Salon double - Féminisme http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/291/0 fr Les mélancomiques http://salondouble.contemporain.info/antichambre/les-m-lancomiques <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/joubert-lucie">Joubert, Lucie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-text field-field-soustitre"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> ou pourquoi les femmes en littérature ne font pas souvent rire </div> </div> </div> <div class="field field-type-filefield field-field-podcast"> <div class="field-label">Podcast:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <embed height="15" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/luciejoubertmars2012 - copie.mp3" autostart="false"></embed> </div> </div> </div> <div class="field field-type-filefield field-field-image"> <div class="field-label">Image:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <div class="filefield-file"><img class="filefield-icon field-icon-image-jpeg" alt="icône image/jpeg" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/all/modules/contrib/filefield/icons/image-x-generic.png" /><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/lucie_joubert_web_3.jpg" type="image/jpeg; length=136302">lucie_joubert_web.jpg</a></div> </div> </div> </div> <p style="text-align: justify; ">On a beaucoup glosé sur la quasi-absence des femmes humoristes sur les scènes québécoises et françaises. Si la situation évolue depuis quelques années, la question reste toujours d’actualité quand on se tourne vers le texte littéraire. Où sont les auteures comiques? La difficulté à nommer ne serait-ce que quelques noms ou titres de roman comme exemples atteste une apparente et trompeuse rareté du rire féminin. Certes, les auteures qui font œuvre d’humour et d’esprit existent mais elles demeurent (elles et leurs textes) méconnues. Une des raisons qui expliquent ce malentendu se trouve du côté de la <em>nature</em> de l’humour qu’elles mettent de l’avant. En effet, l’esprit féminin puise partiellement, mais souvent, sa source dans une mélancolie née d’une expérience des déterminismes de la condition des femmes: la difficulté à se définir en tant que sujet social, la constatation d’une impuissance à changer le cours des choses, la conscience d’exprimer un point de vue qui ne touchera que la partie congrue d’un public tourné vers les «vraies affaires»</p> <p style="text-align: justify; ">Dans une telle optique, les femmes, en fines observatrices des travers de la société, font preuve d’un humour qui suscite un rire de connivence quelquefois un peu triste, loin des grands éclats en tout cas, mais qui revendique, dans sa lucidité même, la possibilité de changer la défaite en victoire par l’esprit, fût-il marqué par la mélancolie. Cette conférence se veut donc une invitation à relire ou découvrir des auteures comme, entre autres, Benoîte Groult, Christiane Rochefort, Amélie Nothomb, Monique Proulx, Hélène Monette, Marie-Renée Lavoie et Suzanne Myre.</p> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/les-m-lancomiques#comments Absurde Adultère Aliénation ALLARD, Caroline Altérité Arts de la scène Arts de la scène Autodénigrement Autodérision BADOURI, Rachid BALZANO, Flora BARBERY, Muriel Belgique BEN YOUSSEF, Nabila BESSARD-BLANQUY, Olivier BISMUTH, Nadine BLAIS, Marie-Claire BOOTH, Wayne BOSCO, Monique BOUCHER, Denise Canada CARON, Julie CARON, Sophie Chick litt. / Littérature aigre-douce Condition féminine Conditionnements sociaux Culture populaire CYR, Maryvonne Désillusion Déterminismes Deuil DEVOS, Raymond Dialectisme hommes/femmes DION, Lise DIOUF, Boucar Discrimination Divertissement Études culturelles FARGE, Arlette Féminisme Féminité Femme-objet FEY, Tina France FRÉCHETTE, Carole Freud GAUTHIER, Cathy Genres sexuels GERMAIN, Raphaëlle GIRARD, Marie-Claude GROULT, Benoîte GROULT, Flora Histoire Humour Humour Humour littéraire Identité Improvisation Improvisation Industrie de l'humour Institution Ironie JACOB, Suzanne LAMARRE, Chantal LAMBOTTE, Marie-Claude LARUE, Monique LAVOIE, Marie-Renée LEBLANC, Louise Les Folles Alliées Les Moquettes Coquettes Littérature migrante Marchandisation Maternité Mélancolie MÉNARD, Isabelle MERCIER, Claudine MEUNIER, Claude et Louis SAÏA MONETTE, Hélène MPAMBARA, Michel MYRE, Suzanne NOTHOMB, Amélie OUELLETTE, Émilie Parodie Pastiche PEDNEAULT, Hélène Platon Pouvoir et domination PROULX, Monique Psychanalyse Psychologie Québec Représentation du corps Rire ROBIN, Régine ROCHEFORT, Christiane ROY, Gabrielle Satire Scatologie SCHIESARI, Juliana Séduction SMITH, Caroline Société de consommation Société du spectacle Sociologie Stand up comique Stand up comique STEINER, George Stéréotypes STORA-SANDOR, Judith Télévision Théâtre Théorie du discours Théories de la lecture TOURIGNY, Sylvie Tristesse VAILLANT, Alain VIGNEAULT, Guillaume Viol Violence Roman Théâtre Fri, 09 Mar 2012 14:12:02 +0000 Lucie Joubert 471 at http://salondouble.contemporain.info La tueuse : le combat de la fiction contre le vide http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-tueuse-le-combat-de-la-fiction-contre-le-vide <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/paquet-amelie">Paquet, Amélie </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-nuit-je-suis-buffy-summers">La nuit je suis Buffy Summers</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><div class="rteindent1">Je suis un RPG aboulique. Un Counter Strike sans map. Un raid profanateur pour tombeaux d&eacute;catis. Je suis un jeu dont personne n&rsquo;est le h&eacute;ros.<em> Same players shoot again</em>. <br /> Chlo&eacute; Delaume, <em>La vanit&eacute; des somnambules <p><br type="_moz" /><br /> </p></em></div> <div>Pour aborder un livre-jeu comme<em> La nuit je suis Buffy Summers</em> de Chlo&eacute; Delaume, le terme &laquo;lecture&raquo; adopt&eacute; par <em>Salon double</em> prend tout son sens. Delaume propose v&eacute;ritable une exp&eacute;rience de lecture, une aventure dans un univers &eacute;trange que l&rsquo;on peut recommencer en prenant chaque fois des routes diff&eacute;rentes. Lectrice ob&eacute;issante, j&rsquo;ai d&rsquo;abord jou&eacute; le jeu consciencieusement. Lectrice curieuse, j&rsquo;ai ensuite lu le livre d&rsquo;un couvert &agrave; l&rsquo;autre pour conna&icirc;tre tout ce que j&rsquo;avais manqu&eacute;. Je me servirai de mes deux lectures, et de toutes mes autres relectures, pour r&eacute;fl&eacute;chir &agrave; ce livre. Je puiserai aussi dans ma longue exp&eacute;rience des jeux de r&ocirc;les afin de montrer les enjeux du livre de Delaume. La culture &laquo;geek&raquo;<b><a name="note1" href="#note1b">[1]</a></b>&nbsp;mise de l&rsquo;avant dans <em>La nuit je suis Buffy Summers</em> requiert le regard complice d&rsquo;un autre &laquo;gamer&raquo;. Ou plut&ocirc;t d&rsquo;une autre gamer. Comme elle l&rsquo;a fait avant dans <em>Corpus Simsi</em> (2003), Delaume donne une parole litt&eacute;raire aux femmes qui aiment les jeux vid&eacute;os<b><a name="note2" href="#note2b">[2]</a></b>. Elle propose avec <em>La nuit je suis Buffy Summers</em> un livre-jeu dans la tradition des &laquo;Livres dont vous &ecirc;tes le h&eacute;ros&raquo;, tr&egrave;s populaires dans les ann&eacute;es quatre-vingt. Delaume ne d&eacute;ploie pas une m&eacute;canique de jeu aussi &eacute;toff&eacute;e que celle de <em>La Couronne des rois</em> (1985) de Steve Jackson qui contenait huit cent paragraphes, de nombreuses &eacute;nigmes, maints combats et tant de sc&eacute;narios avec une fin funeste<b><a name="note3" href="#note3b">[3]</a></b>&nbsp;; dans <em>La nuit je suis Buffy Summers</em>, le jeu repose sur cinquante-neuf paragraphes, parmi lesquels neuf paragraphes annoncent la d&eacute;faite du lecteur contre un seul qui propose un sc&eacute;nario victorieux. Sans vouloir me vanter, je dois avouer que j&rsquo;ai &laquo;gagn&eacute;&raquo; d&egrave;s ma premi&egrave;re lecture du livre de Delaume! Joueuse rus&eacute;e, j&rsquo;ai opt&eacute; pour une bonne strat&eacute;gie : celle d&rsquo;allouer &agrave; mon personnage cinq points de &laquo;Sant&eacute; Mentale&raquo; contre dix points d&rsquo;&laquo;Habitation Corporelle&raquo;. En bonne lectrice, j&rsquo;avais du d&eacute;but &agrave; la fin de mon aventure un parti pris pour la litt&eacute;rature. Dans l&rsquo;univers de Delaume, je le montrerai, il s&rsquo;agit toujours d&rsquo;une posture favorable.&nbsp;</div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> <strong>Les Grands anciens </strong></span> <p>Chlo&eacute; Delaume s&rsquo;est impos&eacute;e comme &eacute;crivaine en 2001 avec son deuxi&egrave;me roman, <em>Le cri du sablier</em>. Dans ce roman, elle raconte dans une langue qui &eacute;pouse les tourments provoqu&eacute;s par l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement&nbsp;: le meurtre de sa m&egrave;re par son p&egrave;re et le suicide de ce dernier devant ses yeux alors qu&rsquo;elle n&rsquo;&eacute;tait &acirc;g&eacute;e de dix ans. Depuis le d&eacute;but de sa carri&egrave;re litt&eacute;raire, elle adopte le pseudonyme de &laquo;Chlo&eacute; Delaume&raquo; qui lui permet de se d&eacute;tacher, autant qu&rsquo;elle le peut, des marques que le drame familial a laiss&eacute;es en elle. L&rsquo;&eacute;crivaine est aussi, comme elle le r&eacute;p&egrave;te dans toute son &oelig;uvre, un personnage de fiction. Elle est cette femme qui lutte contre un souvenir avec lequel on ne peut jamais vivre en paix, un souvenir lourd &agrave; porter pour une seule personne, aussi forte qu&rsquo;elle puisse &ecirc;tre. Dans <em>La nuit je suis Buffy Summers</em>, Delaume propose &agrave; sa lectrice<b><a name="note4" href="#note4b">[4]</a></b>&nbsp;de devenir &agrave; son tour un personnage de fiction, titre qu&rsquo;elle ne peut prendre &agrave; la l&eacute;g&egrave;re dans le contexte. Incarner un personnage de fiction est ici un r&ocirc;le grave et important. </p> <p>Dans <em>La Vanit&eacute; des somnambules</em>, Delaume discute longuement du concept de &laquo;personnage de fiction&raquo;. Elle &eacute;crit dans un passage myst&eacute;rieux que le personnage de fiction ne proc&egrave;de pas de l&rsquo;imagination humaine:<br /> &nbsp;</p></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je m&rsquo;appelle Chlo&eacute; Delaume. Je n&rsquo;ai pas d&rsquo;imagination. Mais je connais la v&eacute;rit&eacute;. Les personnages de fiction ne sont pas des cr&eacute;ations de l&rsquo;esprit humain. L&agrave;-dessus tout le monde ment. Ou tente de se voiler le minois tellurique ce qui revient au m&ecirc;me. Nous sommes la voix primale. Nous avons toujours &eacute;t&eacute;. Nous sommes si ancestraux qu&rsquo;aucune m&eacute;moire mythique ne peut nous ensourcer. Nous avons cr&eacute;&eacute; l&rsquo;homme &agrave; notre image<b><a name="note5" href="#note5b">[5]</a></b>. <p></p></span></div> <div>&Agrave; partir de cet extrait, il est possible de dire que les personnages de fiction chez Delaume sont en r&eacute;alit&eacute; plus pr&egrave;s des Grands Anciens imagin&eacute;s par l&rsquo;&eacute;crivain d&rsquo;horreur am&eacute;ricain Howard Phillips Lovecraft que des &laquo;personnages litt&eacute;raires&raquo; au sens o&ugrave; l&rsquo;entend la narratologie<b><a name="note6" href="#note6b">[6]</a></b>, c&rsquo;est-&agrave;-dire d&rsquo;un personnage cr&eacute;&eacute; par un auteur. Chez Lovecraft, dans ce que ses successeurs d&rsquo;Arkham House ont appel&eacute; le &laquo;Mythe de Cthulhu&raquo;, les Grands Anciens sont ces personnages ancestraux ch&acirc;ti&eacute;s par les Premiers Dieux et condamn&eacute;s &agrave; un emprisonnement terrestre. Cthulhu, le Grand Ancien le plus connu, repose au fond de l&rsquo;oc&eacute;an Pacifique dans la cit&eacute; sous-marine de R&rsquo;lyeh. Le r&eacute;veil de Cthulhu, que les personnages de la nouvelle &laquo;The Call of Cthulhu&raquo; (1928) redoutent plus que tout, pourrait provoquer la fin des temps. Les autres Grands Anciens, Shub-Niggurath, dit le bouc noir aux milles chevreaux, et Nyarlathotep, dit le chaos rampant, menacent aussi l&rsquo;existence du monde terrestre. Comme les Grands Anciens, Chlo&eacute; Delaume, le personnage de fiction, a &eacute;t&eacute; punie. Elle a &eacute;t&eacute; condamn&eacute;e pour avoir &eacute;t&eacute; t&eacute;moin de l&rsquo;horreur. Son existence constitue autant un moment de repos qu&rsquo;une &eacute;ventuelle menace pour Delaume, l&rsquo;auteure. Et peut-&ecirc;tre aussi pour le monde. Qui sait?</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><br /> </strong></span></div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L&rsquo;&eacute;lue</strong></span> <p>Comme le titre l&rsquo;indique, <em>La nuit je suis Buffy Summers</em> se d&eacute;roule non pas dans une nouvelle de Lovecraft, mais dans l&rsquo;univers de la s&eacute;rie t&eacute;l&eacute;vis&eacute;e &eacute;tasunienne <em>Buffy the Vampire Slayer</em> diffus&eacute;e de 1997 &agrave; 2003. Delaume &eacute;crit sur son site web que son livre-jeu est en r&eacute;alit&eacute; une <em>fanfiction</em> de l&rsquo;&eacute;pisode dix-sept de la saison six intitul&eacute; &laquo;Normal Again&raquo;<b><a name="note7" href="#note7b">[7]</a></b>. Delaume prolonge donc le sc&eacute;nario de cet &eacute;pisode et imagine une autre aventure pour Buffy. Dans cet &eacute;pisode pour le moins &laquo;lovecraftien&raquo;, Buffy, qui souffre d&rsquo;hallucinations, est amen&eacute;e dans un h&ocirc;pital psychiatrique. Son mal a &eacute;t&eacute; provoqu&eacute; par la pr&eacute;sence terrestre d&rsquo;un d&eacute;mon invoqu&eacute; par le Trio, un groupe de<em> nerds </em>de la sixi&egrave;me saison. La lectrice de Delaume est invit&eacute;e &agrave; incarner cette Buffy Summers tourment&eacute;e et enferm&eacute;e en psychiatrie. Le jeu commence ainsi: &laquo;Vous &ecirc;tes parfaitement amn&eacute;sique. Vous &ecirc;tes une jeune femme et c&rsquo;est tout&raquo; (p.10). </p> <p>Les non-initi&eacute;s imaginent parfois les joueurs de jeux de r&ocirc;les comme des adeptes de <em>Donjons &amp; Dragons</em> qui se lancent, &eacute;p&eacute;es et boucliers de mousse en main, vers de grandes qu&ecirc;tes &eacute;piques. Il existe toutefois plusieurs autres types de jeux de r&ocirc;les. Cr&eacute;&eacute; en 1981 par Sandy Peterson, <em>Call of Cthulhu </em>est un syst&egrave;me de jeu de r&ocirc;les inspir&eacute; de l&rsquo;univers litt&eacute;raire de Lovecraft qui a connu de nombreuses r&eacute;&eacute;ditions dans les trente derni&egrave;res ann&eacute;es<b><a name="note8" href="#note8b">[8]</a></b>. Il existe, bien s&ucirc;r, plusieurs mani&egrave;res de jouer &agrave; <em>Call of Cthulhu</em>, mais en g&eacute;n&eacute;ral, le &laquo;personnage joueur&raquo;, comme Buffy dans la s&eacute;rie t&eacute;l&eacute;, m&egrave;ne une existence ordinaire. Il est souvent un &eacute;tudiant, un scientifique ou un biblioth&eacute;caire qui d&eacute;couvre peu &agrave; peu un univers vaste et dangereux cach&eacute; sous le monde qu&rsquo;il conna&icirc;t. Chez Lovecraft comme dans le jeu <em>Call of Cthulhu</em>, la petitesse de l&rsquo;&ecirc;tre humain face aux horreurs secr&egrave;tes est constamment r&eacute;it&eacute;r&eacute;e. Les terreurs ancestrales du monde p&egrave;sent lourd sur les &eacute;paules de l&rsquo;&ecirc;tre humain qui les d&eacute;couvrent. </p> <p>La lectrice de Delaume doit incarner une jeune femme qui poss&egrave;de comme seul &eacute;quipement sa chemise de nuit d&rsquo;h&ocirc;pital. Disons-le, elle n&rsquo;a pas d&rsquo;embl&eacute;e l&rsquo;&eacute;toffe d&rsquo;une grande h&eacute;ro&iuml;ne: &laquo;Puisque vous &ecirc;tes pr&ecirc;te, reprenons. Vous &ecirc;tes une jeune fille sale, debout&raquo; (p.11).&nbsp; Elle n&rsquo;a pas d&rsquo;armes, ni de pouvoirs magiques. Malgr&eacute; son apparente faiblesse, cette jeune fille est peut-&ecirc;tre l&rsquo;&Eacute;lue, la Tueuse. On apprend d&egrave;s le prologue l&rsquo;existence d&rsquo;une &Eacute;lue: &laquo;<em>&Agrave; chaque g&eacute;n&eacute;ration</em>, soit. <em>Son &Eacute;lue</em>, merci bien. De l&agrave; &agrave; la reconna&icirc;tre, mettre la main dessus; une affaire des plus d&eacute;class&eacute;es&raquo; (p.8). </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>La fiche du personnage</strong></span></p> <p>Comme dans tout bon jeu de r&ocirc;les, cette jeune fille est d&eacute;crite par le biais de statistiques. Elle poss&egrave;de deux caract&eacute;ristiques: l&rsquo;&laquo;Habitation Corporelle&raquo; et la &laquo;Sant&eacute; Mentale&raquo;. L&rsquo;Habitation Corporelle repr&eacute;sente les attributs physiques de cette jeune fille: sa force, sa constitution, sa dext&eacute;rit&eacute;. Cette statistique sera tr&egrave;s importante lors des combats physiques que la lectrice devra simuler par le biais de jets de d&eacute;s. La deuxi&egrave;me caract&eacute;ristique, la&nbsp; Sant&eacute; Mentale, repr&eacute;sente la force psychologique du personnage et sa capacit&eacute; &agrave; faire face &agrave; des situations inusit&eacute;es ou troublantes. Dans la culture r&ocirc;liste, cette caract&eacute;ristique a &eacute;t&eacute; popularis&eacute;e par le jeu <em>Call of Cthulhu</em>. Le joueur doit lancer des &laquo;sanity rolls<b><a name="note9" href="#note9b">[9]</a></b>&raquo; avec des d&eacute;s pour d&eacute;terminer sa r&eacute;sistance &agrave; des situations psychologiquement intenses. </p> <p>La lectrice peut personnaliser sa partie de<em> La nuit je suis Buffy Summers</em>. Elle doit r&eacute;partir quinze points entre ces deux caract&eacute;ristiques. Pour ma part, j&rsquo;ai opt&eacute;, je le r&eacute;p&egrave;te, pour cinq points de &laquo;Sant&eacute; Mentale&raquo; et dix points d&rsquo;&laquo;Habitation Corporelle&raquo; en me disant que l&rsquo;important &eacute;tait la force physique puisque je voulais jouer le plus longtemps possible et que la folie de mon personnage serait au demeurant une exp&eacute;rience litt&eacute;raire agr&eacute;able. La narratrice, ma&icirc;tresse du jeu, nous retire imm&eacute;diatement des points: &laquo;Parce que le jour vous &ecirc;tes &agrave; l&rsquo;h&ocirc;pital psychiatrique de Los Angeles, que vos veines s&rsquo;y gonflent aux aiguilles, tant que la lumi&egrave;re est vous &ecirc;tes soumise &agrave; un malus de 1, en Habitation Corporelle comme en Sant&eacute; Mentale&raquo; (p.12). Avec Delaume aux commandes, la partie n&rsquo;est pas gagn&eacute;e d&rsquo;avance.