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frLa parole contre l’aliénation
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<a href="/equipe/guillois-cardinal-raphaelle">Guillois-Cardinal, Raphaëlle</a> </div>
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<a href="/biblio/la-guerre-au-ventre">La guerre au ventre</a> </div>
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<!--break--><!--break--><p>Les pièces de Michel Ouellette abordent la question identitaire, tant sur le plan individuel que collectif, ainsi que de nombreux thèmes universels tels que le rapport au passé, la solitude, la misère, la liberté, l’amour et la famille. Se montrant audacieuses dans leur forme par leur caractère non linéaire et leurs dialogues fragmentaires, elles présentent des personnages franco-ontariens hantés par leur histoire familiale (eux-mêmes privés d’une perception linéaire du temps) qui, habités d’une volonté de rupture avec leurs origines, prennent la route et s’exilent. Or, ils entraînent avec eux leurs fantômes et font de leur nouveau milieu un espace mortifère. Dans cette optique, les titres des pièces de Ouellette, que l’on pense à <em>Corbeau en exil</em> (1992)<em>, L’homme effacé</em> (1997)<em>, La dernière fugue </em>(1999) ou <em>Fausse route</em> (2001), sont très évocateurs.</p>
<p>À la suite de <em>French Town</em> (1994) et de <em>Requiem</em> (1999), <em>La guerre au ventre </em>(mise en scène par le Théâtre du Nouvel-Ontario en 2011) commence par du non-dit, par une difficulté de se dire, transmise d’une génération à l’autre. Elle porte en elle toute l’histoire de la famille Bédard, entamée avec les deux pièces précédentes: un oncle coupable de meurtre, une mère marquée par ce drame familial, un père irresponsable, violent et alcoolique, une sœur pour qui la vie n’est pas facile, ainsi qu’un frère qui se suicide d’un coup de carabine dans la bouche pour se taire à tout jamais. Toutefois, dans <em>La guerre au ventre, </em>Martin, l’un des fils Bédard, comprend que la fuite n’est pas la solution et qu’il doit concilier son lourd passé familial avec sa propre vie. Ici, la guerre devient le symbole du combat intérieur que livre Martin contre ses origines. Non seulement elle réfère à des guerres bien réelles de l’histoire canadienne, mais elle se déroule également dans le ventre de Martin qui lutte pour sa survie après y avoir reçu une balle de fusil, coup non mérité, dû à la rencontre d’un homme violent et possessif. Région du corps d’où l’on est originaire, le ventre devient donc un lieu de combat à la fois physique et symbolique.</p>
<p>Le passé familial de Martin, rempli à la fois d’amour et de haine, s’enchevêtre à celui de sa femme, une anglophone nommée Kelly Kelly. L’amour qui unit Martin à la mère de ses enfants s’érige sur des secrets et, conséquemment, écrasé par le poids du passé, semble voué à l’échec. Kelly quitte Martin en lui enlevant ses enfants qui sont des Kelly, bien plus que des Bédard, car Martin n’a pas su transmettre son identité en héritage: ses filles ne portent pas son nom et ne parlent pas français. Le fils ainé, quant à lui, le seul à avoir été élevé dans les deux langues, a voulu imiter les hommes de la famille Kelly en s’illustrant dans l’armée canadienne. Toutefois, il est mort en Afghanistan, laissant Martin en proie à une grave crise identitaire dont la question centrale est la suivante: «Comment on appelle ça, un père qui a perdu son fils?»(64). Et même si Martin parcourt plusieurs kilomètres pour s’éloigner de sa ville natale, il demeure hanté par son histoire familiale; dans sa tête s’élèvent les voix des femmes qui l’ont marqué. Désespéré, il se demande pourquoi il n’entend que des voix féminines et pourquoi le fantôme de son fils, lui, ne se manifeste pas. La plus dure des femmes est sans contredit sa belle-mère Bridget qui, en plus de mépriser ses origines francophones, lui dit: «T’es pas un homme, toi. Pas un homme comme ton père.»(48). Totalement dérouté, parlant à sa sœur, à sa mère et à sa grand-mère, Martin demeure prisonnier de sa condition de fils, incapable d’assumer sa paternité.</p>
<p><strong>Quand le fils deviendra père</strong></p>
<p>Lorsque, gravement blessé, Martin est conduit à l’hôpital, la vue du sang qui coule de son ventre (ainsi que sa présence en ce lieu) ramène le souvenir de la naissance de son fils :</p>
<blockquote><div class="quote_start">
<div></div>
</div>
<div class="quote_end">
<div></div>
</div>
<p>Une balle dans mon ventre. Le sang. Qui sent. […] Je suis à l’hôpital. […] Kelly est là. Couchée sur le dos. Les jambes ouvertes. La boule de sang sort d’elle. Patrice. On me tend les ciseaux pour couper le cordon ombilical. Je reste figé dans le moment, comme coincé entre deux secondes. Pis le médecin me donne un coup de coude pis je coupe le cordon machinalement, comme une machine, sans réfléchir. C’est la vie. La vie qui continue. Patrice. J’étais là, à sa naissance. Je suis encore là. Dans le sang de sa naissance. Patrice. Patrice.(46-47).</p>
</blockquote>
<p>En fait, plus la pièce progresse, plus on constate que la balle que Martin a reçue au ventre n’illustre pas seulement les disputes qui hantent son passé familial, mais aussi le combat qu’il mène pour occuper sa place d’homme et de père. Alors dans un état critique, Martin emploie la parole pour éviter la mort physique et symbolique. L’incapacité de Simone, la mère de Martin, à parler de l’histoire familiale, incapacité avec laquelle s’ouvrait <em>French town,</em> se confronte ici à la volonté de parole de Martin<em>.</em> À la fin de la pièce, la guérison de sa blessure au ventre concorde avec l’acceptation de son passé familial et la récupération de son rôle paternel, puisque Kelly et ses deux filles reviendront vers lui.</p>
<p>Enfin, <em>La guerre au ventre,</em> près de vingt ans après, fait écho à la première pièce de Ouellette, <em>Corbeaux en exil </em>(1992), dans laquelle le protagoniste s’exerce à tuer un corbeau au vol devant le Colonel, une figure paternelle, qui l’accuse d’avoir tenté de le tuer sous prétexte de vouloir atteindre le corbeau. Or, dans <em>La guerre au ventre,</em> la figure du corbeau réapparaît par le biais d’une légende qui semble être une clé du théâtre de Ouellette. Cette légende raconte l’histoire de Kaagaagiou, un bel oiseau multicolore qui, durant l’hiver, se voit obligé de manger des cadavres d’animaux pour survivre. Nourri de la mort, Kaagaagiou reprend ses forces mais se transforme par le fait même en un corbeau noir au chant rocailleux. La légende se termine sur cette phrase essentielle: «Pour vaincre, il faut manger la passé.»(75). C’est-à-dire l’incorporer et le digérer. Si, pour Lucie Hotte, professeure à l’Université d’Ottawa et spécialiste de la littérature franco-canadienne, tuer le corbeau équivaut à tuer le père (pour le devenir soi-même), on peut affirmer que Martin récupère pleinement son rôle parental après avoir réglé ses comptes avec le corbeau : lors d’un affrontement imaginaire, le fantôme du fils de Martin se manifeste enfin et vainc l’oiseau noir. De plus, en répliquant au corbeau «Je vais pas me taire. Jamais.»(83), Martin met fin au silence qui se montrait jusque-là constitutif de sa famille et par extension, de sa propre identité. Ainsi, alors qu’avant <em>La guerre au ventre</em>, dans le théâtre de Ouellette, le père n’est que problèmes, incapable qu’il est de bien communiquer ou d’occuper son rôle, généralement alcoolique, violent, totalement irresponsable ou tout simplement absent, Martin, grâce à sa parole, s’affranchit, devient père à part entière et peut finalement vivre sa propre vie sans être à distance de soi. Considérant cela, il sera intéressant de voir comment se présenteront les protagonistes des prochaines pièces de Ouellette, afin d’affermir ou d’infirmer la résolution du rôle paternel que semble marquer <em>La guerre au ventre, </em>au sein de cette œuvre dramaturgique.</p>
<p> </p>
<p><strong>Bibliographie</strong></p>
<p> </p>
<p>HOTTE, Lucie et POIRIER, Guy. (dir.) (2009). <em>Habiter la distance. Études en marge de La distance habitée</em>, Sudbury, Prise de parole, 195 p.</p>
<p>OUELLET, François (1996). « <em>Se faire</em> Père. L’œuvre de Daniel Poliquin », dans HOTTE, Lucie et OUELLET, François (dir.), <em>La littérature franco-ontarienne : enjeux esthétiques</em>, Ottawa, Le nordir, p. 91-116.</p>
<p>OUELLETTE, Michel (1992). <em>Corbeaux en exil</em>, Hearst, Le Nordir, 114 p.</p>
<p>OUELLETTE, Michel (1997). <em>L’homme effacé</em>, Hearst, Le Nordir, 1997, 93 p.</p>
<p>OUELLETTE, Michel (1999). <em>La dernière fugue</em> suivi de <em>Duel</em> et de <em>King Edward</em>, Hearst, Le Nordir, 161 p.</p>
<p>OUELLETTE, Michel. (2000) <em>French Town</em>, Hearst, Le Nordir, 114 p.</p>
<p>OUELLETTE, Michel (2001). <em>Requiem</em> suivi de <em>Fausse Route</em>, Hearst, Le Nordir, 139 p.</p>
<p>OUELLETTE, Michel (2011). <em>La guerre au ventre</em>, Hearst, Le Nordir, 92 p.</p>
http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-parole-contre-l-ali-nation#commentsArts de la scèneCanadaFiliationGuerreThéâtreFri, 16 Nov 2012 16:31:45 +0000Raphaëlle Guillois-Cardinal635 at http://salondouble.contemporain.infoDes vertus de la rumination
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<a href="/equipe/parent-marie">Parent, Marie</a> </div>
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<a href="/biblio/atavismes-0">Atavismes</a> </div>
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<!--break--><!--break--><p>Comment parler du Québec aujourd’hui? Comment parler d’histoire nationale, de projet politique, d’identité collective sans verser ni dans un pessimisme radical ni dans un enthousiasme chauvin? Question ô combien usée et en apparence encore irrésolue. En saturant l’espace public de débats stériles et sclérosants, le discours <em>politicien</em> a contribué à réduire la possibilité même de penser le Québec en dehors des ornières idéologiques. Alors qu’en 2006, Jacques Godbout prédisait la «disparition» du Québec pour 2076<a name="note1"></a><a href="#note1a">[1]</a>, la revue <em>Liberté</em> répliquait quelques mois plus tard avec un numéro intitulé «La mort du Québec: pour qui sonne le glas?» où Alain Farah, dans un texte qui mettait tout en œuvre pour échapper au langage figé de la parole militante, nous enjoignait à «renouer avec l’invention.» (Farah, 2007 : 102) Dans un numéro subséquent de <em>Liberté</em> aussi consacré à l’avenir du Québec, Catherine Mavrikakis réfléchissait à son tour à l’identité québécoise en termes d’invention, affirmant que la tâche des intellectuels était «de trahir, de traduire en d’autres termes, souvent très peu fidèles, ce qui [leur] a été confié, afin d’arriver à quelque chose comme une pensée natale ou une terre natale. […] De détourner, de défaire, de traduire et même parfois de détruire ce dont ils sont les gardiens.» (Mavrikakis, 2008 : 36)<br /><br />Il me semble avoir reconnu un tel projet dans <em>Atavismes</em><a name="note2"></a><a href="#note2a">[2]</a> de Raymond Bock, publié il y a tout juste un an au Quartanier. Les treize nouvelles qui composent ce recueil pourraient être considérées comme de multiples variations sur «l’art de la défaite», selon l’expression d’Aquin, treize récits mêlant petite et grande histoire du Québec, entrecroisant époques et décors, de la rude terre de l’Abitibi s’ouvrant à la colonisation vers 1900 aux ruelles du Montréal contemporain. Le principal fil conducteur constitue, pour reprendre les mots de Christian Desmeules du <em>Devoir</em>, «cette défaite-génome inscrite au cœur même de l’homme et du peuple québécois.» (Desmeules, 2011 : F4) L’écriture de la défaite offrira ici l’occasion de trahir l’histoire, de la tordre pour mieux la penser.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>La révolution n’était pas dans le texte</strong></span></p>
<p><br />J’ai voulu m’attarder sur un texte en particulier, celui qui m’intriguait le plus et me semblait pourtant fournir une «clé» pour lire ce recueil étrange, d’une rare cohérence malgré la diversité des voix et des styles empruntés. Dans la nouvelle «Effacer le tableau», nous nous retrouvons au sein d’un groupe de révolutionnaires québécois-français, dans un Québec du 23e siècle où, selon le texte, «la minorisation des francophones du Québec [est] achevée depuis longtemps» (153). Le jour de la révolution venu, la cellule Blaireau aura pour mission de protéger le pavillon québécois du Musée des arts canadiens, situé à Montréal, avant d’organiser le déménagement des œuvres à Québec, future capitale. Mais la prise du Musée tourne mal. Après avoir perdu deux hommes au combat, les cinq survivants de la cellule, réussissant à emporter avec eux quelques tableaux, tenteront de se cacher dans un tunnel sans issue, rattaché aux voies du métro. C’est un cri de désespoir qui permettra à leurs opposants de les repérer, cri poussé par Lalonde, chef de la cellule, alors qu’elle découvre que le seul tableau ayant échappé au feu des mitraillettes est une œuvre d’Edwin Holgate, peintre canadien ayant vécu la majeure partie de sa vie à Montréal. Cette mission courageuse se termine donc sur un échec retentissant, presque comique.<br /><br />Dans cette fiction spéculative hautement pathétique, la culture avec un grand C occupe une place centrale, à la fois comme moteur de la révolution et objet de sa dévotion, une culture élevée au statut de fétiche. Ce qu’on tente de sauver est symbolisé par cette toile qu’on arrache du mur en désespoir de cause, dont on ne connaît ni l’auteur ni ce qu’elle représente, pourvu qu’on arrive à préserver une preuve tangible de cette Culture qui semble tenir entièrement dans quelques morceaux choisis.</p>
<p><br />Tout ce qui constitue la culture québécoise se résume à cette chose précieuse, fragile, extérieure au corps et à l’esprit humain, tendue sur un cadre, pouvant être réduite en miettes à la moindre offensive. Si le but de cette opération révolutionnaire se réduit à la protection d’œuvres d’art, la mission en tant que telle peut être considérée comme un simple projet artistique. Le texte s’ouvre sur une phrase qui souligne la beauté de l’action vue de haut, comme depuis le balcon d’un théâtre: «Si cette échappée avait été mise en scène, on aurait salué le génie esthétique de Bernatchez et Lalonde, leur habileté à diriger les figurants dans les espaces que le hasard offre à l’interprétation, leur incomparable audace dans l’usage des accessoires.» (151) Ainsi dès le début de la nouvelle, le cadrage de la fiction est souligné, la qualité esthétique du drame mise de l’avant. La révolution, l’effort de survivance, le désir de liberté qui y sont racontés sont immédiatement mis en abyme; on nous signifie que nous sommes encore et toujours dans le cadre d’un récit. En se posant d’abord et avant tout comme représentation, le texte évoque bien davantage qu’un fantasme de passage à l’acte radical, bien davantage qu’une politique-fiction à demi-sérieuse. Il enferme plutôt ce fantasme de révolution dans un texte qui se sait texte, réduit l’énergie que porte cette violence à la force d’une représentation. Ainsi il porte un diagnostic plus dur qu’il n’y paraît, et réécrit à sa manière un constat formulé par René Lapierre, en 1995, dans <em>Écrire l’Amérique</em>.<br /><br />René Lapierre y proposait une série de textes à travers lesquels il tentait entre autres de faire l’autopsie de l’échec référendaire de 1980. Le poète déplorait que le projet d’indépendance ait été piégé dans l’ordre du texte, du symbolique, élevé au statut d’œuvre d’art jusqu’à être définitivement figé, coupé du réel: «Le discours de l’indépendance à partir de 1976 […] a évolué à l’intérieur d’une logique abstraite et close de représentation, il a voulu se résoudre <em>d’abord</em> dans le langage. […] tout devint en même temps de plus en plus rigide, et de plus en plus sommaire.» (Lapierre, 1995 : 33) Comme si la parole, se voulant toute-puissante, avait remplacé le passage à l’acte, et en avait ainsi annulé la pertinence.</p>
<p><br />Dans la nouvelle de Bock, cette tension entre discours et action est constamment reconduite. Lalonde profite de toutes les occasions possibles pour prononcer une allocution, sorte de liturgie de la parole qui ponctue les étapes de leur action, dans l’espoir peut-être que le Verbe s’incarne, que le langage fonde à lui seul le pays à naître et les libère de leurs lourdes responsabilités. Mais cette prise de parole n’est pas dénuée de cynisme, de complaisance. Tandis qu’elle parle pour fouetter ses troupes, Lalonde a bien conscience qu’il s’agit «du sursaut de conscience du mourant» (157) plutôt que d’une véritable révolution. Une fois dans le musée, elle choisit de s’adresser à ses combattants devant <em>L’étoile noire</em> de Borduas, puisque, selon ses mots, «un épilogue concédant leur défaite aurait gagné en gravité devant le grand tableau» (164). Dans la toile de Borduas, les formes «convergent vers une impossibilité, une antimatière, un néant à l’attraction incoercible» (164). Comme dans <em>L’étoile noire</em>, le discours de Lalonde et le projet qu’il porte convergent eux-mêmes vers cette impossibilité, ce néant. Toute cette mise en scène de l’acte révolutionnaire semble équivaloir à une savante programmation de la défaite, en la réduisant à un jeu toujours à recommencer, sans aboutissement. Dans le texte «L’art de la défaite», publié en 1965, l’analyse que propose Aquin de la débandade des patriotes se situe dans le même registre: dans la pièce tragique que serait la révolte de 1837, la victoire de Saint-Denis-sur-Richelieu constitue «un événement qui n’était pas dans le texte.» (Aquin, 1998 : 133) Les patriotes n’auraient pas su quoi en faire, au point de fomenter leur échec. La révolution n’a pu avoir lieu, selon Aquin, parce qu’elle ne faisait pas partie des possibles.</p>
<p><br />Dans la nouvelle de Bock, la chef Lalonde formule devant ses complices un objectif bien clair: ancrer l’horizon de leur combat dans le réel: «[…] notre mission héroïque aura rendu les discours inutiles, les envolées lyriques retourneront à la littérature, les obus seront fondus pour qu’on en fasse des maisons et nous pourrons enfin nous consacrer à l’essentiel […].» (156) Mais le discours ne fait pas ce qu’il dit. Il retourne plutôt la violence contre le sujet qui la profère, le passage à l’acte est saboté de l’intérieur, puisque le discours semble griser le sujet, l’avaler, le mener vers sa propre disparition plutôt que vers l’avènement d’un ordre nouveau.</p>
<p><br />Dans ce cheminement conscient vers l’échec, Lalonde, qui tient autant de l’écrivaine que de la révolutionnaire, adopte une position douloureuse, sacrificielle. Puisque la victoire n’est écrite nulle part, puisque «de toute manière l’histoire fera d’eux des traîtres et des terroristes» (151), autant faire de la défaite un art, une pratique qui comporte ses exigences, sa rigueur. Même si on lit dans ce projet la jouissance de l’insoumis qui restera aux yeux de l’histoire l’élément inassimilable, non réhabilitable, on perçoit surtout la détresse du perdant qui n’a pas su s’inventer d’autres rôles, qui n’a pas su sortir du cadre étroit d’un scénario inlassablement répété.<br /><br />La critique féroce que formule ce texte peut sembler reconduire un constat défaitiste de l’avenir du Québec, lequel s’inscrit dans un certain discours dominant<a name="note3"></a><a href="#note3a">[3]</a>. En effet, les personnages représentés ici, tout en tentant courageusement de s’extraire d’un cul-de-sac, sont eux-mêmes porteurs d’un projet sans issue. Leur révolution vise à reproduire un idéal figé, dans lequel l’œuvre de Holgate, par exemple, ne cadre pas, puisqu’elle ne représente pas le «bon» Québec. Leur vision du pays, bien que le récit se situe au 23e siècle, ne semble pas avoir évolué depuis Refus global et se résume à ce pavillon d’art québécois, où sont exposés les restes d’une culture pratiquement déjà morte. Leur aveuglement les empêche de voir qu’ils sacrifient leur vie pour protéger un héritage déjà folklorisé.<br /><br />Mais il faut resituer la nouvelle dans le contexte de son recueil. Il y a une vitalité dans la fiction de Bock qui s’écarte d’un discours de rejet, de répudiation du «destin» québécois. Même si on suit tout au long d’<em>Atavismes</em> «l’homme typique, errant, exorbité» d’Aquin, «fatigué de son identité atavique et condamné à elle<a name="note4"></a><a href="#note4a">[4]</a>», il y a chez ce sujet la soif de traquer partout les traces de son histoire, une histoire ancrée dans la mémoire du corps. Les photographies, les meubles, les amulettes anciennes trouvées au fond des boîtes servent à raconter le Québec, à en épouser complètement les formes pour mieux les repousser, les malmener. Il s’y dessine exactement le contraire d’une Culture réduite à ses effigies et à «ses envolées lyriques», telle qu’elle est critiquée dans la nouvelle «Effacer le tableau», on y perçoit plutôt toute la force d’évocation d’une culture matérielle, dont les objets les moins sacrés sont les sources infinies de fictions individuelles et collectives.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Le choix de l’héritier</strong></span></p>
