Salon double - Fabulation
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frShould I Stay or Should I Go? Être indécis en compagnie de Mister Wonderful
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<a href="/equipe/berthiaume-jean-michel">Berthiaume, Jean-Michel </a> </div>
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<a href="/dossier/daniel-clowes">Daniel Clowes</a> </div>
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<p>En toute franchise, je dois confesser éprouver beaucoup de sympathie envers Marshall, le protagoniste principal de <em>Mister Wonderful</em>. Non pas pour des raisons d’identification ni de catharsis mais plutôt car je crois ressentir, comme Marshall, d’énormes problèmes face aux gens qui arrivent en retard aux rendez-vous.</p>
<p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful001.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, non paginé"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful001.jpg" alt="44" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, non paginé" width="580" height="429" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Mister Wonderful, non paginé</span></span></span></p>
<p>Même si j’ai peine à imaginer être le seul dans cette situation, permettez-moi de préciser mon affirmation. Je ressens cette filiation avec Marshall non pas parce que les retardataires me causent des préjudices mais plutôt parce qu’un retardataire possède un pouvoir effrayant sur ma personne : le pouvoir du doute, c’est-à-dire que chaque retardataire a le potentiel de me faire douter de tout avec chaque minute qui passe.</p>
<p>Autrement dit, lorsque j’attends à un rendez-vous et que l’autre personne n’apparaît pas Je deviens une sorte de chat de Schrödinger : <em>Est-ce que j’ai mal compris l’heure? Le lieu? Peut-être qu’il est arrivé et après avoir attendu trop longtemps, il est parti à ma recherche? Suis-je assez visible? Peut-être que j’ai changé depuis? Mes cheveux? Mon rasage? Devrais-je partir à la recherche et risquer de manquer d’être absent lorsque l’autre arrivera? Ou devrais-je rester ici et attendre, tout en risquant de poiroter ici longtemps?</em></p>
<p>Le retard me confronte toujours à moi-même et à, la manière de Dewey Cox, je dois revoir mon existence entière à chaque fois que quelqu’un tarde. Je pense aux minutes qui précèdent mon arrivée, puis à la journée qui vient de se dérouler et comment j’aurais pu arriver plus tôt, ensuite lorsque j’atteins la fin de ma réflexion précédente, je me tourne vers le futur en élaborant de longs récits potentiels de ce qui pourra découler de cette situation. Cette excursion forcée vers le monde des possibles s’alourdit et se précise au fil du temps. Les histoires se dédoublent, je crée des personnages et des situations que je dois douloureusement éliminer lorsque la personne désirée arrive. Je vois cette terreur dans <em>Mister Wonderful</em> : celle de l’inévitable réalisation d’être pris dans un Catch 22 qui se serre.</p>
<p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful002.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 8"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful002.jpg" alt="45" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 8" width="580" height="144" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 8</span></span></span></p>
<p>Le récit de <em>Mister Wonderful</em> de Daniel Clowes se résume facilement; Marshall se fait emballer dans une histoire de rendez-vous galant par son ami Tim mais, une fois arrivé au rendez-vous, Nathalie (la dame en question) n’y est pas. Forcé de se garder actif devant la longue attente qui s’amorce Marshall se perd dans un monologue intérieur. Il regarde son environnement et réfléchit Natalie arrive, mais contrairement à l’étiquette prescrite, Marshall n’arrête pas sa dérive mentale. S’en suit alors une histoire d’amour potentielle qui existe à mi-chemin entre ce rendez-vous merveilleux et le monde de réflexions personnelles qui habitent l’univers mental de Mister Wonderful.</p>
<p>MAIS</p>
<p>Une doute plane tout au long du récit : tout ceci arrive-t-il véritablement ou sommes-nous toujours dans le café, voguant au gré de l’imagination de Marshall? Ces chemins possibles façonnent l’œuvre de manière unique car ce qui existe indubitablement entre ces deux récits est le doute. Donc, afin de ne pas louper mon rendez-vous avec le texte, ce qui suivra forment deux analyses complémentaires de <em>Mister Wonderful</em>. En premier lieu, opérant avec la certitude que ce que nous lisons arrive véritablement, nous traiterons de l’imagerie utilisée pour aborder le sujet des pensées encombrantes durant le rendez-vous. De l’autre côté, nous observerons comment Clowes suggère discrètement la fabulation entière d’une histoire d’amour qui vient à remplir l’ennui de Marshall durant l’absence de Natalie.</p>
<p><strong>Première analyse : tout ce que vous voyez est VRAI</strong></p>
<p>Il m’apparait opportun de commencer avec cette perspective car elle nous permet de souligner les magnifiques accomplissements formels de la part de Daniel Clowes. L’usage de la case, la suggestion des échanges verbaux en plus des ruptures fréquentes des fils de pensée et de conversation offrent une place magistrale à une lecture interprétative de l’œuvre. Premièrement, l’usage de la case coupée et le flux de paroles interrompues nous offre une façon de lire la conversation de manière beaucoup plus active, non pas à la manière d’un spectateur mais plutôt comme si l’usage du dialogue de Clowes était si bien engonsé dans les habitudes sociales que nous nous y identifions immédiatement. On navigue entre des bribes de conversations, des échantillons de pollution sonore et des pistes de réflexion non abouties. Là où l’innovation de la case personnalisée est poussée à son paroxysme, Clowes nous présente des phylactères qui reflètent l’attention de Marshall envers son environnement. Car si ce que vous lisez est vrai, l’usage que Clowes fait des bulles est une amplification, voire une caricature, du vrai, car il imite parfaitement le mouvement d’attention d’une personne moyenne dans une société polluée par les stimuli et le bruit. À sa manière, Clowes nous présente le portrait d’un homme qui doit bloquer une partie de sa vie en société afin d’offrir un répit à son monologue intérieur.</p>
<p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful004.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 19"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful004.jpg" alt="46" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 19" width="580" height="222" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 19</span></span></span></p>
<p>Malheureusement pour le personnage, cette technique sert à renforcer le constat pessimiste que Marshall, malgré le fait qu’il se retrouve au centre d’une soirée pleine de péripéties, ne réussit jamais à suffisamment assourdir on monologue intérieur afin de pouvoir apprécier cette soirée. Il nous apparaît évident qu’à tout moment, Marshall fuit vers une perspective intime de ce qui se passe devant lui à la manière d’un homme qui regarderait le film de sa soirée. Clowes ne permet jamais à son personnage de vivre, il ne fait que commenter les évènements qui se déroulent devant ses yeux tout en gardant une distance objective, un froid interprétatif. Cette distance qui se forme entre Marshall et les évènements qui se déroulent devant lui se manifestent de manière à créer une distance identique entre le lecteur et le récit. Nous sommes continuellement renvoyés au rang de spectateur au lieu de véritablement sentir une filiation avec Marshall. Nous sommes pris dans la peau du personnage, regardant l’histoire se dérouler de derrière sa toile de subjectivité. De manière bien efficace, Clowes ajoute un niveau de lecture, quasi-métaréflective au récit. Tout au long de <em>Mister Wonderful</em> nous sommes sans contredit en processus de lecture du récit d’un homme qui lit sa propre existence. La force du commentaire dialogué réside dans cette distance crée entre nous et lui et lui et sa soirée. </p>
<p>Nous ressentons le même type de rupture avec la superposition des cases de « souvenir » au-dessus des cases de « récit ». Clowes, usant une technique qui vise à souligner les méthodes de construction d’une bande dessinée, effectue une autre distanciation forcée chez le lecteur. Il nous arrive à maintes reprises de bouger notre regard afin de pouvoir déceler ce qui se passe derrière la case supérieure mais en vain, car Clowes fait de la case souvenir un obstacle encombrant devant les yeux. La disposition des cases vient appuyer le point de l’histoire, nous calquons notre existence sur des expériences passées qui viennent toujours teinter nos comportements et notre interprétation des choses. Le souvenir rappelle souvent une leçon valable mais il vient aussi régir notre comportement. Le tout ne fait qu’amplifier la frustration du lecteur pris de manière métaphorique derrière un homme de sept pieds durant un concert de musique, si seulement Marshall pouvait cesser les distraction et enfin se dévouer à sa soirée, non seulement aboutirait-il avec une expérience de vie concluante, mais le lecteur aurait droit à une histoire non-tronquée qui accomplirait le contrat de lecture initial : « <em>A Love Story</em> ».</p>
<p>Mais en plus d’illustrer les divagations de l’esprit de Marshall, le travail graphique de Clowes nous offre aussi l’opportunité d’être témoin des rares moments d’attention soutenue de la part du personnage principal. Avec l’usage de la case géante (qui couvre une ou deux pages entières) nous sommes véritablement mis face-à-face avec les uniques éléments qui ont marqué Marshall au long de la soirée. Avec l’usage des cases géantes nous pouvons retracer de façon mnésique la soirée de Mister Wonderful.</p>
<p>Tom : <em>Dis, Marshall, t’as passé une belle soirée hier?</em></p>
<p>Marshall : <em>Oui, malgré le fait qu’elle soit arrivée en retard, quand je l’ai vu elle était parfaite. Après avoir parlé un peu d’elle, elle m’a dit qu’il fallait qu’elle parte tôt, c’est dommage mais elle voulait quand même en apprendre sur moi (ce qui prouve qu’elle ne m’a pas pris pour un « loser » complet). C’est drôle mais j’ai eu beaucoup de misère à parler de moi, c’est pas grave parce qu’elle est partie tout de suite après. Je suis allé prendre un marche tout seul et je l’ai recroisé. Je lui ai offert de la déposer en voiture à son événement mondain, ou j’ai rencontré quelques gens, on s’est parlé un peu et j’ai surpris son ex dans une chambre à coucher en train de chicaner sa blonde. J’imagine que ça s’est bien passé parce qu’elle m’a réécrit le lendemain. Je pense qu’on pourrait être heureux ensemble.</em></p>
<p>À la manière de Simonide de Céos, les cases géantes de <em>Mister Wonderful</em> semblent devenir les piliers de l’histoire, les moments d’importance qui semblent arracher Marshall des distractions environnantes. Ils servent à démontrer ses véritables instants de présence d’esprit. Le gros plan devient un indice de focus, comme si tout ce qui est d’importance s’approchait violemment l’instant d’un moment précis, pour ensuite retourner au brouhaha environnant. Daniels Clowes présente donc, avec <em>Mister Wonderful</em> le portrait d’un rendez-vous galant, du point de vue d’un déficitaire d’attention. Ce qui est toujours mieux que du point de vue d’un mythomane.</p>
<p><strong>Deuxième analyse : tout ce que vous voyez est FAUX.</strong></p>
<p>Malgré le fait que cette interprétation positionne Marshall comme un fabulateur fini, il nous semble ironique que cette lecture nous offre le récit le plus optimiste des deux. Clowes semble prendre position pour l’idée que n’importe quelle aventure, fictive ou non, est meilleure que la léthargie de notre vie quotidienne et que, malgré le fait que l’histoire déroulée ne soit qu’une fabrication de l’espace mental de notre protagoniste, au moins il vit quelque chose. Cette interprétation vient contrebalancer le pessimisme évident de la première analyse. Car malgré le fait que les péripéties sont imaginées au moins dans celle-ci, Marshall est mentalement disponible pour vivre une expérience véritable, à l’inverse de son acte manqué dans le cas d’une analyse comme nous l’avons fait plus haut. </p>
<p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful003.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 9"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful003.jpg" alt="47" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 9" width="580" height="359" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 9</span></span></span></p>
<p>En dépit de cette interprétation du texte, il est important de souligner que nous ne possédons aucune indication appuyée par un changement au niveau graphique malgré que ce soit une technique souvent utilisée par Clowes que ce soit dans <em>David Boring (2000)</em>, <em>Ice Haven (2005)</em> ou même <em>Wilson</em> (2010). Très tôt dans l’histoire, Clowes nous démontre qu’il y a apparition d’un segment « souvenir » à la page 13 en effectuant une transition de couleur (la même technique sera utilisée pour illustrer les souvenirs de Nathalie concernant les problématiques liés à sa relation d’antan). Mais en aucun cas y-a-t-il un indice visuel quand nous somme propulsé dans les pensées du protagoniste. Toutefois rien n’empêche Clowes de venir saupoudrer des indices narratifs qui viendraient soutenir la théorie de la fabulation. La présence d’un mini-<em>Great Gazoo</em> <a name="renvoi1"></a><a href="#note1">[1]</a> en plus de l’illustration de l’esprit d’escalier vu en page 36-37 supporte l’idée que <em>Mister Wonderful</em> serait une hallucination de mondes possibles. Le récit met en scène plusieurs moments de rupture dans l’histoire, ruptures qui suggèrent la prise d’une voie particulière et le délaissement d’une autre voix possible à la manière de scénarios possibles. Vu de cette manière, <em>Mister Wonderful</em> nous rappelle la thèse de Kierkegaard concernant la reprise: «la vie ne peut-être comprise qu'en revenant en arrière mais doit être vécue en allant de l'avant» <a name="renvoi2"></a><a href="#note2">[2]</a>. N’est-ce pas le projet qu’annonce <em>Mister Wonderful</em> dans son titre : La possibilité de rencontrer un homme merveilleux qui possède le pouvoir de revoir chacun des évènements et des phrases du rendez-vous afin d’offrir le meilleur scénario possible?</p>