</p></div> <div class="rteindent1"><img width="500" height="234" alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/Personnage_0.png" /></div> <div class="rteindent1 rtecenter"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Figure 1 : Fiche du personnage&nbsp; <p><img width="500" height="397" alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/&Eacute;quipements_1.png" /><br type="_moz" /><br /> </p></span></div> <div class="rtecenter"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Figure 2: Inventaire du personnage</span><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);"> </span></strong></div> <div class="rtecenter"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><br /> </strong></span></div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les personnages de la t&eacute;l&eacute;vision </strong></span> <p>Si les Grands Anciens de Lovecraft viennent du cosmos, les personnages de fiction chez Delaume doivent souvent leur origine &agrave; diff&eacute;rentes s&eacute;ries t&eacute;l&eacute;vis&eacute;es. Dans &laquo;L&rsquo;entit&eacute; sentinelle Chlo&eacute; Delaume&raquo;, Bertrand Gervais &eacute;crit &agrave; propos de <em>J&rsquo;habite dans la t&eacute;l&eacute;vision</em> (2006) que l&rsquo;auteure exp&eacute;rimente dans ce livre &laquo;la dissolution de soi dans la t&eacute;l&eacute;vision<b><a name="note10" href="#note10b">[10]</a></b>&raquo;. Si l&rsquo;&eacute;cran est bien pr&eacute;sent dans <em>J&rsquo;habite dans la t&eacute;l&eacute;vision</em>, il est en apparence absent de <em>La nuit je suis Buffy Summers</em>. Sans doute parce qu&rsquo;il n&rsquo;est plus question de spectature, la lectrice commence l&rsquo;aventure &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur de l&rsquo;&eacute;cran. Elle a d&eacute;j&agrave; &eacute;t&eacute; absorb&eacute;e par l&rsquo;&eacute;cran. En ouvrant <em>La nuit je suis Buffy Summers</em>, la lectrice accepte sans le savoir sa propre dissolution dans la t&eacute;l&eacute;vision. Dans le didacticiel qui accompagne le livre-jeu, Delaume pr&eacute;cise qu&rsquo;il s&rsquo;agit d&rsquo;une &laquo;autofiction collective&raquo;. Cette autofiction collective n&rsquo;est possible qu&rsquo;&agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur de cet espace o&ugrave; tous se reconnaissent, cet espace commun &agrave; tous nos contemporains, le seul: l&rsquo;&eacute;cran de t&eacute;l&eacute;vision. </p> <p>Buffy Summers n&rsquo;est pas l&rsquo;unique h&eacute;ro&iuml;ne de t&eacute;l&eacute;vision convoqu&eacute;e dans le livre-jeu. La lectrice, selon le parcours qu&rsquo;elle choisit, pourra aussi rencontrer Laura Palmer de <em>Twin Peaks</em>, Bree Van de Kamp de <em>Desperate Housewives</em>, les S&oelig;urs Halliwell de <em>Charmed</em> et Claire Bennet de <em>Heroes</em>. L&rsquo;h&ocirc;pital psychiatrique est le point de rencontre de tous ces personnages de fiction. Aussi c&eacute;l&eacute;br&eacute;es soient-elles &agrave; l&rsquo;ext&eacute;rieur de la t&eacute;l&eacute;vision, toutes ces femmes rassembl&eacute;es en ce lieu sont ici humili&eacute;es, parfois viol&eacute;es et violent&eacute;es. En col&egrave;re, W., l&rsquo;amie sorci&egrave;re de Buffy<a name="note11" href="#note11b">[11]</a>, lui confie au d&eacute;but de l&rsquo;aventure: &laquo;Nous ne sommes plus rien, tu sais&raquo; (paragraphe 5, p.22). Dans le journal intime de Buffy, on peut lire, si on emprunte le chemin qui nous conduit vers ce passage, qu&rsquo;elle y a not&eacute;: &laquo;Ils disent: tu n&rsquo;es l&rsquo;&eacute;lue de rien&raquo; (paragraphe 7, p.25). </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L&rsquo;h&eacute;ro&iuml;ne de Rien </strong></span></p> <p>Dans <em>J&rsquo;habite dans la t&eacute;l&eacute;vision</em>, Delaume est hant&eacute;e par la phrase du directeur de TF1, une chaine de t&eacute;l&eacute;vision fran&ccedil;aise, qui disait vendre aux publicitaires du &laquo;temps de cerveau humain disponible&raquo;. Cette id&eacute;e revient &agrave; de multiples reprises dans <em>La nuit je suis Buffy Summers</em>. Cette phrase suppose l&rsquo;existence d&rsquo;un vide dans le cerveau des t&eacute;l&eacute;spectateurs que les annonceurs viendraient combler aves leurs messages commerciaux. Dans <em>La nuit je suis Buffy Summers</em>, ce sont cette fois les personnages de fiction qui sont accus&eacute;s de n&rsquo;&ecirc;tre rien. Dans un passage du livre, RG, ami biblioth&eacute;caire de Buffy <a name="note12" href="#note12b">[12]</a>, analyse ce concept du &laquo;rien&raquo;:&nbsp;<br /> &nbsp;</p></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">RG: Peut-&ecirc;tre, mais c&rsquo;est leur &eacute;l&eacute;ment naturel, matriciel. Et puis le propre du Rien, c&rsquo;est son absence de singularit&eacute;, tout est interchangeable, tout peut &ecirc;tre reproduit. Les N&eacute;antisseurs ne se distinguent bien souvent que par leur arrogance, ils ont du savoir-faire, veulent ignorer l&rsquo;&eacute;chec, ils sont trop pr&eacute;tentieux pour se mettre en danger (paragraphe 29, p.65).<br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <div>Dans cet h&ocirc;pital psychiatrique dirig&eacute; de main de fer par Miss Mildred Ratched, nom de la m&eacute;chante infirmi&egrave;re du film <em>One Flew Over the Cuckoo&rsquo;s Nest</em> (1975), ces h&eacute;ro&iuml;nes de t&eacute;l&eacute;vision perdent toute singularit&eacute; en plus de perdre leur dignit&eacute;. La mission de l&rsquo;&Eacute;lue commence &agrave; se dessiner pour la lectrice. Peu importe le chemin qu&rsquo;elle prendra, elle comprend qu&rsquo;elle doit sauver les personnages f&eacute;minins de fiction. &Agrave; moins que le personnage incarn&eacute; par la lectrice ne meurt plus t&ocirc;t dans l&rsquo;aventure, le paragraphe 29, cit&eacute; plus haut, fait figure de passage oblig&eacute; pour quiconque voudrait se rendre &agrave; la fin de l&rsquo;histoire. <p>Dans le paragraphe 16, que la lectrice peut d&eacute;couvrir par le biais de trois chemins diff&eacute;rents, la qu&ecirc;te de Buffy est explicitement d&eacute;crite par W.:<br /> &nbsp;</p></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Renseign&eacute;s r&eacute;guli&egrave;rement par notre biblioth&eacute;caire, nous tentons de r&eacute;sister, mais ne savons pas comment, et &agrave; peine contre qui. C&rsquo;est super compliqu&eacute;, le capitalisme triomphant. Une fiction qui a mal tourn&eacute;, les h&eacute;ro&iuml;nes toutes des scream queens. C&rsquo;&eacute;tait pr&eacute;vu comme &ccedil;a depuis la premi&egrave;re ligne dans la bible sc&eacute;naristique. Possible qu&rsquo;on y puisse rien du tout. Mais non, je ne devrais pas dire &ccedil;a. Je devrais dire: tu es l&agrave;, toi, maintenant. Avec nous, de notre c&ocirc;t&eacute;. Tu es l&agrave; pour nous rejoindre, nous aider. Nous te trouverons un r&ocirc;le si tu ignores le tien (paragraphe 16, p.36).<br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <div>La &laquo;scream queen&raquo; est ce r&ocirc;le f&eacute;minin tr&egrave;s &eacute;difiant dans le cin&eacute;ma d&rsquo;horreur, o&ugrave; une s&eacute;duisante femme en d&eacute;tresse attend que le h&eacute;ros vienne la prot&eacute;ger contre les dangers qui la menacent de toutes parts. La mission de Buffy est l&agrave;, devant elle, toute trac&eacute;e par son amie, mais elle ne sent pas en elle la force d&rsquo;un Superman, d&rsquo;un Batman ou d&rsquo;un grand h&eacute;ros de guerre:<br /> &nbsp;</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je suis peut-&ecirc;tre Buffy Summers, mais je ne sais pas ce que &ccedil;a veut dire. J&rsquo;ai une mission, c&rsquo;est vrai. Mais je ne suis pas Clark Kent, Bruce Wayne ou Nick Fury. J&rsquo;ai une chemise de nuit et un journal intime, j&rsquo;ai une croix en argent, l&rsquo;esprit dans l&rsquo;escalier. Je suis mon seul secours (paragraphe 19, p.44).<br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <div>Comme la narratrice de <em>La Vanit&eacute; des Somnambules</em> qui affirme &ecirc;tre &laquo;un RPG&nbsp;aboulique. Un Counter Strike&nbsp;sans map<b><a name="note13" href="#note13b">[13]</a></b>&raquo;, Buffy Summers revendique le droit &agrave; l&rsquo;errance et &agrave; l&rsquo;imperfection pour les personnages de fiction. Elle veut un chemin qui ne soit pas trac&eacute; d&rsquo;avance pour elle. C&rsquo;est pr&eacute;cis&eacute;ment parce qu&rsquo;il n&rsquo;est pas d&eacute;j&agrave; d&eacute;fini qu&rsquo;elle pourra prendre sa place, la sienne, et devenir une v&eacute;ritable h&eacute;ro&iuml;ne.&nbsp; <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>&laquo;Tu es l&agrave;, toi, maintenant. Avec nous, de notre c&ocirc;t&eacute;&raquo;</strong></span></p> <p>Buffy Summers a d&eacute;j&agrave; un r&ocirc;le pr&eacute;d&eacute;fini, elle est la Tueuse, l&rsquo;&Eacute;lue. La lectrice n&rsquo;est toutefois pas contrainte de se reconna&icirc;tre comme tel. Dans un paragraphe d&eacute;cisif du jeu, le treizi&egrave;me, la lectrice peut choisir sa destin&eacute;e:<br /> &nbsp;</p></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Vous vous dites:<br /> Je suis un personnage de fiction. Buffy Summers est un personnage de fiction. Buffy Summers est morte d&rsquo;avoir &eacute;t&eacute; oubli&eacute;e par les hommes. Les hommes ne me connaissent m&ecirc;me pas, comment se fait-il que je sois en vie? Allez en 34. <br /> Je suis un personnage de fiction. Ici est mon histoire. Buffy est morte il y a longtemps; il y a une &Eacute;lue &agrave; chaque g&eacute;n&eacute;ration. Je suis, c&rsquo;est s&ucirc;r, la nouvelle Tueuse. Il est temps de prendre en main le cours des op&eacute;rations. Allez en 18 (paragraphe 13, p.33).<br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <div>La route en 34 conduit vers la mort de la lectrice, vers une sortie du livre ou vers la fin du monde, alors que la route en 18 m&egrave;ne vers la mort de la lectrice, vers la folie ou vers la victoire. Pour &laquo;gagner&raquo;, la lectrice doit croire en ses pouvoirs: &laquo;Vous vous sentez l&rsquo;&Eacute;lue, &agrave; l&rsquo;assembl&eacute;e vous dites: la nuit je fais des r&ecirc;ves, des r&ecirc;ves qui ne trompent pas. Votre ton se fait solennel. Autour de la table tout se tait&raquo; (paragraphe 18, p.39). Cette reconnaissance lui conf&egrave;re une arme magique, des bonus de Sant&eacute; Mentale et d&rsquo;Habitation Corporelle. <p>La lectrice, &agrave; la toute fin du livre, devra faire un autre choix d&rsquo;une grande importance&nbsp;lorsque la narratrice s&rsquo;adresse &agrave; elle en lui demandant qui raconte l&rsquo;histoire qu&rsquo;elle est en train de lire: <br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> </span></p></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Qui je suis moi qui parle, &ccedil;a a votre importance. Qui raconte ne change rien &agrave; ce qui s&rsquo;est pass&eacute;, se passe et se passera. Ici soit. Mais ailleurs. Vous d&eacute;cidez, n&rsquo;est-ce pas. C&rsquo;est vous le joueur vaillant embourb&eacute; d&rsquo;aventures. Alors dites-moi, qui suis-je. <br /> La narratrice omnisciente, puisqu&rsquo;il en faut bien une c&rsquo;est tomb&eacute; sur ma voix et c&rsquo;est sans cons&eacute;quence. Allez en 58. <br /> Le m&eacute;decin qui vous raconte une histoire d&rsquo;ordre interactif &agrave; vocation th&eacute;rapeutique. Allez en 59 (paragraphe 57, p.109-110).<br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <div>Si elle prend le parti pris de la m&eacute;tafiction, de la litt&eacute;rature donc, contre l&rsquo;explication di&eacute;g&eacute;tique, la lectrice pourra gagner la partie. Ce n&rsquo;est toutefois qu&rsquo;une petite bataille dans une grande guerre: &laquo;Vous avez gagn&eacute; la partie mais certainement pas une vraie guerre&raquo; (paragraphe 58, p.115). En optant pour l&rsquo;explication m&eacute;tafictive, l&rsquo;h&eacute;ro&iuml;ne prend le contr&ocirc;le complet de sa destin&eacute;e et c&rsquo;est ainsi qu&rsquo;elle parvient &agrave; vaincre. <p>Dans le monde des personnages de fiction, la lutte n&rsquo;est d&eacute;sormais plus celle du bien contre le mal. Il s&rsquo;agit maintenant d&rsquo;un combat contre le Rien qui menace encore plus profond&eacute;ment l&rsquo;humanit&eacute;: &laquo;On a vir&eacute; le Mal, le Bien, on a pris le Pouvoir, on a impos&eacute; le Rien&raquo; (paragraphe 58, p.113). Le livre-jeu <em>La nuit je suis Buffy Summers</em> est organis&eacute; pour que la lectrice le recommence jusqu&rsquo;&agrave; ce qu&rsquo;elle se d&eacute;cide &agrave; croire en elle d&rsquo;abord, puis &agrave; croire en la litt&eacute;rature. Dans un paragraphe difficile d&rsquo;acc&egrave;s dans le jeu, Buffy re&ccedil;oit de R.G. une dissertation d&rsquo;un certain St&eacute;phane Blandichon, dipl&ocirc;m&eacute; de la m&ecirc;me &eacute;cole qu&rsquo;Harry Potter. Le sujet de son travail est: &laquo;De l&rsquo;utilisation de la litt&eacute;rature pour conqu&eacute;rir le monde&raquo; (paragraphe 32, p.70). Il esquisse le plan d&rsquo;aspirer magiquement le pouvoir que poss&egrave;dent en eux tous les personnages de fiction afin de s&rsquo;en servir pour conqu&eacute;rir le monde. Buffy Summers doit plut&ocirc;t d&eacute;couvrir et apprivoiser son propre pouvoir pour se sauver elle-m&ecirc;me. Ensuite, elle pourra se charger de venir en aide &agrave; ses amies: les autres h&eacute;ro&iuml;nes de fiction.</p></div> <div><img width="500" alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/Plan%20de%20Buffy%20Summers.png" /><br /> &nbsp;</div> <div class="rtecenter"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Figure 3 : Plan du livre-jeu dessin&eacute; &agrave; la main au fil des diff&eacute;rentes lectures.&nbsp;</span></div> <div>&nbsp;</div> <hr /> <div><strong><a name="note1b" href="#note1">[1]</a>&nbsp;</strong>Sur cette question du &laquo;geek&raquo;, je recommande vivement&nbsp;: Samuel Archibald, &laquo;&Eacute;pitre aux Geeks&nbsp;: pour une th&eacute;orie de la culture participative&raquo;,<em> Kinephanos</em>, num&eacute;ro 1, 2009, en ligne, consult&eacute; le 8 octobre 2010,&nbsp; <a href="http://www.kinephanos.ca/Geek.html" title="http://www.kinephanos.ca/Geek.html">http://www.kinephanos.ca/Geek.html</a>. Dans cette lettre, le professeur de litt&eacute;rature explique la culture geek aux non-initi&eacute;s tout en adressant un message rassembleur aux universitaires geeks&nbsp;: &laquo;Que mon &eacute;p&icirc;tre se termine donc sur une confession&nbsp;: &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur des paysages imaginaires qui sont les miens, il n&rsquo;est pas interdit d&rsquo;apercevoir Emma Bovary et Boba Fett courant main dans la main, au milieu d&rsquo;un pr&eacute; ensoleill&eacute;, afin d&rsquo;&eacute;chapper &agrave; une horde de zombies.&raquo;<a href="#note2a"><br /> </a><strong><a name="note2b" href="#note2">[2]</a>&nbsp;</strong>La culture vid&eacute;oludique est, on le sait, plut&ocirc;t misogyne. Contre la repr&eacute;sentation souvent d&eacute;favorable des femmes dans les jeux vid&eacute;o et contre un march&eacute; qui s&rsquo;adresse surtout aux hommes, de nombreuses &laquo;Girl Gamer&raquo; ont lanc&eacute; des blogues sur Internet o&ugrave; elles discutent de leur passion pour les jeux vid&eacute;o. Avec <em>Corpus Simsi</em>, <em>La nuit je suis Buffy Summers</em> et son blogue, Chlo&eacute; Delaume s&rsquo;inscrit &agrave; sa mani&egrave;re dans ce mouvement.<strong> <a href="#note3a"><br /> </a><a name="note3b" href="#note3">[3]</a>&nbsp;</strong>Pour une analyse compl&egrave;te de la m&eacute;canique narrative des Livres dont vous &ecirc;tes le h&eacute;ros, voir Bertrand Gervais, <em>R&eacute;cits et actions. Pour une th&eacute;orie de la lecture</em>, Longueuil, Le Pr&eacute;ambule, coll. &laquo;L&rsquo;univers des discours&raquo;, 1990, pp. 279-294.<strong><a href="#note4a"><br /> </a><a name="note4b" href="#note4">[4]</a>&nbsp;</strong>Puisque <em>La nuit je suis Buffy Summers</em> se d&eacute;roule dans un univers presqu&rsquo;exclusivement f&eacute;minin et que les lecteurs doivent incarner une jeune femme, le f&eacute;minin s&rsquo;impose aussi pour d&eacute;signer les lecteurs du livre-jeu.&nbsp;<strong><a href="#note5a"><br /> </a><a name="note5b" href="#note5">[5]&nbsp;</a></strong>Chlo&eacute; Delaume, <em>La vanit&eacute; des somnambules</em>, Paris, L&eacute;o Scheer, coll. &laquo;Farrago&raquo;, 2002, p.10-11.