteur réflexive, son sérieux face aux mouvances du monde, de nous rendre une sensibilité qui nous semble désormais interdite? Vollmann me permet de croire que c'est possible, et c'est sans doute la plus belle chose que j'aie jamais trouvée dans un livre, moi qui cherche depuis des années une œuvre capable de justifier une occupation qui me paraît trop souvent oiseuse, empreinte de ce narcissisme intellectuel que j'abhorre, sans doute parce que je le connais trop bien.<br /><br />La frivolité liée au plaisir de l'évasion que permet la fiction trahit une conception de la littérature comme échappatoire à laquelle je refuse d'adhérer, et cela contre mes propres inclinations. Vollmann m'oblige à penser à la contingence qui pèse sur les personnages, aussi convaincants soient-ils, et à la facticité des intrigues inventées pour nous tenir en haleine. Le plaisir de se laisser transporter dans un monde imaginaire est bien réel, je l'admets, mais je crois aussi parfois qu'il est indécent d'en faire le but premier de l'expérience littéraire. C'est une vieille question que celle de la contingence de la fiction, j'en suis conscient, et les œuvres d'innombrables écrivains et écrivaines sont là pour nous rappeler que les choses ne sont jamais simples, mais peut-être que l'œuvre de Vollmann est l'occasion de nous plonger encore une fois dans les eaux glaciales des questions insolubles. C'est en tout cas l'effet qu'elle a sur moi.<br /><br />Vollmann écrit à propos des voyous, des prostituées, des drogués ou des immigrants mexicains illégaux. Sa matière est la réalité, mais une réalité qui est toujours appréhendée en tant que «fiction dominante», pour le formuler comme Suzanne Jacob. Autrement dit, Vollmann tente de démonter l'épithète commune, le bon sens, les constructions discursives qui confèrent au monde un semblant de stabilité, et qui nous permettent d'y mettre un pied devant l'autre sans crouler sous le poids de sa complexité. Au fond, il s'agit de la distinction décisive que Nietzsche a proposée entre recherche de santé et recherche de vérité. Les philosophes, proposait-il, ont toujours recherché une forme de santé au détriment de la vérité, qui est dure, souvent insupportable ou en tout cas inadmissible. Pour moi, Vollmann incarne ce radicalisme noble qui consiste à pourchasser la vérité au détriment de la santé, puisqu'une santé factice ne vaut rien. Et il ne s'agit pas seulement de la santé de l'écrivain, qui ne devrait pas nous préoccuper plus que celle des autres, mais bien d'une forme de santé collective, incarnée dans le discours social par la doxa, toujours rassurante parce que rassembleuse, réconfortante parce que racoleuse. Écrire contre la doxa comme le fait Vollmann pousse le lecteur qui le suit jusqu'au bout à admettre que la marche du monde ressemble davantage à la course folle d'un troupeau piétinant les plus faibles qu'au trot noble et fier d'un cheval nommé Progrès.<br /><br />Une vérité qui est mauvaise pour la santé, et que Vollmann manifeste partout dans ses textes, c'est l'idée selon laquelle il n'y a pas de spectateurs de l'Histoire.<br /><br />Petit syllogisme vollmannien: l'Histoire est laide, nous sommes nécessairement dans l'Histoire, et donc nous portons tous en nous cette laideur. Notre culpabilité est infinie.<br /><br />Cet écrivain projette une conception de la littérature vécue viscéralement comme moyen d'aller à l'encontre des idées lénifiantes, et c'est parce qu'il dépeint notre réalité avec tant d'engagement que les fabulations de ses contemporains m'apparaissent tout à coup ternes, brinquebalantes. Ses sujets coutumiers sont par définition figés dans le ciment de la doxa la plus insidieuse, et c'est parce qu'on interdit à ces humains le statut de sujet à part entière que Vollmann peut écrire à leur propos. Même ses fictions (<em>The Royal Family</em>, <em>Europe Central</em>, par exemple) s'inscrivent dans ce projet. Dans ce cas, l'écriture de fiction devient l'occasion de conférer un peu plus de réalité à des êtres qui, autrement, ne sont que des constructions de l'esprit, des fictions sur deux pattes. Il s'agit là d'une façon de penser la fiction à l'envers: c'est parce qu'il y a une fiction inadéquate qui prétend au statut de réalité que la fiction peut intervenir dans l'existence de façon concrète. J'y vois une éthique de l'écriture au sens le plus fondamental du terme: l'écrivain se donne un code de conduite qui régit son écriture, parce qu'il sait que les représentations ont un pouvoir d'action sur la vie des humains. Toute son écriture tend vers un idéal de finesse qui se dresse contre la grossièreté des fictions dominantes, car il sait bien que tout ce qu'il n'écrit pas, d'autres l'écriront pour lui. C'est peut-être au cœur de ce paradoxe que l'on peut encore écrire de la fiction: en dépliant des réalités qui ont l'aspect lisse de l'évidence, et sur lesquelles on a toujours des opinions plus ou moins tranchées qui nous évitent la peine de penser.<br /><br />C'est parce que penser le monde actuel est une tâche titanesque que Vollmann en fait un projet littéraire. C'est parce que la fiction, pour le dire bêtement, infiltre l'édifice de notre prétendue réalité qu'il est primordial d'écrire en ayant le sens du devoir devant les faits, mais surtout devant tous ces gens floués par notre médiocre compréhension de la situation dans laquelle ils se trouvent.</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp; *</p> <p style="text-align: justify;"><br />Certains des textes de Vollmann<strong><a href="#1">[1]</a><a id="1a" name="1a"></a></strong> manifestent des liens évidents avec le <em>new journalism</em>, surtout par la façon avec laquelle il y mène des enquêtes fortement teintées par son expérience. Cependant, ce que Vollmann retient du journalisme, ou en tout cas de l'idéal journalistique, c'est d'abord un code éthique devant les faits, qu'il accueille toujours avec la même considération, avec la même rigueur. Une autre particularité de son travail est la tentation d'exhaustivité qui s'y manifeste. C'est dans cette tentative de saisie totalisante que le projet de Vollmann est littéraire. Journaliste de terrain qui se donne carte blanche, celui-ci peut scruter à loisir les problèmes qui le préoccupent, les retourner dans tous les sens sans souci d'économie ou de pertinence. Et c'est parce que ces textes affirment l'impossibilité d'aller droit au but que le projet de Vollmann est d'une importance capitale à mes yeux.<br /><br />Le questionnement s'y substitue à l'explication jusqu'à une posture insoutenable, digne de ce que la littérature nous a livré de mieux: tout cela est incompréhensible, cherchons tout de même à comprendre.<br /><br />Cette façon de faire n'est nulle part aussi visible que dans <em>Imperial</em> (2009), le livre qu'il consacre à la frontière mexico-américaine. Le comté d'Imperial, en Californie, y est présenté comme le sujet idéal pour réfléchir à la construction des identités dans la durée, dans ses rapports au territoire, mais aussi avec l'altérité: «Imperial is the continuum between Mexico and America.» (Vollmann, 2009: 50) Ce continuum, cet espace flou aux frontières arbitraires est chargé de significations contradictoires selon les points de vue, et en cela, il est l'occasion pour Vollmann d'exercer son travail d'écrivain en montrant comment le territoire réel est doublé d'un territoire imaginaire.<br /><br />Imperial est le comté le plus au sud de la Californie, à la frontière du Mexique. De l'autre côté de la frontière se trouve la ville de Mexicali (le nom est la contraction de Mexico et de California), tandis que sa ville jumelle, Calexico (encore une fois, mais inversée, la contraction de Mexico et de California), se trouve à moins de dix kilomètres de distance aux États-Unis.</p> <p style="text-align: justify;"><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/59/mexico.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Imperial"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/59/mexico.jpg" alt="160" title="Imperial" width="285" height="243" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Imperial</span></span></span><br /><br /><br />L'arbitraire de la frontière qui sépare les deux pays est le point de départ de la réflexion de Vollmann. Évidemment, le nom du comté d'Imperial lui donne aussi l'occasion de réfléchir à l'impérialisme américain, comme si ce lieu exemplifiait de façon métonymique une série de rapports que les États-Unis entretiennent avec ce qui leur est étranger.<br /><br />L'un des enjeux fondamentaux de cette région frontalière est celui de l'agriculture, parce que des centaines d'immigrants illégaux travaillent dans les champs américains, mais aussi parce que l'agriculture affecte considérablement le territoire. Vollmann explique longuement comment la <em>New River </em>est devenue au fil du temps l'une des rivières les plus polluées en Amérique, en grande partie à cause de l'activité agricole qui l'entoure. Arrivée au Mexique, où elle se nomme <em>Rio Nuevo</em>, la rivière est plus polluée que jamais, ayant amassé au passage tous les pesticides, les métaux lourds et les déchets provenant des États-Unis. De plus, les Mexicains y déversent leurs eaux usées. Vollmann, pour vérifier des rumeurs qui veulent que certains immigrants illégaux y meurent asphyxiés après s'y être jetés pour gagner les États-Unis à la nage, a entrepris de descendre cette rivière en bateau pour l'observer et prendre des échantillons d'eau à différents endroits, qu'il fera par la suite analyser en laboratoire. Ce qui l'intéresse au plus haut point, toutefois, c'est le rôle que jouent les humains, américains ou mexicains, dans ce désastre écologique, et les conséquences que la pollution a sur leur vie quotidienne. C'est dans des moments comme celui-là que sa réflexion devient la plus passionnante, puisqu'après avoir accumulé les données statistiques brutes, il en vient à la conclusion suivante:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br /><br />Maybe the New River wasn't anybody's fault, either. People need to defecate, and if they are poor, they cannot afford to process their sewage. People need to eat, and so they work in <em>maquiladoras</em> — factories owned by foreign polluters. The polluters pollute to save money; then we buy their inexpensive and perhaps well-made tractor parts, fertilizers, pesticides. It is <em>doubly difficult to get out</em>. And it's all ghastly. (Vollmann, 2009: 89)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br /><br />J'évoque cette partie du livre afin qu'on comprenne que Vollmann y propose une réflexion sur l'usage de l'information. Car après avoir accumulé les données qui concernent la <em>New River</em>, Vollmann constate tristement que son savoir ne lui permettra pas de changer les choses. Plus tard, il fera une digression sur les liens entre action et savoir, pour conclure que l'information ne sert à rien si celle-ci ne nourrit pas une forme quelconque d'action. Ce passage est important puisqu'il est représentatif d'une pensée récurrente chez Vollmann, selon laquelle il y a un moment où l'écrivain (ou le penseur, l'intellectuel) doit sortir de l'écriture pour passer à l'action. Chez Vollmann, l'écriture n'est pas une fin en elle-même, elle est un moyen d'appréhension de réalités obscures, un appel à l'action, mais aussi un retour sur l'expérience.<br /><br />On pourrait dire, avec un brin de sarcasme, que le rapport à l'information proposé par Vollmann s'oppose en tout point à celui que l'on peut observer dans le journalisme tel qu'il se pratique aujourd'hui, l'information nourrissant bizarrement une culture de l'inaction et le fait de savoir nous exemptant de la tâche astreignante d'<em>agir contre les faits</em>. Cet aspect de notre rapport à l'information est difficile à comprendre, mais une chose demeure certaine à mes yeux: alors que la culture médiatique devait faire de nous des citoyens avertis, capables de discernement, il semble que nous souffrions au contraire d'une forme d'apathie collective causée précisément par ce qui devrait nous permettre d'agir. C'est dans ce triste contexte que les écrits de Vollmann trouvent à mon avis toute leur pertinence, celui-ci écrivant moins pour l'actualité que pour la postérité puisqu'il aspire clairement à offrir un témoignage durable des souffrances humaines.<br /><br />Dans ce passage où il est question d'immigrants illégaux retrouvés noyés, Vollmann cherche justement à opposer sa démarche d'écrivain à l'information journalistique:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br /><br /><em>The dying season began early this year, with four bloated bodies found in the All-American Canal on March 14</em>. Well, it wasn't the worst news on the front page: more air raids and suicide bombings in the Middle East, an attempt (fortunately foiled) to murder a hundred schoolchildren in a Christian school in Pakistan, and my government had snubbed Iraqi overtures; we were getting ready to bomb them again. I had been to Iraq; I had seen the sick and dying children in a medicine-embargoed hospital; so I had my mental picture; it's better not to have mental pictures. But why confess such a flinch?<strong> I'd rather clothe myself in principle: Communication for its own sake is not an interesting goal. (Does that sound plausible?) Unlimited access to information remains worthless without something to do with that information, or some way to verify its quality. </strong>(Vollmann, 2009: 152-153)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Le problème de l'information posé ici est redoutable, puisqu'il rend nécessaire un questionnement sur les visées de l'écrivain. Cette tentative de compréhension du monde, quelle est son utilité? Si l'écrivain ne peut se contenter d'informer, que doit-il faire alors? Vollmann n'a pas de réponse précise à cette question, mais on comprend à le lire qu'il y a dans son œuvre l'effort de déconstruire la présomption à la connaissance qui est le propre du discours informatif: «Day after day I went there, hoping to invade their thoughts and steal their stories, but most refused to talk to me, eyeing me with a hatred as lushly soft as a smoke tree sweeping its hair against a sand dune.» (Vollmann, 2009: 56-57); «Fruitful and desperate, kingdom of recluses, shy folks and identity criminals, Imperial remains unknown.» (62); «Imperial is a place I'll never know, a place of other souls than mine; and how can anyone know otherness?» (114), etc.<br /><br />Cette pudeur, cet aveu d'impuissance au cœur même de l'écriture sont l'occasion de revenir à la contingence de la fiction. Pour écrire, il faut être capable de compréhension, or, il est impossible de comprendre, donc l'écriture doit incarner ce mouvement de la pensée désireuse de saisir une réalité qui lui glisse entre les doigts. Ce que Vollmann nous dit, avec <em>Imperial</em>, c'est qu'il y a une présomption de l'écriture qui fait violence au réel en cherchant à lui donner une forme qui n'est pas la sienne et qui est forcément réductrice.<br /><br />À un certain moment d'<em>Imperial,</em> Vollmann décrit l'existence d'immigrants illégaux qu'il a rencontrés. L'exemple de María, une femme de ménage vivant à Sacramento, est l'occasion pour lui d'expliquer pourquoi le livre que nous tenons entre les mains n'est pas une fiction. Vollmann rejette la forme fictionnelle, et il explique ce refus comme étant une prise de position éthique liée à la possibilité de comprendre autrui. Ce passage lumineux, qu'on peut lire comme un art poétique, montre bien la déférence face à autrui qui caractérise l'œuvre de cet écrivain:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br /><br />How could I best pay tribute to María's life? I know how to invent character, upon which I suppose it would be possible to drizzle a few droplets of local fact, much as Mexicali street vendor beset by July splashes water on his oranges and cherries. But life's sufficiently dishonest already, my oranges might taste like candy, but why? The truth is that I do not understand enough about border people to describe them without reference to specific individuals, which means that I remain too ill acquainted with them to fictionalize them. Only now do I feel capable of writing novels about American street prostitutes, with whom I have associated for two decades. The sun-wrinkled women who sell candy, when they sit chatting beneath their sidewalk parasols, what stories do they tell one another? I could learn Spanish and eavesdrop; then I'd know; but I wouldn't really know until I could invent their stories. Making up tales about María's life would not only be disrespectful to her, it would be bad art. (Vollmann, 2009: 170)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br /><br />Un détail qui attire mon attention est le lien que Vollmann établit entre la connaissance du monde et la possibilité d'écrire une fiction. Celui-ci se débarrasse de la question de la contingence en expliquant que pour écrire une fiction, il faut d'abord l'avoir vécue, en avoir fait l'expérience. On pourrait sans doute ici objecter la puissance d'imagination de quelques écrivains, mais l'idée de Vollmann est difficilement réfutable lorsqu'on a lu ses écrits sur les prostituées américaines, d'une justesse et d'une profondeur étrangères à la plupart d'entre nous <strong><a href="#2">[2]</a><a id="2a" name="2a"></a></strong>.