Salon double - Filiation http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/292/0 fr La parole contre l’aliénation http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-parole-contre-l-ali-nation <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/guillois-cardinal-raphaelle">Guillois-Cardinal, Raphaëlle</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-guerre-au-ventre">La guerre au ventre</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p>Les pièces de Michel Ouellette abordent la question identitaire, tant sur le plan individuel que collectif, ainsi que de nombreux thèmes universels tels que le rapport au passé, la solitude, la misère, la liberté, l’amour et la famille. Se montrant audacieuses dans leur forme par leur caractère non linéaire et leurs dialogues fragmentaires, elles présentent des personnages franco-ontariens hantés par leur histoire familiale (eux-mêmes privés d’une perception linéaire du temps) qui, habités d’une volonté de rupture avec leurs origines, prennent la route et s’exilent. Or, ils entraînent avec eux leurs fantômes et font de leur nouveau milieu un espace mortifère. Dans cette optique, les titres des pièces de Ouellette, que l’on pense à <em>Corbeau en exil</em> (1992)<em>, L’homme effacé</em> (1997)<em>, La dernière fugue </em>(1999) ou <em>Fausse route</em> (2001), sont très évocateurs.</p> <p>À la suite de <em>French Town</em> (1994) et de <em>Requiem</em> (1999), <em>La guerre au ventre </em>(mise en scène par le Théâtre du Nouvel-Ontario en 2011) commence par du non-dit, par une difficulté de se dire, transmise d’une génération à l’autre. Elle porte en elle toute l’histoire de la famille Bédard, entamée avec les deux pièces précédentes: un oncle coupable de meurtre, une mère marquée par ce drame familial, un père irresponsable, violent et alcoolique, une sœur pour qui la vie n’est pas facile, ainsi qu’un frère qui se suicide d’un coup de carabine dans la bouche pour se taire à tout jamais. Toutefois, dans <em>La guerre au ventre, </em>Martin, l’un des fils Bédard, comprend que la fuite n’est pas la solution et qu’il doit concilier son lourd passé familial avec sa propre vie. Ici, la guerre devient le symbole du combat intérieur que livre&nbsp;Martin contre ses origines. Non seulement elle réfère à des guerres bien réelles de l’histoire canadienne, mais elle se déroule également dans le ventre de Martin qui lutte pour sa survie après y avoir reçu une balle de fusil, coup non mérité, dû à la rencontre d’un homme violent et possessif. Région du corps d’où l’on est originaire, le ventre devient donc un lieu de combat à la fois physique et symbolique.</p> <p>Le passé familial de Martin, rempli à la fois d’amour et de haine, s’enchevêtre à celui de sa femme, une anglophone nommée Kelly Kelly. L’amour qui unit Martin à la mère de ses enfants s’érige sur des secrets et, conséquemment, écrasé par le poids du passé, semble voué à l’échec. Kelly quitte Martin en lui enlevant ses enfants qui sont des Kelly, bien plus que des Bédard, car Martin n’a pas su transmettre son identité en héritage: ses filles ne portent pas son nom et ne parlent pas français. Le fils ainé, quant à lui, le seul à avoir été élevé dans les deux langues, a voulu imiter les hommes de la famille Kelly en s’illustrant dans l’armée canadienne. Toutefois, il est mort en Afghanistan, laissant Martin en proie à une grave crise identitaire dont la question centrale est la suivante: «Comment on appelle ça, un père qui a perdu son fils?»(64). Et même si Martin parcourt plusieurs kilomètres pour s’éloigner de sa ville natale, il demeure hanté par son histoire familiale; dans sa tête s’élèvent les voix des femmes qui l’ont marqué. Désespéré, il se demande pourquoi il n’entend que des voix féminines et pourquoi le fantôme de son fils, lui, ne se manifeste pas. La plus dure des femmes est sans contredit sa belle-mère Bridget qui, en plus de mépriser ses origines francophones, lui dit: «T’es pas un homme, toi. Pas un homme comme ton père.»(48). Totalement dérouté, parlant à sa sœur, à sa mère et à sa grand-mère, Martin demeure prisonnier de sa condition de fils, incapable d’assumer sa paternité.</p> <p><strong>Quand le fils deviendra père</strong></p> <p>Lorsque, gravement blessé, Martin est conduit à l’hôpital, la vue du sang qui coule de son ventre (ainsi que sa présence en ce lieu) ramène le souvenir de la naissance de son fils&nbsp;:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Une balle dans mon ventre. Le sang. Qui sent. […] Je suis à l’hôpital. […] Kelly est là. Couchée sur le dos. Les jambes ouvertes. La boule de sang sort d’elle. Patrice. On me tend les ciseaux pour couper le cordon ombilical. Je reste figé dans le moment, comme coincé entre deux secondes. Pis le médecin me donne un coup de coude pis je coupe le cordon machinalement, comme une machine, sans réfléchir. C’est la vie. La vie qui continue. Patrice. J’étais là, à sa naissance. Je suis encore là. Dans le sang de sa naissance. Patrice. Patrice.(46-47).</p> </blockquote> <p>En fait, plus la pièce progresse, plus on constate que la balle que Martin a reçue au ventre n’illustre pas seulement les disputes qui hantent son passé familial, mais aussi le combat qu’il mène pour occuper sa place d’homme et de père. Alors dans un état critique, Martin emploie la parole pour éviter la mort physique et symbolique. L’incapacité de Simone, la mère de Martin, à parler de l’histoire familiale, incapacité avec laquelle s’ouvrait <em>French town,</em> se confronte ici à la volonté de parole de Martin<em>.</em> À la fin de la pièce, la guérison de sa blessure au ventre concorde avec l’acceptation de son passé familial et la récupération de son rôle paternel, puisque Kelly et ses deux filles reviendront vers lui.</p> <p>Enfin, <em>La guerre au ventre,</em> près de vingt ans après, fait écho à la première pièce de Ouellette, <em>Corbeaux en exil </em>(1992), dans laquelle le protagoniste s’exerce à tuer un corbeau au vol devant le Colonel, une figure paternelle, qui l’accuse d’avoir tenté de le tuer sous prétexte de vouloir atteindre le corbeau. Or, dans <em>La guerre au ventre,</em> la figure du corbeau réapparaît par le biais d’une légende qui semble être une clé du théâtre de Ouellette. Cette légende raconte l’histoire de Kaagaagiou, un bel oiseau multicolore qui, durant l’hiver, se voit obligé de manger des cadavres d’animaux pour survivre. Nourri de la mort, Kaagaagiou reprend ses forces mais se transforme par le fait même en un corbeau noir au chant rocailleux. La légende se termine sur cette phrase essentielle: «Pour vaincre, il faut manger la passé.»(75). C’est-à-dire l’incorporer et le digérer. Si, pour Lucie Hotte, professeure à l’Université d’Ottawa et spécialiste de la littérature franco-canadienne, tuer le corbeau équivaut à tuer le père (pour le devenir soi-même), on peut affirmer que Martin récupère pleinement son rôle parental après avoir réglé ses comptes avec le corbeau : lors d’un affrontement imaginaire, le fantôme du fils de Martin se manifeste enfin et vainc l’oiseau noir. De plus, en répliquant au corbeau «Je vais pas me taire. Jamais.»(83), Martin met fin au silence qui se montrait jusque-là constitutif de sa famille et par extension, de sa propre identité. Ainsi, alors qu’avant <em>La guerre au ventre</em>, dans le théâtre de Ouellette, le père n’est que problèmes, incapable qu’il est de bien communiquer ou d’occuper son rôle, généralement alcoolique, violent, totalement irresponsable ou tout simplement absent, Martin, grâce à sa parole, s’affranchit, devient père à part entière et peut finalement vivre sa propre vie sans être à distance de soi. Considérant cela, il sera intéressant de voir comment se présenteront les protagonistes des prochaines pièces de Ouellette, afin d’affermir ou d’infirmer la résolution du rôle paternel que semble marquer <em>La guerre au ventre, </em>au sein de cette œuvre dramaturgique.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>&nbsp;</p> <p>HOTTE, Lucie et POIRIER, Guy. (dir.) (2009). <em>Habiter la distance. Études en marge de La distance habitée</em>, &nbsp;Sudbury, Prise de parole, 195 p.</p> <p>OUELLET, François (1996). « <em>Se faire</em> Père. L’œuvre de Daniel Poliquin », dans HOTTE, Lucie et OUELLET, François (dir.), <em>La littérature franco-ontarienne : enjeux esthétiques</em>, Ottawa, Le nordir, p. 91-116.</p> <p>OUELLETTE, Michel (1992). <em>Corbeaux en exil</em>, Hearst, Le Nordir, 114 p.</p> <p>OUELLETTE, Michel (1997). <em>L’homme effacé</em>, Hearst, Le Nordir, 1997, 93 p.</p> <p>OUELLETTE, Michel (1999). <em>La dernière fugue</em> suivi de <em>Duel</em> et de <em>King Edward</em>, Hearst, Le Nordir, 161 p.</p> <p>OUELLETTE, Michel. (2000) <em>French Town</em>, Hearst, Le Nordir, 114 p.</p> <p>OUELLETTE, Michel (2001). <em>Requiem</em> suivi de <em>Fausse Route</em>, Hearst, Le Nordir, 139 p.</p> <p>OUELLETTE, Michel (2011). <em>La guerre au ventre</em>, Hearst, Le Nordir, 92 p.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-parole-contre-l-ali-nation#comments Arts de la scène Canada Filiation Guerre Théâtre Fri, 16 Nov 2012 16:31:45 +0000 Raphaëlle Guillois-Cardinal 635 at http://salondouble.contemporain.info Des vertus de la rumination http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-vertus-de-la-rumination <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/parent-marie">Parent, Marie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/atavismes-0">Atavismes</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p>Comment parler du Québec aujourd’hui? Comment parler d’histoire nationale, de projet politique, d’identité collective sans verser ni dans un pessimisme radical ni dans un enthousiasme chauvin? Question ô combien usée et en apparence encore irrésolue. En saturant l’espace public de débats stériles et sclérosants, le discours <em>politicien</em> a contribué à réduire la possibilité même de penser le Québec en dehors des ornières idéologiques. Alors qu’en 2006, Jacques Godbout prédisait la «disparition» du Québec pour 2076<a name="note1"></a><a href="#note1a">[1]</a>, la revue <em>Liberté</em> répliquait quelques mois plus tard avec un numéro intitulé «La mort du Québec: pour qui sonne le glas?» où Alain Farah, dans un texte qui mettait tout en œuvre pour échapper au langage figé de la parole militante, nous enjoignait à «renouer avec l’invention.» (Farah, 2007 : 102) Dans un numéro subséquent de <em>Liberté</em> aussi consacré à l’avenir du Québec, Catherine Mavrikakis réfléchissait à son tour à l’identité québécoise en termes d’invention, affirmant que la tâche des intellectuels était «de trahir, de traduire en d’autres termes, souvent très peu fidèles, ce qui [leur] a été confié, afin d’arriver à quelque chose comme une pensée natale ou une terre natale. […] De détourner, de défaire, de traduire et même parfois de détruire ce dont ils sont les gardiens.» (Mavrikakis, 2008 : 36)<br /><br />Il me semble avoir reconnu un tel projet dans <em>Atavismes</em><a name="note2"></a><a href="#note2a">[2]</a> de Raymond Bock, publié il y a tout juste un an au Quartanier. Les treize nouvelles qui composent ce recueil pourraient être considérées comme de multiples variations sur «l’art de la défaite», selon l’expression d’Aquin, treize récits mêlant petite et grande histoire du Québec, entrecroisant époques et décors, de la rude terre de l’Abitibi s’ouvrant à la colonisation vers 1900 aux ruelles du Montréal contemporain. Le principal fil conducteur constitue, pour reprendre les mots de Christian Desmeules du <em>Devoir</em>, «cette défaite-génome inscrite au cœur même de l’homme et du peuple québécois.» (Desmeules, 2011 : F4) L’écriture de la défaite offrira ici l’occasion de trahir l’histoire, de la tordre pour mieux la penser.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>La révolution n’était pas dans le texte</strong></span></p> <p><br />J’ai voulu m’attarder sur un texte en particulier, celui qui m’intriguait le plus et me semblait pourtant fournir une «clé» pour lire ce recueil étrange, d’une rare cohérence malgré la diversité des voix et des styles empruntés. Dans la nouvelle «Effacer le tableau», nous nous retrouvons au sein d’un groupe de révolutionnaires québécois-français, dans un Québec du 23e siècle où, selon le texte, «la minorisation des francophones du Québec [est] achevée depuis longtemps» (153). Le jour de la révolution venu, la cellule Blaireau aura pour mission de protéger le pavillon québécois du Musée des arts canadiens, situé à Montréal, avant d’organiser le déménagement des œuvres à Québec, future capitale. Mais la prise du Musée tourne mal. Après avoir perdu deux hommes au combat, les cinq survivants de la cellule, réussissant à emporter avec eux quelques tableaux, tenteront de se cacher dans un tunnel sans issue, rattaché aux voies du métro. C’est un cri de désespoir qui permettra à leurs opposants de les repérer, cri poussé par Lalonde, chef de la cellule, alors qu’elle découvre que le seul tableau ayant échappé au feu des mitraillettes est une œuvre d’Edwin Holgate, peintre canadien ayant vécu la majeure partie de sa vie à Montréal. Cette mission courageuse se termine donc sur un échec retentissant, presque comique.<br /><br />Dans cette fiction spéculative hautement pathétique, la culture avec un grand C occupe une place centrale, à la fois comme moteur de la révolution et objet de sa dévotion, une culture élevée au statut de fétiche. Ce qu’on tente de sauver est symbolisé par cette toile qu’on arrache du mur en désespoir de cause, dont on ne connaît ni l’auteur ni ce qu’elle représente, pourvu qu’on arrive à préserver une preuve tangible de cette Culture qui semble tenir entièrement dans quelques morceaux choisis.</p> <p><br />Tout ce qui constitue la culture québécoise se résume à cette chose précieuse, fragile, extérieure au corps et à l’esprit humain, tendue sur un cadre, pouvant être réduite en miettes à la moindre offensive. Si le but de cette opération révolutionnaire se réduit à la protection d’œuvres d’art, la mission en tant que telle peut être considérée comme un simple projet artistique. Le texte s’ouvre sur une phrase qui souligne la beauté de l’action vue de haut, comme depuis le balcon d’un théâtre: «Si cette échappée avait été mise en scène, on aurait salué le génie esthétique de Bernatchez et Lalonde, leur habileté à diriger les figurants dans les espaces que le hasard offre à l’interprétation, leur incomparable audace dans l’usage des accessoires.» (151) Ainsi dès le début de la nouvelle, le cadrage de la fiction est souligné, la qualité esthétique du drame mise de l’avant. La révolution, l’effort de survivance, le désir de liberté qui y sont racontés sont immédiatement mis en abyme; on nous signifie que nous sommes encore et toujours dans le cadre d’un récit. En se posant d’abord et avant tout comme représentation, le texte évoque bien davantage qu’un fantasme de passage à l’acte radical, bien davantage qu’une politique-fiction à demi-sérieuse. Il enferme plutôt ce fantasme de révolution dans un texte qui se sait texte, réduit l’énergie que porte cette violence à la force d’une représentation. Ainsi il porte un diagnostic plus dur qu’il n’y paraît, et réécrit à sa manière un constat formulé par René Lapierre, en 1995, dans <em>Écrire l’Amérique</em>.<br /><br />René Lapierre y proposait une série de textes à travers lesquels il tentait entre autres de faire l’autopsie de l’échec référendaire de 1980. Le poète déplorait que le projet d’indépendance ait été piégé dans l’ordre du texte, du symbolique, élevé au statut d’œuvre d’art jusqu’à être définitivement figé, coupé du réel: «Le discours de l’indépendance à partir de 1976 […] a évolué à l’intérieur d’une logique abstraite et close de représentation, il a voulu se résoudre <em>d’abord</em> dans le langage. […] tout devint en même temps de plus en plus rigide, et de plus en plus sommaire.» (Lapierre, 1995 : 33) Comme si la parole, se voulant toute-puissante, avait remplacé le passage à l’acte, et en avait ainsi annulé la pertinence.</p> <p><br />Dans la nouvelle de Bock, cette tension entre discours et action est constamment reconduite. Lalonde profite de toutes les occasions possibles pour prononcer une allocution, sorte de liturgie de la parole qui ponctue les étapes de leur action, dans l’espoir peut-être que le Verbe s’incarne, que le langage fonde à lui seul le pays à naître et les libère de leurs lourdes responsabilités. Mais cette prise de parole n’est pas dénuée de cynisme, de complaisance. Tandis qu’elle parle pour fouetter ses troupes, Lalonde a bien conscience qu’il s’agit «du sursaut de conscience du mourant» (157) plutôt que d’une véritable révolution. Une fois dans le musée, elle choisit de s’adresser à ses combattants devant <em>L’étoile noire</em> de Borduas, puisque, selon ses mots, «un épilogue concédant leur défaite aurait gagné en gravité devant le grand tableau» (164). Dans la toile de Borduas, les formes «convergent vers une impossibilité, une antimatière, un néant à l’attraction incoercible» (164). Comme dans <em>L’étoile noire</em>, le discours de Lalonde et le projet qu’il porte convergent eux-mêmes vers cette impossibilité, ce néant. Toute cette mise en scène de l’acte révolutionnaire semble équivaloir à une savante programmation de la défaite, en la réduisant à un jeu toujours à recommencer, sans aboutissement. Dans le texte «L’art de la défaite», publié en 1965, l’analyse que propose Aquin de la débandade des patriotes se situe dans le même registre: dans la pièce tragique que serait la révolte de 1837, la victoire de Saint-Denis-sur-Richelieu constitue «un événement qui n’était pas dans le texte.» (Aquin, 1998 : 133) Les patriotes n’auraient pas su quoi en faire, au point de fomenter leur échec. La révolution n’a pu avoir lieu, selon Aquin, parce qu’elle ne faisait pas partie des possibles.</p> <p><br />Dans la nouvelle de Bock, la chef Lalonde formule devant ses complices un objectif bien clair: ancrer l’horizon de leur combat dans le réel: «[…] notre mission héroïque aura rendu les discours inutiles, les envolées lyriques retourneront à la littérature, les obus seront fondus pour qu’on en fasse des maisons et nous pourrons enfin nous consacrer à l’essentiel […].» (156) Mais le discours ne fait pas ce qu’il dit. Il retourne plutôt la violence contre le sujet qui la profère, le passage à l’acte est saboté de l’intérieur, puisque le discours semble griser le sujet, l’avaler, le mener vers sa propre disparition plutôt que vers l’avènement d’un ordre nouveau.</p> <p><br />Dans ce cheminement conscient vers l’échec, Lalonde, qui tient autant de l’écrivaine que de la révolutionnaire, adopte une position douloureuse, sacrificielle. Puisque la victoire n’est écrite nulle part, puisque «de toute manière l’histoire fera d’eux des traîtres et des terroristes» (151), autant faire de la défaite un art, une pratique qui comporte ses exigences, sa rigueur. Même si on lit dans ce projet la jouissance de l’insoumis qui restera aux yeux de l’histoire l’élément inassimilable, non réhabilitable, on perçoit surtout la détresse du perdant qui n’a pas su s’inventer d’autres rôles, qui n’a pas su sortir du cadre étroit d’un scénario inlassablement répété.<br /><br />La critique féroce que formule ce texte peut sembler reconduire un constat défaitiste de l’avenir du Québec, lequel s’inscrit dans un certain discours dominant<a name="note3"></a><a href="#note3a">[3]</a>. En effet, les personnages représentés ici, tout en tentant courageusement de s’extraire d’un cul-de-sac, sont eux-mêmes porteurs d’un projet sans issue. Leur révolution vise à reproduire un idéal figé, dans lequel l’œuvre de Holgate, par exemple, ne cadre pas, puisqu’elle ne représente pas le «bon» Québec. Leur vision du pays, bien que le récit se situe au 23e siècle, ne semble pas avoir évolué depuis Refus global et se résume à ce pavillon d’art québécois, où sont exposés les restes d’une culture pratiquement déjà morte. Leur aveuglement les empêche de voir qu’ils sacrifient leur vie pour protéger un héritage déjà folklorisé.