<strong><a href="#note6a"><br /> </a><a name="note6b" href="#note6">[6]</a>&nbsp;</strong>Philippe Hamon, &laquo;Pour un statut s&eacute;miologique du personnage&raquo;, dans Roland Barthes et al., <em>Po&eacute;tique du r&eacute;cit</em>, Paris, Seuil, 1977, p.115-180.<a href="#note7a"><br /> </a><b><a name="note7b" href="#note7">[7]</a>&nbsp;</b>En ligne, consult&eacute; le 6 octobre 2010,&nbsp; <a href="http://www.chloedelaume.net/publications/la-nuit-je-suis-buffy-summers.php">http://www.chloedelaume.net/publications/la-nuit-je-suis-buffy-summers.php</a><a href="#note8a"> <br /> </a><b><a name="note8b" href="#note8">[8]</a></b> Le jeu lovecraftien n&rsquo;est pas un courant mineur. Bien au contraire. Jonathan Lessard montre dans son article &laquo;Lovecraft, le jeu d&rsquo;aventure et la peur cosmique&raquo; l&rsquo;importance de Lovecraft dans les jeux vid&eacute;o d&rsquo;aventure. Son analyse porte sur l&rsquo;incapacit&eacute; pour les syst&egrave;mes de jeu &agrave; faire vivre cette peur cosmique si importante chez l&rsquo;&eacute;crivain am&eacute;ricain. Jonathan Lessard, &laquo;Lovecraft, le jeu d&rsquo;aventure et la peur cosmique&raquo;, <em>Loading&hellip;</em>, volume 4, num&eacute;ro 6, 2010, en ligne, consult&eacute; le 6 octobre 2010, <a href="http://journals.sfu.ca/loading/index.php/loading/article/view/89">http://journals.sfu.ca/loading/index.php/loading/article/view/89</a>.<a href="#note9a"> <br /> </a><strong><a name="note9b" href="#note9">[9]</a>&nbsp;</strong>Sandy Peterson, <em>Call of Cthulhu. Fantasy Role Playing Game in the Worlds of H.P. Lovecraft Third edition</em>, Albany, Chaosium, 1986, p.28.<a href="#note10a"> <br /> </a><b><a name="note10b" href="#note10">[10]</a></b> Bertrand Gervais, &laquo;L&rsquo;entit&eacute; sentinelle Chlo&eacute; Delaume&raquo;, <em>Salon double</em>, en ligne, 3 mars 2009, consult&eacute; le 6 octobre 2010, <a href="http://salondouble.contemporain.info/lecture/l-entite-sentinelle-chloe-delaume">http://salondouble.contemporain.info/lecture/l-entite-sentinelle-chloe-delaume</a>.<a href="#note11a"> <br /> </a><b><a name="note11b" href="#note11">[11]</a></b> On reconnait derri&egrave;re le &laquo;W.&raquo; le personnage de Willow Rosenberg de <em>Buffy the Vampire Slayer</em>.<a href="#note12a"> <br /> </a><b><a name="note12b" href="#note12">[12]</a></b> On reconnait derri&egrave;re le &laquo;R.G.&raquo; le personnage de Rupert Giles de <em>Buffy the Vampire Slayer</em>.<a href="#note13a"><br /> </a><strong><a name="note13b" href="#note13">[13]&nbsp;</a></strong>Chlo&eacute; Delaume, <em>La vanit&eacute; des somnambules</em>, Paris, L&eacute;o Scheer, coll. &laquo;Farrago&raquo;, 2002, p.50.&nbsp;&laquo;RPG&raquo; est l&rsquo;abr&eacute;viation de&nbsp;<em>roleplaying games</em>. Dans les jeux de r&ocirc;les, la prise de d&eacute;cisions est toujours cruciale.<a href="#note14a">&nbsp;</a><em>Counter-Strike</em>&nbsp;est un des plus importants jeux de tir &agrave; la premi&egrave;re personne en ligne construit &agrave; partir d&rsquo;une modification du jeu commercial&nbsp;<em>Half-Life</em>. Deux &eacute;quipes s&rsquo;affrontent: les terroristes et les antiterroristes. Les joueurs jouent en &eacute;quipe et utilisent une carte pour organiser leurs strat&eacute;gies.&nbsp;<a href="#note15a">&nbsp;</a></div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-tueuse-le-combat-de-la-fiction-contre-le-vide#comments ARCHIBALD, Samuel Autofiction Culture Geek Culture populaire DELAUME, Chloé Dialogue médiatique Féminisme Fiction France GERVAIS, Bertrand Imaginaire médiatique Intertextualité JACKSON, Steve Livre-jeu LOVECRAFT, Howard Phillips Métafiction Théories de la lecture Wed, 13 Oct 2010 17:39:40 +0000 Amélie Paquet 278 at http://salondouble.contemporain.info La lecture coupable http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-lecture-coupable <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/larrivee-stephane">Larrivée, Stéphane</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/lust">Lust</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> Volupt&eacute;, envie, plaisir, luxure, d&eacute;sir. Autant de mots qui auraient pu traduire en fran&ccedil;ais le titre allemand de ce roman de Jelinek que l&rsquo;on a finalement laiss&eacute; intact, par souci d&rsquo;en pr&eacute;server la polys&eacute;mie. <em>Lust</em> se voulait initialement un contre-projet &agrave; <em>L&rsquo;Histoire de l&rsquo;&oelig;il</em> de Georges Bataille<a name="note1" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>, mais Jelinek s&rsquo;est r&eacute;v&eacute;l&eacute;e incapable de construire une esth&eacute;tique pornographique selon une perspective f&eacute;minine. Ainsi explique-t-elle son &laquo;&eacute;chec&raquo;: &laquo;il ne PEUT y avoir de langue sp&eacute;cifiquement f&eacute;minine du plaisir et de l&rsquo;obsc&eacute;nit&eacute;, parce que l&rsquo;objet de la pornographie ne peut d&eacute;velopper de langue qui lui soit propre<a name="note2" href="#note2a"><strong>[2]</strong></a>&raquo;. Selon l&rsquo;auteure, la seule option qui s&rsquo;offre aux femmes est de d&eacute;noncer le langage pornographique en le ridiculisant. C&rsquo;est d&rsquo;ailleurs un ton ironique qui domine toute la narration de ce roman. <em>Lust</em> met en sc&egrave;ne, dans une villa bourgeoise, les &eacute;bats d&rsquo;un couple auxquels assiste parfois leur jeune fils. L&rsquo;homme, directeur d&rsquo;une usine de papier, n&rsquo;attend de sa femme qu&rsquo;une seule chose: qu&rsquo;elle soit toujours pr&ecirc;te &agrave; satisfaire ses moindres pulsions sexuelles. De nombreuses sc&egrave;nes de violence et d&rsquo;obsc&eacute;nit&eacute;, comme celle-ci,&nbsp;se succ&egrave;dent:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"> Il la retient par les cheveux comme s&rsquo;il tenait encore le volant. Approchant du d&eacute;nouement, fr&eacute;missante, sa queue s&rsquo;abat dans les broussailles. Au dernier moment il d&eacute;rape, parce qu&rsquo;elle se crispe.&nbsp; L&rsquo;homme lui ass&egrave;ne un coup de poing dans la nuque, oriente puissamment la voix dans sa direction (p.162). <p></p></span></div> <p>Dans une tentative d&rsquo;&eacute;chapper au contr&ocirc;le de son &eacute;poux, Gerti, compl&egrave;tement ivre, s&rsquo;enfuit du domicile conjugal et rencontre Michael, un jeune &eacute;tudiant en droit, qui devient son amant. Ce dernier se r&eacute;v&egrave;le cependant tout aussi violent que le mari qui l&rsquo;a faite fuir et il la viole en compagnie de ses amis lors de leur deuxi&egrave;me rencontre. De retour &agrave; la maison, Gerti s&rsquo;accroche tout de m&ecirc;me &agrave; ce nouvel espoir et, quelques jours plus tard, trompant la vigilance de son mari, elle s&rsquo;enfuit &agrave; nouveau et se dirige chez son amant, qui refuse de lui ouvrir. Hermann rattrape alors sa femme et la viole dans la voiture, sous les yeux de Michael qui se masturbe derri&egrave;re la fen&ecirc;tre. Finalement, Gerti tue son fils en lui recouvrant la t&ecirc;te d&rsquo;un sac de plastique et abandonne son corps dans une rivi&egrave;re &agrave; proximit&eacute;.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong> L&rsquo;envers du roman psychologique<br /> </strong></span><br /> Sur le plan formel, l&rsquo;une des particularit&eacute;s les plus visibles de <em>Lust</em> est certainement le fait que la voix narrative envahisse tout le roman. En effet, la narratrice fait sentir sa pr&eacute;sence &agrave; tout moment &agrave; travers les nombreux commentaires, jugements et digressions dont le texte regorge. Ainsi, l&rsquo;instance narrative s&rsquo;affirme dans sa posture de m&eacute;diatrice en assujettissant le r&eacute;cit &agrave; sa vision subjective. L&rsquo;histoire racont&eacute;e semble alors n&rsquo;&ecirc;tre plus qu&rsquo;un pr&eacute;texte &agrave; l&rsquo;instauration de cette voix qui deviendrait, en quelque sorte, l&rsquo;essence m&ecirc;me de ce roman.</p> <p>De plus, le lecteur remarquera ais&eacute;ment que, dans <em>Lust</em>, les personnages perdent toute consistance psychologique. En effet, l&rsquo;individualit&eacute; des protagonistes semble &ecirc;tre compromise en raison de leurs lacunes identitaires: bien qu&rsquo;ils aient des pr&eacute;noms, ceux-ci ne sont r&eacute;v&eacute;l&eacute;s qu&rsquo;apr&egrave;s un certain moment &mdash;&agrave; la page dix-neuf pour l&rsquo;homme et &agrave; la page cinquante-neuf pour la femme&mdash; et sont, par la suite, rarement utilis&eacute;s. On leur pr&eacute;f&egrave;re les simples d&eacute;nominations &laquo;l&rsquo;homme&raquo; et &laquo;la femme&raquo;, ce qui a pour effet de contribuer &agrave; &eacute;tablir Hermann et Gerti comme mod&egrave;les universels de la masculinit&eacute; et de la f&eacute;minit&eacute;. Les personnages ne sont donc plus que des repr&eacute;sentants de leur genre et de leur classe sociale. Leurs motivations psychologiques sont &eacute;vinc&eacute;es au profit d&rsquo;une description de leurs comportements, qui joue volontairement sur l&rsquo;ambigu&iuml;t&eacute; entre le cas particulier et le g&eacute;n&eacute;ral. En ce sens, l&rsquo;&eacute;criture de Jelinek rel&egrave;ve davantage de la sociologie que de la psychologie: plut&ocirc;t que de montrer l&rsquo;&eacute;volution d&rsquo;un personnage tout au long d&rsquo;un parcours lin&eacute;aire, elle tente de mettre au jour les structures sociales qui expliquent et d&eacute;terminent les comportements d&eacute;crits.</p> <p>La structure lin&eacute;aire de l&rsquo;intrigue est aussi abandonn&eacute;e dans <em>Lust</em>. Jelinek a plut&ocirc;t opt&eacute; pour une s&eacute;rie de tableaux qui s&rsquo;inscrivent dans la discontinuit&eacute;. Hormis quelques passages un peu plus continus, les sc&egrave;nes qui nous sont pr&eacute;sent&eacute;es, et en particulier les sc&egrave;nes de sexualit&eacute;, sont rarement ancr&eacute;es dans une temporalit&eacute; pr&eacute;cise et ne rel&egrave;vent pas d&rsquo;une logique causale. On a affaire ici davantage &agrave; une logique de l&rsquo;accumulation, o&ugrave; les sc&egrave;nes reprennent sans cesse des actions semblables, comme pour cristalliser les comportements d&eacute;crits dans la g&eacute;n&eacute;ralit&eacute;.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong> La marchandisation de la femme<br /> </strong></span><br /> Au-del&agrave; de la structure, qui en favorisant l&rsquo;inscription de l&rsquo;histoire dans une vis&eacute;e universelle contribue &agrave; instaurer une v&eacute;ritable critique sociale, ce sont les th&egrave;mes du pouvoir et de l&rsquo;autorit&eacute; qui soutiennent la charge critique du roman. En accordant tous les pouvoirs &agrave; Hermann, le texte joue &agrave; &eacute;tablir des parall&egrave;les entre l&rsquo;&eacute;pouse et les prol&eacute;taires qui, tous, subissent les abus d&rsquo;autorit&eacute; du directeur: &laquo;L'homme neutralise la femme de tout son poids.&nbsp; Pour neutraliser les ouvriers qui alternent dans la joie travail et repos, sa signature suffit, nul besoin de peser sur eux de tout son corps&raquo; (p.20). Ainsi, en un seul homme se condensent deux crimes: l&rsquo;exploitation capitaliste et l&rsquo;exploitation sexuelle de la femme. Le rapprochement entre ces deux crimes est de plus en plus clair &agrave; mesure que l&rsquo;on comprend que la relation maritale repr&eacute;sente en fait une forme de prostitution et que la femme re&ccedil;oit des compensations mat&eacute;rielles pour son travail sexuel. Gerti se voit d&rsquo;ailleurs d&eacute;crite comme une employ&eacute;e: &laquo;Via catalogues [Hermann] procure &agrave; sa femme force lingerie affriolante, afin que chaque jour son corps puisse se pr&eacute;senter d&eacute;cemment &agrave; son travail<a name="note3" href="#note3a"><strong>[3]</strong></a>&raquo; (p.36). De m&ecirc;me, &agrave; l&rsquo;image de l&rsquo;&Eacute;tat qui l&eacute;gitime l&rsquo;exploitation capitaliste, la violence au sein du mariage est cautionn&eacute;e par l&rsquo;&Eacute;glise: &laquo;La soci&eacute;t&eacute; chr&eacute;t. qui jadis les maria, leur a accord&eacute; ce divertissement. Le p&egrave;re peut savourer la m&egrave;re &agrave; l'infini, la froisser, ainsi que ses v&ecirc;tements, jusqu'&agrave; ce qu'elle n'ait plus peur pour ses secrets<a name="note4" href="#note4a"><strong>[4]</strong></a>&raquo; (p.135).</p> <p>Ces parall&egrave;les entre la femme et les travailleurs insistent sur le fait que, dans la vision du monde du directeur, Gerti n&rsquo;&eacute;chappe pas aux r&egrave;gles de la soci&eacute;t&eacute; marchande. La narratrice ironise d&rsquo;ailleurs sur l&rsquo;attitude de Hermann qui, constatant la disparition de son &eacute;pouse, se tournerait davantage vers son assureur que vers la police: &laquo;Le directeur a-t-il d&eacute;j&agrave; contact&eacute; son assurance, pour &eacute;viter que sa femme ne le remplace tout simplement par un citoyen plus jeune?&raquo; (p.133). Contest&eacute;e par la narratrice, la conduite du directeur suscite &eacute;galement la d&eacute;rision lorsque celui-ci pousse jusqu&rsquo;&agrave; l&rsquo;absurde l&rsquo;appropriation de sa femme: &laquo;Depuis quelque temps il a aussi interdit &agrave; sa petite Gerti de se laver, car m&ecirc;me ses odeurs lui appartiennent&raquo; (p. 59). Le pouvoir exerc&eacute; par Hermann, excessif et arbitraire, est donc constamment l&rsquo;objet de l&rsquo;ironie de la narratrice.</p> <p>L&rsquo;exploitation et l&rsquo;abus de pouvoir qui semblent tant critiqu&eacute;s par le roman d&eacute;bouchent cependant sur un &eacute;tonnant paradoxe: tout en critiquant l&rsquo;autorit&eacute;, la voix narrative se montre elle-m&ecirc;me tr&egrave;s autoritaire. En effet, la narratrice met en &eacute;vidence son pouvoir sur la fiction qu&rsquo;elle raconte: &laquo;Oui, aujourd'hui il y a du soleil, ainsi en ai-je d&eacute;cid&eacute;&raquo; (p.174). Elle se pr&eacute;sente alors comme une cr&eacute;atrice qui tire toutes les ficelles de l&rsquo;histoire qu&rsquo;elle met en sc&egrave;ne. Sa pr&eacute;sence autoritaire dans l&rsquo;&oelig;uvre se confirme &eacute;galement par ses manifestations id&eacute;ologiques, qui passent par de nombreux jugements sur les personnages. Elle qualifie par exemple Michael de &laquo;trou du cul&raquo; (p.204) et dit de Hermann qu&rsquo;il &laquo;n&rsquo;a pas de c&oelig;ur&raquo; (p.145). Ces interventions contribuent &agrave; instaurer un rapport de force entre le texte et le lecteur, au d&eacute;triment de ce dernier qui voit son pouvoir d&rsquo;interpr&eacute;tation r&eacute;duit au maximum &agrave; la suite de telles indications. Ainsi la narratrice reconduit-elle avec le narrataire les m&ecirc;mes gestes autoritaires qu&rsquo;elle s&rsquo;&eacute;vertue &agrave; d&eacute;noncer chez Hermann et chez Michael.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong> D&eacute;truire le plaisir de la lecture<br /> </strong></span><br /> Dans son essai <em>L&rsquo;effet-personnage dans le roman</em><a name="note5" href="#note5a"><strong>[5]</strong></a>, Vincent Jouve divise l&rsquo;instance lectorale en trois parties, dont l&rsquo;une d&rsquo;elles, le &laquo;lu&raquo;, est surtout li&eacute;e aux plaisirs inconscients de la lecture et &agrave; une certaine forme de voyeurisme. C&rsquo;est sur cette composante que semble jouer <em>Lust</em> lorsque la narratrice s&rsquo;adresse au narrataire. En effet, les diverses interventions qui mettent en sc&egrave;ne le lecteur contribuent &agrave; associer le plaisir de la lecture avec le d&eacute;sir sexuel des personnages masculins du roman, assimilant du coup la lecture &agrave; une sorte de perversion. C&rsquo;est ce qui se produit ici par exemple: &laquo;De son bijou [celui de Gerti] ne part plus qu'une &eacute;troite sente o&ugrave; lui, l'&eacute;tudiant, homme instruit et d'humeur cl&eacute;mente, se tient et attend, ainsi que tous mes lecteurs, le moment de pouvoir enfin y retourner<a name="note6" href="#note6a"><strong>[6]</strong></a>&raquo; (p. 154). Dans cet extrait, &laquo;bijou&raquo; est la traduction de &laquo;Muschi&raquo;, un terme populaire qui d&eacute;signe les parties g&eacute;nitales de la femme. La curiosit&eacute; des lecteurs est ainsi compar&eacute;e au d&eacute;sir de Michael, ce qui tend &agrave; mettre en &eacute;vidence la perversit&eacute; inh&eacute;rente &agrave; l&rsquo;acte de lecture.</p> <p>Jouve associe le plaisir voyeuriste de la lecture &agrave; la figure de l&rsquo;enfant qui surprend ses parents pendant l&rsquo;acte: &laquo;Le lecteur, seul comme l&rsquo;enfant de la sc&egrave;ne primitive, observe des personnages qui, &agrave; l&rsquo;instar du couple parental, ignorent qu&rsquo;ils sont observ&eacute;s<a name="note7" href="#note7a"><strong>[7]</strong></a>&raquo;. Or, dans <em>Lust</em>, cette figure est fictionnalis&eacute;e &agrave; travers le fils qui espionne constamment ses parents. Cet enfant pourrait ainsi &ecirc;tre une repr&eacute;sentation du lecteur ou, du moins, d&rsquo;un certain type de lecteur. Mais il faut alors se rendre jusqu&rsquo;au bout d&rsquo;un tel raisonnement: la finale du roman, dans laquelle Gerti assassine son fils, repr&eacute;senterait donc aussi la condamnation de ce regard pornographique qui participe &agrave; l&rsquo;objectivation de la femme. Cette critique devient de plus en plus &eacute;vidente &agrave; mesure que le rapport au lecteur se fait plus condescendant. En pr&eacute;sentant une structure atypique et une suite d&rsquo;&eacute;v&eacute;nements qui tend &agrave; repousser le lecteur, <em>Lust</em> d&eacute;courage l&rsquo;&oelig;il lubrique et la narratrice se moque d&rsquo;une telle posture de lecture: &laquo;Avez-vous toujours plaisir &agrave; lire et &agrave; vivre? Non? Vous voyez bien&raquo; (p.181).