<br /><br />Au final, la nécessité d'une compréhension préalable à l'écriture est justifiée par la nécessité d'un rapport empathique avec la réalité décrite. Vollmann conclut ce passage en évoquant l'illumination qu'il a eue en lisant <em>Un cœur simple</em> de Flaubert, et comparant Félicité avec María:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br /><br />What "A Simple Heart" did for <em>my</em> heart when I first read it many years ago was to alert me to the probability that among the people whom I myself overlooked, there might be Félicités, whose hidden goodnesses would do me good to find. Later, when I began to write books, it occurred to me that discovering and describing those goodnesses might accomplish some external good as well, perhaps even to Félicité and María's, who have less need of our pity than we might think (but more need of our cash). Suppose that Madame Aubain, after reading my version of "A Simple Heart," refrained just once from assulting Félicité with harsh words. Or is that aspiration ridiculous? (Vollman, 2009: 171)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br /><br />On le voit, les visées exprimées ici par Vollmann sont ancrées dans la volonté de saisir la réalité. On y retrouve exprimé en toutes lettres le fantasme d'une littérature qui soit effective. Vollmann l'affirme: <em>Un cœur simple</em> a changé sa perception du monde. La bonne littérature ne nous propose pas d'échapper à la réalité. Elle nous permet au contraire de la saisir autrement en faisant une expérience intensive de la proximité.<br /><br />Depuis que je lis Vollmann, rien ne me semble plus important que cette façon d'aborder la littérature.<br /><br /><strong><span style="color:#696969;">Bibliographie</span></strong><br /><br />KAFKA, Frank (1965) <em>Correspondance</em>, Paris, Gallimard, 1965. [Traduit de l'allemand par Marthe Robert]</p> <p style="text-align: justify;">SHIELDS, David (2013) <em>How Literature Saved My Life</em>, New York, Alfred A. Knopf, 2013.<br /><br />VOLLMANN, William T. (2009), <em>lmperial</em>, New York, Viking Press, 2009.</p> <hr /> <p><strong><a href="#1a">[1]</a><a id="1" name="1"></a></strong> Voir par exemple <em>Rising Up and Rising Down. Some Thoughts on Violence, Freedom and Urgent Means</em> (2003) ou encore <em>Poor People</em> (2007).</p> <p><a href="#2a"><strong>[2]</strong></a><a id="2" name="2"></a> Vollmann a écrit trois livres sur la prostitution: <em>Whores for Gloria</em> (1991); <em>Butterfly Stories </em>(1993) et <em>The Royal Family</em> (2000).</p> http://salondouble.contemporain.info/article/quelques-notes-sur-w-t-vollmann-et-lethique-de-lecriture#comments Action politique Amérique Autobiographie Documentaire Empathie États-Unis d'Amérique Expérience Journaux et carnets KAFKA, Franz Mexique Prostitution SHIELDS, David Témoignage VOLLMANN, William T. Récit(s) Sun, 17 Nov 2013 20:44:02 +0000 Simon Brousseau 809 at http://salondouble.contemporain.info La plus petite unité de temps http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-plus-petite-unite-de-temps <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/cote-fournier-laurence">Côté-Fournier, Laurence </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/les-annees">Les Années</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> &Agrave; la lecture de <em>Les Ann&eacute;es</em> d&rsquo;Annie Ernaux, il appara&icirc;t que le projet de ce livre, d&eacute;j&agrave;, &eacute;tait contenu en germe dans toute la production romanesque ant&eacute;rieure de l&rsquo;&eacute;crivaine, dont les particularit&eacute;s semblent avoir &eacute;t&eacute; fondues en un seul ouvrage pour aboutir &agrave; ce livre aux allures de somme. L&rsquo;auteure qui, issue d&rsquo;un milieu populaire, voulait &eacute;crire pour &laquo;venger sa race<a name="note1" href="#note1a">[1]</a>&raquo;, n&rsquo;a eu de cesse depuis son entr&eacute;e en litt&eacute;rature de cartographier les m&oelig;urs, les diff&eacute;rences sociales et les discours de son temps, en prenant appui sur sa propre exp&eacute;rience pour donner corps &agrave; son entreprise et l&rsquo;ancrer dans le r&eacute;el. <em>Les Ann&eacute;es</em> est, &agrave; cet &eacute;gard, l&rsquo;aboutissement annonc&eacute; d&rsquo;une qu&ecirc;te visant &agrave; retracer par le biais d&rsquo;une vie singuli&egrave;re le mouvement de toute une g&eacute;n&eacute;ration. </p> <p>C&rsquo;est du d&eacute;licat balancement entre intime et collectif que na&icirc;t la singularit&eacute; du livre, impossible &agrave; r&eacute;duire &agrave; une cat&eacute;gorie g&eacute;n&eacute;rique. Pas de personnages, pas de r&eacute;cit, plut&ocirc;t une collection de fragments bruts, d&eacute;vers&eacute;s sans aucun pathos, qui mettent c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te des souvenirs de voyage et des sc&egrave;nes de films, des &eacute;chos de la rumeur publique et des rappels historiques. Dispers&eacute;s de 1940 &agrave; la fin des ann&eacute;es 2000, ils dressent ensemble le portrait d&rsquo;une g&eacute;n&eacute;ration, exprim&eacute; &agrave; travers le &laquo;elle&raquo;, le &laquo;on&raquo; et le &laquo;nous&raquo;, jamais le &laquo;je&raquo;. Ce qui aurait pu se transformer en une suite de lieux communs et d&rsquo;anecdotes sans grand int&eacute;r&ecirc;t sur diff&eacute;rentes &eacute;poques est r&eacute;cup&eacute;r&eacute; par la volont&eacute; de l&rsquo;auteure de se compromettre pour r&eacute;v&eacute;ler le corps nu de chacune de ces ann&eacute;es, d&rsquo;exposer son exp&eacute;rience intime pour la perdre dans une r&eacute;alit&eacute; plus vaste. Les rapports troubles &agrave; la religion, &agrave; la sexualit&eacute; ou &agrave; la famille qui sont d&eacute;crits sur un mode impersonnel sont certes ceux de sa g&eacute;n&eacute;ration, mais aussi les siens. Des allusions br&egrave;ves, phrases en apparence banales parmi tant d&rsquo;autres, ouvrent des portes sur des pans de la vie de l&rsquo;auteure relat&eacute;s dans d&rsquo;autres livres: son avortement dans l&rsquo;ill&eacute;galit&eacute; (<em>L&rsquo;&Eacute;v&eacute;nement</em>), la tentative d&rsquo;assassinat de son p&egrave;re sur sa m&egrave;re (<em>La Honte</em>), sa passion sans issue pour un Sovi&eacute;tique (<em>Se perdre</em>). Ces moments intimes, toutefois, ne sont pas approfondis: ils ne forment finalement rien d&rsquo;autre que quelques-uns des innombrables destins offerts aux gens de sa g&eacute;n&eacute;ration, en cela &agrave; la fois uniques et anodins.</p> <p><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">D&rsquo;une Histoire l&rsquo;autre</span></strong></p> <p>L&rsquo;ouvrage d&eacute;bute au cr&eacute;puscule d&rsquo;un temps h&eacute;ro&iuml;que: la fin de la Deuxi&egrave;me Guerre mondiale a permis de d&eacute;partager, non sans violence, les h&eacute;ros des tra&icirc;tres, et a consacr&eacute; la bravoure ordinaire des petites gens. Les enfants grandissent &agrave; l&rsquo;ombre du r&eacute;cit de l&rsquo;Occupation, &laquo;plein de morts et de violence, de destruction, narr&eacute; avec une jubilation que semblait vouloir d&eacute;mentir par intervalles un &ldquo;il ne faut plus jamais revoir &ccedil;a&rdquo;&raquo; (p.24), qui leur inculque d&egrave;s leur prime jeunesse le regret &laquo;de ne pas avoir &eacute;t&eacute; n&eacute;s, ou &agrave; peine, quand il fallait partir en cohorte sur les routes et dormir sur la paille comme des boh&eacute;miens&raquo; (p.25).</p> <p>La nostalgie d&rsquo;&ecirc;tre n&eacute;e trop tard ne se dissipera pas, bien que surviennent la guerre d&rsquo;Alg&eacute;rie, la mort de John F. Kennedy, Mai 68 et la chute du mur de Berlin; toutes ces dates qui forment la trame des manuels d&rsquo;histoire. Or la narratrice, comme une &eacute;crasante majorit&eacute; des gens de sa g&eacute;n&eacute;ration, &eacute;prouve le plus souvent le sentiment de vivre &agrave; l&rsquo;&eacute;cart de cette histoire-l&agrave;, ou de n&rsquo;y participer que bri&egrave;vement, le temps d&rsquo;&eacute;pauler et de se reconna&icirc;tre &laquo;dans les &eacute;tudiants &agrave; peine plus jeunes que nous balan&ccedil;ant des pav&eacute;s sur les CRS&raquo; (p.103) ou de voter &laquo;contre de Gaulle pour le candidat fringant dont le nom plongeait confus&eacute;ment dans les ann&eacute;es de l&rsquo;Alg&eacute;rie fran&ccedil;aise, Fran&ccedil;ois Mitterrand.&raquo; (p.95) L&rsquo;auteure insiste encore et toujours pour r&eacute;p&eacute;ter l&rsquo;absence de cons&eacute;quences qu&rsquo;ont dans sa vie et dans celle de son entourage les moments marquants du si&egrave;cle, qui paradent devant elle comme un spectacle lointain de troubles et de d&eacute;cisions n&rsquo;ayant qu&rsquo;un rapport oblique, d&eacute;tourn&eacute;, avec son quotidien et ses drames personnels. Ainsi explique-t-elle,</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><br /> aucun rapport entre sa vie et l&rsquo;Histoire dont les traces demeurent d&eacute;j&agrave; pourtant fix&eacute;es par la sensation de froid et le temps gris d&rsquo;un mois de mars [&hellip;]. Dans quelques mois, l&rsquo;assassinat de Kennedy &agrave; Dallas la laissera plus indiff&eacute;rente que la mort de Marilyn Monroe l&rsquo;&eacute;t&eacute; d&rsquo;avant, parce que ses r&egrave;gles ne seront pas venues depuis huit semaines. (p.89) <br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <p>Pourtant, si la narratrice ne cesse de d&eacute;mentir le r&ocirc;le de l&rsquo;Histoire et de son cort&egrave;ge d&rsquo;&eacute;v&eacute;nements, c&rsquo;est pour mieux r&eacute;affirmer son appropriation insidieuse des corps et des mots, son poids imperceptible sur chacune des d&eacute;cisions qui dictent, &agrave; un moment pr&eacute;cis, le cours d&rsquo;une vie, renforc&eacute;e en cela par les barri&egrave;res qu&rsquo;imposent le sexe, la classe sociale, l&rsquo;&acirc;ge. Un demi-si&egrave;cle de discours social, de dicible et de scriptible d&eacute;filent p&ecirc;le-m&ecirc;le. Les interdits qui p&egrave;sent sur chacun &agrave; un moment pr&eacute;cis de l&rsquo;Histoire se d&eacute;placent, atteignent d&rsquo;autres zones. La condamnation de la sexualit&eacute; devient dictature du plaisir, les termes autrefois jug&eacute;s obsc&egrave;nes sont r&eacute;admis alors que sont nettoy&eacute;es d&rsquo;autres zones du langage: &laquo;On se d&eacute;shabituait des mots &agrave; la moralit&eacute; courante, pour d&rsquo;autres mesurant les actions, les comportements et les sentiments &agrave; l&rsquo;aune du plaisir, &ldquo;frustration&rdquo; et &ldquo;gratification&rdquo;.&raquo; (p.125) L&rsquo;Histoire laisse son empreinte dans le choix de chacun des mots, des v&ecirc;tements, des gestes amoureux, non pas bien s&ucirc;r par simple effet de mode, mais par un conditionnement dont n&rsquo;est mesur&eacute;e l&rsquo;importance que bien plus tard, lorsque l&rsquo;angle mort d&rsquo;une &eacute;poque se trouve soudainement &eacute;clair&eacute; d&rsquo;une lumi&egrave;re nouvelle. &laquo;Les signes de changements collectifs ne sont pas perceptibles dans la particularit&eacute; des vies, sauf peut-&ecirc;tre dans le d&eacute;go&ucirc;t et la fatigue qui font penser secr&egrave;tement &ldquo;rien ne changera donc jamais&rdquo; &agrave; des milliers d&rsquo;individus en m&ecirc;me temps&raquo; (p.74), &eacute;crit la narratrice, et ce sont pr&eacute;cis&eacute;ment sur ces modifications subtiles de la pens&eacute;e que s&rsquo;attarde Ernaux. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Les d&eacute;buts de temps nouveaux</strong></span></p> <p>Dans son essai &laquo;Sur le concept d&rsquo;histoire&raquo; Walter Benjamin &eacute;nonce: &laquo;L&rsquo;image vraie du pass&eacute; passe en un &eacute;clair. On ne peut retenir le pass&eacute; que dans une image qui surgit et s&rsquo;&eacute;vanouit pour toujours &agrave; l&rsquo;instant m&ecirc;me o&ugrave; elle s&rsquo;offre &agrave; la connaissance<a name="note2" href="#note2a">[2]</a>&raquo;. C&rsquo;est dans cette fulgurance des mots que travaille Ernaux, accumulant les phrases br&egrave;ves, sans lyrisme, qui ressuscitent par un d&eacute;tail l&rsquo;esprit d&rsquo;une &eacute;poque. Cette concision acc&eacute;l&egrave;re le rythme, conf&egrave;re un puissant dynamisme au texte qui semble reprendre dans son mouvement les avanc&eacute;es d&rsquo;une g&eacute;n&eacute;ration obs&eacute;d&eacute;e par le progr&egrave;s et la nouveaut&eacute;, constamment au seuil d&rsquo;un plus grand bien-&ecirc;tre qui, s&rsquo;il n&rsquo;est jamais tout &agrave; fait l&agrave;, ne peut manquer de survenir bient&ocirc;t. </p> <p>Les possibles d&rsquo;une &eacute;poque sont inscrits en creux dans le discours, formant un imaginaire de l&rsquo;avenir qui aura bri&egrave;vement exist&eacute; avant d&rsquo;&ecirc;tre remplac&eacute; par un autre. Ainsi, en lieu du r&eacute;cit d&rsquo;une Histoire comme succession de faits causals, logiques et implacables, surgit une autre histoire, autrement plus brouill&eacute;e et confuse. Pendant un temps il est &laquo;inutile de partir sur les routes comme en 40, la bombe atomique ne laisserait aucune chance&raquo; (p.61). Malgr&eacute; la parano&iuml;a entretenue durant la Guerre Froide, la bombe atomique, il va sans dire, ne tombera pas, pas plus que n&rsquo;adviendront les r&eacute;volutions attendues impatiemment apr&egrave;s les &eacute;v&eacute;nements de Mai 68. La croyance positiviste d&rsquo;une marche vers le progr&egrave;s, qui culmine quelque part au seuil des ann&eacute;es 70, n&rsquo;est, finalement, qu&rsquo;une forme de leurre, et se fait alors ressentir un terrible &laquo;vertige de l&rsquo;immuable, comme si rien n&rsquo;avait boug&eacute; dans la soci&eacute;t&eacute;&raquo; (p.136). Les transformations de l&rsquo;horizon d&rsquo;attente de chaque &eacute;poque, l&rsquo;&eacute;puisement des id&eacute;ologies qui la fa&ccedil;onnait, surviennent avec une rapidit&eacute; qui n&rsquo;offre qu&rsquo;une faible prise sur la situation. Les nouvelles babioles technologiques, ces avatars du progr&egrave;s, ne causent plus qu&rsquo;un vague &eacute;merveillement. Une autre g&eacute;n&eacute;ration se l&egrave;ve, insouciante et inconsciente des luttes du pass&eacute;, et pour transmettre &agrave; leurs enfants l&rsquo;exp&eacute;rience d&rsquo;une vie qui avait &eacute;t&eacute; la leur, leurs parents n&rsquo;ont en bouche que &laquo;des mots en circulation et des st&eacute;r&eacute;otypes&raquo; (p.156), impuissants &agrave; rendre compte de la densit&eacute; du monde qui existait nagu&egrave;re. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Prosopop&eacute;e de la photographie</strong></span></p> <p>Roland Barthes, dans son ouvrage sur la photographie <em>La Chambre claire</em>, avait racont&eacute; ainsi l&rsquo;&eacute;trange &eacute;moi que lui causait l&rsquo;observation de portraits de sa m&egrave;re jeune: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Je lisais mon inexistence dans les v&ecirc;tements que ma m&egrave;re avait port&eacute;s avant que je puisse me souvenir d&rsquo;elle. [&hellip;] Pour retrouver ma m&egrave;re, fugitivement, h&eacute;las, et sans jamais pouvoir tenir longtemps cette r&eacute;surrection, il faut que, bien plus tard, je retrouve sur quelques photos les objets qu&rsquo;elle avait sur sa commode. [&hellip;] Ainsi, la vie de quelqu&rsquo;un dont l&rsquo;existence a pr&eacute;c&eacute;d&eacute; d&rsquo;un peu la n&ocirc;tre tient enclose dans sa particularit&eacute; la tension m&ecirc;me de l&rsquo;Histoire, son partage. L&rsquo;Histoire est hyst&eacute;rique: elle ne se constitue que si on la regarde &ndash; et pour la regarder, il faut en &ecirc;tre exclu.