<br /><br />Mais il faut resituer la nouvelle dans le contexte de son recueil. Il y a une vitalité dans la fiction de Bock qui s’écarte d’un discours de rejet, de répudiation du «destin» québécois. Même si on suit tout au long d’<em>Atavismes</em> «l’homme typique, errant, exorbité» d’Aquin, «fatigué de son identité atavique et condamné à elle<a name="note4"></a><a href="#note4a">[4]</a>», il y a chez ce sujet la soif de traquer partout les traces de son histoire, une histoire ancrée dans la mémoire du corps. Les photographies, les meubles, les amulettes anciennes trouvées au fond des boîtes servent à raconter le Québec, à en épouser complètement les formes pour mieux les repousser, les malmener. Il s’y dessine exactement le contraire d’une Culture réduite à ses effigies et à «ses envolées lyriques», telle qu’elle est critiquée dans la nouvelle «Effacer le tableau», on y perçoit plutôt toute la force d’évocation d’une culture matérielle, dont les objets les moins sacrés sont les sources infinies de fictions individuelles et collectives.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Le choix de l’héritier</strong></span></p> <p><br />La thématique de l’héritage dans <em>Atavismes</em> est placée sous le signe du legs concret, physique. Dans deux autres nouvelles à caractère fantastique, il est question d’un personnage héritant de la demeure familiale. Dans «Le ver», la maison se trouve envahie par les plantes et les animaux, et finit par s’enfoncer dans la terre en emportant avec elle le narrateur, enfin apaisé, son titre de propriété implanté sous la peau. Dans «Le voyageur immobile», qui clôt le recueil, un archiviste, en cherchant à se débarrasser des souvenirs de ses ancêtres accumulés au sous-sol, découvrira un œil de métal qui le mettra sur les traces d’un Québec encore plus ancien que celui des premiers colons français, celui des Basques, des Inuit et des Viking. Le narrateur en viendra à recomposer une «histoire nationale» débordant les limites du territoire québécois, faisant voler en éclats la linéarité de nos récits d’origine. Dans les deux cas, les personnages choisissent d’habiter un lieu qui leur échoit, mais le premier est avalé par ce lieu, tandis que l’autre se l’approprie en ne conservant parmi ses souvenirs poussiéreux que l’artéfact mystérieux, voire dangereux, qui le forcera à affronter l’inconnu.</p> <p><br />Si le mot «atavisme» désigne une forme de transmission inconsciente, passive, ces textes situent plutôt le processus de transmission au cœur de la conscience du sujet, à travers ses sensations, sa vision du monde, sa lecture du paysage. Contrairement à ce que le titre de la nouvelle analysée plus tôt laisse supposer, il n’y est jamais question «d’effacer le tableau» pour repartir à zéro, mais plutôt de s’immiscer dans ce «tableau en perpétuelle réécriture» (139), de «remettre le passé au travail», pour reprendre une expression de Robert Richard.</p> <p><br />Par son énergie à réécrire l’histoire, à en jouer, à en détisser et en retisser les fils, <em>Atavismes</em> nous invite à nous écarter d’un ressassement stérile pour instaurer ce qu’on pourrait appeler une poétique de la rumination, rumination ludique, productive, qui réussit à explorer certains aspects de «notre identité atavique» qui ressortent de l’impensé, de l’indéterminé, qui réussit à y dégager quelque chose comme un espace de liberté. Chez Bock, l’imaginaire de la défaite devient le principe opérant d’une réappropriation quasi sensorielle de l’Histoire, d’une relecture intime du «texte national», un texte national traversé d’étrangetés et de scories, joyeusement souillé par la trahison, la lâcheté, la perversion.</p> <p>À la question «Comment parler du Québec aujourd’hui?», <em>Atavismes</em> ne fournit pas une réponse facile mais propose un projet ambitieux: nous enfoncer dans le lieu que nous occupons pour y déterrer des objets hétéroclites, abîmés, non identifiables et recomposer à partir d’eux d’autres fictions que celles qui gisent inertes à la surface. Accepter ce bordel en héritage à condition de pouvoir sauter dedans à pieds joints et d’écraser au passage quelques pièces précieuses.<br />&nbsp;</p> <p><em>* Ce texte est une version remaniée d’une communication présentée dans le cadre de la table ronde «Le Québec malgré tout» tenue le 13 janvier 2012 à l’Université de Montréal et organisée par le CRIST (Centre de recherche interuniversitaire en sociocritique des textes).</em></p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>AQUIN, Hubert, <em>Blocs erratiques</em>, Montréal, Typo, 1998 [1977].<br />DESMEULES,Christian, «Littérature québécoise – L’art ancien de la défaite», <em>Le Devoir</em>, 16 avril 2011, p. F4.<br />FARAH, Alain, «L’épisode des provinces», <em>Liberté</em>, no 275-276, mars 2007.<br />GODBOUT, Jacques, «2076: la fin du Québec!», <em>L’Actualité</em>, 1er septembre 2006, En ligne : <a href="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0" title="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0">http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0</a> (page consultée le 7 février 2012).<br />LAPIERRE, René, <em>Écrire l’Amérique</em>, Montréal, Les Herbes rouges, 1995.<br />MAVRIKAKIS, Catherine, «Trahir la race. Portrait de l’intellectuel québécois en Judas», <em>Liberté</em>, no 279, février 2008, p. 36-39.<br />RICHARD, Robert, «Scouiner la littérature nationale pour lire Aquin…», <em>Liberté</em>, no 278, novembre 2007, p. 78.<br />&nbsp;</p> <p><a href="#note1">[1]</a><a name="note1a"></a> Godbout déplorait en fait la disparition du Québec tel qu’il l’avait connu et rêvé, un Québec dont «la tribu canadienne-française» constituait le coeur. Michel Vastel, «2076: la fin du Québec!», <em>L’Actualité</em>, 1er septembre 2006, <a href="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0" title="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0">http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0</a> (7 février 2012).</p> <p><a href="#note2">[2]</a><a name="note2a"></a> Raymond Bock, <em>Atavismes</em>, Montréal, Le Quartanier, (coll. Polygraphe), 2011, 230 p. Toutes les références à ce recueil seront désormais intégrées entre parenthèses au corps du texte.<br />&nbsp;</p> <p><a href="#note3">[3]</a><a name="note3a"></a> Dans un billet, l’éditorialiste Mario Roy reprochait lui aussi à la mouvance souverainiste d’être «convaincue que la victoire de l’option ne dépend que de quelques… mots de plus.» «La liturgie de la parole», <em>Cyberpresse (Le blogue de l’édito)</em>, 17 août 2011, <a href="http://blogues.cyberpresse.ca/edito/2011/08/17/la-liturgie-de-la-parole/" title="http://blogues.cyberpresse.ca/edito/2011/08/17/la-liturgie-de-la-parole/">http://blogues.cyberpresse.ca/edito/2011/08/17/la-liturgie-de-la-parole/</a> (7 février 2012).</p> <p><a href="#note4">[4]</a><a name="note4a"></a> La citation exacte, tirée de «La fatigue culturelle du Canada français», se lit comme suit: «Je suis moi-même cet homme “typique”, errant, exorbité, fatigué de mon identité atavique et condamné à elle.» Hubert Aquin, <em>op. cit.</em>, p.&nbsp;110.<br />&nbsp;</p> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-vertus-de-la-rumination#comments Action politique BOCK, Raymond Combat Engagement Filiation GODBOUT, Jacques Histoire Identité LAPIERRE, René MAVRIKAKIS, Catherine Mémoire Origine Politique Québec Résistance culturelle Solitude Tradition Nouvelles Fri, 24 Feb 2012 01:35:30 +0000 Marie Parent 461 at http://salondouble.contemporain.info La littérature postironique, une rebelle qui vous veut du bien http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-litterature-postironique-une-rebelle-qui-vous-veut-du-bien <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/messier-william-s">Messier, William S.</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/auger-anne-marie">Auger, Anne-Marie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/reussir-son-hypermodernite-et-sauver-le-reste-de-sa-vie-en-25-etapes-faciles">Réussir son hypermodernité et sauver le reste de sa vie en 25 étapes faciles</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p><br />Si, comme le suggère l’essayiste Charles Newman, la pire insulte qui puisse être adressée à un écrivain postmoderniste<a name="note1b"></a><a href="#note1"><strong>[1</strong><strong>]</strong></a> est de lui dénier tout sens de l’ironie<a name="note2b"></a><a href="#note2"><strong>[2]</strong></a>, bon nombre d’auteurs actuels seraient plus insultés si, au contraire, on attribuait une trop grande part d’ironie à leur œuvre. Au tournant du XXIe siècle, l’auteur américain Dave Eggers a d’ailleurs dû se défendre bec et ongles contre des critiques qui voyaient dans son récit autobiographique, <em>A Heartbreaking Work of Staggering Genius</em>, une variation ironique d’une forme d’écriture plus sérieuse, moins ludique: la <em>nonfiction</em>.<br /><br />En gros, Eggers semblait craindre qu’une telle interprétation mènerait son lecteur dans le piège de la lecture ironique et de la méfiance qu’elle engendre. Plus globalement, dans les années 1990 et 2000, ce qui semble se cacher derrière les appréhensions des auteurs comme Eggers<a name="note3b"></a><a href="#note3"><strong>[3]</strong></a> ou encore David Foster Wallace<a name="note4b"></a><a href="#note4"><strong>[4]</strong></a> vis-à-vis de l’ironie, c’est que le lecteur soit déjà trop blasé –symptôme de l’omniprésence de cette dernière dans la culture populaire– pour ne pas se méfier d’une certaine sincérité, d’un premier degré, dans l’art.<br /><br />En ce sens, on a vu apparaître récemment dans l’étude de l’histoire littéraire américaine des termes aussi loufoques qu’ingénieux pour décrire une production contemporaine plus ou moins réactionnaire. Du post-postmodernisme<a name="note5b"></a><a href="#note5"><strong>[5]</strong></a> à la littérature postironique<a name="note6b"></a><a href="#note6"><strong>[6]</strong></a>, en passant par la sincerony<a href="#note7" name="note7b"><strong>[7]</strong></a>, on remarque chez la critique actuelle un désir de nommer ce qui est dans l’air. David Foster Wallace, Dave Eggers et sa revue <em>McSweeney’s</em> qui semble de plus en plus faire école<a name="note8b"></a><a href="#8"><strong>[8]</strong></a>, George Saunders, Michael Chabon, Jonathan Lethem: la liste d’auteurs s’étend et, à différents degrés, on cherche à l’assimiler à une sorte de ras-le-bol de l’ironie, voire à un nouvel humanisme. À titre indicatif, un aperçu de quelques titres marquants de ce groupe permet de distinguer des traits récurrents liés de près ou de loin à un refus de l’ironie: la surabondance de superlatifs (<em>Extremely Loud &amp; Incredibly Close</em> de Jonathan Safran Foer; <em>The Brief and Wondrous Life of Oscar Wao</em> de Junot Diaz), l’adresse au lecteur (<em>No One Belongs Here More Than You</em> de Miranda July; <em>You Brigh &amp; Risen Angels&nbsp;: a cartoon</em> de William T. Vollmann), l’aspect autoréflexif (<em>Infinite Jest</em> de David Foster Wallace; <em>A Heartbreaking Work of Staggering Genius</em> de Dave Eggers), et une espèce de sentimentalisme trop sincère pour être lu au deuxième degré<a name="note9b"></a><a href="#note9"><strong>[9]</strong></a> (<em>Everything Matters!</em> de Ron Currie Jr.).<br /><br />Une œuvre plutôt éclectique, intitulée <em>Réussir son hypermodernité et sauver le reste de sa vie en 25 étapes faciles</em> de Nicolas Langelier (2010), récupère cette réflexion sur l’ironie entamée chez nos voisins du sud. Or, un bref survol de la réception de l’ouvrage permet de constater que la critique accorde étonnamment peu d’importance à un aspect crucial de l’œuvre, c’est-à-dire le joug de l’ironie, voire du cynisme latent dans la plupart des expériences sociales, politiques ou artistiques de l’individu dit hypermoderne. Pourtant, on est placé dans une position particulière: l’auteur souligne abondamment la tendance du lecteur contemporain à se rabattre sur un certain deuxième degré –une espèce de décalage «surconscient» du réel– pour appréhender les faits plus ou moins dramatiques de son existence. Le choix de Langelier d’imiter la forme psycho-pop peut d’ailleurs être interprété comme faisant allusion à cette tendance. <em>Réussir son hypermodernité</em> a parfois l’aspect d’un livre de croissance personnelle fait sur mesure pour un lecteur qui conçoit d’emblée l’ironie comme mode premier d’expression et de représentation, un lecteur méfiant de tout ce qui ne se présente pas d’office comme ayant une posture ironique. De surcroît, l’auteur semble s’adresser littéralement à son lecteur, faisant de lui le personnage principal du récit par le moyen de la deuxième personne:<br />&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">N’oubliez pas: à ce moment-là, vous ne devriez avoir aucune idée de votre destination, aucune ligne de réflexion précise dans vos pensées, aucun autre désir que celui de rouler vite sur ces rangs déserts coupant à angles droits d’autres rangs déserts, le mouvement comme substitut à toute forme d’émotion. (p.26)</span><br />&nbsp;</div> <p>Ce «vous» qui traverse le récit est particulier en ceci qu’il rappelle la forme du livre psycho-pop par sa nature instructive, impérative, tout en racontant un récit.<br /><br />Or, il est difficile, pour tout lecteur contemporain, de ne pas lire <em>Réussir son hypermodernité</em> comme une parodie, dans le confort chaleureux du deuxième degré, de ce que certains critiques nomment la <em>knowingness<a name="note10b"></a></em><a href="#note10"><strong>[10]</strong></a> et que nous appellerons la surconscience: voici un récit de la sempiternelle crise de la trentaine telle que vécue par un <em>autre</em> résident du Plateau Mont-Royal, branché, cultivé, avant-gardiste, <em>hipster</em> par-dessus le marché. La mort du père, la peine d’amour, la perte des illusions de l’enfance, le sentiment de vide existentiel: ce sont là des thèmes abondamment traités dans la littérature québécoise. Or, c’est bien dans le traitement postironique de tels sujets que l’ouvrage de Langelier devient intéressant.<br /><br />Force est de croire que le «vous» qui interpelle le lecteur à la manière d’un mode d’emploi psycho-pop ici n’est pas aussi parodique, ou ironique, qu’on voudrait l’entendre. Le défi implicite lancé au lecteur va plutôt comme suit: apprenez à lire ce récit sans les réflexes habituels de votre posture ironique. À preuve, par le moyen d’un essai sur l’histoire de la modernité, de la postmodernité et de ce qui s’en suit –l’hypermodernité–, l’auteur en vient à décortiquer ces mêmes réflexes, cette posture ironique qui semble dominer la culture actuelle.<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Modernes, postmodernes, hypermodernes</strong></span><br /><br />Le livre de Langelier permet d’entrer dans un nouveau cycle de la modernité: l’hyper, qui naît essentiellement de l’œuvre déconstructrice, voire destructrice, du postmodernisme. David Foster Wallace, cité à quelques reprises dans le texte de Langelier, reconnaissait pour sa part que ce qu’il appelait «l’œuvre parricide» des postmodernistes était grandiose. Mais il tenait aussi à rappeler que le parricide crée des orphelins, et que «toutes ces festivités de grandeur ne sauraient excuser le fait que les écrivains de [sa] génération ont dû apprendre à écrire en tant qu’orphelins<a name="note11b"></a><a href="#note11"><strong>[11]</strong></a>.» Donc, l’hypermodernité, c’est en quelque sorte ce qui reste après que le postmodernisme ait miné les grands projets de la modernité. Si, comme le rappelle la quatrième de couverture du roman de Langelier, «[l]a modernité nous a laissés tomber. <em>Vous</em> a laissé tomber», l’auteur tentera de refaire le chemin inverse et d’analyser comment, historiquement, on a pu penser le progrès. Formidable modernité qui vient bouleverser l’ordre en place et qui s’inscrit en rupture radicale avec le passé:<br />&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">La modernité est un saut dans le vide, les yeux bandés. Tout le reste, franchement, n’est que détails. Toutes les inventions de la première phase de la modernité (1800-1900, grosso modo), les nouveaux moyens de transport, les nouveaux médias, les nouveaux matériaux, les nouvelles sources d’énergie, tout ça, donc, ne fait que renforcer cette perception que les choses ne seront plus jamais pareilles. (p.31)</span><br />&nbsp;</div> <p><em>Réussir son hypermodernité</em> se veut donc, en partie du moins, un essai sur cet optimisme vertigineux qui a réussi à inverser pour la première fois dans l’histoire l’ordre de la temporalité en faisant de l’avenir l’objet de tous les désirs; un essai sur ce qui a ouvert la voie au grand essoufflement postmoderne et ce qui par la suite marque le renouveau hypermoderne.<br /><br />Les portions essayistiques du livre de Langelier mettent également l’accent sur les multiples mouvements d’avant-garde qui ont parsemé l’histoire de l’art contemporain. Futurisme, suprématisme, constructivisme, purisme, surréalisme, imagisme, dadaïsme: tous ces -ismes qui ont cru à la révolution par l’art et permis les grandes expérimentations du XXe siècle dans un monde où on se permet de croire que «tout reste à faire». L’auteur souligne essentiellement la valeur du travail exploratoire et la croyance aveugle en une nouveauté inspirante pour ces mouvements éphémères qui ont transformé le visage de l’art.<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Littérature avant-pop ou roman à thèse hypermoderne </strong></span><br /><br />L’originalité de <em>Réussir son hypermodernité</em> se révèle dans un jeu sur la forme. Il s’agit littéralement d’inscrire le récit dans l’essai: ici, c’est le récit d’une certaine croissance personnelle, un roman de la trentaine, qui se forme autour de l’essai scientifique, et non le contraire. Entre une rupture avec la «femme de votre vie» et un voyage initiatique vers la maison du père, l’histoire est constamment entrecoupée de bribes d’informations savantes. Une citation de Thoreau s’insère entre une réflexion sur la culture hipster et le manifeste du futurisme. L’hypermodernité semble s’affirmer avant tout dans une avalanche d’information. Comme l’a détaillé Lipovetsky, elle libère l’individu dans une spirale hyperbolique où tout s’extrémise et devient vertigineux: «Technologies génétiques, numérisation, cyberespace, flux financiers, mégalopoles, mais aussi porno, conduites à risques, sports extrêmes, performances, happenings, obésité, addictions<a name="note12b"></a><a href="#note12"><strong>[12]</strong></a>.» Si, selon l’auteur de l’<em>Ère du vide</em> (1983), la fin de la modernité s’exprime d’abord dans les signes de la culture, que fait ressortir un tel éclatement formel dans un récit littéraire?<br />&nbsp;<br />Principalement, c’est la prolifération des types de discours qui perturbe le rapport traditionnel au récit. Voilà peut-être où l’héritage postmoderniste –mouvement dont les grands auteurs comme John Barth, William Gaddis et Robert Coover nous auront bien nourris en parodies, métafictions et expérimentations de toutes sortes– est le plus manifeste.<br /><br />Désormais, devant l’abondance d’informations et de discours, le lecteur hypermoderne devra nécessairement modifier sa lecture du texte. Une lecture qui, par ailleurs, s’apparente à la description que fait Langelier de l’œuvre moderniste: «Il faut travailler pour espérer comprendre –faire des liens, coller des choses qui ne semblent pas aller ensemble, transformer en sens cette aridité de prime abord rébarbative.» (p.108) L’auteur passe ainsi du discours savant au texte de croissance personnelle, de l’entrevue au texte historique; le lecteur met ensuite tout ensemble et appelle cela de la littérature.