<p>Pour continuer dans l’analyse existentialiste Kierkegaardienne, il est important de ne pas négliger le fait que Marshall nous fait aussi part des erreurs qu’il garde en souvenir, ces erreurs ne sont pas regrettées car elles alimentent le vécu du personnage, Marshall est absolument conscient du fait que les défaites autant que les réussites forgent le caractère. C’est pour cette raison que plusieurs des pistes erronées de la soirée semblent conservées dans le fantasme. Cette manière de voir les occurrences les plus négatives comme incitantes à d’expériences nouvelles nous révèle beaucoup concernant la nature aventureuse de notre « Mister Wonderful ».</p>
<p>Un autre indice de cette fabulation apparait dans la cyclicité des thématiques de conversation entre Marshall et Nathalie. Très tôt dans l’histoire, Marshall admet lire la rubrique <em>Sex Advice</em> du journal en premier, réfléchit au mariage comme une institution et est horripilé par les gens qui bavardent sur leur téléphone cellulaire. Ces détails sont insérés dans les vignettes durant l’attente de Nathalie, il est donc convenu que Clowes illustre ici un monologue intérieur. Néanmoins il semble donc particulièrement suspect comme coïncidence que Nathalie aborde, de la même manière, les trois sujets. En plus, Nathalie partage les mêmes opinions que Marshall sur ces sujets. En quelque sorte, la reprise de ces thématiques vient confirmer le fait que Marshall construit le dialogue entre lui et Nathalie, vérifiant les opinions et réponses de sa conjointe modèle. Rien n’est innocent dans la soirée qui se déroule entre les deux célibataires, chaque moment et chaque renversement est une pièce dans la construction du rendez-vous doux idéal de Marshall. Chaque réplique est la réplique désirée; chaque péripétie correspond à la soirée idéale. Sachant cela il est difficile d’argumenter que le titre de l’œuvre réfère à Marshall, car seul lui possède un pouvoir despotique sur son imagination nécessaire à la création d’un conjointe idéale pour lui, le rendant le seul et véritable <em>Mister Wonderful</em>. Il nous semble que Clowes explore ici les libertés liées à l’omnipotence, comme si son personnage était non pas accablé de la force de voir le monde dans son entièreté mais plutôt amusé par le fait qu’il peut vivre dans une fiction à la fois le séducteur et le séduit, le marionnettiste et la marionnette, dans un monde qu’il crée au fur et à mesure, libre de corriger et d’altérer les évènements qui lui déplaise. <em>Mister Wonderful</em> devient donc la chronique d’un rendez-vous galant d’un démiurge qui décide de s’inventer une soirée en ville à fins de divertissement. Que feriez-vous avec le don d’ubiquité, vous? </p>
<p>Nous ne serons jamais absolument certains de quelle perspective Clowes tentait d’illustrer dans Mister Wonderful. Il me semble évident que même avec un billet de confirmation signé de l’auteur lui-même nous serions toujours dans le doute d’un leurre probable venant de la part d’un fripon qui joue à beaucoup trop de jeux avec le lecteur pour être pris au pied de la lettre. Il m’apparaît difficile à argumenter que la valeur énigmatique de l’œuvre prendra toujours le dessus sur nos convictions. D’autant plus, chaque lecture du livre ne fera qu’engendrer d’autres lectures potentielles similaires aux soirées potentielles crées dans l’œuvre. Un nouveau lecteur peut donc se réjouir de faire la connaissance d’une œuvre qui comporte un vaste potentiel interprétatif. Nous devons donc nous contenter de lire <em>Mister Wonderful</em> qui restera toujours un mystère insoluble à la manière de la soirée décrite. Le livre, réfléchissant sur soi-même, devient son propre rendez-vous manqué qui se déplie dans notre imaginaire comme un arbre des possibles.</p>
<p><em>Les </em><em>directeurs du dossier</em><em> tiennent à remercier chaleureusement Alvin Buenaventura, agent de Daniel Clowes, qui leur a accordé une autorisation de reproduction d'extraits des oeuvres de ce dernier.</em></p>
<p><strong>Bibliographie</strong></p>
<p> </p>
<p>CLOWES, Daniel, <em>David Boring</em>, New York, Pantheon, 2000.</p>
<p>____,<em> Ice Haven</em>, New York, Pantheon, 2005.</p>
<p>____, <em>Mister Wonderful</em>, New York, Pantheon, 2011.</p>
<p>____,<em>Wilson</em>, Montréal, Drawn & Quarterly, 2010.</p>
<p>KIERKEGAARD, Soren, <em>Journaux et Cahiers de notes, tome 1 AA-DD,</em> Paris, Fayard, 2007</p>
<p><a name="note1"></a><a href="#renvoi1">[1]</a> Personnage des <em>Flintstones </em>qui fût baptisé Grand Gazoo dans la version française. C’est aussi le personnage qui s’adressait toujours à Fred avec l’appellation affectueuse : « Gros Gras »</p>
<p><a name="note2"></a><a href="#renvoi2">[2]</a> Kierkegaard Soren, <em>Journaux et Cahiers de notes, tome 1 AA-DD.</em></p>
AmbiguïtéAutorité narrativeCLOWES, DanielCynismeDouteÉquivocitéÉtats-Unis d'Amérique Exploration des possiblesFabulationHumourImaginaireIndétermination MémoireNarrateurNarrationRelations humainesSolitudeSubjectivitéBande dessinéeFri, 13 Jul 2012 20:21:04 +0000Jean-Michel Berthiaume551 at http://salondouble.contemporain.infoEntretien avec Daniel Grenier
http://salondouble.contemporain.info/antichambre/entretien-avec-daniel-grenier
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Malgré tout on rit à Salon double </div>
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<p style="text-align: center;"> </p>
<p style="text-align: center; "><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/396266_10150697379788296_579658295_11095846_2023555248_n_3.jpg" style="width: 250px; height: 400px; " /></p>
<p> </p>
<p>Daniel Grenier est né à Brossard en 1980. Après avoir vécu quelques années dans Villeray, il s'installe à Saint-Henri, qu'il explore depuis dans ses textes et sur <a href="http://sthenri.wordpress.com" title="http://sthenri.wordpress.com">http://sthenri.wordpress.com</a>. Doctorant à l'UQAM, il prépare une thèse en études littéraires sur les figures du romancier dans la fiction américaine du XIXe et du XXe siècles. <em>Malgré tout on rit à Saint-Henri</em> est son premier livre. Il passe aujourd'hui au salon pour en discuter avec Simon Brousseau.</p>
<p><span style="color:#808080;"><strong>Simon Brousseau —</strong></span> En ouvrant ton livre, on est évidemment en droit de s'attendre à des histoires qui révèlent un lieu avec ses teintes propres, ses ambiances, ses habitants. Et pourtant, ce qu'on découvre, c'est peut-être davantage un rapport bien particulier au réel et à l'écriture, Saint-Henri et les gens qui y vivent devenant le contexte permettant un discours sur le monde. Il y a une circulation entre l'intérieur et l'extérieur, entre le local et l'universel, entre le microévénement et la marche du monde dans ce livre, et la citation de Jacques Godbout qui se trouve en exergue invite à le lire en scrutant ces relations: «Saint-Henri des tanneries ressemble plus à d'autres quartiers qu'à lui-même.» Avant de discuter du recueil, pourrais-tu nous dire quelques mots sur Saint-Henri? Pourquoi ce quartier en particulier?<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Daniel Grenier —</strong></span> La citation de Jacques Godbout que j'ai choisie pour ouvrir le livre est en effet très révélatrice de ce que j'ai essayé de faire (ou plutôt de ne pas faire). Elle provient du film de l'ONF <em>À Saint-Henri le cinq septembre</em>, qui a été tourné en 1962. Dans ce très beau film, le quartier apparaît à la fois comme quelque chose que l'on tente de saisir, de résumer d'une manière «sociologique» ou «anthropologique», et quelque chose d'insaisissable, justement, qui nous échappe, qui résiste à la définition. À la fin, Godbout, qui signe la narration, prononce cette phrase qui m'a beaucoup marqué et qui m'a accompagné lors de l'écriture du recueil. N'étant ni historien, ni sociologue, je n'avais pas la prétention de mettre en scène un Saint-Henri réaliste, bien délimité, dans lequel on aurait retrouvé, par exemple, un personnage typique des différentes classes sociales du quartier, ou encore une série de récits bien informés par l'histoire architecturale des lieux. Ceux qui ont essayé de faire ça se sont souvent frappés à un mur: quand on essaie d'être trop «vrai», de dire la «vérité» sur un lieu ou sur une communauté, on tombe dans le piège de la caractérisation et du discours réducteur. Saint-Henri agit ici, comme tu dis, plus comme un prétexte et un contexte afin de stimuler mon imagination de conteur. Le quartier devient un espace assez flou à l'intérieur duquel j'invite le lecteur à se promener. On y rencontre plein de gens, certes, mais qui pourraient vivre n'importe où, au fond. Le livre fonctionne un peu sur le mode de l'incursion et de l'excursion: à partir d'un endroit précis qui existe dans le réel, on s'infiltre dans la tête de personnages qui y habitent, mais on se permet aussi d'en sortir pour aller ailleurs.</p>
<p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/1/Capture%20d%E2%80%99%C3%A9cran%202012-04-18%20%C3%A0%2017.14.37.png" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title=""><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/1/Capture%20d%E2%80%99%C3%A9cran%202012-04-18%20%C3%A0%2017.14.37.png" alt="25" title="" width="580" height="381" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'></span></span></p>
<p><br />J'ai toujours ressenti le besoin d'ancrer mes histoires dans des endroits précis, plus par réflexe que par réflexion profonde. Je crois que j'aime créer des effets de réel, donner des indications qui donnent une ambiance au récit. Ça ne leur enlève pas leur «universalité», mais ça me donne l'impression qu'ils sont plus «terre-à-terre», et ça me rassure, d'une certaine façon. Le quartier Saint-Henri, c'est d'abord l'endroit où j'habite, l'endroit où j'ai choisi de rester, l'endroit où je construis mon identité depuis quelques années, et par le fait même il a une influence très grande sur mon écriture, car c'est à travers ce lieu que je vis mon expérience montréalaise. Quand on est un enfant de la rive sud comme moi, la ville représente souvent un fantasme, une sorte de lieu magique où on pourra enfin s'épanouir, un lieu sans limites. Et c'est quand on y emménage qu'on s'aperçoit que la ville est bien trop grande, justement, qu'elle ne se laisse pas apprivoiser si facilement. Ainsi, d'une certaine manière, le quartier où on s'installe, c'est une porte d'entrée à échelle humaine. Personnellement, j'aime mon quartier pour les mêmes raisons que tout le monde, ses commerces, son ambiance générale, ses habitants, sa diversité, etc. Si je ressens le besoin d'en parler, c'est parce qu'il m'inspire des histoires, bien sûr, mais c'est aussi parce que c'est l'endroit où j'invente ces histoires. Et on s’entend aussi pour dire que Saint-Henri c’est quand même le meilleur quartier à Montréal. <br /><br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>SB —</strong></span> Je trouve intéressant de te lire à propos de la tentation du réalisme sociologique, de ce piège qui consisterait à affirmer la nature d'un lieu de façon figée, parce que j'ai cru apercevoir dans ton livre, en sous-texte, une discussion, ou plutôt une prise de position face au réalisme littéraire. Je résumerais cette impression comme suit: dans <em>Malgré tout on rit à Saint-Henri</em>, il y a une volonté de rendre indistincte la frontière entre le prosaïque et le poétique. C'est-à-dire que tout en manifestant une attention soutenue aux détails les plus anodins, ce qui représente normalement une technique efficace pour parvenir à ces effets de réel dont tu parles, ton traitement de ceux-ci est si exacerbé, il occupe une place si importante dans le mouvement du récit qu'on a plutôt affaire à une forme de réalisme paranoïaque où tout, absolument tout peut être interprété comme un signe. Il me semble qu'il s'agit d'une tension fondamentale dans ton écriture, ce point de rupture où l'attention portée au réel fait basculer celui-ci dans l'écriture, dans les mots, dans la texture des mots. Dans <em>Le danseur</em>, le personnage interprète la goutte de sueur qui lui tombe dans l'œil comme étant un présage, l'un des rouages de la «mécanique de la réalité». De la même façon, les portes qui refusent de fermer font pressentir, dans <em>Peine perdue</em>, la fin d'une relation amoureuse. Dans <em>Quatre et demie sur du Couvent</em>, le personnage principal se perd dans ses délires spéculatifs lorsqu'il se retrouve devant la bibliothèque de Bédard, l'ancien locataire. Au final, on a l'impression que dans l'univers de tes personnages, la réalité cède le pas à l'imagination, celle-ci structurant celle-là. D'où te vient cette fascination pour les détails? Pourquoi leur accordes-tu tant d'importance?<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>DG —</strong></span> Je n'irais peut-être pas jusqu'à parler d'une «prise de position» par rapport au réalisme, mais je trouve ta lecture tout à fait intéressante. C'est vrai que dans le recueil, il y a une obsession des mots, chez les personnages et aussi dans la narration, qui rend poreuse la frontière entre le réel et le langage qu'on possède pour le décrire. Plus souvent qu'autrement, ils ont une influence directe l'un sur l'autre à l'intérieur des textes et les mots, leur poids, leur force, peuvent effectivement faire basculer le cours d'un récit. J'aime l'idée que, d'une certaine façon, il reste une ambiguïté fondamentale sur ce qui se passe dans une nouvelle <em>à cause</em> de la façon dont elle est racontée. Je travaille sans aucun doute mes textes dans cette optique. Ça peut aller, comme tu le mentionnes dans le cas du signe, d'une goutte de sueur <em>interprétée</em> comme le centre d'une cible par un danseur qui devient ensuite le centre d'un cercle, jusqu'à une série de phrases qu'il est impossible d'attribuer correctement à un personnage ou à un autre. Évidemment, ce qui est fascinant avec l'écriture, c'est qu'à partir d'un point impossible à discerner, les réseaux de sens se construisent d'eux-mêmes, et l'auteur ne contrôle plus <em>totalement</em> ce qu'il fait. Encore une fois, quand on veut trop contrôler, on se perd et ça devient lourd, surchargé. Je suis persuadé que tu vois plein de choses que je n'ai pas consciemment désirées ainsi, mais qui y sont, d'une manière indéniable: le langage métaphorique, les échos structurels, les canalisations sémiotiques, tout ça se place et, comment dire, s'autogénère d'une manière qui ne cesse de m'étonner. L'attention portée aux détails fonctionne peut-être un peu de la même façon, dans la mesure où à partir d'un certain moment, mon simple jugement conscient ne suffit plus: quelque chose survient qui est d'un autre ordre. J'observe ce qui m'entoure, et bien sûr je me targue d'avoir une certaine capacité à bien saisir les petites choses qui pourraient sembler négligeables, voire impertinentes, une sorte de sensibilité drolatique qui viendrait définir mon écriture et lui donner une touche personnelle, mais j'insiste sur le fait qu'il y a un moment où ça m'échappe, où les détails <em>existent</em> sans nécessairement avoir été<em> pensés</em>. Ceci dit, pour éviter de tomber dans l'ésotérique, il reste que je m'efforce souvent d'atteindre non pas la précision du détail, mais plutôt un angle inédit, pour susciter l'intérêt du lecteur, ou le déstabiliser.