</span><span style="color: rgb(0, 0, 0); "><a name="note3" href="#note3a">[3]<br /> <br type="_moz" /><br /> </a></span></div> <p>Cette Histoire hyst&eacute;rique dont sont retrouv&eacute;es les traces sur la pellicule ne diff&egrave;re pas de celle mise en sc&egrave;ne dans <em>Les Ann&eacute;es.</em> Les descriptions de photographie abondent et permettent la m&eacute;diation entre des temporalit&eacute;s autrement irr&eacute;conciliables. C&rsquo;est par l&rsquo;observation froide, clinique, de clich&eacute;s de la narratrice &agrave; diff&eacute;rents &acirc;ges que sont transmises une multitude d&rsquo;informations qui redonnent vie &agrave; ce qui semblait perdu, qu&rsquo;est rendu objectivement ce qui autrefois relevait d&rsquo;une &eacute;motion subjective. L&rsquo;auteure regarde des portraits d&rsquo;elle-m&ecirc;me comme d&rsquo;une inconnue dont tant les v&ecirc;tements, les mani&egrave;res, que les &eacute;tats d&rsquo;&acirc;me lui sont &eacute;trangers: &laquo;Photo en couleurs: une femme, un gar&ccedil;onnet d&rsquo;une douzaine d&rsquo;ann&eacute;es et un homme, tous trois distants les uns des autres, comme dispos&eacute;s en triangle sur une esplanade sableuse, blanche de soleil, avec leurs ombres &agrave; c&ocirc;t&eacute; d&rsquo;eux, devant un &eacute;difice qui pourrait &ecirc;tre un mus&eacute;e.&raquo; (p.140) Si, dans <em>L&rsquo;Usage de la pho</em><em>to</em>, Annie Ernaux avait inclus les photographies qu&rsquo;elle commentait, elle se contente dans <em>Les Ann&eacute;es</em> de les raconter, bien qu&rsquo;elles occupent un r&ocirc;le de premier plan dans la construction du livre et la scansion des ann&eacute;es, effa&ccedil;ant ainsi davantage sa propre pr&eacute;sence. </p> <p>&Agrave; la photographie s&rsquo;adjoignent au fil du si&egrave;cle d&rsquo;autres modes de conservation du temps: la vid&eacute;o, la t&eacute;l&eacute;vision, Internet, qui participent &agrave; la naissance d&rsquo;un nouveau rapport &agrave; la m&eacute;moire et au pass&eacute;. &Agrave; ce titre,<em> Les Ann&eacute;es</em> forme une chronique de la transformation des processus m&eacute;moriels au fil du si&egrave;cle, sous l&rsquo;impact des avanc&eacute;es technologiques et des changements sociaux. La grande &eacute;tendue de temps couverte par le livre permet de faire contraster les d&eacute;cennies, de jauger l&rsquo;&eacute;volution survenue en un demi-si&egrave;cle dans la conception m&ecirc;me de la temporalit&eacute; au sein de la soci&eacute;t&eacute;. Ainsi au sortir de la guerre la m&eacute;moire est d&rsquo;abord corporelle, elle se lit dans l&rsquo;identit&eacute; physique des &ecirc;tres: &laquo;Hors des r&eacute;cits, les fa&ccedil;ons de marcher, de s&rsquo;asseoir, de parler et de rire, h&eacute;ler dans la rue, les gestes pour manger, se saisir des objets, transmettaient la m&eacute;moire pass&eacute;e de corps en corps du fond des campagnes fran&ccedil;aises et europ&eacute;ennes&raquo; (p.31). Les anecdotes entourant des photographies &laquo;brunies au dos tach&eacute; par tous les doigts qui les avaient tenues&raquo; (p.30), partag&eacute;es et pr&eacute;serv&eacute;es, peu nombreuses et pr&eacute;cieuses, sont racont&eacute;es lors de repas o&ugrave; d&eacute;filent les r&eacute;cits des exploits de jadis. Or ces m&eacute;moires ancr&eacute;es dans le corps se d&eacute;sincarnent de plus en plus, repr&eacute;sent&eacute;es &agrave; la t&eacute;l&eacute;vision par &laquo;des documents d&rsquo;archives comment&eacute;s par une voix de nulle part&raquo; (p.151) qui &eacute;liminent toute relation personnelle &agrave; l&rsquo;Histoire. La t&eacute;l&eacute;vision, puis Internet, deviennent gardiens du pass&eacute;, biblioth&egrave;ques in&eacute;puisables de ressources qui, en entrem&ecirc;lant une quantit&eacute; toujours grandissante de souvenirs et d&rsquo;informations de toutes les &eacute;poques sans qu&rsquo;un tri ne soit effectu&eacute;, maintiennent les gens dans un &laquo;pr&eacute;sent infini&raquo; (p.223):<br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128); "><br /> </span></p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">L&rsquo;enregistrement h&eacute;t&eacute;roclite, continu, du monde, au fur et &agrave; mesure des jours, passait par la t&eacute;l&eacute;vision. Une nouvelle m&eacute;moire naissait. Du magma des milliers de choses virtuelles, vues, oubli&eacute;es et d&eacute;barrass&eacute;es du commentaire qui les accompagnait, surnageraient les pubs de longue dur&eacute;e, les figures les plus pittoresques ou abondamment prodigu&eacute;es, les sc&egrave;nes insolites ou violentes, dans une superposition o&ugrave; Jean Seberg et Aldo Moro sembleraient avoir &eacute;t&eacute; trouv&eacute;s morts dans la m&ecirc;me voiture. (p.133) <p><br type="_moz" /><br /> </p></span></div> <p>Tandis qu&rsquo;on cherche &laquo;&agrave; sauvegarder en une fr&eacute;n&eacute;sie de photos et de films visibles sur-le-champ&raquo; (p.223) chaque instant du pr&eacute;sent, le pass&eacute; devient paradoxalement p&eacute;rim&eacute; avec une rapidit&eacute; croissante. &laquo;Toutes les images dispara&icirc;tront&raquo; (p.11), est-il &eacute;crit en ouverture du livre, et cette certitude conf&egrave;re poids et nostalgie au d&eacute;sir d&rsquo;Ernaux de faire revivre par son &eacute;criture des bribes d&rsquo;un pass&eacute; qui ne manquera pourtant pas de s&rsquo;effacer. </p> <p>Le projet qui fonde<em> les Ann&eacute;es</em> est par ailleurs inscrit tout au long du livre, d&rsquo;une mani&egrave;re de plus en plus pr&eacute;cise, alors que la voix impersonnelle qui forme la narration avance en &acirc;ge. L&rsquo;auteure t&acirc;tonne au fil des d&eacute;cennies pour aboutir &agrave; la structure qui formera finalement son oeuvre, et qui sera explicit&eacute;e dans son enti&egrave;ret&eacute; &agrave; la toute fin de l&rsquo;ouvrage. &laquo;Capter le reflet projet&eacute; sur l&rsquo;&eacute;cran de la m&eacute;moire individuelle par la m&eacute;moire collective&raquo; (p.54), &laquo;saisir cette dur&eacute;e qui constitue son passage sur la terre &agrave; une &eacute;poque donn&eacute;e, ce temps qui l&rsquo;a travers&eacute;e, ce monde qu&rsquo;elle a enregistr&eacute; rien qu&rsquo;en vivant&raquo; (p.238), celui d&rsquo;&laquo;une existence singuli&egrave;re donc mais fondue aussi dans le mouvement d&rsquo;une g&eacute;n&eacute;ration&raquo; (p.179): la narratrice reformule sans cesse le m&ecirc;me plan, qui ne pourra s&rsquo;accomplir qu&rsquo;avec l&rsquo;arriv&eacute;e de sa propre vieillesse. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Entre Marcel Proust et Scarlett O&rsquo;Hara<br /> </strong></span><br /> Compte tenu de l&rsquo;importance capitale que prend la question du temps dans le roman, il n&rsquo;est gu&egrave;re surprenant d&rsquo;y trouver de fr&eacute;quentes allusions &agrave; Proust et &agrave; son projet romanesque. Un autre nom, autrement moins pr&eacute;visible, s&rsquo;insinue toutefois &agrave; ses c&ocirc;t&eacute;s, celui de Scarlett O&rsquo;Hara (p.240), dans la peau de laquelle l&rsquo;auteure affirme avoir souhait&eacute; se r&eacute;veiller jadis. Comment comprendre la mention de ce personnage, h&eacute;ro&iuml;ne romantique par excellence, dans<em> Les Ann&eacute;es</em>? Peut-&ecirc;tre la vie de Scarlett O&rsquo;Hara, haute en aventures et p&eacute;rip&eacute;ties, symbolise-t-elle l&rsquo;appartenance &agrave; une Histoire dans laquelle il serait possible pour chacun d&rsquo;agir et de prendre place, et qui &agrave; ce titre saurait marier destins singulier et collectif dans un m&ecirc;me mouvement vers l&rsquo;avant. Or l&rsquo;utopie d&rsquo;une telle fusion devra &ecirc;tre oubli&eacute;e pour le commun des mortels, dont les exploits ordinaires ne poss&egrave;deront pas, ou tr&egrave;s bri&egrave;vement seulement, ce souffle romanesque. Ne restera du passage d&rsquo;une vie individuelle que de minuscules et fugitives traces, maigre butin qu&rsquo;expose <em>Les Ann&eacute;es</em>.</p> <div>&nbsp;</div> <hr /> <div><a name="note1a" href="#note1">[1]</a>&nbsp;Cit&eacute; par Pierre-Louis Fort dans le dossier critique d&rsquo;Annie Ernaux, <i>La Place</i>, Paris, Gallimard, (Folio), 2006 [1983], p. 93.<span style="mso-spacerun: yes">&nbsp;<br /> <a name="note2a" href="#note2">[2]</a>&nbsp; Walter Benjamin, &laquo;&nbsp;Sur le concept d&rsquo;histoire&nbsp;&raquo;, <i>&OElig;uvres III</i>, Paris, Gallimard, (Folio Essais), 2000 [1942], p. 430.&nbsp;</span> <br /> <a name="note3a" href="#note3">[3]</a>&nbsp;Roland Barthes, <i>La Chambre claire. Note sur la photographie</i>, Paris, Gallimard (Cahiers du cin&eacute;ma), 1980, p. 102.&nbsp;</div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-plus-petite-unite-de-temps#comments Archives Autofiction BARTHES, Roland BENJAMIN, Walter ERNAUX, Annie Événement Expérience France Guerre Histoire Mémoire Oubli Temps Roman Mon, 05 Jul 2010 14:45:04 +0000 Laurence Côté-Fournier 245 at http://salondouble.contemporain.info Fiction de la vérité, vérité de la fiction http://salondouble.contemporain.info/antichambre/fiction-de-la-verite-verite-de-la-fiction <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/dulong-annie">Dulong, Annie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-text field-field-soustitre"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> Écrire le 11 septembre </div> </div> </div> <p>Des hommes et des femmes se sont rendus travailler. Devant leur ordinateur, un caf&eacute; &agrave; la main, ils ont commenc&eacute; leur journ&eacute;e, sous le soleil que ceux disposant d&rsquo;une fen&ecirc;tre ont probablement admir&eacute;. Il &eacute;tait encore t&ocirc;t. Je suppose que ceux qui &eacute;taient d&eacute;j&agrave; au travail avaient plus &agrave; prouver que ceux qui arriveraient plus tard, vers 9h. Dans les corridors, devant les distributrices, dans les ascenseurs, les discussions devaient &ecirc;tre ordinaires, les m&ecirc;mes que partout ailleurs, sur l&rsquo;actualit&eacute;, sur les &eacute;missions et spectacles vus la veille, sur les enfants, les patrons, le travail &agrave; accomplir. Les courriers circulaient. Ce n&rsquo;&eacute;tait qu&rsquo;une journ&eacute;e comme les autres.</p> <p>Et puis ces gens ordinaires, ni plus pacifistes, ni plus belliqueux que leurs voisins, se sont retrouv&eacute;s transform&eacute;s, en quelques instants, en h&eacute;ros, en victimes ou en martyres. Ils sont devenus, &agrave; cause des &eacute;v&eacute;nements, une communaut&eacute;, voire une fraternit&eacute;. Mais que dit-on lorsqu&rsquo;un avion s&rsquo;encastre sur son lieu de travail ?</p> <p>Tout commence &agrave; d&eacute;raper lorsque surgissent des questions &eacute;tranges, des doutes sur la possibilit&eacute; m&ecirc;me de certains &eacute;nonc&eacute;s. De questions en apparence inutiles, en ce qu&rsquo;elles me confinent &agrave; l&rsquo;anecdotique, je me retrouve ainsi &eacute;gar&eacute;e dans des v&eacute;rifications &laquo;scientifiques&raquo;, des enqu&ecirc;tes presque. Seulement voil&agrave;: tout en cherchant &agrave; gauche et &agrave; droite, je sens bien que je m&rsquo;&eacute;loigne, que la question n&rsquo;est qu&rsquo;un pare-feu peut-&ecirc;tre, un garde-fou. Alors je me dis que ce moment d&eacute;nonce quelque chose: une faille dans la transformation de la mati&egrave;re, la crainte du regard des autres, ces m&eacute;chants autres qui pourraient commettre le crime irr&eacute;parable de se reconna&icirc;tre dans ce qui est &eacute;crit, ou de poser des questions obligeant &agrave; faire des liens entre les choses, &agrave; rompre la fronti&egrave;re fragile entre la fiction et la r&eacute;alit&eacute;.&nbsp;</p> <p>De la v&eacute;rit&eacute; &agrave; la fiction, de la fiction &agrave; la r&eacute;alit&eacute;, l&rsquo;&eacute;criture semble ainsi &eacute;tablir les fronti&egrave;res pour mieux les brouiller. Peut-&ecirc;tre vient-il toujours un moment, lorsqu&rsquo;on &eacute;crit, o&ugrave; l&rsquo;on s&rsquo;interroge sur la v&eacute;rit&eacute;. Mais il s&rsquo;agit d&rsquo;une v&eacute;rit&eacute; relative, li&eacute;e davantage &agrave; une v&eacute;rit&eacute; de l&rsquo;exp&eacute;rience qu&rsquo;&agrave; l&rsquo;authenticit&eacute; des faits. Le principe m&ecirc;me de la fiction, son exigence, semble nous placer &agrave; l&rsquo;ext&eacute;rieur des choses, dans la distance n&eacute;cessaire &agrave; la transformation du mat&eacute;riau. Mais que se passe-t-il lorsque la distance n&eacute;cessaire nous semble hors d&rsquo;atteinte?</p> <p>Le 11 septembre 2001, seule avec des millions de t&eacute;l&eacute;spectateurs, j&rsquo;ai assist&eacute; en direct aux attaques sur le World Trade Center. Les images des avions heurtant les tours ont fait le tour du monde quelques fois et ont &eacute;t&eacute; r&eacute;p&eacute;t&eacute;es au point o&ugrave; il me semble presque y avoir &eacute;t&eacute; et pouvoir sentir l&rsquo;odeur de la fum&eacute;e, de la poussi&egrave;re et de la chair br&ucirc;l&eacute;e.&nbsp;</p> <p>Dans les jours et les semaines qui ont suivi, malgr&eacute; la multitude des images (ou &agrave; cause d&rsquo;elles), l&rsquo;&eacute;criture m&rsquo;&eacute;tait impossible. Le territoire de l&rsquo;expression &eacute;tait satur&eacute; par le t&eacute;moignage, le fait v&eacute;cu. Plus tard viendrait la fiction, me suis-je dit, lorsque la poussi&egrave;re serait retomb&eacute;e et que les voix des victimes et des survivants ne transformeraient plus toute tentative d&rsquo;expression en profanation. L&rsquo;image leur appartenait, d&rsquo;ailleurs : pouvoir extr&ecirc;me de la victime, capable, au nom du respect et du deuil, de faire retirer toute repr&eacute;sentation ne correspondant pas &agrave; l&rsquo;image qu&rsquo;elle se fait de sa propre exp&eacute;rience, comme l&rsquo;ont fait les familles des pompiers d&eacute;c&eacute;d&eacute;s.</p> <p>M&ecirc;me maintenant, neuf ans plus tard, si les &eacute;v&eacute;nements continuent de m&rsquo;habiter, d&rsquo;intervenir r&eacute;guli&egrave;rement dans ma r&eacute;flexion, le passage &agrave; la fiction me demande &agrave; chaque instant un travail d&rsquo;&eacute;quilibriste entre le r&eacute;el des faits et l&rsquo;espace de l&rsquo;imaginaire. Pourtant, un corpus de romans s&rsquo;est constitu&eacute; au cours des derni&egrave;res ann&eacute;es: c&rsquo;est donc dire que le passage &agrave; la fiction est &laquo;possible&raquo;. Mais quel espace reste-t-il pour la fiction lorsque l&rsquo;imaginaire est obstru&eacute; par un surplus d&rsquo;images et de chiffres? &Agrave; quelle transformation faut-il parvenir pour passer des chiffres &agrave; une histoire? Comment concilier ce qui <em>doit</em> &ecirc;tre dit avec ce qui <em>peut</em> &ecirc;tre dit? De quelle &laquo;v&eacute;rit&eacute;&raquo; s&rsquo;agit-il de rendre compte, puisque ce qui est vrai pour moi ne l&rsquo;est pas n&eacute;cessairement pour l&rsquo;autre? Au fond, la question &agrave; poser demeure celle de la distance juste : quand, comment et avec quels mots peut-on &eacute;crire les &eacute;l&eacute;ments qui nous semblent les plus fondamentaux dans notre atelier?&nbsp;</p> <p><em>Ce texte aurait pu s&rsquo;intituler <strong>Words written in dus</strong><strong>t</strong>. Mais peut-&ecirc;tre aurait-ce &eacute;t&eacute; trop. Trop appuy&eacute;.<br /> </em><em><br /> Pourtant, il s&rsquo;agit un peu de cela : les traces.<br /> </em><br /> Des hommes et des femmes se sont rendus travailler. Voil&agrave; le point de d&eacute;part. Le moment avant que tout bascule. Voil&agrave; d&rsquo;o&ugrave; part ou devrait partir le r&eacute;cit. Peut-&ecirc;tre un nom: Paul, John, Jane, Leah. La couleur de leur complet ou de leur tailleur. Le poids du porte-documents. La commande de caf&eacute;, dans le petit bistro &agrave; la sortie du m&eacute;tro. Les conversations anodines, autour du d&eacute;jeuner, ou le silence. Les gestes du quotidien, cr&egrave;me &agrave; raser, d&eacute;odorant, chemise, bas. Le visage ferm&eacute; du changeur dans le m&eacute;tro, son histoire &agrave; lui. Mais &eacute;crire ces d&eacute;tails, ce serait d&eacute;j&agrave; s&rsquo;approprier quelque chose. La difficult&eacute; de raconter, pourtant, pr&eacute;f&egrave;re ne pas nommer, ne pas pr&eacute;ciser. Peut-&ecirc;tre parce que, d&egrave;s lors qu&rsquo;il s&rsquo;agit de raconter <em>cela</em>, ces &eacute;v&eacute;nements, il est in&eacute;vitable de rencontrer cette sensation: peu importe ce que j&rsquo;&eacute;crirai, au fond. Peu importe comment je le dirai, avec quel mot, comment je d&eacute;crirai ces vies, ces moments, ces instants. Mon lecteur saura, sans m&ecirc;me que je le dise, que mes personnages, si cela en est vraiment, sont condamn&eacute;s. Il saura que si je dis que le soleil brille, ce sera pour marquer le contraste avec ce qui s&rsquo;en vient.