</p> <p>En somme, la structure de <em>Lust</em> attribue &agrave; l&rsquo;histoire une valeur exemplaire qui la fait appara&icirc;tre comme une critique acerbe des rapports d&rsquo;appropriation dont la femme est victime. En ce sens, l&rsquo;&oelig;uvre de Jelinek peut para&icirc;tre se d&eacute;tacher de la production contemporaine: alors qu&rsquo;un certain mouvement de retour au r&eacute;cit est observ&eacute;, les textes de Jelinek, et <em>Lust</em> en particulier, semblent d&eacute;naturer le r&eacute;cit afin de l&rsquo;assujettir &agrave; la critique sociale. Ainsi, non seulement le plaisir du lecteur n&rsquo;est-il pas convoqu&eacute; dans l&rsquo;&oelig;uvre; il est ce que <em>Lust</em> cherche &agrave; d&eacute;truire. On peut d&egrave;s lors rappeler la c&eacute;l&egrave;bre distinction de Roland Barthes:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"> Texte de plaisir: celui qui contente, emplit, donne de l&rsquo;euphorie; celui qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est li&eacute; &agrave; une pratique confortable de la lecture. Texte de jouissance: celui qui met en &eacute;tat de perte, celui qui d&eacute;conforte (peut-&ecirc;tre jusqu&rsquo;&agrave; un certain ennui), fait vaciller les assises historiques, culturelles, psychologiques, du lecteur, la consistance de ses go&ucirc;ts, de ses valeurs et de ses souvenirs, met en crise son rapport au langage<a name="note8" href="#note8a"><strong>[8]</strong></a>. <p></p></span></div> <p><em>Lust</em>, qui pr&eacute;sente une logique d&eacute;ceptive, s&rsquo;inscrit de toute &eacute;vidence dans la seconde cat&eacute;gorie. En condamnant l&rsquo;acte m&ecirc;me de lecture, la narratrice confine le lecteur &agrave; une zone d&rsquo;inconfort et le prend au pi&egrave;ge. Ainsi, Jelinek marque son opposition &agrave; toute une tradition occidentale de r&eacute;cits pornographiques &eacute;crits par des hommes, pour des hommes, en s&rsquo;attaquant &agrave; la lecture complaisante de ces &oelig;uvres qu&rsquo;elle d&eacute;signe, au final, comme un acte coupable.<br /> <a href="#note1a"><br /> </a><br /> <hr /> <a name="note1a" href="#note1"><strong>[1]</strong></a> <em>L&rsquo;Histoire de l&rsquo;&oelig;il</em> fait partie des r&eacute;cits pornographiques de Bataille, dans lesquels l&rsquo;acte sexuel est consid&eacute;r&eacute; par bon nombre de critiques comme l&rsquo;exp&eacute;rience de la transgression. Il s&rsquo;agirait en fait d&rsquo;une m&eacute;taphore de l&rsquo;&eacute;criture litt&eacute;raire, vue comme pratique transgressive du langage. Par contre, d&rsquo;autres critiques, provenant majoritairement des &eacute;tudes f&eacute;ministes, voient plut&ocirc;t les textes de Bataille comme une manifestation de la domination patriarcale (cf. Susan Suleiman, &laquo;La pornographie de Bataille: Lecture textuelle, lecture th&eacute;matique&raquo;, Po&eacute;tique, vol. 16, n&deg; 64 (nov. 1985), pp.483-493).</p> <p><a name="note2a" href="#note2"><strong>[2]</strong></a> <em>Entretien avec Elfriede Jelinek</em>, propos recueilli par Yasmin Hoffmann, dans Elfriede Jelinek, <em>Lust</em>, op. cit., p.280.</p> <p><a name="note3a" href="#note3"><strong>[3]</strong></a> Pr&eacute;cisons ici que la femme n&rsquo;a aucun emploi, son &laquo;travail&raquo; consistant &agrave; satisfaire, &agrave; tout moment, les d&eacute;sirs sexuels de son mari.</p> <p><a name="note4a" href="#note4"><strong>[4]</strong></a> Le mot &laquo;chr&eacute;t.&raquo; est &eacute;crit ainsi dans le texte. Jelinek utilise fr&eacute;quemment de telles abr&eacute;viations avec des mots qui ne portent pas &agrave; confusion. Dans le texte original, elle a opt&eacute; pour &laquo;christl.&raquo; au lieu de &laquo;christlichen&raquo;.</p> <p><a name="note5a" href="#note5"><strong>[5]</strong></a> Vincent Jouve, <em>L&rsquo;effet-personnage dans le roman</em>, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, 271 p.</p> <p><a name="note6a" href="#note6"><strong>[6]</strong></a> La connotation sexuelle est beaucoup plus explicite dans le texte original: &laquo;Von ihrer Muschi f&uuml;hrt nur noch ein schmales Wegerl weg, wo er, der Student, mit all meinen Lesern steht und wartet, da&szlig; er, gebildet, mild in seiner Witterung, wieder herein darf&raquo;, Elfriede Jelinek, <em>Lust</em>, Hambourg, Rowohlt Taschenbuch Verlag, 1989, p. 145.</p> <p><a name="note7a" href="#note7"><strong>[7]</strong></a> Vincent Jouve, <em>L&rsquo;effet-personnage dans le roman</em>, <em>op. cit</em>., p. 91.</p> <p><a name="note8a" href="#note8"><strong>[8]</strong></a> Roland Barthes, <em>Le plaisir du texte</em>, Paris, Seuil (Points &ndash; Essais), 1973, pp. 22-23.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-lecture-coupable#comments Autorité narrative Autriche BARTHES, Roland BATAILLE, Georges Féminisme JELINEK, Elfriede JOUVE, Vincent Luttes des classes Obscénité et perversion Plaisir Pouvoir et domination Représentation de la sexualité Théories de la lecture Transgression Violence Roman Fri, 25 Jun 2010 20:51:09 +0000 Stéphane Larrivée 243 at http://salondouble.contemporain.info La rassurante présence des déclassés http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-rassurante-presence-des-declasses <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/paquet-amelie">Paquet, Amélie </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/teen-spirit">Teen Spirit</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/biblio/bye-bye-blondie">Bye Bye Blondie</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><div>&nbsp;</div> <div>&laquo;D&rsquo;un certain point de vue, &ccedil;a m&rsquo;aurait contrari&eacute;e, je veux pas y aller de mon couplet marxiste, mais j&rsquo;aurais pas trouv&eacute; moral qu&rsquo;on &eacute;pargne le seul vrai bourge qu&rsquo;on croise.&raquo;<br /> Virginie Despentes, <em>Baise-moi</em></div> <div>&nbsp;</div> <div>&Agrave; l&rsquo;&eacute;vidence, la lutte des classes dans la litt&eacute;rature tient d&rsquo;une autre &eacute;poque. La th&eacute;orie litt&eacute;raire marxiste est pass&eacute;e de mode, et sans doute nos contemporains esp&egrave;rent-ils que la litt&eacute;rature d&rsquo;aujourd&rsquo;hui se soit enfin d&eacute;barrass&eacute;e des divisions de classe. Comme l&rsquo;explique Frederic Jameson dans la conclusion d&rsquo;<em>Aesthetics and Politics </em>[1977], un livre qui retrace les c&eacute;l&egrave;bres d&eacute;bats &agrave; propos de l&rsquo;esth&eacute;tique de plusieurs penseurs d&rsquo;inspiration marxiste tels que Theodor W. Adorno, Walter Benjamin, Ernst Bloch, Bertolt Brecht et Georg Luk&aacute;cs, l&rsquo;attaque la plus r&eacute;currente et percutante contre les marxistes est celle qui leur reproche l&rsquo;utilisation des classes sociales pour appr&eacute;hender les textes litt&eacute;raires&nbsp;: &laquo;Nothing has, of course, more effectively discredited Marxism than the practice of affixing instant class labels (generally &lsquo;petty bourgeois&rsquo;) to textual or intellectual objects<a name="note1b" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>&raquo;. Le travail de Luk&aacute;cs, qui a notamment contribu&eacute; aux d&eacute;veloppements th&eacute;oriques du concept de m&eacute;diation<a name="note2b" href="#note2a"><strong>[2]</strong></a>, a montr&eacute; la d&eacute;solante r&eacute;ification du monde inh&eacute;rente &agrave; l&rsquo;&oelig;uvre chez les &eacute;crivains naturalistes. D&rsquo;une certaine mani&egrave;re, on reproche &agrave; leur tour aux penseurs marxistes de r&eacute;ifier les individus par l&rsquo;utilisation des classes sociales. Or, Jameson montre que l&rsquo;analyse id&eacute;ologique des discours que d&eacute;fendent les intellectuels marxistes est indissociable d&rsquo;une conception th&eacute;orique des classes sociales. La th&eacute;orie litt&eacute;raire marxiste ne peut pas se passer d&rsquo;une r&eacute;flexion en profondeur &agrave; propos des divisions de classe. Elle ne peut donc pas s&rsquo;en d&eacute;tacher pour plaire &agrave; ses d&eacute;tracteurs. Les penseurs postmodernes, qui nous ont montr&eacute; que les &eacute;tiquettes sont fautives et dangereuses, sont du nombre. Tous les termes qui d&eacute;signent un groupe d&rsquo;individus, comme ceux de &laquo;prol&eacute;taire&raquo; et &laquo;bourgeois&raquo;, sont suspects selon eux, car ils sont trop limit&eacute;s et pas suffisamment nuanc&eacute;s pour d&eacute;crire le monde rempli de diff&eacute;rences qui est le n&ocirc;tre. Dans les deux derniers romans de Virginie Despentes, <em>Teen Spirit</em> [2002] et <em>Bye Bye Blondie </em>[2004], les divisions de classe ne sont pourtant pas d&eacute;su&egrave;tes; elles sont bien au contraire au c&oelig;ur des d&eacute;chirements que vivent les personnages qu&rsquo;ils mettent en sc&egrave;ne. J&rsquo;aimerais r&eacute;fl&eacute;chir &agrave; cette tension importante dans ces romans entre prol&eacute;taire et bourgeois afin de comprendre pourquoi Despentes juge pertinent d&rsquo;utiliser ces nominatifs dans un contexte litt&eacute;raire. Elle tire ces cat&eacute;gories de la culture politique punk de gauche radicale, qui s&rsquo;est compl&egrave;tement r&eacute;appropri&eacute;e le vocabulaire marxiste.</div> <div class="rteright">&nbsp;</div> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Despentes, la parvenue</strong></span></p> <p>En 1998, &agrave; l&rsquo;&eacute;mission culturelle fran&ccedil;aise <em>Le Cercle de minuit</em>, Virginie Despentes est re&ccedil;ue le m&ecirc;me jour que Sophie Calle pour la sortie de leurs derniers livres respectifs. Pour Despentes, il s&rsquo;agit de la parution de <em>Les jolies choses</em>. L&rsquo;animateur tient &agrave; opposer les deux &eacute;crivaines. D&eacute;fendant l&rsquo;id&eacute;e que Calle travaille &agrave; partir de sa vie imaginaire et que Despentes &eacute;crit plut&ocirc;t &agrave; partir de sa vie r&eacute;elle, il dit de Despentes qu&rsquo;elle est l&rsquo;anti-Sophie Calle. Despentes, qui affirme &ecirc;tre devenue &eacute;crivaine &laquo;par inadvertance&raquo;, r&eacute;torque qu&rsquo;elle invente beaucoup au contraire. Elle consid&egrave;re la diff&eacute;rence entre les deux femmes comme une diff&eacute;rence de classe sociale. Sophie Calle, fille de petits bourgeois<a name="note3b" href="#note3a"><strong>[3]</strong></a>, &eacute;crit pour son milieu, un milieu qui conna&icirc;t bien l&rsquo;&eacute;criture, alors que Despentes appartient, au moment o&ugrave; elle r&eacute;dige son premier roman <em>Baise-moi</em> [1993], au monde de ceux qui n&rsquo;&eacute;crivent pas, comme elle l&rsquo;explique &agrave; l&rsquo;animateur : </p> <div class="rteindent1"> <span style="color: rgb(128, 128, 128);">Il y a un courage de ma part, d&rsquo;o&ugrave; je viens, de faire des livres. Il y a un courage comme &ccedil;a, mais &agrave; part &ccedil;a, il n&rsquo;y a rien d&rsquo;autre. [&hellip;] Je ne suis pas rendue compte que j&rsquo;&eacute;tais en train de faire un truc qui n&rsquo;appartenait pas &agrave; ma classe sociale, je ne m&rsquo;en suis pas rendue compte du tout, je m&rsquo;en suis rendue compte une fois que je suis arriv&eacute;e dans une classe sociale nouvelle<a name="note4b" href="#note4a"><strong>[4]</strong></a>.&nbsp; </span><br /> &nbsp;</div> <p>Au tout d&eacute;but de <em>Teen Spirit</em> appara&icirc;t d&rsquo;ailleurs cette id&eacute;e que la parole des bourgeois serait plus l&eacute;gitime que celle des prol&eacute;taires&nbsp;: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> Une jolie voix de femme, tr&egrave;s classe, petit accent de bourge pointu, une fa&ccedil;on de dire les voyelles et de prononcer chaque mot nettement, comme font les gens qui savent qu&rsquo;ils ont le droit au temps de parole et &agrave; l&rsquo;articulation pr&eacute;cieuse, m&rsquo;a tout de suite mis une l&eacute;g&egrave;re gaule. Une voix qui &eacute;voquait le tailleur et les mains bien manucur&eacute;es. (TS, p. 11)</span><br /> &nbsp;</div> <p>La bourgeoise qui t&eacute;l&eacute;phone au narrateur ne parle pas mieux que les autres parce qu&rsquo;elle serait plus &eacute;duqu&eacute;e, mais parce qu&rsquo;elle se sait d&eacute;tenir &laquo;le droit au temps de parole&raquo;, droit qui lui permet de prendre son temps lorsqu&rsquo;elle s&rsquo;exprime et de rendre tous les mots dans l&rsquo;enti&egrave;ret&eacute; de leur forme. Cette voix s&eacute;duit tout autant qu&rsquo;elle d&eacute;go&ucirc;te le narrateur. </p> <p>Sur le plateau de <em>Tout le monde en parle</em>, en 2002, Thierry Ardisson demande &agrave; Despentes&nbsp;: &laquo;Dites-moi, Virginie, vous &ecirc;tes embourgeois&eacute;e ou non?&raquo; On peut d&eacute;celer dans cette question une critique qui viserait &agrave; remettre Despentes &agrave; sa place; elle ne peut plus jouer &agrave; l&rsquo;&eacute;crivaine <em>trash</em> et rebelle si elle appartient d&eacute;sormais au monde des petits bourgeois. La question contient aussi une injonction &agrave; travers la formule &laquo;oui ou non&raquo;&nbsp;: elle impose de faire le point une fois pour toutes sur le statut de &laquo;parvenue&raquo; de l&rsquo;&eacute;crivaine. Pas du tout heurt&eacute;e par la question, Despentes r&eacute;pond&nbsp;sans h&eacute;sitation<a name="note5b" href="#note5a"><strong>[5]</strong></a> : &laquo;Par rapport &agrave; l&rsquo;&eacute;poque de <em>Baise-moi</em> [le roman], oui carr&eacute;ment. C&rsquo;est pas vraiment la m&ecirc;me vie quoi<a name="note6b" href="#note6a"><strong>[6]</strong></a>&raquo;. Pour cette &eacute;mission, elle &eacute;tait d&rsquo;ailleurs habill&eacute;e selon les m&oelig;urs de sa nouvelle classe, tailleur et lunettes s&eacute;rieuses, elle ne s&rsquo;y pr&eacute;sentait pas habill&eacute;e en punk comme elle a pu le faire &agrave; d&rsquo;autres occasions. De toute &eacute;vidence, elle accepte sa nouvelle place dans le monde. Peut-&ecirc;tre d&eacute;&ccedil;u qu&rsquo;elle r&eacute;agisse si bien &agrave; sa question, Ardisson rench&eacute;rit&nbsp;: &laquo;Vous avez l&rsquo;impression d&rsquo;avoir &eacute;t&eacute; r&eacute;cup&eacute;r&eacute;e par le syst&egrave;me? &raquo;. Elle r&eacute;pond le sourire aux l&egrave;vres&nbsp;: &laquo;&nbsp;Non, vu la sortie du film [<em>Baise-moi</em><a name="note7b" href="#note7a"><strong>[7]</strong></a>], &ccedil;a va. Je suis tranquille de ce c&ocirc;t&eacute;-l&agrave;.&raquo; L&rsquo;&eacute;crivaine s&rsquo;est embourgeois&eacute;e peut-&ecirc;tre, mais loin est encore l&rsquo;&eacute;poque o&ugrave; le film <em>Baise-moi</em> fera partie du grand r&eacute;pertoire cin&eacute;matographique bourgeois. La fronti&egrave;re trop mince entre le film d&rsquo;auteur et la pornographie <em>hardcore</em> fait de <em>Baise-moi</em> un film qui r&eacute;siste &agrave; une r&eacute;cup&eacute;ration par le syst&egrave;me. Du moins, pour le moment<a name="note8b" href="#note8a"><strong>[8]</strong></a>. </p> <p>Dans <em>King Kong Th&eacute;orie</em>, essai f&eacute;ministe puissant et important de Despentes, elle donne un exemple bien concret de la parole n&eacute;cessairement irrecevable de certains individus. Elle se r&eacute;f&egrave;re aux sorties m&eacute;diatiques qu'elle a entreprises pour la promotion du film <em>Baise-moi </em>avec Coralie Trinh Thi, ex-porn star et co-r&eacute;alisatrice du film. Elle s'est aper&ccedil;ue que certaines citations de Trinh Thi lui &eacute;taient souvent injustement attribu&eacute;es&nbsp;:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Les uns et les autres tombaient d&rsquo;accord sur un point essentiel&nbsp;: il fallait lui &ocirc;ter [&agrave; Coralie Trinh Thi] les mots de la bouche, lui couper la parole, l&rsquo;emp&ecirc;cher de parler. Jusque dans les interviews, o&ugrave; ses r&eacute;ponses ont souvent &eacute;t&eacute; imprim&eacute;es, mais m&rsquo;&eacute;taient attribu&eacute;es. Je ne focalise pas ici sur des cas isol&eacute;s, mais sur des r&eacute;actions quasi syst&eacute;matiques. Il fallait qu&rsquo;elle disparaisse de l&rsquo;espace public. Pour prot&eacute;ger la libido des hommes, qui aiment que l&rsquo;objet du d&eacute;sir reste &agrave; sa place, c&rsquo;est-&agrave;-dire d&eacute;sincarn&eacute;, et surtout muet<a name="note9b" href="#note9a"><strong>[9]</strong></a>. </span><br /> &nbsp;</div> <p>Entre les deux femmes, l'&eacute;crivaine, nouvellement petite bourgeoise, a plus d&rsquo;autorit&eacute; aupr&egrave;s de la classe dominante que&nbsp; l'ex-porn star. Il est plus logique que ce soit elle qui parle, parce qu'elle est la seule des deux qui a un certain droit &agrave; la parole.