<br /><br />Si les postmodernistes avaient une prédilection pour l’humour noir, l’ironie, ou un certain deuxième degré, faisant du foisonnement des discours une démonstration du chaos de l’existence, Langelier procède autrement. Dans cet enchevêtrement, le premier et le deuxième degré semblent s’inscrire sur un pied d’égalité pour rendre compte d’une quête unique: qu’est-ce qui nous a menés à un tel mal-être post-postmoderne?<br /><br />Par ailleurs, Larry McCaffery évoque une forme d’écriture qu’il nomme la littérature «avant-pop», à laquelle s’apparente l’œuvre de Langelier. Selon McCaffery, du point de vue formel, les écrivains avant-pop, tant postmodernistes que post-postmodernistes, utilisent souvent des méthodes dites radicales dans l’idée de confondre, de décourager, d’écœurer et surtout de faire disjoncter les neurones du lecteur ordinaire. Pourtant, ils s’y acharnent avec l’intention paradoxale de créer du beau, d’amuser et d’émerveiller: c’est une stratégie à la fois déconstructrice et reconstructrice<a name="note131"></a><a href="#note13"><strong>[13]</strong></a>. Par exemple, l’anthologie de McCaffery dédiée à la littérature avant-pop comprend des nouvelles toutes en dialogues, de faux extraits de pièces de théâtre, de faux passages d’encyclopédie, et même une suite de notes gribouillées dans le noir durant le visionnement de <em>Schindler’s List</em>. Ces expérimentations servent en partie à représenter la surstimulation et l’hyperconsommation au cœur de la vie en Amérique. Langelier s’attaque quant à lui à ces deux principes en décrivant les habitudes de consommation du hipster et par le moyen d’un syndrome saugrenu qu’il nomme la FOMO, acronyme de <em>Fear of missing out</em>:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Pourquoi n’étiez-vous pas restés à la maison, ce soir-là? Pourquoi, au moment où une semi-vedette jolie mais stupide s’était emparée du micro pour souhaiter à tout le monde «une super de bonne soirée», n’étiez-vous pas en train d’essuyer la vaisselle, ou de faire l’amour, ou de lire, ou de travailler à un projet salvateur pour vous et votre société, plutôt que là, dans ce nouveau temple de l’hyperconsommation et des modes éclair inventées de toutes pièces par des spécialistes du marketing? Vous ne le savez que trop: FOMO. (p.83)&nbsp;</span><br />&nbsp;</div> <p>La forme essayistique de <em>Réussir son hypermodernité</em> est donc, au final, à l’image de la lecture qu’on peut en faire: une lecture documentaire et chaotique, savante et hyperactive, faite sur mesure pour les lecteurs nés après l’ordinateur. Elle laisse transparaître un roman à thèse des plus actuel. Basée sur un ensemble d’hyperliens, de citations, de graphiques, d’encadrés et de notes de bas de page, cette construction formelle rappelle en effet la lecture labyrinthique que peut emprunter un lecteur du XXIe siècle en parcourant les pages de l’encyclopédie <em>Wikipedia</em>, en cheminant de blogue en blogue, voire en zieutant les photos de ses amis sur Facebook. En d’autres mots, en faisant s’entrecroiser discours scientifique, psycho-pop, littéraire et journalistique, Langelier dresse un portrait relativement succinct de son lecteur prototype, de ce «vous» auquel il s’adresse tout au long du texte. Il en résulte une œuvre d’un dynamisme hors du commun, dont l’effet ressemble à un son de cloche pour une génération: vos boucliers ironiques seront caduques, «[u]n jour, c’est inévitable, vous en aurez assez.» (p.17)<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les nouveaux rebelles</strong></span><br /><br />Au cœur de l’argumentation de ce roman à thèse hypermoderne, il y a une allusion aux préoccupations de David Foster Wallace, dont l’essai «<em>E Unibus Pluram</em>: Television&nbsp;and U.S. Fiction» établissait déjà en 1990 les balises d’une théorie sur l’impasse de l’ironie et l’héritage de l’écriture postmoderniste aux États-Unis. Il écrivait qu’il n’envisageait qu’une seule issue à l’impasse apparente du discours ironique, anti-humaniste, qui dominait l’ère postmoderne: un retour radical au premier degré:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Les prochains vrais «rebelles» littéraires de ce pays pourraient bien apparaître en tant qu’antirebelles étranges, d’authentiques lorgneurs qui osent de quelque façon s’abstenir d’un regard ironique, qui ont l’audace puérile d’endosser et d’énoncer des principes de sens unique<a href="#14" name="note14b"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>[14]</strong></span></a>.</span><br />&nbsp;</div> <p>Wallace voyait l’œuvre des auteurs postmodernistes comme ayant été formidablement prodigieuse et comme ayant mené les gens de sa génération à un véritable cul-de-sac idéologique. Avec <em>Réussir son hypermodernité</em>, Langelier amène son lecteur dans ce cul-de-sac, l’invite à sortir de la voiture et le renvoie –si péniblement clichée la tâche puisse-t-elle paraître aux yeux du lecteur ironique–&nbsp;à l’essentiel:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Si vous avez bien suivi les étapes décrites tout au long de ce livre, le sentier que vous suiviez débouchera alors sur une sorte de petite clairière inondée de soleil. Vous vous dirigerez en son centre. Impulsivement, vous vous étendrez par terre, sur le dos. Le ciel sera d’un bleu vibrant. Vous fermerez les yeux et sentirez la chaleur du soleil sur votre visage. Derrière vos paupières, des points lumineux danseront sur un fond orangé, comme des électrons autour d’un noyau, comme les molécules d’acides aminés dans la sève des arbres, comme les globules blancs dans votre sang. (p.218)</span><br />&nbsp;</div> <p>Dans son œuvre autobiographique, Dave Eggers construit un récit en tenant son lecteur par la main du début à la fin, le suppliant de le <em>regarder</em> («Regardez, je vous en prie. Vous nous voyez?<a href="#note15" name="note15b"><strong>[15]</strong></a>») et lui inculquant une empathie presque forcée. Si l’individu hypermoderne se retrouve désormais plus seul que jamais dans la tempête de discours, de consommation et d’interaction virtuelles, Langelier, comme Eggers dix ans plus tôt, implore son lecteur de prendre au moins conscience du monde autour de lui. Il l’invite à reconnaître son humanité, jusqu’au sang qui coule dans ses veines, et à s’y rattacher. À leur manière, ces auteurs tentent de rétablir un certain humanisme dans la fiction. Plus que toute autre chose, ces livres sont des mains tendues vers le lecteur. Entre humains, nous sommes invités à partager en toute surconscience une expérience authentique: rire, souffrir et lire <em>ensemble</em>.<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Vers une littérature postironique?</strong></span><br /><br />Il serait erroné de penser que <em>Réussir son hypermodernité</em> ne recèle aucun humour ironique, ou qu’une lecture au deuxième degré entacherait tout le projet littéraire de Langelier. Il est encore vrai, après tout, que de dénier à un auteur tout sens de l’ironie constitue une véritable insulte. Mais il importe de constater avec combien de justesse cette œuvre relance une réflexion des plus actuelles que des auteurs américains contemporains ont déjà maintes fois engagée. L’ironie aura toujours sa place dans la fiction, au même titre que l’humour noir et le cynisme, mais le constat derrière cette réflexion va comme suit: il devient de plus en plus urgent de se dégager de l’emprise de l’ironie sur notre façon de créer et de consommer l’art et la culture. Si, ne serait-ce que par son ambiguïté formelle, l’ouvrage de Langelier apparaît aujourd’hui comme un ovni dans le ciel littéraire du Québec, peut-on envisager qu’il marquera un coup d’envoi pour une littérature postironique québécoise?<br /><br />Sur la forme, les romans de Mathieu Arsenault ont fait montre de la même originalité avant-pop: son <em>Album de finissants</em> (2004) constitue un amalgame de cris du cœur, de coups de gueule et de bouffonneries rassemblés par fragments, et traversés par la culture pop, créant une polyphonie adolescente comparable à ce qu’on entendrait dans la cafétéria d’une polyvalente. Sur le fond, les écrits du Montréalais Jacob Wren, comme <em>La famille se crée en copulant</em> (traduit de l’anglais au Quartanier, en 2008) et <em>Revenge Fantasies of the Politically Dispossessed</em> (2010), abordent plus ou moins directement la thématique du joug de l’ironie dans la société actuelle. Ce ne sont là, bien sûr, que deux exemples d’un corpus qui demeure encore à définir. Chose certaine, à se fier aux résultats d’un sondage CROP publiés dans <em>La Presse</em> faisant de Réussir son hypermodernité le cinquième livre le plus recommandé par les Québécois en 2010<a href="#16" name="note16b"><strong>[16]</strong></a>, l’ouvrage de Langelier touche une corde sensible.</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <hr /> <p><a href="#note1b" name="note1"><strong>[1]</strong></a>Il existe peu de termes aussi ambigus, et parfois même trompeurs, que l’appellation de «postmoderniste». À plus forte raison, on s’aperçoit, en étudiant le sujet, qu’il existe à peu près autant de postmodernismes qu’il y a de théoriciens prêts à en donner une définition. Louis Menand décrit bien l’ambivalence entourant l’expression: «Postmodernism is the Swiss Army knife of critical concepts. It’s definitionally overloaded, and it can do almost any job you need done.» (Louis Menand, «Saved from Drowning: Barthelme Reconsidered» dans <em>The New Yorker</em>, February 23, 2009, p.68.) En ce sens, nous précisons que nous employons ici l’expression «postmoderniste» en référence à sa valeur programmatique, esthétique, et en opposition à l’expression «postmodernité» qui se rapporterait plutôt à une condition socioculturelle, politique, voire philosophique. En littérature, le postmodernisme s’est développé dans les années 1960, particulièrement aux États-Unis, avec des auteurs comme Robert Coover, Donald Barthelme, William Gaddis et John Barth.<br /><br /><a href="#note2b" name="note2"><strong>[2]</strong></a>Cité dans Jean-François Chassay, <em>Robert Coover: l’écriture contre les mythes</em>, Paris, Belin, 1996, p.13.<br /><br /><a href="#note3b" name="note3"><strong>[3]</strong></a>Dans un appendice ajouté lors d’une réédition de son ouvrage, Eggers témoigne en partie de cette inquiétude, en prenant la peine d’expliquer avec véhémence le fonctionnement de l’ironie. On comprend indirectement que l’auteur refuse toute lecture ironique de son récit: «[Irony] is beyond a doubt the most overused and under-understood word we currently have.» Sa longue tirade contre l’ironie est disponible en ligne: <a href="http://www.guardian.co.uk/theguardian/2001/jan/20/weekend7.weekend6" title="http://www.guardian.co.uk/theguardian/2001/jan/20/weekend7.weekend6">http://www.guardian.co.uk/theguardian/2001/jan/20/weekend7.weekend6</a> (page consultée le 3 janvier 2011).<br /><br /><a href="#note4b" name="note4"><strong>[4]</strong></a>«And make no mistake: irony tyrannizes us.» David Foster Wallace, «<em>E Unibus Pluram</em>: Television and U.S. Fiction», dans <em>A Supposedly Fun Thing I’ll Never Do Again: Essays and Arguments</em>, Boston, Little, Brown and Company, 1997, p.67.<br /><br /><a href="#note5b" name="note5"><strong>[5]</strong></a>Steven Moore, «In Memoriam David Foster Wallace», <em>Modernism/Modernity</em>, vol. 16, n°1 (January 2009), p.2.<br /><br /><a href="#note6b" name="note6"><strong>[6]</strong></a>Lee Konstantinou, «Wipe That Smirk Off Your Face: Postironic Literature and the Politics of Character», thèse de doctorat, Stanford University, 2009, 304 f.<br /><br /><a href="#note7b" name="note7"><strong>[7]</strong></a>Lee Siegel, «The Niceness Racket», <em>The New Republic</em>, April 23, 2007, p.50: «Eggers [is] the sincere young father of post-postmodern half-irony –call it sincerony».<br /><br /><a href="#note8b" name="8"><strong>[8]</strong></a>&nbsp; À ce chapitre, le chroniqueur du <em>Guardian</em> Lawrence Donegan offre un bon aperçu du rôle qu’occupe la revue dans le panorama littéraire américain contemporain. On peut accéder à son article en ligne: <a href="http://www.guardian.co.uk/books/2003/feb/16/fiction.features" title="http://www.guardian.co.uk/books/2003/feb/16/fiction.features">http://www.guardian.co.uk/books/2003/feb/16/fiction.features</a> (page consultée le 4 janvier 2011).<br /><br /><a href="#note9b" name="note9"><strong>[9]</strong></a>Daniel Canty signe, dans la revue <em>OVNI</em>, une recension du roman History of Love de Nicole Krauss qui touche en partie ce sujet. (Daniel Canty, «Les nouveaux sentimentaux», dans <em>OVNI. Littérature, Art, Critique</em>, no1 (mai-juillet 2008), p.42.<br /><br /><a href="#note10b" name="note10"><strong>[10]</strong></a>Lee Konstantinou, <em>op. cit.</em>, p.iv.<br /><br /><a href="#note11b" name="note11"><strong>[11]</strong></a>Larry McCaffery, «An Interview with David Foster Wallace», dans <em>Review of Contemporary Fiction</em>, vol. 13 no2 (1993), p.150: «The postmodern founders’ patricidal work was great, but patricide produces orphans, and no amount of revelry can make up for the fact that writers my age have been literary orphans throughout our formative years.» (Nous traduisons.) Par ailleurs, le récit de Langelier décrit la mort du père. Or, nous remarquons une thématique récurrente dans certaines œuvres américaines dites postironiques: la mort des parents et la passation des pouvoirs aux nouveaux orphelins. Le roman magistral de Wallace, <em>Infinite Jest</em> (1996), met notamment en scène la mort d’un maître du cinéma expérimental et la manière dont ses fils ont vécu le deuil. On peut lire au sujet de ce roman le texte «Ces poussières faites pour troubler l’œil» de Simon Brousseau, paru le 20 décembre 2010 sur <em>Salon double</em>: <a href="http://salondouble.contemporain.info/lecture/ces-poussieres-faites-pour-troubler-loeil" title="http://salondouble.contemporain.info/lecture/ces-poussieres-faites-pour-troubler-loeil">http://salondouble.contemporain.info/lecture/ces-poussieres-faites-pour-...</a> Le roman d’Eggers raconte la mort de ses deux parents. En 2006, Jonathan Safran Foer représentait de manière très touchante le deuil d’un garçon ayant perdu son père dans les attentats du 11 septembre (<em>Extremely Loud &amp; Incredibly Close</em>). Tout récemment, c’est Ron Currie Jr. qui en remet, avec son roman <em>Everything Matters!</em> (2009), où un fils surdoué tente en vain de sauver son père du cancer.<br /><br /><a href="#note12b" name="note12"><strong>[12]</strong></a>Gilles Lipovetsky, <em>L’écran global</em>, Paris, Seuil, 2007, p.52.<br /><br /><a href="#note131" name="note13"><strong>[13]</strong></a>Larry McCaffery (dir.), ed. <em>After Yesterday’s Crash: The Avant-Pop Anthology</em>, Penguin Books, New York, 1995, p.xix: «Avant-Pop often relies on the use of radical aesthetic methods to confuse, confound, bewilder, piss off, and generally blow the fuses of ordinary citizens exposed to it (a “deconstructive” strategy) –but just as frequently it does so with the intention of creating a sense of delight, amazement, and amusement (“reconstructive”).» (Nous traduisons.)&nbsp;<br /><br /><a href="#note14b" name="14"><strong>[14]</strong></a>David Foster Wallace, «<em>E Unibus Pluram</em>: Television and U.S. Fiction», <em>op. cit.</em>, p.81: «The next real literary «rebels» in this country might well emerge as some weird bunch of <em>anti</em>-rebels, born oglers who dare somehow to back away from ironic watching, who have the childish gall actually to endorse and instantiate single-entendre principles.» (Nous traduisons.) &nbsp;<br /><br /><a href="#note15b" name="note15"><strong>[15]</strong></a>Dave Eggers, <em>Une œuvre déchirante d’un génie renversant</em> (traduit de l'américain par Michelle-Herpe Volinsky), Paris, Éditions Balland (J’ai lu), 2001, p.97.<br /><br /><a href="#note16b" name="16"><strong>[16]</strong></a>Jean Siag. «Coup de sonde culturel» dans <em>La Presse</em>, 31 décembre 2010, &nbsp;http://www.cyberpresse.ca/dossiers/retrospective-2010/201012/31/01-4356517-coup-de-sonde-culturel.php (page consultée le 4 janvier 2011).</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> CANTY, Daniel CHABON, Michael COOVER, Robert Critique littéraire CURRIE, Ron DIAZ, Junot DONEGAN, Lawrence EGGERS, Dave Esthétique Filiation FOSTER WALLACE, David GADDIS, William Intertextualité Ironie JULY, Miranda KONSTANTINOV, Lee LANGELIER, Nicolas LETHEM, Jonathan LIPOVETSKY, Gilles McCAFFERY, Larry Métafiction MOORE, Steven NEWMAN, Charles Postmodernité Québec Relations humaines SAFRAN FOER, Jonathan SAUNDERS, George SIEGEL, Harry VOLLMANN, William T. Récit(s) Mon, 31 Jan 2011 05:10:10 +0000 William S. Messier 312 at http://salondouble.contemporain.info Double Houellebecq : littérature et art contemporain http://salondouble.contemporain.info/lecture/double-houellebecq-litterature-et-art-contemporain <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/balint-babos-adina-0">Balint-Babos, Adina</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-carte-et-le-territoire">La carte et le territoire</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p><br /><br />Quiconque s’intéresse à l’art, à la littérature, ne reste pas indifférent à ces paroles: «Je veux rendre compte du monde… <em>Je veux simplement rendre compte du monde</em>» (p.420). Insérés vers la fin de <em>La carte et le territoire </em>de Michel Houellebecq, ces mots de Jed Martin, l’artiste contemporain qui est également le personnage principal du roman, peuvent nous servir de fil conducteur pour une lecture à rebours et nous investir d’une mission: tenter de décrypter un dialogue entre l’art et le monde, la représentation et le réel, l’artiste et son pouvoir de créativité. Car rappelons-le: ces dialogues complémentaires ou antinomiques se trouvent au cœur du dernier texte de Houellebecq primé cette année avec le Prix Goncourt.&nbsp;</p> <div>&nbsp;</div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Le monde de l’art contemporain</strong></span><br />&nbsp;</div> <div>Le roman, construit en trois parties auxquelles s’ajoutent un prologue et un épilogue, nous introduit dans le monde de l’art contemporain. Il dévoile une toile de fond sur laquelle émergent et se modèlent le travail de l’artiste Jed et son univers: le quotidien, le rapport à l’attachée de presse, les liens avec l’écrivain Michel Houellebecq qui fera un texte de cinquante pages pour le catalogue de son exposition, la relation avec le père, avec différentes femmes dont la Russe Olga, en particulier. Le texte d’une belle fluidité, ingénieusement composé en strates d’événements et de significations, avance sur une crête de contrastes et d’analogies, des pastiches du marché de l’art et des critiques de la presse, de «la magie du terroir», de «l’esprit de famille», en faisant des clins d’œil à des artistes reconnus: Jeff Koons, Damien Hirst, Picasso, avec de brèves remarques sur des écrivains et des personnalités publiques du moment: Frédéric Beigbeder, Jean-Pierre Pernaut. Tout cela dans un récit hybride, fait de juxtapositions et d’une mosaïque de personnages, de faits et de styles: de la description, au dialogue, à la digression, à l’essai, en passant par le roman policier et le récit autofictionnel.