&nbsp;</p> <p>Si au moins il avait plu cette journ&eacute;e-l&agrave;. Mais, l&agrave; encore, ne pourrait-on pas attribuer cette pluie d&rsquo;automne &agrave; une volont&eacute; de faire plus sombre que n&eacute;cessaire, d&rsquo;ajouter au tragique en donnant aux visages hagards un air d&eacute;tremp&eacute;?</p> <p>Vous voyez. Peu importe la couleur que je donnerai &agrave; ces personnages, peu importe comment je les v&ecirc;tirai. Vous saurez que je parle de leurs derniers moments. Ou des derniers instants avant que leur vie ne bascule parce que quelque part, au milieu du d&eacute;sert, des hommes se sont dit pourquoi ne pas leur donner enfin une le&ccedil;on.</p> <p>Mais peut-&ecirc;tre le probl&egrave;me est-il d&rsquo;un autre ordre. Peut-&ecirc;tre, seulement peut-&ecirc;tre, le probl&egrave;me vient-il de l&rsquo;exc&egrave;s. M&eacute;likah Abdelmoumen, dans son roman <em>Alia</em>, &eacute;crit: &laquo;J&rsquo;ai tout imagin&eacute;. C&rsquo;est &ccedil;a. &Ccedil;a ne peut &ecirc;tre que &ccedil;a. J&rsquo;ai brod&eacute;. Brod&eacute; quelque chose de fou sur quelque chose de vrai. Ai-je jamais su faire autre chose?&raquo; Est-ce la peur de se faire accuser d&rsquo;exag&eacute;ration qui rend muet? Mais comment une telle accusation serait-elle de toute fa&ccedil;on possible devant quelque chose qui, comme le 11 septembre, d&eacute;passe toute imagination?</p> <p>&laquo;Nous n&rsquo;avons qu&rsquo;une ressource avec la mort, &eacute;crit Ren&eacute; Char: Faire de l&rsquo;art avant elle&raquo;. Ces mots, plac&eacute;s en exergue d&rsquo;un manuscrit achev&eacute; et envoy&eacute; &agrave; un &eacute;diteur le jour o&ugrave; un homme, sur une route, un soir d&rsquo;automne, s&rsquo;est pench&eacute; dans sa voiture et ne s&rsquo;est relev&eacute; que trop tard pour &eacute;viter le camion qui venait droit sur lui. Ces mots de Char me hantent. Bien s&ucirc;r, pour &ecirc;tre honn&ecirc;te, il me faudrait dire qu&rsquo;ils me suivaient depuis longtemps. Mais jamais, jusqu&rsquo;au lendemain de ce jour d&rsquo;automne, ils n&rsquo;avaient fait autant sens. Jamais je n&rsquo;avais si bien compris leur in&eacute;luctabilit&eacute;, leur cruaut&eacute; m&ecirc;me. Mais ce n&rsquo;est pas encore le bon mot. Il faut encore s&rsquo;approcher un peu, doucement.&nbsp;</p> <p><em>Un soir d&rsquo;automne, un homme s&rsquo;est pench&eacute; dans sa voiture. Sur la route, apr&egrave;s, il n&rsquo;y eut que l&rsquo;ombre de traces de freinage, et les copeaux laiss&eacute;s par le camion qui, venant vers l&rsquo;homme, s&rsquo;est lentement couch&eacute; dans un foss&eacute;. </em></p> <p>Non, pas tout de suite.</p> <p>Je dois admettre, avouer, presque comme une faute: avant le 11 septembre (qui, dans mon esprit, n&rsquo;a pas besoin de l&rsquo;ann&eacute;e, comme si tous les 11 septembre renvoyaient maintenant &agrave; celui-l&agrave;), les tours du World Trade Center n&rsquo;avaient jamais retenu mon attention. Je les savais pr&eacute;sentes, du moins il me semble. Je les voyais parfois, comme images, dans des films ou encore des s&eacute;ries t&eacute;l&eacute;vis&eacute;es, en arri&egrave;re-plan. Je les savais, je crois, repr&eacute;sentatives de New York, mais elles concernaient, de par leur nom, le commerce, et le commerce ne m&rsquo;int&eacute;resse pas. Cette remarque, m&ecirc;me si elle r&eacute;v&egrave;le ma na&iuml;vet&eacute; ou mon ignorance, n&rsquo;est pas gratuite. Je ne connais maintenant New York et ses tours d&eacute;funtes que par les &eacute;v&eacute;nements du 11 septembre. Par leur ruine, autrement dit.&nbsp;</p> <p>Un autre lieu occupe cet espace dans mon imaginaire. Au moment de commencer ma ma&icirc;trise, je n&rsquo;&eacute;crivais plus. Je voulais, bien s&ucirc;r, mais je n&rsquo;&eacute;crivais pas. J&rsquo;y suis revenue non par les mots, mais par une trace laiss&eacute;e dans mon imaginaire par un &eacute;v&eacute;nement lointain. Je me souvenais, enfant, avoir entendu, au journal t&eacute;l&eacute;vis&eacute;, ou dans les conversations des gens autour de moi, qu&rsquo;une &eacute;glise montr&eacute;alaise avait br&ucirc;l&eacute;. Et cette &eacute;glise existait encore, dix ans plus tard, du moins en tant que ruine. C&rsquo;est par elle que je suis revenue. Par les images que j&rsquo;ai ramen&eacute;es d&rsquo;elle. Par la photo, en somme. Je suis partie un apr&egrave;s-midi d&rsquo;automne, peut-&ecirc;tre parce que j&rsquo;&eacute;tais pass&eacute;e par l&agrave; quelques jours auparavant, peut-&ecirc;tre parce qu&rsquo;un vague souvenir me sugg&eacute;rait d&rsquo;aller y voir. J&rsquo;ai&nbsp; emprunt&eacute; la rue Sherbrooke. &Agrave; ma droite, il y avait l&rsquo;h&ocirc;pital Notre-Dame, &agrave; ma gauche l&rsquo;&eacute;trange statue phallique &agrave; la m&eacute;moire de Charles de Gaulle. J&rsquo;ai parcourue la ville, lentement, sans trop savoir o&ugrave; se trouvait ce que je cherchais, du moins pendant un temps, jusqu&rsquo;&agrave; ce que, pr&egrave;s de la rue St-Denis, je sois interrompue dans ma marche par une &eacute;trange rencontre. Au milieu d&rsquo;un terrain vague mais cl&ocirc;tur&eacute;, il y avait un arbre. Au pied de l&rsquo;arbre, dans un fouillis d&rsquo;herbes folles, j&rsquo;ai aper&ccedil;u un objet qui ne faisait aucun sens: une chaise de m&eacute;tal pliante, d&rsquo;un jaune flamboyant. Peut-&ecirc;tre est-ce &agrave; ce moment que l&rsquo;&eacute;criture a recommenc&eacute;, lorsque j&rsquo;ai actionn&eacute; le d&eacute;clencheur.&nbsp;</p> <p>J&rsquo;ai continu&eacute; ma route. Aux coins des rues Clark et Sherbrooke gisaient les restes d&rsquo;une &eacute;glise incendi&eacute;e. Les ouvertures des fen&ecirc;tres avaient &eacute;t&eacute; placard&eacute;es, puis recouvertes d&rsquo;affiches publicitaires. En faisant le tour de l&rsquo;&eacute;glise, j&rsquo;ai vu, au milieu des herbes et des arbres tr&egrave;s minces, qu&rsquo;il y avait &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur un vieux fauteuil. Au lieu de sugg&eacute;rer l&rsquo;abandon, il &eacute;voquait une habitation : quelqu&rsquo;un, ou quelques personnes, avaient &eacute;lu domicile dans ces ruines sans toit.&nbsp;</p> <p>Je connaissais &agrave; peine Montr&eacute;al et j&rsquo;ai voulu retrouver l&rsquo;&eacute;glise. Et je l&rsquo;ai retrouv&eacute;e comme on revient sur un lieu qui nous a marqu&eacute;. Pourtant, je n&rsquo;en savais pas le nom. Peut-&ecirc;tre ai-je voulu m&rsquo;approprier la ville par l&rsquo;un des souvenirs que j&rsquo;en avais. Car il me semblait me souvenir qu&rsquo;une femme avait intentionnellement mis le feu &agrave; l&rsquo;&eacute;glise. Pour l&rsquo;enfant effray&eacute;e par le feu que j&rsquo;&eacute;tais, seule cette information comptait. Peut-&ecirc;tre, alors, v&eacute;rifier mes souvenirs, leur justesse, &eacute;tait-il sans importance. M&ecirc;me si j&rsquo;avais tort, ultimement, sur les causes de l&rsquo;incendie.</p> <p>Sauf que maintenant, je m&rsquo;interroge. Que l&rsquo;&eacute;glise ait br&ucirc;l&eacute;, cela semble tout aussi certain que le fait qu&rsquo;elle a &eacute;t&eacute; d&eacute;truite depuis, et son site transform&eacute; en h&ocirc;tel de luxe. De ces faits, je suis certaine. Mais qu&rsquo;en est-il de l&rsquo;histoire de l&rsquo;&eacute;glise en elle-m&ecirc;me? Elle a &eacute;t&eacute; incendi&eacute;e, oui, mais par qui ou par quoi? Elle a &eacute;t&eacute; d&eacute;truite, il me semble longtemps apr&egrave;s l&rsquo;incendie, mais pourquoi ce d&eacute;lai? Qu&rsquo;est-il advenu de ce qu&rsquo;elle contenait? Et des fid&egrave;les qui devaient tout de m&ecirc;me s&rsquo;y pr&eacute;senter? Je n&rsquo;avais aucune image de cette &eacute;glise avant l&rsquo;incendie, elle n&rsquo;existait que comme ruine. L&rsquo;&eacute;glise, en somme, n&rsquo;existait pas en tant que r&eacute;alit&eacute;, mais parce qu&rsquo;elle avait r&eacute;pondu &agrave; quelque chose, &agrave; un besoin d&rsquo;images. Alors voil&agrave; : &agrave; quoi me sert de savoir que l&rsquo;incendie qui a ravag&eacute; la Holy Trinity Greek Orthodox Church le 16 janvier 1986 &eacute;tait accidentel? Cette connaissance modifie-t-elle, ou aurait-elle modifi&eacute;, la place de l&rsquo;&eacute;glise br&ucirc;l&eacute;e dans mon imaginaire?</p> <p>Ce n&rsquo;est pas une question gratuite: autant le 11 septembre me semble inapprochable parce que la somme des images et des informations est vertigineuse, parce que je ne sais plus ce qui est, dans mes souvenirs, construction directement li&eacute;e aux images des m&eacute;dias, et souvenir (mais peut-on avoir un souvenir d&rsquo;un lieu o&ugrave; nous ne sommes jamais all&eacute;s?), autant cette fameuse &eacute;glise me semble condamn&eacute;e (ce n&rsquo;est peut-&ecirc;tre pas si mal) &agrave; n&rsquo;exister que comme ruine.&nbsp;</p> <p>Depuis le 11 septembre, je lis, regarde, accumule des informations. Peut-&ecirc;tre est-ce maladif. Peut-&ecirc;tre n&rsquo;est-ce qu&rsquo;une mani&egrave;re d&rsquo;entretenir quelque chose, ce quelque chose que je ne comprends pas bien et qui fait que, le 11 septembre 2001, mon appr&eacute;hension du monde a enti&egrave;rement chang&eacute;. Seulement voil&agrave;: devant la fiction, je demeure perplexe. Ou plut&ocirc;t, j&rsquo;ai peine &agrave; accepter le pacte de la fiction, ce qui me fait normalement croire ce que je lis tout en sachant que ce n&rsquo;est pas vrai. J&rsquo;ai du mal &agrave; d&eacute;tacher cette fiction du documentaire, de l&rsquo;historique, des informations accumul&eacute;es au cours des ann&eacute;es.&nbsp;</p> <p>En lisant, par exemple, <em>A disorder peculiar to the country (Un d&eacute;sordre am&eacute;ricain)</em>, de Ken Kalfus, il y eut ce moment proche de la frustration, lorsque je me suis rendu compte qu&rsquo;il se d&eacute;tachait de la r&eacute;alit&eacute; &mdash;donc, dans une mauvaise ad&eacute;quation de la v&eacute;rit&eacute;. Que pour le &laquo;bien de la fiction&raquo; comme on dirait le bien de la patrie, il se permettait de d&eacute;placer la chronologie, l&rsquo;ordre des &eacute;v&eacute;nements, entre autres de tuer Saddam Hussein un peu trop vite et un peu trop joyeusement. Le livre, alors, m&rsquo;est tomb&eacute; des mains. Je l&rsquo;ai fini, bien s&ucirc;r, je suis ent&ecirc;t&eacute;e, mais cette d&eacute;couverte a enti&egrave;rement chang&eacute; mon rapport au livre. Jusqu&rsquo;&agrave; ce moment, Kalfus avait construit sa fiction en oscillant entre le d&eacute;lire de personnages qui se d&eacute;testent et l&rsquo;historique: la poussi&egrave;re, la prise de conscience de l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement, la fuite hors des tours, la menace de l&rsquo;anthrax, la parano&iuml;a s&rsquo;installant &agrave; New York venaient ainsi appuyer l&rsquo;ironie des personnages. L&rsquo;encadrant. La savoureuse sc&egrave;ne o&ugrave; le personnage de Marshall, debout dans la cuisine, essaie de se faire sauter avec une bombe artisanale, en d&eacute;clarant qu&rsquo;Allah est grand pendant que sa future ex-&eacute;pouse essaie de voir pourquoi la bombe ne d&eacute;tonne pas, cette sc&egrave;ne, bref, n&rsquo;aurait pas &eacute;t&eacute; aussi r&eacute;ussie si elle n&rsquo;avait &eacute;t&eacute; appuy&eacute;e par une justesse des faits, ou &agrave; tout le moins leur vraisemblance. Changer la donne, &agrave; quelques pages de la fin, pour se d&eacute;barrasser de Hussein et permette l&rsquo;apoth&eacute;ose finale d&rsquo;un d&eacute;nouement &agrave; l&rsquo;am&eacute;ricaine d&eacute;truisait ce fin &eacute;quilibre. Rompait le pacte de lecture.</p> <p>Pour pr&eacute;parer ce texte, je suis rest&eacute;e des heures devant des images. Je ne sais pas ce que je cherchais. &Agrave; bousculer quelque chose, &agrave; forcer ma pens&eacute;e &agrave; s&rsquo;organiser, &agrave; se trouver un noyau. Images du 11 septembre. Images des tours, des avions. Visages blanchis par la poussi&egrave;re. Images, aussi, de cette &eacute;glise br&ucirc;l&eacute;e. Comme s&rsquo;il s&rsquo;agissait de donner &agrave; mon esprit un coup, un &eacute;lan. Comme s&rsquo;il s&rsquo;agissait, en regardant ces images d&rsquo;une mani&egrave;re aussi obstin&eacute;e, de retrouver quelque chose que j&rsquo;y aurais &eacute;gar&eacute;. Et je repense &agrave; ce personnage de Ken Kalfus qui, apr&egrave;s avoir r&eacute;ussi &agrave; sortir vivant des tours, cherche sa propre image dans les photographies du 11 septembre. Parce qu&rsquo;il cherche une trace de ce qui lui est arriv&eacute;. Parce qu&rsquo;il veut se prouver, peut-&ecirc;tre, que ce dont il se souvient a bel et bien exist&eacute;.&nbsp;</p> <p>Mais le hic, c&rsquo;est que je n&rsquo;y &eacute;tais pas. Pas plus que je n&rsquo;&eacute;tais &agrave; l&rsquo;&eacute;glise lorsqu&rsquo;elle a flamb&eacute;. Ce n&rsquo;est donc pas ma propre exp&eacute;rience de ces &eacute;v&eacute;nements que je veux retrouver. &nbsp;</p> <p>Je sais seulement une chose: derri&egrave;re ces &eacute;l&eacute;ments qui habitent mon atelier imaginaire, le peuplent, voire le parasitent, s&rsquo;agite autre chose que je ne parviens pas encore &agrave; nommer. Pourtant, j&rsquo;ai l&rsquo;impression que je ne peux faire autrement que parler de ces &eacute;l&eacute;ments. La certitude que je ne peux que les &eacute;crire. Et l&rsquo;intuition que, peut-&ecirc;tre, je n&rsquo;en ai pas le droit.</p> <p>Je ne sais trop o&ugrave; je m&rsquo;en vais avec tout &ccedil;a. Ce n&rsquo;est pas que je veuille le fragment. Peut-&ecirc;tre est-ce plut&ocirc;t qu&rsquo;il me faut, comme une arch&eacute;ologue, d&eacute;gager lentement, &agrave; petits coups de brosse, les &eacute;l&eacute;ments qui constituent cet &eacute;trange site de mon atelier imaginaire. Car le seul endroit o&ugrave; je puisse me tenir, en ce moment, se trouve &agrave; l&rsquo;ext&eacute;rieur. &Agrave; l&rsquo;ext&eacute;rieur des choses. &Agrave; l&rsquo;ext&eacute;rieur des lieux. Comme mes photographies de la ville : elles me placent toutes (ou presque) dehors, devant des immeubles, parfois un peu de biais. Et c&rsquo;est l&agrave; le plus &eacute;trange : qu&rsquo;il s&rsquo;agisse d&rsquo;approcher les ruines ou de photographier la surhabitation qu&rsquo;est la ville, je ne suis jamais qu&rsquo;&agrave; l&rsquo;ext&eacute;rieur. Et ce n&rsquo;est pas si terrible. Du moins, cela ne me semble pas vraiment un manque : je n&rsquo;ai pas besoin d&rsquo;aller &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur, pas plus que je n&rsquo;ai ressenti le besoin d&rsquo;entrer dans l&rsquo;&eacute;glise en ruine, ou de me d&eacute;placer pour aller voir, de mes yeux, Ground Zero. Il me suffit de regarder les choses. Peut-&ecirc;tre de les imaginer.</p> <p>Mais je vais encore trop vite.</p> <p>Ils s&rsquo;appelaient Noah, Ahmed, Leah, John. Ils n&rsquo;avaient d&rsquo;autre point commun que de se trouver au m&ecirc;me endroit. Ou plut&ocirc;t, au m&ecirc;me moment. Le 11 septembre 2001, &agrave; New York, quelque part dans le World Trade Center. Pour les raconter, il me faut les nommer, oui, et les v&ecirc;tir, et leur donner une histoire, faite d&rsquo;anecdotes. Leur donner un paysage, qui nous permettra &agrave; tous de croire les conna&icirc;tre. Mais je n&rsquo;ai pas, pour les raconter, de latitude. Ma m&eacute;moire est satur&eacute;e. Avant le 11 septembre, ils n&rsquo;existaient pas pour moi, ni plus ni moins que n&rsquo;importe quel autre habitant de n&rsquo;importe quel autre pays. Comme le d&eacute;tail d&rsquo;une tapisserie que je n&rsquo;aurais jamais pris la peine d&rsquo;approcher. Je les savais l&agrave;, mais d&rsquo;un savoir vague, et davantage en tant que groupe qu&rsquo;en tant qu&rsquo;individus. Les approcher, donc, ce serait in&eacute;vitablement avoir recours &agrave; ce que j&rsquo;ai lu et vu depuis. Ce serait transformer mon r&eacute;cit en r&eacute;cit historique, chercher des preuves, des faits, m&rsquo;appuyer sur des images photographiques et des documentaires.&nbsp;</p> <p>Pourtant, la v&eacute;rit&eacute;, je veux bien. Je veux bien miser sur une sorte de v&eacute;rit&eacute;. Croire ce que j&rsquo;&eacute;cris, le croire non par une adh&eacute;sion aveugle, mais croire que quelque part, loin derri&egrave;re, au moment d&rsquo;&eacute;crire, cette chose, cette histoire, cette anecdote a un fond de v&eacute;rit&eacute;. Non pas la v&eacute;rit&eacute; des faits. Mais la v&eacute;rit&eacute; de l&rsquo;exp&eacute;rience, peut-&ecirc;tre, ou de la sensation. La r&eacute;ponse de l&rsquo;&eacute;criture &agrave; quelque chose qui, &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur de moi, aurait besoin d&rsquo;&ecirc;tre exprim&eacute;, mais sans n&eacute;cessairement avoir besoin d&rsquo;&ecirc;tre nomm&eacute;.