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les moins que rien du </strong><em><strong>Lumpenproletariat</strong></em></span></p> <p>Je ne tenterai pas dans ce texte de d&eacute;montrer la validit&eacute; ou l&rsquo;invalidit&eacute; politique des classes sociales aujourd&rsquo;hui. Cependant, pour r&eacute;fl&eacute;chir &agrave; <em>Teen Spirit</em> et &agrave; <em>Bye Bye Blondie</em>, cette question refait n&eacute;cessairement surface. Virginie Despentes, l&rsquo;&eacute;crivaine, aborde le monde autour d&rsquo;elle selon ces divisions de classes, sa sensibilit&eacute; conna&icirc;t cette tension entre prol&eacute;taires et bourgeois. C&rsquo;est &agrave; partir de cette s&eacute;paration que Despentes se positionne. Je l&rsquo;ai montr&eacute; avec l&rsquo;exemple de <em>Tout le monde en parle</em>, c&rsquo;est aussi &agrave; partir des classes sociales qu&rsquo;on s&rsquo;adresse &agrave; elle. Bruno, le narrateur de <em>Teen Spirit</em>, et Gloria, le personnage principal de <em>Bye Bye Blondie</em>, sont tous les deux des prol&eacute;taires. On pourrait m&ecirc;me dire, pire encore, qu&rsquo;ils appartiennent au <em>Lumpenproletariat</em><a name="note10b" href="#note10a"><strong>[10]</strong></a>. Ils sont des rat&eacute;s, des d&eacute;class&eacute;s, des &ecirc;tres totalement sans int&eacute;r&ecirc;t pour le monde bourgeois puisqu&rsquo;ils ne s&rsquo;adaptent m&ecirc;me pas &agrave; la vie de salari&eacute;. Le sc&eacute;nario des deux romans se ressemblent beaucoup, d&rsquo;o&ugrave; l&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t de r&eacute;fl&eacute;chir &agrave; ces livres ensemble. Bruno reprend contact au tout d&eacute;but du roman avec une ancienne amante bourgeoise, Alice Martin, et Gloria revoit un ex-amoureux bourgeois, &Eacute;ric, vingt ans apr&egrave;s leur s&eacute;paration.</p> <p><em>Bye Bye Blondie</em> raconte l&rsquo;histoire d'amour entre Gloria, une &laquo;punkette destroy&raquo; (<em>BBB</em>, p. 95), et &Eacute;ric, un &laquo;skin psychopathe&raquo; (<em>BBB</em>, p. 95), qui se rencontrent, adolescents, dans un h&ocirc;pital psychiatrique alors qu'on tente de les r&eacute;habiliter. Ils partagent &agrave; ce moment le m&ecirc;me mal de vivre, le m&ecirc;me d&eacute;go&ucirc;t devant l&rsquo;obligation de s&rsquo;adapter au syst&egrave;me. Gloria ne c&egrave;de jamais. Pour elle, son d&eacute;go&ucirc;t est bien r&eacute;el, bien trop profond pour que cela passe en vieillissant. Gloria ira jusqu&rsquo;&agrave; s&rsquo;exclure du monde en refusant le travail salari&eacute;, alors qu&rsquo;&Eacute;ric travaillera fort pour s&rsquo;adapter. Il r&eacute;ussit tellement bien qu&rsquo;il devient une vedette du syst&egrave;me, l&rsquo;ic&ocirc;ne s&eacute;duisante de ceux auxquels il refusait jadis de ressembler. Les parents d'&Eacute;ric sont des bourgeois, cette appartenance de son amoureux &agrave; ce milieu la rebute d'embl&eacute;e. Lorsqu'elle visite sa chambre la premi&egrave;re fois, apr&egrave;s qu&rsquo;ils aient tous les deux quitt&eacute; l&rsquo;h&ocirc;pital, elle voit bien leur diff&eacute;rence : &laquo;Cha&icirc;ne hi-fi, collection de disques, magn&eacute;toscope, t&eacute;l&eacute;, jeu vid&eacute;o, consoles, maquettes d'avion. Gloria &eacute;tait touch&eacute;e, en m&ecirc;me temps que catastroph&eacute;e, qu'il n'ait pas honte de l'emmener l&agrave;&raquo; (<em>BBB</em>, p. 97). Comme la voix de la bourgeoise Alice Martin, dans <em>Teen Spirit</em>, qui excite et d&eacute;go&ucirc;te Bruno, Gloria est &agrave; la fois attir&eacute;e et repouss&eacute;e par cette exhibition de sa fortune familiale. Les parents d'&Eacute;ric ne trouvent pas que Gloria est une assez bonne fr&eacute;quentation pour leur fils; ils le menacent donc de l'envoyer dans une &eacute;cole militaire suisse s'il continue de la voir. Il d&eacute;cide alors de quitter la maison. </p> <p>Avec Gloria, il part en cavale dans la France &agrave; la recherche de concerts punk. Au cours du voyage, les amoureux sont arr&ecirc;t&eacute;s par la police. Dans les romans de Despentes, on ne fait jamais un bon accueil aux policiers. Il faut dire que ses personnages sont souvent des parias, ils sont de ceux qui connaissent de pr&egrave;s la violence que peuvent exercer les forces de l'ordre au nom du maintien des privil&egrave;ges des mieux nantis. Dans une sc&egrave;ne du roman <em>Baise-moi</em>, par exemple, Manu est t&eacute;moin d&rsquo;un accident. Elle veut sauver la victime, Karla : &laquo;Elle appelle les pompiers dans la foul&eacute;e ; les flics, elle n&rsquo;a pas trop confiance parce qu&rsquo;elle parle trop mal. Mais les pompiers lui inspirent davantage confiance<a name="note11b" href="#note11a"><strong>[11]</strong></a>&raquo;. Manu se sent condamn&eacute;e d&rsquo;avance, elle ne peut demander l&rsquo;aide des policiers en toute confiance parce qu&rsquo;elle ne ma&icirc;trise pas correctement le langage, le langage de ceux au secours desquels on vient. Apr&egrave;s la nuit que Gloria et &Eacute;ric passent en prison, ils sont s&eacute;par&eacute;s. Les policiers, qui jugent le fils de bourgeois inad&eacute;quat pour la vie de punk, d&eacute;cident de le remettre &agrave; ses parents. Du jour au lendemain, Gloria se retrouve seule. Elle ne peut plus prendre contact avec lui. </p> <p>&Eacute;ric et Gloria se retrouvent vingt ans plus tard. Non seulement &Eacute;ric est-il devenu un bourgeois, il est en plus une star de la t&eacute;l&eacute;vision, l&rsquo;animateur en vue d&rsquo;une &eacute;mission culturelle. Malgr&eacute; tout ce succ&egrave;s, il est malheureux et veut revoir Gloria. Il sait que sa nouvelle vie la d&eacute;go&ucirc;te, mais il recherche son aversion. Il d&eacute;sire pr&egrave;s de lui cette femme qui rejette son m&eacute;tier plus que toutes les autres. Il a toujours aim&eacute; cette col&egrave;re immense qu&rsquo;elle porte en elle. Lors de leurs premi&egrave;res rencontres, &Eacute;ric lui a dit&nbsp;: &laquo;Moi, je ne m'&eacute;nerve jamais. J'aimerais beaucoup que &ccedil;a m'arrive.&raquo; (<em>BBB</em>, p. 67) Il a besoin de sa col&egrave;re pour survivre. La narratrice de <em>Bye Bye Blondie</em> ne critique pas les divisions sociales, elle se les approprie totalement. Elle explique les probl&egrave;mes qu&rsquo;elle vit avec &Eacute;ric &agrave; partir d&rsquo;une incompatibilit&eacute; de classe, qu&rsquo;ils tentent de surmonter pour vivre ensemble<a name="note12b" href="#note12a"><strong>[12]</strong></a>.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L&rsquo;&eacute;tonnant destin d&rsquo;un rat&eacute;</strong></span></p> <p>Comme je l&rsquo;&eacute;crivais, dans <em>Teen Spirit</em>, Despentes construit le sc&eacute;nario similaire. Au tout d&eacute;but du roman, Bruno re&ccedil;oit un appel d&rsquo;une ancienne amante qui lui apprend qu&rsquo;elle a eu un enfant de lui. N&rsquo;&eacute;tant plus capable de contr&ocirc;ler sa fille qui veut &agrave; tout prix conna&icirc;tre son p&egrave;re, Alice fait ce qu&rsquo;elle croyait jusqu&rsquo;alors impensable, elle propose &agrave; Bruno d&rsquo;entrer dans leur vie en rencontrant sa fille. La jeune adolescente est ravie, elle aime ce p&egrave;re que sa m&egrave;re lui avait pr&eacute;sent&eacute; comme un &laquo;clodo&raquo; (<em>TS</em>, p. 81); la pr&eacute;sence n&eacute;gative de Bruno, qui est tout le contraire de sa m&egrave;re, l&rsquo;enchante. Au grand dam d&rsquo;Alice, qui esp&egrave;re que cette folie &ndash;celle de faire de Bruno un p&egrave;re&ndash; ne se prolonge pas trop longtemps, Bruno se r&eacute;v&egrave;le plut&ocirc;t dou&eacute; dans son r&ocirc;le&nbsp;: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Alice &eacute;tait d&eacute;&ccedil;ue que j&rsquo;arrive &agrave; l&rsquo;heure, en pleine forme et de bonne humeur. Elle s&rsquo;&eacute;tait fait une id&eacute;e de moi&nbsp;: zonard, incapable, pas fiable et caract&eacute;riel. Reposant sur de vieilles images, et sur un fantasme de bad boy. C&rsquo;&eacute;tait ce genre de bourge, d&eacute;&ccedil;ue que je ne sois plus destroy. Elle avait toutes ses dents, ses cheveux bien brillants et sa peau bien soign&eacute;e, mais, pour le folklore, elle aurait bien voulu d&rsquo;un punk tra&icirc;nant dans ses barrages. (<em>TS</em>, p. 128)</span><br /> &nbsp;</div> <p>Elle n&rsquo;a aucune envie de conna&icirc;tre ce Bruno transform&eacute; qui prend ses responsabilit&eacute;s et qui s&rsquo;occupe avec joie de sa fille. Comme sa fille et comme &Eacute;ric dans <em>Bye Bye Blondie</em>, Alice recherche elle aussi dans sa vie une pr&eacute;sence n&eacute;gative. On aime les rat&eacute;s &agrave; leur place, dans leur r&ocirc;le bien rassurant et apaisant de perdant. </p> <p>&Agrave; la fin de <em>Teen Spirit</em>, un &eacute;v&eacute;nement ext&eacute;rieur &agrave; la vie des protagonistes survient&nbsp;: les tours du World Trade Center tombent, d&eacute;truisant au passage le monde financier sur lequel repose la vie d&rsquo;Alice. Despentes propose ainsi sa lecture &agrave; la sauce anticapitaliste du 11 septembre 2001, mais tr&egrave;s efficacement elle nuance son portrait. Devant l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement qui bouleverse Alice, Bruno devient subitement une pr&eacute;sence r&eacute;confortante, il lui permet de reposer ses craintes sur quelqu&rsquo;un. Confront&eacute; &agrave; un &eacute;v&eacute;nement tragique, Bruno est plus r&eacute;sistant qu&rsquo;Alice, plus apte qu&rsquo;elle &agrave; s&rsquo;adapter aux bouleversements du monde&nbsp;: &laquo;Je faisais partie des gens mal adapt&eacute;s que les situations de chaos remettaient paradoxalement en phase&raquo; (TS, p. 221) Personne n&rsquo;est pr&eacute;par&eacute; &agrave; &ecirc;tre confront&eacute; &agrave; un &eacute;v&eacute;nement, un &eacute;v&eacute;nement est toujours de trop, toujours impr&eacute;visible. Judith Butler situe bri&egrave;vement de fa&ccedil;on th&eacute;orique, dans un passage du <em>Pouvoir des mots</em> [1997], l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement traumatique et le trauma social&nbsp;:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">L&rsquo;&eacute;v&eacute;nement traumatique est une exp&eacute;rience prolong&eacute;e qui &eacute;chappe [<em>defies</em>] &agrave; la repr&eacute;sentation et la propage simultan&eacute;ment. Le trauma social prend la forme non d&rsquo;une structure qui se r&eacute;p&egrave;te m&eacute;caniquement, mais plut&ocirc;t celle d&rsquo;une suj&eacute;tion continuelle, celle de la remise en sc&egrave;ne de l&rsquo;injure par des signes qui &agrave; la fois oblit&egrave;rent et rejouent la sc&egrave;ne<a name="note13b" href="#note13a"><strong>[13]</strong></a>. </span><br /> &nbsp;</div> <p>L&rsquo;&eacute;v&eacute;nement est un ph&eacute;nom&egrave;ne, au sens philosophique, qui n&rsquo;est jamais &agrave; l&rsquo;arr&ecirc;t. Il est fuyant, comme l&rsquo;&eacute;crit Butler, et cette fuite, hors de l&rsquo;imm&eacute;diate repr&eacute;sentation, lui permet de prolonger son insaisissable bouleversement. Le d&eacute;class&eacute;, victime d&rsquo;un certain trauma social, est celui qui a r&eacute;ussi &agrave; survivre &agrave; sa mani&egrave;re aux violences de ce monde qui l&rsquo;exclut. Peut-&ecirc;tre cette exp&eacute;rience lui donne-t-elle quelque chose de plus pour tenir le coup face &agrave; une grande catastrophe ? C&rsquo;est ce que la finale de <em>Teen Spirit</em> donne &agrave; r&eacute;fl&eacute;chir. Les deux derniers romans de Despentes nous r&eacute;v&egrave;lent ainsi une v&eacute;rit&eacute; &agrave; la fois belle et horrible&nbsp;: on a besoin des marginaux, des d&eacute;class&eacute;s, pour survivre. </p> <hr /> <br /> <strong><a name="note1a" href="#note1b">[1]</a> </strong>Frederic Jameson, &laquo;Reflections in Conclusion&raquo;, in Theodor W. Adorno, Walter Benjamin, Ernst Bloch, Bertolt Brecht et Georg Luk&aacute;cs, <em>Aesthetics and Politics</em>, coll. &laquo;Radical Thinkers&raquo;, London-New York, Verso, 2007, p. 201.<strong><br /> <a name="note2a" href="#note2b">[2]</a> </strong>Au sens marxiste, la &laquo;m&eacute;diation&raquo; est le concept qui permet d&rsquo;expliquer que le sujet n&rsquo;est en contact directement avec la nature. Il n&rsquo;y a pas d&rsquo;imm&eacute;diatet&eacute; entre la conscience historique du sujet et sa position dans le monde.<strong>&nbsp; <br /> <a name="note3a" href="#note3b">[3]</a> </strong>L&rsquo;expression &laquo;petits bourgeois&raquo; est aussi tir&eacute;e du vocabulaire marxiste. Elle sert &agrave; d&eacute;signer la classe moyenne qui est plus libre que les prol&eacute;taires puisqu&rsquo;elle poss&egrave;de un certain contr&ocirc;le sur ses moyens de production, sans &ecirc;tre &laquo;propri&eacute;taire&raquo; ou &laquo;dirigent d&rsquo;entreprise&raquo; comme le bourgeois. Le p&egrave;re de Calle, par exemple, est m&eacute;decin.<br /> <a name="note4a" href="#note4b"><strong>[4]</strong></a><strong> </strong>J&rsquo;ai visionn&eacute; l&rsquo;extrait de l&rsquo;&eacute;mission en ligne &agrave; cette adresse url&nbsp;: <a href="http://www.ina.fr/art-et-culture/litterature/video/I08007295/virginie-despentes-invitee-au-cercle-de-minuit.fr.html" title="http://www.ina.fr/art-et-culture/litterature/video/I08007295/virginie-despentes-invitee-au-cercle-de-minuit.fr.html">http://www.ina.fr/art-et-culture/litterature/video/I08007295/virginie-de...</a> [consult&eacute; le 17 juin 2010]<br /> <a name="note5a" href="javascript:void(0);/*1276790150881*/"><strong>[5]</strong></a> Enfin, on le suppose en regardant l&rsquo;&eacute;mission. S&rsquo;il y a eu une h&eacute;sitation, elle fut coup&eacute;e au montage! <br /> <a name="note6a" href="#note6b"><strong>[6]</strong></a> J&rsquo;ai visionn&eacute; l&rsquo;extrait de l&rsquo;&eacute;mission en ligne &agrave; cette adresse url&nbsp;: <a href="http://fr.truveo.com/virginie-despentes-pour-la-sortie-de-son-roman/id/1846747682" title="http://fr.truveo.com/virginie-despentes-pour-la-sortie-de-son-roman/id/1846747682">http://fr.truveo.com/virginie-despentes-pour-la-sortie-de-son-roman/id/1...</a> [consult&eacute; le 17 juin 2010]<br /> <a name="note7a" href="#note7b"><strong>[7]</strong></a><strong> </strong>Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi, <em>Baise-moi</em>, France, 2000, 77 minutes.<strong> <br /> </strong><a name="note8a" href="#note8b"><strong>[8] </strong></a>Marie-H&eacute;l&egrave;ne Bourcier, qui fait de <em>Baise-moi</em> le grand film de la th&eacute;orie f&eacute;ministe queer, en r&eacute;sume efficacement l&rsquo;enjeu : &laquo; Baise moi veut dire &agrave; la fois Fuck me ! et Fuck off ! C&rsquo;est l&agrave; que r&eacute;side la prouesse du film&nbsp;: constituer une resignification op&eacute;r&eacute;e par des femmes, f&eacute;ministe et politique, qui ne fait pas l&rsquo;&eacute;conomie de la sexualit&eacute;&raquo;. Tant que le film constituera une &laquo;&nbsp;resignification &raquo; inacceptable aux yeux du monde, il continuera, selon elle, de r&eacute;sister &agrave; sa r&eacute;cup&eacute;ration. Marie-H&eacute;l&egrave;ne Bourcier, <em>Queer zones. Politiques des identit&eacute;s sexuelles, des repr&eacute;sentations et des savoirs</em>, Paris, Balland, 2001, p. 26. <strong><br /> </strong><a name="note9a" href="#note9b"><strong>[9] </strong></a>Virginie Despentes, <em>King Kong th&eacute;orie</em>, Paris, Le livre de poche, 2007 [2006], p. 97.<strong><br /> </strong><a name="note10a" href="#note10b"><strong>[10]</strong></a><strong> </strong>Le <em>Lumpenproletariat</em>, selon le terme de Marx, qu&rsquo;on traduit en fran&ccedil;ais par &laquo;sous-prol&eacute;tariat&raquo;, signifie litt&eacute;ralement en allemand&nbsp;: le prol&eacute;tariat en haillons. <strong><br /> </strong><a name="note11a" href="#note11b"><strong>[11]</strong></a><strong>&nbsp;</strong>Virginie Despentes, <em>Baise-moi</em>, Paris, J&rsquo;ai lu, 1994 [2000], p. 68.<strong><br /> </strong><a name="note12a" href="#note12b"><strong>[12]</strong></a><strong> </strong>Il s&rsquo;agit aussi d&rsquo;un conflit homme-femme. J&rsquo;ai choisi de ne pas lire le roman sous cet angle. D&rsquo;abord, bien qu&rsquo;il s&rsquo;agisse d&rsquo;un th&egrave;me tr&egrave;s important chez Despentes, elle le d&eacute;veloppe plus efficacement dans <em>Baise-moi</em>, <em>Les chiennes savantes</em> et <em>Les jolies choses</em>. Aussi, dans la version cin&eacute;matographique de <em>Bye Bye Blondie</em> qui serait actuellement en cours de tournage, Despentes a remplac&eacute; &Eacute;ric par une femme, soulignant ainsi l&rsquo;aspect secondaire du conflit homme-femme dans le r&eacute;cit.<strong><br /> </strong><a name="note13a" href="#note13b"><strong>[13]</strong></a><strong> </strong>Judith Butler, <em>Le pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif</em>, Paris, Amsterdam, 2004, p. 59. <br /> <strong> <p></p></strong> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-rassurante-presence-des-declasses#comments BOURCIER, Marie-Hélène BUTLER, Judith CALLE, Sophie Communisme Culture populaire DESPENTES, Virginie Engagement Événement Féminisme France Idéologie JAMESON, Frederic Luttes des classes MARX, Karl Marxisme Politique Sociocritique Roman Thu, 17 Jun 2010 15:20:59 +0000 Amélie Paquet 236 at http://salondouble.contemporain.info Mourir de sa belle mort http://salondouble.contemporain.info/lecture/mourir-de-sa-belle-mort <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/dufour-genevieve">Dufour, Geneviève</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/journal">Journal</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><div>Le <em>Journal</em> de Marie Uguay, paru en 2005 chez Bor&eacute;al, offre, comme d&rsquo;autres avant lui &mdash; qu&rsquo;on pense &agrave; ceux d&rsquo;Hector de Saint-Denys Garneau et d&rsquo;Hubert Aquin, pour ne nommer que ceux-l&agrave; &mdash;, une proximit&eacute; peu commune, non pas avec une repr&eacute;sentation fabul&eacute;e de l&rsquo;auteur, mais bien avec l&rsquo;auteure r&eacute;elle<span>&nbsp; </span>elle-m&ecirc;me.