<p><br />La thématique de l’héritage dans <em>Atavismes</em> est placée sous le signe du legs concret, physique. Dans deux autres nouvelles à caractère fantastique, il est question d’un personnage héritant de la demeure familiale. Dans «Le ver», la maison se trouve envahie par les plantes et les animaux, et finit par s’enfoncer dans la terre en emportant avec elle le narrateur, enfin apaisé, son titre de propriété implanté sous la peau. Dans «Le voyageur immobile», qui clôt le recueil, un archiviste, en cherchant à se débarrasser des souvenirs de ses ancêtres accumulés au sous-sol, découvrira un œil de métal qui le mettra sur les traces d’un Québec encore plus ancien que celui des premiers colons français, celui des Basques, des Inuit et des Viking. Le narrateur en viendra à recomposer une «histoire nationale» débordant les limites du territoire québécois, faisant voler en éclats la linéarité de nos récits d’origine. Dans les deux cas, les personnages choisissent d’habiter un lieu qui leur échoit, mais le premier est avalé par ce lieu, tandis que l’autre se l’approprie en ne conservant parmi ses souvenirs poussiéreux que l’artéfact mystérieux, voire dangereux, qui le forcera à affronter l’inconnu.</p>
<p><br />Si le mot «atavisme» désigne une forme de transmission inconsciente, passive, ces textes situent plutôt le processus de transmission au cœur de la conscience du sujet, à travers ses sensations, sa vision du monde, sa lecture du paysage. Contrairement à ce que le titre de la nouvelle analysée plus tôt laisse supposer, il n’y est jamais question «d’effacer le tableau» pour repartir à zéro, mais plutôt de s’immiscer dans ce «tableau en perpétuelle réécriture» (139), de «remettre le passé au travail», pour reprendre une expression de Robert Richard.</p>
<p><br />Par son énergie à réécrire l’histoire, à en jouer, à en détisser et en retisser les fils, <em>Atavismes</em> nous invite à nous écarter d’un ressassement stérile pour instaurer ce qu’on pourrait appeler une poétique de la rumination, rumination ludique, productive, qui réussit à explorer certains aspects de «notre identité atavique» qui ressortent de l’impensé, de l’indéterminé, qui réussit à y dégager quelque chose comme un espace de liberté. Chez Bock, l’imaginaire de la défaite devient le principe opérant d’une réappropriation quasi sensorielle de l’Histoire, d’une relecture intime du «texte national», un texte national traversé d’étrangetés et de scories, joyeusement souillé par la trahison, la lâcheté, la perversion.</p>
<p>À la question «Comment parler du Québec aujourd’hui?», <em>Atavismes</em> ne fournit pas une réponse facile mais propose un projet ambitieux: nous enfoncer dans le lieu que nous occupons pour y déterrer des objets hétéroclites, abîmés, non identifiables et recomposer à partir d’eux d’autres fictions que celles qui gisent inertes à la surface. Accepter ce bordel en héritage à condition de pouvoir sauter dedans à pieds joints et d’écraser au passage quelques pièces précieuses.<br /> </p>
<p><em>* Ce texte est une version remaniée d’une communication présentée dans le cadre de la table ronde «Le Québec malgré tout» tenue le 13 janvier 2012 à l’Université de Montréal et organisée par le CRIST (Centre de recherche interuniversitaire en sociocritique des textes).</em></p>
<hr />
<p><strong>Bibliographie</strong></p>
<p>AQUIN, Hubert, <em>Blocs erratiques</em>, Montréal, Typo, 1998 [1977].<br />DESMEULES,Christian, «Littérature québécoise – L’art ancien de la défaite», <em>Le Devoir</em>, 16 avril 2011, p. F4.<br />FARAH, Alain, «L’épisode des provinces», <em>Liberté</em>, no 275-276, mars 2007.<br />GODBOUT, Jacques, «2076: la fin du Québec!», <em>L’Actualité</em>, 1er septembre 2006, En ligne : <a href="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0" title="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0">http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0</a> (page consultée le 7 février 2012).<br />LAPIERRE, René, <em>Écrire l’Amérique</em>, Montréal, Les Herbes rouges, 1995.<br />MAVRIKAKIS, Catherine, «Trahir la race. Portrait de l’intellectuel québécois en Judas», <em>Liberté</em>, no 279, février 2008, p. 36-39.<br />RICHARD, Robert, «Scouiner la littérature nationale pour lire Aquin…», <em>Liberté</em>, no 278, novembre 2007, p. 78.<br /> </p>
<p><a href="#note1">[1]</a><a name="note1a"></a> Godbout déplorait en fait la disparition du Québec tel qu’il l’avait connu et rêvé, un Québec dont «la tribu canadienne-française» constituait le coeur. Michel Vastel, «2076: la fin du Québec!», <em>L’Actualité</em>, 1er septembre 2006, <a href="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0" title="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0">http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0</a> (7 février 2012).</p>
<p><a href="#note2">[2]</a><a name="note2a"></a> Raymond Bock, <em>Atavismes</em>, Montréal, Le Quartanier, (coll. Polygraphe), 2011, 230 p. Toutes les références à ce recueil seront désormais intégrées entre parenthèses au corps du texte.<br /> </p>
<p><a href="#note3">[3]</a><a name="note3a"></a> Dans un billet, l’éditorialiste Mario Roy reprochait lui aussi à la mouvance souverainiste d’être «convaincue que la victoire de l’option ne dépend que de quelques… mots de plus.» «La liturgie de la parole», <em>Cyberpresse (Le blogue de l’édito)</em>, 17 août 2011, <a href="http://blogues.cyberpresse.ca/edito/2011/08/17/la-liturgie-de-la-parole/" title="http://blogues.cyberpresse.ca/edito/2011/08/17/la-liturgie-de-la-parole/">http://blogues.cyberpresse.ca/edito/2011/08/17/la-liturgie-de-la-parole/</a> (7 février 2012).</p>
<p><a href="#note4">[4]</a><a name="note4a"></a> La citation exacte, tirée de «La fatigue culturelle du Canada français», se lit comme suit: «Je suis moi-même cet homme “typique”, errant, exorbité, fatigué de mon identité atavique et condamné à elle.» Hubert Aquin, <em>op. cit.</em>, p. 110.<br /> </p>
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<a href="/equipe/auger-anne-marie">Auger, Anne-Marie</a> </div>
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<a href="/biblio/reussir-son-hypermodernite-et-sauver-le-reste-de-sa-vie-en-25-etapes-faciles">Réussir son hypermodernité et sauver le reste de sa vie en 25 étapes faciles</a> </div>
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<!--break--><!--break--><p><br />Si, comme le suggère l’essayiste Charles Newman, la pire insulte qui puisse être adressée à un écrivain postmoderniste<a name="note1b"></a><a href="#note1"><strong>[1</strong><strong>]</strong></a> est de lui dénier tout sens de l’ironie<a name="note2b"></a><a href="#note2"><strong>[2]</strong></a>, bon nombre d’auteurs actuels seraient plus insultés si, au contraire, on attribuait une trop grande part d’ironie à leur œuvre. Au tournant du XXIe siècle, l’auteur américain Dave Eggers a d’ailleurs dû se défendre bec et ongles contre des critiques qui voyaient dans son récit autobiographique, <em>A Heartbreaking Work of Staggering Genius</em>, une variation ironique d’une forme d’écriture plus sérieuse, moins ludique: la <em>nonfiction</em>.<br /><br />En gros, Eggers semblait craindre qu’une telle interprétation mènerait son lecteur dans le piège de la lecture ironique et de la méfiance qu’elle engendre. Plus globalement, dans les années 1990 et 2000, ce qui semble se cacher derrière les appréhensions des auteurs comme Eggers<a name="note3b"></a><a href="#note3"><strong>[3]</strong></a> ou encore David Foster Wallace<a name="note4b"></a><a href="#note4"><strong>[4]</strong></a> vis-à-vis de l’ironie, c’est que le lecteur soit déjà trop blasé –symptôme de l’omniprésence de cette dernière dans la culture populaire– pour ne pas se méfier d’une certaine sincérité, d’un premier degré, dans l’art.<br /><br />En ce sens, on a vu apparaître récemment dans l’étude de l’histoire littéraire américaine des termes aussi loufoques qu’ingénieux pour décrire une production contemporaine plus ou moins réactionnaire. Du post-postmodernisme<a name="note5b"></a><a href="#note5"><strong>[5]</strong></a> à la littérature postironique<a name="note6b"></a><a href="#note6"><strong>[6]</strong></a>, en passant par la sincerony<a href="#note7" name="note7b"><strong>[7]</strong></a>, on remarque chez la critique actuelle un désir de nommer ce qui est dans l’air. David Foster Wallace, Dave Eggers et sa revue <em>McSweeney’s</em> qui semble de plus en plus faire école<a name="note8b"></a><a href="#8"><strong>[8]</strong></a>, George Saunders, Michael Chabon, Jonathan Lethem: la liste d’auteurs s’étend et, à différents degrés, on cherche à l’assimiler à une sorte de ras-le-bol de l’ironie, voire à un nouvel humanisme. À titre indicatif, un aperçu de quelques titres marquants de ce groupe permet de distinguer des traits récurrents liés de près ou de loin à un refus de l’ironie: la surabondance de superlatifs (<em>Extremely Loud & Incredibly Close</em> de Jonathan Safran Foer; <em>The Brief and Wondrous Life of Oscar Wao</em> de Junot Diaz), l’adresse au lecteur (<em>No One Belongs Here More Than You</em> de Miranda July; <em>You Brigh & Risen Angels : a cartoon</em> de William T. Vollmann), l’aspect autoréflexif (<em>Infinite Jest</em> de David Foster Wallace; <em>A Heartbreaking Work of Staggering Genius</em> de Dave Eggers), et une espèce de sentimentalisme trop sincère pour être lu au deuxième degré<a name="note9b"></a><a href="#note9"><strong>[9]</strong></a> (<em>Everything Matters!</em> de Ron Currie Jr.).<br /><br />Une œuvre plutôt éclectique, intitulée <em>Réussir son hypermodernité et sauver le reste de sa vie en 25 étapes faciles</em> de Nicolas Langelier (2010), récupère cette réflexion sur l’ironie entamée chez nos voisins du sud. Or, un bref survol de la réception de l’ouvrage permet de constater que la critique accorde étonnamment peu d’importance à un aspect crucial de l’œuvre, c’est-à-dire le joug de l’ironie, voire du cynisme latent dans la plupart des expériences sociales, politiques ou artistiques de l’individu dit hypermoderne. Pourtant, on est placé dans une position particulière: l’auteur souligne abondamment la tendance du lecteur contemporain à se rabattre sur un certain deuxième degré –une espèce de décalage «surconscient» du réel– pour appréhender les faits plus ou moins dramatiques de son existence. Le choix de Langelier d’imiter la forme psycho-pop peut d’ailleurs être interprété comme faisant allusion à cette tendance. <em>Réussir son hypermodernité</em> a parfois l’aspect d’un livre de croissance personnelle fait sur mesure pour un lecteur qui conçoit d’emblée l’ironie comme mode premier d’expression et de représentation, un lecteur méfiant de tout ce qui ne se présente pas d’office comme ayant une posture ironique. De surcroît, l’auteur semble s’adresser littéralement à son lecteur, faisant de lui le personnage principal du récit par le moyen de la deuxième personne:<br /> </p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">N’oubliez pas: à ce moment-là, vous ne devriez avoir aucune idée de votre destination, aucune ligne de réflexion précise dans vos pensées, aucun autre désir que celui de rouler vite sur ces rangs déserts coupant à angles droits d’autres rangs déserts, le mouvement comme substitut à toute forme d’émotion. (p.26)</span><br /> </div>
<p>Ce «vous» qui traverse le récit est particulier en ceci qu’il rappelle la forme du livre psycho-pop par sa nature instructive, impérative, tout en racontant un récit.<br /><br />Or, il est difficile, pour tout lecteur contemporain, de ne pas lire <em>Réussir son hypermodernité</em> comme une parodie, dans le confort chaleureux du deuxième degré, de ce que certains critiques nomment la <em>knowingness<a name="note10b"></a></em><a href="#note10"><strong>[10]</strong></a> et que nous appellerons la surconscience: voici un récit de la sempiternelle crise de la trentaine telle que vécue par un <em>autre</em> résident du Plateau Mont-Royal, branché, cultivé, avant-gardiste, <em>hipster</em> par-dessus le marché. La mort du père, la peine d’amour, la perte des illusions de l’enfance, le sentiment de vide existentiel: ce sont là des thèmes abondamment traités dans la littérature québécoise. Or, c’est bien dans le traitement postironique de tels sujets que l’ouvrage de Langelier devient intéressant.<br /><br />Force est de croire que le «vous» qui interpelle le lecteur à la manière d’un mode d’emploi psycho-pop ici n’est pas aussi parodique, ou ironique, qu’on voudrait l’entendre. Le défi implicite lancé au lecteur va plutôt comme suit: apprenez à lire ce récit sans les réflexes habituels de votre posture ironique. À preuve, par le moyen d’un essai sur l’histoire de la modernité, de la postmodernité et de ce qui s’en suit –l’hypermodernité–, l’auteur en vient à décortiquer ces mêmes réflexes, cette posture ironique qui semble dominer la culture actuelle.<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Modernes, postmodernes, hypermodernes</strong></span><br /><br />Le livre de Langelier permet d’entrer dans un nouveau cycle de la modernité: l’hyper, qui naît essentiellement de l’œuvre déconstructrice, voire destructrice, du postmodernisme. David Foster Wallace, cité à quelques reprises dans le texte de Langelier, reconnaissait pour sa part que ce qu’il appelait «l’œuvre parricide» des postmodernistes était grandiose. Mais il tenait aussi à rappeler que le parricide crée des orphelins, et que «toutes ces festivités de grandeur ne sauraient excuser le fait que les écrivains de [sa] génération ont dû apprendre à écrire en tant qu’orphelins<a name="note11b"></a><a href="#note11"><strong>[11]</strong></a>.» Donc, l’hypermodernité, c’est en quelque sorte ce qui reste après que le postmodernisme ait miné les grands projets de la modernité. Si, comme le rappelle la quatrième de couverture du roman de Langelier, «[l]a modernité nous a laissés tomber. <em>Vous</em> a laissé tomber», l’auteur tentera de refaire le chemin inverse et d’analyser comment, historiquement, on a pu penser le progrès. Formidable modernité qui vient bouleverser l’ordre en place et qui s’inscrit en rupture radicale avec le passé:<br /> </p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">La modernité est un saut dans le vide, les yeux bandés. Tout le reste, franchement, n’est que détails. Toutes les inventions de la première phase de la modernité (1800-1900, grosso modo), les nouveaux moyens de transport, les nouveaux médias, les nouveaux matériaux, les nouvelles sources d’énergie, tout ça, donc, ne fait que renforcer cette perception que les choses ne seront plus jamais pareilles. (p.31)</span><br /> </div>
<p><em>Réussir son hypermodernité</em> se veut donc, en partie du moins, un essai sur cet optimisme vertigineux qui a réussi à inverser pour la première fois dans l’histoire l’ordre de la temporalité en faisant de l’avenir l’objet de tous les désirs; un essai sur ce qui a ouvert la voie au grand essoufflement postmoderne et ce qui par la suite marque le renouveau hypermoderne.<br /><br />Les portions essayistiques du livre de Langelier mettent également l’accent sur les multiples mouvements d’avant-garde qui ont parsemé l’histoire de l’art contemporain. Futurisme, suprématisme, constructivisme, purisme, surréalisme, imagisme, dadaïsme: tous ces -ismes qui ont cru à la révolution par l’art et permis les grandes expérimentations du XXe siècle dans un monde où on se permet de croire que «tout reste à faire». L’auteur souligne essentiellement la valeur du travail exploratoire et la croyance aveugle en une nouveauté inspirante pour ces mouvements éphémères qui ont transformé le visage de l’art.<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Littérature avant-pop ou roman à thèse hypermoderne </strong></span><br /><br />L’originalité de <em>Réussir son hypermodernité</em> se révèle dans un jeu sur la forme. Il s’agit littéralement d’inscrire le récit dans l’essai: ici, c’est le récit d’une certaine croissance personnelle, un roman de la trentaine, qui se forme autour de l’essai scientifique, et non le contraire. Entre une rupture avec la «femme de votre vie» et un voyage initiatique vers la maison du père, l’histoire est constamment entrecoupée de bribes d’informations savantes. Une citation de Thoreau s’insère entre une réflexion sur la culture hipster et le manifeste du futurisme. L’hypermodernité semble s’affirmer avant tout dans une avalanche d’information. Comme l’a détaillé Lipovetsky, elle libère l’individu dans une spirale hyperbolique où tout s’extrémise et devient vertigineux: «Technologies génétiques, numérisation, cyberespace, flux financiers, mégalopoles, mais aussi porno, conduites à risques, sports extrêmes, performances, happenings, obésité, addictions<a name="note12b"></a><a href="#note12"><strong>[12]</strong></a>.» Si, selon l’auteur de l’<em>Ère du vide</em> (1983), la fin de la modernité s’exprime d’abord dans les signes de la culture, que fait ressortir un tel éclatement formel dans un récit littéraire?<br /> <br />Principalement, c’est la prolifération des types de discours qui perturbe le rapport traditionnel au récit. Voilà peut-être où l’héritage postmoderniste –mouvement dont les grands auteurs comme John Barth, William Gaddis et Robert Coover nous auront bien nourris en parodies, métafictions et expérimentations de toutes sortes– est le plus manifeste.<br /><br />Désormais, devant l’abondance d’informations et de discours, le lecteur hypermoderne devra nécessairement modifier sa lecture du texte. Une lecture qui, par ailleurs, s’apparente à la description que fait Langelier de l’œuvre moderniste: «Il faut travailler pour espérer comprendre –faire des liens, coller des choses qui ne semblent pas aller ensemble, transformer en sens cette aridité de prime abord rébarbative.» (p.108) L’auteur passe ainsi du discours savant au texte de croissance personnelle, de l’entrevue au texte historique; le lecteur met ensuite tout ensemble et appelle cela de la littérature.<br /><br />Si les postmodernistes avaient une prédilection pour l’humour noir, l’ironie, ou un certain deuxième degré, faisant du foisonnement des discours une démonstration du chaos de l’existence, Langelier procède autrement. Dans cet enchevêtrement, le premier et le deuxième degré semblent s’inscrire sur un pied d’égalité pour rendre compte d’une quête unique: qu’est-ce qui nous a menés à un tel mal-être post-postmoderne?<br /><br />Par ailleurs, Larry McCaffery évoque une forme d’écriture qu’il nomme la littérature «avant-pop», à laquelle s’apparente l’œuvre de Langelier. Selon McCaffery, du point de vue formel, les écrivains avant-pop, tant postmodernistes que post-postmodernistes, utilisent souvent des méthodes dites radicales dans l’idée de confondre, de décourager, d’écœurer et surtout de faire disjoncter les neurones du lecteur ordinaire. Pourtant, ils s’y acharnent avec l’intention paradoxale de créer du beau, d’amuser et d’émerveiller: c’est une stratégie à la fois déconstructrice et reconstructrice<a name="note131"></a><a href="#note13"><strong>[13]</strong></a>. Par exemple, l’anthologie de McCaffery dédiée à la littérature avant-pop comprend des nouvelles toutes en dialogues, de faux extraits de pièces de théâtre, de faux passages d’encyclopédie, et même une suite de notes gribouillées dans le noir durant le visionnement de <em>Schindler’s List</em>. Ces expérimentations servent en partie à représenter la surstimulation et l’hyperconsommation au cœur de la vie en Amérique. Langelier s’attaque quant à lui à ces deux principes en décrivant les habitudes de consommation du hipster et par le moyen d’un syndrome saugrenu qu’il nomme la FOMO, acronyme de <em>Fear of missing out</em>:</p>
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<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Pourquoi n’étiez-vous pas restés à la maison, ce soir-là? Pourquoi, au moment où une semi-vedette jolie mais stupide s’était emparée du micro pour souhaiter à tout le monde «une super de bonne soirée», n’étiez-vous pas en train d’essuyer la vaisselle, ou de faire l’amour, ou de lire, ou de travailler à un projet salvateur pour vous et votre société, plutôt que là, dans ce nouveau temple de l’hyperconsommation et des modes éclair inventées de toutes pièces par des spécialistes du marketing? Vous ne le savez que trop: FOMO. (p.83) </span><br /> </div>