</p> <p>Le 11 septembre, les &eacute;glises en ruine, l&rsquo;homme sur la route. Je construis mon rapport &agrave; ces &eacute;l&eacute;ments &agrave; partir d&rsquo;un point d&rsquo;observation insoutenable, celui de la destruction. New York et ses tours d&eacute;funtes ne m&rsquo;int&eacute;ressent pratiquement que pour et par la destruction des tours. Le jour m&ecirc;me de leur destruction, &agrave; ce moment pr&eacute;cis. L&rsquo;&eacute;glise en ruine arr&ecirc;te mon regard en l&rsquo;&eacute;tat, apr&egrave;s l&rsquo;incendie et des ann&eacute;es d&rsquo;abandon. Son histoire, les enjeux entourant sa destruction, tout cela ne compte pas: elle n&rsquo;existe dans mon imaginaire que d&eacute;truite et habit&eacute;e par les oiseaux, et j&rsquo;y retourne, m&ecirc;me maintenant, alors qu&rsquo;elle n&rsquo;existe plus et a &eacute;t&eacute; remplac&eacute;e par un h&ocirc;tel hideux, j&rsquo;y retourne, donc, chaque fois que s&rsquo;agite mon monde int&eacute;rieur, chaque fois qu&rsquo;il est confront&eacute; &agrave; une destruction. Et l&rsquo;homme sur la route? Il est vraiment trop t&ocirc;t. Je n&rsquo;ai pas d&rsquo;images de cela, du jour m&ecirc;me, ou j&rsquo;en ai trop, et je n&rsquo;ai, comme repr&eacute;sentation, que ce que j&rsquo;y ai vu quelques jours plus tard, l&rsquo;&eacute;crasement des gerbes de ma&iuml;s, le d&eacute;sordre autour de la croix tout juste install&eacute;e, l&rsquo;eau accumul&eacute;e dans un foss&eacute;.&nbsp;</p> <p>J&rsquo;essaie, je le sens bien, de construire quelque chose. De me reconstruire, ou de constituer un espace au sein duquel je pourrais exister. Mais ma m&eacute;moire est satur&eacute;e: trop de chiffres, de dates, de lieux, d&rsquo;images. Trop de sens possibles. Je n&rsquo;ai, pour me d&eacute;gager, que la possibilit&eacute; d&rsquo;accumuler moi-m&ecirc;me les fragments, comme une r&eacute;ponse &agrave; cette autre accumulation qui me rend muette. Au fond, peut-&ecirc;tre s&rsquo;agit-il d&rsquo;&eacute;loigner une v&eacute;rit&eacute; pour en trouver une autre: &eacute;loigner la v&eacute;rit&eacute; v&eacute;rifiable des chiffres et des images, pour retrouver une v&eacute;rit&eacute; qui serait de l&rsquo;ordre de l&rsquo;exp&eacute;rience, de la justesse. Je sais que cette seconde v&eacute;rit&eacute; n&rsquo;est pas v&eacute;rifiable et infaillible. Qu&rsquo;elle peut, d&egrave;s lors, &ecirc;tre contest&eacute;e, remise en cause, confront&eacute;e. M&eacute;likah Abdelmoumen &eacute;crit, je vous le rappelle: &laquo;J&rsquo;ai brod&eacute;. Brod&eacute; quelque chose de fou sur quelque chose de vrai.&raquo; Et si, justement, telle &eacute;tait ma seule possibilit&eacute;? R&eacute;imaginer ces &eacute;l&eacute;ments qui me semblent trop vrais pour &ecirc;tre habitables? Peut-&ecirc;tre n&rsquo;est-ce jamais que cela.</p> <p>Peut-&ecirc;tre l&rsquo;essence m&ecirc;me de mon rapport aux &eacute;v&eacute;nements ne se trouve-t-il pas dans une proximit&eacute; avec les faits et les lieux mais bien dans les sentiments ou impressions laiss&eacute;es par ce jour de septembre: la perte de l&rsquo;innocence, ma pr&eacute;sence p&eacute;trifi&eacute;e sur le fauteuil du salon. Les enjeux &eacute;thiques de cette pr&eacute;sence: serait-il appropri&eacute;, me suis-je demand&eacute; &agrave; un certain moment, de manger des croustilles alors m&ecirc;me que ce que je regarde rel&egrave;ve du document, du m&eacute;morial, et non de la fiction cin&eacute;matographique? Au fond, le 11 septembre n&rsquo;existe peut-&ecirc;tre pas tant en lui-m&ecirc;me que parce qu&rsquo;il a jou&eacute; le r&ocirc;le de r&eacute;v&eacute;lateur, d&rsquo;ouvreur de conscience, et a modifi&eacute; enti&egrave;rement mon rapport au monde, &agrave; la soci&eacute;t&eacute;, &agrave; la politique. En somme, il m&rsquo;a donn&eacute; une voix. Alors que m&rsquo;importe de v&eacute;rifier la v&eacute;rit&eacute; de mes images. C&rsquo;est d&rsquo;une autre v&eacute;rit&eacute; dont il est question, et cette v&eacute;rit&eacute; m&rsquo;appartient. Mes images pourraient &ecirc;tre totalement fausses, cela ne changerait, en somme, absolument rien.&nbsp;</p> <p>Je croyais, en commen&ccedil;ant cet essai, que mon objet serait la v&eacute;rit&eacute;, cette v&eacute;rit&eacute; qui s&rsquo;oppose au mensonge, surtout. Mais c&rsquo;est d&rsquo;une autre v&eacute;rit&eacute; dont il est question. Elle est plus fuyante. Elle n&rsquo;a pas comme rep&egrave;re une approche morale, tranch&eacute;e (le bien et le mal, le noir et le blanc). Je n&rsquo;avais pas acc&egrave;s &agrave; une v&eacute;rit&eacute; fondamentale, qui aurait pu provoquer votre adh&eacute;sion, vous faire dire: oui, c&rsquo;est &ccedil;a. Je n&rsquo;avais, pour parler de la v&eacute;rit&eacute;, que ces quelques images: des hommes et des femmes au travail, quelques copeaux de bois sur la chauss&eacute;e, une &eacute;glise en ruines. Peut-&ecirc;tre ne pouvais-je, pour parler de v&eacute;rit&eacute;, que l&rsquo;approcher, lentement, en &eacute;crivant par fragments, &agrave;-coups, questions.</p> <p>Je suppose seulement ceci: peut-&ecirc;tre, au fond, ce moment dont j&rsquo;ai parl&eacute; au d&eacute;but du texte, ce moment o&ugrave; je me mets &agrave; chercher des r&eacute;ponses, &agrave; explorer les archives des journaux, &agrave; courir apr&egrave;s les documentaires, ce moment o&ugrave; je me mets &agrave; accumuler des faits, &agrave; rechercher &agrave; l&rsquo;ext&eacute;rieur une r&eacute;ponse &agrave; ce qui s&rsquo;agite, peut-&ecirc;tre est-ce pr&eacute;cis&eacute;ment l&agrave;, alors qu&rsquo;il me semble m&rsquo;approcher de quelque chose, le toucher presque, peut-&ecirc;tre est-ce l&agrave; que je m&rsquo;en &eacute;loigne. Ou peut-&ecirc;tre, encore, suis-je au seuil d&rsquo;une chose que je ne suis pas certaine de pouvoir nommer, d&rsquo;avoir le courage d&rsquo;approcher. Une chose, non pas un secret, ou un aveu, mais un lieu, qui deviendrait celui d&rsquo;<em>une</em> v&eacute;rit&eacute;, la mienne, en ad&eacute;quation parfaite, pendant quelques instants seulement, avec moi-m&ecirc;me. Et que toutes mes questions, mes doutes, mes errances &eacute;thiques et philosophiques ne sont que des ruses que je me permets: une mani&egrave;re de me tenir, encore une fois, &agrave; l&rsquo;ext&eacute;rieur des choses, pour ne pas avancer, ne pas toucher, ne pas dispara&icirc;tre.</p> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/fiction-de-la-verite-verite-de-la-fiction#comments ABDELMOUMEN, Mélikah Autofiction Esthétique États-Unis d'Amérique Événement Expérience Fiction KALFUS, Ken Obsession Québec Violence Essai(s) Poésie Roman Wed, 23 Jun 2010 12:26:42 +0000 Annie Dulong 239 at http://salondouble.contemporain.info Mourir de sa belle mort http://salondouble.contemporain.info/lecture/mourir-de-sa-belle-mort <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/dufour-genevieve">Dufour, Geneviève</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/journal">Journal</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><div>Le <em>Journal</em> de Marie Uguay, paru en 2005 chez Bor&eacute;al, offre, comme d&rsquo;autres avant lui &mdash; qu&rsquo;on pense &agrave; ceux d&rsquo;Hector de Saint-Denys Garneau et d&rsquo;Hubert Aquin, pour ne nommer que ceux-l&agrave; &mdash;, une proximit&eacute; peu commune, non pas avec une repr&eacute;sentation fabul&eacute;e de l&rsquo;auteur, mais bien avec l&rsquo;auteure r&eacute;elle<span>&nbsp; </span>elle-m&ecirc;me.&nbsp;Le journal &eacute;tant une trace contextualis&eacute;e et temporelle d&rsquo;une &eacute;poque, d&rsquo;une p&eacute;riode, les &eacute;crits de Marie Uguay ne ressemblent donc pas &agrave; ceux des autres &eacute;crivains qu&eacute;b&eacute;cois, aussi diaristes (quoiqu&rsquo;en disent les rumeurs<a name="_ftnref" href="#_ftn1"><span>[1]</span></a>). Marie Uguay ne partage pas le sacr&eacute; et la pr&eacute;ciosit&eacute; de Garneau, ni la fougue violente, dense et tumultueuse d&rsquo;Aquin. Il s&rsquo;agit plus s&ucirc;rement, dans le cas de Marie Uguay, d&rsquo;une qu&ecirc;te litt&eacute;raire existentielle mue par des pr&eacute;occupations esth&eacute;tiques et sociales: la recherche d&rsquo;une &eacute;criture affranchie de ses ali&eacute;nations (comme Qu&eacute;b&eacute;coise, comme femme, comme &eacute;crivaine) et d&rsquo;une po&eacute;sie prosa&iuml;que, &eacute;l&eacute;mentaire, qui s&rsquo;&eacute;labore &agrave; partir du quotidien tangible, de ses manifestations mat&eacute;rielles. La transcendance et la v&eacute;rit&eacute; du po&egrave;me ne repr&eacute;sentent pas une fin en soi comme pour les &eacute;crivains mystiques. Uguay poursuit un projet: la r&eacute;activation du banal et de la r&eacute;alit&eacute; rudimentaire. Joli paradoxe s&rsquo;il en est un: le <em>Journal</em>, contrairement &agrave; la po&eacute;sie de l&rsquo;auteure, n&rsquo;est pas tellement un espace o&ugrave; le quotidien s&rsquo;introduit de fa&ccedil;on nette. Il est plut&ocirc;t d&eacute;vi&eacute; de son ancrage initial pour mieux &ecirc;tre transfigur&eacute; en une fresque r&eacute;flexive, le quotidien &eacute;tant davantage un tremplin qu&rsquo;un aboutissement.</div> <p>&nbsp;</p> <div>Po&egrave;te qu&eacute;b&eacute;coise connue notamment pour son texte sur C&eacute;zanne &laquo;Il existe pourtant des pommes et des oranges&raquo; (<em>L&rsquo;Outre-vie</em>, Noro&icirc;t, 1979), Marie Uguay se voue compl&egrave;tement &agrave; la conqu&ecirc;te du po&egrave;me, mais plus g&eacute;n&eacute;ralement &agrave; l&rsquo;&eacute;criture en elle-m&ecirc;me, une &eacute;criture qui &laquo;tranche nettement par rapport &agrave; la po&eacute;sie des ann&eacute;es 1970. Elle cesse d&rsquo;&ecirc;tre un soliloque ou un dialogue pour initi&eacute;s, et s&rsquo;autorise &agrave; nouveau le plaisir et la chaleur de la s&eacute;duction<a name="note2" href="#note2b">[2]</a>&raquo;. Atteinte du cancer des os &agrave; l&rsquo;&acirc;ge de vingt-deux ans puis amput&eacute;e d&rsquo;une jambe, Marie Uguay a travers&eacute; maintes &eacute;preuves alors qu&rsquo;elle venait &agrave; peine de publier son premier recueil de po&egrave;mes, <em>Signe et rumeur,</em> en 1976 aux &eacute;ditions du Noro&icirc;t (le recueil fut d&rsquo;abord accept&eacute; chez Gallimard, mais le projet &eacute;choua &agrave; la suite de la publication au Noro&icirc;t). Le <em>Journal</em> s&rsquo;amorce sur ce pivot, au moment o&ugrave; elle vient tout juste de subir son amputation: &laquo;15 novembre 1977. Premi&egrave;re neige ce matin sur mon corps mutil&eacute;, parcelles silencieuses de la mort. Je suis couch&eacute;e sous des bancs de glaces ce matin. La neige m&rsquo;est d&rsquo;une tristesse infinie et sereine.&raquo; (<em>Journal</em>, p. 17)</div> <p>&nbsp;</p> <div>C&rsquo;est donc &agrave; cette &eacute;poque que Marie Uguay entame l&rsquo;&eacute;criture de ses cahiers (qu&rsquo;elle poursuivra jusqu&rsquo;&agrave; sa mort en 1981). Son compagnon St&eacute;phan Kovacs remaniera des ann&eacute;es plus tard l&rsquo;ensemble de ces textes pour en faire, ultimement, une publication en dix cahiers. Plusieurs ann&eacute;es s&eacute;parent la mort de la po&egrave;te et la diffusion de son journal. En sa qualit&eacute; d&rsquo;&oelig;uvre intime, le <em>Journal</em> de Marie Uguay n&rsquo;expose pas seulement les tumultes de l&rsquo;&eacute;criture; il met &eacute;galement au jour une passion amoureuse maintenue secr&egrave;te pour son m&eacute;decin, Paul. St&eacute;phan Kovacs mentionne d&rsquo;ailleurs subtilement, en introduction, quel travail d&eacute;licat qu&rsquo;a repr&eacute;sent&eacute; la restructuration de ces cahiers renfermant une part de confidences&nbsp;troublantes: &laquo;Beaucoup d&rsquo;ann&eacute;es se sont &eacute;coul&eacute;es depuis le d&eacute;c&egrave;s de Marie Uguay; ce temps &eacute;tait sans doute n&eacute;cessaire pour accueillir avec plus d&rsquo;objectivit&eacute; cette part occulte de sa vie, ce tragique intime&raquo; (14). C&rsquo;est &agrave; lui que l&rsquo;on doit le travail d&rsquo;assemblage et d&rsquo;&eacute;lagage qu&rsquo;implique une &oelig;uvre aussi personnelle, laiss&eacute;e en suspend depuis la mort de l&rsquo;&eacute;crivaine.</div> <div><span style="font-family: Arial;">&nbsp;</span></div> <div><span style="color: #808080;"><strong>Reformuler l&rsquo;intime</strong></span><strong> <p></p></strong></div> <div>Contrairement &agrave; ce que l&rsquo;on pourrait croire d&rsquo;embl&eacute;e, en raison de la souffrance physique affront&eacute;e, les textes du <em>Journal</em> ne suintent pas la douleur et les sanglots. Certes les premiers moments de l&rsquo;&oelig;uvre sont empreints de cette &eacute;preuve que repr&eacute;sente l&rsquo;amputation, mais cet &eacute;cueil est rapidement remplac&eacute; par d&rsquo;autres, pour l&rsquo;heure plus pr&eacute;occupants pour l&rsquo;&eacute;crivaine&nbsp;: le d&eacute;sir du po&egrave;me et le d&eacute;sir amoureux. J&rsquo;emploie le terme &laquo;&eacute;cueils&raquo; puisque tant le po&egrave;me que l&rsquo;amour sont &eacute;lev&eacute;s au rang des combats quotidiens. Alors que la po&eacute;sie de Uguay prend appui sur la mat&eacute;rialit&eacute; du r&eacute;el &mdash; &laquo;[La po&eacute;sie] est &eacute;minemment de ce monde, et je pense que les aspects les plus palpables du r&eacute;el forment le lieu privil&eacute;gi&eacute; de ses investigations&raquo; (183) &mdash;, le <em>Journal</em> pour sa part ne fait pas la recension des gestes anodins et ne convoque pas le monde prosa&iuml;que. Il s&rsquo;agit v&eacute;ritablement d&rsquo;un carnet d&rsquo;&eacute;criture o&ugrave; l&rsquo;on interroge l&rsquo;appr&eacute;hension du monde, la composition du po&egrave;me, l&rsquo;impossibilit&eacute; d&rsquo;&eacute;crire, et o&ugrave; l&rsquo;on travaille &agrave; des &eacute;bauches de roman (dont un qui aurait eu pour titre <em>Ma&icirc;tre et paria</em>). Y est m&ecirc;me &eacute;nonc&eacute;e l&rsquo;id&eacute;e de transformer &eacute;ventuellement le journal en une &oelig;uvre romanesque: &laquo;&nbsp;Nul ne doit lire ces lignes, elles serviront peut-&ecirc;tre plus tard &agrave; un roman&nbsp;&raquo; (19). L&rsquo;&eacute;criture, comme objet de r&eacute;flexion, est la mati&egrave;re premi&egrave;re de ces cahiers, &agrave; tel point que l&rsquo;actualit&eacute; et le monde du dehors en sont presque compl&egrave;tement &eacute;vacu&eacute;s, &agrave; quelques exceptions pr&egrave;s: le r&eacute;f&eacute;rendum de 1980 fait l&rsquo;objet de deux entr&eacute;es et la mort de Sartre est &eacute;voqu&eacute;e sur quelques lignes. Autre signe de la pr&eacute;sence du monde ext&eacute;rieur: des extraits de correspondance ont &eacute;t&eacute; joints au reste &mdash; ces lettres sont, qui plus est, r&eacute;dig&eacute;es avec une &eacute;gale po&eacute;sie:</div> <div class="rteindent1"><span style="color: #808080;">Ma ch&egrave;re douce, J&rsquo;ai renou&eacute; avec la po&eacute;sie ce soir. Je ne t&rsquo;apprendrai rien &agrave; te dire qu&rsquo;elle est l&rsquo;extr&ecirc;me de la clart&eacute;, le basculement vers l&rsquo;indicible, l&rsquo;obscur. [&hellip;] Tous les lieux-dits de mon amour se sont concentr&eacute;s en une seule &eacute;pop&eacute;e lyrique, celle d&rsquo;un vieux m&eacute;decin enterr&eacute; dans le ventre d&rsquo;une femme. [&hellip;] J&rsquo;ai renou&eacute; avec la po&eacute;sie la plus &eacute;l&eacute;mentaire, celle de l&rsquo;oubli avec le soir le plus diffus, celui des rayonnements tendres du noir. (130)</span></div> <div>&nbsp;</div> <div>Ces occurrences sont les quelques indices qui relient l&rsquo;&eacute;crivaine &agrave; son &eacute;poque, avec le monde social &mdash; sans compter la nomenclature des jours qui chapeaute chaque texte. Comme je l&rsquo;ai &eacute;voqu&eacute; plus t&ocirc;t, le monde selon Marie Uguay transite par une exp&eacute;rimentation personnelle et ph&eacute;nom&eacute;nologique du r&eacute;el. C&rsquo;est une mani&egrave;re, en fait, de s&rsquo;introduire en lui, de le faire sien malgr&eacute; sa r&eacute;sistance premi&egrave;re,&nbsp;comme elle le formule dans les <em>Entretiens</em> r&eacute;alis&eacute;s par Jean Royer: &laquo;Je ne me suis jamais int&eacute;gr&eacute;e &agrave; la r&eacute;alit&eacute;<a name="#_ftn3"><span>[3]</span></a>&raquo;; &laquo;L&rsquo;&eacute;criture me met au monde<a name="_ftnref" href="#_ftn4"><span>[4]</span></a>&raquo;; &laquo;La po&eacute;sie est peut-&ecirc;tre la recherche d&rsquo;un absolu tr&egrave;s humble. Un absolu non m&eacute;taphysique mais qui cherche au contraire &agrave; fixer les choses de la vie de tous les jours<a name="_ftnref" href="#_ftn5"><span>[5]</span></a>&raquo;. Peu &agrave; peu, le fondement de ce sentiment de marginalit&eacute; se d&eacute;place: ce n&rsquo;est plus tant le r&eacute;el dans sa globalit&eacute; qui pose probl&egrave;me mais plut&ocirc;t le statut de femme.