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>SB —</strong></span> En effet, ce n'est pas tout que de souligner ton intérêt pour les détails et les hasards. Il y a aussi dans ton livre un penchant assumé pour l'oralité, et tu débusques souvent des usages courants qui sont hilarants, tant le ton est juste. Il y a des passages où tu malmènes franchement la syntaxe, et plus généralement le<em> bon usage</em> de la langue: «J'avais rien à faire l'autre soir, j'étais tanné de checker des petits clips pornos comme trop hardcore sur YouPorn, faque je me suis ramassé au Black Jack. J'ai passé la soirée dans un coin, à convaincre un gars que j'avais un Rhodes à lui vendre, 1971, en parfait état, mille sept cents piasses, qu'y fallait que je m'en débarrasse parce que j'avais genre hérité du truc […]» (p. 235) La série «Entendu à Saint-Henri» regorge de personnages au langage coloré. Cette façon que tu as de passer du langage écrit au langage parlé me semble être d'un grand intérêt, peut-être parce qu'elle est si rare dans le paysage littéraire québécois. Pourrais-tu nous parler de ton intérêt pour le vernaculaire?<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>DG —</strong></span> L'oralité est un des aspects de la littérature qui est le plus intéressant à travailler, parce que ça semble aller de soi, mais en fait c'est d'une complexité inouïe. Est-ce que c'est une question de dialogue? Est-ce que ça doit s'infiltrer dans le texte entier? Est-ce que c'est de l'oralité d'intituler un livre <em>Anna braillé ène shot</em>? Parfois on a l'impression qu'il ne s'agit que de tendre l'oreille et ensuite coucher ce qu'on entend sur le papier, alors qu'en réalité, en transposant l'oral d'une certaine manière, en le travaillant, en le tordant, en le déformant, on le rend éminemment <em>littéraire</em>: il devient écrit, presque plus écrit qu'un style plus classique. Si l'oralité est trop marquée, on le sait, elle peut même ralentir la lecture et créer un effet de distanciation inverse à ce qui est souhaité. Certains livres ont souffert de ce genre de problème et ils sont difficiles à lire aujourd'hui.</p>
<p><br />D'un côté, j'essaie d'être le plus fidèle possible à une certaine «voix» québécoise que j'aime exploiter, parce qu'elle est la mienne et celle des gens qui m'entourent, et de l'autre je ne cesse de la triturer pour lui faire dire des choses qui ne se disent pas <em>exactement</em> comme ça, pour lui donner une sorte de plus-value. Ce que j'apprécie aussi, avec cet usage de l'oralité, c'est qu'elle me permet de mettre en scène des personnages à l'âge et au <em>background</em> imprécis; des gens qui s'expriment comme des adolescents puérils, mais qui ont des connaissances littéraires étendues, par exemple. Ça revient à cette idée de déstabiliser le lecteur et d'être son complice en même temps.</p>
<p><br />L'oralité, le vernaculaire, ce sont des sujets qui reviennent beaucoup quand je discute avec mes amis écrivains. Tout le monde a sa petite idée là-dessus, sur l'importance ou l'inutilité de changer la graphie des mots, sur la place à laisser au lecteur pour imaginer un dialogue au lieu de le reproduire pour lui, sur la différence entre une langue orale qui va bien vieillir sur papier et une espèce de <em>slang</em> montréalais qui sera bientôt dépassé et incompréhensible. Ce sont des questions que je me pose sans cesse en écrivant et pour lesquelles je n'ai pas de réponses claires. Tout ce que je sais, c'est que je ne pourrais pas écrire autrement que dans une langue qui, au minimum, essaie d'être de son temps et de son lieu d'émergence. Pour moi, la langue n'existe pas en dehors du fait de la parler. <br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>SB —</strong></span> Une langue de son temps et de son lieu d'émergence, la formule est forte et mérite d'être retenue. On remarque toutefois que cela ne signifie pas pour toi l'expression d'un nationalisme à la ceinture fléchée. Bien au contraire. Parmi les moments forts du livre, je retiens ces passages où tu réfléchis à ta langue et à ta culture depuis un point de vue externe, par exemple celui d'une immigrante brésilienne qui se questionne à propos des québécois: «Elle voudrait mettre un gigantesque accent tonique sur certains mots en français qui ont l'air morts. Comment ça se fait qu'il n'y a pas d'accent tonique sur le mot <em>magnifique</em> ou sur le mot <em>sublime</em>? Comment ça se fait qu'ils parlent avec les mains dans les poches? Il paraît que dans le nord du Québec, quelqu'un lui a dit ça, il paraît que le taux de suicide est encore plus élevé. Le plus élevé du monde.» (p. 85) Tu sembles fasciné par la positivité des rencontres culturelles. Dans <em>Les mines générales</em>, la plus longue nouvelle du recueil, tu évoques avec beaucoup de nuances et de subtilités une rencontre authentique, humaine, entre un québécois et une famille brésilienne. Pourquoi était-ce si important pour toi de signer un long texte qui traite de l'immigration au Québec?<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>DG —</strong></span> C'est une très bonne question, ça. Le Brésil est une autre de mes grandes passions. Ça a été une découverte importante dans ma vie et elle a eu lieu alors que je donnais des ateliers d'histoire et de culture québécoise à de nouveaux arrivants dans le cadre du programme des cours de français du ministère de l'immigration. J'ai fait des rencontres inoubliables durant ces quelques années, qui ont nourri mon imagination et qui ont changé ma façon de voir les choses. À cette époque-là, je me suis mis à me questionner sur ce que j'entendais autour, sur les clichés qui circulaient à propos des immigrants, sur notre rapport à l'étranger. Je tenais à en parler, mais d'un point de vue très personnel. L'immigration est aussi un sujet extrêmement complexe et j'avais envie d'en traiter d'une manière qui ne serait ni condescendante, ni superficielle, et ma passion pour la culture brésilienne et la langue portugaise était pour moi un angle d'approche intéressant et stimulant. Il me permettait entre autres de mettre en lumière les échanges et les rencontres dans leur complexité, et de traiter sur un pied d'égalité de grandes angoisses existentielles très universelles et des préjugés très locaux, en leur permettant de se croiser dans un même univers. Ainsi, la nouvelle <em>Sur le bout de la langue</em> est-elle narrée entièrement du point de vue de l'«autre», qui nous regarde agir, ici, et qui se questionne sur les raisons pour lesquelles elle est partie de son pays. Elle sait que c'était pour les bonnes raisons, mais ça ne l'empêche pas de réinterpréter ce qu'elle y a vécu à la lueur d'une certaine nostalgie inévitable. De l'autre côté, L<em>es mines générales</em> raconte l'histoire d'un jeune homme épris de la culture de l'«autre» au point de développer une véritable obsession, ce qui non seulement a une influence sur sa vie intime et ses relations avec ses proches, mais qui finit par le métamorphoser littéralement en une sorte d'hybride culturel fantasmatique.<br /><br />Dans le livre, il y a aussi des narrateurs qui sont à la fois des «pure laine» et des exilés, ou des expatriés, qui s'expriment dans une langue extrêmement vernaculaire tout en ayant un passé argentin, polonais, japonais, etc. Ils ne questionnent pas leur propre identité (ils ont d'autres chats à fouetter), mais ils obligent le lecteur à se questionner sur son identité et son rapport à l'autre, jusqu'à un certain point. Pour moi, c'était très important de construire un monde (un quartier) bigarré et hétéroclite, qui soit non pas un simple reflet de notre réalité quotidienne, mais un point de vue personnel sur ce même reflet.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>SB —</strong></span> Parlant d'identité et d'altérité, un détail m'a frappé en lisant ton livre. Tu prépares une thèse sur les différentes représentations du romancier dans l'histoire de la littérature américaine. <em>Malgré tout on rit à Saint-Henri</em> est peuplé de narrateurs écrivains. Il est assez amusant de constater que ces écrivains ne correspondent pas à l'image qu'on pourrait se faire de l'auteur implicite. En fait, ils s'en éloignent radicalement: il y a un auteur de récits pornographiques, un auteur qui travaille à son troisième livre de contes maltais, un auteur qui tente d'écrire un recueil de haïkus, et j'en passe. L'effet de lecture est assez déstabilisant, puisque ce jeu produit un décalage entre le récit qu'on lit et le type de textes mentionnés par ces narrateurs. Si tu avais à écrire un de ces livres inventés, ce serait lequel?<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>DG —</strong></span> C'est vrai qu'il y a beaucoup d'écrivains dans le recueil. Je crois que c'est un peu un réflexe de jeune auteur de vouloir parler de littérature dans les livres. Ceci dit, malgré la thèse, et toutes les questions intéressantes que je suis amené à me poser en interrogeant cette figure dans les fictions américaines, ce n'est pas quelque chose que j'aurai envie d'explorer dans le futur. Et pour répondre à ta question, il me semble que j'aurais du plaisir à essayer chacun de ces genres très différents, ils ont tous un petit quelque chose d'affriolant, ne trouves-tu pas? Mais celui qui me stimulerait le plus, à bien y penser, ce serait l'hagiographie de Christopher Hitchens en deux tomes. Il me semble que c'est un défi qu'il ne faudrait pas prendre à la légère. Mais tout est possible, à partir du moment où l'Indien de Radio-Canada peut apparaître en image subliminale entre deux plans du <em>Persona</em> de Bergman.</p>
<hr />
<p><strong>Bibliographie</strong></p>
<p>Grenier, Daniel, <em>Malgré tout on rit à Saint-Henri</em>, Montréal, Éditions Le Quartanier (coll. Polygraphe), 2012, 254 p.</p>
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http://salondouble.contemporain.info/antichambre/entretien-avec-daniel-grenier#commentsConscience linguistiqueÉcritureEffet de réelEsthétiqueFabulationHumourIdentitéImmigrationLangueOralitéQuébecVraisemblanceNouvellesTue, 17 Apr 2012 21:44:15 +0000Simon Brousseau482 at http://salondouble.contemporain.infoLa réalité semblait de plus en plus stérile
http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-r-alit-semblait-de-plus-en-plus-st-rile
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<a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div>
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<a href="/biblio/no-one-belongs-here-more-than-you">No One Belongs Here More Than You</a> </div>
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<p style="text-align: right;"><em>One of the problems with people in Chicago, she remembered, was that they were never lonely at the same time. Their sadnesses occurred in isolation, lurched and spazzed, sent them spinning fizzily back into empty, padded corners, disconnected and alone.</em></p>
<p style="text-align: right;">— Lorrie Moore, <em>Birds of America</em></p>
<p style="text-align: justify;">Dans ses <em>Lettres à un jeune poète</em>, Rilke propose que l’écrivain doive faire l’expérience radicale de la solitude. «Rentrer en soi-même et ne rencontrer personne pendant des heures — voilà ce à quoi il faut pouvoir parvenir <a name="renvoi1"></a><strong><a href="#note1"><strong>[1]</strong></a></strong>.» Or, il insiste aussi sur le fait qu’«une œuvre d’art est bonne quand elle est issue de la nécessité <a name="renvoi2" href="#note2"><strong>[2]</strong></a>.» Si je rappelle ces propos, c’est que le premier recueil de nouvelles de Miranda July, <em>No One Belongs Here More Than You</em>, déplace sensiblement la conception de la littérature défendue par Rilke en trouvant dans le rejet de la solitude sa nécessité. L’écrivaine y pose avec insistance la question de la possibilité de partage d’une expérience subjective, faisant de la solitude une condition initiale dont il s’agit de se libérer, en tant qu’écrivaine, mais d’abord en tant qu’humaine. </p>
<p style="text-align: justify;">Ces nouvelles contiennent, chacune à sa façon, un type de retournement qui donne une signification particulière à la notion de chute. La chute, c’est la fin du texte, mais c’est aussi le point culminant, un effet préparé selon cette logique à rebours qu’a admirablement démonté et démontré Edgar Allan Poe dans son essai sur la genèse de son poème «The Raven». «Pour moi, écrivait-il, la première de toutes les considérations, c’est celle d’un <em>effet</em> à produire <a name="renvoi3"></a><a href="#note3"><strong>[3]</strong></a>.» La chute, dans le cas des textes de Miranda July, participe aussi de cette logique d’un aboutissement textuel, mais celle-ci est toujours doublée d’une portée métaphorique qui concerne l’expérience existentielle de la narratrice: la chute devient alors un réveil, un retour brusque dans le monde qui survient après la création, toujours vouée à l’échec, d’un espace fantaisiste situé en marge de la réalité oppressante.</p>