<p>La forme essayistique de <em>Réussir son hypermodernité</em> est donc, au final, à l’image de la lecture qu’on peut en faire: une lecture documentaire et chaotique, savante et hyperactive, faite sur mesure pour les lecteurs nés après l’ordinateur. Elle laisse transparaître un roman à thèse des plus actuel. Basée sur un ensemble d’hyperliens, de citations, de graphiques, d’encadrés et de notes de bas de page, cette construction formelle rappelle en effet la lecture labyrinthique que peut emprunter un lecteur du XXIe siècle en parcourant les pages de l’encyclopédie <em>Wikipedia</em>, en cheminant de blogue en blogue, voire en zieutant les photos de ses amis sur Facebook. En d’autres mots, en faisant s’entrecroiser discours scientifique, psycho-pop, littéraire et journalistique, Langelier dresse un portrait relativement succinct de son lecteur prototype, de ce «vous» auquel il s’adresse tout au long du texte. Il en résulte une œuvre d’un dynamisme hors du commun, dont l’effet ressemble à un son de cloche pour une génération: vos boucliers ironiques seront caduques, «[u]n jour, c’est inévitable, vous en aurez assez.» (p.17)<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les nouveaux rebelles</strong></span><br /><br />Au cœur de l’argumentation de ce roman à thèse hypermoderne, il y a une allusion aux préoccupations de David Foster Wallace, dont l’essai «<em>E Unibus Pluram</em>: Television and U.S. Fiction» établissait déjà en 1990 les balises d’une théorie sur l’impasse de l’ironie et l’héritage de l’écriture postmoderniste aux États-Unis. Il écrivait qu’il n’envisageait qu’une seule issue à l’impasse apparente du discours ironique, anti-humaniste, qui dominait l’ère postmoderne: un retour radical au premier degré:</p>
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<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Les prochains vrais «rebelles» littéraires de ce pays pourraient bien apparaître en tant qu’antirebelles étranges, d’authentiques lorgneurs qui osent de quelque façon s’abstenir d’un regard ironique, qui ont l’audace puérile d’endosser et d’énoncer des principes de sens unique<a href="#14" name="note14b"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>[14]</strong></span></a>.</span><br /> </div>
<p>Wallace voyait l’œuvre des auteurs postmodernistes comme ayant été formidablement prodigieuse et comme ayant mené les gens de sa génération à un véritable cul-de-sac idéologique. Avec <em>Réussir son hypermodernité</em>, Langelier amène son lecteur dans ce cul-de-sac, l’invite à sortir de la voiture et le renvoie –si péniblement clichée la tâche puisse-t-elle paraître aux yeux du lecteur ironique– à l’essentiel:</p>
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<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Si vous avez bien suivi les étapes décrites tout au long de ce livre, le sentier que vous suiviez débouchera alors sur une sorte de petite clairière inondée de soleil. Vous vous dirigerez en son centre. Impulsivement, vous vous étendrez par terre, sur le dos. Le ciel sera d’un bleu vibrant. Vous fermerez les yeux et sentirez la chaleur du soleil sur votre visage. Derrière vos paupières, des points lumineux danseront sur un fond orangé, comme des électrons autour d’un noyau, comme les molécules d’acides aminés dans la sève des arbres, comme les globules blancs dans votre sang. (p.218)</span><br /> </div>
<p>Dans son œuvre autobiographique, Dave Eggers construit un récit en tenant son lecteur par la main du début à la fin, le suppliant de le <em>regarder</em> («Regardez, je vous en prie. Vous nous voyez?<a href="#note15" name="note15b"><strong>[15]</strong></a>») et lui inculquant une empathie presque forcée. Si l’individu hypermoderne se retrouve désormais plus seul que jamais dans la tempête de discours, de consommation et d’interaction virtuelles, Langelier, comme Eggers dix ans plus tôt, implore son lecteur de prendre au moins conscience du monde autour de lui. Il l’invite à reconnaître son humanité, jusqu’au sang qui coule dans ses veines, et à s’y rattacher. À leur manière, ces auteurs tentent de rétablir un certain humanisme dans la fiction. Plus que toute autre chose, ces livres sont des mains tendues vers le lecteur. Entre humains, nous sommes invités à partager en toute surconscience une expérience authentique: rire, souffrir et lire <em>ensemble</em>.<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Vers une littérature postironique?</strong></span><br /><br />Il serait erroné de penser que <em>Réussir son hypermodernité</em> ne recèle aucun humour ironique, ou qu’une lecture au deuxième degré entacherait tout le projet littéraire de Langelier. Il est encore vrai, après tout, que de dénier à un auteur tout sens de l’ironie constitue une véritable insulte. Mais il importe de constater avec combien de justesse cette œuvre relance une réflexion des plus actuelles que des auteurs américains contemporains ont déjà maintes fois engagée. L’ironie aura toujours sa place dans la fiction, au même titre que l’humour noir et le cynisme, mais le constat derrière cette réflexion va comme suit: il devient de plus en plus urgent de se dégager de l’emprise de l’ironie sur notre façon de créer et de consommer l’art et la culture. Si, ne serait-ce que par son ambiguïté formelle, l’ouvrage de Langelier apparaît aujourd’hui comme un ovni dans le ciel littéraire du Québec, peut-on envisager qu’il marquera un coup d’envoi pour une littérature postironique québécoise?<br /><br />Sur la forme, les romans de Mathieu Arsenault ont fait montre de la même originalité avant-pop: son <em>Album de finissants</em> (2004) constitue un amalgame de cris du cœur, de coups de gueule et de bouffonneries rassemblés par fragments, et traversés par la culture pop, créant une polyphonie adolescente comparable à ce qu’on entendrait dans la cafétéria d’une polyvalente. Sur le fond, les écrits du Montréalais Jacob Wren, comme <em>La famille se crée en copulant</em> (traduit de l’anglais au Quartanier, en 2008) et <em>Revenge Fantasies of the Politically Dispossessed</em> (2010), abordent plus ou moins directement la thématique du joug de l’ironie dans la société actuelle. Ce ne sont là, bien sûr, que deux exemples d’un corpus qui demeure encore à définir. Chose certaine, à se fier aux résultats d’un sondage CROP publiés dans <em>La Presse</em> faisant de Réussir son hypermodernité le cinquième livre le plus recommandé par les Québécois en 2010<a href="#16" name="note16b"><strong>[16]</strong></a>, l’ouvrage de Langelier touche une corde sensible.</p>
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<p><a href="#note1b" name="note1"><strong>[1]</strong></a>Il existe peu de termes aussi ambigus, et parfois même trompeurs, que l’appellation de «postmoderniste». À plus forte raison, on s’aperçoit, en étudiant le sujet, qu’il existe à peu près autant de postmodernismes qu’il y a de théoriciens prêts à en donner une définition. Louis Menand décrit bien l’ambivalence entourant l’expression: «Postmodernism is the Swiss Army knife of critical concepts. It’s definitionally overloaded, and it can do almost any job you need done.» (Louis Menand, «Saved from Drowning: Barthelme Reconsidered» dans <em>The New Yorker</em>, February 23, 2009, p.68.) En ce sens, nous précisons que nous employons ici l’expression «postmoderniste» en référence à sa valeur programmatique, esthétique, et en opposition à l’expression «postmodernité» qui se rapporterait plutôt à une condition socioculturelle, politique, voire philosophique. En littérature, le postmodernisme s’est développé dans les années 1960, particulièrement aux États-Unis, avec des auteurs comme Robert Coover, Donald Barthelme, William Gaddis et John Barth.<br /><br /><a href="#note2b" name="note2"><strong>[2]</strong></a>Cité dans Jean-François Chassay, <em>Robert Coover: l’écriture contre les mythes</em>, Paris, Belin, 1996, p.13.<br /><br /><a href="#note3b" name="note3"><strong>[3]</strong></a>Dans un appendice ajouté lors d’une réédition de son ouvrage, Eggers témoigne en partie de cette inquiétude, en prenant la peine d’expliquer avec véhémence le fonctionnement de l’ironie. On comprend indirectement que l’auteur refuse toute lecture ironique de son récit: «[Irony] is beyond a doubt the most overused and under-understood word we currently have.» Sa longue tirade contre l’ironie est disponible en ligne: <a href="http://www.guardian.co.uk/theguardian/2001/jan/20/weekend7.weekend6" title="http://www.guardian.co.uk/theguardian/2001/jan/20/weekend7.weekend6">http://www.guardian.co.uk/theguardian/2001/jan/20/weekend7.weekend6</a> (page consultée le 3 janvier 2011).<br /><br /><a href="#note4b" name="note4"><strong>[4]</strong></a>«And make no mistake: irony tyrannizes us.» David Foster Wallace, «<em>E Unibus Pluram</em>: Television and U.S. Fiction», dans <em>A Supposedly Fun Thing I’ll Never Do Again: Essays and Arguments</em>, Boston, Little, Brown and Company, 1997, p.67.<br /><br /><a href="#note5b" name="note5"><strong>[5]</strong></a>Steven Moore, «In Memoriam David Foster Wallace», <em>Modernism/Modernity</em>, vol. 16, n°1 (January 2009), p.2.<br /><br /><a href="#note6b" name="note6"><strong>[6]</strong></a>Lee Konstantinou, «Wipe That Smirk Off Your Face: Postironic Literature and the Politics of Character», thèse de doctorat, Stanford University, 2009, 304 f.<br /><br /><a href="#note7b" name="note7"><strong>[7]</strong></a>Lee Siegel, «The Niceness Racket», <em>The New Republic</em>, April 23, 2007, p.50: «Eggers [is] the sincere young father of post-postmodern half-irony –call it sincerony».<br /><br /><a href="#note8b" name="8"><strong>[8]</strong></a> À ce chapitre, le chroniqueur du <em>Guardian</em> Lawrence Donegan offre un bon aperçu du rôle qu’occupe la revue dans le panorama littéraire américain contemporain. On peut accéder à son article en ligne: <a href="http://www.guardian.co.uk/books/2003/feb/16/fiction.features" title="http://www.guardian.co.uk/books/2003/feb/16/fiction.features">http://www.guardian.co.uk/books/2003/feb/16/fiction.features</a> (page consultée le 4 janvier 2011).<br /><br /><a href="#note9b" name="note9"><strong>[9]</strong></a>Daniel Canty signe, dans la revue <em>OVNI</em>, une recension du roman History of Love de Nicole Krauss qui touche en partie ce sujet. (Daniel Canty, «Les nouveaux sentimentaux», dans <em>OVNI. Littérature, Art, Critique</em>, no1 (mai-juillet 2008), p.42.<br /><br /><a href="#note10b" name="note10"><strong>[10]</strong></a>Lee Konstantinou, <em>op. cit.</em>, p.iv.<br /><br /><a href="#note11b" name="note11"><strong>[11]</strong></a>Larry McCaffery, «An Interview with David Foster Wallace», dans <em>Review of Contemporary Fiction</em>, vol. 13 no2 (1993), p.150: «The postmodern founders’ patricidal work was great, but patricide produces orphans, and no amount of revelry can make up for the fact that writers my age have been literary orphans throughout our formative years.» (Nous traduisons.) Par ailleurs, le récit de Langelier décrit la mort du père. Or, nous remarquons une thématique récurrente dans certaines œuvres américaines dites postironiques: la mort des parents et la passation des pouvoirs aux nouveaux orphelins. Le roman magistral de Wallace, <em>Infinite Jest</em> (1996), met notamment en scène la mort d’un maître du cinéma expérimental et la manière dont ses fils ont vécu le deuil. On peut lire au sujet de ce roman le texte «Ces poussières faites pour troubler l’œil» de Simon Brousseau, paru le 20 décembre 2010 sur <em>Salon double</em>: <a href="http://salondouble.contemporain.info/lecture/ces-poussieres-faites-pour-troubler-loeil" title="http://salondouble.contemporain.info/lecture/ces-poussieres-faites-pour-troubler-loeil">http://salondouble.contemporain.info/lecture/ces-poussieres-faites-pour-...</a> Le roman d’Eggers raconte la mort de ses deux parents. En 2006, Jonathan Safran Foer représentait de manière très touchante le deuil d’un garçon ayant perdu son père dans les attentats du 11 septembre (<em>Extremely Loud & Incredibly Close</em>). Tout récemment, c’est Ron Currie Jr. qui en remet, avec son roman <em>Everything Matters!</em> (2009), où un fils surdoué tente en vain de sauver son père du cancer.<br /><br /><a href="#note12b" name="note12"><strong>[12]</strong></a>Gilles Lipovetsky, <em>L’écran global</em>, Paris, Seuil, 2007, p.52.<br /><br /><a href="#note131" name="note13"><strong>[13]</strong></a>Larry McCaffery (dir.), ed. <em>After Yesterday’s Crash: The Avant-Pop Anthology</em>, Penguin Books, New York, 1995, p.xix: «Avant-Pop often relies on the use of radical aesthetic methods to confuse, confound, bewilder, piss off, and generally blow the fuses of ordinary citizens exposed to it (a “deconstructive” strategy) –but just as frequently it does so with the intention of creating a sense of delight, amazement, and amusement (“reconstructive”).» (Nous traduisons.) <br /><br /><a href="#note14b" name="14"><strong>[14]</strong></a>David Foster Wallace, «<em>E Unibus Pluram</em>: Television and U.S. Fiction», <em>op. cit.</em>, p.81: «The next real literary «rebels» in this country might well emerge as some weird bunch of <em>anti</em>-rebels, born oglers who dare somehow to back away from ironic watching, who have the childish gall actually to endorse and instantiate single-entendre principles.» (Nous traduisons.) <br /><br /><a href="#note15b" name="note15"><strong>[15]</strong></a>Dave Eggers, <em>Une œuvre déchirante d’un génie renversant</em> (traduit de l'américain par Michelle-Herpe Volinsky), Paris, Éditions Balland (J’ai lu), 2001, p.97.<br /><br /><a href="#note16b" name="16"><strong>[16]</strong></a>Jean Siag. «Coup de sonde culturel» dans <em>La Presse</em>, 31 décembre 2010, http://www.cyberpresse.ca/dossiers/retrospective-2010/201012/31/01-4356517-coup-de-sonde-culturel.php (page consultée le 4 janvier 2011).</p>
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CANTY, DanielCHABON, MichaelCOOVER, RobertCritique littéraireCURRIE, RonDIAZ, JunotDONEGAN, LawrenceEGGERS, DaveEsthétiqueFiliationFOSTER WALLACE, DavidGADDIS, WilliamIntertextualité IronieJULY, MirandaKONSTANTINOV, LeeLANGELIER, NicolasLETHEM, JonathanLIPOVETSKY, GillesMcCAFFERY, LarryMétafictionMOORE, StevenNEWMAN, CharlesPostmodernitéQuébecRelations humainesSAFRAN FOER, JonathanSAUNDERS, GeorgeSIEGEL, HarryVOLLMANN, William T.Récit(s)Mon, 31 Jan 2011 05:10:10 +0000William S. Messier312 at http://salondouble.contemporain.infoDouble Houellebecq : littérature et art contemporain
http://salondouble.contemporain.info/lecture/double-houellebecq-litterature-et-art-contemporain
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<a href="/equipe/balint-babos-adina-0">Balint-Babos, Adina</a> </div>
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<a href="/biblio/la-carte-et-le-territoire">La carte et le territoire</a> </div>
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</div>
<!--break--><!--break--><p><br /><br />Quiconque s’intéresse à l’art, à la littérature, ne reste pas indifférent à ces paroles: «Je veux rendre compte du monde… <em>Je veux simplement rendre compte du monde</em>» (p.420). Insérés vers la fin de <em>La carte et le territoire </em>de Michel Houellebecq, ces mots de Jed Martin, l’artiste contemporain qui est également le personnage principal du roman, peuvent nous servir de fil conducteur pour une lecture à rebours et nous investir d’une mission: tenter de décrypter un dialogue entre l’art et le monde, la représentation et le réel, l’artiste et son pouvoir de créativité. Car rappelons-le: ces dialogues complémentaires ou antinomiques se trouvent au cœur du dernier texte de Houellebecq primé cette année avec le Prix Goncourt. </p>
<div> </div>
<div><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Le monde de l’art contemporain</strong></span><br /> </div>
<div>Le roman, construit en trois parties auxquelles s’ajoutent un prologue et un épilogue, nous introduit dans le monde de l’art contemporain. Il dévoile une toile de fond sur laquelle émergent et se modèlent le travail de l’artiste Jed et son univers: le quotidien, le rapport à l’attachée de presse, les liens avec l’écrivain Michel Houellebecq qui fera un texte de cinquante pages pour le catalogue de son exposition, la relation avec le père, avec différentes femmes dont la Russe Olga, en particulier. Le texte d’une belle fluidité, ingénieusement composé en strates d’événements et de significations, avance sur une crête de contrastes et d’analogies, des pastiches du marché de l’art et des critiques de la presse, de «la magie du terroir», de «l’esprit de famille», en faisant des clins d’œil à des artistes reconnus: Jeff Koons, Damien Hirst, Picasso, avec de brèves remarques sur des écrivains et des personnalités publiques du moment: Frédéric Beigbeder, Jean-Pierre Pernaut. Tout cela dans un récit hybride, fait de juxtapositions et d’une mosaïque de personnages, de faits et de styles: de la description, au dialogue, à la digression, à l’essai, en passant par le roman policier et le récit autofictionnel. <br /> </div>
<div><em>La carte et le territoire</em> nous convie à partager l’existence de Jed Martin, d’abord artiste photographe et peintre par la suite, passionné par les cartes routières Michelin et la prise de vue des objets prosaïques, qui aborde par la suite la peinture de portraits. À travers l’œil et la voix du narrateur omniscient, on entre dans les coulisses de la création pour découvrir les aléas du travail de l’artiste, ses amours et la venue à une reconnaissance internationale de son œuvre. Dans le prologue déjà, on s’aperçoit que dans l’entourage de Jed, il y aura un autre personnage principal: Michel Houellebecq l’écrivain, celui qui composera le texte pour son exposition et recevra en retour un portrait que l’artiste fera de lui. Le personnage de Houellebecq, double de l’écrivain, devient particulièrement intéressant si on pense à la portée autofictionnelle du récit, notion que l’auteur se retient de commenter ou d’intégrer dans son discours lors d’une interview récente avec Catherine Millet dans <em>Art Press</em> <a href="#note1a" name="note1"><strong>[1]</strong></a>. Néanmoins, le jeu entre le référentiel –soit, l’écrivain Houellebecq lui-même– et le personnage fictionnel, les frontières poreuses entre la vie et la fiction, entretiennent la tension narrative et l’intérêt du lecteur pris dans un va-et-vient de l’identification à la réflexion ou à la projection. On a le sentiment d’une complicité entre le narrateur, les personnages et le lecteur, renforcée souvent par des incises: «Beaucoup d’écrivain, <em>si vous y regardez de près</em>, ont écrit sur des peintres ; et cela depuis des siècles. C’est curieux» (p.141, nous soulignons). Chemin faisant, cette complicité signale la transgression des limites de la fiction qui déborde dans la réalité. Se crée ainsi un effet de théâtralité de la représentation où on change de «décor» comme on change de registre de la conversation: en un clin d’œil, on passe du familial au formel, d’un échange amical, intime, à une discussion soutenue sur l’art, sur l’organisation d’une exposition de peinture. </div>
<div><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Structure en paliers</strong></span></div>
<div><br />Vu la composition en paliers superposés du récit, il y a des strates de significations à déchiffrer. Il s’agit d’emblée –comme l’indique le titre du roman– de saluer la pertinence de l’art contemporain par rapport à la situation historique, autrement dit, le pouvoir de la représentation face au réel, de la carte routière <em>Michelin</em> par rapport à un coin de terroir en Alsace. Avoir choisi un artiste comme personnage principal donne à l’écrivain, comme il l’indique dans la même interview, la liberté de penser la réalité économique et sociale contemporaine sans courir le risque des polémiques. Il est d’ailleurs intéressant de noter les <em>remerciements</em> à la fin du roman où Houellebecq prend ses précautions et avertit le lecteur: «Il va de soi que je me suis senti libre de modifier les faits et que les opinions exprimées n’engagent que les personnages qui les expriment; en somme que l’on se situe dans le cadre d’un ouvrage de fiction» (p.429). En dépit de ce pacte de lecture qui insiste sur le statut fictionnel du texte, à plusieurs endroits au fil des pages, le lecteur éprouve le sentiment de lire un essai sur l’art, de se trouver dans le référentiel au point de suivre l’artiste Jed Martin dans les rues de Paris, et de découvrir une monographie ou un texte biographique sur lui. Ce sentiment est évident dans les deux premières parties du roman. <br /> </div>