&nbsp;Le journal &eacute;tant une trace contextualis&eacute;e et temporelle d&rsquo;une &eacute;poque, d&rsquo;une p&eacute;riode, les &eacute;crits de Marie Uguay ne ressemblent donc pas &agrave; ceux des autres &eacute;crivains qu&eacute;b&eacute;cois, aussi diaristes (quoiqu&rsquo;en disent les rumeurs<a name="_ftnref" href="#_ftn1"><span>[1]</span></a>). Marie Uguay ne partage pas le sacr&eacute; et la pr&eacute;ciosit&eacute; de Garneau, ni la fougue violente, dense et tumultueuse d&rsquo;Aquin. Il s&rsquo;agit plus s&ucirc;rement, dans le cas de Marie Uguay, d&rsquo;une qu&ecirc;te litt&eacute;raire existentielle mue par des pr&eacute;occupations esth&eacute;tiques et sociales: la recherche d&rsquo;une &eacute;criture affranchie de ses ali&eacute;nations (comme Qu&eacute;b&eacute;coise, comme femme, comme &eacute;crivaine) et d&rsquo;une po&eacute;sie prosa&iuml;que, &eacute;l&eacute;mentaire, qui s&rsquo;&eacute;labore &agrave; partir du quotidien tangible, de ses manifestations mat&eacute;rielles. La transcendance et la v&eacute;rit&eacute; du po&egrave;me ne repr&eacute;sentent pas une fin en soi comme pour les &eacute;crivains mystiques. Uguay poursuit un projet: la r&eacute;activation du banal et de la r&eacute;alit&eacute; rudimentaire. Joli paradoxe s&rsquo;il en est un: le <em>Journal</em>, contrairement &agrave; la po&eacute;sie de l&rsquo;auteure, n&rsquo;est pas tellement un espace o&ugrave; le quotidien s&rsquo;introduit de fa&ccedil;on nette. Il est plut&ocirc;t d&eacute;vi&eacute; de son ancrage initial pour mieux &ecirc;tre transfigur&eacute; en une fresque r&eacute;flexive, le quotidien &eacute;tant davantage un tremplin qu&rsquo;un aboutissement.</div> <p>&nbsp;</p> <div>Po&egrave;te qu&eacute;b&eacute;coise connue notamment pour son texte sur C&eacute;zanne &laquo;Il existe pourtant des pommes et des oranges&raquo; (<em>L&rsquo;Outre-vie</em>, Noro&icirc;t, 1979), Marie Uguay se voue compl&egrave;tement &agrave; la conqu&ecirc;te du po&egrave;me, mais plus g&eacute;n&eacute;ralement &agrave; l&rsquo;&eacute;criture en elle-m&ecirc;me, une &eacute;criture qui &laquo;tranche nettement par rapport &agrave; la po&eacute;sie des ann&eacute;es 1970. Elle cesse d&rsquo;&ecirc;tre un soliloque ou un dialogue pour initi&eacute;s, et s&rsquo;autorise &agrave; nouveau le plaisir et la chaleur de la s&eacute;duction<a name="note2" href="#note2b">[2]</a>&raquo;. Atteinte du cancer des os &agrave; l&rsquo;&acirc;ge de vingt-deux ans puis amput&eacute;e d&rsquo;une jambe, Marie Uguay a travers&eacute; maintes &eacute;preuves alors qu&rsquo;elle venait &agrave; peine de publier son premier recueil de po&egrave;mes, <em>Signe et rumeur,</em> en 1976 aux &eacute;ditions du Noro&icirc;t (le recueil fut d&rsquo;abord accept&eacute; chez Gallimard, mais le projet &eacute;choua &agrave; la suite de la publication au Noro&icirc;t). Le <em>Journal</em> s&rsquo;amorce sur ce pivot, au moment o&ugrave; elle vient tout juste de subir son amputation: &laquo;15 novembre 1977. Premi&egrave;re neige ce matin sur mon corps mutil&eacute;, parcelles silencieuses de la mort. Je suis couch&eacute;e sous des bancs de glaces ce matin. La neige m&rsquo;est d&rsquo;une tristesse infinie et sereine.&raquo; (<em>Journal</em>, p. 17)</div> <p>&nbsp;</p> <div>C&rsquo;est donc &agrave; cette &eacute;poque que Marie Uguay entame l&rsquo;&eacute;criture de ses cahiers (qu&rsquo;elle poursuivra jusqu&rsquo;&agrave; sa mort en 1981). Son compagnon St&eacute;phan Kovacs remaniera des ann&eacute;es plus tard l&rsquo;ensemble de ces textes pour en faire, ultimement, une publication en dix cahiers. Plusieurs ann&eacute;es s&eacute;parent la mort de la po&egrave;te et la diffusion de son journal. En sa qualit&eacute; d&rsquo;&oelig;uvre intime, le <em>Journal</em> de Marie Uguay n&rsquo;expose pas seulement les tumultes de l&rsquo;&eacute;criture; il met &eacute;galement au jour une passion amoureuse maintenue secr&egrave;te pour son m&eacute;decin, Paul. St&eacute;phan Kovacs mentionne d&rsquo;ailleurs subtilement, en introduction, quel travail d&eacute;licat qu&rsquo;a repr&eacute;sent&eacute; la restructuration de ces cahiers renfermant une part de confidences&nbsp;troublantes: &laquo;Beaucoup d&rsquo;ann&eacute;es se sont &eacute;coul&eacute;es depuis le d&eacute;c&egrave;s de Marie Uguay; ce temps &eacute;tait sans doute n&eacute;cessaire pour accueillir avec plus d&rsquo;objectivit&eacute; cette part occulte de sa vie, ce tragique intime&raquo; (14). C&rsquo;est &agrave; lui que l&rsquo;on doit le travail d&rsquo;assemblage et d&rsquo;&eacute;lagage qu&rsquo;implique une &oelig;uvre aussi personnelle, laiss&eacute;e en suspend depuis la mort de l&rsquo;&eacute;crivaine.</div> <div><span style="font-family: Arial;">&nbsp;</span></div> <div><span style="color: #808080;"><strong>Reformuler l&rsquo;intime</strong></span><strong> <p></p></strong></div> <div>Contrairement &agrave; ce que l&rsquo;on pourrait croire d&rsquo;embl&eacute;e, en raison de la souffrance physique affront&eacute;e, les textes du <em>Journal</em> ne suintent pas la douleur et les sanglots. Certes les premiers moments de l&rsquo;&oelig;uvre sont empreints de cette &eacute;preuve que repr&eacute;sente l&rsquo;amputation, mais cet &eacute;cueil est rapidement remplac&eacute; par d&rsquo;autres, pour l&rsquo;heure plus pr&eacute;occupants pour l&rsquo;&eacute;crivaine&nbsp;: le d&eacute;sir du po&egrave;me et le d&eacute;sir amoureux. J&rsquo;emploie le terme &laquo;&eacute;cueils&raquo; puisque tant le po&egrave;me que l&rsquo;amour sont &eacute;lev&eacute;s au rang des combats quotidiens. Alors que la po&eacute;sie de Uguay prend appui sur la mat&eacute;rialit&eacute; du r&eacute;el &mdash; &laquo;[La po&eacute;sie] est &eacute;minemment de ce monde, et je pense que les aspects les plus palpables du r&eacute;el forment le lieu privil&eacute;gi&eacute; de ses investigations&raquo; (183) &mdash;, le <em>Journal</em> pour sa part ne fait pas la recension des gestes anodins et ne convoque pas le monde prosa&iuml;que. Il s&rsquo;agit v&eacute;ritablement d&rsquo;un carnet d&rsquo;&eacute;criture o&ugrave; l&rsquo;on interroge l&rsquo;appr&eacute;hension du monde, la composition du po&egrave;me, l&rsquo;impossibilit&eacute; d&rsquo;&eacute;crire, et o&ugrave; l&rsquo;on travaille &agrave; des &eacute;bauches de roman (dont un qui aurait eu pour titre <em>Ma&icirc;tre et paria</em>). Y est m&ecirc;me &eacute;nonc&eacute;e l&rsquo;id&eacute;e de transformer &eacute;ventuellement le journal en une &oelig;uvre romanesque: &laquo;&nbsp;Nul ne doit lire ces lignes, elles serviront peut-&ecirc;tre plus tard &agrave; un roman&nbsp;&raquo; (19). L&rsquo;&eacute;criture, comme objet de r&eacute;flexion, est la mati&egrave;re premi&egrave;re de ces cahiers, &agrave; tel point que l&rsquo;actualit&eacute; et le monde du dehors en sont presque compl&egrave;tement &eacute;vacu&eacute;s, &agrave; quelques exceptions pr&egrave;s: le r&eacute;f&eacute;rendum de 1980 fait l&rsquo;objet de deux entr&eacute;es et la mort de Sartre est &eacute;voqu&eacute;e sur quelques lignes. Autre signe de la pr&eacute;sence du monde ext&eacute;rieur: des extraits de correspondance ont &eacute;t&eacute; joints au reste &mdash; ces lettres sont, qui plus est, r&eacute;dig&eacute;es avec une &eacute;gale po&eacute;sie:</div> <div class="rteindent1"><span style="color: #808080;">Ma ch&egrave;re douce, J&rsquo;ai renou&eacute; avec la po&eacute;sie ce soir. Je ne t&rsquo;apprendrai rien &agrave; te dire qu&rsquo;elle est l&rsquo;extr&ecirc;me de la clart&eacute;, le basculement vers l&rsquo;indicible, l&rsquo;obscur. [&hellip;] Tous les lieux-dits de mon amour se sont concentr&eacute;s en une seule &eacute;pop&eacute;e lyrique, celle d&rsquo;un vieux m&eacute;decin enterr&eacute; dans le ventre d&rsquo;une femme. [&hellip;] J&rsquo;ai renou&eacute; avec la po&eacute;sie la plus &eacute;l&eacute;mentaire, celle de l&rsquo;oubli avec le soir le plus diffus, celui des rayonnements tendres du noir. (130)</span></div> <div>&nbsp;</div> <div>Ces occurrences sont les quelques indices qui relient l&rsquo;&eacute;crivaine &agrave; son &eacute;poque, avec le monde social &mdash; sans compter la nomenclature des jours qui chapeaute chaque texte. Comme je l&rsquo;ai &eacute;voqu&eacute; plus t&ocirc;t, le monde selon Marie Uguay transite par une exp&eacute;rimentation personnelle et ph&eacute;nom&eacute;nologique du r&eacute;el. C&rsquo;est une mani&egrave;re, en fait, de s&rsquo;introduire en lui, de le faire sien malgr&eacute; sa r&eacute;sistance premi&egrave;re,&nbsp;comme elle le formule dans les <em>Entretiens</em> r&eacute;alis&eacute;s par Jean Royer: &laquo;Je ne me suis jamais int&eacute;gr&eacute;e &agrave; la r&eacute;alit&eacute;<a name="#_ftn3"><span>[3]</span></a>&raquo;; &laquo;L&rsquo;&eacute;criture me met au monde<a name="_ftnref" href="#_ftn4"><span>[4]</span></a>&raquo;; &laquo;La po&eacute;sie est peut-&ecirc;tre la recherche d&rsquo;un absolu tr&egrave;s humble. Un absolu non m&eacute;taphysique mais qui cherche au contraire &agrave; fixer les choses de la vie de tous les jours<a name="_ftnref" href="#_ftn5"><span>[5]</span></a>&raquo;. Peu &agrave; peu, le fondement de ce sentiment de marginalit&eacute; se d&eacute;place: ce n&rsquo;est plus tant le r&eacute;el dans sa globalit&eacute; qui pose probl&egrave;me mais plut&ocirc;t le statut de femme.</div> <div>&nbsp;</div> <div><span style="color: #808080;"><strong>Le seuil marginal du corps</strong></span><strong> <p></p></strong></div> <div>C&rsquo;est le fait d&rsquo;&ecirc;tre n&eacute;e femme, pour Marie Uguay, qui cause la frustration et rend difficile l&rsquo;affranchissement. Le d&eacute;chirement se consolide dans un lieu: le corps, &laquo;seule preuve de l&rsquo;existence (de son existence au monde)&raquo; (302). Il s&rsquo;exprime de deux mani&egrave;res: le corps-ali&eacute;nant (celui qui est soumis &agrave; ses d&eacute;sirs, domin&eacute; par eux) et le corps-jouissance (celui qui cultive les pulsions de chair, les exploite &agrave; bon escient pour en extraire le potentiel de cr&eacute;ation):</div> <div class="rteindent1"><span style="color: #808080;">Je suis scind&eacute;e, une partie de moi cherche &agrave; se valoriser par l&rsquo;amour d&rsquo;un homme qu&rsquo;elle a choisi prestigieux, et une autre est fi&egrave;re d&rsquo;elle et de ses capacit&eacute;s et s&rsquo;aime pour elle-m&ecirc;me. C&rsquo;est-&agrave;-dire en moi la femme et l&rsquo;individu. L&rsquo;individu est cr&eacute;ateur et libre, la femme est insatisfaite et d&eacute;pendante. De la femme vient un &eacute;ternel d&eacute;sir maladroit et autodestructeur, de l&rsquo;individu, le plaisir. Et l&rsquo;individu cherche sans cesse &agrave; r&eacute;cup&eacute;rer cette femme par l&rsquo;&eacute;criture, faire de cette ali&eacute;nation un lieu de cr&eacute;ation. J&rsquo;&eacute;cris pour ne pas &ecirc;tre d&eacute;truite par moi-m&ecirc;me. (50) <p></p></span></div> <div>Elle parle &agrave; plusieurs reprises d&rsquo;ali&eacute;nation pour d&eacute;signer ce d&eacute;chirement qui l&rsquo;habite:</div> <div class="rteindent1"><span style="color: #808080;">Rien ne m&rsquo;emp&ecirc;chera d&rsquo;aller au bout de mes ali&eacute;nations, car c&rsquo;est pour moi la meilleure fa&ccedil;on d&rsquo;en revenir, de les transgresser, et de voir surgir, au-del&agrave;, l&rsquo;individu et la femme r&eacute;unis ensemble dans la cr&eacute;atrice. (50) <p></p></span></div> <div>Ce corps-ali&eacute;nant est certainement celui qui la torture le plus. Une v&eacute;ritable lutte s&rsquo;instaure entre la volont&eacute; d&rsquo;atteindre Paul et d&rsquo;&eacute;crire une po&eacute;sie satisfaisante, et l&rsquo;impossible r&eacute;alisation de ces d&eacute;sirs, le d&eacute;sir se caract&eacute;risant d&rsquo;ailleurs par cette fuite incessante de l&rsquo;objet convoit&eacute;. Cette lutte est personnifi&eacute;e par Paul, le m&eacute;decin de Marie Uguay qui l&rsquo;accompagne presque jusqu&rsquo;&agrave; la fin de ses traitements. Il demeure la manifestation la plus tangible du combat que m&egrave;ne l&rsquo;&eacute;crivaine pour rester en vie, qu&ecirc;te intimement li&eacute;e &agrave; une autre, celle d&rsquo;assouvir le d&eacute;sir amoureux.</div> <div>&nbsp;</div> <div><span style="color: #808080;"><strong>Le d&eacute;sir, ce pharmakon</strong></span><strong> <p></p></strong></div> <div>M&eacute;decin mais &eacute;galement homme mari&eacute; et p&egrave;re de famille, Paul est l&rsquo;un des personnages les plus marquants du <em>Journal</em>. Il est celui par lequel le discours transite sans cesse, sorte de filtre vorace et douloureux qui mine et anime &agrave; la fois l&rsquo;univers de l&rsquo;&eacute;crivaine:&nbsp;&laquo;J&rsquo;aime jusqu&rsquo;&agrave; l&rsquo;an&eacute;antissement de toutes limites, et je voudrais aimer avec une d&eacute;sinvolture sauvage, avec une aisance primesauti&egrave;re, aimer avec la seule certitude qu&rsquo;un jour tout s&rsquo;accomplira et chaque instant serait une mesure de lumi&egrave;re, un renforcement de ma solitude, tout serait utile.&raquo; (140) La d&eacute;chirure est pleinement int&eacute;gr&eacute;e, v&eacute;cue comme telle, et en cela se rapproche du concept platonicien de &laquo;pharmakon&raquo;, &laquo;qui signifie quelque chose comme une drogue, &agrave; la fois rem&egrave;de et poison&raquo;<a name="_ftnref" href="#_ftn6"><span>[6]</span></a>. Cette notion appartient &agrave; l&rsquo;implicite du texte de Marie Uguay. Elle se mat&eacute;rialise fr&eacute;quemment dans le texte: la po&egrave;te a besoin de l&rsquo;agitation que suscite le d&eacute;sir amoureux, mais cette passion impossible la ronge et rend l&rsquo;&eacute;criture difficile. Le d&eacute;sir est responsable de l&rsquo;ali&eacute;nation, du d&eacute;sespoir, mais il est &eacute;galement la pierre angulaire de sa po&eacute;sie. C&rsquo;est par lui que le monde arrive:</div> <div class="rteindent1"><span style="color: #808080;">D&rsquo;o&ugrave; vient donc ce d&eacute;sespoir du d&eacute;sir qui nous fait regretter sans cesse et poursuivre sans cesse? Les choses apparaissent et s&rsquo;effacent d&rsquo;elles-m&ecirc;mes. [&hellip;] Et moi je suis devant un homme, &eacute;tonn&eacute;e, fascin&eacute;e comme devant un corps inalt&eacute;rable et soumis aux fontaines, aux ab&icirc;mes. L&rsquo;obscurit&eacute; qui occupe tous les hommes multiplie en elle toutes mes pens&eacute;es. Mon d&eacute;sir interpr&egrave;te toujours l&rsquo;homme qui se tient devant moi. Que le d&eacute;sir est long et saisonnier, en lui bat le c&oelig;ur mat&eacute;riel du monde, l&rsquo;instant puissant, tous les signifiants possibles et impossibles. On approche toujours le d&eacute;sir par ellipses. Il nous parle en permanence de nous-m&ecirc;me. Tous les paysages de la terre lui ressemblent. (195)</span></div> <div>&nbsp;</div> <div>Puis &agrave; mesure que le texte s&rsquo;&eacute;crit, le corps, sorte de courroie de transmission d&rsquo;o&ugrave; tout part et s&rsquo;ach&egrave;ve, devient peu &agrave; peu transparent et se pr&eacute;pare &agrave; dispara&icirc;tre compl&egrave;tement.</div> <div>&nbsp;</div> <div><span style="color: #808080;"><strong>S&rsquo;acheminer vers sa fin <p></p></strong></span><strong>&nbsp;</strong></div> <div>L&rsquo;ardeur n&rsquo;est plus la m&ecirc;me devant la maladie et la mort. La fatigue s&rsquo;installe. Les diagnostics de m&eacute;tastases ponctuent ses derni&egrave;res ann&eacute;es de vie. Entre le d&eacute;but et la fin du <em>Journal</em>, soit entre 1976 et 1981, Marie Uguay est hospitalis&eacute;e plusieurs fois pour subir des traitements de chimioth&eacute;rapie; la mort revient constamment la terroriser:</div> <div class="rteindent1"><span style="color: #808080;">Il y a trois jours Paul m&rsquo;annon&ccedil;ait une tumeur canc&eacute;reuse au poumon. Il est confiant d&rsquo;en venir &agrave; bout. Tout est devenu si pr&eacute;cieux et si fragile &agrave; la fois. Tout semblait accourir vers moi sans arriver &agrave; m&rsquo;atteindre vraiment. Le beau visage de Paul, la douceur de l&rsquo;air, l&rsquo;agitation des rues. J&rsquo;ai march&eacute; longtemps seule, d&eacute;bord&eacute;e par un trop-plein d&rsquo;amour et par une peur grandissante. La stupeur m&rsquo;a paralys&eacute;e, il n&rsquo;y avait m&ecirc;me plus de po&egrave;mes pour assoupir ma peine. (196)</span></div> <div>&nbsp;</div> <div>Peu &agrave; peu, le corps se m&eacute;tamorphose, s'alanguit, alors qu&rsquo;il a &eacute;t&eacute; jusque-l&agrave; le seuil f&eacute;brile par lequel advenait le d&eacute;sir de l&rsquo;autre, le d&eacute;sir du monde. Elle tente de se ressaisir:&nbsp;</div> <div class="rteindent1"><span style="color: #808080;">J&rsquo;ai si peu d&rsquo;espoir. Je dois penser au jour le jour. Chaque jour est un d&eacute;sir &agrave; r&eacute;soudre, une pens&eacute;e &agrave; absoudre, qui m&rsquo;entra&icirc;nent vers la non-pr&eacute;sence au monde et aux choses. Je vis trop dans un r&ecirc;ve. Je dois me forcer de me maintenir en acte de pr&eacute;sence. Investir le r&eacute;el par les capacit&eacute;s informatives de mon &ecirc;tre, apprendre &agrave; respirer. (294)</span></div> <div>&nbsp;</div> <div>Mais malgr&eacute; cette volont&eacute; de se recentrer sur l&rsquo;espoir, le corps s&rsquo;abolit de lui-m&ecirc;me graduellement. Le corps &eacute;chappe &agrave; toute pr&eacute;hension et annonce la fin&nbsp;pr&eacute;sag&eacute;e: &laquo;Je n&rsquo;esp&egrave;re rien ou si peu. C&rsquo;est si vague et si monotone. Je prendrais par milliers des photos de moi pour me convaincre que j&rsquo;ai un visage, un corps. Dans ce monde, je n&rsquo;ai ni signification ni r&eacute;alit&eacute;. Je n&rsquo;existe &agrave; partir de rien ni personne. Je n&rsquo;ai pas de place &agrave; moi, ni de royaume, ni de secret.