<p style="text-align: justify;">C’est dans la perspective d’une tension entre la réalité du narrateur et ses escapades fantaisistes que je souhaite réfléchir à ce recueil. L’opposition entre la vie rêvée et la vie réelle est étroitement liée au problème que j’évoquais, c’est-à-dire celui de la possibilité du partage d’une expérience subjective. Les textes de Miranda July portent à réfléchir sur ce que signifie le partage d’une vie et pose le constat douloureux de sa rareté, les affabulations vécues par les différents personnages devenant ainsi autant de tentatives, pour reprendre la devise que propose Peter Sloterdijk en introduction à sa trilogie des <em>Sphères</em>, de «réfuter la solitude <a name="renvoi4"></a><a href="#note4"><strong>[4]</strong></a>.» Cette expression est utile pour saisir la portée de la posture adoptée par July. Elle exprime bien le mouvement de balancier qui donne sa forme au recueil, c’est-à-dire le constat premier de l’isolement, qui est bel et bien présent, mais surtout la tentative d’y échapper en rêvant de rencontres authentiques. Si j’insiste sur cette idée, c’est qu’il est nécessaire de lire le rapport fantaisiste à la réalité des différents narrateurs dans sa portée politique; il s’agit certes d’une forme de ludisme, mais il serait réducteur d’envisager ces traits humoristiques comme étant une fin en soi. Il s’agit au contraire d’une forme de résistance, l’humour et la fantaisie se déployant dans un rapport de confrontation avec une réalité souvent insoutenable.</p>
<p style="text-align: justify;">La première nouvelle du recueil, «The Shared Patio», met en scène une femme qui vient d’emménager dans son nouvel appartement. Celle-ci est secrètement amoureuse d’un locataire, Vincent, qui vit avec sa femme Helena. La narratrice rêvasse et s’imagine qu’elle pourrait être, dans une autre vie, l’amie d’Helena :</p>
<blockquote><div class="quote_start">
<div></div>
</div>
<div class="quote_end">
<div></div>
</div>
<p style="text-align: justify;">What if she and I were close friends. What if I borrowed her clothes and she said, That looks better on you, you should keep it. What if she called me in tears, and I had to come over and soothe her in the kitchen, and Vincent tried to come into the kitchen and we said, Stay out, this is girl talk! (p. 2)</p>
</blockquote>
<p style="text-align: justify;">Le point névralgique de la nouvelle réside dans la rencontre de la narratrice et de Vincent, sur le patio que les locataires partagent. À un moment, Vincent fait une crise d’épilepsie et la narratrice tente de s’occuper de lui, bien qu’elle ne sache pas comment s’y prendre. Maladroite, elle le redresse et lui chuchote à l’oreille : «It’s not your fault», en ajoutant ensuite «Perhaps this was really the only thing I had ever wanted to say to anyone, and be told.» (p. 7) Suite à cette affirmation révélatrice quant à l’isolement du personnage, le texte bascule dans une deuxième envolée fantaisiste, alors qu’elle s’endort auprès de Vincent qui est quant à lui inconscient :</p>
<blockquote><div class="quote_start">
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</div>
<div class="quote_end">
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</div>
<p style="text-align: justify;">I slept and dreamed that Vincent was slowly sliding his hands up my shirt as we kissed. I could tell my breasts were small from the way his palms were curved. Larger breasts would have required a less acute angle. He held them as if he had wanted to for a long time, and suddenly, I saw things as they really were. He loved me. He was a complete person with layers of percolating emotions, some of them spiritual, some tortured in a more secular way, and he burned for me. This complicated flame of being was mine. (p. 7)</p>
</blockquote>
<p style="text-align: justify;">Cette vie rêvée, où la narratrice s’émerveille devant la complexité de Vincent, son amoureux secret, est rapidement interrompue par le retour d’Helena. Celle-ci lui demande brusquement d’aller chercher un sac en plastique qui se trouve sur le dessus du frigo. Encore une fois, la narratrice se montre inapte à réagir de façon appropriée et se met à fabuler devant les photos qui se trouvent sur le frigo :</p>
<blockquote><div class="quote_start">
<div></div>
</div>
<div class="quote_end">
<div></div>
</div>
<p style="text-align: justify;">They had pictures of children on their refrigerator. They had friends, and these friends had given birth to more friends. I had never seen anything as intimate as the pictures of these children. I wanted to reach up and grab the plastic bag from the top of the refrigerator, but I also wanted to look at each child. One was named Trevor, and he was having a birthday party this Saturday. <em>Please come!</em> the invitation said. <em>We’ll have a whale of a time!</em> and there was a picture of a whale. It was a real whale, a photograph of a real whale. I looked into its tiny wise eye and wondered where that eye was now. Was it alive and swimming, or had it died long ago, or was it dying now, right this second? When a whale dies, it falls down through the ocean slowly, over the course of a day. (p. 9)</p>
</blockquote>
<p style="text-align: justify;">À ce moment, Helena met fin aux rêveries de la narratrice, et cette interruption constitue la chute de la nouvelle, c’est-à-dire ce retour forcé à la réalité que j’évoquais plus tôt. Après avoir rêvé d’une histoire d’amour avec Vincent, après avoir envisagé une compréhension mutuelle, la narratrice se retrouve devant le couple bien réel qui n’a aucune considération pour elle : «He was waking up. She was kissing Vincent, and he was rubbing his neck. I wondered what he remembered. She was sitting on his lap now, and she had her arms wrapped around his head. They did not look up when I walked past.» (p. 10)</p>
<p style="text-align: justify;">Mais la portée de la nouvelle «The Shared Patio» ne se résume pas à ce rejet d’une pauvre esseulée. Intercalée dans l’histoire que j’ai résumée à grands traits, se trouvent une série de paragraphes en italique. Nous apprenons, après l’incident avec Vincent et Helena, que la narratrice soumet depuis quelque temps des textes au magazine <em>Positive</em>, qui s’adresse aux gens atteints du VIH. La narratrice adore ce magazine, car il s’agit selon elle du seul dont les visées sont entièrement positives. Les textes qui y sont publiés visent simplement le réconfort des lecteurs. La narratrice souligne que ce type de textes semble facile à rédiger, mais ajoute qu’il s’agit d’une illusion : «They seem easy to write, but that’s the illusion of all good advice. Common sense and the truth should feel authorless, writ by time itself.» (p. 10) À la toute fin, elle confie qu’aucun de ses textes n’a été accepté jusqu’à présent. Elle affirme s’approcher du but, et la nouvelle se clôt sur un des textes qu’elle a soumis à <em>Positive</em> :</p>
<blockquote><div class="quote_start">
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<p style="text-align: justify;"><em>Do you have doubts about life? Are you unsure if it is worth the trouble? Look at the sky: that is for you. Look at each person’s face as you pass on the street: those faces are for you. And the street itself, and the ground under the street, and the ball of fire underneath the ground: all these things are for you. They are as much for you as they are for other people. Remember this when you wake up in the morning and think you have nothing. Stand up and face the east. Now praise the sky and praise the light within each person under the sky. It’s okay to be unsure. But praise, praise, praise.</em> (p. 11)</p>
</blockquote>
<p style="text-align: justify;">Ce texte, plein de bons sentiments, doit être lu à la lumière de la solitude radicale du personnage. S’il s’agit d’un texte ronronnant qui a tout pour attirer les sarcasmes de lecteurs cyniques, le contexte dans lequel il est écrit lui confère son importance; la narratrice, tout à la fois inapte et désireuse de rencontres intersubjectives, s’en remet à cette forme de rencontre dans la distance que permet l’écriture. Je suis tenté d’y lire quelque chose comme une éthique du don, une forme de disponibilité qui trouve son fondement dans la solitude. La solitude du sujet écrivant, certes, mais également la conscience que cette solitude est partagée avec d’autres individus. Contrairement à ce que Rilke propose, elle ne recherche pas la solitude pour écrire, mais voit plutôt dans l’écriture la possibilité d’échapper à son isolement.</p>
<p style="text-align: justify;"><span style="color: #808080;"><strong>Un réalisme de la fuite</strong></span></p>
<p style="text-align: justify;">Le recueil de Miranda July incarne une forme de réalisme bien particulier, un réalisme de la fuite de la réalité. Pour rendre le monde habitable, il faut savoir rêver, et si les affabulations ne durent qu’un temps, elles permettent tout de même d’insuffler un semblant de bonheur à un réel qui en est dépourvu. La nouvelle «The Swim Team» permet de saisir à quel point la notion de chute, dans ce recueil, est indissociable de ce rapport fuyant à la réalité. Le texte débute avec une adresse à l’ex-copain de la narratrice : «This is the story I wouldn’t tell you when I was your girlfriendé. » (p. 13) Celui-ci, du temps de leurs amours, lui demandait constamment ce qu’elle faisait lorsqu’elle vivait à Belvedere: «Was I naked for the entire year? The reality began to seem barren. And in time I realized that if the truth felt empty, then I probably would not be your girlfriend much longer.» (p. 13) Si cet amoureux espérait qu’elle lui révèle des détails croustillants de son existence passée, nous apprenons rapidement que les faits n’ont rien de bien salaces. En effet, la narratrice nous raconte comment elle est devenue la professeure de natation de trois octogénaires, à Belvedere, cette ville où il n’y a pas de piscine ni de plan d’eau. Néanmoins, les cours de natation ont eu lieu dans la cuisine de la narratrice, qui préparait deux fois par semaine des bacs d’eau salée dans lesquels les élèves pouvaient immerger leur tête afin d’apprendre les rudiments de la nage. Contrairement à la nouvelle «The Shared Patio», il y a dans ce texte la mise en place d’un espace fantaisiste commun qui vient attester de la possibilité de partager l’expérience. La narratrice n’hésite pas à proférer de pieux mensonges afin de motiver ses élèves :</p>
<blockquote><div class="quote_start">
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<div class="quote_end">
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<p style="text-align: justify;">I admitted these were not perfect conditions for learning to swim, but, I pointed out, this was how Olympic swimmers trained when there wasn’t a pool nearby. Yes yes yes, this was a lie, but we needed it because we were four people lying on the kitchen floor, kicking it loudly as if angry, as if furious, as if disappointed and frustrated and not afraid to show it. (p. 16)</p>
</blockquote>
<p style="text-align: justify;">Toutefois, il faut nuancer cet exemple de la possibilité d’une expérience intersubjective, puisqu’on comprend bien, grâce au contexte de la narration, qu’il s’agit d’un moment exceptionnel, d’un souvenir précieux, empreint de nostalgie, que la narratrice n’arrive pas à partager. D’ailleurs, et cela est significatif pour mon propos, le début du texte nous annonçait clairement que cette impossibilité était pour la narratrice le début de la fin de sa relation. Malgré l’importance que revêtent ces moments qui appartiennent au passé de la narratrice, la nouvelle vie de celle-ci lui laisse entrevoir à quel point ils peuvent sembler grotesques: «I know it’s hard for you to imagine me as someone called Coach. I had a very different identity in Belvedere, that’s why it was so difficult to talk about it with you.» (p. 18) La fin du texte vient d’ailleurs confirmer cette inadéquation radicale entre le rapport à la réalité de la narratrice et celui de son amoureux. Grâce à un glissement temporel subtil, on apprend à la fin du texte que leur relation est bel et bien terminée, le récit de la vie à Belvedere apparaissant dès lors comme étant un moyen de fuir la réalité immédiate, la narratrice s’évadant dans une anamnèse réconfortante. Ce passage illustre à merveille l’enjeu qui me préoccupe, à savoir l’adéquation entre l’effet textuel lié à la chute dans la forme brève et la rechute dans la réalité qu’exposent, l’une après l’autre, les nouvelles de Miranda July :</p>
<blockquote><div class="quote_start">
<div></div>
</div>
<div class="quote_end">
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</div>
<p style="text-align: justify;">It’s been three hours since I ran into you at the bookstore with the woman in the white coat. What a fabulous white coat. You are obviously completely happy and fulfilled already, even though we only broke up two weeks ago. I wasn’t even totally sure we were broken up until I saw you with her. You seem incredibly faraway (sic) to me, like someone on the other side of a lake. A dot so small that it isn’t male or female or young or old; it is just smiling. Who I miss now, tonight? is Elizabeth, Kelda, and Jack Jack. They are dead, of this I can be sure. What a tremendously sad feeling. I must be the saddest swim coach in all of history. (p. 18)</p>
</blockquote>
<p style="text-align: justify;">Cette insistance sur l’incommunicabilité et sur la solitude du sujet contemporain m’apparaît importante en ce qu’elle adresse à notre époque des questions qui concernent ses fondements. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un hasard si tant d’oeuvres littéraires, ces dernières années, se montrent soucieuses quant à la solitude des individus et insistent à ce point sur l’importance des rapports intersubjectifs. On pourrait objecter avec raison qu’il s’agit d’un thème universel qui traverse l’histoire de la littérature, mais je répondrais que ce thème acquiert une signification particulière dans le contexte contemporain. Sa récurrence est à mettre en perspective puisqu’elle est le symptôme d’un certain rejet des expérimentations postmodernes au profit d’un retour au récit, soucieux quant à lui de mettre en relief différents problèmes sociaux de notre époque. Ainsi, <em>No One Belongs Here More Than You</em> partage les préoccupations d’oeuvres comme <em>Birds of America</em> (1998) de Lorrie Moore, <em>A Heartbreaking Work of Staggering Genius</em> (2000) de Dave Eggers, <em>The Corrections</em> (2001) de Jonathan Franzen, ou encore, plus récemment, le roman inachevé de David Foster Wallace <em>The Pale King</em> (2011). Ces textes soulignent à grands traits un paradoxe de l’ère des communications, c’est-à-dire la précarisation des rapports sociaux qui lui est corollaire. Si le retour au récit que l’on constate dans la littérature contemporaine incarne une volonté de se distancier des expérimentations formelles des décennies précédentes, ces textes, tout comme les nouvelles de Miranda July, montrent bien qu’il a aussi partie liée à l’isolement social et à la solitude grandissante des occidentaux. J’ai proposé plus tôt que le recueil de Miranda July témoigne d’une éthique du don, mais il s’agit tout autant d’une éthique du souci. Un souci relatif à la fragilité de ce qu’il y a d’humain en nous, cette capacité de percevoir chez l’autre la condition de possibilité de nos existences mutuelles. Le recueil de Miranda July pose un constat de cet ordre, et s’il s’en dégage une certaine amertume, il n’est pas non plus dénué d’espoir: «People just need a little help because they are so used to not loving.» (p. 138)</p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