&nbsp;<br />&nbsp;</div> <div><em>La carte et le territoire</em> nous convie à partager l’existence de Jed Martin, d’abord artiste photographe et peintre par la suite, passionné par les cartes routières Michelin et la prise de vue des objets prosaïques, qui aborde par la suite la peinture de portraits. À travers l’œil et la voix du narrateur omniscient, on entre dans les coulisses de la création pour découvrir les aléas du travail de l’artiste, ses amours et la venue à une reconnaissance internationale de son œuvre. Dans le prologue déjà, on s’aperçoit que dans l’entourage de Jed, il y aura un autre personnage principal: Michel Houellebecq l’écrivain, celui qui composera le texte pour son exposition et recevra en retour un portrait que l’artiste fera de lui. Le personnage de Houellebecq, double de l’écrivain, devient particulièrement intéressant si on pense à la portée autofictionnelle du récit, notion que l’auteur se retient de commenter ou d’intégrer dans son discours lors d’une interview récente avec Catherine Millet dans <em>Art Press</em>&nbsp;<a href="#note1a" name="note1"><strong>[1]</strong></a>. Néanmoins, le jeu entre le référentiel –soit, l’écrivain Houellebecq lui-même– et le personnage fictionnel, les frontières poreuses entre la vie et la fiction, entretiennent la tension narrative et l’intérêt du lecteur pris dans un va-et-vient de l’identification à la réflexion ou à la projection. On a le sentiment d’une complicité entre le narrateur, les personnages et le lecteur, renforcée souvent par des incises: «Beaucoup d’écrivain, <em>si vous y regardez de près</em>, ont écrit sur des peintres ; et cela depuis des siècles. C’est curieux» (p.141, nous soulignons). Chemin faisant, cette complicité signale la transgression des limites de la fiction qui déborde dans la réalité. Se crée ainsi un effet de théâtralité de la représentation où on change de «décor» comme on change de registre de la conversation: en un clin d’œil, on passe du familial au formel, d’un échange amical, intime, à une discussion soutenue sur l’art, sur l’organisation d’une exposition de peinture.&nbsp;</div> <div><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Structure en paliers</strong></span></div> <div><br />Vu la composition en paliers superposés du récit, il y a des strates de significations à déchiffrer. Il s’agit d’emblée –comme l’indique le titre du roman– de saluer la pertinence de l’art contemporain par rapport à la situation historique, autrement dit, le pouvoir de la représentation face au réel, de la carte routière <em>Michelin</em> par rapport à un coin de terroir en Alsace. Avoir choisi un artiste comme personnage principal donne à l’écrivain, comme il l’indique dans la même interview, la liberté de penser la réalité économique et sociale contemporaine sans courir le risque des polémiques. Il est d’ailleurs intéressant de noter les <em>remerciements</em> à la fin du roman où Houellebecq prend ses précautions et avertit le lecteur: «Il va de soi que je me suis senti libre de modifier les faits et que les opinions exprimées n’engagent que les personnages qui les expriment; en somme que l’on se situe dans le cadre d’un ouvrage de fiction» (p.429). En dépit de ce pacte de lecture qui insiste sur le statut fictionnel du texte, à plusieurs endroits au fil des pages, le lecteur éprouve le sentiment de lire un essai sur l’art, de se trouver dans le référentiel au point de suivre l’artiste Jed Martin dans les rues de Paris, et de découvrir une monographie ou un texte biographique sur lui. Ce sentiment est évident dans les deux premières parties du roman.&nbsp;<br />&nbsp;</div> <div>La troisième partie marque une coupure dans le registre du discours narratif : on passe à un récit policier. Des nouveaux personnages entrent en scène. Il y a du suspense, du mystère et du danger imminent. Au chapitre six de cette dernière partie, on apprend que: «l’écrivain Michel Houellebecq fut sauvagement assassiné» (p.313). C’est une intrigue de polar qui démarre; il y a eu un meurtre : l’artiste et son chien furent assassinés et coupés et morceaux; le portrait de Houellebecq volé. Dans ce brouhaha, les deux policiers qui s’occupent de l’affaire font preuve de «sensibilité» et sous peu, ils tombent sur Jed, ce qui nous conduit à revenir au fil principal de la trame narrative.&nbsp;<br />&nbsp;</div> <div>Dans le jeu de <em>puzzle</em> où manquent des éléments, entre recherches du meurtrier et questions sur l’art, au cœur du récit, se maintient le rapport père-fils: Jed marche dans les pas de son père en Suisse où ce dernier, vieux et affaibli, est parti pour se faire euthanasier. C’est l’occasion de développer en toute simplicités des pensées analogiques sur la mort choisie et la technologie, sur le crime et l’art: «Le crime lui paraissait un acte profondément humain, relié aux zones les plus sombres de l’humain, mais humain tout de même. L’art était relié à tout : aux zones sombres, aux zones lumineuses, aux zones intermédiaires» (p.331). Pas à pas, la digression prend de l’ampleur. Elle apparaît comme une figure de style privilégiée.&nbsp;</div> <div>&nbsp;</div> <div><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Désir et langueur</span></strong><br />&nbsp;</div> <div>Un autre aspect digne d’être mis en lumière est le contraste entre le désir de travailler, de chercher des sujets à explorer: de la photographie, à la peinture, à la pensée concrète et abstraite sur des radiateurs, sur des insectes, sur la vie et la mort, et le manque d’énergie vitale de Jed. Nous ne saurions ignorer que chez Houellebecq, il y a souvent des personnages saisis par l’impossibilité d’aimer. L’écrivain le reconnaît: «C’est plus simple de travailler [que d’aimer], ça pose moins de problèmes» (interview<em> Art Press</em>). Et c’est le cas de Jed qui montre peu de sentiments et d’enthousiasme envers Olga, la Russe amoureuse de lui, qui finira par s’en aller travailler à Moscou. Néanmoins, en dépit du manque de tendresse qu’il exprime, Jed ne peut s’empêcher d’être triste au départ d’Olga. La tristesse le saisit souvent dans ses rencontres avec le père, surtout à Noël, quand les deux hommes semblent avoir une première et dernière tentative de communication. Il y a quelque chose d’amer dans les paroles de Jed lorsqu’il examine assez sereinement les chances que peut donner une vie:&nbsp;<br />&nbsp;</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">[…] La vie nous offre une chance parfois mais lorsqu’on est trop lâche ou trop indécis pour la saisir la vie reprend ses cartes, il y a un moment pour faire les choses et pour entrer dans un bonheur possible, […] mais il ne se produit qu’une fois et une seule, et si l’on veut y revenir plus tard c’est tout simplement impossible, il n’y a plus de place pour l’enthousiasme, la croyance et la foi, demeure une résignation douce, une pitié réciproque et attristée, la sensation inutile et juste que quelque chose aurait pu avoir lieu, qu’on s’est simplement montré indigne du don qui vous a été fait. (p.251)&nbsp;</span></div> <div>&nbsp;</div> <div>Ce passage nous fait palper quelque chose des forces et des faiblesses de l’être humain; des ambivalences et hésitations que chacun croise à un moment donné dans l’existence. À nos yeux, c’est à travers de telles réflexions porteuses de vérité que le texte de Houellebecq atteint une portée universelle, parle de notre humanité.&nbsp;<br />&nbsp;</div> <div>Après tout, c’est dans le travail de symbolisation, dans le don de faire passer des expériences humaines et des figures d’artistes, de père, d’amants, et dans la mise en lumière des événements du contemporain, que réside la force d’un écrivain. Cela porte aussi le nom de <em>créativité</em>, comme dirait Romain Gary<a href="#note2b" name="note2"><strong>[2]</strong></a>, car: «écrire un livre, c’est toujours de la créativité, cela veut dire se réincarner, se multiplier, se diversifier» (p.280). Il s’agit également de varier le monde, de le regarder de loin et de proche, de l’intérieur et de l’extérieur, de sortir de sa peau pour s’installer dans celle d’un personnage. On n’aura pas tort de reconnaître que <em>La carte et le territoire</em> contribue à repenser ce que c’est que d’écrire aujourd’hui, à réfléchir autrement à la forme du roman contemporain et à interroger l’espace scriptural sans négliger qu’à présent, les frontières du livre et du texte sont souvent débordées par une esthétique de l’excès. Au pôle opposé, ce serait représenter l’abattement et la langueur qui peuvent s’emparer du créateur et du monde.&nbsp;<br />&nbsp;</div> <div>À l’instar de <em>l’anneau de Moebius</em> qui repose sur la tombe du personnage Michel Houellebecq en signe d’une certaine harmonie, l’épilogue du roman nous laisse avec l’impression que la boucle est bouclée: les meurtriers sont arrêtés, il y a des dialogues apaisés entre des camarades policiers. Et enfin, on croise le narrateur une dernière fois, qui nous confie: «Jed Martin <em>prit congé</em> d’une existence à laquelle il n’avait jamais totalement adhéré» (p. 426). Ainsi arrive-t-on encore au point de départ, à une pensée sur les sens de la vie et de la mort, sur l’origine et le parcours qu’on peut en faire, même sans avoir «totalement adhéré». À la fin du roman, lorsque tous les êtres s’en vont et que les personnages meurent, demeure symboliquement l’espoir. Il s’agit de la force de régénération de la nature, donc de la vie qui passe et nous dépasse: «le triomphe de la végétation» (p.428). Clin d’œil aux éléments où tout s’engloutit, même l’art: «les représentations des êtres humains qui avaient accompagné Jed Martin au cours de sa vie terrestre», «l’âge industriel en Europe», «l’industrie humaine» (p.428). Vision assez pessimiste où prime malgré tout quelque chose de vivant, frêle et fort à la fois: «il n’y a plus que des herbes agitées par le vent» (p. 428). Au demeurant, <em>le territoire</em> l’emporte-t-il sur <em>la carte</em>?<br />&nbsp;</div> <hr /> <p><a href="#note1" name="note1a">1</a> Millet, Catherine et Jacques Henric, «&nbsp;Michel Houellebecq&nbsp;: sous la parka, l’esthète&nbsp;», <i style="mso-bidi-font-style:normal">ArtPress</i>, n<sup>o </sup>371, en ligne&nbsp;: <a href="http://www.artpress.com/Michel-Houellebecq--sous-la-parka--l39esthete,1.media?a=24229">http://www.artpress.com/Michel-Houellebecq--sous-la-parka--l39esthete,1.media?a=24229</a> (page consultée le 20 novembre 2010).<br /><a href="#note2" name="note2b">2 </a>Gary, Romain, <i style="mso-bidi-font-style:normal">La nuit sera calme</i>, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1976, 264p.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/double-houellebecq-litterature-et-art-contemporain#comments Art contemporain Autofiction BEIGBEDER, Frédéric Deuil Espace Filiation France GARY, Romain HOUELLEBECQ, Michel MILLET, Catherine Portrait de l'artiste Quotidien Représentation Roman policier Roman Tue, 30 Nov 2010 13:28:07 +0000 Adina Balint-Babos 294 at http://salondouble.contemporain.info Un poète n'existe jamais seul http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-poete-nexiste-jamais-seul <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/caille-anne-renee">Caillé, Anne-Renée</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-poetesse">La Poétesse</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> Depuis <em>Homobiographie</em> publi&eacute; en 2000 chez Farrago, la po&egrave;te, traductrice et plasticienne fran&ccedil;aise Liliane Giraudon travaille ce genre invent&eacute; et fait sien depuis plusieurs titres: l'homobiographie. &laquo;M&ecirc;me ex&eacute;cut&eacute;, le projet de l'Homobiographie demeurera sans cesse &agrave; l'&eacute;tat de projet&raquo;, &eacute;crit-elle dans <em>Sker</em><i> </i>en 2002. Il sera ainsi poursuivi en 2005 avec <em>Greffe de spectres</em> (m&ecirc;me si ce dernier n'est pas identifi&eacute; g&eacute;n&eacute;riquement comme tel) et tout derni&egrave;rement, le travail se voit continuer dans <em>La Po&eacute;tesse</em> (2009), o&ugrave; point un certain aboutissement de l'entreprise homobiographique. D&eacute;finie par n&eacute;ologisme, cette forme po&eacute;tique veut allier le double (le &laquo;m&ecirc;me&raquo; du grec <em>homos</em>) au biographique : il est question des vies de celle que l'on nomme &laquo;La Po&egrave;te&raquo;, de ses alter ego, d'autres <em>bien-aim&eacute;s </em>po&egrave;tes rapport&eacute;es par bribes mais aussi, de la vie plus intime d'une femme qui s'&eacute;crit dans des carnets de diff&eacute;rentes couleurs. Dans cette tentative de d&eacute;doublement, entre autobiographie et autofiction, il faut surtout y voir l'effort de rendre prot&eacute;iforme l'entreprise biographique. Comme Giraudon l'explique dans un entretien en 2007<a style="mso-footnote-id:<br /> ftn" href="#_ftn1" name="_ftnref" title=""><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[1]</span></span></strong></a>, l'homobiographie op&egrave;re des &laquo;d&eacute;placements&raquo; entre les diff&eacute;rentes &laquo;enveloppes&raquo; que constituent le soi, l'autre et la fiction. Cette forme hybride permet aussi de supporter les vies et les morts qui nous parcourent: Liliane Giraudon expose ce qui pluralise l'identit&eacute; &laquo;Po&egrave;te&raquo;. Par filiation ou emprunt, assembler des fragments de m&eacute;moire de fa&ccedil;on non-lin&eacute;aire, coller sa vie &agrave; celle des autres; par cette abolition des fronti&egrave;res, la po&egrave;te joue au double.</p> <p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:150%"><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Pass&eacute; et post&eacute;rit&eacute;</strong></span><b><o:p></o:p></b></p> <p>L'architecture du recueil est tripartite et s'ouvre sur &laquo;Ma ch&eacute;rie je t'ai fait des phrases trouv&eacute;es partout&nbsp;&raquo; qui se d&eacute;ploie sous forme de fragments. L'unit&eacute; de la page est mise en p&eacute;ril et la po&egrave;te en t&eacute;moigne par ce commentaire m&eacute;tapo&eacute;tique: &laquo;&nbsp;La page comme unit&eacute;? D&eacute;truisons la page.&raquo; (p. 26). L'h&eacute;ritage de Mallarm&eacute; se fait sentir ici, sur l'importance d'une forme po&eacute;tique coh&eacute;rente au d&eacute;veloppement de l'id&eacute;e et d'une lecture qui puisse d&eacute;passer l'unit&eacute; de la page pour embrasser plus d'une page &agrave; la fois<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn2"><strong><span style="mso-special-character:footnote">[2]</span></strong></a>. Ainsi dans cette section, de courts segments de prose se succ&egrave;dent en deux colonnes sur la page, laissant tr&egrave;s peu de place au blanc, et cr&eacute;ant un rythme qui invite &agrave; une lecture rapide. C'est par l'adverbe &laquo;Hier&raquo; qu'ils d&eacute;butent presque tous, traduisant un go&ucirc;t &eacute;vident pour une narrativit&eacute; non-lin&eacute;aire (les blocs ne se suivent pas n&eacute;cessairement) ainsi qu'un d&eacute;sir de r&eacute;pertorier, de l'<em>hier</em><i> </i>anecdotique: &laquo;Hier on a fait un trou dans la gencive de La Po&egrave;te pour y installer sa premi&egrave;re fausse dent.&raquo; (p. 27), &agrave; l'<em>hier</em><i> </i>historique: &laquo;Hier, c'est-&agrave;-dire au XVe si&egrave;cle, certains croyaient que le c&oelig;ur des nouveaux-n&eacute;s [...] rendaient invisibles les voleurs qui en mangeaient.&raquo; (p. 28) jusqu'&agrave; l'<em>hier</em><i> </i>intime: &laquo;Hier La Po&egrave;te d&eacute;clarant sa m&egrave;re seule, cern&eacute;e par la neige.&raquo; (p. 26). L'unit&eacute; de mesure n'est plus la page, au profit d'une forme qui accumule de page en page, &agrave; la mani&egrave;re d'une liste, de multiples visages discontinus du pass&eacute;.</p> <p>Ce qui para&icirc;t pouvoir r&eacute;insuffler une certaine suite formelle et th&eacute;matique serait les <em>morts</em> de la po&egrave;te, qui ponctuent cette &laquo;liste&raquo;. Celle du p&egrave;re suivie de pr&egrave;s par celle de la m&egrave;re: &laquo;La Po&egrave;te passe son premier No&euml;l d'orpheline. Elle les imagine dans leur cercueil. Papa est sous maman. On dit qu'il y a beaucoup de mouvements et de bruit dans les cercueils, surtout la premi&egrave;re ann&eacute;e. Lorsque les cages thoraciques explosent.&raquo; (p. 43). Elles constituent deux pertes majeures, deux morts majeures si on les compare aux autres morts, plus &laquo;mineures<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn3"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[3]</span></span></strong></a>&raquo; qui se c&ocirc;toient dans cette premi&egrave;re section de <em>La Po&eacute;tesse</em>,<i> </i>comme la mort du cousin ou du loir tu&eacute; par les chats, mais aussi celles de Elsa von Freytag-Loringhoven, Mary Beach P&eacute;lieu ou Samuel Beckett... D'ailleurs, la pr&eacute;sence de figures litt&eacute;raires exc&egrave;de cette partie du recueil et me semble incarner le r&ocirc;le de &laquo;substitut filial&raquo;. Si les morts du p&egrave;re et de la m&egrave;re mettent le ciseau dans le tissu familial, Robert Walser, Marina Tsveta&iuml;eva ou Antonin Artaud se voient greff&eacute;s au tissu filial litt&eacute;raire. L'on soustrait &agrave; sa lign&eacute;e pour additionner dans l'autre; alors que les alliances familiales se d&eacute;font par soustraction (p&egrave;re, m&egrave;re), les alliances po&eacute;tiques se multiplient. Les fant&ocirc;mes de ses <em>bien-aim&eacute;s</em><strong><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn4"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[4]</span></span></a> </strong>sont nombreux et mettent en place une autre post&eacute;rit&eacute;.&nbsp;</p> <p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:150%"><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><b>Autor&eacute;f&eacute;rentialit&eacute;</b></span><b><o:p></o:p></b><b><br /> </b></p> <p>La deuxi&egrave;me partie du recueil est tr&egrave;s diff&eacute;rente de la pr&eacute;c&eacute;dente autant par la forme, le rythme et le ton. Elle se distingue face aux deux autres qui elles, se r&eacute;pondent &agrave; plusieurs &eacute;gards. D'abord, dans &laquo;Kara Walker n'est pas Jos&eacute;phine Baker&raquo;, Giraudon r&eacute;utilise la page comme unit&eacute;: un po&egrave;me par page, num&eacute;rot&eacute;s de 1 &agrave; 47, de quoi r&eacute;int&eacute;grer <span style="mso-fareast-font-family:&quot;Times New Roman&quot;;<br /> mso-bidi-font-family:&quot;Times New Roman&quot;">&ndash;</span>&agrave; l'exc&egrave;s<span style="mso-fareast-font-family:&quot;Times New Roman&quot;;mso-bidi-font-family:&quot;Times New Roman&quot;">&ndash;</span> le proc&eacute;d&eacute; formel rejet&eacute; plus t&ocirc;t. Exit l'effet de prise de notes diaristique d'un registre plus intime, la po&egrave;te emprunte ici une voix plus d&eacute;tach&eacute;e (plus d&eacute;sincarn&eacute;e), plus hachur&eacute;e et plus herm&eacute;tique aussi. Par herm&eacute;tisme, il faut entendre <em>brouillage</em>, &agrave; la fois des pistes de lecture (des pistes de sens) et du d&eacute;veloppement narratif entre les diff&eacute;rents po&egrave;mes.<o:p>&nbsp;</o:p></p> <p> L'utilisation de la majuscule comme proc&eacute;d&eacute; po&eacute;tique laisse <i>a priori</i> un peu perplexe. Les majuscules d&eacute;limitent-elles le d&eacute;but des vers ou insistent-elles sur la sonorit&eacute; ou le sens du mot? Par exemple au po&egrave;me num&eacute;ro 9: &laquo;Recomposition d'une vie si br&egrave;ve / pourtant durant ces Ann&eacute;es / en deux colonnes et sans alin&eacute;a / absence totale d'intervention / postures &agrave; tenir / chutes ou s&eacute;quences / une id&eacute;e d'Objet trouv&eacute;&raquo; (p. 59), les deux majuscules ne d&eacute;limitent pas le d&eacute;but d'un vers qui aurait &eacute;t&eacute; tronqu&eacute;, alors peut-&ecirc;tre mettent-elles simplement ces mots en lumi&egrave;re? Remarquons au passage que la po&egrave;te, dans cet extrait, commente m&eacute;tapo&eacute;tiquement la forme et le contenu de la section pr&eacute;c&eacute;dente. Il faut dire que ce type de commentaire r&eacute;troactif est fr&eacute;quent chez Giraudon et permet, comme c'est le cas ici, de pr&eacute;ciser certaines lectures. Il arrive, inversement, que la glose figure le texte &agrave; venir. D'ailleurs, c'est le cas du proc&eacute;d&eacute; po&eacute;tique des majuscules, expliqu&eacute; dans la premi&egrave;re partie de<em> La Po&eacute;tesse</em>: &laquo;Une nuit, La Po&egrave;te trouve un moyen optique de ralentir la lecture du po&egrave;me: ce moyen s'appelle La Majuscule D&eacute;plac&eacute;e. Un vieux proc&eacute;d&eacute; visuel &agrave; revisiter et rafra&icirc;chir.