&raquo; (289) T&eacute;moignant de cet affaiblissement, les derniers cahiers (sans titre quant &agrave; eux)<span class="msoIns"><ins datetime="2010-04-20T10:55" cite="mailto:Pierre-Luc%20Landry"> </ins></span>offrent des textes moins fournis, de plus en plus espac&eacute;s dans le temps, empreints d&rsquo;un d&eacute;sespoir r&ecirc;che et dur. L&rsquo;&eacute;crivaine sombre lentement avec la crainte de laisser une &oelig;uvre mineure, sans int&eacute;r&ecirc;t. Elle redoute l&rsquo;oubli, la derni&egrave;re et v&eacute;ritable diffraction de soi: &laquo;Cette &oelig;uvre si m&eacute;diocre qui ne peut justifier aucune pr&eacute;sence sur terre. Cette &oelig;uvre qui ira mourir dans le grand silence de mes art&egrave;res. &OElig;uvre insignifiante et imb&eacute;cile. Poursuite du po&egrave;me exact, conscient et musical, alors que je suis aveugle et sourde.&raquo; (308)</div> <div>&nbsp;</div> <div>Une peur visc&eacute;rale de s&rsquo;ab&icirc;mer dans l&rsquo;oubli tenaille Marie Uguay. Or quatre &oelig;uvres seront &eacute;labor&eacute;es &agrave; partir de ce carnet d&rsquo;&eacute;criture: le <em>Journal,</em> et ses derniers textes po&eacute;tiques publi&eacute;s de fa&ccedil;on posthume: <em>Po&egrave;mes en marge</em>, <em>Po&egrave;mes en prose</em> et <em>Autoportraits</em>. M&acirc;tin&eacute;es de plusieurs univers textuels &agrave; la fois, ces &oelig;uvres ont &eacute;t&eacute; &eacute;crites en parall&egrave;le. <em>Autoportraits,</em> appareil po&eacute;tique en prose auquel s&rsquo;est consacr&eacute;e Marie Uguay, repr&eacute;sente le dernier grand droit de l&rsquo;&eacute;crivaine. Y est investi le rapport &agrave; soi, sa repr&eacute;sentation. Comme le <em>Journal</em> le propose dans une version plus longue, ces multiples autoportraits d&eacute;peignent une &eacute;crivaine aux interrogations nombreuses, aux d&eacute;sirs multiples, confront&eacute;e &agrave; une conscience aigu&euml; et exigeante d&rsquo;elle-m&ecirc;me et de sa fin: &laquo;Maintenant je marche au dedans de moi / je suis seule inond&eacute;e d&rsquo;une p&acirc;le clart&eacute; l&eacute;g&egrave;rement fauve / maintenant je suis seule &agrave; jamais&raquo;<a name="_ftnref" href="#_ftn7"><span>[7]</span></a>.</div> <div>Il demeure difficile de situer l&rsquo;&oelig;uvre dans un contexte contemporain puisque l&rsquo;&eacute;laboration du <em>Journal</em> de Marie Uguay comprend deux phases chronologiquement distinctes: il fut d&rsquo;abord r&eacute;dig&eacute; dans les ann&eacute;es quatre-vingt puis annot&eacute; et publi&eacute; en 2005. Qui plus est, deux personnes y ont travaill&eacute;: l&rsquo;auteure et son compagnon jouant ici le r&ocirc;le d&rsquo;&eacute;diteur critique. Les singularit&eacute;s du texte &ndash; introspectif, r&eacute;flexif, litt&eacute;raire &ndash; sont directement li&eacute;es au statut du texte comme tel et au statut de po&egrave;te de son auteure; il va donc aller de soi qu&rsquo;un journal d&rsquo;&eacute;crivain repose sur l&rsquo;intimit&eacute;, la litt&eacute;rature et l&rsquo;&eacute;criture. En cela, le <em>Journal</em> de Marie Uguay ne se distingue pas tellement des textes de ce genre, ni m&ecirc;me des textes de la litt&eacute;rature contemporaine &ndash; davantage ax&eacute;s sur l&rsquo;individu, le rapport &agrave; soi, l&rsquo;introspection, l&rsquo;autor&eacute;flexion. En fait, c&rsquo;est plut&ocirc;t le moment de la publication du <em>Journal</em> qui nous m&egrave;ne &agrave; interroger le statut de l&rsquo;&oelig;uvre dans le champ litt&eacute;raire qu&eacute;b&eacute;cois. Plus de vingt ans s&eacute;parent la fin de l&rsquo;&eacute;criture du <em>Journal</em> et sa parution aux &eacute;ditions du Bor&eacute;al. Il est vrai que le remaniement du texte est un travail consid&eacute;rable qui n&eacute;cessite du temps et de l&rsquo;investissement. Or, ne pourrait-on pas y voir un indice quant &agrave; la nature du champ litt&eacute;raire qu&eacute;b&eacute;cois contemporain? Le milieu litt&eacute;raire qu&eacute;b&eacute;cois accueille depuis peu les &oelig;uvres intimes. L&rsquo;&eacute;criture diaristique n&rsquo;a pas toujours re&ccedil;u un accueil favorable &agrave; cause de son statut litt&eacute;raire ambigu. Les lieux dits litt&eacute;raires, et c&rsquo;est l&agrave; la particularit&eacute; de la litt&eacute;rature contemporaine (et non pas seulement de la litt&eacute;rature qu&eacute;b&eacute;coise), ont subi un d&eacute;placement; l&rsquo;institution int&egrave;gre depuis les ann&eacute;es quatre-vingt des &eacute;crits jadis non reconnus, qu&rsquo;on pense &agrave; la paralitt&eacute;rature (le fantastique, la science-fiction, le merveilleux, le n&eacute;o-fantastique, le r&eacute;alisme magique), ou &agrave; litt&eacute;rature dite de masse (le roman historique, l&rsquo;autobiographie, la biographie). La litt&eacute;rature intime (les journaux, les correspondances, les carnets d&rsquo;&eacute;criture) s&rsquo;inscrit dans cette mouvance contemporaine qui fait de l&rsquo;institution le lieu non pas d&rsquo;une r&eacute;sistance, mais plut&ocirc;t d&rsquo;une ouverture, un lieu d&eacute;cloisonn&eacute; de ses r&eacute;ticences pass&eacute;es concernant, dans ce cas-ci, la litt&eacute;rarit&eacute; d&rsquo;une &oelig;uvre. Le <em>Journal</em> de Marie Uguay semble donc favoris&eacute; par cette modification du champ de la litt&eacute;rature nous permettant, certes de lier l&rsquo;&oelig;uvre &agrave; la litt&eacute;rature contemporaine, mais &eacute;galement de repenser la litt&eacute;rarit&eacute; du texte et la pudeur qu&rsquo;on affiche envers les &oelig;uvres personnelles. Le discours critique reste d&rsquo;ailleurs assez discret &agrave; ce sujet, nomm&eacute;ment l&rsquo;<em>Histoire de la litt&eacute;rature qu&eacute;b&eacute;coise </em>(Biron, Dumont, Nardout-Lafarge) dans laquelle le journal ne figure pas en tant que cat&eacute;gorie, ni m&ecirc;me en tant que sous-cat&eacute;gorie. Le faible int&eacute;r&ecirc;t des &eacute;tudes litt&eacute;raires ne d&eacute;signe toutefois en rien la non-pertinence de ces &oelig;uvres.</div> <div> <div>&nbsp;</div> <hr /> <div>&nbsp;</div> <div id="ftn"> <div><a name="_ftn1" href="#_ftnref">[1]</a><span style="font-family: Arial;"> Myl&egrave;ne Durand, &laquo; Marie Uguay et Saint-Denys Garneau, au bord du vide &raquo;, <em>Conserveries m&eacute;morielles</em> [En ligne] </span><a title="http://cm.revues.org/453" href="http://cm.revues.org/453"><span style="font-family: Arial;">http://cm.revues.org/453</span></a><span style="font-family: Arial;"> (Consult&eacute; le 30 mai 2010). <p><a name="note2b" href="#note2">[2]</a> Michel Biron, Fran&ccedil;ois Dumont et &Eacute;lizabeth Nardout-Lafarge, &laquo;La po&eacute;sie et la fiction intimistes&raquo;, dans <em>Histoire de la litt&eacute;rature qu&eacute;b&eacute;coise</em>, Montr&eacute;al, &Eacute;ditions Bor&eacute;al, 2007, p. 605-606.</p></span></div> </div> <div id="ftn"> <div><span style="font-family: Arial;"> <br /> </span></div> </div> <div id="ftn"> <div><a name="_ftn3" href="#_ftnref"><span style="font-family: Arial;">[3]</span></a><span style="font-family: Arial;"> Jean Royer, <em>Entretiens</em>, Montr&eacute;al, &Eacute;ditions du Silence, 1983, p. 19. <p></p></span></div> </div> <div id="ftn"> <div><a name="_ftn4" href="#_ftnref"><span style="font-family: Arial;">[4]</span></a><span style="font-family: Arial;"> <em>Ibid</em>., p. 22. <p></p></span></div> </div> <div id="ftn"> <div><a name="_ftn5" href="#_ftnref"><span style="font-family: Arial;">[5]</span></a><span style="font-family: Arial;"> <em>Ibid</em>., p. 26. <p></p></span></div> </div> <div id="ftn"> <div><a name="_ftn6" href="#_ftnref"></a><a name="_ftn6" href="#_ftnref"><span style="font-family: Arial;">[6]</span></a><span style="font-family: Arial;"> Jacqueline Lagr&eacute;e,&nbsp;&laquo;&nbsp;<em>Le pharmakon</em>&nbsp;&raquo;, <em>Cours de philosophie de l&rsquo;Universit&eacute; de Rennes</em>, [En ligne] </span><a title="http://www.med.univ-rennes1.fr/etud/pharmaco/pharmakon.htm" href="http://www.med.univ-rennes1.fr/etud/pharmaco/pharmakon.htm"><span style="font-family: Arial;">http://www.med.univ-rennes1.fr/etud/pharmaco/pharmakon.htm</span></a><span style="font-family: Arial;"> (Consult&eacute; le 15 mai 2010). <p></p></span></div> </div> <div id="ftn"> <div><a name="_ftn7" href="#_ftnref"></a><a name="_ftn7" href="#_ftnref"><span style="font-family: Arial;">[7]</span></a><span style="font-family: Arial;"> Marie Uguay, <em>Autoportraits</em>, Montr&eacute;al, Bor&eacute;al compact, 2005, p. 303.</span><span style="font-size: 10pt;">&nbsp;</span></div> </div> </div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/mourir-de-sa-belle-mort#comments Archives BIRON, DUMONT et NARDOUT-LAFARGE Expérience Féminisme Identité Journaux et carnets LAGRÉE, Jacqueline Mort Obsession Québec Quotidien Représentation de la sexualité Représentation du corps ROYER, Jean UGUAY, Marie Poésie Mon, 31 May 2010 14:16:51 +0000 Geneviève Dufour 226 at http://salondouble.contemporain.info Les condamnées http://salondouble.contemporain.info/lecture/les-condamnees <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/paquet-amelie">Paquet, Amélie </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/maladie-ou-femmes-modernes-comme-une-piece">Maladie ou Femmes modernes : comme une pièce</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="padding-left: 150px;"><span>All the best people have bad chest and bone disease! It's all frightfully romantic!&nbsp;<br /></span>Juliet dans&nbsp;<em>Heavenly Creatures</em>&nbsp;<a name="note1"></a><a href="#note1a">[1]</a></p> <p>&nbsp;</p> <p>La pièce de théâtre d’Elfriede Jelinek, <em>Maladie ou Femmes modernes: comme une pièce</em><span>, s’ouvre sur un couple: une infirmière-vampire et un médecin. Emily et le docteur Heidkliff sont à la veille de leur mariage. Emily, qui a dans le corps «<em>un ou deux pieux, le long desquels coule un peu de sang</em>» (p.13), discute tranquillement avec son futur époux, lorsque l’infirmière est appelée au chevet de Carmilla, une femme sur le point d’accoucher. Cette dernière a déjà cinq enfants avec son mari, le conseiller financier Benno Mabullpitt. Carmilla meurt pendant l’accouchement. Benno ne paraît pas s’intéresser à la mort de sa femme, il n’a de yeux que pour son bébé qui vient de naître, à propos duquel l’infirmière dit qu’«il n’est vraiment pas complet» (p.30). La femme morte, Carmilla, qui n’a étrangement pas perdu la capacité de parler, n’intéresse peut-être plus son mari, mais elle attire de plus en plus l’infirmière-vampire qui prend soin de son cadavre. Emily lui dit: «Vous me plaisez même morte. Vous me plaisez beaucoup. […] Vous me faites à moitié perdre la tête!» (p.31) Benno tente d’attirer l’attention d’Emily et de lui montrer que le nouveau-né est normal&nbsp;: «Il est parfaitement dans la norme autrichienne» (p.32). Rien n’y fait. Emily est trop occupée à contempler le cou appétissant de Carmilla<a name="note2" href="#note2b">[2]</a>;</span><span>&nbsp;elle se penche d’ailleurs sur celui-ci pour le croquer. D’un côté de la scène, Benno admire et vante son enfant, pendant qu’Emily et Carmilla se dévorent l’une et l’autre. Littéralement! Le texte de la pièce indique en didascalie&nbsp;: «<em>Les femmes ne s’occupent pas de lui, occupées qu’elles sont à se mordre, enchevêtrées</em>» (p.37)<em>.</em></span><span><em>&nbsp;</em><br /> </span></p> <p>&nbsp;</p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span style="color: #808080;"><span><strong>Un bain de sang</strong></span></span></span><span><strong>&nbsp;</strong></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span>De plus en plus disponible en français grâce au travail de traduction entrepris par&nbsp; les éditions de l’Arche, le théâtre d’Elfriede Jelinek<a name="note3" href="#note3b">[3]</a></span></span><span style="font-family: Tahoma;"><span>&nbsp;est reconnu pour sa complexité langagière, une complexité langagière bien impossible à rendre entièrement en traduction. Jelinek entremêle, à sa façon, les niveaux de langage. <em>Maladie ou Femmes modernes</em>, publiée en allemand en 1987, a été traduite en français pour la première fois en 2001. Même si l’édition française ne commente pas dans le détail l’utilisation de la langue allemande et des expressions autrichiennes si particulière de Jelinek<a name="note4" href="#note4b">[4]</a></span></span><span style="font-family: Tahoma;"><span>, des notes des traducteurs retracent néanmoins les passages de la pièce où Jelinek s’approprie de grandes citations ou des citations populaires qui se confondent au reste du texte. Au tout début de la pièce, Jelinek dissimule une réplique du <em>Faust</em> [1808] de Goethe: «Blut ist ein ganz besonderer Saft» (Le sang est un suc tout particulier). C’est le docteur Heidkliff, le futur mari d’Emily, qui prononce cette phrase de Faust adressée à Méphistophélès lorsque ce dernier lui demande de signer avec son sang pour conclure leur accord : «Comment se fait-il que sans cesse des réserves de sang disparaissent de mon florissant cabinet? À croire que quelqu’un littéralement les boit. Le sang est un suc particulier. Qui vous titille joliment le poireau.» (p.17) La citation de Goethe est utilisée ici dans un contexte parodique. Le docteur Heidkliff, un peu niais, n’a pas encore compris que sa fiancée vampire n’est avec lui que pour profiter des réserves de sang de son cabinet. Chez Goethe, le sang est «un suc particulier» qui va sceller à jamais la terrible alliance entre Faust et Méphistophélès. Chez Jelinek, le sang est «un suc particulier» qui permet de maintenir en vie la créature maléfique qu’est Emily. Le sang est aussi le fluide d’où provient la maladie, il est tout autant dans la pièce le véhicule du mal qui ronge Emily que celui qui permet sa survie. Jelinek conserve, à sa manière, le sens que le sang avait dans la pièce de Goethe&nbsp;: il est le dépositaire de la condamnation<a name="note5" href="#note5b">[5]</a>.</span></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span>Le sang est un élément scénique important dans la pièce. Après la transformation de Carmilla en vampire dans la quatrième scène de la première partie, elle se réveille et se rue sur ses enfants. Ils seront joués sur scène, comme nous l’indiquent les didascalies, par des acteurs adultes sur des patins à roulettes qui tournoient autour des personnages. Les enfants se sauvent, mais Carmilla parvient à en attraper un. Elle le mord et s’abreuve de son sang. Les didascalies insistent sur l’abondance de sang sur scène: </span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-left: 72pt; text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span style="color: #808080;"><span><em>Carmilla se désintéresse de son sang et, se pourléchant les lèvres, où perlent encore quelques gouttelettes de sang, vient sur le devant de la scène. Elle sourit d’un air appliqué et, sifflant entre ses dents. </em></span><span>[…]<em>&nbsp;Celui dont Carmilla a bu le sang reste allongé par terre, dans l’indifférence générale. Il gît dans une flaque de sang. </em></span><span>(p.46)</span></span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span>On n’est pourtant pas dans un théâtre d’horreur, on ne cherche pas à créer une atmosphère angoissante. Bien au contraire, si la pièce dégage quelque chose d’inquiétant, ce n’est pas à cause du sang, mais en raison de l’absence de réaction des personnages. Le dramaturge est-allemand Heiner Müller, auteur de <em>Hamlet-machine </em>[1979], a dit au sujet du théâtre de Jelinek: «Ce qui m’intéresse dans les textes d’Efriede Jelinek est la résistance qu’ils opposent au théâtre tel qu’il est<a name="note6" href="#note6b">[6]</a></span></span><span style="font-family: Tahoma;"><span>» (p.3). Dans <em>Maladie ou Femmes modernes, </em>le texte de Jelinek est en lutte contre le théâtre lui-même<a name="note7" href="#note7b">[7]</a></span></span><span style="font-family: Tahoma;"><span>, en raison du «&nbsp;désordre » qui règne sur la scène imaginée par l’écrivaine. La pièce est plus déstabilisante dans sa forme souvent confuse ou ambiguë pour son lecteur ou son spectateur que dans son contenu parfois dérangeant. Le sous-titre de la pièce l’indique «Comme une pièce», en allemand «<em>Wie ein Stück</em>», introduit l’idée qu’il ne s’agit peut-être pas exactement d’une pièce. C’est à tout le moins un texte qui tente de l’être ou qui fait comme s’il l’était. Jelinek joue avec cette impression de résistance qui se dégage de son théâtre; elle s’inscrit dans une tradition théâtrale forte et partage maintes préoccupations dramaturgiques, des préoccupations politiques et sociales notamment, avec les écrivains de l’Allemagne de l’Est: Bertolt Brecht, Heiner Müller, Botho Strau</span><span>ß<a name="note8" href="#note8b">[8]</a></span></span><span style="font-family: Tahoma;"><span>. </span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span style="color: #808080;"><span><strong>La maladie des vampires</strong></span></span></span><span><strong>&nbsp;</strong></span><span style="font-family: Tahoma;"><span>&nbsp;</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span>Même si les personnages semblent indifférents aux agissements des vampires, dans la cinquième scène de la première