<p style="text-align: justify;"><strong><a name="note1"></a><a href="#renvoi1">[1]</a></strong> Rainer Maria Rilke, <em>Lettres à un jeune poète et autres lettres</em>, Paris, GF Flammarion, 1994, p. 68. [traduction de Claude Porcell]</p>
<p style="text-align: justify;"><br /><a name="note2"></a><a href="#renvoi2"><strong>[2]</strong></a> Ibid., p. 38.</p>
<p style="text-align: justify;"><br /><strong><a name="note3"></a><a href="#renvoi3">[3]</a></strong> Edgar Allan Poe, <em>Histoires grotesques et sérieuses</em>, Paris, GF-Flammarion, 1986, p. 227. [traduction de Charles Baudelaire]</p>
<p style="text-align: justify;"><br /><a name="note4"></a><a href="#renvoi4"><strong>[4]</strong></a> En introduction à <em>Bulles. Sphères 1</em>, Sloterdijk écrit ceci : «Si je devais donc porter mon sceau à l’entre de cette trilogie, il se lirait ainsi : ‘Puisse se tenir loin de ces lieux celui qui n’a pas la volonté de louer le transfert et de réfuter la solitude.’ » cf. Peter Sloterdijk, <em>Bulles. Sphères 1</em>, Paris, Hachette Littératures (coll. Pluriel Philosophie), 2002 [1998], p. 14.<br /><br /></p>
http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-r-alit-semblait-de-plus-en-plus-st-rile#commentsEmpathieÉtats-Unis d'Amérique ÉthiqueFabulationFOSTER WALLACE, DavidFRANZEN, JonathanIndividualismeJULY, MirandaMOORE, LorrieNarrativitéPOE, Edgar AllanPoétique du recueilPostmodernitéRelations humainesRILKE, Rainer MariaSLOTERDIJK, Peter SolitudeNouvellesWed, 15 Jun 2011 13:42:45 +0000Simon Brousseau349 at http://salondouble.contemporain.infoLes gros bras du conteur
http://salondouble.contemporain.info/lecture/les-gros-bras-du-conteur
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<a href="/equipe/grenier-daniel">Grenier, Daniel</a> </div>
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<a href="/biblio/the-four-fingers-of-death">The Four Fingers of Death</a> </div>
</div>
</div>
<!--break--><!--break--><p>
<span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L’exploration spatiale </strong></span></p>
<p><em>The Four Fingers of Death</em>, le très massif roman de l’américain Rick Moody, auteur de <em>The Ice Storm</em> et <em>The Black Veil</em>, est assez facile à résumer. Dans une longue introduction rédigée en 2026, le narrateur, un écrivain qui se qualifie d’ultra-minimaliste <a name="renvoinote1" href="#note1"><strong>[1]</strong></a> appelé Montese Crandall explique comment il en est venu à être l’auteur de la novélisation de <em>The Four Fingers of Death</em>, la nouvelle version du film culte de 1963 <em>The Crawling Hand</em> <strong><a name="renvoinote2" href="#note2">[2]</a>.</strong></p>
<p>La suite du roman de Moody est la novélisation en tant que telle, divisée en deux parties <em>(Book I </em>et <em>Book II</em>), écrites de la plume de Crandall; la première racontant, sous forme d’entrées de journal/blogue, les mésaventures d’une équipe d’astronautes durant le voyage interplanétaire de plusieurs mois qu’ils doivent faire pour se rendre sur Mars; la seconde décrivant en détails les conséquences effroyables de cette première mission humaine de la NASA en vue de l’exploitation et de la colonisation de la planète rouge. À la page 702, après avoir inscrit les mots <em>THE END</em>, Montese Crandall revient au premier plan, le temps d’une courte postface qui clôt le livre.</p>
<p>Bien entendu, on pourrait complexifier infiniment ce résumé bêtement structurel en ajoutant des détails sur ce qui se déroule à l’intérieur de chacune des parties. C’est probablement ce que Moody aurait voulu, le roman s’inscrivant résolument, et dès les premières lignes, dans une esthétique de la surenchère, alors allons-y. </p>
<p>Dans son introduction, Montese Crandall explique que ce contrat de novélisation est pour lui un moyen de sortir de sa zone de confort littéraire et de reconquérir le respect de sa femme malade, à l’article de la mort, qui vient de se faire transplanter des poumons. L’idée lui est venue lors d’une conversation avec un homme mystérieux se faisant appeler D. Tyrannosaurus qui, après avoir assisté à la seule et unique lecture publique de Crandall, devient son ami et lui confie qu’il travaille souvent à écrire ces versions romancées pour le compte de l’industrie florissante des<em> e-books</em>. D. Tyrannosaurus vient d’être engagé pour romanciser un film de science-fiction à petit budget intitulé <em>The Four Fingers of Death</em> et Crandall lui propose de parier le contrat sur une partie d’échec qu’il sait très bien qu’il va gagner, étant un ancien champion du jeu. Le dénouement cette partie ne sera révélé explicitement que lors de la conclusion, mais on devine que Montese Crandall a effectivement gagné puisque c’est sa version romancée de <em>The Four Fingers of Death</em> que nous lisons. </p>
<p>Une entrée du journal/blogue de l’astronaute Jed Richards, datée du 30 septembre 2025, ouvre la première partie du récit lui-même, c’est-à-dire le «roman» qu’a fait Montese Crandall à partir du film de série B <em>The Four Fingers of Death</em>. Au cours de cette première partie de plus de trois cents pages, écrite entièrement sous la forme d’un journal de bord adressé aux internautes intéressés à suivre la mission (qu’il appelle affectueusement «kids»), le colonel Jed Richards raconte le déroulement du voyage vers Mars et les complications qui ne tardent par à survenir. Trois vaisseaux sont en route vers Mars, séparés d’une vingtaine de milliers kilomètres les uns des autres, abritant neuf astronautes, à raison de trois équipages de trois personnes. À travers les commentaires et les états d’esprits de Richards, le lecteur est invité à suivre la mission de l’intérieur. Les relations avec la NASA se détériorent alors que l’équipage est confronté à la folie, la dépression et la paranoïa. Et une fois sur Mars, les choses ne vont qu’empirer. Une mystérieuse bactérie s’attaque aux astronautes, mettant en péril le retour sur Terre, puisqu’ils se mettent à s’entretuer. La première partie se clôt avec le départ précipité et désespéré, en direct de Mars, de l’unique astronaute encore sain d’esprit, soit le narrateur Jed Richards.</p>
<p>S’ouvre ensuite la seconde partie du récit, mais pas avant que Montese Crandall n’ait repris brièvement les rênes de la narration afin de nous expliquer, dans une note de deux pages, que tout ce qu’on vient de lire est en fait accessoire à la compréhension de ce qui va suivre, qui est en fait la réelle novélisation. Toute la première partie est en fait une invention de sa part, son ajout personnel au scénario d’un film qu’il jugeait incomplet. Il a cru bon de situer l’effroyable épidémie qui frappe la Terre en l’étayant d’une longue explication, sorte de récit antérieur où le lecteur aurait accès au pourquoi du comment :</p>
<div class="rteindent2"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Astute fans of the genre in whose field I am plowing […] will notice I have already taken liberties in one very basic way. I mean, if it is my responsibility to render exactly the film in question, I have failed. All of this backstory about the Mars shot, on which I have just expended a number of pages, does not actually appear in the film. I plead guilty on this point. But do I need to defend myself? (p. 321)<br />
<br type="_moz" /><br />
</span></div>
<p>Dans la seconde partie, la narration passe en mode extradiégétique et change constamment de registre, selon les multiples personnages, alternant entre une focalisation externe assez neutre et un discours indirect libre extrêmement ciblé. Une galerie de protagonistes est ici présentée. Le récit nous les décrit d’abord un à un, pour ensuite y revenir en alternance, afin de nous raconter leurs destins croisés. </p>
<p>L’arrivée en catastrophe de la navette du colonel Jed Richards que la NASA a refusé de détruire malgré les avertissements répétés de l’astronaute (qui se sait infecté par la bactérie), et qui explose à la dernière minute au-dessus du désert de l’Arizona relie tous ses personnages. Le corps de Richards a été presque entièrement pulvérisé, mais comme la mystérieuse bactérie ayant décimé ses collègues a le pouvoir de réanimer les morts, un des bras de l’astronaute se libère des décombres et se met aussitôt à semer la terreur, l’infection et la mort dans la région, jusqu’à ce que le gouvernement américain se voit dans l’obligation d’envisager des mesures radicales, pour ne pas dire nucléaires, afin d’enrayer la menace.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les défauts mécaniques</strong></span></p>
<p>Avant de poursuivre cette lecture, il est pertinent de citer le critique et auteur Dale Peck, qui a fait paraître en 2004 le recueil d’essais <em>Hatchet Jobs</em>, un brûlot dans lequel il ridiculisait abondamment une certaine frange de la fiction américaine contemporaine qu’il qualifie d’ «hysterical realism», l’accusant d’être inutilement digressive, superficiellement critique des institutions et trop ouvertement comique et grotesque (dans le mauvais sens de «provocation facile»). Peck écrit par exemple :</p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">All I'm suggesting is that these writers (and their editors) see themselves as the heirs to a bankrupt tradition. A tradition that began with the diarrheic flow of words that is <em>Ulysses</em>; continued on through the incomprehensible ramblings of late Faulkner and the sterile inventions of Nabokov; and then burst into full, foul life in the ridiculous dithering of Barth and Hawkes and Gaddis, and the reductive cardboard constructions of Barthelme, and the word-by-word wasting of a talent as formidable as Pynchon's; and finally broke apart like a cracked sidewalk beneath the weight of the stupid — just plain stupid — tomes of DeLillo</span>.<a name="renvoinote3" href="#note3"><strong>[3]<br />
<br type="_moz" /><br />
</strong></a></div>
<p>L’essai de <em>Hatchet</em> Jobs consacré à Moody commence avec la phrase suivante : «Rick Moody is the worst writer of his generation.» <a name="renvoinote4bis" href="#note4bis"><strong>[4]</strong></a> Un jugement aussi cavalier ne peut que faire sourire, Moody étant considéré par la très grande majorité de ses pairs et des critiques comme une figure sinon importante, du moins respectable, des lettres américaines des vingt dernières années. L’invective adressée par Peck à Moody, chouchou de la critique et des écrivains, était probablement un moyen pour Peck d’attirer l’attention sur ses idées particulières, mais à la lecture de <em>The Four Fingers of Death</em>, on se demande s’il n’avait pas un peu raison, dans la mesure où l’ouvrage de Moody semble rassembler, à la puissance dix, tous les défauts que reprochait Peck aux auteurs dont il traite.</p>
<p>Lors d’une entrevue précédant la sortie de son livre, Moody l’avait décrit comme un roman humoristique de 900 pages à propos d’un bras désincarné se déroulant dans le désert en 2026 <a name="renvoinote4" href="#note4"><strong>[5]</strong></a>. Finalement, le roman ne fait <em>que</em> 725 pages mais, comme nous allons tenter de le démontrer, c’est peu dire qu’il aurait pu être encore bien plus court. </p>
<p>À sa décharge, il est à noter que du point de vue d’une étude sur l’imaginaire contemporain, le roman de Moody est une mine d’or, un feu roulant d’informations digestes et indigestes sur les obsessions définissant notre époque et qui, à travers la fiction, sont projetées dans un futur proche n’étant au fond qu’une exaltation du présent. On y traite du post-humain et de ses diverses déclinaisons, de la fin de l’histoire, des manipulations biotechnologiques, de la conquête spatiale, du complexe militaro-industriel sino-indien, des dérives religieuses et fanatiques; tout cela au sein d’une fiction qui se veut plus grande que nature, pour ne pas dire <em>obèse</em>. Comme le dit le narrateur Montese Crandall, qui écrit habituellement des textes de sept mots maximum, il s’agirait ici de prendre le pouls de son époque et de le traduire par le monumental récit fictif d’une catastrophe invraisemblable ayant frappé le désert de l’Arizona.</p>
<p>Or, le projet esthétique de Crandall (et par extension celui de Moody) se lit trop comme un<em> tour de force</em> délibéré, comme une sorte de démonstration artificielle, plaquée, de l’<em>idée</em> d’ambition littéraire, pour être vraiment satisfaisante. En effet, pour ambitieux qu’il soit, le roman de Moody reste un exercice assez plat. </p>
<p>La plupart des gros romans publiés aux États-Unis durant les dernières décennies, qu’on pense à <em>The Public Burning</em> de Robert Coover, à <em>Gravity’s Rainbow</em> de Thomas Pynchon, à <em>Infinite Jest</em> de David Foster Wallace, ou encore au tout récent <em>The Instructions</em> de Adam Levin, se démarquent par leur prétention à créer des univers autarciques dans lesquels le lecteur est appelé à entrer en acceptant de laisser derrière lui ses repères habituels, ou encore de céder toute la place à ces univers diégétiques de roman-monde. Il ne s’agit pas tant de romans expérimentaux que de romans totalisants, encyclopédiques, cherchant à<em> épuiser</em>, d’une certaine manière, la littérature et ses potentialités, comme le disait John Barth<a name="renvoinote5" href="#note5"><strong>[6]</strong></a>. C’est dans cette lignée de romans totaux que <em>The Four Fingers of Death</em> se place volontiers, en tant que projet esthétique du moins – Moody ayant affirmé plusieurs fois vouloir rendre hommage ici à ces œuvres démesurées qui ont bercé son apprentissage d’écrivain, comme celle de Pynchon – mais également dans la lignée (aussi pynchonnienne) du roman d’anticipation humoristique et parodique, dont Kurt Vonnegut est le représentant le plus typique. Le livre est d’ailleurs dédié à la mémoire de ce dernier, ce qui a bien sûr amené bien des commentateurs et critiques à parler d’un roman vonnegutien. Pourtant, le seul aspect qui pourrait rapprocher un tant soit peu l’univers de Vonnegut et celui de Moody est la figure de Montese Crandall, écrivain un peu pathétique et raté, probablement inspirée du romancier de science-fiction Kilgore Trout, qui apparaît dans plusieurs œuvres de Vonnegut, dont <em>Slaughterhouse Five </em>et <em>Breakfast of Champions</em>.</p>