&raquo; (p. 45). Ce qui sera accompli dans &laquo;Kara Walker n'est pas Jos&eacute;phine Baker&raquo;. Cette pratique performative gomme la perplexit&eacute; initiale. Globalement, bien que le sous-titre nous ram&egrave;ne au travail sur le &laquo;double&raquo; identitaire, la po&egrave;te s'int&eacute;resse surtout ici aux th&eacute;matiques de langue et du travail po&eacute;tique. Mais le plus souvent il y a camouflage, dans la mesure o&ugrave; l'autor&eacute;f&eacute;rentialit&eacute; est entrem&ecirc;l&eacute;e aux bribes d'histoires de figures comme Lancelot ou Jack Spicer. Et l'ensemble ne se laisse pas saisir du premier coup d'&oelig;il en raison des renvois intertextuels avec ses &oelig;uvres pr&eacute;c&eacute;dentes comme son <em>Billy the kid (In memoriam Jack Spicer)</em><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn5"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[5]</span></span></strong></a><i> </i>mais aussi en raison de certains &eacute;l&eacute;ments stylistiques comme une d&eacute;coupe du vers plus complexe.</p> <p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:150%"><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><b>Menaces doubles</b></span><b><o:p></o:p></b><b><br /> </b></p> <p>Dans cette troisi&egrave;me et derni&egrave;re partie, &laquo;Le go&ucirc;t du crabe&raquo;, le commentaire autor&eacute;f&eacute;rentiel se double d'un recul critique sur la <em>production</em> m&ecirc;me du texte po&eacute;tique. Il est question de d&eacute;composition, de d&eacute;coupage, de collage, de modelage et de recopiage. L'acte de recopier prend place dans la mise en forme d'extraits de carnets de diff&eacute;rentes couleurs (vert, bleu et gris) qui se succ&egrave;dent, &agrave; la mani&egrave;re d'un dialogue auquel participent aussi deux autres voix (&laquo;Une voix&raquo; et &laquo;L'autre&raquo;). Avec l'ajout de didascalies, la po&egrave;te propose l'&eacute;bauche d'une pi&egrave;ce de th&eacute;&acirc;tre combinant la prose au vers libre. Une fois de plus, il y a un jeu de d&eacute;doublement dans cette r&eacute;&eacute;criture des carnets <span style="mso-fareast-font-family:<br /> &quot;Times New Roman&quot;;mso-bidi-font-family:&quot;Times New Roman&quot;">&ndash;de </span>l'origine<span style="mso-fareast-font-family:&quot;Times New Roman&quot;;mso-bidi-font-family:&quot;Times New Roman&quot;">&ndash;</span> jusqu'&agrave; <em>La Po&eacute;tesse</em>. Dans cette mise &agrave; nu de la production, les carnets repr&eacute;sentent le <i>chantier </i>de l'&eacute;criture. Mais l'op&eacute;ration n'est peut-&ecirc;tre pas aussi simple: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Filandreuses &agrave; l'infini les phrases se d&eacute;tachent d'un corps, il faut les teindre pour mieux les voir, redistribuer les paragraphes selon la couleur et craindre, craindre de plus en plus la couleur qui l'emporte, une masse, une masse d'un gris de crevette o&ugrave; chaque lettre indistincte se dissout pour ne former qu'un tumulus, la section d&eacute;plac&eacute;e d'un nuage d&eacute;truit. (p. 110-111)</span></div> <p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:150%">La menace plane sur l'entreprise de la po&egrave;te, sur la mise en forme et en ordre des phrases.</p> <p>Cycliquement, la mort r&eacute;appara&icirc;t dans &laquo;Le go&ucirc;t du crabe&raquo;. Une toute autre menace se pr&eacute;sente. Ce vers, au d&eacute;but du recueil, la figurait peut-&ecirc;tre: &laquo;&nbsp;Avec son p&egrave;re, en six mois, &ccedil;a fait d&eacute;j&agrave; cinq morts. Elle (la m&egrave;re) elle s'en fout elle se sent Chabert. La Po&egrave;te s'est dit qu'elle n'avait jamais eu qu'un nom, celui-l&agrave; o&ugrave; pr&eacute;sentement on meurt.&raquo; (p. 19). Le couple maladie et &eacute;criture a &eacute;t&eacute; abord&eacute; &agrave; maintes reprises<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn6"><strong><span style="mso-special-character:footnote">[6]</span></strong></a>mais Giraudon conna&icirc;t les obstacles &agrave; &eacute;viter pour ne pas tomber ni dans la banalit&eacute; ni dans le path&eacute;tique. L'arriv&eacute;e de la maladie sera d&eacute;crite avec finesse, intelligence, une pointe de sarcasme et juste assez d'affects. Pour un temps, la maladie a l'effet de la <i>tabula rasa </i>pour la po&egrave;te: &laquo;Balancer. Balancer &agrave; la mer ce corps ancien et tous les livres qu'il a sign&eacute;s. Maintenant tu &eacute;cris parce que tu as peur de tout ce que tu n'as pas su &eacute;crire [...].&raquo; (p. 115). Par contre, ce fantasme n'est en rien le constat d'une renaissance de son &eacute;criture comme telle mais celle d'une poursuite, accident&eacute;e, de l'exp&eacute;rience de la langue. Chez Giraudon, il y aura toujours un corps ancien ou une langue ancienne &agrave; balancer &agrave; la mer. Mais nommer cela renaissance ou retour &agrave; l'origine serait un topos inexact (et banal, ce que son travail n'est surtout pas). Apr&egrave;s tout, &laquo;[t]rouver une langue ce n'est pas la trouver.<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn7"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[7]</span></span></strong></a>&raquo;. Sa modulation est constante, marqu&eacute;e de dons, d'emprunts, de ruptures et d'accidents.</p> <p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:150%"><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><b>La Po&egrave;te n'est peut-&ecirc;tre pas <i>La Po&eacute;tesse</i></b></span><b><i><o:p></o:p></i></b><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><b><o:p><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">&nbsp;</span></o:p></b></span><b><o:p></o:p></b></p> <p>Giraudon essaie d' &laquo;<em>essuyer un f&eacute;minin terrible</em>&nbsp;<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn8"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[8]</span></span></strong></a>&raquo; en ne gardant l'archa&iuml;que <em>po&eacute;tesse</em><i> </i>que pour le titre. Pied de nez &agrave; cette d&eacute;finition-identification surann&eacute;e, elle sera &laquo;La Po&egrave;te&raquo;: elle met non seulement &agrave; distance la construction que peut constituer le r&ocirc;le ou l'identit&eacute; &laquo;po&egrave;te&raquo; (avec le r&eacute;current &laquo;La Po&egrave;te&raquo;) mais elle met aussi &agrave; distance ce f&eacute;minin insistant (<em>esse</em>) qu'elle raille peut-&ecirc;tre au passage. Car Giraudon n'en a pas besoin, pas plus que la communaut&eacute; des femmes convoqu&eacute;e (Kara Walker, Jos&eacute;phine Baker ou H&eacute;l&egrave;ne Bessette) n'en a besoin, leurs voix &eacute;tant fortes, engag&eacute;es et se tenant au-del&agrave; d'un carcan f&eacute;minin &laquo;insistant&raquo;. Apr&egrave;s tout, Giraudon &eacute;crit<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn9"><strong><span style="mso-special-character:footnote">[9]</span></strong></a>: &laquo;Il n'y a pas d'&eacute;criture f&eacute;minine. Ne pas se laisser enfermer dans les cercles des anatomies manifestes et des sexualit&eacute;s militantes (ou l'identit&eacute; tente de rep&eacute;rer les secrets de son apparence pour y transformer ce qu'elle symbolise...).&raquo;.</p> <p>Ce n'est qu'&agrave; la fin du recueil que la po&egrave;te revient &agrave; <i>sa</i> premi&egrave;re personne, au <i>je </i>plus intime: quand la mort se pointe, l'on n'est peut-&ecirc;tre plus qu'un et le jeu du double peut attendre un instant. La fin de <em>La Po&eacute;tesse</em> est ponctu&eacute;e de cet &laquo;Hop! Hop! Ma ch&eacute;rie&raquo;: on y entend la parole encourageante qui invite au combat (contre la maladie, la mort, la peur) mais on a aussi l'impression d'entendre le po&egrave;te Christophe Tarkos crier ce fameux &laquo;OP OP&raquo; qui embraye son texte <em>Oui</em><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn10"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:<br /> footnote">[10]</span></span></strong></a>. Embrayer comme faire avancer, se faire entra&icirc;ner &agrave; avancer: &laquo;Hop! Hop! Ma ch&eacute;rie il n'y a plus d'avant ni d'arri&egrave;re, rien &agrave; g&eacute;rer seulement avancer[...]&raquo; (p. 119). La lign&eacute;e des po&egrave;tes a parl&eacute;. Comme elle parle ailleurs dans le texte, que ce soit &agrave; travers cette phrase tautologique &agrave; la Gertrude Stein &laquo;<em>Mais toujours un po&egrave;me est un po&egrave;me est un po&egrave;me</em><span style="mso-bidi-font-style:italic">[...]</span>&raquo; (p. 116) ou ce mallarm&eacute;en &laquo;IL N'Y A D'EXPLOSION QUE LE LIVRE.<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn11"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[11]</span></span></strong></a>&raquo;. La lign&eacute;e des po&egrave;tes parle car, si &laquo;&nbsp;un po&egrave;me n'existe jamais seul&raquo; (p. 73), un po&egrave;te n'existe jamais seul non plus. Cette donn&eacute;e semble &ecirc;tre la plus centrale de l'exercice homobiographique et contribue &agrave; distinguer le travail po&eacute;tique de Liliane Giraudon. Le po&egrave;te et son &oelig;uvre ne sont pas hors du champ po&eacute;tique pas plus qu'ils ne se trouvent hors de l'histoire litt&eacute;raire. Ils se positionnent, avec ce que cela implique comme enjeux, alliances et engagement.</p> <p>&nbsp;</p> <div style="mso-element:footnote-list"> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn1" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[1]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Entretien datant du 28 novembre 2007 avec Liliane Giraudon et Jean-Jacques Viton dans le cadre de la sixi&egrave;me &eacute;dition du Festival ActOral, en 2007. ActOral, <a href="http://actoral.blogspilotes.marseille-provence2013.fr/archives/11"><span style="color:windowtext;text-decoration:none;text-underline:none">http://actoral.blogspilotes.marseille-provence2013.fr/archives/11</span></a> . Consult&eacute; le 26 ao&ucirc;t 2010.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn2" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[2]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>&laquo;Le papier intervient chaque fois qu'une image, d'elle-m&ecirc;me, cesse ou rentre, acceptant la succession d'autres et, comme il ne s'agit pas, ainsi que toujours, de traits sonores r&eacute;guliers ou vers <span style="mso-fareast-font-family:&quot;Lucida Grande&quot;;mso-bidi-font-family:&quot;Lucida Grande&quot;">&mdash;</span>plut&ocirc;t, de subdivisions prismatiques de l'Id&eacute;e, l'instant de para&icirc;tre et que dure leur concours, dans la mise en sc&egrave;ne exacte, c'est &agrave; des places variables, pr&egrave;s ou loin du fil conducteur latent, en raison de la vraisemblance, que s'impose le texte&raquo;. St&eacute;phane Mallarm&eacute;, Pr&eacute;face d' &laquo;Un coup de d&eacute;s jamais n'abolira le hasard&raquo; dans <em>&OElig;uvres compl&egrave;tes</em>, Paris, Gallimard, &laquo;&nbsp;Biblioth&egrave;que de la Pl&eacute;iade&nbsp;&raquo;, 1945, p. 455.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn3" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[3]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Par ce terme, j'entends que les autres morts r&eacute;pertori&eacute;es seraient &agrave; la fois moins r&eacute;currentes dans le recueil que celles des parents et sembleraient moins &laquo;douloureuses&raquo;, tout en voulant &eacute;viter ici une b&ecirc;te hi&eacute;rarchie des morts.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a name="_ftn4" title="" href="#_ftnref"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><b>[4]</b></span></a><b> </b>Avec ce qualificatif, je fais r&eacute;f&eacute;rence au texte <em>Mes bien-aim&eacute;(e)s</em> (Inventaire / Invention, 2007) o&ugrave; Giraudon revisite les biographies d'auteurs mythiques (Walser, Rimbaud, Sappho...). &Agrave; la fa&ccedil;on d'un collage-hommage, elle recompose et redynamise avec libert&eacute; et affection leur vie qui sont devenues, avec le temps, des fant&ocirc;mes derri&egrave;re le processus de mythification. &laquo;&nbsp;[J']ai voulu leur redonner une existence parmi les n&ocirc;tres&nbsp;&raquo;, &eacute;crit-elle en quatri&egrave;me de couverture.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p><strong><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn5" title="" href="#_ftnref"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[5]</span></span></a><span style="mso-tab-count:1">&nbsp;</span></strong>Publi&eacute; en 1984 chez Manicle.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn6" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[6]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Pensons au travail propos&eacute; par Susan Sontag dans son essai &laquo;&nbsp;La maladie comme m&eacute;taphore&nbsp;&raquo;. Paris, Christian Bourgois &Eacute;diteur, coll. &laquo;&nbsp;Choix-Essais&nbsp;&raquo;, 1993.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn7" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[7]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1">&nbsp;</span>Liliane Giraudon, <em>Sker</em>, Paris, P.O.L, 2002, p. 12-13.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn8" title="" href="#_ftnref"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><b>[8]</b></span></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Citation de la quatri&egrave;me de couverture de <i>La Po&eacute;tesse</i>. Peut-on voir, en ce &laquo;&nbsp;<i>f&eacute;minin terrible</i>&nbsp;&raquo;, le cancer du sein ?</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a name="_ftn9" title="" href="#_ftnref"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><b>[9]</b></span></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Liliane Giraudon, Henri Deluy, <em>Po&eacute;sies en France depuis 1960, 29 femmes, une anthologie</em>, Paris, Stock, coll. &laquo;&nbsp;Versus&nbsp;&raquo;, 1994, p. 11.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p><a name="_ftn10" title="" href="#_ftnref"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><b>[10]</b></span></a><b>&nbsp;</b>Christophe Tarkos, <em>Oui</em><i> </i>[1996] dans <em>&Eacute;crits po&eacute;tiques</em><i>,</i> Paris, P.O.L, 2008, p. 161-259.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn11" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[11]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Giraudon paraphrasant ici cette phrase de Mallarm&eacute; &laquo;&nbsp;Je ne sais pas d'autre bombe qu'un livre.&nbsp;&raquo;. <em>&OElig;uvres compl&egrave;tes</em>, Tome II, Paris, Gallimard, &laquo;&nbsp;Biblioth&egrave;que de la Pl&eacute;iade&nbsp;&raquo;, 2003, p. 660.</p> </div> </div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-poete-nexiste-jamais-seul#comments ARTAUD, Antonin Autobiographie Autofiction BECKETT, Samuel Filiation France FREYTAG-LORINGHOVEN, Elsa von GIRAUDON, Liliane Identité MALLARMÉ, Stéphane Mémoire PÉLIEU, Mary Beach SONTAG, Susan TARKOS, Christophe Temps TSVETAÏEVA, Marina WALSER, Robert Poésie Wed, 22 Sep 2010 17:11:39 +0000 Anne-Renée Caillé 270 at http://salondouble.contemporain.info Exercice de style en dix-huit crimes http://salondouble.contemporain.info/lecture/exercice-de-style-en-dix-huit-crimes <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/guilet-anais">Guilet, Anaïs</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/lhomme-qui-tua-roland-barthes-et-autres-nouvelles">L&#039;homme qui tua Roland Barthes et autres nouvelles </a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><div>&nbsp;</div> <div class="rteright"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> Ce que nous contemplons, nous autres vivants, est le spectacle ambigu et effroyable, des hommes devant la mort, qui, comme le soleil, ne peut se regarder en face. (p. 66)</span></div> <p> Et c&rsquo;est bien &agrave; une forme d&rsquo;agonie que nous assistons &agrave; la lecture des dix-huit nouvelles qui composent le recueil de Thomas Clerc, intitul&eacute; <em>L&rsquo;homme qui tua Roland Barthes et autres nouvelles</em>. Chacune des personnes &ndash;devenues ici personnages&ndash; choisies par Thomas Clerc va mourir, les titres anaphoriques &laquo;L&rsquo;homme qui tua&hellip;&raquo; nous le rappellent, les connaissances du lecteur souvent le lui confirment (Gianni Versace, Abraham Lincoln, Pier Paolo Pasolini et Marvin Gaye sont morts assassin&eacute;s, nous le savons tous). Ils sont d&eacute;c&eacute;d&eacute;s, victimes d&rsquo;un crime et s&rsquo;appr&ecirc;tent &agrave; &ecirc;tre de nouveau tu&eacute;s sous nos yeux. Pour nous faire partager ce spectacle &agrave; l&rsquo;issue fatale et sans surprise, Thomas Clerc, dans un &eacute;lan oulipien, change &agrave; chaque nouvelle de style d&rsquo;&eacute;criture mais aussi de point de vue, semblant d&rsquo;ailleurs avoir une pr&eacute;f&eacute;rence pour la focalisation sur le meurtrier plut&ocirc;t que sur la victime. Si les d&eacute;nouements de chaque intrigue sont donc connus d&rsquo;avance, chaque nouvelle, par l&rsquo;exercice de style qu&rsquo;elle propose, se fait singuli&egrave;re et manifeste une certaine virtuosit&eacute; dans l&rsquo;&eacute;criture de la part de Thomas Clerc. Le crime, dans sa violence et son traitement, se renouvelle sans cesse, comme une variation sur un m&ecirc;me th&egrave;me. Ceci forme l&rsquo;architecture particuli&egrave;re de ce recueil dessin&eacute; par un auteur, ardent d&eacute;fenseur de l&rsquo;art de la nouvelle litt&eacute;raire. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong> Le recueil de nouvelles entre variation et unit&eacute;</strong></span></p> <p><em>L&rsquo;homme qui tua Roland Barthes</em> pourrait se lire en commen&ccedil;ant par la fin puisque c&rsquo;est l&agrave; que le projet de l&rsquo;auteur se r&eacute;v&egrave;le, &eacute;clairant d&rsquo;un jour nouveau la lecture des nouvelles qui ont pr&eacute;c&eacute;d&eacute;. En effet, dans sa postface Thomas Clerc compose une v&eacute;ritable d&eacute;fense du recueil de nouvelles, qui selon lui n&rsquo;est pas estim&eacute; &agrave; sa juste valeur&nbsp;:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">L&rsquo;une des raisons de ce discr&eacute;dit tient &agrave; la forme du cadre o&ugrave; s&rsquo;inscrivent les nouvelles, le recueil. Sa volatilit&eacute;, son &eacute;clectisme gratuit font qu&rsquo;une nouvelle lue est une nouvelle vite oubli&eacute;e. Figurant de fa&ccedil;on hasardeuse dans un ensemble qui ne l&rsquo;est pas moins. (p. 349-350)</span></div> <p>Pour lui, la nouvelle ne doit pas &ecirc;tre consid&eacute;r&eacute;e comme une unit&eacute; s&eacute;par&eacute;e, mais comme appartenant &agrave; un ensemble plus vaste. Le recueil doit poss&eacute;der une architecture, un objectif vers lequel chaque nouvelle s&rsquo;achemine et ainsi &laquo;lutte[r] contre l&rsquo;oubli et la contingence de recueil de nouvelles<a href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>&raquo;. Il s&rsquo;agit pour lui de structurer son &oelig;uvre comme un album concept, prenant pour exemple <em>Sergent Peppers</em> des Beatles mais surtout <em>Pin Ups</em> de David Bowie, un &laquo;[&hellip;] album de seules reprises, o&ugrave; Bowie, revisitant certains standards du rock, r&eacute;alise un album personnel &agrave; partir d&rsquo;une base qui ne l&rsquo;est pas. Dans mon livre, ce sont les noms propres qui sont les airs.