<div>La troisième partie marque une coupure dans le registre du discours narratif : on passe à un récit policier. Des nouveaux personnages entrent en scène. Il y a du suspense, du mystère et du danger imminent. Au chapitre six de cette dernière partie, on apprend que: «l’écrivain Michel Houellebecq fut sauvagement assassiné» (p.313). C’est une intrigue de polar qui démarre; il y a eu un meurtre : l’artiste et son chien furent assassinés et coupés et morceaux; le portrait de Houellebecq volé. Dans ce brouhaha, les deux policiers qui s’occupent de l’affaire font preuve de «sensibilité» et sous peu, ils tombent sur Jed, ce qui nous conduit à revenir au fil principal de la trame narrative. <br /> </div>
<div>Dans le jeu de <em>puzzle</em> où manquent des éléments, entre recherches du meurtrier et questions sur l’art, au cœur du récit, se maintient le rapport père-fils: Jed marche dans les pas de son père en Suisse où ce dernier, vieux et affaibli, est parti pour se faire euthanasier. C’est l’occasion de développer en toute simplicités des pensées analogiques sur la mort choisie et la technologie, sur le crime et l’art: «Le crime lui paraissait un acte profondément humain, relié aux zones les plus sombres de l’humain, mais humain tout de même. L’art était relié à tout : aux zones sombres, aux zones lumineuses, aux zones intermédiaires» (p.331). Pas à pas, la digression prend de l’ampleur. Elle apparaît comme une figure de style privilégiée. </div>
<div> </div>
<div><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Désir et langueur</span></strong><br /> </div>
<div>Un autre aspect digne d’être mis en lumière est le contraste entre le désir de travailler, de chercher des sujets à explorer: de la photographie, à la peinture, à la pensée concrète et abstraite sur des radiateurs, sur des insectes, sur la vie et la mort, et le manque d’énergie vitale de Jed. Nous ne saurions ignorer que chez Houellebecq, il y a souvent des personnages saisis par l’impossibilité d’aimer. L’écrivain le reconnaît: «C’est plus simple de travailler [que d’aimer], ça pose moins de problèmes» (interview<em> Art Press</em>). Et c’est le cas de Jed qui montre peu de sentiments et d’enthousiasme envers Olga, la Russe amoureuse de lui, qui finira par s’en aller travailler à Moscou. Néanmoins, en dépit du manque de tendresse qu’il exprime, Jed ne peut s’empêcher d’être triste au départ d’Olga. La tristesse le saisit souvent dans ses rencontres avec le père, surtout à Noël, quand les deux hommes semblent avoir une première et dernière tentative de communication. Il y a quelque chose d’amer dans les paroles de Jed lorsqu’il examine assez sereinement les chances que peut donner une vie: <br /> </div>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">[…] La vie nous offre une chance parfois mais lorsqu’on est trop lâche ou trop indécis pour la saisir la vie reprend ses cartes, il y a un moment pour faire les choses et pour entrer dans un bonheur possible, […] mais il ne se produit qu’une fois et une seule, et si l’on veut y revenir plus tard c’est tout simplement impossible, il n’y a plus de place pour l’enthousiasme, la croyance et la foi, demeure une résignation douce, une pitié réciproque et attristée, la sensation inutile et juste que quelque chose aurait pu avoir lieu, qu’on s’est simplement montré indigne du don qui vous a été fait. (p.251) </span></div>
<div> </div>
<div>Ce passage nous fait palper quelque chose des forces et des faiblesses de l’être humain; des ambivalences et hésitations que chacun croise à un moment donné dans l’existence. À nos yeux, c’est à travers de telles réflexions porteuses de vérité que le texte de Houellebecq atteint une portée universelle, parle de notre humanité. <br /> </div>
<div>Après tout, c’est dans le travail de symbolisation, dans le don de faire passer des expériences humaines et des figures d’artistes, de père, d’amants, et dans la mise en lumière des événements du contemporain, que réside la force d’un écrivain. Cela porte aussi le nom de <em>créativité</em>, comme dirait Romain Gary<a href="#note2b" name="note2"><strong>[2]</strong></a>, car: «écrire un livre, c’est toujours de la créativité, cela veut dire se réincarner, se multiplier, se diversifier» (p.280). Il s’agit également de varier le monde, de le regarder de loin et de proche, de l’intérieur et de l’extérieur, de sortir de sa peau pour s’installer dans celle d’un personnage. On n’aura pas tort de reconnaître que <em>La carte et le territoire</em> contribue à repenser ce que c’est que d’écrire aujourd’hui, à réfléchir autrement à la forme du roman contemporain et à interroger l’espace scriptural sans négliger qu’à présent, les frontières du livre et du texte sont souvent débordées par une esthétique de l’excès. Au pôle opposé, ce serait représenter l’abattement et la langueur qui peuvent s’emparer du créateur et du monde. <br /> </div>
<div>À l’instar de <em>l’anneau de Moebius</em> qui repose sur la tombe du personnage Michel Houellebecq en signe d’une certaine harmonie, l’épilogue du roman nous laisse avec l’impression que la boucle est bouclée: les meurtriers sont arrêtés, il y a des dialogues apaisés entre des camarades policiers. Et enfin, on croise le narrateur une dernière fois, qui nous confie: «Jed Martin <em>prit congé</em> d’une existence à laquelle il n’avait jamais totalement adhéré» (p. 426). Ainsi arrive-t-on encore au point de départ, à une pensée sur les sens de la vie et de la mort, sur l’origine et le parcours qu’on peut en faire, même sans avoir «totalement adhéré». À la fin du roman, lorsque tous les êtres s’en vont et que les personnages meurent, demeure symboliquement l’espoir. Il s’agit de la force de régénération de la nature, donc de la vie qui passe et nous dépasse: «le triomphe de la végétation» (p.428). Clin d’œil aux éléments où tout s’engloutit, même l’art: «les représentations des êtres humains qui avaient accompagné Jed Martin au cours de sa vie terrestre», «l’âge industriel en Europe», «l’industrie humaine» (p.428). Vision assez pessimiste où prime malgré tout quelque chose de vivant, frêle et fort à la fois: «il n’y a plus que des herbes agitées par le vent» (p. 428). Au demeurant, <em>le territoire</em> l’emporte-t-il sur <em>la carte</em>?<br /> </div>
<hr />
<p><a href="#note1" name="note1a">1</a> Millet, Catherine et Jacques Henric, « Michel Houellebecq : sous la parka, l’esthète », <i style="mso-bidi-font-style:normal">ArtPress</i>, n<sup>o </sup>371, en ligne : <a href="http://www.artpress.com/Michel-Houellebecq--sous-la-parka--l39esthete,1.media?a=24229">http://www.artpress.com/Michel-Houellebecq--sous-la-parka--l39esthete,1.media?a=24229</a> (page consultée le 20 novembre 2010).<br /><a href="#note2" name="note2b">2 </a>Gary, Romain, <i style="mso-bidi-font-style:normal">La nuit sera calme</i>, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1976, 264p.</p>
http://salondouble.contemporain.info/lecture/double-houellebecq-litterature-et-art-contemporain#commentsArt contemporainAutofictionBEIGBEDER, FrédéricDeuilEspaceFiliationFranceGARY, RomainHOUELLEBECQ, MichelMILLET, CatherinePortrait de l'artisteQuotidienReprésentationRoman policierRomanTue, 30 Nov 2010 13:28:07 +0000Adina Balint-Babos294 at http://salondouble.contemporain.infoUn poète n'existe jamais seul
http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-poete-nexiste-jamais-seul
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<a href="/equipe/caille-anne-renee">Caillé, Anne-Renée</a> </div>
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<a href="/biblio/la-poetesse">La Poétesse</a> </div>
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</div>
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Depuis <em>Homobiographie</em> publié en 2000 chez Farrago, la poète, traductrice et plasticienne française Liliane Giraudon travaille ce genre inventé et fait sien depuis plusieurs titres: l'homobiographie. «Même exécuté, le projet de l'Homobiographie demeurera sans cesse à l'état de projet», écrit-elle dans <em>Sker</em><i> </i>en 2002. Il sera ainsi poursuivi en 2005 avec <em>Greffe de spectres</em> (même si ce dernier n'est pas identifié génériquement comme tel) et tout dernièrement, le travail se voit continuer dans <em>La Poétesse</em> (2009), où point un certain aboutissement de l'entreprise homobiographique. Définie par néologisme, cette forme poétique veut allier le double (le «même» du grec <em>homos</em>) au biographique : il est question des vies de celle que l'on nomme «La Poète», de ses alter ego, d'autres <em>bien-aimés </em>poètes rapportées par bribes mais aussi, de la vie plus intime d'une femme qui s'écrit dans des carnets de différentes couleurs. Dans cette tentative de dédoublement, entre autobiographie et autofiction, il faut surtout y voir l'effort de rendre protéiforme l'entreprise biographique. Comme Giraudon l'explique dans un entretien en 2007<a style="mso-footnote-id:<br />
ftn" href="#_ftn1" name="_ftnref" title=""><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[1]</span></span></strong></a>, l'homobiographie opère des «déplacements» entre les différentes «enveloppes» que constituent le soi, l'autre et la fiction. Cette forme hybride permet aussi de supporter les vies et les morts qui nous parcourent: Liliane Giraudon expose ce qui pluralise l'identité «Poète». Par filiation ou emprunt, assembler des fragments de mémoire de façon non-linéaire, coller sa vie à celle des autres; par cette abolition des frontières, la poète joue au double.</p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:150%"><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Passé et postérité</strong></span><b><o:p></o:p></b></p>
<p>L'architecture du recueil est tripartite et s'ouvre sur «Ma chérie je t'ai fait des phrases trouvées partout » qui se déploie sous forme de fragments. L'unité de la page est mise en péril et la poète en témoigne par ce commentaire métapoétique: « La page comme unité? Détruisons la page.» (p. 26). L'héritage de Mallarmé se fait sentir ici, sur l'importance d'une forme poétique cohérente au développement de l'idée et d'une lecture qui puisse dépasser l'unité de la page pour embrasser plus d'une page à la fois<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn2"><strong><span style="mso-special-character:footnote">[2]</span></strong></a>. Ainsi dans cette section, de courts segments de prose se succèdent en deux colonnes sur la page, laissant très peu de place au blanc, et créant un rythme qui invite à une lecture rapide. C'est par l'adverbe «Hier» qu'ils débutent presque tous, traduisant un goût évident pour une narrativité non-linéaire (les blocs ne se suivent pas nécessairement) ainsi qu'un désir de répertorier, de l'<em>hier</em><i> </i>anecdotique: «Hier on a fait un trou dans la gencive de La Poète pour y installer sa première fausse dent.» (p. 27), à l'<em>hier</em><i> </i>historique: «Hier, c'est-à-dire au XVe siècle, certains croyaient que le cœur des nouveaux-nés [...] rendaient invisibles les voleurs qui en mangeaient.» (p. 28) jusqu'à l'<em>hier</em><i> </i>intime: «Hier La Poète déclarant sa mère seule, cernée par la neige.» (p. 26). L'unité de mesure n'est plus la page, au profit d'une forme qui accumule de page en page, à la manière d'une liste, de multiples visages discontinus du passé.</p>
<p>Ce qui paraît pouvoir réinsuffler une certaine suite formelle et thématique serait les <em>morts</em> de la poète, qui ponctuent cette «liste». Celle du père suivie de près par celle de la mère: «La Poète passe son premier Noël d'orpheline. Elle les imagine dans leur cercueil. Papa est sous maman. On dit qu'il y a beaucoup de mouvements et de bruit dans les cercueils, surtout la première année. Lorsque les cages thoraciques explosent.» (p. 43). Elles constituent deux pertes majeures, deux morts majeures si on les compare aux autres morts, plus «mineures<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn3"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[3]</span></span></strong></a>» qui se côtoient dans cette première section de <em>La Poétesse</em>,<i> </i>comme la mort du cousin ou du loir tué par les chats, mais aussi celles de Elsa von Freytag-Loringhoven, Mary Beach Pélieu ou Samuel Beckett... D'ailleurs, la présence de figures littéraires excède cette partie du recueil et me semble incarner le rôle de «substitut filial». Si les morts du père et de la mère mettent le ciseau dans le tissu familial, Robert Walser, Marina Tsvetaïeva ou Antonin Artaud se voient greffés au tissu filial littéraire. L'on soustrait à sa lignée pour additionner dans l'autre; alors que les alliances familiales se défont par soustraction (père, mère), les alliances poétiques se multiplient. Les fantômes de ses <em>bien-aimés</em><strong><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn4"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[4]</span></span></a> </strong>sont nombreux et mettent en place une autre postérité. </p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:150%"><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><b>Autoréférentialité</b></span><b><o:p></o:p></b><b><br />
</b></p>
<p>La deuxième partie du recueil est très différente de la précédente autant par la forme, le rythme et le ton. Elle se distingue face aux deux autres qui elles, se répondent à plusieurs égards. D'abord, dans «Kara Walker n'est pas Joséphine Baker», Giraudon réutilise la page comme unité: un poème par page, numérotés de 1 à 47, de quoi réintégrer <span style="mso-fareast-font-family:"Times New Roman";<br />
mso-bidi-font-family:"Times New Roman"">–</span>à l'excès<span style="mso-fareast-font-family:"Times New Roman";mso-bidi-font-family:"Times New Roman"">–</span> le procédé formel rejeté plus tôt. Exit l'effet de prise de notes diaristique d'un registre plus intime, la poète emprunte ici une voix plus détachée (plus désincarnée), plus hachurée et plus hermétique aussi. Par hermétisme, il faut entendre <em>brouillage</em>, à la fois des pistes de lecture (des pistes de sens) et du développement narratif entre les différents poèmes.<o:p> </o:p></p>
<p> L'utilisation de la majuscule comme procédé poétique laisse <i>a priori</i> un peu perplexe. Les majuscules délimitent-elles le début des vers ou insistent-elles sur la sonorité ou le sens du mot? Par exemple au poème numéro 9: «Recomposition d'une vie si brève / pourtant durant ces Années / en deux colonnes et sans alinéa / absence totale d'intervention / postures à tenir / chutes ou séquences / une idée d'Objet trouvé» (p. 59), les deux majuscules ne délimitent pas le début d'un vers qui aurait été tronqué, alors peut-être mettent-elles simplement ces mots en lumière? Remarquons au passage que la poète, dans cet extrait, commente métapoétiquement la forme et le contenu de la section précédente. Il faut dire que ce type de commentaire rétroactif est fréquent chez Giraudon et permet, comme c'est le cas ici, de préciser certaines lectures. Il arrive, inversement, que la glose figure le texte à venir. D'ailleurs, c'est le cas du procédé poétique des majuscules, expliqué dans la première partie de<em> La Poétesse</em>: «Une nuit, La Poète trouve un moyen optique de ralentir la lecture du poème: ce moyen s'appelle La Majuscule Déplacée. Un vieux procédé visuel à revisiter et rafraîchir.» (p. 45). Ce qui sera accompli dans «Kara Walker n'est pas Joséphine Baker». Cette pratique performative gomme la perplexité initiale. Globalement, bien que le sous-titre nous ramène au travail sur le «double» identitaire, la poète s'intéresse surtout ici aux thématiques de langue et du travail poétique. Mais le plus souvent il y a camouflage, dans la mesure où l'autoréférentialité est entremêlée aux bribes d'histoires de figures comme Lancelot ou Jack Spicer. Et l'ensemble ne se laisse pas saisir du premier coup d'œil en raison des renvois intertextuels avec ses œuvres précédentes comme son <em>Billy the kid (In memoriam Jack Spicer)</em><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn5"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[5]</span></span></strong></a><i> </i>mais aussi en raison de certains éléments stylistiques comme une découpe du vers plus complexe.</p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:150%"><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><b>Menaces doubles</b></span><b><o:p></o:p></b><b><br />
</b></p>
<p>Dans cette troisième et dernière partie, «Le goût du crabe», le commentaire autoréférentiel se double d'un recul critique sur la <em>production</em> même du texte poétique. Il est question de décomposition, de découpage, de collage, de modelage et de recopiage. L'acte de recopier prend place dans la mise en forme d'extraits de carnets de différentes couleurs (vert, bleu et gris) qui se succèdent, à la manière d'un dialogue auquel participent aussi deux autres voix («Une voix» et «L'autre»). Avec l'ajout de didascalies, la poète propose l'ébauche d'une pièce de théâtre combinant la prose au vers libre. Une fois de plus, il y a un jeu de dédoublement dans cette réécriture des carnets <span style="mso-fareast-font-family:<br />
"Times New Roman";mso-bidi-font-family:"Times New Roman"">–de </span>l'origine<span style="mso-fareast-font-family:"Times New Roman";mso-bidi-font-family:"Times New Roman"">–</span> jusqu'à <em>La Poétesse</em>. Dans cette mise à nu de la production, les carnets représentent le <i>chantier </i>de l'écriture. Mais l'opération n'est peut-être pas aussi simple: </p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Filandreuses à l'infini les phrases se détachent d'un corps, il faut les teindre pour mieux les voir, redistribuer les paragraphes selon la couleur et craindre, craindre de plus en plus la couleur qui l'emporte, une masse, une masse d'un gris de crevette où chaque lettre indistincte se dissout pour ne former qu'un tumulus, la section déplacée d'un nuage détruit. (p. 110-111)</span></div>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:150%">La menace plane sur l'entreprise de la poète, sur la mise en forme et en ordre des phrases.</p>
<p>Cycliquement, la mort réapparaît dans «Le goût du crabe». Une toute autre menace se présente. Ce vers, au début du recueil, la figurait peut-être: « Avec son père, en six mois, ça fait déjà cinq morts. Elle (la mère) elle s'en fout elle se sent Chabert. La Poète s'est dit qu'elle n'avait jamais eu qu'un nom, celui-là où présentement on meurt.» (p. 19). Le couple maladie et écriture a été abordé à maintes reprises<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn6"><strong><span style="mso-special-character:footnote">[6]</span></strong></a>mais Giraudon connaît les obstacles à éviter pour ne pas tomber ni dans la banalité ni dans le pathétique. L'arrivée de la maladie sera décrite avec finesse, intelligence, une pointe de sarcasme et juste assez d'affects. Pour un temps, la maladie a l'effet de la <i>tabula rasa </i>pour la poète: «Balancer. Balancer à la mer ce corps ancien et tous les livres qu'il a signés. Maintenant tu écris parce que tu as peur de tout ce que tu n'as pas su écrire [...].» (p. 115). Par contre, ce fantasme n'est en rien le constat d'une renaissance de son écriture comme telle mais celle d'une poursuite, accidentée, de l'expérience de la langue. Chez Giraudon, il y aura toujours un corps ancien ou une langue ancienne à balancer à la mer. Mais nommer cela renaissance ou retour à l'origine serait un topos inexact (et banal, ce que son travail n'est surtout pas). Après tout, «[t]rouver une langue ce n'est pas la trouver.<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn7"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[7]</span></span></strong></a>». Sa modulation est constante, marquée de dons, d'emprunts, de ruptures et d'accidents.</p>
<p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:150%"><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><b>La Poète n'est peut-être pas <i>La Poétesse</i></b></span><b><i><o:p></o:p></i></b><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><b><o:p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "> </span></o:p></b></span><b><o:p></o:p></b></p>
<p>Giraudon essaie d' «<em>essuyer un féminin terrible</em> <a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn8"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[8]</span></span></strong></a>» en ne gardant l'archaïque <em>poétesse</em><i> </i>que pour le titre. Pied de nez à cette définition-identification surannée, elle sera «La Poète»: elle met non seulement à distance la construction que peut constituer le rôle ou l'identité «poète» (avec le récurrent «La Poète») mais elle met aussi à distance ce féminin insistant (<em>esse</em>) qu'elle raille peut-être au passage. Car Giraudon n'en a pas besoin, pas plus que la communauté des femmes convoquée (Kara Walker, Joséphine Baker ou Hélène Bessette) n'en a besoin, leurs voix étant fortes, engagées et se tenant au-delà d'un carcan féminin «insistant». Après tout, Giraudon écrit<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn9"><strong><span style="mso-special-character:footnote">[9]</span></strong></a>: «Il n'y a pas d'écriture féminine. Ne pas se laisser enfermer dans les cercles des anatomies manifestes et des sexualités militantes (ou l'identité tente de repérer les secrets de son apparence pour y transformer ce qu'elle symbolise...).».</p>