<p>Malheureusement, ce que Moody semble surtout avoir retenu de ces œuvres, c’est une fascination pour la digression, un penchant pour la divagation et une obsession pour l’humour scabreux. Le problème est que la digression semble plus une fin en soi qu’un outil de travail et que la technique et l’artillerie lourde d’une volonté d’atteindre une virtuosité littéraire, deviennent visibles partout. <br />
<br />
L’incipit est un bon exemple de cette utilisation un peu fastidieuse de la digression. Crandall se met rapidement à divaguer, après avoir ouvert la narration avec les phrases suivantes, «People often ask me where I get my ideas. Or on one occasion back in 2024 I was asked. This was at a reading in an old-fashioned used-media outlet right here in town, the store called Arachnids, Inc.» (p. 3) Le lecteur ne sera informé sur la personne qui lui a posé cette question qu’après un détour de plus de dix pages, une longue digression sur les cartes de baseball et l’avènement des premiers sportifs cybernétiques au cours des décennies précédant le point de départ temporel du récit.</p>
<p>Il n’y rien de particulièrement choquant dans cette propension à digresser, bien sûr, après tout c’est l’une des forces et des caractéristiques majeures d’un grand pan de la littérature postmoderne des États-Unis, mais le problème réside dans le fait que ces tirades infinies ne sont finalement reliées à rien, qu’elles n’aboutissent pas à une résolution ou un effet de synthèse qui viendrait expliquer leur présence. Par là même, elles finissent par laisser au lecteur une impression de futilité complète, paraissant n’avoir été écrite que dans le but d’empêcher l’action d’avancer, en jouant de façon stérile sur l’idée d’un récit spiralaire, c’est-à-dire n’ayant ni commencement ni fin et tournant sur lui-même indéfiniment. Ceci tient surtout à un problème structurel, parce qu’en séparant ainsi son livre, en offrant la plume à un écrivain extrêmement verbeux pour ensuite nous donner accès au roman que cet écrivain a rédigé, Moody lui coupe la parole, en quelque sorte, et nous empêche de s’intéresser correctement à ce qu’il avait commencé à raconter au cours de l’introduction, à propos de sa vie et de ses opinions. Il n’est en bout de ligne qu’un écrivain raté dont, de surcroit, nous devrons lire la longue œuvre intégrale. </p>
<p>Une tâche ardue qui l’est d’autant plus que jamais au fil du texte cette longueur n’est justifiée par les propos tenus par Crandall, d’abord au sujet du contrat qu’il a signé et ensuite au sujet de l’état actuel de sa production personnelle et de la littérature en général. En effet, si le contrat de novélisation stipule, comme le dit Crandall, qu’il doit écrire en trois semaines un court texte composé du scénario en ajoutant ici et là quelques passages narratifs afin de le rendre agréable à un lectorat branché et logophobique, et si Montese Crandall est un spécialiste du texte réduit à sa plus simple expression, le lecteur doit comprendre à la lecture du roman que Crandall a non seulement refusé d’honorer ses engagements, mais qu’il nie sa propre démarche par le fait même, offrant un texte extrêmement touffu, chargé, interminable, qui n’est pas du tout dans l’air du temps, en 2026. Autrement dit, d’un point de vue purement structurel, rien ne justifie ni ne légitime les explications de Montese Crandall, poète minimaliste obsédé par la perfection dans la retenue, persuadé d’écrire une œuvre au diapason de son époque numérique, fragmentaire, se transformant soudainement en conteur loquace au bras longs et à la verve quasi imparable.<br />
<span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><br />
Les ratés de l’envolée</strong></span></p>
<p>Comme nous l’avons dit plus haut, cette «œuvre intégrale» de Montese Crandall que nous lirons aurait donc dû être la version romanesque du film <em>The Four Fingers of Death</em>, lui-même une nouvelle version d’un film culte de 1963, <em>The Crawling Hand</em>. </p>
<p>En fait, Montese Crandall, après avoir hérité du contrat de novélisation, se lance dans la rédaction de son livre en se permettant des libertés, et nous le laisse savoir, lui qui va jusqu’à inventer de toute pièce la première partie. Et on finit par comprendre que le «roman» n’a plus grand-chose à voir avec le «scénario» duquel il est supposé s’inspirer, puisqu’il n’a pu s’empêcher d’y mettre du sien:</p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Similarly, in the film <em>The Four Fingers of Death</em> the entire action takes place in the San Diego area. I felt I had no choice but to remove the story to a location I know more about – Rio Blanco itself. One ought to write about what one knows, correct? The desert of my part of the world, after all, is more like Mars, which always forces one to reflect back on when it might have had water, as it once apparently did. […] So the Mars of <em>The Four Fingers of Death</em> is really just the contemporary American Southwest, the Southwest of 2025 or thereabouts, with its parboiled economy, its negative population growth, its environmental destruction, its deforestation, its smoldering political rage. (p. 321)<br />
<br type="_moz" /><br />
</span></div>
<p>Bien entendu, il s’agit ici d’une mise en abîme représentant habilement les libertés prisent par Moody lui-même dans son adaptation loufoque et tentaculaire de <em>The Crawling Hand</em> qu’est en vérité ce livre que nous tenons entre nos mains.</p>
<p>Au fond, et c’est là le problème central, tout le projet esthétique (qu’on parle de celui de Crandall ou de celui de Moody, ce qui revient au même dans ce cas) réside dans l’idée qu’il est possible de faire de la grande littérature <em>à partir </em>d’un mauvais film, qu’il est possible de faire de l’humour raffiné <em>à partir</em> de clichés éculés de science-fiction, qu’il est possible de créer une œuvre transcendante <em>à partir</em> d’une œuvre de mauvais goût. Rick Moody n’est pas le premier à tenter de travailler sur la frontière entre la culture de masse et la culture d’élite en proposant un roman dit «littéraire», difficile, qui prend sa source directement dans une manifestation culturelle populaire (on pense tout de suite au <em>Don Quichotte</em> de Cervantès), mais il devient avec<em> The Four Fingers of Death</em>, un de ceux qui ne sont pas parvenus à bien exploiter la tension entre les deux. Peut-être que le problème se situe dans l’idée de s’être inspiré ouvertement d’une œuvre pré-existante dont il a le projet double et paradoxal de se moquer et d’hommager. </p>
<p>Parce qu’en bout de ligne, son long roman reste le récit débilitant, grotesque et pas très intéressant qu’il était au départ dans le film de Herbert L. Strock, celui d’un bras assassin qui se déplace tout seul et qui attrape et/ou étrangle et/ou masturbe ses victimes. Que l’histoire de ce bras porteur d’une bactérie tueuse soit enveloppée d’une myriade d’anecdotes allant de la plus farfelue (un chimpanzé s’exprimant dans le meilleur anglais d’Oxford, amoureux de sa maîtresse) à la plus «tragique» (un scientifique tentant désespérément de faire revivre sa défunte femme en détournant ses fonds de recherche sur les cellules souches) ne change rien à sa maigreur initiale. </p>
<p><em>The Four Fingers of Death</em> est un roman qui n’aboutit pas et qui n’épuise rien. Ce n’est pas un livre qui prend le pouls de son époque, comme l’aurait souhaité Montese Crandall, son auteur putatif. Au lieu d’être une œuvre exigeante, porteuse d’une réflexion sur le monde contemporain, c’est une œuvre qui hésite constamment entre le cliché facile de l’ironique et de l’antiphrase et une pseudo lourdeur méta-discursive (qui au fond ne se retrouve que dans le poids du livre lui-même). Rick Moody a écrit un roman qui laisse une fausse <em>impression</em> de densité, mais qui se lit de façon très linéaire et qui n’est complexe ni dans sa structure narrative, ni dans les thèmes qu’il aborde. Un roman où tout s’empile et où rien ne s’imbrique. </p>
<hr />
<br />
<a name="note1" href="#renvoinote1"><strong>[1]</strong></a> Crandall explique que comme la littérature à l’ère virtuelle s’est dirigée de plus en plus vers une pratique de la fragmentation et du récit court, il en est venu à un minimalisme extrême prenant la forme d’une épuration de ses textes au point de ne rester qu’avec une seule phrase, ciselée au point d’être parfaite, la frontière entre prose et poésie : «Upon the advent of the digital age, as you know, writers who went on and on just didn’t<em> last</em>. You couldn’t read all that nonsense on a screen. Fragmentation became the right true way. Fragmentation offered a point-and-click interface. Additionally, this strategic reduction blurred the line between poetry and prose which is where I, Montese Crandall, come into the story.» (p. 8)
<p><a name="note2" href="#renvoinote2"><strong>[2]</strong></a> <em>The Crawling Hand</em> est un vrai film de science-fiction tourné en 1963, réalisé par Herbert L. Strock et mettant en vedette Peter Breck, Kent Taylor et Sirry Steffen. Pour consulter la fiche IMDB : <a href="http://www.imdb.com/title/tt0056961/ ">http://www.imdb.com/title/tt0056961/ </a></p>
<p><a name="note3" href="#renvoinote3"><strong>[3]</strong></a> Peck, Dale, «The Moody Blues»,<span style="font-style: italic;"> Hatchet Jobs, </span><em><span style="font-style: italic;">New York, The New Press, 2004, p. 184-185</span></em>. Dans son livre, Peck prétend entre autres que les «problèmes» de la littérature américaine contemporaine ont réellement commencés il y a une trentaine d’années avec la publication de <em>Gravity’s Rainbow</em>, de Thomas Pynchon, qui aurait donné lieu à une époque marquée par des «chef-d’œuvres» froids et auto-indulgents.</p>
<p><a name="note4bis" href="#renvoinote4bis"><strong>[4]</strong></a> <em>Ibid.</em>, p. 170.</p>
<p><a name="note4" href="#renvoinote4"><strong>[5]</strong> </a> «Anyway, the result is a 900 page comic novel about a disembodied arm set in the desert in 2026.» Cité dans «Interview : Rick Moody», <em>Night Train Magazine</em>. Url : <a href="http://www.nighttrainmagazine.com/contents/moody_int.php">http://www.nighttrainmagazine.com/contents/moody_int.php</a>. Consulté le 2 février 2011.</p>
<p><a name="note5" href="#renvoinote5"><strong>[6]</strong></a> Voir John Barth, «The Literature of Exhaustion», <em>The Friday Book</em>, New York, Putnam, 1984. </p>
<p></p>
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<a href="/equipe/marcotte-josee">Marcotte, Josée</a> </div>
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<a href="/biblio/du-bon-usage-des-etoiles">Du bon usage des étoiles </a> </div>
</div>
</div>
<!--break--><!--break--><p>Même si l’éclatement textuel incarne l’une des diverses avenues expérimentales de la littérature contemporaine, le caractère éclaté du premier roman de Dominique Fortier, <em>Du bon usage des étoiles</em>, peut, lors d’un premier contact, dérouter son lecteur. Ce dernier avait pourtant été averti, la quatrième de couverture lui mentionnant qu’un objet littéraire singulier se trouvait entre ses mains: «un patchwork qui mêle avec bonheur le roman au journal, l’histoire, la poésie, le théâtre, le récit d’aventure, le traité scientifique et la recette d’un plum-pudding réussi».</p>
<p><em>Du bon usage des étoiles </em>renferme une double quête mythique. La première est celle des navires Terror et Erebus, sous le commandement des capitaines Francis Crozier et John Franklin. Menée entre 1845 et 1848, cette expédition qui devait percer à jour le mythique passage du Nord-Ouest, pour la gloire de l’Angleterre, se termine fatalement dans l’immensité glaciaire. C’est à partir de ce cadre historique précis que Dominique Fortier élabore sa première œuvre de fiction. La deuxième quête est celle des multiples personnages: les commandants Crozier et Franklin, Adam et les matelots, les femmes demeurées sur la terre ferme, Lady Jane Franklin et Lady Sophia. Il s’agit d’un voyage immobile où chacun tente de donner un sens à sa vie, pourchassant la transcendante vérité en soi et en l’Autre.</p>
<p>Alors que les deux quêtes s’entremêlent (de soi et du passage), les éléments factuels et la fiction font de même. L’œuvre oscille entre narration omnisciente, poésie narrative, extraits de journaux de Crozier et de Franklin, entrées de dictionnaires, psaumes bibliques, partition de musique (Jean-Sébastien Bach, «Das Wohltemperierte Klavier. Praeludium I»), complainte («Complainte de Lady Franklin (air populaire)»), recette (d’un plum-pudding), menu (celui de la réception de Noël de Lady Jane), pièce de théâtre («Le Voyage dans la Lune», adaptation dramatique des <em>États et Empires de la Lune</em> d’Hector Savinien de Cyrano de Bergerac) et poème (extrait de <em>The Veils</em> d’Eleanor Porden). Aussi, l’éclatement textuel et sa narrativité déroutante participent grandement de cette logique éclatée, où les individus représentés cherchent des points de repère.</p>
<p>Les étoiles demeurent l’outil d’orientation le plus probant pour les marins – le ciel incarnant alors la seule réalité à observer et à analyser afin d’arriver à bon port. Mais qu’arrive-t-il lorsque nous ne savons même pas quel port convoiter? Lorsque le but à atteindre nous est encore inconnu, que nous sommes en quête d’une quête – comme cette Sophia qui veut donner un sens à sa vie – ou que nous devons trouver les ressources pour tout simplement continuer d’avancer… Alors que la jeune Sophia est de plus en plus désoeuvrée, pour les matelots, l’objectif à atteindre apparaît de plus en plus fuyant, voire chimérique, et ceux-ci cherchent à l’intérieur d’eux-mêmes une vérité à laquelle se raccrocher qui leur amènerait la paix.</p>
<p>Quand Sophia demande à Francis Crozier de discourir sur les étoiles, ce dernier lui confie :<br />