&raquo; (p.350) Dans <em>L&rsquo;homme qui tua Roland Barthes</em>, c&rsquo;est le th&egrave;me du crime, sa violence, qui structurent et unifient le recueil &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur duquel chaque meurtre abord&eacute;, chaque homme qui tue ou est tu&eacute;, composent une variation, que Clerc appelle, nous l&rsquo;avons vu, un &laquo;air&raquo;. La vari&eacute;t&eacute; ici se joue dans l&rsquo;&eacute;num&eacute;ration, dans la r&eacute;p&eacute;tition de &laquo;l&rsquo;homme qui tua&raquo;. La notion de crime est alors d&eacute;clin&eacute;e &agrave; chaque nouvelle, &agrave; l&rsquo;image de l&rsquo;alternance des styles, r&eacute;v&eacute;lant de la part de Thomas Clerc un amour du dispositif tout droit h&eacute;rit&eacute; des pratiques d&rsquo;un Raymond Queneau ou d&rsquo;un George Perec<a href="#note2a"><strong>[2]</strong></a>.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Dix-huit nouvelles, dix-huit crimes, dix-huit styles </strong></span></p> <p>Ce qui aurait pu &ecirc;tre une accumulation assez vaine de faits divers morbides trouve tout son int&eacute;r&ecirc;t et son relief dans la recherche stylistique dont chaque nouvelle fait l&rsquo;objet. Au-del&agrave; de l&rsquo;exercice de virtuosit&eacute;, il s&rsquo;agit pour Thomas Clerc de jouer encore sur la variation. Thomas Clerc est un sp&eacute;cialiste de Roland Barthes et est ma&icirc;tre de conf&eacute;rences &agrave; l&rsquo;universit&eacute; Paris X-Nanterre. Il a jusqu&rsquo;&agrave; aujourd&rsquo;hui publi&eacute; deux ouvrages: deux essais aux th&eacute;matiques tr&egrave;s diff&eacute;rentes intitul&eacute;s <em>Maurice Sachs, le d&eacute;s&oelig;uvr&eacute;</em> (&eacute;d. Allia) et <em>Paris, mus&eacute;e du XXIe si&egrave;cle: Le Xe arrondissement </em>(&eacute;d. Gallimard). Le premier compose le portrait kal&eacute;idoscopique de cet &eacute;crivain maudit, dans une tonalit&eacute; &agrave; mi-chemin entre la biographie et l&rsquo;analyse. Le second proc&egrave;de d&rsquo;une longue, m&eacute;thodique et po&eacute;tique description du Xe arrondissement de Paris.</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je me d&eacute;finis comme un &eacute;crivain omni-genre: j'esp&egrave;re &eacute;crire de tout; jusqu'&agrave; pr&eacute;sent j'ai publi&eacute; un essai (<em>Maurice Sachs le d&eacute;s&oelig;uvr</em>&eacute;), une description topographique (<em>Le Xe arrondissement</em>) et des nouvelles<a href="#note3a"><strong>[3]</strong></a>.</span></div> <p>Thomas Clerc est donc un &eacute;crivain prot&eacute;iforme qui se pla&icirc;t &agrave; se renouveler sans cesse: ce dont t&eacute;moigne aussi l&rsquo;esth&eacute;tique de son recueil. Ainsi qu&rsquo;il le dit dans une interview pour <em>Le magazine litt&eacute;raire</em>&nbsp;: &laquo;D'une certaine fa&ccedil;on, j'ai voulu tuer le Style, c'est-&agrave;-dire la marque de fabrique de l'&eacute;crivain, o&ugrave; il s'enferme selon moi, trop souvent<a href="#note4a"><strong>[4]</strong></a>.&raquo;</p> <p>Le lecteur ne peut d&eacute;finir exactement le style de Thomas Clerc et cependant se doit de relier les modes d&rsquo;&eacute;criture choisis par l&rsquo;auteur aux crimes qu&rsquo;il d&eacute;crit. La nouvelle inaugurale est des plus troublantes en la mati&egrave;re. Les jeux de mots grivois, le style tr&egrave;s oralis&eacute;, les descriptions crues, utilis&eacute;s par l&rsquo;auteur semblent en totale opposition avec l&rsquo;univers intellectuel que l&rsquo;on associe &agrave; Roland Barthes. Toute la nouvelle est focalis&eacute;e &agrave; la premi&egrave;re personne du singulier sur le futur meurtrier du c&eacute;l&egrave;bre&nbsp;essayiste:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Pour fuir la canicule ennemie de l&rsquo;humaine, je suis all&eacute; &agrave; la piscine du centre pleine de queue. &Agrave; la caisse, l&rsquo;Antillaise m&rsquo;a dit qu&rsquo;ils n&rsquo;avaient plus de maillots suite &agrave; l&rsquo;affluence, je lui ai demand&eacute; s&rsquo;il en fallait vraiment un, elle est rest&eacute;e bouche-bite. (p. 13)</span></div> <p>Un certain malaise se cr&eacute;e du c&ocirc;t&eacute; du lecteur. D&rsquo;autant plus que la nouvelle, avec son montage altern&eacute; et ses bonds temporels, nous entra&icirc;ne dans une dimension fantastique tout &agrave; fait inattendue. Ici, le style se veut &agrave; l&rsquo;oppos&eacute; de la victime. Thomas Clerc d&eacute;clare &agrave; ce propos: &laquo;la mort de Barthes me touche &agrave; cause de ce que cela repr&eacute;sente all&eacute;goriquement: la litt&eacute;rature &eacute;cras&eacute;e par l'insignifiance du personnage principal<a href="#note5a"><strong>[5]</strong></a>.&raquo; Ainsi, ce sp&eacute;cialiste de Roland Barthes se d&eacute;tache sans doute aussi un peu de son sujet de pr&eacute;dilection. Il s&rsquo;agit, pour sa premi&egrave;re &oelig;uvre de fiction, de symboliquement se lib&eacute;rer de l&rsquo;image de Barthes qui le hante. Autre exemple de d&eacute;centrement, &laquo;L&rsquo;homme qui tua Thierry Paulin&raquo;, aussi surnomm&eacute; le &laquo;Tueur aux vieilles dames&raquo;. Dans cette nouvelle, Thomas Clerc r&eacute;alise ce qu&rsquo;il appelle en postface un &laquo;ready-made&raquo;, probablement r&eacute;alis&eacute; &agrave; partir de l&rsquo;article de Wikip&eacute;dia consacr&eacute; au meurtrier martiniquais. Il y ajoute des d&eacute;tails, corrige quelques dates et le confronte au traducteur automatique&nbsp;sur Internet: le texte, quoique lisible, devient asyntaxique, grammaticalement incorrect.</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Comme un m&eacute;tis blanc &eacute;tudiant entre pairs, Paulin avait peu d&rsquo;amis, et mal effectu&eacute; &agrave; l&rsquo;&eacute;cole, &agrave; d&eacute;faut ses examens. &Agrave; l&rsquo;&acirc;ge de 17 ans, il a d&eacute;cid&eacute; d&rsquo;inscrire le service militaire. Au d&eacute;but l&rsquo;adh&eacute;sion &agrave; l&rsquo;parachutistes des troupes, mais ses camarades m&eacute;prisait pour lui sa race et l&rsquo;homosexualit&eacute;. (p.117)</span></div> <p>On peut trouver le lien entre le style et le sujet dans le processus de traduction. Thomas Clerc passe d&rsquo;une langue &agrave; une autre comme Thierry Paulin a d&ucirc; passer d&rsquo;une culture &agrave; une autre, ceci provoquant des d&eacute;formations incontestables, des &eacute;carts. La langue se fait incompr&eacute;hensible quand Paulin est incompris, incorrecte pour d&eacute;crire la marginalit&eacute; ressentie par le tueur en s&eacute;rie. </p> <p>Ainsi, chaque nouvelle poss&egrave;de sa propre langue, son style caract&eacute;ristique: Guillaume Dustan se fait victime symbolique, rattach&eacute; au dialogue philosophique dans une joute verbale avec Daniel Bell. Anna Politkovska&iuml;a est assassin&eacute;e par un accro au langage des messages textes sur t&eacute;l&eacute;phones portables. Le lecteur entre dans la t&ecirc;te de H.B. gr&acirc;ce &agrave; un monologue int&eacute;rieur qui permet de participer de l&rsquo;int&eacute;rieur &agrave; la fameuse prise d&rsquo;otage de la maternelle de Neuilly<a href="#note6a"><strong>[6]</strong></a>. Marvin Gaye est au centre d&rsquo;un conte au d&eacute;nouement en forme d&rsquo;antiparricide. Quant &agrave; Pierre Goldman, il fait l&rsquo;objet d&rsquo;un po&egrave;me en d&eacute;casyllabes.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong> De la grande Histoire et des petites histoires</strong></span></p> <p><em>L&rsquo;homme qui tua Roland Barthes</em> propose &agrave; son lecteur une succession de crimes r&eacute;solument violents. Violence sur laquelle les lecteurs, comme Thomas Clerc ne peuvent s&rsquo;emp&ecirc;cher de s&rsquo;interroger. Qu'est-ce qui fait, au-del&agrave; du simple jeu des styles, que le recueil ne sombre pas dans l&rsquo;accumulation de faits-divers sordides (J&eacute;sus le SDF, H.B., Thierry Paulin, le meurtre de l&rsquo;arri&egrave;re-grand-p&egrave;re) ou de crimes &agrave; sensation (Versace, Marvin Gaye, Lady Di)? On sait qu&rsquo;aujourd&rsquo;hui la violence, dans ce qu&rsquo;elle provoque d&rsquo;attirance et de r&eacute;vulsion est omnipr&eacute;sente et fait ind&eacute;niablement vendre. Ce go&ucirc;t du public, comme de Thomas Clerc, pour les crimes violents est, ainsi que le souligne Barbara Michel dans <em>Figures et M&eacute;tamorphoses du Meurtre</em><a href="#note7a"><strong>[7]</strong></a>, un r&eacute;v&eacute;lateur sociologique, un aper&ccedil;u de nos propres failles. Mais la violence dans le recueil n&rsquo;est pas gratuite et ceci doublement. D&rsquo;abord parce qu&rsquo;elle est fondatrice de l&rsquo;identit&eacute; de l&rsquo;auteur, le lecteur l&rsquo;apprendra dans la derni&egrave;re nouvelle du recueil et nous y reviendrons; ensuite parce que chaque nouvelle touche de pr&egrave;s o&ugrave; de loin &agrave; la grande Histoire, dont on ne peut non plus nier la violence. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong> </strong></span><span style="color: rgb(0, 0, 0);">L&rsquo;Histoire, &laquo;avec sa grande hache<a href="#note8a"><strong>[8]</strong></a>&raquo; </span>dirait Perec, surgit avant tout dans la dimension politique omnipr&eacute;sente dans le recueil notamment &agrave; travers le choix de certains personnages aux opinions et positions fortes, tels qu&rsquo;Ernest, Abraham Lincoln, V. D. Nabokov, Anna Politska&iuml;a ou encore Guillaume Dustan. Chacun des crimes, chacune des personnalit&eacute;s s&eacute;lectionn&eacute;es peut &ecirc;tre consid&eacute;r&eacute; comme appartenant &agrave; l&rsquo;Histoire tant ils ont ponctu&eacute; le XXe et le jeune XXIe si&egrave;cle (&agrave; l&rsquo;exception du meurtre, non moins historique, de Lincoln). C&rsquo;est par cet aspect historique que les nouvelles s&rsquo;&eacute;loignent de leur statut de simple fait divers&nbsp;; leur violence n&rsquo;a rien &agrave; voir avec la gratuit&eacute; de celle des images diffus&eacute;es quotidiennement par les m&eacute;dias. Olivier Mongin, dans <em>La violence des images ou comment s&rsquo;en d&eacute;barrasser?</em>, note la perte de la catharsis dans l&rsquo;image contemporaine:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">La violence des images contemporaines sort le plus souvent des sentiers trac&eacute;s par le muthos (r&eacute;cit) et ne cherche pas &agrave; offrir au regard du spectateur des objets eux-m&ecirc;mes &eacute;pur&eacute;s. La d&eacute;sensibilisation contemporaine [&hellip;] participe d&rsquo;un double &eacute;chec de la catharsis: &eacute;chec d&rsquo;un regard brouill&eacute; par une violence diffuse et trouble, &eacute;chec d&rsquo;une &laquo;configuration&raquo; de la violence par un r&eacute;cit susceptible de l&rsquo;&eacute;purer<a href="#note9a"><strong>[9]</strong></a>. </span></div> <p>Les violences d&eacute;crites dans <em>L&rsquo;homme qui tua Roland Barthes</em> ne sont pas non plus d&eacute;nu&eacute;es d&rsquo;un aspect cathartique:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">La repr&eacute;sentation de la violence se distingue du spectacle de la violence du fait qu&rsquo;elle permet une catharsis, for&ccedil;ant le lecteur ou le spectateur &agrave; prendre parti et &agrave; &eacute;valuer la violence pour lui-m&ecirc;me et selon ses propres crit&egrave;res<a href="#note10a"><strong>[10]</strong></a>. <p></p></span></div> <div>Et nous avons r&eacute;solument affaire &agrave; des repr&eacute;sentations. Thomas Clerc prend pour base des faits r&eacute;els qui souvent parlent aux lecteurs, pour ensuite les mettre en sc&egrave;ne, les fictionnaliser, d&eacute;routant les attentes lectorales, obligeant ainsi &agrave; cr&eacute;er cette distance indispensable &agrave; la catharsis. Une distanciation qui n&rsquo;a d&rsquo;ailleurs pas lieu seulement pour le lecteur, mais qui est aussi centrale pour Thomas Clerc, qui, par l&rsquo;&eacute;criture, se d&eacute;tache de la violence qui fonde son identit&eacute;.&nbsp; C&rsquo;est que le crime fait partie int&eacute;grante de la vie de l&rsquo;auteur, il est &agrave; l&rsquo;origine de son &laquo;roman familial&raquo;, pour reprendre l&rsquo;expression freudienne<a href="#note11a"><strong>[11]</strong></a>. Il est au c&oelig;ur de sa fiction et de son r&eacute;el, les deux se m&ecirc;lant en lui, comme dans ses nouvelles, mais aussi comme dans l&rsquo;Histoire, ou peut &ecirc;tre plus pr&eacute;cis&eacute;ment l&rsquo;imaginaire historique. La dimension autobiographique est omnipr&eacute;sente dans le recueil. Si elle se fait discr&egrave;te au d&eacute;but, plus le lecteur avance dans l&rsquo;&oelig;uvre plus la proximit&eacute; avec Thomas Clerc se fait sentir. Il est &eacute;vident que chaque personne choisie par l&rsquo;auteur est importante pour lui, Roland Barthes et Maurice Sachs en premier lieu, puisqu&rsquo;il les a &eacute;tudi&eacute;s plus que qui qu&rsquo;autre. Mais de mani&egrave;re plus intime, on retrouve &agrave; travers le r&eacute;cit de la mort d&rsquo;Ernest le quartier o&ugrave; l&rsquo;auteur a pass&eacute; son enfance. Le &laquo;je&raquo; diffus au d&eacute;but, se fait de plus en plus pr&eacute;sent &agrave; partir du po&egrave;me consacr&eacute; &agrave; Pierre Goldman. La premi&egrave;re strophe permet de bien constater comment chez Clerc, l&rsquo;historique, le politique et l&rsquo;autobiographique se m&ecirc;lent:<br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> </span></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je vais conter l&rsquo;histoire ici de Pierre<br /> Goldman le Juif le gauchiste et gangster<br /> Un pur h&eacute;ros des archives de France<br /> Pour qui le crime rime avec l&rsquo;Histoire.<br /> Troubles ann&eacute;es et c&rsquo;est un peu les miennes<br /> La d&eacute;cennie d&rsquo;&eacute;poque soixante-dix<br /> Moi qui n&rsquo;eus pas d&rsquo;adolescence &agrave; cause<br /> De l&rsquo;extension si forte de l&rsquo;enfance. (p.273)</span></div> <p>Vient ensuite la nouvelle consacr&eacute;e &agrave; Pierre Lev&eacute;, ami de Thomas Clerc, puis le texte cl&eacute; &laquo;L&rsquo;homme qui tua mon arri&egrave;re-grand-p&egrave;re&raquo;. Une nouvelle &eacute;crite dans un style sobre qui d&eacute;crit la mal&eacute;diction familiale et o&ugrave; le n&oelig;ud du crime est toujours l&rsquo;argent. Si la violence dans le recueil a une dimension cathartique, la litt&eacute;rature en a pour Clerc une encore plus grande. C&rsquo;est en effet gr&acirc;ce &agrave; l&rsquo;&eacute;criture qu&rsquo;il compte rompre la mal&eacute;diction familiale et expurger sa violence. Clerc fait l&rsquo;aveu total de sa sacralisation de la litt&eacute;rature, seule vraie richesse &agrave; ses yeux, puisqu&rsquo;elle est de celle pour laquelle a priori on ne tue pas.</p> <p><em>L&rsquo;homme qui tua Roland Barthes</em> est un recueil de nouvelles dont on a la tentation de parler comme d&rsquo;un roman tant son architecture est travaill&eacute;e. Entre unit&eacute; des th&egrave;mes et variations, chacun des r&eacute;cits peut se lire de mani&egrave;re ind&eacute;pendante, tout en restant rattach&eacute;s les uns aux autres par de multiples n&oelig;uds de sens. Ces N&oelig;uds, o&ugrave; fiction et r&eacute;alit&eacute; se m&eacute;langent, sont principalement le crime et la violence, mais ils sont surtout l&rsquo;occasion pour Thomas Clerc de dire quelque chose de lui et de son &eacute;poque. Si, au risque de vous g&acirc;cher le suspens je dois r&eacute;p&eacute;ter que les personnages tr&eacute;passent tous &agrave; la fin, l&rsquo;&oelig;uvre, qui traite de la mort, n&rsquo;est pas morbide pour autant. &Agrave; ce propos Thomas Clerc souligne avoir &eacute;crit 18 nouvelles plut&ocirc;t que 17, parce que ce nombre, de mauvais augure, s&rsquo;&eacute;crit XVII en chiffre romain et est ainsi l&rsquo;anagramme de VIXI &laquo;qui signifie &quot;je suis mort&quot;&raquo; (p.350). La mort se veut donc d&eacute;pass&eacute;e: pour Thomas Clerc la litt&eacute;rature est ind&eacute;niablement synonyme de vitalit&eacute;.<br /> <a href="#note1a"><br /> </a></p> <hr /> <p><strong><a href="#note1a">[1]</a> </strong>Thomas Clerc, entretien dans le cadre de l&rsquo;&eacute;mission radiophonique Atelier Litt&eacute;raire, &laquo;Silhouettes, pastiche et listes&raquo; par Pascale Casanova sur France Inter le 23 mai 2010.<strong><a href="#note2a"><br /> </a> <a href="#note2a">[2]</a> </strong>George Perec et Raymond Queneau appartiennent au mouvement d&rsquo;avant-garde l&rsquo;OULIPO (l&rsquo;ouvroir de litt&eacute;rature potentielle) centr&eacute; sur l'invention et l'exp&eacute;rimentation de contraintes litt&eacute;raires nouvelles. Pour exemple&nbsp;: Queneau dans <em>Exercices de style</em>, paru en 1947, raconte 99 fois la m&ecirc;me histoire de 99 fa&ccedil;ons diff&eacute;rentes ou encore Perec m&ecirc;le fiction et r&eacute;alit&eacute; autobiographique dans ses &oelig;uvres comme <em>W ou le souvenir d'enfance</em> (1975)&nbsp; <em>La disparition</em> (1969) ou<em> La Vie mode d&rsquo;emploi</em> (1978).<strong><a href="#note3a"><br /> </a> <a href="#note3a">[3]</a> </strong>Thomas Clerc, entretien r&eacute;alis&eacute; par Minh Tran Huy, Le magazine litt&eacute;raire, En ligne: <a href="http://www.magazine-litteraire.com/content/Homepage/article.html?id=16108" title="http://www.magazine-litteraire.com/content/Homepage/article.html?id=16108">http://www.magazine-litteraire.com/content/Homepage/article.html?id=16108</a> [consult&eacute; le 7 juillet 2010]<strong><a href="#note4a"><br /> </a> <a href="#note4a">[4]</a> </strong><em>Ibid.</em><strong><a href="#note5a"><br /> </a> <a href="#note5a">[5]</a> </strong><em>Ibid.</em><a href="#note7a"><strong><br /> </strong></a><strong><a name="note6a" href="#note6a">[6]</a></strong> En Mai 1993, &Eacute;rick Schmitt, plus connu sous le surnom de H.B (Human Bomb), prit en otage les enfants et l&rsquo;institutrice d&rsquo;une classe de maternelle &agrave; Neuilly (r&eacute;gion Parisienne). Ce ch&ocirc;meur d&eacute;pressif, arm&eacute; d&rsquo;un pistolet d&rsquo;alarme et ceintur&eacute; d&rsquo;explosifs, r&eacute;clamait une ran&ccedil;on de cent millions de francs. Cet &eacute;v&egrave;nement tr&egrave;s m&eacute;diatis&eacute; devint un &eacute;v&egrave;nement national, la France resta en alerte pendant pr&egrave;s de deux jours. Si aucune victime ne fut compt&eacute;e parmi les otages, H.B fut tu&eacute; pendant l&rsquo;assaut de la police.<a href="#note6a"><strong><br /> </strong></a><strong><a name="note7a" href="#note7a">[7]</a></strong> Barbara Michel, <em>Figures et M&eacute;tamorphoses du Meurtre</em>, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1991, 331 p.<strong><a href="#note6a"><br /> </a> <a href="#note6a">[8]</a> </strong>George Perec, <em>W ou le souvenir d&rsquo;enfance</em>, Paris, Messageries du Livre, &laquo;L&rsquo;imaginaire&raquo;, 1993, p.17.<strong> <a href="#note9a"><br /> </a> <a href="#note9a">[9]</a> </strong>Olivier Mongin, <em>Essai sur les passions d&eacute;mocratiques tome 2&nbsp;: La violence des images ou comment s&rsquo;en d&eacute;barrasser?</em>, Paris, Seuil, 1997, 184 p., p. 149.<strong><a href="#note10a"><br /> </a> <a href="#note10a">[10]</a> </strong>Bertrand Gervais, &laquo;La ligne de flottaison&raquo;,<em> Cahiers &eacute;lectroniques de l'imaginaire, Centre de recherche sur l&rsquo;Imaginaire (UCL)</em>, vol. 4, 2006, En ligne: <a href="http://zeus.fltr.ucl.ac.be/autres_entites/CRI/CRI%202/Montaigne.htm" title="http://zeus.fltr.ucl.ac.be/autres_entites/CRI/CRI%202/Montaigne.htm">http://zeus.fltr.ucl.ac.be/autres_entites/CRI/CRI%202/Montaigne.htm</a>, [consult&eacute; le 10 juillet 2010]<strong><a href="#note11a"><br /> </a> <a href="#note11a">[11]</a> </strong>La psychanalyse est aussi une th&eacute;matique ch&egrave;re &agrave; l&rsquo;auteur.