<p>Ce n'est qu'à la fin du recueil que la poète revient à <i>sa</i> première personne, au <i>je </i>plus intime: quand la mort se pointe, l'on n'est peut-être plus qu'un et le jeu du double peut attendre un instant. La fin de <em>La Poétesse</em> est ponctuée de cet «Hop! Hop! Ma chérie»: on y entend la parole encourageante qui invite au combat (contre la maladie, la mort, la peur) mais on a aussi l'impression d'entendre le poète Christophe Tarkos crier ce fameux «OP OP» qui embraye son texte <em>Oui</em><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn10"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:<br />
footnote">[10]</span></span></strong></a>. Embrayer comme faire avancer, se faire entraîner à avancer: «Hop! Hop! Ma chérie il n'y a plus d'avant ni d'arrière, rien à gérer seulement avancer[...]» (p. 119). La lignée des poètes a parlé. Comme elle parle ailleurs dans le texte, que ce soit à travers cette phrase tautologique à la Gertrude Stein «<em>Mais toujours un poème est un poème est un poème</em><span style="mso-bidi-font-style:italic">[...]</span>» (p. 116) ou ce mallarméen «IL N'Y A D'EXPLOSION QUE LE LIVRE.<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn11"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[11]</span></span></strong></a>». La lignée des poètes parle car, si « un poème n'existe jamais seul» (p. 73), un poète n'existe jamais seul non plus. Cette donnée semble être la plus centrale de l'exercice homobiographique et contribue à distinguer le travail poétique de Liliane Giraudon. Le poète et son œuvre ne sont pas hors du champ poétique pas plus qu'ils ne se trouvent hors de l'histoire littéraire. Ils se positionnent, avec ce que cela implique comme enjeux, alliances et engagement.</p>
<p> </p>
<div style="mso-element:footnote-list">
<hr align="left" size="1" width="33%" />
<div style="mso-element:footnote" id="ftn">
<p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn1" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[1]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Entretien datant du 28 novembre 2007 avec Liliane Giraudon et Jean-Jacques Viton dans le cadre de la sixième édition du Festival ActOral, en 2007. ActOral, <a href="http://actoral.blogspilotes.marseille-provence2013.fr/archives/11"><span style="color:windowtext;text-decoration:none;text-underline:none">http://actoral.blogspilotes.marseille-provence2013.fr/archives/11</span></a> . Consulté le 26 août 2010.</p>
</div>
<div style="mso-element:footnote" id="ftn">
<p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn2" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[2]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>«Le papier intervient chaque fois qu'une image, d'elle-même, cesse ou rentre, acceptant la succession d'autres et, comme il ne s'agit pas, ainsi que toujours, de traits sonores réguliers ou vers <span style="mso-fareast-font-family:"Lucida Grande";mso-bidi-font-family:"Lucida Grande"">—</span>plutôt, de subdivisions prismatiques de l'Idée, l'instant de paraître et que dure leur concours, dans la mise en scène exacte, c'est à des places variables, près ou loin du fil conducteur latent, en raison de la vraisemblance, que s'impose le texte». Stéphane Mallarmé, Préface d' «Un coup de dés jamais n'abolira le hasard» dans <em>Œuvres complètes</em>, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1945, p. 455.</p>
</div>
<div style="mso-element:footnote" id="ftn">
<p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn3" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[3]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Par ce terme, j'entends que les autres morts répertoriées seraient à la fois moins récurrentes dans le recueil que celles des parents et sembleraient moins «douloureuses», tout en voulant éviter ici une bête hiérarchie des morts.</p>
</div>
<div style="mso-element:footnote" id="ftn">
<p style="text-align:justify"><a name="_ftn4" title="" href="#_ftnref"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><b>[4]</b></span></a><b> </b>Avec ce qualificatif, je fais référence au texte <em>Mes bien-aimé(e)s</em> (Inventaire / Invention, 2007) où Giraudon revisite les biographies d'auteurs mythiques (Walser, Rimbaud, Sappho...). À la façon d'un collage-hommage, elle recompose et redynamise avec liberté et affection leur vie qui sont devenues, avec le temps, des fantômes derrière le processus de mythification. « [J']ai voulu leur redonner une existence parmi les nôtres », écrit-elle en quatrième de couverture.</p>
</div>
<div style="mso-element:footnote" id="ftn">
<p><strong><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn5" title="" href="#_ftnref"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[5]</span></span></a><span style="mso-tab-count:1"> </span></strong>Publié en 1984 chez Manicle.</p>
</div>
<div style="mso-element:footnote" id="ftn">
<p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn6" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[6]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Pensons au travail proposé par Susan Sontag dans son essai « La maladie comme métaphore ». Paris, Christian Bourgois Éditeur, coll. « Choix-Essais », 1993.</p>
</div>
<div style="mso-element:footnote" id="ftn">
<p><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn7" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[7]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Liliane Giraudon, <em>Sker</em>, Paris, P.O.L, 2002, p. 12-13.</p>
</div>
<div style="mso-element:footnote" id="ftn">
<p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn8" title="" href="#_ftnref"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><b>[8]</b></span></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Citation de la quatrième de couverture de <i>La Poétesse</i>. Peut-on voir, en ce « <i>féminin terrible</i> », le cancer du sein ?</p>
</div>
<div style="mso-element:footnote" id="ftn">
<p style="text-align:justify"><a name="_ftn9" title="" href="#_ftnref"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><b>[9]</b></span></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Liliane Giraudon, Henri Deluy, <em>Poésies en France depuis 1960, 29 femmes, une anthologie</em>, Paris, Stock, coll. « Versus », 1994, p. 11.</p>
</div>
<div style="mso-element:footnote" id="ftn">
<p><a name="_ftn10" title="" href="#_ftnref"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><b>[10]</b></span></a><b> </b>Christophe Tarkos, <em>Oui</em><i> </i>[1996] dans <em>Écrits poétiques</em><i>,</i> Paris, P.O.L, 2008, p. 161-259.</p>
</div>
<div style="mso-element:footnote" id="ftn">
<p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn11" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[11]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Giraudon paraphrasant ici cette phrase de Mallarmé « Je ne sais pas d'autre bombe qu'un livre. ». <em>Œuvres complètes</em>, Tome II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 660.</p>
</div>
</div>
http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-poete-nexiste-jamais-seul#commentsARTAUD, Antonin AutobiographieAutofictionBECKETT, SamuelFiliationFranceFREYTAG-LORINGHOVEN, Elsa vonGIRAUDON, LilianeIdentitéMALLARMÉ, StéphaneMémoirePÉLIEU, Mary BeachSONTAG, SusanTARKOS, ChristopheTempsTSVETAÏEVA, Marina WALSER, RobertPoésieWed, 22 Sep 2010 17:11:39 +0000Anne-Renée Caillé270 at http://salondouble.contemporain.infoExercice de style en dix-huit crimes
http://salondouble.contemporain.info/lecture/exercice-de-style-en-dix-huit-crimes
<div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs">
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<a href="/equipe/guilet-anais">Guilet, Anaïs</a> </div>
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<a href="/biblio/lhomme-qui-tua-roland-barthes-et-autres-nouvelles">L'homme qui tua Roland Barthes et autres nouvelles </a> </div>
</div>
</div>
<!--break--><!--break--><div> </div>
<div class="rteright"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br />
Ce que nous contemplons, nous autres vivants, est le spectacle ambigu et effroyable, des hommes devant la mort, qui, comme le soleil, ne peut se regarder en face. (p. 66)</span></div>
<p>
Et c’est bien à une forme d’agonie que nous assistons à la lecture des dix-huit nouvelles qui composent le recueil de Thomas Clerc, intitulé <em>L’homme qui tua Roland Barthes et autres nouvelles</em>. Chacune des personnes –devenues ici personnages– choisies par Thomas Clerc va mourir, les titres anaphoriques «L’homme qui tua…» nous le rappellent, les connaissances du lecteur souvent le lui confirment (Gianni Versace, Abraham Lincoln, Pier Paolo Pasolini et Marvin Gaye sont morts assassinés, nous le savons tous). Ils sont décédés, victimes d’un crime et s’apprêtent à être de nouveau tués sous nos yeux. Pour nous faire partager ce spectacle à l’issue fatale et sans surprise, Thomas Clerc, dans un élan oulipien, change à chaque nouvelle de style d’écriture mais aussi de point de vue, semblant d’ailleurs avoir une préférence pour la focalisation sur le meurtrier plutôt que sur la victime. Si les dénouements de chaque intrigue sont donc connus d’avance, chaque nouvelle, par l’exercice de style qu’elle propose, se fait singulière et manifeste une certaine virtuosité dans l’écriture de la part de Thomas Clerc. Le crime, dans sa violence et son traitement, se renouvelle sans cesse, comme une variation sur un même thème. Ceci forme l’architecture particulière de ce recueil dessiné par un auteur, ardent défenseur de l’art de la nouvelle littéraire. </p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong> Le recueil de nouvelles entre variation et unité</strong></span></p>
<p><em>L’homme qui tua Roland Barthes</em> pourrait se lire en commençant par la fin puisque c’est là que le projet de l’auteur se révèle, éclairant d’un jour nouveau la lecture des nouvelles qui ont précédé. En effet, dans sa postface Thomas Clerc compose une véritable défense du recueil de nouvelles, qui selon lui n’est pas estimé à sa juste valeur :</p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">L’une des raisons de ce discrédit tient à la forme du cadre où s’inscrivent les nouvelles, le recueil. Sa volatilité, son éclectisme gratuit font qu’une nouvelle lue est une nouvelle vite oubliée. Figurant de façon hasardeuse dans un ensemble qui ne l’est pas moins. (p. 349-350)</span></div>
<p>Pour lui, la nouvelle ne doit pas être considérée comme une unité séparée, mais comme appartenant à un ensemble plus vaste. Le recueil doit posséder une architecture, un objectif vers lequel chaque nouvelle s’achemine et ainsi «lutte[r] contre l’oubli et la contingence de recueil de nouvelles<a href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>». Il s’agit pour lui de structurer son œuvre comme un album concept, prenant pour exemple <em>Sergent Peppers</em> des Beatles mais surtout <em>Pin Ups</em> de David Bowie, un «[…] album de seules reprises, où Bowie, revisitant certains standards du rock, réalise un album personnel à partir d’une base qui ne l’est pas. Dans mon livre, ce sont les noms propres qui sont les airs.» (p.350) Dans <em>L’homme qui tua Roland Barthes</em>, c’est le thème du crime, sa violence, qui structurent et unifient le recueil à l’intérieur duquel chaque meurtre abordé, chaque homme qui tue ou est tué, composent une variation, que Clerc appelle, nous l’avons vu, un «air». La variété ici se joue dans l’énumération, dans la répétition de «l’homme qui tua». La notion de crime est alors déclinée à chaque nouvelle, à l’image de l’alternance des styles, révélant de la part de Thomas Clerc un amour du dispositif tout droit hérité des pratiques d’un Raymond Queneau ou d’un George Perec<a href="#note2a"><strong>[2]</strong></a>.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Dix-huit nouvelles, dix-huit crimes, dix-huit styles </strong></span></p>
<p>Ce qui aurait pu être une accumulation assez vaine de faits divers morbides trouve tout son intérêt et son relief dans la recherche stylistique dont chaque nouvelle fait l’objet. Au-delà de l’exercice de virtuosité, il s’agit pour Thomas Clerc de jouer encore sur la variation. Thomas Clerc est un spécialiste de Roland Barthes et est maître de conférences à l’université Paris X-Nanterre. Il a jusqu’à aujourd’hui publié deux ouvrages: deux essais aux thématiques très différentes intitulés <em>Maurice Sachs, le désœuvré</em> (éd. Allia) et <em>Paris, musée du XXIe siècle: Le Xe arrondissement </em>(éd. Gallimard). Le premier compose le portrait kaléidoscopique de cet écrivain maudit, dans une tonalité à mi-chemin entre la biographie et l’analyse. Le second procède d’une longue, méthodique et poétique description du Xe arrondissement de Paris.</p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je me définis comme un écrivain omni-genre: j'espère écrire de tout; jusqu'à présent j'ai publié un essai (<em>Maurice Sachs le désœuvr</em>é), une description topographique (<em>Le Xe arrondissement</em>) et des nouvelles<a href="#note3a"><strong>[3]</strong></a>.</span></div>
<p>Thomas Clerc est donc un écrivain protéiforme qui se plaît à se renouveler sans cesse: ce dont témoigne aussi l’esthétique de son recueil. Ainsi qu’il le dit dans une interview pour <em>Le magazine littéraire</em> : «D'une certaine façon, j'ai voulu tuer le Style, c'est-à-dire la marque de fabrique de l'écrivain, où il s'enferme selon moi, trop souvent<a href="#note4a"><strong>[4]</strong></a>.»</p>
<p>Le lecteur ne peut définir exactement le style de Thomas Clerc et cependant se doit de relier les modes d’écriture choisis par l’auteur aux crimes qu’il décrit. La nouvelle inaugurale est des plus troublantes en la matière. Les jeux de mots grivois, le style très oralisé, les descriptions crues, utilisés par l’auteur semblent en totale opposition avec l’univers intellectuel que l’on associe à Roland Barthes. Toute la nouvelle est focalisée à la première personne du singulier sur le futur meurtrier du célèbre essayiste:</p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Pour fuir la canicule ennemie de l’humaine, je suis allé à la piscine du centre pleine de queue. À la caisse, l’Antillaise m’a dit qu’ils n’avaient plus de maillots suite à l’affluence, je lui ai demandé s’il en fallait vraiment un, elle est restée bouche-bite. (p. 13)</span></div>
<p>Un certain malaise se crée du côté du lecteur. D’autant plus que la nouvelle, avec son montage alterné et ses bonds temporels, nous entraîne dans une dimension fantastique tout à fait inattendue. Ici, le style se veut à l’opposé de la victime. Thomas Clerc déclare à ce propos: «la mort de Barthes me touche à cause de ce que cela représente allégoriquement: la littérature écrasée par l'insignifiance du personnage principal<a href="#note5a"><strong>[5]</strong></a>.» Ainsi, ce spécialiste de Roland Barthes se détache sans doute aussi un peu de son sujet de prédilection. Il s’agit, pour sa première œuvre de fiction, de symboliquement se libérer de l’image de Barthes qui le hante. Autre exemple de décentrement, «L’homme qui tua Thierry Paulin», aussi surnommé le «Tueur aux vieilles dames». Dans cette nouvelle, Thomas Clerc réalise ce qu’il appelle en postface un «ready-made», probablement réalisé à partir de l’article de Wikipédia consacré au meurtrier martiniquais. Il y ajoute des détails, corrige quelques dates et le confronte au traducteur automatique sur Internet: le texte, quoique lisible, devient asyntaxique, grammaticalement incorrect.</p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Comme un métis blanc étudiant entre pairs, Paulin avait peu d’amis, et mal effectué à l’école, à défaut ses examens. À l’âge de 17 ans, il a décidé d’inscrire le service militaire. Au début l’adhésion à l’parachutistes des troupes, mais ses camarades méprisait pour lui sa race et l’homosexualité. (p.117)</span></div>
<p>On peut trouver le lien entre le style et le sujet dans le processus de traduction. Thomas Clerc passe d’une langue à une autre comme Thierry Paulin a dû passer d’une culture à une autre, ceci provoquant des déformations incontestables, des écarts. La langue se fait incompréhensible quand Paulin est incompris, incorrecte pour décrire la marginalité ressentie par le tueur en série. </p>
<p>Ainsi, chaque nouvelle possède sa propre langue, son style caractéristique: Guillaume Dustan se fait victime symbolique, rattaché au dialogue philosophique dans une joute verbale avec Daniel Bell. Anna Politkovskaïa est assassinée par un accro au langage des messages textes sur téléphones portables. Le lecteur entre dans la tête de H.B. grâce à un monologue intérieur qui permet de participer de l’intérieur à la fameuse prise d’otage de la maternelle de Neuilly<a href="#note6a"><strong>[6]</strong></a>. Marvin Gaye est au centre d’un conte au dénouement en forme d’antiparricide. Quant à Pierre Goldman, il fait l’objet d’un poème en décasyllabes.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong> De la grande Histoire et des petites histoires</strong></span></p>
<p><em>L’homme qui tua Roland Barthes</em> propose à son lecteur une succession de crimes résolument violents. Violence sur laquelle les lecteurs, comme Thomas Clerc ne peuvent s’empêcher de s’interroger. Qu'est-ce qui fait, au-delà du simple jeu des styles, que le recueil ne sombre pas dans l’accumulation de faits-divers sordides (Jésus le SDF, H.B., Thierry Paulin, le meurtre de l’arrière-grand-père) ou de crimes à sensation (Versace, Marvin Gaye, Lady Di)? On sait qu’aujourd’hui la violence, dans ce qu’elle provoque d’attirance et de révulsion est omniprésente et fait indéniablement vendre. Ce goût du public, comme de Thomas Clerc, pour les crimes violents est, ainsi que le souligne Barbara Michel dans <em>Figures et Métamorphoses du Meurtre</em><a href="#note7a"><strong>[7]</strong></a>, un révélateur sociologique, un aperçu de nos propres failles. Mais la violence dans le recueil n’est pas gratuite et ceci doublement. D’abord parce qu’elle est fondatrice de l’identité de l’auteur, le lecteur l’apprendra dans la dernière nouvelle du recueil et nous y reviendrons; ensuite parce que chaque nouvelle touche de près où de loin à la grande Histoire, dont on ne peut non plus nier la violence. </p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong> </strong></span><span style="color: rgb(0, 0, 0);">L’Histoire, «avec sa grande hache<a href="#note8a"><strong>[8]</strong></a>» </span>dirait Perec, surgit avant tout dans la dimension politique omniprésente dans le recueil notamment à travers le choix de certains personnages aux opinions et positions fortes, tels qu’Ernest, Abraham Lincoln, V. D. Nabokov, Anna Politskaïa ou encore Guillaume Dustan. Chacun des crimes, chacune des personnalités sélectionnées peut être considéré comme appartenant à l’Histoire tant ils ont ponctué le XXe et le jeune XXIe siècle (à l’exception du meurtre, non moins historique, de Lincoln). C’est par cet aspect historique que les nouvelles s’éloignent de leur statut de simple fait divers ; leur violence n’a rien à voir avec la gratuité de celle des images diffusées quotidiennement par les médias. Olivier Mongin, dans <em>La violence des images ou comment s’en débarrasser?</em>, note la perte de la catharsis dans l’image contemporaine:</p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">La violence des images contemporaines sort le plus souvent des sentiers tracés par le muthos (récit) et ne cherche pas à offrir au regard du spectateur des objets eux-mêmes épurés. La désensibilisation contemporaine […] participe d’un double échec de la catharsis: échec d’un regard brouillé par une violence diffuse et trouble, échec d’une «configuration» de la violence par un récit susceptible de l’épurer<a href="#note9a"><strong>[9]</strong></a>. </span></div>
<p>Les violences décrites dans <em>L’homme qui tua Roland Barthes</em> ne sont pas non plus dénuées d’un aspect cathartique:</p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">La représentation de la violence se distingue du spectacle de la violence du fait qu’elle permet une catharsis, forçant le lecteur ou le spectateur à prendre parti et à évaluer la violence pour lui-même et selon ses propres critères<a href="#note10a"><strong>[10]</strong></a>.