</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Quand j’étais petit, commença-t-il sans la regarder, nous avions à la maison trois livres : la Bible, un almanach écorné et un vieil ouvrage d’astronomie récupéré de je ne sais où, auquel il manquait la moitié des pages. Ainsi, après avoir appris à reconnaître Orion, Cassiopée, la Grande et la Petite Ourses, j’ai dû me résoudre à inventer le reste. De la fenêtre de ma chambre sous les combles, je distinguais dans le ciel noir la constellation du cochon, celle de la Poule et celle de l’Épi de Blé. Il y avait aussi Mr. Pincher, le forgeron du village, avec son nez crochu, le Hibou et la Chaise percée. (p. 203-204)<br />
</span></p>
<p>Au-delà de la réalité, la fabulation nous permet d’avancer. C’est dans cette perspective qu’à la fin du roman, Sophia fait une double découverte : elle réalise qu’elle est amoureuse de Crozier, que son destin est inexorablement lié au sien, un soir où, admirant la voûte étoilée, elle y découvre la constellation de la Chaise percée, cette pure invention de Crozier. De la fabulation naît la vérité cachée au cœur de la jeune femme. Sophia s’abandonne alors à l’imagination, elle scrute le ciel à la recherche d’autres constellations inventées, et elle réorganise les étoiles. Cet amour apparaît donc à Sophia (trop tard) en même temps que les plaisirs de l’action imaginante.<br />
</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">On veut toujours que l’imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. S’il n’y a pas de changement d’images, union inattendue des images, il n’y a pas d’imagination, il n’y a pas d’action imaginante<a name="note1" href="#note1a">[1]</a>.</span></p>
<p>
L’opération à laquelle se livre Sophia n’est pas si différente de celle du lecteur qui explore <em>Du bon usage des étoiles</em>, ce dernier réorganisant les différents fragments de l’oeuvre afin de produire du sens.</p>
<p>Après coup, cette œuvre n’est pas si déconcertante. Sur les cartes de Lady Jane Franklin, les «îles et péninsules réels ou imaginaires» (p. 340) se fondent finalement en un tout. Le lecteur, consentant, a participé au voyage qui lui était proposé, il l’a accepté en entier. Il a vogué sur les pages à la recherche de ses propres points de repère, où les éclats textuels incarnent autant de vagues. Il a découvert ce fil, qui a bien l’apparence d’une conclusion: <em>Du bon usage des étoiles</em> opère une valorisation de la fabulation comme outil probant dans la quête de soi et d’une paix intérieure. L’imagination et la poésie, en matière de navigation, ne se soldent pas par une catastrophe, mais nous entraînent ailleurs, un ailleurs plus près de soi et de l’Autre.<br />
</p>
<p><a name="note1a" href="#note1">1</a> Gaston Bachelard, <em>L'Air et les songes. Essai sur l'imagination en mouvement</em>, Paris, José Corti (Rien de commun), 1994 [1938], p. 7.</p>
http://salondouble.contemporain.info/lecture/limagination-en-matiere-de-navigation#commentsBACHELARD, GastonÉclatement textuelEspaceFabulationFORTIER, DominiqueImaginaireQuébecRomanThu, 23 Apr 2009 13:09:00 +0000Josée Marcotte103 at http://salondouble.contemporain.infoÉcrire avec un marteau
http://salondouble.contemporain.info/lecture/ecrire-avec-un-marteau
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<a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div>
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<a href="/biblio/microfictions">Microfictions</a> </div>
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</div>
<!--break--><!--break--><p align="justify" class="rteindent3"><em>La littérature contemporaine, et il en est de même de la peinture, se garde de parler ou de représenter notre bien naturelle, au fond, obsessionnelle cupidité. Comme si l’art devait être un miroir retouché avec soin, afin que nous puissions nous imaginer purs, et que surtout jamais nous ne puissions nous y voir.</em><a name="_ftnref1" title="" href="#_ftn1"><strong>[1]</strong></a></p>
<p align="justify" class="rteindent1"><em><br />
</em></p>
<p align="justify"> </p>
<p align="justify"><em> </em><span style="background-color: rgb(255, 255, 255);"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L'ordre impeccable des horreurs quotidiennes</strong></span></span></p>
<p>En exergue de son «livre monstre<a name="_ftnref2" title="" href="#_ftn2"><strong>[2]</strong></a>», Régis Jauffret délie sa plume (il faudrait davantage parler de marteau dans son cas) en commençant avec un sympathique clin d’oeil au je rimbaldien : «Je est tout le monde et n’importe qui.» De fait, c’est à un exercice d’exploration de diverses individualités potentielles que Jauffret s’adonne dans ce livre, amalgamant en ordre alphabétique cinq cents récits faisant environ deux pages et dont le dénominateur commun est sans doute la franchise troublante de la voix narratrice qui s’empare des personnages. Au fil de la lecture, bien qu’aucun événement ne vienne lier entre elles les histoires qu’on y rencontre, se dégage néanmoins une forte impression de cohésion qui vient de l’uniformité du ton avec lequel s’expriment les personnages qui peuplent le livre. Tout se passe comme si un narrateur omniscient s’amusait à incarner diverses individualités fictives, d’où l’étrange homogénéité du discours que celles-ci produisent. «J’ai envie de te noyer comme une portée de chat» (p. 143), dit par exemple l’un d’eux. «D’ailleurs, si je couche avec d’autres, c’est qu’à ce moment-là je ne me rappelle plus de toi.» (p. 230), dit un autre. La franchise est de mise et le miroir stendhalien est toujours près d’un chemin, mais l’écriture propose cette fois un parcours dans la saleté des relations humaines.</p>
<p align="justify">Le recueil, composé de cinq cents récits faisant environ deux pages, possède une structure encyclopédique qui constitue en elle-même une clé d’interprétation possible quant à la signification de cette accumulation à l’apparence disparate. En index, à la fin du volume, il est possible de consulter la liste paginée des <em>Microfictions </em>dont les titres sont disposés en ordre alphabétique. Ainsi, le recueil débute avec le récit intitulé «Albert Londres» et se termine par le «Zoo». En constatant une telle classification, somme toute arbitraire, il est difficile de ne pas penser à <em>La vie mode d’emploi de Perec</em>, ce romans dont le pluriel accolé à la mention générique est pour le moins énigmatique. Les affinités sont nombreuses : en plus de contenir lui aussi un index alphabétique, des différents thèmes abordés dans l’oeuvre cette fois, le livre de Perec repose également sur l’accumulation de courts récits qui, une fois lus, digérés et agencés, peuvent donner l’impression d’une saisie englobante d’un vaste pan de l’expérience humaine. Le livre de Jauffret s’inscrit en ligne directe avec la conception de la littérature de ce géant de l’OULIPO qui a écrit une <em>Tentative d’épuisement d’un lieu parisien</em><a name="_ftnref3" title="" href="#_ftn3"><strong>[3]</strong></a>, texte dans lequel est expérimentée la possibilité d’une description objective jusqu’à l’excès d’un lieu choisi. Alors que Perec s’attaque à la lourde tâche de décrire complètement un espace physique, il semble que Jauffret tente de relever le défi non moins ardu d’embrasser les diverses modalités de la cupidité humaine. Dans les deux cas, la création d’univers fictionnels s’inscrit dans une volonté de saisie du réel. S’il est révélateur d’établir un tel parallèle entre les deux écrivains quant à la signification de la structure de leurs oeuvres, il est important de souligner que la tonalité de Jauffret s’éloigne radicalement de celle que l’on retrouve dans les livres de Perec. Dans les <em>Microfictions</em>, l’écriture, la création de personnages fictifs procèdent selon un parti pris auquel chaque récit répond d’une manière ou d’une autre, c’est-à-dire cette croyance ferme en l’obsessionnelle cupidité de l’Homme. Les cinq cents récits de Microfictions sont autant de coups martelés sur le concept de l’Homme fondamentalement bon. De fait, le clin d’œil adressé à Rimbaud en exergue trouve toute sa portée dans ce projet d’exploration des subjectivités : l’auteur des <em>Microfictions </em>«[…] [est] tout le monde et n’importe qui» et entend bien faire connaître au lecteur les espaces souterrains de cette peuplade qui l’habite.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Le discours social soumis à l'épreuve du marteau</strong></span></p>
<p align="justify">Reprenant par le romanesque la démarche qui consiste à soumettre à l’épreuve du marteau les idoles millénaires qui souvent sonnent creux, comme l’a entrepris Nietzsche, Jauffret s’attaque aux représentations idéalisées que l’Homme se fait de lui-même, au «miroir retouché avec soin» du discours social. On le comprend bien, il s’agit avec les <em>Microfictions </em>de combattre le feu par le feu, c’est-à-dire que c’est par la fiction que Jauffret s’efforce de démasquer les fictions dominantes de l’espace social, ces représentations faussées que l’homme a de lui-même. Ce concept de fiction dominante, développé par Suzanne Jacob dans <em>La bulle d’encre</em>, est fort éclairant quant au pouvoir de modélisation du réel que possède la fiction. Il est sans doute pertinent de lire les <em>Microfictions </em>de Jauffret en ayant en tête cette idée qui veut que :</p>
<p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Les sociétés se maintiennent dans leur forme propre grâce à ces fictions dominantes comme les individus se maintiennent dans leur forme propre grâce à des récits d’eux-mêmes qui leur servent de convention de réalité. Les sociétés, comme les individus, ne peuvent tolérer que leur convention de réalité soit mise en péril</span><a name="_ftnref4" title="" href="#_ftn4"><strong>[4]</strong></a><span style="color: rgb(128, 128, 128);">.</span></p>
<p align="justify">En effet, c’est aux conventions de réalité que Jauffret s’attaque; l’une de ses cibles privilégiées étant sans doute la conception idéalisée du couple harmonieux. Désacralisant l’amour avec une tonalité souvent acerbe, de nombreux récits mettent en scène des couples ratés, aigris par une vie partagée dans le malheur commun : «J’ai eu une vie frustrante. Mon mari était laid, et il ne m’a donné à pouponner qu’une douzaine de fausses couches dont certaines étaient assez avancées pour que je puisse distinguer parmi leurs traits encore flous d’horribles ressemblances avec leur père.» (p. 283). N’empruntant jamais de détour pour formuler ce qui apparaît parfois être de l’ordre de l’indicible, du tabou, les différents personnages du recueil font preuve d’une honnêteté déconcertante. C’est là sans doute le coeur du projet de l’auteur : énoncer par la fiction des vérités souvent jugées trop laides pour être entendues : «J’aime l’argent, si tu continues à en avoir, je continuerai à t’aimer. On aime toujours pour une raison, pour une autre, on n’aime jamais pour rien.» (p. 109) Si on aime les <em>Microfictions</em>, ce sera sans doute pour la scandaleuse absence de pudeur qu’on y trouve.</p>
<p><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Une littérature aussi laide que nous</span></strong></p>
<p align="justify">Si les <em>Microfictions </em>dressent un portrait d’une humanité globalement amorale, égoïste et impure, il s’y trouve également des passages fort intéressants quant à la littérature et le rôle que celle-ci peut jouer dans l’appréhension de ces réalités douloureuses. Jauffret s’amuse par exemple à mettre en fiction des icônes de la littérature et celles-ci sont le plus souvent soumises à une désacralisation ironique :</p>
<p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Franz Kafka était une belle ordure qui ne pensait qu’à sa gloire posthume. Un phtisique, végétarien, et pourtant petit-fils de boucher. Il écrivait des histoires de souris, d’arpenteurs, et il tenait un journal où il vomissait jour après jour sa haine de l’humanité. Il a si bien intrigué, qu’à sa mort son oeuvre s’est étendue sur l’Occident avec la rapidité d’une épidémie, et l’a conquis comme un nouveau vice. Je le soupçonne même d’avoir contracté la tuberculose à la piscine de Prague, dans le seul but de mourir assez jeune pour entrer dans la légende. (p. 391)</span></p>
<p class="Corps"> </p>
<p align="justify">Ce passage montre bien le regard qui est porté sur certains intouchables de la littérature dans le recueil. La question de la gloire littéraire est souvent abordée avec ironie ou encore avec un certain dégoût. Ainsi, le récit intitulé «Sartre, Camus, Cerdan» met en fiction Jean-Paul Sartre dans une perspective qui ne va pas sans rappeler Céline et son pamphlet intitulé «À l’agité du bocal »<a name="_ftnref5" title="" href="#_ftn5"><strong>[5]</strong></a>, adressé au philosophe existentialiste :</p>
<p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">J’ai été Jean-Paul Sartre, écrivain aujourd’hui oublié, mais qui était beaucoup lu au cours de la seconde moitié du XXe siècle. J’ai commencé ma vie comme footballeur professionnel à l’AJ Auxerre. Après les matchs, je me savonnais fièrement sous la douche, puis filais dans mon Austin Martin jusqu’à Paris, où je retrouvais Albert Camus, Marcel Cerdan, ainsi que Simone de Beauvoir, une jeune sadique, qui m’avait séduite en me fouettant chaque soir comme de la crème. (p. 823.)</span></p>
<p class="Corps"> </p>
<p align="justify">Le parallèle avec l’écriture de Céline ne s’arrête pas là. Il y a dans le recueil de Jauffret plusieurs passages où il est question du livre que nous tenons entre les mains, de l’auteur qui l’a écrit et du système d’édition qui encadre cette production. Chez Jauffret comme chez Céline, le sujet donne lieu à des envolées savoureuses où l’autodérision fraie avec le mépris de l’institution littéraire. L’un des procédés récurrents consiste à éluder la question par des mises en scène où la réalité est hypertrophiée. Dans certains cas, l’écrivain n’hésite pas à se représenter comme étant ni plus ni moins qu’une prostituée du milieu de l’édition, pointant du doigt le pouvoir immense des éditeurs quant à décider ce qui est ou n’est pas de la littérature :</p>