partie, le docteur Heidkliff questionne directement le comportement d’Emily: «Boire du sang est une marotte en soi tout à fait charmante. Mais où est le bien là-dedans? Tu ne fais qu’épouvanter tes supporters!» (p.49). Elle lui répond ces phrases plutôt énigmatiques qui laissent croire à un certain regret, comme si elle désirait réellement être une autre qu’elle-même: «J’aimerais tant, rien qu’une fois, en me regardant dans la glace, voir autre chose à travers moi. Malheureusement ça m’est refusé. Merci.» (p.49) Plus loin, elle ridiculise ses regrets en disant qu’elle aimerait seulement se faire revamper ses trop longues canines. Heidkliff prend un marteau et lui refait les dents sur scène. Ils discutent désormais plus ouvertement du vampirisme d’Emily, vampirisme qui ne remet pas en question l’amour que lui porte Heidkliff. Ils abordent aussi la question du lesbianisme d’Emily. Heidkliff n’est pas du tout importuné par ses préférences sexuelles pourvu qu’elle lui rende tout de même les faveurs sexuelles qu’il lui demandera. Ce qui est une manière sournoise, mais tout aussi violente, de nier les désirs de sa fiancée. </span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span>La deuxième partie de la pièce s’ouvre sur un nouveau décor. Les vampires sont couchés à l’intérieur de cercueils remplis de terre. L’indifférence que Carmilla et Emily suscitaient dans la première partie se transforme en hostilité. Carmilla raconte que les voisins ferment leur fenêtre pour ne pas les voir. Malgré le rejet, Carmilla et Emily valorisent leur condition vampirique. Elles aiment leur maladie, leur vampirisme qui les maintiendra à jamais entre la vie et la mort. Comme le dit Carmilla, cette maladie est sa condition idéale pour rester dans le monde: </span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-left: 72pt; text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span style="color: #808080;"><span>Je suis malade et je vais bien. Je souffre, et je me sens bien. C’est facile, d’être malade. Moi, je sais, et je me sens très, très mal. La bonne santé, ça n’est pas tout, et d’ailleurs mon corps ne la supporte vraiment pas! Face aux bonnes santés, je me transforme en passoire, qui laisse tout passer à travers. Je suis bien malade! Malade! Malade! Malade! (p.64)</span></span></span><span>&nbsp;</span><span style="font-family: Tahoma;"><span>&nbsp;</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span>Les hommes reviennent joyeux de l’enterrement de Carmilla. Peu à peu, ils déchantent et s’aperçoivent qu’ils n’en peuvent plus de cette maladie&nbsp;: «BENNO. Je hais ma femme Carmilla, à présent. HEIDKLIFF. Moi, à présent, je les hais toutes les deux! Elles font tout! Mais personne ne doit savoir. Et surtout pas les voisins. Mordantes et mesquines.» (p.75) Ils ne les détestent pas parce qu’elles sont vampires, mais parce que devenues vampires, elles s’isolent et font tout ensemble. Benno trouve en plus que Carmilla «a pris un tour masculin, qui ne [lui] plaît pas» (p.74) La féminité qui revêt des formes indésirables est immanquablement associée à la masculinité. Les féministes l’ont souvent souligné. L’historienne de l’art Griselda Pollock écrit, par exemple, à ce sujet&nbsp;: </span></span><span>&nbsp;</span><span style="font-family: Tahoma;"><span>&nbsp;</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-left: 72pt; text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span style="color: #808080;"><span>Le refus de la féminité bourgeoise correspond au refus d’être femme, au refus d’être quelque chose de particulier. Jusqu’en 1968, les femmes n’ont eu d’autre alternative que d’être féministes, au foyer ou au service de l’homme, ou de choisir de devenir un&nbsp;«pseudo-homme», en anglais <em>one of the boys</em></span><span>, problème très bien décrit par Simone de Beauvoir dans <em>Le Deuxième sexe</em><span style="color: #000000;"><a name="note9" href="#note9b">[</a></span><span style="color: #000000;"><a href="#note9b">9</a></span></span></span></span><span style="color: #000000;"><span style="font-family: Tahoma;"><span><a href="#note9b">]</a>.</span></span></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span>La femme se retrouvait donc sans alternative. Soit elle acceptait la féminité telle que lui proposait l’idéologie dominante, l’idéologie bourgeoise, ou soit elle devenait un garçon manqué, une femme qui refuse sa féminité. Il n’y avait donc pas d’espace pour une autre féminité, une féminité que la femme aurait choisie elle-même. Selon Jelinek, même après 1968, la femme n’est pas sortie de cette impasse. Emily et Carmilla sont bien loin d’arriver à définir leur propre féminité. Leur nouvelle identité est la conséquence d’une maladie, maladie qui les a d’ailleurs tuées.&nbsp; </span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span style="color: #808080;"><span><strong>Le grand infanticide </strong></span></span></span><span><strong>&nbsp;</strong></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span>L’isolement des femmes était déjà inacceptable pour les deux hommes. Mais lorsqu’elles décident, pour se nourrir, d’assassiner les enfants de Carmilla, la rupture devient définitive entre les quatre. Au tout début de la troisième scène de la deuxième partie, elles attaquent sauvagement les enfants. Les didascalies expliquent de quelle manière l’infanticide devra se dérouler sur la scène: </span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-left: 72pt; text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span style="color: #808080;"><span><em>Lumière tamisée, mystérieuse. Emily et Carmilla, silencieuses dans la pièce. Puis le baigneur dans la voiture d’enfant se met à crier. Bande-son très parlante, SVP!&nbsp; Un bref instant, rien que la voix enregistrée de la poupée, tandis que les femmes regardent autour d’elles. Puis les deux femmes se jettent comme des louves chacune sur un des deux enfants, et les font tomber. Il s’ensuit une lutte terrible, car les enfants se débattent. Les femmes, de leurs crocs, tranchent la gorge des enfants.&nbsp;Le nourrisson pleure: «Mamaan! Mamaan!» Les femmes boivent tout le sang des enfants, les hommes observent la scène indifférents. Ils secouent la tête, se frottent les mains, impatients. Leur comportement rappelle un peu celui des arbitres dans un combat de boxe.</em></span><span> (p.18)&nbsp;&nbsp; </span></span></span><span>&nbsp;</span><span style="font-family: Tahoma;"><span>&nbsp;</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span>Elles n’étaient déjà plus réellement des femmes depuis qu’elles avaient décidé de vivre dans leurs cercueils. Carmilla n’est certainement plus une mère depuis qu’elle a tué ses enfants. Elles deviennent peu à peu des monstres, elles sortent de leurs rôles, de leurs identités antérieures. Elles seraient toutefois condamnées aux rôles qu’on leur a donnés. Les hommes ne manquent pas d’ailleurs de leur rappeler: «BENNO. Carmilla, que je te dise: tu ne vas quand même pas devenir une Médée! Tu es une ménagère, et tu le restes. Et si tu meurs, tu es une ménagère morte. HEIDKLIFF. Ne crois pas que d’un seul coup tu sois devenue fatale, Emily! Tu es une simple infirmière, et tu le restes!» (p.78). </span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span>La réalité est tout autre. Carmilla n’a plus rien d’une ménagère. Emily n’a plus rien d’une infirmière. Leurs nouvelles identités monstrueuses, malades, ne correspondent plus à leurs rôles bien féminins d’autrefois. Les hommes, au contact des vampires, aussi se transforment: ils deviennent des bêtes. Leurs langues se dérèglent, ils sont désormais incompréhensibles, ils aboient. Et les femmes se métamorphosent encore. À la toute fin de la pièce, elles se transforment en «<em>une grosse femme gigantesque, la DOUBLE CRÉATURE. Cette femme (elle peut aussi être empaillée), ce sont les sœurs siamoises Emily/Carmilla, cousues dans un vêtement commun.</em>» (p.103) Les femmes sont en faute, elles ont voulu changer leur condition, adopter une identité qui n’était pas celle qu’on leur avait donnée. Benno et Heidkliff abattent la double créature; ce faisant ils se transforment à leur tour en monstre à deux têtes et le rideau tombe. <em>Maladie ou Femmes modernes </em></span><span>propose ainsi une relecture du mythe de l’androgyne. Dans <em>le Banquet</em> de Platon, tous les convives, uniquement masculins, sont invités à se prononcer sur la question de l’amour. Dans son discours, le dramaturge comique Aristophane raconte qu’au commencement du monde il existait des androgynes constitués d’un homme et une femme collés ensemble. Las de l’orgueil de ces androgynes, Zeus a décidé de séparer à jamais l’homme de la femme. L’amour est né après cette séparation originelle, lorsque les deux moitiés ont ressenti le désir de se rechercher. Aristophane explique que la nouvelle union de l’homme et de la femme produit une vie, un enfant, alors que l’union entre une moitié homme et une autre moitié homme engendre de grands avancés de l’esprit. L’union de deux moitiés femmes n’engendre rien, sinon peut-être cette «double créature» monstrueuse et incontrôlable qu’il faut détruire.&nbsp; </span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span style="color: #808080;"><span><strong>Le paria</strong></span></span></span><span><strong>&nbsp;</strong></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span>En lisant cette pièce de Jelinek, on peut aussi penser aux<em> Bonnes</em> [1947] de Jean Genet, pièce qui raconte l’histoire de deux domestiques, des prolétaires soumises, qui veulent empoisonner leur maîtresse. Elles finissent par délirer et s’empoisonner entre elles. Les bonnes de Genet, Solange et Claire, n’échappent jamais à leur condition, elles se détruisent avant de s’en libérer. La ménagère et l’infirmière de Jelinek arrivent à échapper véritablement à leur condition, mais leur nouvelle condition est plus monstrueuse que la précédente. Il n’y a aucune possibilité d’émancipation. Devenues autres, elles sont pires encore, elles sont de véritables parias. Elles n’ont plus de place nulle part. </span></span><span>&nbsp;</span><span style="font-family: Tahoma;"><span>&nbsp;</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span>La philosophe politique Hannah Arendt a beaucoup écrit sur les parias, sur Rahel Varnhagen, entre autres, qui tenait des salons littéraires fréquentés notamment par Jean Paul, Friedrich Schlegel, Hegel, Henrich Heine et Goethe pendant la grande époque romantique en Allemagne. Rahel Varnhagen a tout fait pour devenir une parvenue réussie. Elle venait d’une famille de juifs allemands<a name="note10" href="#note10b">[10]</a></span></span><span style="font-family: Tahoma;"><span>. Dans la biographie <em>Rahel Varnhagen. La vie d’une juive allemande à l’époque du romantisme</em> [1958]<a name="note11" href="#note11b">[11]</a></span></span><span style="font-family: Tahoma;"><span>, Arendt raconte le destin tragique de Rahel Varnhagen qui voulut à tout prix être allemande à part entière et effacer ses origines juives. Le « mal » de Rahel Varnhagen était dans son sang. Rahel Varnhagen ne peut pas changer sans heurt de position dans sa société, comme elle ne peut pas se défaire de ses origines. La question de la judéité est placée tout discrètement dans <em>Maladie ou Femmes modernes</em>. On évoque à quelques reprises dans le texte les morts dans les chambres à gaz<a name="note12" href="#note12b">[12]</a></span></span><span style="font-family: Tahoma;"><span>. Vers la fin de la pièce, lorsque les hommes deviennent des bêtes, les traducteurs de Jelinek indiquent en note de bas de page que des citations du roman en partie autobiographique <em>Michael</em> [1929], de Joseph Goebbels, se retrouvent dans une réplique de Benno. La voix d’avant la guerre de Goebbels, celui qui deviendra chef de la propagande d’Hitler, se mêle à celle de Benno. Ce n’est là qu’un détail du texte qui montre qu’Emily et Carmilla endossent le rôle de tous les exclus cités dans la pièce, les homosexuels, les prolétaires, les juifs, ainsi que tous les autres non mentionnés. Tous les parias sont, dans la pièce, condamnés à le rester. Les femmes, au premier plan. Ils sont souvent, c’est le cas des femmes, des juifs, des prolétaires, perdus d’avance, dès l’origine. Leur mal est inguérissable. Le vampire est contraint de se nourrir de ce mal et d’absorber à jamais le sang maudit. La femme vampire de Jelinek est donc l’image cynique, moqueuse, de cette inéluctable condamnation. </span></span></p> <div id="ftn1"> <p class="MsoFootnoteText"><a href="note1"></a><a name="note1a"></a>1&nbsp;<span style="font-size: 10pt;">Peter Jackson, <em>Heavenly creatures</em>, Nouvelle-Zélande, 35mm, 1994, 108 m.<br /> <br /> <a name="note2b" href="#note2">2</a> On se rappelle que « Carmilla » est le prénom de la femme vampire imaginée par Joseph Sheridan Le Fanu dans sa nouvelle <em>Carmilla</em></span><span style="font-size: 10pt;"> [1871]. La Carmilla de Le Fanu ne se nourrit que de sang de très jeunes filles. La nouvelle de Le Fanu a beaucoup influencé Bram Stoker pour son <em>Dracula </em>[1897]. Le prénom «&nbsp;Emily » évoque une autre source d’inspiration de Stoker en raison de son travail important sur le folklore transylvanien&nbsp;: l’écrivaine Emily Gerard [1849-1905].<br /> <br /> <a name="note3b" href="#note3">3</a> Jelinek a publié une vingtaine de pièces depuis la fin des années soixante-dix jusqu’à aujourd’hui. Son œuvre romanesque, beaucoup plus connue, comprend une dizaine de titres qu’elle a commencé à publier en même temps que son théâtre. Comme Thomas Bernhard, l’écrivain autrichien auquel on la compare toujours, elle mène ainsi en parallèle une œuvre de romancière et de dramaturge.<br /> <span><br /> <a name="note4b" href="#note4">4</a>&nbsp;</span><span style="font-size: 10pt;">Les traducteurs évoquent toutefois la particularité de cette langue dans la description de la pièce: «Le théâtre de Jelinek n’est pas psychologique. Sa langue est détraquée, déréglée, elle est ici un matériau travaillé par les discours faussement écologistes, anti-féministes ou fascistes. Elle est traversée par une sous-langue faite d’expressions idiomatiques ou proverbiales, d’allitérations, de textes classiques cités comme des formules publicitaires. Les personnages sont plus "parlés par leur langue" qu’ils ne la parlent. Elle les prend au piège.» (p.3)<br /> <span><br /> <a name="note5b" href="#note5">5</a>&nbsp;</span><span style="font-size: 10pt;">Comme je le mentionnais plus haut, la pièce a été publiée en allemand en 1987. Puisque la pièce contient de nombreuses références implicites, il y a peut-être dans le texte une référence à l’épidémie du Sida qui prend une ampleur terrible en 1987.<br /> <span><br /> <a name="note6b" href="#note6">6</a>&nbsp;</span><span style="font-size: 10pt;">L’extrait d’un entretien avec Heiner Müller est cité dans la présentation de la traduction française de <em>Maladie ou Femmes modernes.<br /> <span><br /> </span></em><span><a name="note7b" href="#note7">7</a>&nbsp;L’auteure de cette lecture n’a malheureusement pas vu cette pièce sur scène. On ne monte pas Elfriede Jelinek à Montréal! Enfin pas encore. Elle a toutefois déjà assisté à une représentation de Burgtheater [1985] montée par une troupe autrichienne et jouée sur une scène à Bruxelles. Elle peut vous confirmer qu’il se dégage du théâtre de Jelinek une impression d’anti-théâtre même si ses pièces sont loin d’être rebutantes pour le spectateur. Dans Burgtheater, elle use à profit de stratégies racoleuses pour attirer le spectateur. Par exemple, dans la mise en scène présentée à Bruxelles, les comédiens qui jouaient la pièce en allemand parlaient parfois en français pour interpeler le public belge.</span><span style="font-size: 10pt;"><br /> <br /> <a name="note8b" href="#note8">8</a> On fait souvent ces rapprochements. D’autant plus que Jelinek a fait partie pendant plus de quinze ans du Parti communiste Autrichien. &nbsp;<br /> <span><br /> <a name="note9b" href="#note9">9</a>&nbsp;</span><span style="font-size: 10pt;">Griselda Pollock, « Histoire et politique&nbsp;: l’histoire de l’art peut-elle survivre au féminisme ? », in Féminisme&nbsp;: art et histoire de l’art, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 1994, p. 66.<br /> <br /> <a name="note10b" href="#note10">10</a> Le père d’Elfriede Jelinek est un juif tchèque, chimiste, qui a travaillé pour les nazis en Autriche.<br /> <br /> <a name="note11b" href="#note11">11</a> Hannah Arendt avait commencé à écrire cette biographie avant la Deuxième Guerre mondiale. Plusieurs années furent nécessaires avant qu’elle ne parvienne à terminer le manuscrit qu’elle avait réussi à traîner avec elle jusqu’aux États-Unis.<br /> <span><br /> <a name="note12b" href="#note12">12</a>&nbsp;</span><span style="font-size: 10pt;">Comme dans cette réplique de Carmilla au début de la pièce: «CARMILLA parle avec difficulté. J’espère que tu t’es autorisé à donner apparence humaine à cet enfant? Je veux dire. Pour que plus tard, on puisse le reconnaître pour un être humain. Qu’on évite de l’éliminer ou de la gazer. Fais ton numéro!» (p.26).</span></span></span></span></span></span></span></p> </div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/les-condamnees#comments Autriche Féminisme Identité JELINEK, Elfriede LE FANU, Joseph Sheridan POLLOCK, Griselda STOKER, Bram Violence Théâtre Mon, 22 Mar 2010 13:21:05 +0000 Amélie Paquet 217 at http://salondouble.contemporain.info