</div> <div>&nbsp;</div> <div><span style="color: #808080;"><strong>Le seuil marginal du corps</strong></span><strong> <p></p></strong></div> <div>C&rsquo;est le fait d&rsquo;&ecirc;tre n&eacute;e femme, pour Marie Uguay, qui cause la frustration et rend difficile l&rsquo;affranchissement. Le d&eacute;chirement se consolide dans un lieu: le corps, &laquo;seule preuve de l&rsquo;existence (de son existence au monde)&raquo; (302). Il s&rsquo;exprime de deux mani&egrave;res: le corps-ali&eacute;nant (celui qui est soumis &agrave; ses d&eacute;sirs, domin&eacute; par eux) et le corps-jouissance (celui qui cultive les pulsions de chair, les exploite &agrave; bon escient pour en extraire le potentiel de cr&eacute;ation):</div> <div class="rteindent1"><span style="color: #808080;">Je suis scind&eacute;e, une partie de moi cherche &agrave; se valoriser par l&rsquo;amour d&rsquo;un homme qu&rsquo;elle a choisi prestigieux, et une autre est fi&egrave;re d&rsquo;elle et de ses capacit&eacute;s et s&rsquo;aime pour elle-m&ecirc;me. C&rsquo;est-&agrave;-dire en moi la femme et l&rsquo;individu. L&rsquo;individu est cr&eacute;ateur et libre, la femme est insatisfaite et d&eacute;pendante. De la femme vient un &eacute;ternel d&eacute;sir maladroit et autodestructeur, de l&rsquo;individu, le plaisir. Et l&rsquo;individu cherche sans cesse &agrave; r&eacute;cup&eacute;rer cette femme par l&rsquo;&eacute;criture, faire de cette ali&eacute;nation un lieu de cr&eacute;ation. J&rsquo;&eacute;cris pour ne pas &ecirc;tre d&eacute;truite par moi-m&ecirc;me. (50) <p></p></span></div> <div>Elle parle &agrave; plusieurs reprises d&rsquo;ali&eacute;nation pour d&eacute;signer ce d&eacute;chirement qui l&rsquo;habite:</div> <div class="rteindent1"><span style="color: #808080;">Rien ne m&rsquo;emp&ecirc;chera d&rsquo;aller au bout de mes ali&eacute;nations, car c&rsquo;est pour moi la meilleure fa&ccedil;on d&rsquo;en revenir, de les transgresser, et de voir surgir, au-del&agrave;, l&rsquo;individu et la femme r&eacute;unis ensemble dans la cr&eacute;atrice. (50) <p></p></span></div> <div>Ce corps-ali&eacute;nant est certainement celui qui la torture le plus. Une v&eacute;ritable lutte s&rsquo;instaure entre la volont&eacute; d&rsquo;atteindre Paul et d&rsquo;&eacute;crire une po&eacute;sie satisfaisante, et l&rsquo;impossible r&eacute;alisation de ces d&eacute;sirs, le d&eacute;sir se caract&eacute;risant d&rsquo;ailleurs par cette fuite incessante de l&rsquo;objet convoit&eacute;. Cette lutte est personnifi&eacute;e par Paul, le m&eacute;decin de Marie Uguay qui l&rsquo;accompagne presque jusqu&rsquo;&agrave; la fin de ses traitements. Il demeure la manifestation la plus tangible du combat que m&egrave;ne l&rsquo;&eacute;crivaine pour rester en vie, qu&ecirc;te intimement li&eacute;e &agrave; une autre, celle d&rsquo;assouvir le d&eacute;sir amoureux.</div> <div>&nbsp;</div> <div><span style="color: #808080;"><strong>Le d&eacute;sir, ce pharmakon</strong></span><strong> <p></p></strong></div> <div>M&eacute;decin mais &eacute;galement homme mari&eacute; et p&egrave;re de famille, Paul est l&rsquo;un des personnages les plus marquants du <em>Journal</em>. Il est celui par lequel le discours transite sans cesse, sorte de filtre vorace et douloureux qui mine et anime &agrave; la fois l&rsquo;univers de l&rsquo;&eacute;crivaine:&nbsp;&laquo;J&rsquo;aime jusqu&rsquo;&agrave; l&rsquo;an&eacute;antissement de toutes limites, et je voudrais aimer avec une d&eacute;sinvolture sauvage, avec une aisance primesauti&egrave;re, aimer avec la seule certitude qu&rsquo;un jour tout s&rsquo;accomplira et chaque instant serait une mesure de lumi&egrave;re, un renforcement de ma solitude, tout serait utile.&raquo; (140) La d&eacute;chirure est pleinement int&eacute;gr&eacute;e, v&eacute;cue comme telle, et en cela se rapproche du concept platonicien de &laquo;pharmakon&raquo;, &laquo;qui signifie quelque chose comme une drogue, &agrave; la fois rem&egrave;de et poison&raquo;<a name="_ftnref" href="#_ftn6"><span>[6]</span></a>. Cette notion appartient &agrave; l&rsquo;implicite du texte de Marie Uguay. Elle se mat&eacute;rialise fr&eacute;quemment dans le texte: la po&egrave;te a besoin de l&rsquo;agitation que suscite le d&eacute;sir amoureux, mais cette passion impossible la ronge et rend l&rsquo;&eacute;criture difficile. Le d&eacute;sir est responsable de l&rsquo;ali&eacute;nation, du d&eacute;sespoir, mais il est &eacute;galement la pierre angulaire de sa po&eacute;sie. C&rsquo;est par lui que le monde arrive:</div> <div class="rteindent1"><span style="color: #808080;">D&rsquo;o&ugrave; vient donc ce d&eacute;sespoir du d&eacute;sir qui nous fait regretter sans cesse et poursuivre sans cesse? Les choses apparaissent et s&rsquo;effacent d&rsquo;elles-m&ecirc;mes. [&hellip;] Et moi je suis devant un homme, &eacute;tonn&eacute;e, fascin&eacute;e comme devant un corps inalt&eacute;rable et soumis aux fontaines, aux ab&icirc;mes. L&rsquo;obscurit&eacute; qui occupe tous les hommes multiplie en elle toutes mes pens&eacute;es. Mon d&eacute;sir interpr&egrave;te toujours l&rsquo;homme qui se tient devant moi. Que le d&eacute;sir est long et saisonnier, en lui bat le c&oelig;ur mat&eacute;riel du monde, l&rsquo;instant puissant, tous les signifiants possibles et impossibles. On approche toujours le d&eacute;sir par ellipses. Il nous parle en permanence de nous-m&ecirc;me. Tous les paysages de la terre lui ressemblent. (195)</span></div> <div>&nbsp;</div> <div>Puis &agrave; mesure que le texte s&rsquo;&eacute;crit, le corps, sorte de courroie de transmission d&rsquo;o&ugrave; tout part et s&rsquo;ach&egrave;ve, devient peu &agrave; peu transparent et se pr&eacute;pare &agrave; dispara&icirc;tre compl&egrave;tement.</div> <div>&nbsp;</div> <div><span style="color: #808080;"><strong>S&rsquo;acheminer vers sa fin <p></p></strong></span><strong>&nbsp;</strong></div> <div>L&rsquo;ardeur n&rsquo;est plus la m&ecirc;me devant la maladie et la mort. La fatigue s&rsquo;installe. Les diagnostics de m&eacute;tastases ponctuent ses derni&egrave;res ann&eacute;es de vie. Entre le d&eacute;but et la fin du <em>Journal</em>, soit entre 1976 et 1981, Marie Uguay est hospitalis&eacute;e plusieurs fois pour subir des traitements de chimioth&eacute;rapie; la mort revient constamment la terroriser:</div> <div class="rteindent1"><span style="color: #808080;">Il y a trois jours Paul m&rsquo;annon&ccedil;ait une tumeur canc&eacute;reuse au poumon. Il est confiant d&rsquo;en venir &agrave; bout. Tout est devenu si pr&eacute;cieux et si fragile &agrave; la fois. Tout semblait accourir vers moi sans arriver &agrave; m&rsquo;atteindre vraiment. Le beau visage de Paul, la douceur de l&rsquo;air, l&rsquo;agitation des rues. J&rsquo;ai march&eacute; longtemps seule, d&eacute;bord&eacute;e par un trop-plein d&rsquo;amour et par une peur grandissante. La stupeur m&rsquo;a paralys&eacute;e, il n&rsquo;y avait m&ecirc;me plus de po&egrave;mes pour assoupir ma peine. (196)</span></div> <div>&nbsp;</div> <div>Peu &agrave; peu, le corps se m&eacute;tamorphose, s'alanguit, alors qu&rsquo;il a &eacute;t&eacute; jusque-l&agrave; le seuil f&eacute;brile par lequel advenait le d&eacute;sir de l&rsquo;autre, le d&eacute;sir du monde. Elle tente de se ressaisir:&nbsp;</div> <div class="rteindent1"><span style="color: #808080;">J&rsquo;ai si peu d&rsquo;espoir. Je dois penser au jour le jour. Chaque jour est un d&eacute;sir &agrave; r&eacute;soudre, une pens&eacute;e &agrave; absoudre, qui m&rsquo;entra&icirc;nent vers la non-pr&eacute;sence au monde et aux choses. Je vis trop dans un r&ecirc;ve. Je dois me forcer de me maintenir en acte de pr&eacute;sence. Investir le r&eacute;el par les capacit&eacute;s informatives de mon &ecirc;tre, apprendre &agrave; respirer. (294)</span></div> <div>&nbsp;</div> <div>Mais malgr&eacute; cette volont&eacute; de se recentrer sur l&rsquo;espoir, le corps s&rsquo;abolit de lui-m&ecirc;me graduellement. Le corps &eacute;chappe &agrave; toute pr&eacute;hension et annonce la fin&nbsp;pr&eacute;sag&eacute;e: &laquo;Je n&rsquo;esp&egrave;re rien ou si peu. C&rsquo;est si vague et si monotone. Je prendrais par milliers des photos de moi pour me convaincre que j&rsquo;ai un visage, un corps. Dans ce monde, je n&rsquo;ai ni signification ni r&eacute;alit&eacute;. Je n&rsquo;existe &agrave; partir de rien ni personne. Je n&rsquo;ai pas de place &agrave; moi, ni de royaume, ni de secret.&raquo; (289) T&eacute;moignant de cet affaiblissement, les derniers cahiers (sans titre quant &agrave; eux)<span class="msoIns"><ins datetime="2010-04-20T10:55" cite="mailto:Pierre-Luc%20Landry"> </ins></span>offrent des textes moins fournis, de plus en plus espac&eacute;s dans le temps, empreints d&rsquo;un d&eacute;sespoir r&ecirc;che et dur. L&rsquo;&eacute;crivaine sombre lentement avec la crainte de laisser une &oelig;uvre mineure, sans int&eacute;r&ecirc;t. Elle redoute l&rsquo;oubli, la derni&egrave;re et v&eacute;ritable diffraction de soi: &laquo;Cette &oelig;uvre si m&eacute;diocre qui ne peut justifier aucune pr&eacute;sence sur terre. Cette &oelig;uvre qui ira mourir dans le grand silence de mes art&egrave;res. &OElig;uvre insignifiante et imb&eacute;cile. Poursuite du po&egrave;me exact, conscient et musical, alors que je suis aveugle et sourde.&raquo; (308)</div> <div>&nbsp;</div> <div>Une peur visc&eacute;rale de s&rsquo;ab&icirc;mer dans l&rsquo;oubli tenaille Marie Uguay. Or quatre &oelig;uvres seront &eacute;labor&eacute;es &agrave; partir de ce carnet d&rsquo;&eacute;criture: le <em>Journal,</em> et ses derniers textes po&eacute;tiques publi&eacute;s de fa&ccedil;on posthume: <em>Po&egrave;mes en marge</em>, <em>Po&egrave;mes en prose</em> et <em>Autoportraits</em>. M&acirc;tin&eacute;es de plusieurs univers textuels &agrave; la fois, ces &oelig;uvres ont &eacute;t&eacute; &eacute;crites en parall&egrave;le. <em>Autoportraits,</em> appareil po&eacute;tique en prose auquel s&rsquo;est consacr&eacute;e Marie Uguay, repr&eacute;sente le dernier grand droit de l&rsquo;&eacute;crivaine. Y est investi le rapport &agrave; soi, sa repr&eacute;sentation. Comme le <em>Journal</em> le propose dans une version plus longue, ces multiples autoportraits d&eacute;peignent une &eacute;crivaine aux interrogations nombreuses, aux d&eacute;sirs multiples, confront&eacute;e &agrave; une conscience aigu&euml; et exigeante d&rsquo;elle-m&ecirc;me et de sa fin: &laquo;Maintenant je marche au dedans de moi / je suis seule inond&eacute;e d&rsquo;une p&acirc;le clart&eacute; l&eacute;g&egrave;rement fauve / maintenant je suis seule &agrave; jamais&raquo;<a name="_ftnref" href="#_ftn7"><span>[7]</span></a>.</div> <div>Il demeure difficile de situer l&rsquo;&oelig;uvre dans un contexte contemporain puisque l&rsquo;&eacute;laboration du <em>Journal</em> de Marie Uguay comprend deux phases chronologiquement distinctes: il fut d&rsquo;abord r&eacute;dig&eacute; dans les ann&eacute;es quatre-vingt puis annot&eacute; et publi&eacute; en 2005. Qui plus est, deux personnes y ont travaill&eacute;: l&rsquo;auteure et son compagnon jouant ici le r&ocirc;le d&rsquo;&eacute;diteur critique. Les singularit&eacute;s du texte &ndash; introspectif, r&eacute;flexif, litt&eacute;raire &ndash; sont directement li&eacute;es au statut du texte comme tel et au statut de po&egrave;te de son auteure; il va donc aller de soi qu&rsquo;un journal d&rsquo;&eacute;crivain repose sur l&rsquo;intimit&eacute;, la litt&eacute;rature et l&rsquo;&eacute;criture. En cela, le <em>Journal</em> de Marie Uguay ne se distingue pas tellement des textes de ce genre, ni m&ecirc;me des textes de la litt&eacute;rature contemporaine &ndash; davantage ax&eacute;s sur l&rsquo;individu, le rapport &agrave; soi, l&rsquo;introspection, l&rsquo;autor&eacute;flexion. En fait, c&rsquo;est plut&ocirc;t le moment de la publication du <em>Journal</em> qui nous m&egrave;ne &agrave; interroger le statut de l&rsquo;&oelig;uvre dans le champ litt&eacute;raire qu&eacute;b&eacute;cois. Plus de vingt ans s&eacute;parent la fin de l&rsquo;&eacute;criture du <em>Journal</em> et sa parution aux &eacute;ditions du Bor&eacute;al. Il est vrai que le remaniement du texte est un travail consid&eacute;rable qui n&eacute;cessite du temps et de l&rsquo;investissement. Or, ne pourrait-on pas y voir un indice quant &agrave; la nature du champ litt&eacute;raire qu&eacute;b&eacute;cois contemporain? Le milieu litt&eacute;raire qu&eacute;b&eacute;cois accueille depuis peu les &oelig;uvres intimes. L&rsquo;&eacute;criture diaristique n&rsquo;a pas toujours re&ccedil;u un accueil favorable &agrave; cause de son statut litt&eacute;raire ambigu. Les lieux dits litt&eacute;raires, et c&rsquo;est l&agrave; la particularit&eacute; de la litt&eacute;rature contemporaine (et non pas seulement de la litt&eacute;rature qu&eacute;b&eacute;coise), ont subi un d&eacute;placement; l&rsquo;institution int&egrave;gre depuis les ann&eacute;es quatre-vingt des &eacute;crits jadis non reconnus, qu&rsquo;on pense &agrave; la paralitt&eacute;rature (le fantastique, la science-fiction, le merveilleux, le n&eacute;o-fantastique, le r&eacute;alisme magique), ou &agrave; litt&eacute;rature dite de masse (le roman historique, l&rsquo;autobiographie, la biographie). La litt&eacute;rature intime (les journaux, les correspondances, les carnets d&rsquo;&eacute;criture) s&rsquo;inscrit dans cette mouvance contemporaine qui fait de l&rsquo;institution le lieu non pas d&rsquo;une r&eacute;sistance, mais plut&ocirc;t d&rsquo;une ouverture, un lieu d&eacute;cloisonn&eacute; de ses r&eacute;ticences pass&eacute;es concernant, dans ce cas-ci, la litt&eacute;rarit&eacute; d&rsquo;une &oelig;uvre. Le <em>Journal</em> de Marie Uguay semble donc favoris&eacute; par cette modification du champ de la litt&eacute;rature nous permettant, certes de lier l&rsquo;&oelig;uvre &agrave; la litt&eacute;rature contemporaine, mais &eacute;galement de repenser la litt&eacute;rarit&eacute; du texte et la pudeur qu&rsquo;on affiche envers les &oelig;uvres personnelles. Le discours critique reste d&rsquo;ailleurs assez discret &agrave; ce sujet, nomm&eacute;ment l&rsquo;<em>Histoire de la litt&eacute;rature qu&eacute;b&eacute;coise </em>(Biron, Dumont, Nardout-Lafarge) dans laquelle le journal ne figure pas en tant que cat&eacute;gorie, ni m&ecirc;me en tant que sous-cat&eacute;gorie. Le faible int&eacute;r&ecirc;t des &eacute;tudes litt&eacute;raires ne d&eacute;signe toutefois en rien la non-pertinence de ces &oelig;uvres.</div> <div> <div>&nbsp;</div> <hr /> <div>&nbsp;</div> <div id="ftn"> <div><a name="_ftn1" href="#_ftnref">[1]</a><span style="font-family: Arial;"> Myl&egrave;ne Durand, &laquo; Marie Uguay et Saint-Denys Garneau, au bord du vide &raquo;, <em>Conserveries m&eacute;morielles</em> [En ligne] </span><a title="http://cm.revues.org/453" href="http://cm.revues.org/453"><span style="font-family: Arial;">http://cm.revues.org/453</span></a><span style="font-family: Arial;"> (Consult&eacute; le 30 mai 2010). <p><a name="note2b" href="#note2">[2]</a> Michel Biron, Fran&ccedil;ois Dumont et &Eacute;lizabeth Nardout-Lafarge, &laquo;La po&eacute;sie et la fiction intimistes&raquo;, dans <em>Histoire de la litt&eacute;rature qu&eacute;b&eacute;coise</em>, Montr&eacute;al, &Eacute;ditions Bor&eacute;al, 2007, p. 605-606.