<p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Quand un de mes romans se vend à moins de mille exemplaires, mon éditeur me convoque dans son bureau, et m’oblige à sauter une stagiaire devant lui pour pouvoir jouir en nous regardant. En échange d’une rapide fellation dans les lavabos du restaurant où ils m’ont invité à venir prendre le café à la fin d’un déjeuner de bouclage, certains journalistes consentent à signaler la parution de mon dernier ouvrage dans une notule. […] [T]out le monde ne publie plus aujourd’hui que pour séduire les lecteurs, et leur soutirer leur argent avant même qu’ils aient eu le loisir de lire le moindre chapitre du livre qu’ils achètent, comme les clients des putes payent sans savoir à l’avance s’ils éprouveront un réel plaisir à éjaculer dans leur bouche. (p. 619)</span></p>
<p class="Corps"> </p>
<p align="justify">En contrepartie à ce discours peu flatteur quant aux rapports économiques qu’entretiennent les écrivains avec leurs lecteurs et leurs éditeurs, les <em>Microfictions </em>contiennent plusieurs occurrences où le travail d’écriture est valorisé dans sa capacité de saisie du réel. C’est dire à quel point le portrait de la littérature qui se dégage du recueil est complexe et ambigu. D’un côté, il y a cette hargne sans limites envers le milieu littéraire et les écrivains qui le constituent, ces « […] grands écrivains qui se bousculent devant le buffet des cocktails pour se goberger de petits-fours […] » (p. 910) et de l’autre, la valorisation du travail d’écriture qui, par moments, proclame haut et fort le pouvoir absolu de la fiction : « […] hors de la fiction il n’est point de salut. » (p. 339)</p>
<p align="justify">Dans les <em>Microfictions</em>, l’écriture est le lieu d’un combat forcené contre les fictions dominantes sur lesquelles repose le discours social. Les centaines de personnages qui y sont représentés sont autant de tentatives de lever le voile sur les représentations erronées, idéalisées que l’Homme se fait de lui-même. Régis Jauffret y signe un livre qui dérange, un livre important parce qu’il est irrecevable. Les <em>Microfictions </em>ne pensent pas, elles frappent : « Les méditateurs, la littérature leur tire douze balles dans le dos. […] Le roman est une guerre menée par des généraux qui n’ont ni tactique ni stratégie. Le roman est barbare. » (p. 509)</p>
<p class="Textedenotedebasdepage"><a name="_ftn1" title="" href="#_ftnref1"><strong>1</strong></a>Régis Jauffret, <em>Microfictions</em>, Paris, Éditions Gallimard, 2007, p. 948.</p>
<p class="Textedenotedebasdepage"><a name="_ftn2" title="" href="#_ftnref2"><strong>2</strong></a>En quatrième de couverture de l’édition mentionnée ci-haut, c’est ainsi qu’est qualifié le livre de Jauffret.</p>
<p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn3" title="" href="#_ftnref3"><strong>3</strong></a>Georges Perec, <em>Tentative d’épuisement d’un lieu parisien</em>, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1975, 59 p.</p>
<p class="Textedenotedebasdepage"><a name="_ftn4" title="" href="#_ftnref4"><strong>4</strong></a> Suzanne Jacob, <em>La bulle d’encre</em>, Québec, Presses de l’Université de Montréal (Prix de la revue études françaises), 1997, p. 35.</p>
<p align="justify"><a name="_ftn5" title="" href="#_ftnref5"><strong>5</strong></a> «À l’agité du bocal» est un court pamphlet que Céline a rédigé en réponse au texte de Jean-Paul Sartre, «Portrait d’un antisémite», dans lequel ce dernier défendait l’idée que «[s]i Céline a pu soutenir les theses socialistes des Nazis, c’est qu’il était payé». Céline écrit, pour se défendre des lourdes accusations qui pèsent sur lui : «Dans mon cul où il se trouve, on ne peut pas demander à J.-B. S. d’y voir bien clair, ni de s’exprimer nettement, J.-B. S. a semble-t-il cependant prévu le cas de la solitude et de l’obscurité de mon anus... J.-B. S. parle évidemment de lui-même lorsqu’il écrit page 451 : “Cet homme redoute toute espèce de solitude, celle du génie comme celle de l’assassin.”». Il est important de remarquer ici que le rapport que Jauffret entretient à l’Histoire est tout autre que celui de Céline. Comme rien ne vient justifier les attaques à l’endroit de Sartre dans le texte, il est possible d’interpréter celles-ci comme participant à l’illustration de la nature odieuse de l’homme, l’écrivain n’échappant pas à cette condition. La position de Jauffret est complexe et la multiplication des points de vue dans les Microfictions rend l’interprétation difficile. (Pour lire le pamphlet de Céline, consulter : Louis-Ferdinand Céline, <em>À l’agité du bocal,</em> Paris, Éditions de L’Herne (coll. Carnets), 2006, 85 p.)</p>
http://salondouble.contemporain.info/lecture/ecrire-avec-un-marteau#commentsCÉLINE, Louis-FerdinandÉclatement textuelEsthétiqueFabulationFictionFiliationFranceIdentitéIntertextualité JACOB, SuzanneJAUFFRET, RégisMétafictionPEREC, GeorgesPoétique du recueilSARTRE, Jean-PaulNouvellesThu, 08 Jan 2009 15:07:00 +0000Simon Brousseau51 at http://salondouble.contemporain.infoLe Japon de poche
http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-japon-de-poche
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<a href="/equipe/dufour-genevieve">Dufour, Geneviève</a> </div>
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<a href="/biblio/je-suis-un-ecrivain-japonais">Je suis un écrivain japonais</a> </div>
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</div>
<!--break--><!--break--><p align="justify">Le dernier opus de Dany Laferrière aurait pu être titré <em>Ceci n’est pas un roman</em> à la manière des œuvres parodiques de Diderot et Magritte. Si tel avait été le cas, la polémique identitaire, véritable pierre de touche du texte, aurait été évacuée de<em> Je suis un écrivain japonais</em>. Publié le printemps dernier, ce roman amorce un nouveau cycle d’écriture chez l’écrivain et fait suite à son «Autobiographie américaine», composée de dix romans et récits. Dany Laferrière est notamment connu pour ses titres subversifs et pour sa verve copieuse qu’il fait entendre sur nombre de tribunes médiatiques. Dans <em>Je suis un écrivain japonais</em>, Laferrière revient avec un narrateur-écrivain. Féru de littérature, il parcourt la ville avec ce calme olympien qui fait la marque de son personnage. Le temps de l’écriture d’un roman, il souhaite troquer sa nationalité québécoise d’origine caribéenne pour emprunter celle du Japon. Dès que le titre de son prochain roman est soumis à l’éditeur, le coup d’envoi est donné à une suite d’anecdotes à saveur japonaise. Son titre provocant en poche, le narrateur part en quête de rencontres afin d’étayer son expérience en tant qu’écrivain japonais patenté.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Le monde oblique</strong></span></p>
<p align="justify">Entre alors en jeu le deuxième niveau de fiction dans lequel évolue un groupe composé de jeunes japonaises branchées progressant autour de la nouvelle coqueluche montréalaise ; la chanteuse Midori. Le narrateur s’immisce parmi elles et tente de cerner la nature des liens qui les unient. Les filles de la bande forment un ensemble opaque que le narrateur peine à percer, ce qui rajoute à la difficulté de l’exercice. En fait, leurs gestes et leurs paroles sont pourvus de doubles intentions : le premier dessein, clairement identifiable, en referme toujours un second plus tordu, détourné et secret. Les filles ne s’abordent jamais entre elles directement, rappelant en quelque sorte l’étiquette de la cour. La narration traduit cette inaccessibilité des personnages en additionnant les obstacles entre le sujet observant et l’objet observé. Pour accéder au noyau du groupe, le narrateur doit passer par le biais du regard des autres filles; il observe Fumi qui, elle, examine Midori, par exemple. Le monde s’appréhende à l’oblique. La saisie du monde empirique et tangible par le sujet s’avère une quête médiatisée, la présence d’une suite d’intermédiaires (le langage, l’écriture, la narration) entre les deux pôles rendant l’entreprise impossible.</p>
<p align="justify">Les anecdotes nipponnes sont d’ailleurs transmises par un narrateur-observateur, l’œil planté derrière une caméra, en retrait, chérissant le projet de dévoiler sur grand écran la vie de cette bande de japonaises délurées. En accentuant l’effet de médiation, le réel semble résister à une saisie directe et efficace. Il faut d’abord qu’il transite par des écrans, des filtres venant brouiller les pistes menant jusqu’à l’objet convoité. Pour l’écrivain, plus précisément, l’objet convoité est la culture nippone à laquelle il souhaite accéder grâce à la bande à Midori. Il est à son tour un objet de convoitise, la communauté japonaise internationale étant avide de percer le mystère de son projet d’écriture plutôt inusité. Approché par le consulat japonais et une revue culturelle branchée de New York, il représente la saveur du moment, la vedette que tous s’arrachent pour détenir la primeur. Le narrateur-écrivain transmet peu d’information à son sujet, accentuant l’énigme autour de son identité et ce, tant pour cette masse japonaise aglutinée autour de lui que pour le lecteur. Le personnage, par cette volonté de demeurer en retrait, acquiert un caractère mystérieux ; il échappe à une compréhension fixe. Cette mouvance est d’ailleurs perceptible sur d’autres plans, notamment celui de l’espace.</p>
<p align="left"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Un pèlerin dans la ville</strong></span></p>
<p align="justify">Le narrateur drapé de flou traîne son hâlo brumeux de lieu en lieu. Promeneur dans la ville, il rappelle en cela le moine-poète Bashô qui a parcouru la campagne nipponne quatre cent ans plus tôt et qui a mis par écrit son périple dans <em>La route étroite</em> vers les districts du Nord. Le narrateur entreprend la lecture de ce texte, toujours animé par cette volonté de se rapprocher au plus près de son objectif : devenir un écrivain japonais. Il est d’ailleurs possible d’établir des parallèles entre les deux œuvres, le thème du mouvement étant le point de jonction le plus évident. Cela se perçoit d’abord sur le plan de l’espace, le narrateur se déplaçant constamment d’un lieu à l’autre comme le pèlerin nippon. La temporalité est également imprégnée par cette idée de mobilité. Le texte procède à un va-et-vient incessant entre le passé que représente l’œuvre de Bashô et le présent de l’énonciation narrative.</p>
<p align="justify">Mais il n’y a pas que cette seule modalité qui lie les deux textes. <em>La route…</em> est une œuvre à caractère sacré du fait, entre autres, qu’elle ait été écrite par un moine et qu’elle témoigne d’une quête spirituelle. Par sa présence manifeste au sein du roman, elle vient appuyer l’ensemble du discours sur la littérature de l’ordre de l'idéalisme diffusé dans <em>Je suis un écrivain japonais</em>. Dérangeante, polémique, influente, sacrée, la littérature y est vêtue de ses plus beaux atours. Un simple titre fait l’objet d’une attention démesurée au sein de la communauté alors que l’œuvre, elle-même, est encore à l’état de projet. Possédant le pouvoir d’attiser les foules avant même que l’auteur n’ait publié son œuvre, avant même qu’il ne se soit attablé derrière sa machine à écrire, la littérature détient un rôle déterminant sur les plans social et culturel.</p>
<p align="left"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les dessous de la fiction</strong></span></p>
<p align="justify">Bien qu’un certain idéalisme se dégage du texte, la littérature n’est pas pour autant élevée aux nues de manière ostentatoire, du moins pas tous les aspects qu’elle suppose. Ainsi, le concept de fiction littéraire est remis en doute. Le roman construit un univers fictionnel fantasmé où la littérature fait loi, univers qu’il s’amuse à déconstruire par la suite. Après avoir monté une à une les pièces de son édifice romanesque, le narrateur le fait s’effondrer tel un château de cartes. Il reprend les récits japonais pour mieux mettre à nu le dédale fictionnel qui lui a permis d’échafauder cette fiction. Alors que le lecteur y voit des événements vraisemblables, le narrateur vient désamorcer la crédulité du lecteur et remettre en doute la relative réalité des péripéties. Ce ne sont pas que les seuls récits japonais qui en prennent pour leur rhume, mais bien l’ensemble du roman. C’est la fiction comme paradigme qui est visée ici, incitant à la comprendre comme pure élucubration syntaxique fondée à la fois sur des bribes de réel et d’imaginaire. Mais le dernier roman de Dany Laferrière ne constitue pas en cela un apax.</p>
<p align="justify">Déconstruction de la fiction, énonciation ambiguë, intertextualité et autoréférentialité sont des traits communs aux œuvres narratives de la période contemporaine, que certains qualifient de postmoderne. Composé de cinquante-huit fragments à tendance tantôt narrative, réflexive ou descriptive,<em> Je suis un écrivain japonais</em> s’élabore dans la diversité, la multiplicité, le décousu comme ces romans contemporains. Les fragments poursuivent parfois le fil narratif principal où évoluent les récits de la bande à Midori. À d’autres moments, ils développent des espaces narratifs parrallèles où l’on disserte sur le mythe grec proche du concept de cliché dans nos sociétés contemporaines, sur Mishima en tant que star littéraire et politique, sur la procédure à suivre pour apprêter un saumon, etc. Le lecteur a entre les mains un roman peu conventionnel qui se joue des notions d’intrigue et de linéarité narrative. Multiple sans toutefois être impénétrable, ce roman est transmis dans ce style épuré et propre à l’auteur : phrases courtes, vocabulaire simple, et descriptions tirées de l’observation attentive, sensible.</p>
<p align="justify">Enfin, le lecteur de <em>Je suis un écrivain japonais</em> ressort un peu abasourdi de ce parcours littéraire. Les oreilles bourdonnantes d’une quantité de commentaires glissés ici et là au cours du roman sur l’imagination, la lecture, le cliché, le cinéma, l’écriture, la pauvreté, il se rattache difficilement à une ligne de pensée franche et catégorique. Parce que derrière l’apparente simplicité du style laferrien, un discours teinté d’ironie interroge la suite des choses : la portée, la place et l’avenir de la littérature. Sans être chargé d’angoisse toutefois, le texte se déploie lestement dans ce ludisme que l’on reconnaît à Dany Laferrière.</p>
http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-japon-de-poche#commentsAutofictionFabulationFictionFiliationLAFERRIÈRE, DanyMétafictionQuébecRomanMon, 15 Dec 2008 20:14:00 +0000Geneviève Dufour58 at http://salondouble.contemporain.info