<p></p></span></div>
<div>Et nous avons résolument affaire à des représentations. Thomas Clerc prend pour base des faits réels qui souvent parlent aux lecteurs, pour ensuite les mettre en scène, les fictionnaliser, déroutant les attentes lectorales, obligeant ainsi à créer cette distance indispensable à la catharsis. Une distanciation qui n’a d’ailleurs pas lieu seulement pour le lecteur, mais qui est aussi centrale pour Thomas Clerc, qui, par l’écriture, se détache de la violence qui fonde son identité. C’est que le crime fait partie intégrante de la vie de l’auteur, il est à l’origine de son «roman familial», pour reprendre l’expression freudienne<a href="#note11a"><strong>[11]</strong></a>. Il est au cœur de sa fiction et de son réel, les deux se mêlant en lui, comme dans ses nouvelles, mais aussi comme dans l’Histoire, ou peut être plus précisément l’imaginaire historique. La dimension autobiographique est omniprésente dans le recueil. Si elle se fait discrète au début, plus le lecteur avance dans l’œuvre plus la proximité avec Thomas Clerc se fait sentir. Il est évident que chaque personne choisie par l’auteur est importante pour lui, Roland Barthes et Maurice Sachs en premier lieu, puisqu’il les a étudiés plus que qui qu’autre. Mais de manière plus intime, on retrouve à travers le récit de la mort d’Ernest le quartier où l’auteur a passé son enfance. Le «je» diffus au début, se fait de plus en plus présent à partir du poème consacré à Pierre Goldman. La première strophe permet de bien constater comment chez Clerc, l’historique, le politique et l’autobiographique se mêlent:<br />
<span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br />
</span></div>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je vais conter l’histoire ici de Pierre<br />
Goldman le Juif le gauchiste et gangster<br />
Un pur héros des archives de France<br />
Pour qui le crime rime avec l’Histoire.<br />
Troubles années et c’est un peu les miennes<br />
La décennie d’époque soixante-dix<br />
Moi qui n’eus pas d’adolescence à cause<br />
De l’extension si forte de l’enfance. (p.273)</span></div>
<p>Vient ensuite la nouvelle consacrée à Pierre Levé, ami de Thomas Clerc, puis le texte clé «L’homme qui tua mon arrière-grand-père». Une nouvelle écrite dans un style sobre qui décrit la malédiction familiale et où le nœud du crime est toujours l’argent. Si la violence dans le recueil a une dimension cathartique, la littérature en a pour Clerc une encore plus grande. C’est en effet grâce à l’écriture qu’il compte rompre la malédiction familiale et expurger sa violence. Clerc fait l’aveu total de sa sacralisation de la littérature, seule vraie richesse à ses yeux, puisqu’elle est de celle pour laquelle a priori on ne tue pas.</p>
<p><em>L’homme qui tua Roland Barthes</em> est un recueil de nouvelles dont on a la tentation de parler comme d’un roman tant son architecture est travaillée. Entre unité des thèmes et variations, chacun des récits peut se lire de manière indépendante, tout en restant rattachés les uns aux autres par de multiples nœuds de sens. Ces Nœuds, où fiction et réalité se mélangent, sont principalement le crime et la violence, mais ils sont surtout l’occasion pour Thomas Clerc de dire quelque chose de lui et de son époque. Si, au risque de vous gâcher le suspens je dois répéter que les personnages trépassent tous à la fin, l’œuvre, qui traite de la mort, n’est pas morbide pour autant. À ce propos Thomas Clerc souligne avoir écrit 18 nouvelles plutôt que 17, parce que ce nombre, de mauvais augure, s’écrit XVII en chiffre romain et est ainsi l’anagramme de VIXI «qui signifie "je suis mort"» (p.350). La mort se veut donc dépassée: pour Thomas Clerc la littérature est indéniablement synonyme de vitalité.<br />
<a href="#note1a"><br />
</a></p>
<hr />
<p><strong><a href="#note1a">[1]</a> </strong>Thomas Clerc, entretien dans le cadre de l’émission radiophonique Atelier Littéraire, «Silhouettes, pastiche et listes» par Pascale Casanova sur France Inter le 23 mai 2010.<strong><a href="#note2a"><br />
</a> <a href="#note2a">[2]</a> </strong>George Perec et Raymond Queneau appartiennent au mouvement d’avant-garde l’OULIPO (l’ouvroir de littérature potentielle) centré sur l'invention et l'expérimentation de contraintes littéraires nouvelles. Pour exemple : Queneau dans <em>Exercices de style</em>, paru en 1947, raconte 99 fois la même histoire de 99 façons différentes ou encore Perec mêle fiction et réalité autobiographique dans ses œuvres comme <em>W ou le souvenir d'enfance</em> (1975) <em>La disparition</em> (1969) ou<em> La Vie mode d’emploi</em> (1978).<strong><a href="#note3a"><br />
</a> <a href="#note3a">[3]</a> </strong>Thomas Clerc, entretien réalisé par Minh Tran Huy, Le magazine littéraire, En ligne: <a href="http://www.magazine-litteraire.com/content/Homepage/article.html?id=16108" title="http://www.magazine-litteraire.com/content/Homepage/article.html?id=16108">http://www.magazine-litteraire.com/content/Homepage/article.html?id=16108</a> [consulté le 7 juillet 2010]<strong><a href="#note4a"><br />
</a> <a href="#note4a">[4]</a> </strong><em>Ibid.</em><strong><a href="#note5a"><br />
</a> <a href="#note5a">[5]</a> </strong><em>Ibid.</em><a href="#note7a"><strong><br />
</strong></a><strong><a name="note6a" href="#note6a">[6]</a></strong> En Mai 1993, Érick Schmitt, plus connu sous le surnom de H.B (Human Bomb), prit en otage les enfants et l’institutrice d’une classe de maternelle à Neuilly (région Parisienne). Ce chômeur dépressif, armé d’un pistolet d’alarme et ceinturé d’explosifs, réclamait une rançon de cent millions de francs. Cet évènement très médiatisé devint un évènement national, la France resta en alerte pendant près de deux jours. Si aucune victime ne fut comptée parmi les otages, H.B fut tué pendant l’assaut de la police.<a href="#note6a"><strong><br />
</strong></a><strong><a name="note7a" href="#note7a">[7]</a></strong> Barbara Michel, <em>Figures et Métamorphoses du Meurtre</em>, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1991, 331 p.<strong><a href="#note6a"><br />
</a> <a href="#note6a">[8]</a> </strong>George Perec, <em>W ou le souvenir d’enfance</em>, Paris, Messageries du Livre, «L’imaginaire», 1993, p.17.<strong> <a href="#note9a"><br />
</a> <a href="#note9a">[9]</a> </strong>Olivier Mongin, <em>Essai sur les passions démocratiques tome 2 : La violence des images ou comment s’en débarrasser?</em>, Paris, Seuil, 1997, 184 p., p. 149.<strong><a href="#note10a"><br />
</a> <a href="#note10a">[10]</a> </strong>Bertrand Gervais, «La ligne de flottaison»,<em> Cahiers électroniques de l'imaginaire, Centre de recherche sur l’Imaginaire (UCL)</em>, vol. 4, 2006, En ligne: <a href="http://zeus.fltr.ucl.ac.be/autres_entites/CRI/CRI%202/Montaigne.htm" title="http://zeus.fltr.ucl.ac.be/autres_entites/CRI/CRI%202/Montaigne.htm">http://zeus.fltr.ucl.ac.be/autres_entites/CRI/CRI%202/Montaigne.htm</a>, [consulté le 10 juillet 2010]<strong><a href="#note11a"><br />
</a> <a href="#note11a">[11]</a> </strong>La psychanalyse est aussi une thématique chère à l’auteur.<strong></strong></p>
<p></p>
http://salondouble.contemporain.info/lecture/exercice-de-style-en-dix-huit-crimes#commentsBARTHES, RolandCLERC, ThomasContraintesCulture populaireDeuilÉvénementFiliationFranceMémoireMICHEL, BarbaraMONGIN, OlivierMortPEREC, GeorgesPoétique du recueilQUENEAU, RaymondStyleNouvellesMon, 26 Jul 2010 14:03:04 +0000Anaïs Guilet250 at http://salondouble.contemporain.infoL'impasse de l'oubli
http://salondouble.contemporain.info/lecture/limpasse-de-loubli
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<a href="/equipe/dionne-charles">Dionne, Charles</a> </div>
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<a href="/biblio/le-ciel-de-bay-city">Le ciel de Bay City</a> </div>
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</div>
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<p class="MsoNormal">Le thème de la mort chez Catherine Mavrikakis, ou plus précisément, l’impact que peut avoir la mort sur les «survivants» semble s’inscrire dans l’ensemble de son travail. «Les vivants n’ont pas pitié des morts»<a name="_ftnref" href="#_ftn1">[1]</a>, mais pourtant ils passent leur vie à ressasser un passé qui n’est plus le leur, légué arbitrairement par ces morts qui parsèment le chemin des personnages de Mavrikakis. Cet impact qu’a la mort s’incarne dans le paradoxe entre <em>La mort grandissante</em> de Saint-Denys Garneau<a name="_ftnref" href="#_ftn2">[2]</a>, qui place les corps sous une fine couche de terre, nous empêchant toute forme de pitié et les Hervé de <em>Deuils cannibales et mélancoliques</em><a name="_ftnref" href="#_ftn3">[3]</a>, qui, au contraire, reviennent sans cesse et appellent un souvenir éternel aux vivants. La mort s’incarne dans<em> Le ciel de Bay City</em>. Elle est l’invisible ennemie du combat perdu d’avance que livre Amy –le personnage principal et la narratrice– avec le passé de ses aïeux juifs et de l’Amérique tout entière. C’est un désir d’identité qui motive l’effort d’oubli du personnage. Elle se voit imposer un passé, une condition mémorielle qui la déchire et cette commande de l’Histoire la pousse à maudire le ciel mauve de sa ville.</p>
<p class="MsoNormal">Dans sa petite maison aseptisée d’une banlieue du Flint, Amy voudra défaire la force invisible du passé qui la hante. Cette banlieue où le ciel est mauve, où le bruit des climatiseurs parasite un silence impossible, où le K-Mart ravitaille tout le monde et où un enfant naît déjà cicatrisé par l’influence de l’Amérique, est rapidement décrite par la narratrice :</p>
<p class="MsoNormal rteindent2"><span style="color: #808080;">Je suis née sous le ciel mauve du Michigan. Les vents des grands lacs ont soufflé sur mes cheveux dès ma naissance et les ont emmêlés à jamais. Les nuages pollués ont pénétré dans mes poumons et ont fait virer ma peau au vert. Je donne le change. Je sens le parfum en vaporisateur à l’odeur de poudre pour bébés, le Tampax déodorant, le rince-bouche à la menthe verte. J’exhale par tous mes pores l’odeur de produits chimiques. Je suis une Américaine. Une poupée gonflable dont l’intérieur est toxique. Tout en moi est nocif. (p. 138)</span></p>
<p class="MsoNormal">Ainsi, l’endroit de la naissance empreint profondément ses enfants, et ce, dès le tout début de la vie, «dès [la] naissance.» (p. 138) La ville transmet les premiers éléments identitaires et c’est contre ceux-ci qu’Amy orientera son combat, son désir de détachement.</p>
<p class="MsoNormal">Dans cet ordre d’idée, <em>Le ciel de Bay City</em> présente une femme qui tente, sous un amalgame infini d’éléments de mémoire, de constituer son identité en voulant rejeter certaines parties de son passé, du passé des membres de sa famille proche ou non et des influences de la ville qu’elle habite. En effet, la mémoire, dans ce dernier roman de Mavrikakis, apparaît chargée d’«abolis de l’histoire» (p. 182) qui s’imposent dans la vie de la narratrice, laquelle transporte tout spécialement un bagage de souvenirs qui ne lui appartiennent pas.</p>
<p class="MsoNormal">De concert avec une mémoire fragmentaire, <em>Le ciel de Bay Ci</em><em>ty</em>, évolue dans un constant jeu sur la temporalité des événements du récit. La narratrice raconte une période terminée de sa vie en insérant des moments de son présent pour clarifier certains détails ou pour présenter un peu anachroniquement des événements qui lui sont contemporains, suspendant ainsi un moment le récit de son enfance pour nous projeter avec elle dans un passé plus proche ou dans son quotidien immédiat. Ce motif particulier du temps narratif va de pair avec le thème de la mémoire que développe la narratrice. Un récit fragmentaire pour une mémoire composée de souvenirs épars. En ce sens, on alterne entre un simulacre de journal intime racontant le passé qui fait le décompte des jours jusqu’à l’anniversaire des 18 ans d’Amy et le récit contemporain de la narratrice. Le passé installe un suspense particulier en appelant sans cesse un drame annoncé très tôt dans le roman. Pourtant, ce nœud dramatique est déjà révolu dans la vie de la narratrice, empêchant ainsi toute forme de destin fatal. Mais la quête de la protagoniste est ailleurs et cet événement important vers lequel nous tendons n’est que le moyen de révéler l’impasse du personnage principal.</p>
<p class="MsoNormal"><span style="color: #808080;"><strong>Les parasites de l’Histoire</strong></span></p>
<p class="MsoNormal">Deux thèmes orientent le roman, et plus précisément, la quête du personnage principal : les influences multiples de mémoires déconstruites qui définissent malgré elle la protagoniste et le problème de la transmission d’un héritage auquel Amy voudra soustraire sa fille à défaut d’avoir pu s’y soustraire elle-même.</p>
<p class="MsoNormal">Tout d’abord, Amy tente de se dérober à sa ville aseptisée, à l’ennui que provoque en elle la banlieue. Il y a, chez la protagoniste, une profonde lassitude quotidienne, un poids qui pousse vers la mort et qui jamais ne se relâche. «À Bay City, dès ma plus tendre enfance, je regrette tous les jours d’être née.» (p. 34) «À Bay City, je n’ai que la mort dans l’âme.» (p. 34). Le personnage attribue la source de ce profond ennui à la ville. L’indifférence chronique que macère Amy et ce poids qui la conduit vers des pulsions suicidaires pèsent sur les épaules du personnage qui se trouve en Amérique et cette influence n’est pas sans rappeler «l’écho» du Nouveau-Monde dont traite Pierre Nepveu en considérant l’Amérique comme un territoire qui a «représenté à l’origine une expérience de profonde privation»<a name="_ftnref" href="#_ftn4">[4]</a> dans son ouvrage <em>Intérieurs du Nouveau Monde</em>. Selon lui, cette terre reste «sauvage». Devant la vastitude et le néant –substantifs attribuables sans grand effort à la banlieue de Bay City–, l’auteur et le personnage ressentent un malaise intérieur qu’ils ne peuvent comprendre, comme s’ils restaient sous l’emprise de la réminiscence des douleurs du passé ou sous l’étreinte subjective de ce que l’Amérique peut provoquer chez lui. À Bay City, Amy attribue ce mal au passé qui est imprimé dans le sol américain. Au Canada, étudié par Nepveu, Angéline de Montbrun, dans le roman de Laure Conan, explique la détresse psychologique qui ne la quitte jamais par l’ennui tandis que Marie de l’Incarnation, dans ses correspondances, y verra une influence sous laquelle il faut devenir sainte, ou mourir. Ce territoire, malgré l’ellipse temporelle entre les ouvrages précédents, reste le même et ne peut qu’avoir emmagasiné plus de douleur, plus de privation. Amy a des réserves par rapport à une confrontation unidirectionnelle avec l’Amérique en ramenant aussi ses sentiments au passé de sa famille, mais elle n’oublie pas que les morts qui la hantent ne sont pas uniquement juifs. «Je suis hantée par une histoire que je n'ai pas tout à fait vécue. Et les âmes des juifs morts se mêlent dans mon esprit à celles des Indiens d'Amérique exterminés ici et là, sur cette terre.» (p. 53) Le passé des Amérindiens est scellé à celui de l’Amérique et vient donc, de concert avec les relents de la Shoah de sa famille et le désabusement provoqué pas la banlieue, étreindre Amy par les lourds souvenirs d’une vie vécue par procuration.</p>
<p class="MsoNormal">Ainsi, très vite, elle sait qu’il ne s’agit pas seulement d’une langueur de banlieue. Tout un monde disparu la hante. «Mais je ne fais pas exprès de vivre avec les morts. C’est simplement ainsi. Je ne décide pas de ce qui me hante.» (p.50) D’une part, sa mère et sa tante essaient d’oublier l’Holocauste, période sombre de l’Histoire durant laquelle elles ont perdu leurs parents, mais la maison est remplie d’éléments qui appellent le passé. Une lettre d’Yvonne de Gaulle est encadrée dans laquelle elle remercie les gens des condoléances reçues concernant son mari, un piano rappelant la jeunesse des deux tantes est placé au salon, etc. D’autre part, les «morts» hantent aussi Amy. En effet, sœur cadette d’une mort-née, l’image de sa «sœur morte» (p.25) l’accompagne sans cesse : «La nuit, ma sœur, embryon décomposé, m’apparaît. Son visage rongé par l’informe me persécute.» (p.28) Ainsi, elle sent l’influence d’une mort –celle de sa sœur– qui lui est directement liée. Pourtant, les mêmes rêves seront infiltrés par des souvenirs qui n’appartiennent pas encore à Amy, car sa tante ne lui a pas encore révélé le massacre de ses grands-parents dans un camp de concentration. «La nuit, je suis poussée dans une chambre à gaz alors que des milliers de gens hurlent en se crevant les yeux.» (p. 28) En somme, le présent de la protagoniste est parasité par un nombre imposant d’échos qui proviennent de différentes époques (les Amérindiens au 18e siècle, la Deuxième Guerre mondiale au 20e siècle et la mort de sa sœur qui n’est séparée du personnage que par dix-huit années.) et de plusieurs lieux.</p>
<p class="MsoNormal">De plus, ce passé, même vécu à travers des réminiscences étrangères, constitue intuitivement l’identité du personnage d’Amy, puisque après avoir enterré l’ensemble de sa famille du Flint, elle renonce en même temps qu’eux à la vie qu’elle avait. «J’ai donné une sépulture à tout le monde. Il ne me reste plus qu’à partir. Amy Duchesnay n’est plus. Elle est morte et enterrée. Sous le ciel mauve, toxique, de Bay City.» (p. 281) La quête de liberté de la protagoniste semble vouloir s’assouvir à travers l’enterrement de son passé, le désir de se constituer une identité doit rejeter une partie de ce patrimoine. Pour pouvoir se libérer et pour forger soi-même son identité, il faut, selon elle, détruire les traces de ce qui nous hante. Elle tente ainsi de chasser de sa vie toute influence extérieure, des morts qui la suivent, des souvenirs de sa tante et de sa mère. Bien entendu, la solution n’est pas si simple puisque la mémoire de l’Amérique qui habite tout autant Amy que celle de sa famille proche n’arrête pas son influence invisible, même enterrée et oubliée depuis longtemps. En ce sens, elle n’est pas la seule dans sa famille à tenter de faire disparaître son passé. Après avoir été mise au courant de la mort de ses grands-parents, Amy comprendra que les ménages chroniques de sa tante représentent son moyen à elle pour « laver » son présent des influences de son passé.</p>
<p class="MsoNormal rteindent2"><span style="color: #808080;">Du corps de mes parents, de mes oncles, de mes tantes, nous continuons à respirer les restes, poussés par les grands vents. Nous avalons depuis plus de cinquante ans nos morts, cela nous entre par le nez, les poumons, par tous les pores de la peau. C’est bien pour cela qu’il faut tout laver, tout le temps, pour ne pas étouffer sous les cendres des nôtres. (p.85)</span></p>
<p class="MsoNormal">Ainsi, le dénouement du <em>Ciel de Bay City</em>, viendra justifier les moyens qu’Amy et sa tante utilisaient pour expliquer leur mal de vivre lorsque, les souvenirs auxquels elles ont tenté d’échapper toute leur vie seront transmis à la fille d’Amy, Heaven. Cet échec instaure alors péremptoirement le cycle infini de mémoire ou d’héritage, collectif ou personnel, auquel personne ne peut se soustraire, en l’incarnant par des morts-vivants, par ces «abolis de l’histoire» qui passent d’Amy à sa fille.</p>
<p class="MsoNormal"><span style="color: #808080;"><strong>Transmettre l’impasse</strong></span></p>
<p class="MsoNormal">En ce sens, le thème de la mémoire dans <em>Le ciel de Bay City</em> est intimement rattaché à celui de la transmission d’un héritage et du rapport à l’enfant. Il y a un sentiment de protection nécessaire, un choix arbitraire du passé que l’on doit léguer.</p>
<p class="MsoNormal rteindent2"><span style="color: #808080;">Je me suis donnée à mon enfant. Je suis devenue son garde du corps. J’ai mené des combats sanglants contre les furies du passé. Autour de ma fille, j’ai construit un rempart contre l’histoire, j’ai creusé des fosses gigantesques pour que les mauvais rêves, les cauchemars grimaçants, les souvenirs-croquemitaines ne puissent jamais passer. J’ai fait exploser toutes les gargouilles monstrueuses du temps. (p. 284)</span></p>
<p class="MsoNormal">Ainsi, selon Amy, se soustraire à quelqu’un –ici, se soustraire soi-même à son enfant– semble pouvoir nous éliminer du passé de cette personne pour éviter une éternelle vie par procuration dans les souvenirs d’un d’autre.</p>