</p></span></div> </div> <div id="ftn"> <div><span style="font-family: Arial;"> <br /> </span></div> </div> <div id="ftn"> <div><a name="_ftn3" href="#_ftnref"><span style="font-family: Arial;">[3]</span></a><span style="font-family: Arial;"> Jean Royer, <em>Entretiens</em>, Montr&eacute;al, &Eacute;ditions du Silence, 1983, p. 19. <p></p></span></div> </div> <div id="ftn"> <div><a name="_ftn4" href="#_ftnref"><span style="font-family: Arial;">[4]</span></a><span style="font-family: Arial;"> <em>Ibid</em>., p. 22. <p></p></span></div> </div> <div id="ftn"> <div><a name="_ftn5" href="#_ftnref"><span style="font-family: Arial;">[5]</span></a><span style="font-family: Arial;"> <em>Ibid</em>., p. 26. <p></p></span></div> </div> <div id="ftn"> <div><a name="_ftn6" href="#_ftnref"></a><a name="_ftn6" href="#_ftnref"><span style="font-family: Arial;">[6]</span></a><span style="font-family: Arial;"> Jacqueline Lagr&eacute;e,&nbsp;&laquo;&nbsp;<em>Le pharmakon</em>&nbsp;&raquo;, <em>Cours de philosophie de l&rsquo;Universit&eacute; de Rennes</em>, [En ligne] </span><a title="http://www.med.univ-rennes1.fr/etud/pharmaco/pharmakon.htm" href="http://www.med.univ-rennes1.fr/etud/pharmaco/pharmakon.htm"><span style="font-family: Arial;">http://www.med.univ-rennes1.fr/etud/pharmaco/pharmakon.htm</span></a><span style="font-family: Arial;"> (Consult&eacute; le 15 mai 2010). <p></p></span></div> </div> <div id="ftn"> <div><a name="_ftn7" href="#_ftnref"></a><a name="_ftn7" href="#_ftnref"><span style="font-family: Arial;">[7]</span></a><span style="font-family: Arial;"> Marie Uguay, <em>Autoportraits</em>, Montr&eacute;al, Bor&eacute;al compact, 2005, p. 303.</span><span style="font-size: 10pt;">&nbsp;</span></div> </div> </div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/mourir-de-sa-belle-mort#comments Archives BIRON, DUMONT et NARDOUT-LAFARGE Expérience Féminisme Identité Journaux et carnets LAGRÉE, Jacqueline Mort Obsession Québec Quotidien Représentation de la sexualité Représentation du corps ROYER, Jean UGUAY, Marie Poésie Mon, 31 May 2010 14:16:51 +0000 Geneviève Dufour 226 at http://salondouble.contemporain.info Le régime des secrets http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-regime-des-secrets <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/boulanger-julie">Boulanger, Julie</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/paquet-amelie">Paquet, Amélie </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/highwater">Highwater</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p>&Agrave; Highwater, tout prolif&egrave;re. Les ouvriers ont quitt&eacute; depuis longtemps la mine, centre mythique du r&eacute;cit, &laquo;plusieurs maisons des mineurs d&rsquo;alors se sont effondr&eacute;es.&raquo; (p.13) Et pourtant, toute vie ne s&rsquo;en est pas all&eacute;e. De nouvelles existences, animales et humaines, plus clandestines mais toujours palpables, se sont install&eacute;es au milieu des ruines. C&rsquo;est &agrave; Highwater, semble-t-il (rien ne se donne ais&eacute;ment dans le roman), que la narratrice commence &agrave; appr&eacute;hender la multiplicit&eacute; des &laquo;vies secr&egrave;tes de Venise&raquo; (p.19), son amoureuse. Venise et la narratrice s&rsquo;immiscent naturellement dans la faune interlope qui trouve refuge &agrave; Highwater. Dans ce lieu interm&eacute;diaire o&ugrave; tous les temps sont confondus, la curiosit&eacute; de la narratrice engendr&eacute;e par son amour se d&eacute;ploie.</p> <p class="MsoNormal"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Le th&eacute;&acirc;tre d&rsquo;ombres</strong></span></p> <p class="MsoNormal">&Agrave; travers le corps de son amante, elle cherche &agrave; saisir ce que Venise a &eacute;t&eacute;. Non, comme il est si facile de le r&eacute;duire, dans ce mouvement banal de la jalousie qui souhaiterait abolir le pass&eacute; de l&rsquo;&ecirc;tre aim&eacute; &ndash;quoique la narratrice &eacute;voque, &agrave; une seule et unique reprise, cette &laquo;[descente] dans le pass&eacute; de Venise [de] l&rsquo;escalier de la jalousie&raquo; (p.83)&ndash;, mais plut&ocirc;t dans une volont&eacute; obsessive de connaissance de chaque parcelle de son existence. Elle ne tente pas moins de s&rsquo;introduire dans certaines des vies ant&eacute;rieures de son amoureuse, dans lesquelles elle partage soudainement le corps de ses anciennes amantes et anciens amants, non en se substituant &agrave; ces corps, mais en s&rsquo;ajoutant &agrave; la sc&egrave;ne pour tout vivre &agrave; ses c&ocirc;t&eacute;s:</p> <p class="MsoNormal rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">&Agrave; mesure que ma bouche rencontrait de nouvelles bouches sous les pins, que ma bouche rencontrait de nouvelles gorges, des torses nouveaux, &agrave; mesure que ma bouche, ouverte maintenant, s&rsquo;attardait aux chattes soyeuses, sous les pins d&rsquo;une c&ocirc;te escarp&eacute;e en bordure de la mer, je descendais dans les eux profondes de Venise et parcourais les lieux secrets, couverts d&rsquo;une mousse &eacute;paisse, de la fin de son adolescence. Je parcourais la peau d&rsquo;un gar&ccedil;on d&rsquo;alors et les fesses caress&eacute;es dans la chaleur &eacute;touffante malgr&eacute; l&rsquo;ombre &eacute;paisse de l&rsquo;appartement aux volets clos. Apr&egrave;s, je fumais moi aussi contre lui. (p.81)</span></p> <p class="MsoNormal">Son propre pass&eacute; &ndash;qui n&rsquo;appara&icirc;t que par de furtives &eacute;vocations<a name="_ftnref" href="#_ftn1">[1]</a>, au contraire de celui de Venise d&eacute;crit avec force d&eacute;tails&ndash;, sa propre existence est ainsi augment&eacute;, &eacute;paissi par toutes ces myst&eacute;rieuses vies de Venise.&nbsp;</p> <p class="MsoNormal">Le myst&egrave;re auquel la narratrice tente d&rsquo;acc&eacute;der ne repose pas dans un au-del&agrave; de l&rsquo;exp&eacute;rience sensible ni dans une psych&eacute; insaisissable. Les sentiments et motivations de Venise ne sont jamais mis de l&rsquo;avant. Elle nous est r&eacute;v&eacute;l&eacute;e par ses actions et surtout par ses corps &agrave; corps, souvent brutaux, qui l&rsquo;unissent &agrave; la narratrice ou &agrave; ces amantes et amants qu&rsquo;elles partagent toutes les deux. La sexualit&eacute; appara&icirc;t ainsi dans le roman comme le lieu privil&eacute;gi&eacute; de r&eacute;v&eacute;lation de l&rsquo;&ecirc;tre, &agrave; travers une illustration souvent crue et spectaculaire &shy;&ndash;les sc&egrave;nes o&ugrave; des amants s&rsquo;offrent volontairement au regard d&rsquo;autrui sont nombreuses&shy;&ndash; et, pourtant, radicalement oppos&eacute;e &agrave; la pornographie. La sexualit&eacute;, omnipr&eacute;sente dans <em>Highwater</em>, restitue un voile d&eacute;sormais aboli par les repr&eacute;sentations m&eacute;canis&eacute;es de la pornographie, construite selon le principe que tout est montr&eacute; et qu&rsquo;il n&rsquo;y a rien d&rsquo;autre &agrave; d&eacute;couvrir que cet embo&icirc;tement d&rsquo;organes. Au contraire, dans le roman de Duhamel-Noyer, le moment o&ugrave; l&rsquo;on aper&ccedil;oit cet entrechoquement des sexes n&rsquo;est pas pr&eacute;sent&eacute; comme la fin mais plut&ocirc;t comme le d&eacute;but de la travers&eacute;e de diff&eacute;rentes strates d&rsquo;int&eacute;riorit&eacute;.</p> <p class="MsoNormal">Du reste, la narratrice se place en porte-&agrave;-faux de son &eacute;poque en prenant le parti de la dissimulation, comme elle le fait lors de la premi&egrave;re visite de Venise dans son studio, alors qu&rsquo;elle lui cache un martinet&nbsp;: &laquo;Je le cachais, parce que je gardais pour moi encore la prolif&eacute;ration des programmes qui se continuaient dans ma t&ecirc;te, et plus que tout de ces choses, je d&eacute;testais la sexualit&eacute; assum&eacute;e comme facteur d&rsquo;&eacute;panouissement.&raquo; (p. 142) Les esprits obtus s&rsquo;empresseront de d&eacute;noncer la contradiction apparente entre cette d&eacute;claration et l&rsquo;abondance de sc&egrave;nes sexuelles dans le roman. C&rsquo;est m&eacute;sestimer la conception de la litt&eacute;rature qui sous-tend l&rsquo;&oelig;uvre&nbsp;: celle d&rsquo;un espace qui, d&rsquo;un m&ecirc;me souffle, permet de divulguer et de pr&eacute;server le secret. La &laquo;sexualit&eacute; assum&eacute;e comme facteur d&rsquo;&eacute;panouissement&raquo; constitue, rappelons-le, l&rsquo;un des leitmotiv du mouvement <em>queer</em>. Pour &ecirc;tre accept&eacute;e l'homosexualit&eacute; a d&ucirc; s'exposer, &ecirc;tre fi&egrave;re d'elle-m&ecirc;me. La sexualit&eacute; fut revendiqu&eacute;e par les homosexuels comme un enjeu sur la sc&egrave;ne politique, ce qui les contraignit tous, dans un second temps, &agrave; souscrire &agrave; cette &eacute;quation entre la vie priv&eacute;e et la sph&egrave;re publique, et leur d&eacute;roba la possibilit&eacute; m&ecirc;me d&rsquo;une vie priv&eacute;e. La narratrice s&rsquo;oppose radicalement &agrave; cette &eacute;quation en exprimant un go&ucirc;t pour la clandestinit&eacute;, pour cette clandestinit&eacute; propre &agrave; l'amour, et un d&eacute;sir de myst&egrave;re dans un monde contemporain o&ugrave; la sc&egrave;ne priv&eacute;e tend &agrave; s&rsquo;&eacute;vanouir. Par ailleurs, nous rappelle ainsi la narratrice, l&rsquo;homosexualit&eacute;, en criant haut et fort son existence, a proclam&eacute; un &eacute;panouissement qui ne va pas de soi. L'homosexuel d&eacute;couvre le secret des chairs au m&ecirc;me titre que les autres; la femme ne conna&icirc;t pas d&rsquo;entr&eacute;e de jeu tous les secrets du sexe f&eacute;minin. Le contact avec une autre femme offre peut-&ecirc;tre la possibilit&eacute; d&rsquo;aller plus avant dans ce myst&egrave;re.</p> <p class="MsoNormal">Certaines sc&egrave;nes du roman sont particuli&egrave;rement port&eacute;es par l&rsquo;esprit de d&eacute;couverte qui caract&eacute;rise le rapport &agrave; la sexualit&eacute; de la narratrice, comme cette sc&egrave;ne o&ugrave; elle entrevoit les ombres &eacute;nigmatiques de corps en plein &eacute;bat:</p> <p class="MsoNormal rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">D&rsquo;o&ugrave; j&rsquo;&eacute;tais, je pouvais voir une silhouette enfoncer un membre bien d&eacute;coup&eacute; dans une autre silhouette et je m&rsquo;&eacute;tais approch&eacute;e davantage pour quitter le th&eacute;&acirc;tre d&rsquo;ombres et ses personnages h&eacute;raldiques fig&eacute;s comme des marionnettes trop stylis&eacute;es, pour retrouver plus de chair, m&ecirc;me si je ne voyais plus que des morceaux maintenant, agit&eacute;s de saccades, la peau moite, et puis un harnais qui tenait ce que j&rsquo;avais d&rsquo;abord pris pour un sexe gorg&eacute; de sang. (p. 22-23)&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal">Le trajet de la narratrice vers les acteurs de ce &laquo;th&eacute;&acirc;tre d&rsquo;ombres&raquo; est significatif du mouvement g&eacute;n&eacute;ral de confrontation directe &agrave; la chair, premier d&eacute;voilement<a name="note2" href="#note2b">[2]</a>&nbsp;qui appelle d&rsquo;autres myst&egrave;res qui ne seront pas r&eacute;solus. Les sc&egrave;nes sexuelles ont ainsi souvent l&rsquo;apparence d&rsquo;un rite et sont empreintes d&rsquo;un caract&egrave;re sacr&eacute;&nbsp;: &laquo;L&rsquo;amant du travesti s&rsquo;enduisait &agrave; pr&eacute;sent les mains de gel et pr&eacute;parait m&eacute;ticuleusement sa victime. Le fondement de sa victime.&raquo; (p. 98) Elles se distinguent radicalement de la pornographie en s&rsquo;inscrivant dans une logique de transgression &ndash;non en raison de leur caract&egrave;re marginal ou &laquo;d&eacute;viant&raquo;, mais plut&ocirc;t en raison de la brutalit&eacute; qui caract&eacute;rise la majorit&eacute; de ces sc&egrave;nes&nbsp;: &laquo;Pour discipliner ma g&ecirc;ne, je voulais que soit abolie toute tendresse.&raquo; (p. 137) L&rsquo;aspect brutal des actes d&eacute;peints s&rsquo;associe &agrave; la promesse de la d&eacute;couverte d&rsquo;une int&eacute;riorit&eacute; sup&eacute;rieure, dissimul&eacute;e sous cette violence.</p> <p class="MsoNormal"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>La mine abandonn&eacute;e</strong></span></p> <p class="MsoNormal">Au c&oelig;ur de cet univers peupl&eacute; de myst&egrave;res<a name="note3" href="#note3b">[3]</a>, de ce &laquo;r&eacute;gime des secrets qui r&eacute;gnait aux abords de Highwater&raquo; (p.16), un seul d&rsquo;entre eux engendre une entreprise de d&eacute;chiffrement&nbsp;: celui de l&rsquo;int&eacute;riorit&eacute; de Venise que la narratrice souhaite percer. En s&rsquo;attardant &agrave; elle, en l&rsquo;aimant, la narratrice s&rsquo;aper&ccedil;oit que quelque chose d&rsquo;elle lui &eacute;chappe. Voil&agrave; comment na&icirc;t le myst&egrave;re, non par une qualit&eacute; intrins&egrave;que d&rsquo;un objet, mais par l&rsquo;attention que lui porte un sujet. Venise est cet &ecirc;tre que la narratrice choisit puis tente par mille et un d&eacute;tours de saisir dans son enti&egrave;ret&eacute;. L&rsquo;excursion &agrave; Highwater, dernier lieu d&rsquo;une longue s&eacute;rie d&rsquo;endroits o&ugrave; se sont d&rsquo;abord crois&eacute;s leurs chemins puis o&ugrave; elles ont voyag&eacute; ensemble, constitue pour la narratrice le d&eacute;but d&rsquo;une compr&eacute;hension plus profonde de son amoureuse. La mine abandonn&eacute;e qu&rsquo;elle trouve l&agrave;-bas lui permet de se repr&eacute;senter enfin Venise telle qu&rsquo;elle s&rsquo;est r&eacute;v&eacute;l&eacute;e &agrave; elle. L&rsquo;image de la mine donne une mesure &agrave; l&rsquo;incommensurable qu&rsquo;est Venise, dont les vies semblent se multiplier &agrave; l&rsquo;infini comme les insectes de Highwater, et lui propose une technique pour l&rsquo;appr&eacute;hender.&nbsp; Le travail des mineurs devient un mod&egrave;le pour le travail de l&rsquo;&eacute;crivaine&nbsp;: &laquo;Je me suis rendu compte que des correspondances se sont trac&eacute;es entre mon monologue int&eacute;rieur et la mani&egrave;re dont s&rsquo;organise la myst&eacute;rieuse activit&eacute; humaine qui consiste &agrave; extraire des sols diverses mati&egrave;res min&eacute;rales.&raquo; (p. 10) Cette comparaison &eacute;loigne ces deux activit&eacute;s humaines de nos conceptions habituelles. Elle remet en question le caract&egrave;re faussement banal du travail du mineur et d&eacute;finit l&rsquo;activit&eacute; de l&rsquo;&eacute;criture d&rsquo;une mani&egrave;re concr&egrave;te&nbsp;: travailler la mati&egrave;re.&nbsp;</p> <p class="MsoNormal">&Agrave; travers cette analogie, la narratrice met &agrave; mal la figure mythique du po&egrave;te en se repr&eacute;sentant elle-m&ecirc;me comme un ouvrier dont la fonction est de creuser la mati&egrave;re pour extraire le secret des profondeurs du monde. Dans son roman, Duhamel-Noyer travaille la mati&egrave;re des corps. Le grand secret auquel elle s&rsquo;attaque est celui du sexe f&eacute;minin, des &laquo;chattes myst&eacute;rieusement profondes.&raquo; (p. 77) Elle &eacute;voque ces &laquo;femmes &agrave; la peau douce [qui] entrouvraient leurs cuisses chaudes sur des sexes secrets que l&rsquo;on voyait briller par endroits dans le noir de la nuit&raquo; (p. 84), elle d&eacute;crit tout au long du roman les formes et textures de ces sexes en insistant sur leur caract&egrave;re &eacute;nigmatique&nbsp;: &laquo;L&rsquo;int&eacute;rieur du sexe est gain&eacute; d&rsquo;une membrane magique, comme la bouche de Venise, qui s&rsquo;&eacute;tire sous la pouss&eacute;e de verges douces.&raquo; (p.26) C&rsquo;est donc en entrant dans les profondeurs de Venise qu&rsquo;elle pourra circonscrire les profondeurs de son &ecirc;tre et, du m&ecirc;me coup, saisir une parcelle du pr&eacute;sent&nbsp;: &laquo;Je caressais dans ma t&ecirc;te les cuisses de Venise, puis l&rsquo;int&eacute;rieur de ses cuisses, le sexe ouvert de Venise, puis doucement ferm&eacute; sur la pulsation anonyme du pr&eacute;sent.&raquo; (p. 100) Entreprise d&eacute;risoire, nous pr&eacute;vient d&rsquo;embl&eacute;e la narratrice, puisque &laquo;ni les semaines ni les jours ne se laissent circonscrire &agrave; un temps pr&eacute;sent.