<strong></strong></p> <p></p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/exercice-de-style-en-dix-huit-crimes#comments BARTHES, Roland CLERC, Thomas Contraintes Culture populaire Deuil Événement Filiation France Mémoire MICHEL, Barbara MONGIN, Olivier Mort PEREC, Georges Poétique du recueil QUENEAU, Raymond Style Nouvelles Mon, 26 Jul 2010 14:03:04 +0000 Anaïs Guilet 250 at http://salondouble.contemporain.info L'impasse de l'oubli http://salondouble.contemporain.info/lecture/limpasse-de-loubli <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/dionne-charles">Dionne, Charles</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/le-ciel-de-bay-city">Le ciel de Bay City</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p class="MsoNormal">Le thème de la mort chez Catherine Mavrikakis, ou plus précisément, l’impact que peut avoir la mort sur les «survivants» semble s’inscrire dans l’ensemble de son travail. «Les vivants n’ont pas pitié des morts»<a name="_ftnref" href="#_ftn1">[1]</a>, mais pourtant ils passent leur vie à ressasser un passé qui n’est plus le leur, légué arbitrairement par ces morts qui parsèment le chemin des personnages de Mavrikakis. Cet impact qu’a la mort s’incarne dans le paradoxe entre <em>La mort grandissante</em> de Saint-Denys Garneau<a name="_ftnref" href="#_ftn2">[2]</a>, qui place les corps sous une fine couche de terre, nous empêchant toute forme de pitié et les Hervé de <em>Deuils cannibales et mélancoliques</em><a name="_ftnref" href="#_ftn3">[3]</a>, qui, au contraire, reviennent sans cesse et appellent un souvenir éternel aux vivants. La mort s’incarne dans<em> Le ciel de Bay City</em>. Elle est l’invisible ennemie du combat perdu d’avance que livre Amy&nbsp;–le personnage principal et la narratrice– avec le passé de ses aïeux juifs et de l’Amérique tout entière. C’est un désir d’identité qui motive l’effort d’oubli du personnage. Elle se voit imposer un passé, une condition mémorielle qui la déchire et cette commande de l’Histoire la pousse à maudire le ciel mauve de sa ville.</p> <p class="MsoNormal">Dans sa petite maison aseptisée d’une banlieue du Flint, Amy voudra défaire la force invisible du passé qui la hante. Cette banlieue où le ciel est mauve, où le bruit des climatiseurs parasite un silence impossible, où le K-Mart ravitaille tout le monde et où un enfant naît déjà cicatrisé par l’influence de l’Amérique, est rapidement décrite par la narratrice :</p> <p class="MsoNormal rteindent2"><span style="color: #808080;">Je suis née sous le ciel mauve du Michigan. Les vents des grands lacs ont soufflé sur mes cheveux dès ma naissance et les ont emmêlés à jamais. Les nuages pollués ont pénétré dans mes poumons et ont fait virer ma peau au vert. Je donne le change. Je sens le parfum en vaporisateur à l’odeur de poudre pour bébés, le Tampax déodorant, le rince-bouche à la menthe verte. J’exhale par tous mes pores l’odeur de produits chimiques. Je suis une Américaine. Une poupée gonflable dont l’intérieur est toxique. Tout en moi est nocif. (p. 138)</span></p> <p class="MsoNormal">Ainsi, l’endroit de la naissance empreint profondément ses enfants, et ce, dès le tout début de la vie, «dès [la] naissance.» (p. 138) La ville transmet les premiers éléments identitaires et c’est contre ceux-ci qu’Amy orientera son combat, son désir de détachement.</p> <p class="MsoNormal">Dans cet ordre d’idée, <em>Le ciel de Bay City</em> présente une femme qui tente, sous un amalgame infini d’éléments de mémoire, de constituer son identité en voulant rejeter certaines parties de son passé, du passé des membres de sa famille proche ou non et des influences de la ville qu’elle habite. En effet, la mémoire, dans ce dernier roman de Mavrikakis, apparaît chargée d’«abolis de l’histoire» (p. 182) qui s’imposent dans la vie de la narratrice, laquelle transporte tout spécialement un bagage de souvenirs qui ne lui appartiennent pas.</p> <p class="MsoNormal">De concert avec une mémoire fragmentaire, <em>Le ciel de Bay Ci</em><em>ty</em>, évolue dans un constant jeu sur la temporalité des événements du récit. La narratrice raconte une période terminée de sa vie en insérant des moments de son présent pour clarifier certains détails ou pour présenter un peu anachroniquement des événements qui lui sont contemporains, suspendant ainsi un moment le récit de son enfance pour nous projeter avec elle dans un passé plus proche ou dans son quotidien immédiat. Ce motif particulier du temps narratif va de pair avec le thème de la mémoire que développe la narratrice. Un récit fragmentaire pour une mémoire composée de souvenirs épars. En ce sens, on alterne entre un simulacre de journal intime racontant le passé qui fait le décompte des jours jusqu’à l’anniversaire des 18 ans d’Amy et le récit contemporain de la narratrice. Le passé installe un suspense particulier en appelant sans cesse un drame annoncé très tôt dans le roman. Pourtant, ce nœud dramatique est déjà révolu dans la vie de la narratrice, empêchant ainsi toute forme de destin fatal. Mais la quête de la protagoniste est ailleurs et cet événement important vers lequel nous tendons n’est que le moyen de révéler l’impasse du personnage principal.</p> <p class="MsoNormal"><span style="color: #808080;"><strong>Les parasites de l’Histoire</strong></span></p> <p class="MsoNormal">Deux thèmes orientent le roman, et plus précisément, la quête du personnage principal&nbsp;: les influences multiples de mémoires déconstruites qui définissent malgré elle la protagoniste et le problème de la transmission d’un héritage auquel Amy voudra soustraire sa fille à défaut d’avoir pu s’y soustraire elle-même.</p> <p class="MsoNormal">Tout d’abord, Amy tente de se dérober à sa ville aseptisée, à l’ennui que provoque en elle la banlieue. Il y a, chez la protagoniste, une profonde lassitude quotidienne, un poids qui pousse vers la mort et qui jamais ne se relâche. «À Bay City, dès ma plus tendre enfance, je regrette tous les jours d’être née.» (p. 34) «À Bay City, je n’ai que la mort dans l’âme.» (p. 34). Le personnage attribue la source de ce profond ennui à la ville. L’indifférence chronique que macère Amy et ce poids qui la conduit vers des pulsions suicidaires pèsent sur les épaules du personnage qui se trouve en Amérique et cette influence n’est pas sans rappeler «l’écho» du Nouveau-Monde dont traite Pierre Nepveu en considérant l’Amérique comme un territoire qui a &nbsp;«représenté à l’origine une expérience&nbsp; de profonde privation»<a name="_ftnref" href="#_ftn4">[4]</a> dans son ouvrage <em>Intérieurs du Nouveau Monde</em>. Selon lui, cette terre reste «sauvage».&nbsp; Devant la vastitude et le néant&nbsp;–substantifs attribuables sans grand effort à la banlieue de Bay City–, l’auteur et le personnage ressentent un malaise intérieur qu’ils ne peuvent comprendre, comme s’ils restaient sous l’emprise de la réminiscence des douleurs du passé ou sous l’étreinte subjective de ce que l’Amérique peut provoquer chez lui. À Bay City, Amy attribue ce mal au passé qui est imprimé dans le sol américain. Au Canada, étudié par Nepveu, Angéline de Montbrun, dans le roman de Laure Conan, explique la détresse psychologique qui ne la quitte jamais par l’ennui tandis que Marie de l’Incarnation, dans ses correspondances, y verra une influence sous laquelle il faut devenir sainte, ou mourir. Ce territoire, malgré l’ellipse temporelle entre les ouvrages précédents, reste le même et ne peut qu’avoir emmagasiné plus de douleur, plus de privation. Amy a des réserves par rapport à une confrontation unidirectionnelle avec l’Amérique en ramenant aussi ses sentiments au passé de sa famille, mais elle n’oublie pas que les morts qui la hantent ne sont pas uniquement juifs. «Je suis hantée par une histoire que je n'ai pas tout à fait vécue. Et les âmes des juifs morts se mêlent dans mon esprit à celles des Indiens d'Amérique exterminés ici et là, sur cette terre.» (p. 53) Le passé des Amérindiens est scellé à celui de l’Amérique et vient donc, de concert avec les relents de la Shoah de sa famille et le désabusement provoqué pas la banlieue, étreindre Amy par les lourds souvenirs d’une vie vécue par procuration.</p> <p class="MsoNormal">Ainsi, très vite, elle sait qu’il ne s’agit pas seulement d’une langueur de banlieue. Tout un monde disparu la hante. «Mais je ne fais pas exprès de vivre avec les morts. C’est simplement ainsi. Je ne décide pas de ce qui me hante.» (p.50) D’une part, sa mère et sa tante essaient d’oublier l’Holocauste, période sombre de l’Histoire durant laquelle elles ont perdu leurs parents, mais la maison est remplie d’éléments qui appellent le passé. Une lettre d’Yvonne de Gaulle est encadrée dans laquelle elle remercie les gens des condoléances reçues concernant son mari, un piano rappelant la jeunesse des deux tantes est placé au salon, etc. D’autre part, les «morts» hantent aussi Amy. En effet, sœur cadette d’une mort-née, l’image de sa «sœur morte» (p.25) l’accompagne sans cesse&nbsp;: «La nuit, ma sœur, embryon décomposé, m’apparaît. Son visage rongé par l’informe me persécute.» (p.28) Ainsi, elle sent l’influence d’une mort –celle de sa sœur– qui lui est directement liée. Pourtant, les mêmes rêves seront infiltrés par des souvenirs qui n’appartiennent pas encore à Amy, car sa tante ne lui a pas encore révélé le massacre de ses grands-parents dans un camp de concentration. «La nuit, je suis poussée dans une chambre à gaz alors que des milliers de gens hurlent en se crevant les yeux.» (p. 28) En somme, le présent de la protagoniste est parasité par un nombre imposant d’échos qui proviennent de différentes époques (les Amérindiens au 18e siècle, la Deuxième Guerre mondiale au 20e siècle et la mort de sa sœur qui n’est séparée du personnage que par dix-huit années.) et de plusieurs lieux.</p> <p class="MsoNormal">De plus, ce passé, même vécu à travers des réminiscences étrangères, constitue intuitivement l’identité du personnage d’Amy, puisque après avoir enterré l’ensemble de sa famille du Flint, elle renonce en même temps qu’eux à la vie qu’elle avait. «J’ai donné une sépulture à tout le monde. Il ne me reste plus qu’à partir. Amy Duchesnay n’est plus. Elle est morte et enterrée. Sous le ciel mauve, toxique, de Bay City.» (p. 281) La quête de liberté de la protagoniste semble vouloir s’assouvir à travers l’enterrement de son passé, le désir de se constituer une identité doit rejeter une partie de ce patrimoine. Pour pouvoir se libérer et pour forger soi-même son identité, il faut, selon elle, détruire les traces de ce qui nous hante. Elle tente ainsi de chasser de sa vie toute influence extérieure, des morts qui la suivent, des souvenirs de sa tante et de sa mère. Bien entendu, la solution n’est pas si simple puisque la mémoire de l’Amérique qui habite tout autant Amy que celle de sa famille proche n’arrête pas son influence invisible, même enterrée et oubliée depuis longtemps. En ce sens, elle n’est pas la seule dans sa famille à tenter de faire disparaître son passé. Après avoir été mise au courant de la mort de ses grands-parents, Amy comprendra que les ménages chroniques de sa tante représentent son moyen à elle pour «&nbsp;laver&nbsp;» son présent des influences de son passé.</p> <p class="MsoNormal rteindent2"><span style="color: #808080;">Du corps de mes parents, de mes oncles, de mes tantes, nous continuons à respirer les restes, poussés par les grands vents. Nous avalons depuis plus de cinquante ans nos morts, cela nous entre par le nez, les poumons, par tous les pores de la peau. C’est bien pour cela qu’il faut tout laver, tout le temps, pour ne pas étouffer sous les cendres des nôtres. (p.85)</span></p> <p class="MsoNormal">Ainsi, le dénouement du <em>Ciel de Bay City</em>, viendra justifier les moyens qu’Amy et sa tante utilisaient pour expliquer leur mal de vivre lorsque, les souvenirs auxquels elles ont tenté d’échapper toute leur vie seront transmis à la fille d’Amy, Heaven. Cet échec instaure alors péremptoirement le cycle infini de mémoire ou d’héritage, collectif ou personnel, auquel personne ne peut se soustraire, en l’incarnant par des morts-vivants, par ces «abolis de l’histoire» qui passent d’Amy à sa fille.</p> <p class="MsoNormal"><span style="color: #808080;"><strong>Transmettre l’impasse</strong></span></p> <p class="MsoNormal">En ce sens, le thème de la mémoire dans <em>Le ciel de Bay City</em> est intimement rattaché à celui de la transmission d’un héritage et du rapport à l’enfant. Il y a un sentiment de protection nécessaire, un choix arbitraire du passé que l’on doit léguer.</p> <p class="MsoNormal rteindent2"><span style="color: #808080;">Je me suis donnée à mon enfant. Je suis devenue son garde du corps. J’ai mené des combats sanglants contre les furies du passé. Autour&nbsp; de ma fille, j’ai construit un rempart contre l’histoire, j’ai creusé des fosses gigantesques pour que les mauvais rêves, les cauchemars grimaçants, les souvenirs-croquemitaines ne puissent jamais passer. J’ai fait exploser toutes les gargouilles monstrueuses du temps. (p. 284)</span></p> <p class="MsoNormal">Ainsi, selon Amy, se soustraire à quelqu’un –ici, se soustraire soi-même à son enfant– semble pouvoir nous éliminer du passé de cette personne pour éviter une éternelle vie par procuration dans les souvenirs d’un d’autre.</p> <p class="MsoNormal rteindent2"><span style="color: #808080;">Heaven, je le sens, a besoin de m’oublier. Je dois m’effacer de l’histoire et surtout ne pas, par ma présence, rappeler à mon enfant que quelque chose comme la Deuxième Guerre mondiale a pu avoir lieu. […] Heaven se défait de moi, comme on doit se séparer d’une amarre qui entrave la liberté. (p. 285).</span></p> <p class="MsoNormal">Pourtant, cette entreprise est vouée à l’échec. Le passé, incarné par les grands-parents d’Amy et par la famille qu’elle a enterrée, sera tout de même transmis à Heaven. Amy abdique et sait pertinemment «qu’il n’est pas aisé d’effacer toute trace de soi. D’[elle], il restera quelque vestige.» (p.35)</p> <p class="MsoNormal">Somme toute, «le rejet ne va pas sans identification»<a name="_ftnref" href="#_ftn5">[5]</a>, puisqu’il définit l’individu par ce qu’il ne doit pas être. L’aliénation du passé incarnée par Amy est forte dans <em>Le ciel de Bay City</em>. C’est une aliénation impossible à «irradier» ou à «gazer» une deuxième fois et sa transmission est inexorable.</p> <p class="MsoNormal rteindent2"><span style="color: #808080;">Il r</span><span style="color: #808080;">estera toujours une âme qui entendra, malgré elle, la violence des exterminations qui ont lieu ou qui ont pris place de par le monde. Il restera toujours les plaintes des morts qui résonneront bien après eux, qui feront vibrer l’air et le ciel.&nbsp;(p.52)</span></p> <p class="MsoNormal">Il y a, chez Mavrikakis, une réflexion profonde au sujet de cette mémoire arbitraire, une conscience de la mort qui crée cet «imaginaire où les ‘’morts’’ continuent de nous habiter et nous hantent comme ce que Freud appelle ‘’l’inquiétante étrangeté’’, remontée […] de ce qui avait été refoulé dans l’inconscient.»<a name="_ftnref" href="#_ftn6">[6]</a>. Le thème de la transmission et de l’influence du passé semblent des leitmotivs de la littérature québécoise contemporaine. Ces lieux communs établis autour de la Révolution tranquille –en filigrane du corpus aquinien, fortement théorisé et commenté, et dans son essai<em> L’art de la défaite</em><a name="_ftnref" href="#_ftn7">[7]</a> par exemple– semblent toujours influencer le domaine littéraire d’aujourd’hui. Toute l’œuvre de Ying Chen s’y penche. Jacques Brault avec <em>Agonie</em> et sa poésie, Suzanne Jacob avec <em>Fugueuses</em>, pour ne nommer que ceux-là, réfléchissent aussi sur le phénomène du legs du passé. &nbsp;Pourtant, <em>Le ciel de Bay City </em>intègre ces thématiques dans un contexte américain, presque international, en optant pour une histoire universelle plutôt que locale, en ramenant l’identité à un amalgame mémoriel extensif, ouvrant ainsi les portes sur un questionnement plus large qui n’est pas circonscrit autour du désir national de la Révolution tranquille ou des autres littératures de la révolution qui, dans un désir d’éthos national et marqué par le militantisme, se limitent à leurs frontières.</p> <p class="MsoNormal">&nbsp;</p> <p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn1" href="#_ftnref">[1]</a> Garneau, St-Denys, «&nbsp;La mort grandissante&nbsp;» dans<em> Regards et jeux dans l’espace</em>, Québec, CEC, 1996.</p> <p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn2" href="#_ftnref">[2]</a> <em>Idem</em>.</p> <p class="MsoNormal"><a name="_ftn3" href="#_ftnref">[3]</a> Mavrikakis, Catherine, <em>Deuils cannibales et mélancoliques</em>, Montréal, Héliotrope, 2009 [2001], 193 pages.</p> <p class="MsoNormal"><a name="_ftn4" href="#_ftnref">[4]</a> Nepveu, Pierre, <em>Intérieurs du Nouveau Monde. Essais sur les littératures du Québec et des Amériques</em>, Montréal, Boréal, «&nbsp;Papiers collés&nbsp;», 1998, p. 32.</p> <p class="MsoNormal"><a name="_ftn5" href="#_ftnref">[5]</a> Nepveu, Pierre, <em>L’écologie du réel. Mort et naissance de la littérature québécoise contemporaine</em>, Montréal, Boréal, 1999, p.63.</p> <p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn6" href="#_ftnref">[6]</a> <em>Ibid.</em>, p. 92.</p> <p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn7" href="#_ftnref">[7]</a> Aquin, Hubert, <em>L’art de la défaite. Considérations stylistiques, Blocs Erratique</em>s, textes rassemblés et présentés par René Lapierre, Montréal, Quinze, 1977, p.113-122.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/limpasse-de-loubli#comments Filiation GARNEAU, Hector de Saint-Denys Guerre Histoire Identité MAVRIKAKIS, Catherine Mémoire Mort NEPVEU, Pierre Québec Roman Thu, 15 Apr 2010 18:56:43 +0000 Charles Dionne 224 at http://salondouble.contemporain.info La première énigme http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-premiere-enigme <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/lapeyre-desmaison-chantal">Lapeyre-Desmaison, Chantal</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/lengendrement">L&#039;engendrement</a> </div> </div> </div> <p>Lionel Bourg est de ces &eacute;crivains fran&ccedil;ais contemporains qui, dans le silence, la discr&eacute;tion, ont construit une &oelig;uvre d&eacute;j&agrave; importante, &agrave; tous les sens du terme. Pour l'essentiel journalistiques, les rares critiques qui se sont pench&eacute;s sur cette &oelig;uvre &eacute;voquent la &laquo;qu&ecirc;te autobiographique&raquo;, &laquo;la recherche du temps perdu&raquo;, &laquo;la naissance &agrave; soi&raquo;, axes th&eacute;matiques ou formels qui apparaissent nettement &agrave; la lecture. Mais <em>L&rsquo;engendrement</em>, ouvrage paru en 2007 aux &eacute;ditions Quidam, permet de donner &agrave; cette naissance, &agrave; cette vie surgissante, une tout autre orientation.</p> <!--break--><!--break--><p> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L&rsquo;engendrement donc</strong></span></p> <p>Engendrer, c&rsquo;est faire na&icirc;tre, donner la vie. Les dix chapitres qui composent ce tr&egrave;s bref r&eacute;cit men&eacute; &agrave; la premi&egrave;re personne reconduisent au pr&eacute;sent de l&rsquo;&eacute;criture le milieu familial ouvrier, la r&eacute;gion de Saint &Eacute;tienne, le plateau d&rsquo;Essalois et les &laquo;gen&ecirc;ts noircis de septembre&raquo; (p.18), les jeux, la neige et les mots entendus, &acirc;pres, parfois violents. Oui, il s&rsquo;agit bien de faire (re)na&icirc;tre les temps d&rsquo;avant, mais non dans une volont&eacute; de dire sa vie, de l&rsquo;exposer au jour, de vaincre l&rsquo;irr&eacute;missible nostalgie. &Eacute;crire, pour Lionel Bourg, c&rsquo;est penser, en images, cr&eacute;er l&rsquo;espace d&rsquo;une r&eacute;flexion qui se donne pour objet de &laquo;comprendre, essayer de comprendre pourquoi l&rsquo;on f&ucirc;t ce m&ocirc;me qui souffrait, qui marchait quelquefois comme un forcen&eacute; sur une route vicinale ou se barricadait derri&egrave;re des cailloux, ces tessons de poterie, des bouquins, des po&egrave;mes.