<p class="MsoNormal rteindent2"><span style="color: #808080;">Heaven, je le sens, a besoin de m’oublier. Je dois m’effacer de l’histoire et surtout ne pas, par ma présence, rappeler à mon enfant que quelque chose comme la Deuxième Guerre mondiale a pu avoir lieu. […] Heaven se défait de moi, comme on doit se séparer d’une amarre qui entrave la liberté. (p. 285).</span></p>
<p class="MsoNormal">Pourtant, cette entreprise est vouée à l’échec. Le passé, incarné par les grands-parents d’Amy et par la famille qu’elle a enterrée, sera tout de même transmis à Heaven. Amy abdique et sait pertinemment «qu’il n’est pas aisé d’effacer toute trace de soi. D’[elle], il restera quelque vestige.» (p.35)</p>
<p class="MsoNormal">Somme toute, «le rejet ne va pas sans identification»<a name="_ftnref" href="#_ftn5">[5]</a>, puisqu’il définit l’individu par ce qu’il ne doit pas être. L’aliénation du passé incarnée par Amy est forte dans <em>Le ciel de Bay City</em>. C’est une aliénation impossible à «irradier» ou à «gazer» une deuxième fois et sa transmission est inexorable.</p>
<p class="MsoNormal rteindent2"><span style="color: #808080;">Il r</span><span style="color: #808080;">estera toujours une âme qui entendra, malgré elle, la violence des exterminations qui ont lieu ou qui ont pris place de par le monde. Il restera toujours les plaintes des morts qui résonneront bien après eux, qui feront vibrer l’air et le ciel. (p.52)</span></p>
<p class="MsoNormal">Il y a, chez Mavrikakis, une réflexion profonde au sujet de cette mémoire arbitraire, une conscience de la mort qui crée cet «imaginaire où les ‘’morts’’ continuent de nous habiter et nous hantent comme ce que Freud appelle ‘’l’inquiétante étrangeté’’, remontée […] de ce qui avait été refoulé dans l’inconscient.»<a name="_ftnref" href="#_ftn6">[6]</a>. Le thème de la transmission et de l’influence du passé semblent des leitmotivs de la littérature québécoise contemporaine. Ces lieux communs établis autour de la Révolution tranquille –en filigrane du corpus aquinien, fortement théorisé et commenté, et dans son essai<em> L’art de la défaite</em><a name="_ftnref" href="#_ftn7">[7]</a> par exemple– semblent toujours influencer le domaine littéraire d’aujourd’hui. Toute l’œuvre de Ying Chen s’y penche. Jacques Brault avec <em>Agonie</em> et sa poésie, Suzanne Jacob avec <em>Fugueuses</em>, pour ne nommer que ceux-là, réfléchissent aussi sur le phénomène du legs du passé. Pourtant, <em>Le ciel de Bay City </em>intègre ces thématiques dans un contexte américain, presque international, en optant pour une histoire universelle plutôt que locale, en ramenant l’identité à un amalgame mémoriel extensif, ouvrant ainsi les portes sur un questionnement plus large qui n’est pas circonscrit autour du désir national de la Révolution tranquille ou des autres littératures de la révolution qui, dans un désir d’éthos national et marqué par le militantisme, se limitent à leurs frontières.</p>
<p class="MsoNormal"> </p>
<p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn1" href="#_ftnref">[1]</a> Garneau, St-Denys, « La mort grandissante » dans<em> Regards et jeux dans l’espace</em>, Québec, CEC, 1996.</p>
<p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn2" href="#_ftnref">[2]</a> <em>Idem</em>.</p>
<p class="MsoNormal"><a name="_ftn3" href="#_ftnref">[3]</a> Mavrikakis, Catherine, <em>Deuils cannibales et mélancoliques</em>, Montréal, Héliotrope, 2009 [2001], 193 pages.</p>
<p class="MsoNormal"><a name="_ftn4" href="#_ftnref">[4]</a> Nepveu, Pierre, <em>Intérieurs du Nouveau Monde. Essais sur les littératures du Québec et des Amériques</em>, Montréal, Boréal, « Papiers collés », 1998, p. 32.</p>
<p class="MsoNormal"><a name="_ftn5" href="#_ftnref">[5]</a> Nepveu, Pierre, <em>L’écologie du réel. Mort et naissance de la littérature québécoise contemporaine</em>, Montréal, Boréal, 1999, p.63.</p>
<p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn6" href="#_ftnref">[6]</a> <em>Ibid.</em>, p. 92.</p>
<p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn7" href="#_ftnref">[7]</a> Aquin, Hubert, <em>L’art de la défaite. Considérations stylistiques, Blocs Erratique</em>s, textes rassemblés et présentés par René Lapierre, Montréal, Quinze, 1977, p.113-122.</p>
http://salondouble.contemporain.info/lecture/limpasse-de-loubli#commentsFiliationGARNEAU, Hector de Saint-DenysGuerreHistoireIdentitéMAVRIKAKIS, CatherineMémoireMortNEPVEU, PierreQuébecRomanThu, 15 Apr 2010 18:56:43 +0000Charles Dionne224 at http://salondouble.contemporain.infoLa première énigme
http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-premiere-enigme
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<a href="/equipe/lapeyre-desmaison-chantal">Lapeyre-Desmaison, Chantal</a> </div>
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<a href="/biblio/lengendrement">L'engendrement</a> </div>
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</div>
<p>Lionel Bourg est de ces écrivains français contemporains qui, dans le silence, la discrétion, ont construit une œuvre déjà importante, à tous les sens du terme. Pour l'essentiel journalistiques, les rares critiques qui se sont penchés sur cette œuvre évoquent la «quête autobiographique», «la recherche du temps perdu», «la naissance à soi», axes thématiques ou formels qui apparaissent nettement à la lecture. Mais <em>L’engendrement</em>, ouvrage paru en 2007 aux éditions Quidam, permet de donner à cette naissance, à cette vie surgissante, une tout autre orientation.</p>
<!--break--><!--break--><p>
<span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L’engendrement donc</strong></span></p>
<p>Engendrer, c’est faire naître, donner la vie. Les dix chapitres qui composent ce très bref récit mené à la première personne reconduisent au présent de l’écriture le milieu familial ouvrier, la région de Saint Étienne, le plateau d’Essalois et les «genêts noircis de septembre» (p.18), les jeux, la neige et les mots entendus, âpres, parfois violents. Oui, il s’agit bien de faire (re)naître les temps d’avant, mais non dans une volonté de dire sa vie, de l’exposer au jour, de vaincre l’irrémissible nostalgie. Écrire, pour Lionel Bourg, c’est penser, en images, créer l’espace d’une réflexion qui se donne pour objet de «comprendre, essayer de comprendre pourquoi l’on fût ce môme qui souffrait, qui marchait quelquefois comme un forcené sur une route vicinale ou se barricadait derrière des cailloux, ces tessons de poterie, des bouquins, des poèmes.» (p.45) Comprendre ici, ce sera regarder, écouter sans finir la mère, celle à qui on rend visite– c’est le cœur de l’ouvrage– alors que la maladie d’Alzheimer la confine dans «cette saloperie de mouroir», hôpital ou maison de repos, on ne sait pas trop. Mais cette maladie, comme une eau du Léthé, précocement venue ravir l’âme de la mère, qui la prive de tout souvenir, ne fait au fond qu’accroître son étrangeté, l’énigme qu’elle a toujours représentée aux yeux de l’enfant, puis aux différents âges de sa vie. C’est cette énigme qu’il s’agit de résoudre, et c’est ainsi que l’on devient écrivain:</p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Tu te souviens, dis, tu te souviens, nous bavardions la nuit dans la cuisine où tu me laissais seul après avoir lavé la cafetière, les phrases se bousculaient en vrac, tu le savais bien sûr, j’avais beau les planquer derrière des livres de classe, mes feuilles, mes cahiers, ton songe m’habitait, tu pourrais me haïr, et m’aimer, te ruer sur moi, le couteau<br />
<em>-j’vais te crever, j’vais te crever</em><br />
ou m’empoigner les couilles en riant grassement, je n’étais plus que ça, ta fièvre, ta tourmente.<br />
C’était un piège, maman. Il aura fonctionné.<br />
Les poètes de sept ou de seize ans s’y prennent. Vivre, écrire ne commencent qu’après. (p.28) </span> </div>
<p>
On devient écrivain, faute de mieux sans doute, quand on ne comprend pas et qu’on reste pétrifié devant la Sphinge à l’entrée du Royaume de Thèbes. Le temps ne passe pas alors, le temps se pétrifie lui aussi. Dans l’espace que fonde cette mortification prend naissance le fil des mots qui va essayer de penser la chute dans l’effroi qui sourd de cette poseuse d’énigmes, cette Lilith venue du fond des âges, elle qui, tout aussi soudainement que surgissaient ses accès de fureur, «renonçait à [ses] étreintes, [ses] cris, [son] chamanisme de vieille pythie prolétaire vaticinant d’un bout à l’autre de la nuit, n’étant soudain que du silence, un bloc granuleux de silence ou cette chair broyée maintenant.» (p.58)</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Subterfuges</strong></span></p>
<p>On n’interroge pas le mystère de la Sphinge, de Méduse ou de Lilith à visage découvert; tous les mythes le disent sous une forme ou sous une autre. Pour découvrir le fin mot de l’histoire– ou pour l’inventer– il est nécessaire de recourir au bouclier de Persée et, comme le héros grec, il faut s’encapuchonner de nuit. L’écriture sera ce truchement, toujours un peu transgressif, toujours un peu dangereux, et son investigation portera sur les temps, les lieux et les êtres de ce passé où cette Lilith était maîtresse des heures, manière de mouvement concentrique autour de l’énigme centrale. À cet égard, le chapitre VII est exemplaire; il s’organise en deux temps: une première investigation se déclinera sous la forme d’une liste, inaugurée par une phrase brève à valeur programmatique pour l’ensemble de l’ouvrage: «Il faut peser ce que l’on porte.» Il faut en effet peser ce que l’on porte, pour dessiner, comme par la négative, ce qui nous porte et qu’approche la seconde partie du chapitre, évoquant les lectures maternelles.</p>
<p>Ce que l’on porte, c’est l’entière matité du temps, «la cohue sur le quai d’une gare en partance», comme «le vol des papillons, l’été», «l’amour ou les matins quand il gèle», «la cousine qui sauta par la fenêtre», comme «la micheline que l’on espérait voir passer sous le pont». On le voit, la liste est la modalité privilégiée de l’évocation: parce qu’elle énumère ces morceaux de temps, ces bribes de lieux, ces objets ou ces sensations, elle tend à rendre avec simplicité– avec égalité– ce qui tramait le passé, ce qui lui conférait sa diversité inégalable. L’écriture est ici mime de l’archéologie, cette quête sans fin des origines, ce désir éperdu du temps inaugural, première passion de l’enfant, de l’adolescent rapportant à la maison ces «fabuleux vestiges qui finissaient à la poubelle» sous le regard ironique du père. Par cette enquête archéologique vouée à l’évocation de ce temps perdu– un temps convoqué dans l’espace, entre ordre et désordre, de la liste–, se dessine soudain le cœur de l’énigme maternelle, sa singularité. Et elle donne le véritable sens de cet <em>engendrement</em>: «Je n’ai jamais su comment maman s’y était prise», pauvre femme débordée, presque nativement, toujours au bord du délire, comment– et la longue série de propositions en incise donne à entendre l’immensité des obstacles– elle a pu «s’éprendre, passionnément il va de soi, de Dostoievski et de William Faulkner». Amour éperdu qui va lester son délire d’une théâtralité épique, intensément fascinante pour l’enfant qui regarde et écoute la mère trouvant dans la langue littéraire «son compte d’exaltation» (p.63). Pour dire, alors, très logiquement, il y a les mots des livres qui viennent donner chair curieuse aux rêveries de l’adolescent, comme cette Hermantride que Lionel Bourg avoue avoir volé à la famille d’Urfé, dont l’évocation sera la première figuration de la mère:</p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je vous aimais sur les marches d’escalier ou dans la haute chambre du château d’Essalois, supposant vos cris et vos aveux, vos tuniques froissées par des chevaliers d’aventures tandis que je lançais des pierres contre la muraille ou contemplais la Loire. Vous couriez pourtant sur la lande, folle soudain, violente, et comme en proie à d’impromptues métamorphoses: sorcière, paysanne, prêtresse callipyge ou Vénus de Lespugue, ange, bête, mondaine à son divan […]. (p.46)</span></div>
<p>
La mère obscène («t’es mon chiotte, Lionel» [p.47]) ou Hermantride: sous l’<em>élusion</em><strong><a name="_ftnref" href="#_ftn1">[1]</a></strong> de la réécriture, c’est encore la même, la mère/femme archaïque que l’œuvre murmure, déployant le faisceau des temps, des lieux et des livres. </p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Une «autobiographie du genre humain»</strong></span></p>
<p>«[…] tout est en moi où tu l’as déversé», écrit Lionel Bourg. L’écriture est aussi, paradoxalement, un contre-engendrement, le paiement d’une dette envers cette origine fatale, destinale. C’est aussi conférer un espace ultime de germination pour ce «placenta des phrases qui naissent de ton ventre.» (p.86) C’est enfin faire exister, donner consistance à cet ailleurs dont rêvait l’enfant, à «ce monde qui existait par-delà l’étroitesse des ruelles et les ciels bourbeux amassés sur la ville» (p.17) Au-delà vit aussi le lecteur confronté à ces réminiscences par le livre, <em>symbolum</em> que tend l’écrivain, dans un geste qui dépasse de loin l’enjeu autobiographique strictement défini. Comme l’écrivain, le lecteur est invité à la lecture de ces pages à «peser ce qu’il porte». Pour lui aussi gît une énigme au cœur de sa vie, et c’est la même pour tous, pour chacun confronté à un temps, des lieux, des images et des visages disparus ou au bord du néant qui les guette incessamment. Autobiographie, oui, mais autobiographie du genre humain, selon le mot de Pierre Michon: «L’autobiographie du genre humain, enfin un petit morceau, c’est plus tonique que la vie d’un seul», note-t-il dans <em>Le roi vient quand il veut</em> (p.151) <a name="_ftnref" href="#_ftn2">[2]</a>. Plus tonique, et peut-être plus vrai. Pour lui, le <em>je</em> n’est là que pour ancrer le récit, pour lui donner une assise, pour l’orienter d’un point de vue, singulier, non strictement <em>personnel</em>. Ce <em>je</em> n’est plus l’enjeu du récit, il n’en est même pas le centre. C’est ce que montre en particulier l’emploi des pronoms dits personnels. L’emploi du <em>on</em>, indice discret, vient souligner le fait que le <em>je</em> n’est qu’une variante particulière, qu’il ne prend sens que par rapport aux autres et qu’il ne vaut pas mieux qu’eux. Parfois même la référence personnelle, au sens grammatical du terme, se fond et disparaît au fil des phrases: «On joue sa vie, jeune homme, puisqu’on ne la vit pas. Pose au Meaulnes de province ou cultive clope sur clope sa fausse ressemblance avec le Bogart de <em>Casablanca</em>» (p.37). Participe de ce mouvement abrasif, qui renvoie le subjectif au communautaire, la dynamique d’une évocation qui n’est pas sans rappeler les <em>Je me souviens</em> de Georges Perec, avec un autre usage de la liste qui renvoie à la mémoire d’une époque, et non seulement d’un sujet:</p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Elvis, Brando, les anges à lunettes de motard des bals du samedi, qui cherchaient la castagne, les nouvelles du jour comme la rumeur brouillée déjà des ondes avant de nous atteindre, les films dans les salles moquettées de velours rouges et les flacons de shampooing Dop, la mort de Marylin, le soulier tapageur de Nikita Sergueievitch Kroutchev à l’ONU, et Chuck Berry, et Cochran, l’assassinat de Lumumba ou celui de John Fitzgerald Kennedy n’avaient pas mis toutes les pendules à l’heure […]. (p.14)</span></div>
<p>
La phrase s’étire, les sujets grammaticaux se multiplient au point que le verbe attendu, par cet effet de retard, sera sans importance pour le lecteur qui voit passer des images d’un temps révolu. Lionel Bourg radicalise ici cet effet d’abrasion en jetant pêle-mêle ces souvenirs qui appartiennent à tous, et que chacun peut reconnaître. C’est cette tension du singulier d’une évocation et d’une inscription qui verse à l’universel, et peut-être même à une certaine forme d’intemporel, qui peut prendre le nom d’ «autobiographie du genre humain». Par là l’œuvre transcende tout soupçon d’autobiographisme nombriliste. Par là aussi, et en intimité profonde avec quelques écrivains de la période contemporaine, embarrassés du <em>je</em> et du <em>moi</em>, frères actuels d’un Pascal ou d’un Pierre Nicole, Lionel Bourg réinvente le genre autobiographique à partir de ses impasses.</p>
<p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn1" href="#_ftnref"><strong>1</strong></a> Terme notamment employé par Maurice Blanchot, qui signifie «dérobade».</p>
<p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn2" href="#_ftnref"><strong>2</strong></a> Pierre Michon, <em>Le roi vient quand il veut</em>, Paris, Albin Michel, 2007.</p>
http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-premiere-enigme#commentsAutobiographieBLANCHOT, MauriceBOURG, LionelFiliationFranceMythologie Théories des genresRécit(s)Thu, 04 Feb 2010 13:10:10 +0000Chantal Lapeyre-Desmaison209 at http://salondouble.contemporain.infoCes illusions de mémoire à écrire
http://salondouble.contemporain.info/lecture/ces-illusions-de-memoire-a-ecrire
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<a href="/equipe/rioux-annie">Rioux, Annie</a> </div>
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<a href="/biblio/corps-du-roi">Corps du roi</a> </div>
</div>
</div>
<!--break--><!--break--><p></p>
<p class="rteindent4"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Le mythe de l’abbé Pierre dispose d’un atout précieux : la tête de l’abbé. C’est une belle tête, qui présente clairement tous les signes de l’apostolat : le regard bon, la coupe franciscaine, la barbe missionnaire, tout cela complété par la canadienne du prêtre-ouvrier et la canne du pèlerin. Ainsi sont réunis les chiffres de la légende et ceux de la modernité.<br />
Roland Barthes</span></p>
<p>
Nous avons déjà parlé de Pierre Michon ici, mais il importe de rappeler qui est l’auteur majuscule de ces fictions qui portent un regard archéologique sur le monde (avec d’autres) et qui, de ce fait, colorent d’une manière singulière le paysage francophone actuel. À mon avis nous ne parlerons jamais assez du recueil <em>Corps du roi</em>, dont l’originalité dépasse sans contredit la rhétorique propre à l’écriture du tombeau d’écrivain. Je propose ici une réflexion en surplomb sur les enjeux de filiation et d’imaginaire littéraire soulevés par l’œuvre de Michon, à partir du recueil qui m’a longtemps questionnée.</p>
<p> </p>
<p class="rteindent4"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Notre héritage n’est précédé d’aucun testament.<br />
(René Char)</span></p>
<p>
Les livres de Pierre Michon illustrent bien cette condition contemporaine de la littérature, que l’on dit «inquiète», parce qu’ils interrogent de manière très libre le legs des siècles passés. Pour Michon, l’Histoire est en effet le terreau privilégié à partir duquel découlent toutes ses mises en fiction. Dans cette posture résolument contemporaine, l’auteur des <em>Vies minuscules</em> (1984) trace néanmoins sa voie originale en proposant des variations qui réinventent la mémoire culturelle et historique commune, notamment à travers des figures de Grands Auteurs du XIXe siècle qu’il revisite à coups de doutes et d’imagination. <em>Corps du roi</em> problématise la question du legs des anciens en passant par un questionnement périphérique, celui sur la figure et l’imaginaire de la création, l’auteur s’attachant par ailleurs à redonner un nouveau développement temporel à des photographies d’écrivains. L’intérêt de ce livre réside pour l’essentiel dans le propos général tenu sur l’écrivain et sa double corporéité qui traverse le recueil (d’un côté l’homme, mortel; de l’autre l’écrivain, l’âme, le mythe qui perdure à travers le temps), propos qui dépasse de loin l’anecdote autour des figures convoquées.</p>