&raquo; (p.9)</p> <p class="MsoNormal">Par sa composition complexe, labyrinthique, souterraine, la mine ne constitue pas seulement une image de Venise, mais aussi une image du temps et de l&rsquo;espace &agrave; l&rsquo;aide de laquelle elle parvient &agrave; construire son r&eacute;cit&nbsp;:</p> <p class="MsoNormal rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">J&rsquo;ai peine &agrave; d&eacute;crire l&rsquo;espace dans lequel se meuvent les souvenirs, le labyrinthe int&eacute;rieur o&ugrave; courent mille galeries, les passerelles tordues par la m&eacute;moire et encore, les couloirs oscillant, les corridors effondr&eacute;s, les salles disparues, j&rsquo;ai peine &agrave; le faire avec ce mat&eacute;riau mis&eacute;rable qu&rsquo;est la m&eacute;taphore. Je tentais de mettre un peu d&rsquo;ordre dans l&rsquo;invisible de ma t&ecirc;te qui, nuit et jour, m&rsquo;absorbait. (p. 49)</span></p> <p class="MsoNormal">Si elle ne peut que se perdre dans ce &laquo;labyrinthe int&eacute;rieur&raquo;, qui est celui de la m&eacute;moire, elle parvient quand m&ecirc;me &agrave; en d&eacute;finir un trac&eacute; &agrave; partir duquel s&rsquo;organise le texte. La mine structure le roman, qui s&rsquo;ouvre sur un sch&eacute;ma de celle-ci et intitule ses chapitres selon ses parties&nbsp;: apr&egrave;s &ecirc;tre demeur&eacute; &agrave; la surface de la mine (&laquo;Chevalement 01&raquo;, &laquo;Chevalement 02&raquo;, &laquo;Poulies&raquo;, &laquo;Crassier&raquo;), on op&egrave;re un mouvement de plong&eacute;e vers les galeries (&laquo;Travers blanc 01&raquo;, &laquo;Skip&raquo;, &laquo;Morts-terrains&raquo;, &laquo;Galerie 01&raquo;, etc), puis de remont&eacute;e par la cage d&rsquo;extraction (&laquo;C&acirc;bles et poulies&raquo;, &laquo;Cage d&rsquo;extraction&raquo;), avant de revenir &agrave; la surface (&laquo;Carreau&raquo;). Bien que cet agencement soit tr&egrave;s ordonn&eacute;, le r&eacute;cit ne se d&eacute;ploie pas selon une trajectoire aussi d&eacute;termin&eacute;e. Il serait d&rsquo;ailleurs difficile d&rsquo;&eacute;tablir un lien clair entre le titre des chapitres et leur contenu. S&rsquo;il existe, il rel&egrave;ve d&rsquo;un code secret de l&rsquo;auteure, &agrave; jamais inaccessible &agrave; ses lecteurs avec lesquels elle n&rsquo;essaie pas de cr&eacute;er une connivence en leur proposant une &eacute;nigme &agrave; r&eacute;soudre. Le lecteur se rive &agrave; l&rsquo;impossibilit&eacute; de percer tous les secrets.</p> <p class="MsoNormal"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Une transmission imparfaite</strong></span></p> <p class="MsoNormal">Le lecteur est, de plus, soumis &agrave; la lecture imparfaite de Venise que fait la narratrice, aux prises avec ses pr&eacute;tendues carences interpr&eacute;tatives&nbsp;: &laquo;Tout se donne comme un hi&eacute;roglyphe ind&eacute;chiffrable et qui ruine mes maigres facult&eacute;s d&rsquo;interpr&eacute;tation.&raquo; (p. 59) Sans compter qu&rsquo;&agrave; celles-ci s&rsquo;ajoutent ses pr&eacute;sum&eacute;es lacunes de narratrice&nbsp;: &laquo;[la perception temporelle] se d&eacute;ployait suivant un ordre trop complexe pour moi.&raquo; (p. 33) Comble de malheur pour le lecteur, les mots lui manquent parfois pour d&eacute;crire certains &eacute;l&eacute;ments de la r&eacute;alit&eacute;, nous admet-elle humblement&nbsp;: &laquo;Je ne connais pas le nom de ces insectes non plus qui bourdonnent depuis la tomb&eacute;e de la nuit.&raquo; (p. 35), &laquo;J&rsquo;avais peine &agrave; me rappeler le nom de ce grand h&ocirc;tel moderne du bord de mer qui compte une vingtaine d&rsquo;&eacute;tages et dont les &eacute;tages ressemblent &agrave; des labyrinthes hi-tech.&raquo; (p. 25) Nous devons donc nous rendre &agrave; l&rsquo;&eacute;vidence&nbsp;: au c&oelig;ur de <em>Highwater</em>, la transmission de l&rsquo;exp&eacute;rience sera vou&eacute;e &agrave; l&rsquo;imperfection. L&rsquo;exp&eacute;rience n&rsquo;a, du reste, pas besoin d&rsquo;exactitude. La transmission de l&rsquo;exp&eacute;rience r&eacute;ussit lorsqu&rsquo;elle prend acte des failles de celle-ci. Ce que la narratrice entreprend dans <em>Highwater</em>, c&rsquo;est de nous transmettre l&rsquo;exp&eacute;rience du myst&egrave;re, qui n&rsquo;est rien d&rsquo;autre qu&rsquo;une forme d&rsquo;exp&eacute;rience du monde.</p> <p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn1" href="#_ftnref"><strong>1</strong></a>&nbsp;&laquo;On m&rsquo;appelait Madame, m&ecirc;me tr&egrave;s jeune.&raquo; (p.32), &laquo;[&hellip;] j&rsquo;&eacute;tais une jeune femme de 17 ans, seule dans Paris le jour et la nuit, et les gar&ccedil;ons et les hommes surtout m&rsquo;accostaient, et les femmes aussi, certaines croyant que j&rsquo;&eacute;tais un gar&ccedil;on puisque j&rsquo;avais l&rsquo;air autant d&rsquo;un gar&ccedil;on que d&rsquo;une fille&raquo; (p. 134)</p> <p class="MsoFootnoteText"><strong><a name="note2b" href="#note2">2</a>&nbsp;</strong>La sexualit&eacute; est explicitement plac&eacute;e par la narratrice sous le signe de cette succession de voiles: &laquo;Il me semblait que le fonctionnement v&eacute;ritable de l&rsquo;orgasme &eacute;tait ici d&eacute;voil&eacute;&nbsp;: c&rsquo;&eacute;tait une succession de paravents voilant l&rsquo;infini.&raquo; (p. 47)</p> <p class="MsoFootnoteText"><strong><a name="note3b" href="#note3">3</a></strong> Tout au long du roman, divers objets sont marqu&eacute;s du sceau du secret, parmi ceux-ci&nbsp;: &laquo;le paysage secret&raquo; (p. 21), &laquo;le secret des bo&icirc;tes&raquo; (p, 105), &laquo;la villa secr&egrave;te&raquo; (p. 127), etc.</p> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-regime-des-secrets#comments DUHAMEL-NOYER, Olga Expérience Mystère Québec Relations humaines Représentation de la sexualité Représentation du corps Roman Fri, 28 Aug 2009 15:12:00 +0000 Julie Boulanger 155 at http://salondouble.contemporain.info Un bourgeois en proie aux événements http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-bourgeois-en-proie-aux-evenements <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/paquet-amelie">Paquet, Amélie </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/d-ou-viens-tu-berger">D’où viens-tu, berger?</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><em>Mon troupeau, mon troupeau de milliers de milliers de moutons d&eacute;ferle en moi&hellip; et je bous d&rsquo;une violente r&eacute;conciliation avec le </em>monde<em>. De mes propres mains, je me suis p&eacute;tri, p&eacute;tri &agrave; en c&eacute;l&eacute;brer la sortie du nihilisme.</em> (p. 252)</span></p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>La vie au sein de la violence pastorale</strong></span><strong><br /> </strong></p> <p align="justify">En lisant les p&eacute;rip&eacute;ties de sa douce en train d&rsquo;&eacute;gorger des moutons en France, le narrateur de <em>D&rsquo;o&ugrave; viens-tu, berger?</em> r&ecirc;ve &agrave; son tour d&rsquo;&eacute;pouser l&rsquo;&eacute;toffe du berger. Puisqu&rsquo;on entre dans le terroir comme on entre en religion, il lui faut se d&eacute;faire de tout. Il accepte gaiement et quitte sa vie paisible de jeune professionnel en publicit&eacute; pour la Provence. Un Qu&eacute;b&eacute;cois retourne &agrave; la terre, et &ccedil;a se passera dans les montagnes fran&ccedil;aises. La qu&ecirc;te tant souhait&eacute;e s&rsquo;offre &agrave; lui avec ses emb&ucirc;ches et ses r&eacute;compenses. Il peine, travaille fort et arrive &agrave; obtenir le paradis: son troupeau de moutons en montagne. La tranquillit&eacute; n&rsquo;est que de courte dur&eacute;e, mais pour un jeune h&eacute;ros de la terre, tous les d&eacute;fis sont bons. Le loup vient de surgir. La panique s&rsquo;installe en montagne et les cadavres de moutons se multiplient. &laquo;Vais-je abdiquer? Me rendre &agrave; l&rsquo;&eacute;vidence que je ne suis qu&rsquo;un id&eacute;aliste de l&rsquo;ovin? (p. 120)&raquo; L&rsquo;id&eacute;al n&rsquo;a pas de prix et se nourrit, malgr&eacute; tout, de ses d&eacute;ceptions. Le narrateur reste donc en poste, savourant la solitude des hauteurs.</p> <p align="justify">Le roman relate en d&eacute;tail la transition de sa vie de professionnel &agrave; sa vocation de berger. Il apprend le m&eacute;tier sur le tas, &agrave; la dure. M&ecirc;me s&rsquo;il raconte avec un soin particulier les transformations, souvent brutales, du monde pastoral fran&ccedil;ais contemporain, sa nouvelle vie est toujours plus enviable que la pr&eacute;c&eacute;dente et elle lui offre enfin une occasion de se consacrer &agrave; l&rsquo;&eacute;criture :</p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">La prop&eacute;deutique au pr&eacute; se poursuit, chaque jour, dans des t&acirc;ches manuelles rudes, des risques de blessures, et de l&rsquo;enfermement toujours plus loin, toujours plus profond, en moi-m&ecirc;me, un retrait face &agrave; l&rsquo;hostilit&eacute; des violences faites aux moutons, des crises de rage du patron et de l&rsquo;antipathie croissante de Mohamed, qui voit bien les limites de mes capacit&eacute;s manuelles, et surtout que je ne l&rsquo;ai pas pris pour mentor. Je persiste, car il va n&eacute;cessairement y avoir la r&eacute;compense de la garde, de partir seul au loin en tirant mille brebis. Et le soir, cette vive lumi&egrave;re rena&icirc;t en moi, celle de la force de l&rsquo;&eacute;criture, celle d&rsquo;une transcendance permanente au monde. (p. 88-89)</span></p> <p align="justify">Si l&rsquo;apprentissage du m&eacute;tier fut d&eacute;j&agrave; bien ardu pour le Qu&eacute;b&eacute;cois en exil, l&rsquo;&eacute;pisode des loups sera le point culminant de son s&eacute;jour qui d&eacute;terminera son d&eacute;sir de se consacrer tout entier &agrave; sa vocation. &nbsp;<br /> &nbsp;<br /> <strong> </strong><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>La relation au pass&eacute;<br /> </strong></span></p> <p align="justify">On pourrait voir dans ce d&eacute;part une qu&ecirc;te initiatique, un retour vers un pass&eacute; perdu. Le titre du livre nous invite &agrave; cette lecture. Et pourtant notre jeune berger n&rsquo;a que faire de la m&eacute;moire! En quittant le Qu&eacute;bec, il diss&eacute;mine sa biblioth&egrave;que : &laquo;Les biblioth&egrave;ques et leur orgueil vertical m&rsquo;ont toujours rebut&eacute; &ndash; quand j&rsquo;ai &eacute;lagu&eacute; la mienne dans le d&eacute;part pour la montagne, j&rsquo;ai eu le sentiment de me d&eacute;partir de kilos de m&eacute;moire en trop, de l&acirc;cher prise face &agrave; un absolu platonicien attard&eacute;.&raquo; (p. 202) Ses livres se perdent. Il n&rsquo;apportera rien. On voudrait le voir surgit de temps ancestraux, mais ce berger vient peut-&ecirc;tre tout simplement de nulle part. Il &eacute;merge avec la lettre de son amoureuse au d&eacute;but du r&eacute;cit. Il admire un pastoral qui nous para&icirc;t s&rsquo;attacher davantage &agrave; un absolu qu&rsquo;&agrave; la tradition. Il est d&rsquo;ailleurs lui-m&ecirc;me sans histoire. Un corps en proie aux &eacute;v&eacute;nements, c&rsquo;est ce qu&rsquo;il devient. Il est aussi un berger archiviste qui conserve des traces de sa vie dans un blogue o&ugrave; il laisse des marques de son parcours. Il se r&eacute;clame des philosophes et affine sa relation avec Nietzsche et Cioran en montagne. M&ecirc;me cette r&eacute;surgence de lectures pass&eacute;es ne restaure pas compl&egrave;tement son lien avec la m&eacute;moire, le berger ne r&eacute;pond plus qu&rsquo;aux mouvements du corps. Il travaille &agrave; rendre son corps et son esprit disponibles aux &eacute;v&eacute;nements qui pourraient s&rsquo;offrir &agrave; lui. Dans ce monde o&ugrave; tout se r&eacute;sout d&rsquo;un coup d&rsquo;opinel, autant le mouton &agrave; abattre que le saucisson &agrave; trancher, il est toujours pr&ecirc;t &agrave; ce que surgisse enfin dans sa vie de v&eacute;ritables &eacute;v&eacute;nements.</p> <p align="justify">L&rsquo;ancien publicitaire veut vivre en montagne loin des c&eacute;l&eacute;brations de son &eacute;poque, et ce, m&ecirc;me si la quatri&egrave;me de couverture nous annonce avec enthousiasme le caract&egrave;re festif du roman. En se d&eacute;tachant de l&rsquo;Histoire, il sort de sa soci&eacute;t&eacute; et du m&ecirc;me coup de l&rsquo;industrie culturelle d&eacute;crite par Adorno et Horkheimer dans <em>La Dialectique de la raison</em><a name="note1" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>. Le narrateur en trouvant une nouvelle fa&ccedil;on de vivre &eacute;chappe au mode d&rsquo;existence impos&eacute; par son monde qu&rsquo;il a quitt&eacute;. Le livre d&rsquo;Adorno et Hokheimer ne critique pas seulement la culture telle qu&rsquo;elle s&rsquo;est transform&eacute;e &agrave; l&rsquo;&egrave;re industrielle. Les philosophes de l&rsquo;&Eacute;cole de Francfort, en exil aux &Eacute;tats-Unis pendant la publication de l&rsquo;ouvrage, d&eacute;crivent aussi, et c&rsquo;est leur projet principal, leur soci&eacute;t&eacute; enti&egrave;re o&ugrave; les industries culturelles maintiennent l&rsquo;homme dans un &eacute;tat d&rsquo;ali&eacute;nation. L&rsquo;industrie culturelle constitue &mdash;voil&agrave; bien la grande catastrophe contemporaine&mdash; ce monde dans lequel survivent des &ecirc;tres qui ont perdu les composantes bien simples et fondamentales de leur humanit&eacute;. En regardant par la fen&ecirc;tre, l&rsquo;humain d&rsquo;aujourd&rsquo;hui ne peut plus penser par lui-m&ecirc;me, comme il le faisait autrefois, il ne sait plus r&ecirc;ver<a name="note2" href="#note2a"><strong>[2]</strong></a>.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>L&rsquo;amorce d&rsquo;une r&eacute;conciliation avec le monde</strong></span></p> <p align="justify">En sortant de sa soci&eacute;t&eacute;, le berger retrouve ce que la raison a perdu des mythes, il retrouve la capacit&eacute; de penser par lui-m&ecirc;me. De ce point de vue seulement le roman devient une qu&ecirc;te des origines. Ce n&rsquo;est pas la qu&ecirc;te d&rsquo;un individu, mais celle des hommes r&eacute;ifi&eacute;s de l&rsquo;industrie culturelle qui ne sont pas ma&icirc;tres de leur destin puisqu&rsquo;ils ont depuis longtemps perdu toute conscience de la relation entre le g&eacute;n&eacute;ral et le particulier et de celle entre l&rsquo;homme et la nature. Comme Ulysse &mdash;le premier h&eacute;ros bourgeois&mdash;, le narrateur de <em>D&rsquo;o&ugrave; viens-tu, berger?</em> a la possibilit&eacute; de s&rsquo;encha&icirc;ner de son propre gr&eacute;, &agrave; l&rsquo;alcool par exemple. Il ne subit toutefois plus les flux incessants de l&rsquo;industrie culturelle et du monde capitaliste, comme celui de la publicit&eacute;, qui permet de se croire libre au sein d&rsquo;une soci&eacute;t&eacute; qui n&rsquo;offre aucune r&eacute;elle possibilit&eacute; de libert&eacute; pour l&rsquo;&ecirc;tre humain. Ce qui le surprend le plus en montagne, c&rsquo;est la violence des bergers. Puisqu&rsquo;il a tourn&eacute; le dos &agrave; un monde o&ugrave; la barbarie est si pr&eacute;sente qu&rsquo;on ne la voit plus, il d&eacute;couvre une capacit&eacute; nouvelle &agrave; s&rsquo;&eacute;tonner de la violence. R&eacute;primant doublement la vie, l&rsquo;industrie culturelle en cache le caract&egrave;re affirmatif tout autant que n&eacute;gatif. Le regard neuf, le berger entrevoit la promesse d&rsquo;une libert&eacute; pour l&rsquo;homme aupr&egrave;s de ses moutons. En montagne, l&rsquo;ancien bourgeois pourrait, s&rsquo;il le d&eacute;sirait, s&rsquo;attacher et entendre le chant des sir&egrave;nes. Il ferait ainsi face &agrave; une exp&eacute;rience vraie de laquelle il ressentirait &agrave; la fois le plaisir et la douleur. Il ne s&rsquo;agirait pas alors d&rsquo;un retour vers les origines, mais d&rsquo;un monde qui recommencerait.<br /> &nbsp;<a name="note1a" href="#note1"><br /> 1</a>Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, <em>La Dialectique de la raison</em>, coll. &laquo;Tel&raquo;, Paris, Gallimard, 1983, 281 pages.<br /> <a name="note2a" href="#note2">2</a>Le 20 janvier dernier, j&rsquo;ai entendu, dans un reportage sur le Salon de l&rsquo;auto 2009 au t&eacute;l&eacute;journal de Radio-Canada, un critique automobile s&rsquo;exclamer avec tout l&rsquo;enthousiasme de son innocence : &laquo;&Ccedil;a sera enfin l&rsquo;occasion de r&ecirc;ver!&raquo;. Le r&ecirc;ve dans l&rsquo;industrie culturelle, celui que le narrateur cherche &agrave; tout prix &agrave; fuir, est pr&eacute;cis&eacute;ment offert en payant et se d&eacute;pla&ccedil;ant pour voir les publicit&eacute;s formidables des derni&egrave;res voitures produites par les constructeurs automobiles. &Agrave; cet &eacute;gard, il importe de citer une phrase d'Adorno tir&eacute;e de <em>Le caract&egrave;re f&eacute;tiche dans la musique et la r&eacute;gression de l'&eacute;coute</em>: &laquo;Il suffit des mots: &quot;C'est une Rolls Royce&quot;, prononc&eacute;s au moment du saint sacrement de la grande messe automobile pour que tous les hommes deviennent fr&egrave;res.&raquo; (Theodor W. Adorno, <em>Le caract&egrave;re f&eacute;tiche dans la musique et la r&eacute;gression de l'&eacute;coute,</em> Paris, Allia, 2003, p. 32.)</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-bourgeois-en-proie-aux-evenements#comments ADORNO, Theodor W. Événement Expérience HORKHEIMER, Max LEFEBURE, Mathyas Origine Politique Québec Roman Wed, 11 Feb 2009 17:16:00 +0000 Amélie Paquet 70 at http://salondouble.contemporain.info