<p>Le recueil est composé de cinq textes qui présentent des portraits d’écrivains célèbres, dont deux, ceux de Samuel Beckett et William Faulkner, se doublent d’une photographie de ceux-ci représentés en plan américain. Le livre s’inscrit dans une production qui débute en 1984 avec la parution des<em> Vies minuscules</em>. Entre 1984 et 2002, paraissent successivement dans différentes maisons d’édition: <em>Vie de Joseph Roulin</em> (1988), <em>L’Empereur d’Occident </em>(1989), <em>Maîtres et serviteurs</em> (1990), <em>Rimbaud le fils </em>(1993), <em>Le Roi du bois et La Grande Beune</em> (1996), <em>Trois Auteurs</em> et <em>Mythologies d’hiver </em>(1997), <em>Corps du roi</em> et <em>Abbés</em> (simultanément, en 2002). Plus récemment, nous avons eu droit à un recueil d’entretiens commenté sur ce site par Mahigan Lepage<a href="#note1a" name="note1">[1]</a>. Arnaud Maïsetti a aussi brillamment commenté sur son Journal en ligne<a href="#note2a" name="note2">[2]</a> le tout dernier livre intitulé <em>Les Onze</em>, «un récit surnuméraire qui donne peut-être sens aux onze autres». <em>Corps du roi</em> se distingue d’abord par le recours à la photographie qui vient influencer les différents régimes de perception des figures. Si <em>Rimbaud le fils</em> a aussi été écrit à partir d’un album photographique, aucune photo ne figurait directement dans le livre. <em>Trois Auteurs</em> présente également le même canevas narratif et formel en donnant à lire des portraits littéraires de Balzac, Cingria et Faulkner. Mais<em> Corps du roi</em> se détache à la fois de<em> Rimbaud le fils</em> et de <em>Trois Auteurs</em> par la diversité des types d’archives convoqués. La photographie (qui convoque la littérature), nous l’avons dit, occupe une place de choix, mais aussi l’épistolaire, le traité de chasse et le quotidien de l’auteur lui-même. Si l’épistolaire et la vie de l’auteur demeurent par extension des types d’<em>archives littéraires</em> évidents, il en va de même mais plus subtilement pour le traité de chasse qui, par son grand âge et son caractère documentaire, finit lui aussi par basculer dans la littérature. Il s’agirait de faire de la littérature à partir du document <em>extralittéraire</em> dans le but de redonner vie à des hommes de lettres oubliés.<br />
</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Le legs</strong></span></p>
<p>On reconnaît bien l’héritage des nouveaux romanciers, duquel découle l’écriture qui fait la part belle à la mise en abyme de l’écrivain par lui-même, dans le geste même d’écrire autant que dans la mise en scène du personnage écrivain en tant que figure qui réfléchit la littérature. En marge du Nouveau Roman mais à la même époque, on reconnaît aussi cette écriture de la mémoire dont le principal enjeu est un questionnement sur le temps, notion bouleversée dès lors qu’une main tente de l’investir par l’écriture (nous pensons à la difficulté des récits d’après-guerre dont le but est de témoigner d’une mémoire blessée, et d’autant plus fractionnée par le temps qui passe – <em>La route des Flandres</em> de Claude Simon en est un bel exemple). Mais dans cette poursuite du courant caractérisé par des procédés autoreprésentatifs et une reprise du passé par le témoignage, pour produire entre autres un métadiscours sur l’écriture, il faut tout de même reconnaître chez Pierre Michon une certaine émancipation. Car là où, d’abord, le Nouveau Roman a voulu isoler le texte de tout contexte socioculturel déterminé, Pierre Michon, lui, ouvre pleinement et de manière itérative le texte aux imaginaires culturels et plus précisément littéraires. L’auteur initie également une grande réflexion sur la tradition littéraire et ce que nous pourrions nommer un souci de filiation eu égard aux écrivains qui l’ont précédé. En ce sens la reprise du passé moderne n’est pas réalisée dans un but strictement mimétique, elle est ce qui permet à l’écrivain de s’inscrire dans le grand monde des lettres tout en proposant de nouvelles avenues de pensée face à cette époque révolue. Car à suivre Michon, cette époque moderne est bel et bien révolue : l'auteur a souvent affirmé, au détour d’entrevues que l’on ne compte plus, que les écrivains d’aujourd’hui n’égaleront jamais plus les Grands Auteurs d’hier (Joyce, Beckett, Faulkner, etc.) et que le roman, dans sa forme absolue (tel qu’il a été écrit au XIXe siècle et au début du XXe), est un genre fatigué dont il se méfie.<br />
</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>La chute ou la réhabilitation du mythe</strong></span></p>
<p>À la suite de <em>Vies minuscules</em> (1984), cette croyance a trouvé de plus en plus un sens dans son incarnation au sein des formes brèves et sérielles, tantôt dans la nouvelle ou la chronique, tantôt dans le recueil de portraits ballottant entre le factuel et le fictionnel<a href="#note3a" name="note3">[3]</a>. Cela dit, les récits de Michon se présentent indubitablement comme des <em>passeurs</em>, c’est-à-dire des médiums de transmission d’une culture et des relais entre les imaginaires de la littérature indifféremment rappelés à travers les époques. Figurer l’écrivain devient dès lors pour Michon un impératif contemporain qui modifie la narration moderne tout en représentant les principaux agents qui l’ont édifiée. Mais à cet égard, la fugacité de l’image de l’écrivain dans <em>Corps du roi </em>est pour le moins déconcertante. Relevant à la fois des figures d’un passé avéré, des écrivains souvent élevés au rang de mythes dans nos imaginaires sociaux (de rois dans nos imaginaires de lecteurs michoniens), et des dérives imaginatives du narrateur devant ces figures, l’image de l’écrivain se dessine suivant une double dynamique. Fractionnés dans différentes figures emblématiques qui ont marqué le cours de l’histoire littéraire, disloqués dans la virtuosité de la forme qui soutient l’entreprise narrative, les écrivains de Pierre Michon sont tour à tour repositionnés dans les limites de ce qu’ils ont été et de ce qu’ils sont aujourd’hui dans l’imaginaire d’un lecteur: à la fois des mythes et des hommes. Michon construit l’Écrivain et le déconstruit librement dans un mouvement qui consiste, pourrait-on dire, en une mythification doublée d’une démystification. L’un des paramètres de cette construction est l’utilisation de l’archive, du biographique, de la matière historique, mais on doit considérer qu’un critère second prend rapidement le dessus sur le réel: l’imaginaire. L’imaginaire a fait naître une multitude de formes de récits mythiques depuis les premières configurations du langage, farcis de leurs symboles pleins de culture. D’ailleurs si, pour raconter, nous avons besoin à différents degrés de recourir au réel, nous pouvons néanmoins nous demander ce qu’est en réalité ce réel, si ce n’est l’idée que nous nous en faisons.<br />
</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Le réel n'est pas impératif, comme on le croit. Ses apparences sont fragiles et son essence est cachée ou inconnue. Sa matière, son origine, son fondement, son devenir sont incertains. Sa complexité est tissée d'incertitudes. D'où son extrême faiblesse devant la sur-réalité formidable du mythe, de la religion, de l'idéologie et même d'une idée</span><a href="#note4a" name="note4">[4]</a>.</p>
<p>
La construction de l’Écrivain opérée dans <em>Corps du roi </em>montre bien que la part biographique dans l’oeuvre ne peut être que relative, d’autant plus qu'elle est précisément détournée par l’affabulation autour de figures maintes fois réifiées. On comprend bien l’allusion qui est faite en ce sens à la doctrine des «deux corps du roi» théorisée par Ernst Kantorowicz (<em>The King’s Two Bodies</em>, 1957), qui repose sur l’idée d’une image royale possédant le pouvoir de gouverner. Michon reprend à son compte cette division des <em>King’s two bodies</em> afin d’éclairer la thèse du pouvoir incontestable de l’image et de la puissance de l’imaginaire rattaché à l’écrivain. À la lumière de ce mouvement, on mesure aussi clairement cette obsession à forger des récits dont les personnages sauront nous rappeler les uns après les autres les «minuscules» et les «majuscules» de ce monde — produit de nos représentations. Alors que les personnages des fictions modernes habitaient des mondes virtuels où le rapport de distance entre réel et fiction tendait à disparaître<a href="#note5a" name="note5">[5]</a>, les «demi-fictions» de Pierre Michon ne se contentent plus seulement de camper des récits au plus près de la réalité des consciences, mais puisent directement dans des figures de la réalité historique pour en faire de vrais personnages. Tandis que l’éclatement des formes narratives traduisait une impressionnante réfutation de la tradition dix-huitiémiste, les recueils de Pierre Michon, qui convoquent différents savoirs artistiques (littéraire, photographique), utilisent la sérialité du recueil de récits brefs pour établir des ponts avec ce qui, de la tradition, mérite sans doute de ne pas être trop rapidement évincé de notre bibliothèque et de nos mémoires.</p>
<p> </p>
<p><a href="#note1" name="note1a">1</a>. À lire «Pierre Michon, roi et bouffon», par Mahigan Lepage, <em>Salon double</em>: <a href="http://salondouble.contemporain.info/lecture/66 ">http://salondouble.contemporain.info/lecture/66 </a><br />
<a href="#note2" name="note2a">2</a>. Voir le Journal | contretemps d’Arnaud Maïsetti: <a target="_blank" rel="nofollow" href="http://www.facebook.com/l.php?u=http%3A%2F%2Fwww.arnaudmaisetti.net%2Fspip%2Fspip.php%3Farticle7&h=10801ijcLZ94cn6cYqmXThiomfQ">http://www.arnaudmaisetti.net/spip/spip.php?article7</a>(consulté le 22 septembre 2010)<br />
<a href="#note3" name="note3a">3</a>. Seul le récit intitulé <em>La Grande Beune</em> se rapproche du genre romanesque en donnant à voir des lieux et des personnages entièrement inventés.<br />
<a href="#note4" name="note4a">4</a>. Edgar Morin, <em>La Méthode, 4. Les idées</em>, Paris, Seuil, 1991, p. 243.<br />
<a href="#note5" name="note5a">5</a>. Sur cette question, voir la réflexion de Thomas Pavel dans<em> L'art de l'éloignement, Essai sur l'imagination classique</em>, Paris, Gallimard (coll. «folio essais [inédit]»), 1996.</p>
http://salondouble.contemporain.info/lecture/ces-illusions-de-memoire-a-ecrire#commentsArchivesBARTHES, RolandCHAR, RenéFiliationFranceImaginaireMICHON, PierreMORIN, EdgarMythologie PAVEL, ThomasSérialitéRécit(s)Tue, 28 Jul 2009 13:09:33 +0000Annie Rioux142 at http://salondouble.contemporain.infoLe sauvetage du temps
http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-sauvetage-du-temps
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<a href="/equipe/letendre-daniel">Letendre, Daniel</a> </div>
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<a href="/biblio/un-chasseur-de-lions">Un chasseur de lions</a> </div>
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</div>
<!--break--><!--break--><p>«C’est une des poétiques conséquences du temps qui passe: les témoins meurent, puis ceux qui ont entendu raconter les histoires, le silence se fait, les vies se dissipent dans l’oubli, le peu qui ne s’en perd pas devient roman, qui a ainsi à voir avec la mort.» (p. 22) Cette phrase, située dans les toutes premières pages du dernier roman d’Olivier Rolin, <em>Un chasseur de lions </em>(2008), résume le projet qui anime l’auteur depuis <em>Méroé</em> (1998) et <em>Tigre en papier</em> (2002): saisir et relancer dans le temps ce qu’il reste d’une vie, d’une image, d’une histoire. Faisant de constants allers-retours entre le présent de la narration (mis entre parenthèses) et le passé qu’il relate, l’auteur assure la continuité de l’Histoire tout en prenant acte de la profonde transformation d’un réel, qui faute de transmission, est menacé d’oubli. À ce titre, les observations du narrateur lors de ses nombreux pèlerinages vers les lieux fréquentés par le peintre Manet et son ami Eugène Pertuiset, le chasseur de lions en question, ne cessent de faire la preuve de l’effacement progressif du passé et, par conséquent, de l’absence éloquente d’une mémoire des lieux:<br />
</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">(Tu te rends au 1, rue du Dôme. Cela fait longtemps que, de ces hauteurs de Chaillot, on ne le voit plus, ce dôme des Invalides qui a donné son nom à la rue […]. L’idée a quelque chose de séduisant, d’une rue tirant son nom des lointains qu’on y découvrait, et qui ont désormais disparu derrière la croissance de la ville. On se demande même si ça n’a pas quelque chose à voir avec la littérature, ce nom qui parle d’une perspective effacée, qui inscrit une présence abolie). (p. 40)<br />
</span></p>
<p>Le nom, le mot, le livre n’est donc plus une représentation de ce qui est, mais plutôt un témoin de la disparition à la fois d’un réel qui, à juste titre, est passé, et aussi d’un savoir dont on a négligé la conservation. Du coup, le roman qui trouve sa genèse dans la mort – celle d’un réel petit à petit étouffé par l’oubli – n’est pas tant une tentative d’en faire le deuil, d’exorciser les fantômes d’un passé qui ne cessent de nous poursuivre (comme celui de Pertuiset qui pourchasse le narrateur), qu’une volonté de sauver ce qui est menacé d’immersion dans le courant du temps, de l’empêcher d’être englouti sous les grains du sablier.<br />
</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les évacués de l’Histoire</strong></span></p>
<p>Dans un récit intitulé «Le Témoin», Borges pose la question suivante: «Qu’est-ce qui mourra avec moi quand je mourrai? Quelle forme pathétique ou périssable le monde perdra-t-il?<a name="note1" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>» Cette interrogation, plusieurs fois citée par Rolin, est la pierre d’assise de <em>Un chasseur de lions.</em> Ce qui se dissimule derrière ce que Rolin a nommé, dans <em>Méroé,</em> «l’histoire clandestine» est non seulement l’évocation de ces civilisations qui surgissent et disparaissent sans laisser de traces, mais également toutes les anecdotes qui constituent une vie. En somme, fait partie de l’histoire clandestine tout ce qui n’est pas écrit dans les notices encyclopédiques, tout ce qui ne fait pas l’Histoire; tous ces éléments qui – pour paraphraser la citation de Borges – meurent en même temps que nous. Un chasseur de lions s’efforce précisément d’extirper du magma historique un savoir qui n’est ni géré ni classé, ni répertorié ni déterminé par les notions et les règles arbitraires de l’historiographie classique. En s’attachant au personnage d’Eugène Pertuiset, Rolin donne à lire une histoire enfouie et écrasée sous le poids de la grande histoire mais, surtout, d’un présent amnésique, qui est allé jusqu’à faire disparaître, lors des travaux du Grand Louvre à la fin des années 1980, la «triviale balise» (p. 46) – une plaque d’égout – qui marquait «le centre approximatif de ce qui fut la Salle des Maréchaux» (<em>id.</em>) du palais des Tuileries.</p>
<p>Pertuiset est un explorateur raté, un inventeur maladroit, un peintre sans véritable talent, un chasseur de lions qui n’en a tué qu’un seul. Pourtant, il a frayé avec le grand milieu culturel du Second Empire et de la Troisième République – Manet en a d’ailleurs fait le portrait dans un tableau intitulé «Pertuiset, le chasseur de lions», tableau pour lequel il a remporté une «seconde médaille» au Salon de 1881; Pertuiset a aussi participé à des fêtes près de Pigalle où folâtraient Verlaine, Charles Cros et Mallarmé; il a été le premier explorateur français de la Terre de Feu, etc. En dépit de toutes ces réalisations, les livres d’histoires ont occulté le personnage – puisqu’un tel homme ne peut être qualifié autrement – de la «mémoire nationale française». Par l’entremise de cet homme caché, clandestin dans l’histoire française, Rolin présente une version du Paris du dernier tiers du XIXe siècle qui n’est pas uniquement la période faste du siècle – celle du boulevard des Italiens et de la Maison Dorée où se réunissaient les grands artistes de ce temps, lieux qui «furent un centre du monde» (p. 59) – mais aussi un monde résultant de l’échec de la Révolution de 1848 et de celui de la Commune de 1871. En ce sens, Rolin fait de Pertuiset le chronotype parfait de cette époque, puisque sous des dehors exubérants et somptueux se cache un homme dont la vie ne peut être mesurée que par les échecs qui la bornent et la rendent, dans la défaite glorieuse.</p>
<p>Or, en suivant la trace des échecs de Pertuiset dans la ville de Paris et jusqu’en Patagonie, le narrateur ne constate pas uniquement l’oubli dans lequel est tombé le personnage: il devient aussi témoin de la disparition de son propre passé, de la déchéance dans laquelle se trouvent les lieux où il a attaché une partie de sa vie, les histoires inachevées qu’il y a laissé en plan: «Et maintenant, un quart de siècle plus tard, tu remontes l’<em>avenida</em> Menéndez, pensant à cette fille qui ne sait pas, n’a jamais su qu’un type venu de Paris l’avait trouvée jolie.» (p. 150) L’intercalation du présent de la narration au portrait de Pertuiset permet de mettre en parallèle les échecs du personnage et ceux du narrateur. Pertuiset n’est donc plus uniquement le chronotype de la fin du XIXe siècle: il devient l’exemple type de chacun de nous. L’histoire clandestine (celle qui se cache dans les parenthèses de l’Histoire) est donc à la fois celle des civilisations et des personnes oubliées, mais également celle des échecs et des doutes formant la vie de chacun et qui sont, au même titre que les guerres romaines ou les Croisades, l’assise de l’histoire de l’humanité. Rolin exhume ces anecdotes de l’Histoire, toutes ces erreurs et ces défaites qui sont pour lui la force motrice des événements, en même temps que ce qui relie chaque homme à ceux qui l’ont précédé et à ceux qui le suivront. L’échec et la défaite permettent aux rêves de se perpétuer et aux utopies irréalisées d’être reprises siècle après siècle. Ces chimères communes à tous, ces rêves délaissés qui se passent de mains en mains depuis des siècles définissent l’humanité.<br />
</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Le présent de la parenthèse</strong></span></p>
<p>À la toute fin du roman, le narrateur avoue que suivre la trace de Pertuiset équivalait pour lui à être parti à la recherche du «temps perdu: pays où la vie passée se mêle à la vie rêvée.» (p. 235) S’inscrivant de façon évidente dans une filiation proustienne, Rolin transforme tout de même la notion de «temps perdu» pour l’arrimer à son projet romanesque: le temps perdu est ce qu’est toute vie, soit un mélange de faits réels et de fiction. <em>Un chasseur de lions</em> s’insère ainsi parfaitement dans la veine des fictions biographiques que pratiquent plusieurs auteurs contemporains, depuis Claude Simon jusqu’à Pierre Michon et Richard Millet. Comme chez ces derniers, l’invention de la vie du personnage rencontré par Rolin dans un livre il y a «un quart de siècle […], à Punta Arena, sur les bords du détroit de Magellan», puis sur une toile qu’il «découvre il y a un an au<em> Museu de Arte</em> de São Paulo» (p. 12), correspond à l’invention de sa propre vie, celle où se confondent les idées de grandeur et les souvenirs. Le roman atteste qu’à défaut de pouvoir découvrir des filiations réelles entre soi-même et le passé, il convient d’en inventer pour rattacher le fil de son histoire à celui de gens qui nous ont précédés, à celui de l’humanité, de façon à se sentir en faire partie. Sans ces histoires anecdotiques, sans les liens imaginaires entre les différentes époques et leurs projets avortés, sans cette représentation fictionnelle du retour et de la simultanéité des temps, le réel – le présent – et l’homme qui s’y trouvent en deviennent orphelins. Sans passé, réel ou fictif, le présent n’a alors plus d’avenir, car il ne possède aucune représentation de ce dont il hérite, des idéaux qu’il doit faire siens et perpétuer ni des hasards et des «trop tard» dont son monde est issu. Sans profondeur historique, le présent ne peut plus relancer la flèche du temps: il est confiné à rester prisonnier de sa propre image. L’entreprise de Rolin vise à contraindre temporairement un présent plus grand que nature à l’aide de parenthèses pour laisser la parole au passé, l’inventer et ainsi sauver de la disparition des personnes et un temps qui sauront à leur tour sauver le présent, le réintégrer au récit du monde. Au final, comme à la toute fin de <em>Un chasseur de lions</em>, la parenthèse retenant le présent disparaîtra pour qu’il puisse à son tour passer et être raconté.<br />
</p>
<p align="justify" texte=""><a name="note1a" href="#note1">1</a> Jorge Luis Borges, «Le Témoin», cité par Olivier Rolin, «Un écrivain doit-il aimer son époque?», dans Annie Curien (dir.), <em>Écrire au présent. Débats littéraires franco-chinois</em>, Paris, Éditions MSH, 2004, p. 28.</p>
http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-sauvetage-du-temps#commentsBORGES, Jorge LuisFiliationFranceHistoireMémoireROLIN, OlivierRomanFri, 15 May 2009 11:28:42 +0000Daniel Letendre121 at http://salondouble.contemporain.info