&raquo; (p.45) Comprendre ici, ce sera regarder, &eacute;couter sans finir la m&egrave;re, celle &agrave; qui on rend visite&ndash; c&rsquo;est le c&oelig;ur de l&rsquo;ouvrage&ndash; alors que la maladie d&rsquo;Alzheimer la confine dans &laquo;cette saloperie de mouroir&raquo;, h&ocirc;pital ou maison de repos, on ne sait pas trop. Mais cette maladie, comme une eau du L&eacute;th&eacute;, pr&eacute;cocement venue ravir l&rsquo;&acirc;me de la m&egrave;re, qui la prive de tout souvenir, ne fait au fond qu&rsquo;accro&icirc;tre son &eacute;tranget&eacute;, l&rsquo;&eacute;nigme qu&rsquo;elle a toujours repr&eacute;sent&eacute;e aux yeux de l&rsquo;enfant, puis aux diff&eacute;rents &acirc;ges de sa vie. C&rsquo;est cette &eacute;nigme qu&rsquo;il s&rsquo;agit de r&eacute;soudre, et c&rsquo;est ainsi que l&rsquo;on devient &eacute;crivain:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Tu te souviens, dis, tu te souviens, nous bavardions la nuit dans la cuisine o&ugrave; tu me laissais seul apr&egrave;s avoir lav&eacute; la cafeti&egrave;re, les phrases se bousculaient en vrac, tu le savais bien s&ucirc;r, j&rsquo;avais beau les planquer derri&egrave;re des livres de classe, mes feuilles, mes cahiers, ton songe m&rsquo;habitait, tu pourrais me ha&iuml;r, et m&rsquo;aimer, te ruer sur moi, le couteau<br /> <em>-j&rsquo;vais te crever, j&rsquo;vais te crever</em><br /> ou m&rsquo;empoigner les couilles en riant grassement, je n&rsquo;&eacute;tais plus que &ccedil;a, ta fi&egrave;vre, ta tourmente.<br /> C&rsquo;&eacute;tait un pi&egrave;ge, maman. Il aura fonctionn&eacute;.<br /> Les po&egrave;tes de sept ou de seize ans s&rsquo;y prennent. Vivre, &eacute;crire ne commencent qu&rsquo;apr&egrave;s. (p.28) </span>&nbsp;</div> <p> On devient &eacute;crivain, faute de mieux sans doute, quand on ne comprend pas et qu&rsquo;on reste p&eacute;trifi&eacute; devant la Sphinge &agrave; l&rsquo;entr&eacute;e du Royaume de Th&egrave;bes. Le temps ne passe pas alors, le temps se p&eacute;trifie lui aussi. Dans l&rsquo;espace que fonde cette mortification prend naissance le fil des mots qui va essayer de penser la chute dans l&rsquo;effroi qui sourd de cette poseuse d&rsquo;&eacute;nigmes, cette Lilith venue du fond des &acirc;ges, elle qui, tout aussi soudainement que surgissaient ses acc&egrave;s de fureur, &laquo;renon&ccedil;ait &agrave; [ses] &eacute;treintes, [ses] cris, [son] chamanisme de vieille pythie prol&eacute;taire vaticinant d&rsquo;un bout &agrave; l&rsquo;autre de la nuit, n&rsquo;&eacute;tant soudain que du silence, un bloc granuleux de silence ou cette chair broy&eacute;e maintenant.&raquo; (p.58)</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Subterfuges</strong></span></p> <p>On n&rsquo;interroge pas le myst&egrave;re de la Sphinge, de M&eacute;duse ou de Lilith &agrave; visage d&eacute;couvert; tous les mythes le disent sous une forme ou sous une autre. Pour d&eacute;couvrir le fin mot de l&rsquo;histoire&ndash; ou pour l&rsquo;inventer&ndash; il est n&eacute;cessaire de recourir au bouclier de Pers&eacute;e et, comme le h&eacute;ros grec, il faut s&rsquo;encapuchonner de nuit. L&rsquo;&eacute;criture sera ce truchement, toujours un peu transgressif, toujours un peu dangereux, et son investigation portera sur les temps, les lieux et les &ecirc;tres de ce pass&eacute; o&ugrave; cette Lilith &eacute;tait ma&icirc;tresse des heures, mani&egrave;re de mouvement concentrique autour de l&rsquo;&eacute;nigme centrale. &Agrave; cet &eacute;gard, le chapitre VII est exemplaire; il s&rsquo;organise en deux temps: une premi&egrave;re investigation se d&eacute;clinera sous la forme d&rsquo;une liste, inaugur&eacute;e par une phrase br&egrave;ve &agrave; valeur programmatique pour l&rsquo;ensemble de l&rsquo;ouvrage: &laquo;Il faut peser ce que l&rsquo;on porte.&raquo; Il faut en effet peser ce que l&rsquo;on porte, pour dessiner, comme par la n&eacute;gative, ce qui nous porte et qu&rsquo;approche la seconde partie du chapitre, &eacute;voquant les lectures maternelles.</p> <p>Ce que l&rsquo;on porte, c&rsquo;est l&rsquo;enti&egrave;re matit&eacute; du temps, &laquo;la cohue sur le quai d&rsquo;une gare en partance&raquo;, comme &laquo;le vol des papillons, l&rsquo;&eacute;t&eacute;&raquo;, &laquo;l&rsquo;amour ou les matins quand il g&egrave;le&raquo;, &laquo;la cousine qui sauta par la fen&ecirc;tre&raquo;, comme &laquo;la micheline que l&rsquo;on esp&eacute;rait voir passer sous le pont&raquo;. On le voit, la liste est la modalit&eacute; privil&eacute;gi&eacute;e de l&rsquo;&eacute;vocation: parce qu&rsquo;elle &eacute;num&egrave;re ces morceaux de temps, ces bribes de lieux, ces objets ou ces sensations, elle tend &agrave; rendre avec simplicit&eacute;&ndash; avec &eacute;galit&eacute;&ndash; ce qui tramait le pass&eacute;, ce qui lui conf&eacute;rait sa diversit&eacute; in&eacute;galable. L&rsquo;&eacute;criture est ici mime de l&rsquo;arch&eacute;ologie, cette qu&ecirc;te sans fin des origines, ce d&eacute;sir &eacute;perdu du temps inaugural, premi&egrave;re passion de l&rsquo;enfant, de l&rsquo;adolescent rapportant &agrave; la maison ces &laquo;fabuleux vestiges qui finissaient &agrave; la poubelle&raquo; sous le regard ironique du p&egrave;re. Par cette enqu&ecirc;te arch&eacute;ologique vou&eacute;e &agrave; l&rsquo;&eacute;vocation de ce temps perdu&ndash; un temps convoqu&eacute; dans l&rsquo;espace, entre ordre et d&eacute;sordre, de la liste&ndash;, se dessine soudain le c&oelig;ur de l&rsquo;&eacute;nigme maternelle, sa singularit&eacute;. Et elle donne le v&eacute;ritable sens de cet <em>engendrement</em>: &laquo;Je n&rsquo;ai jamais su comment maman s&rsquo;y &eacute;tait prise&raquo;, pauvre femme d&eacute;bord&eacute;e, presque nativement, toujours au bord du d&eacute;lire, comment&ndash; et la longue s&eacute;rie de propositions en incise donne &agrave; entendre l&rsquo;immensit&eacute; des obstacles&ndash; elle a pu &laquo;s&rsquo;&eacute;prendre, passionn&eacute;ment il va de soi, de Dostoievski et de William Faulkner&raquo;. Amour &eacute;perdu qui va lester son d&eacute;lire d&rsquo;une th&eacute;&acirc;tralit&eacute; &eacute;pique, intens&eacute;ment fascinante pour l&rsquo;enfant qui regarde et &eacute;coute la m&egrave;re trouvant dans la langue litt&eacute;raire &laquo;son compte d&rsquo;exaltation&raquo; (p.63). Pour dire, alors, tr&egrave;s logiquement, il y a les mots des livres qui viennent donner chair curieuse aux r&ecirc;veries de l&rsquo;adolescent, comme cette Hermantride que Lionel Bourg avoue avoir vol&eacute; &agrave; la famille d&rsquo;Urf&eacute;, dont l&rsquo;&eacute;vocation sera la premi&egrave;re figuration de la m&egrave;re:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je vous aimais sur les marches d&rsquo;escalier ou dans la haute chambre du ch&acirc;teau d&rsquo;Essalois, supposant vos cris et vos aveux, vos tuniques froiss&eacute;es par des chevaliers d&rsquo;aventures tandis que je lan&ccedil;ais des pierres contre la muraille ou contemplais la Loire. Vous couriez pourtant sur la lande, folle soudain, violente, et comme en proie &agrave; d&rsquo;impromptues m&eacute;tamorphoses: sorci&egrave;re, paysanne, pr&ecirc;tresse callipyge ou V&eacute;nus de Lespugue, ange, b&ecirc;te, mondaine &agrave; son divan [&hellip;]. (p.46)</span></div> <p> La m&egrave;re obsc&egrave;ne (&laquo;t&rsquo;es mon chiotte, Lionel&raquo; [p.47]) ou Hermantride: sous l&rsquo;<em>&eacute;lusion</em><strong><a name="_ftnref" href="#_ftn1">[1]</a></strong> de la r&eacute;&eacute;criture, c&rsquo;est encore la m&ecirc;me, la m&egrave;re/femme archa&iuml;que que l&rsquo;&oelig;uvre murmure, d&eacute;ployant le faisceau des temps, des lieux et des livres. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Une &laquo;autobiographie du genre humain&raquo;</strong></span></p> <p>&laquo;[&hellip;] tout est en moi o&ugrave; tu l&rsquo;as d&eacute;vers&eacute;&raquo;, &eacute;crit Lionel Bourg. L&rsquo;&eacute;criture est aussi, paradoxalement, un contre-engendrement, le paiement d&rsquo;une dette envers cette origine fatale, destinale. C&rsquo;est aussi conf&eacute;rer un espace ultime de germination pour ce &laquo;placenta des phrases qui naissent de ton ventre.&raquo; (p.86)&nbsp; C&rsquo;est enfin faire exister, donner consistance &agrave; cet ailleurs dont r&ecirc;vait l&rsquo;enfant, &agrave; &laquo;ce monde qui existait par-del&agrave; l&rsquo;&eacute;troitesse des ruelles et les ciels bourbeux amass&eacute;s sur la ville&raquo; (p.17) Au-del&agrave; vit aussi le lecteur confront&eacute; &agrave; ces r&eacute;miniscences par le livre, <em>symbolum</em> que tend l&rsquo;&eacute;crivain, dans un geste qui d&eacute;passe de loin l&rsquo;enjeu autobiographique strictement d&eacute;fini. Comme l&rsquo;&eacute;crivain, le lecteur est invit&eacute; &agrave; la lecture de ces pages &agrave; &laquo;peser ce qu&rsquo;il porte&raquo;. Pour lui aussi g&icirc;t une &eacute;nigme au c&oelig;ur de sa vie, et c&rsquo;est la m&ecirc;me pour tous, pour chacun confront&eacute; &agrave; un temps, des lieux, des images et des visages disparus ou au bord du n&eacute;ant qui les guette incessamment. Autobiographie, oui, mais autobiographie du genre humain, selon le mot de Pierre Michon: &laquo;L&rsquo;autobiographie du genre humain, enfin un petit morceau, c&rsquo;est plus tonique que la vie d&rsquo;un seul&raquo;, note-t-il dans <em>Le roi vient quand il veut</em> (p.151) <a name="_ftnref" href="#_ftn2">[2]</a>. Plus tonique, et peut-&ecirc;tre plus vrai. Pour lui, le <em>je</em> n&rsquo;est l&agrave; que pour ancrer le r&eacute;cit, pour lui donner une assise, pour l&rsquo;orienter d&rsquo;un point de vue, singulier, non strictement <em>personnel</em>. Ce <em>je</em> n&rsquo;est plus l&rsquo;enjeu du r&eacute;cit, il n&rsquo;en est m&ecirc;me pas le centre. C&rsquo;est ce que montre en particulier l&rsquo;emploi des pronoms dits personnels. L&rsquo;emploi du <em>on</em>, indice discret, vient souligner le fait que le <em>je</em> n&rsquo;est qu&rsquo;une variante particuli&egrave;re, qu&rsquo;il ne prend sens que par rapport aux autres et qu&rsquo;il ne vaut pas mieux qu&rsquo;eux. Parfois m&ecirc;me la r&eacute;f&eacute;rence personnelle, au sens grammatical du terme, se fond et dispara&icirc;t au fil des phrases: &laquo;On joue sa vie, jeune homme, puisqu&rsquo;on ne la vit pas. Pose au Meaulnes de province ou cultive clope sur clope sa fausse ressemblance avec le Bogart de <em>Casablanca</em>&raquo; (p.37). Participe de ce mouvement abrasif, qui renvoie le subjectif au communautaire, la dynamique d&rsquo;une &eacute;vocation qui n&rsquo;est pas sans rappeler les <em>Je me souviens</em> de Georges Perec, avec un autre usage de la liste qui renvoie &agrave; la m&eacute;moire d&rsquo;une &eacute;poque, et non seulement d&rsquo;un sujet:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Elvis, Brando, les anges &agrave; lunettes de motard des bals du samedi, qui cherchaient la castagne, les nouvelles du jour comme la rumeur brouill&eacute;e d&eacute;j&agrave; des ondes avant de nous atteindre, les films dans les salles moquett&eacute;es de velours rouges et les flacons de shampooing Dop, la mort de Marylin, le soulier tapageur de Nikita Sergueievitch Kroutchev &agrave; l&rsquo;ONU, et Chuck Berry, et Cochran, l&rsquo;assassinat de Lumumba ou celui de John Fitzgerald Kennedy n&rsquo;avaient pas mis toutes les pendules &agrave; l&rsquo;heure [&hellip;]. (p.14)</span></div> <p> La phrase s&rsquo;&eacute;tire, les sujets grammaticaux se multiplient au point que le verbe attendu, par cet effet de retard, sera sans importance pour le lecteur qui voit passer des images d&rsquo;un temps r&eacute;volu. Lionel Bourg radicalise ici cet effet d&rsquo;abrasion en jetant p&ecirc;le-m&ecirc;le ces souvenirs qui appartiennent &agrave; tous, et que chacun peut reconna&icirc;tre. C&rsquo;est cette tension du singulier d&rsquo;une &eacute;vocation et d&rsquo;une inscription qui verse &agrave; l&rsquo;universel, et peut-&ecirc;tre m&ecirc;me &agrave; une certaine forme d&rsquo;intemporel, qui peut prendre le nom d&rsquo; &laquo;autobiographie du genre humain&raquo;. Par l&agrave; l&rsquo;&oelig;uvre transcende tout soup&ccedil;on d&rsquo;autobiographisme nombriliste. Par l&agrave; aussi, et en intimit&eacute; profonde avec quelques &eacute;crivains de la p&eacute;riode contemporaine, embarrass&eacute;s du <em>je</em> et du <em>moi</em>, fr&egrave;res actuels d&rsquo;un Pascal ou d&rsquo;un Pierre Nicole, Lionel Bourg r&eacute;invente le genre autobiographique &agrave; partir de ses impasses.</p> <p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn1" href="#_ftnref"><strong>1</strong></a> Terme notamment employ&eacute; par Maurice Blanchot, qui signifie &laquo;d&eacute;robade&raquo;.</p> <p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn2" href="#_ftnref"><strong>2</strong></a> Pierre Michon, <em>Le roi vient quand il veut</em>, Paris, Albin Michel, 2007.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-premiere-enigme#comments Autobiographie BLANCHOT, Maurice BOURG, Lionel Filiation France Mythologie Théories des genres Récit(s) Thu, 04 Feb 2010 13:10:10 +0000 Chantal Lapeyre-Desmaison 209 at http://salondouble.contemporain.info Ces illusions de mémoire à écrire http://salondouble.contemporain.info/lecture/ces-illusions-de-memoire-a-ecrire <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/rioux-annie">Rioux, Annie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/corps-du-roi">Corps du roi</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p></p> <p class="rteindent4"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Le mythe de l&rsquo;abb&eacute; Pierre dispose d&rsquo;un atout pr&eacute;cieux : la t&ecirc;te de l&rsquo;abb&eacute;. C&rsquo;est une belle t&ecirc;te, qui pr&eacute;sente clairement tous les signes de l&rsquo;apostolat : le regard bon, la coupe franciscaine, la barbe missionnaire, tout cela compl&eacute;t&eacute; par la canadienne du pr&ecirc;tre-ouvrier et la canne du p&egrave;lerin. Ainsi sont r&eacute;unis les chiffres de la l&eacute;gende et ceux de la modernit&eacute;.<br /> Roland Barthes</span></p> <p> Nous avons d&eacute;j&agrave; parl&eacute; de Pierre Michon ici, mais il importe de rappeler qui est l&rsquo;auteur majuscule de ces fictions qui portent un regard arch&eacute;ologique sur le monde (avec d&rsquo;autres) et qui, de ce fait, colorent d&rsquo;une mani&egrave;re singuli&egrave;re le paysage francophone actuel. &Agrave; mon avis nous ne parlerons jamais assez du recueil <em>Corps du roi</em>, dont l&rsquo;originalit&eacute; d&eacute;passe sans contredit la rh&eacute;torique propre &agrave; l&rsquo;&eacute;criture du tombeau d&rsquo;&eacute;crivain. Je propose ici une r&eacute;flexion en surplomb sur les enjeux de filiation et d&rsquo;imaginaire litt&eacute;raire soulev&eacute;s par l&rsquo;&oelig;uvre de Michon, &agrave; partir du recueil qui m&rsquo;a longtemps questionn&eacute;e.</p> <p>&nbsp;</p> <p class="rteindent4"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Notre h&eacute;ritage n&rsquo;est pr&eacute;c&eacute;d&eacute; d&rsquo;aucun testament.<br /> (Ren&eacute; Char)</span></p> <p> Les livres de Pierre Michon illustrent bien cette condition contemporaine de la litt&eacute;rature, que l&rsquo;on dit &laquo;inqui&egrave;te&raquo;, parce qu&rsquo;ils interrogent de mani&egrave;re tr&egrave;s libre le legs des si&egrave;cles pass&eacute;s. Pour Michon, l&rsquo;Histoire est en effet le terreau privil&eacute;gi&eacute; &agrave; partir duquel d&eacute;coulent toutes ses mises en fiction. Dans cette posture r&eacute;solument contemporaine, l&rsquo;auteur des <em>Vies minuscules</em> (1984) trace n&eacute;anmoins sa voie originale en proposant des variations qui r&eacute;inventent la m&eacute;moire culturelle et historique commune, notamment &agrave; travers des figures de Grands Auteurs du XIXe si&egrave;cle qu&rsquo;il revisite &agrave; coups de doutes et d&rsquo;imagination. <em>Corps du roi</em> probl&eacute;matise la question du legs des anciens en passant par un questionnement p&eacute;riph&eacute;rique, celui sur la figure et l&rsquo;imaginaire de la cr&eacute;ation, l&rsquo;auteur s&rsquo;attachant par ailleurs &agrave; redonner un nouveau d&eacute;veloppement temporel &agrave; des photographies d&rsquo;&eacute;crivains. L&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t de ce livre r&eacute;side pour l&rsquo;essentiel dans le propos g&eacute;n&eacute;ral tenu sur l&rsquo;&eacute;crivain et sa double corpor&eacute;it&eacute; qui traverse le recueil (d&rsquo;un c&ocirc;t&eacute; l&rsquo;homme, mortel; de l&rsquo;autre l&rsquo;&eacute;crivain, l&rsquo;&acirc;me, le mythe qui perdure &agrave; travers le temps), propos qui d&eacute;passe de loin l&rsquo;anecdote autour des figures convoqu&eacute;es.</p> <p>Le recueil est compos&eacute; de cinq textes qui pr&eacute;sentent des portraits d&rsquo;&eacute;crivains c&eacute;l&egrave;bres, dont deux, ceux de Samuel Beckett et William Faulkner, se doublent d&rsquo;une photographie de ceux-ci repr&eacute;sent&eacute;s en plan am&eacute;ricain. Le livre s&rsquo;inscrit dans une production qui d&eacute;bute en 1984 avec la parution des<em> Vies minuscules</em>. Entre 1984 et 2002, paraissent successivement dans diff&eacute;rentes maisons d&rsquo;&eacute;dition: <em>Vie de Joseph Roulin</em> (1988), <em>L&rsquo;Empereur d&rsquo;Occident </em>(1989), <em>Ma&icirc;tres et serviteurs</em> (1990), <em>Rimbaud le fils </em>(1993), <em>Le Roi du bois et La Grande Beune</em> (1996), <em>Trois Auteurs</em> et <em>Mythologies d&rsquo;hiver </em>(1997), <em>Corps du roi</em> et <em>Abb&eacute;s</em> (simultan&eacute;ment, en 2002). Plus r&eacute;cemment, nous avons eu droit &agrave; un recueil d&rsquo;entretiens comment&eacute; sur ce site par Mahigan Lepage<a href="#note1a" name="note1">[1]</a>. Arnaud Ma&iuml;setti a aussi brillamment comment&eacute; sur son Journal en ligne<a href="#note2a" name="note2">[2]</a>&nbsp; le tout dernier livre intitul&eacute; <em>Les Onze</em>, &laquo;un r&eacute;cit surnum&eacute;raire qui donne peut-&ecirc;tre sens aux onze autres&raquo;. <em>Corps du roi</em> se distingue d&rsquo;abord par le recours &agrave; la photographie qui vient influencer les diff&eacute;rents r&eacute;gimes de perception des figures. Si <em>Rimbaud le fils</em> a aussi &eacute;t&eacute; &eacute;crit &agrave; partir d&rsquo;un album photographique, aucune photo ne figurait directement dans le livre. <em>Trois Auteurs</em> pr&eacute;sente &eacute;galement le m&ecirc;me canevas narratif et formel en donnant &agrave; lire des portraits litt&eacute;raires de Balzac, Cingria et Faulkner. Mais<em> Corps du roi</em> se d&eacute;tache &agrave; la fois de<em> Rimbaud le fils</em> et de <em>Trois Auteurs</em> par la diversit&eacute; des types d&rsquo;archives convoqu&eacute;s. La photographie (qui convoque la litt&eacute;rature), nous l&rsquo;avons dit, occupe une place de choix, mais aussi l&rsquo;&eacute;pistolaire, le trait&eacute; de chasse et le quotidien de l&rsquo;auteur lui-m&ecirc;me. Si l&rsquo;&eacute;pistolaire et la vie de l&rsquo;auteur demeurent par extension des types d&rsquo;<em>archives litt&eacute;raires</em> &eacute;vidents, il en va de m&ecirc;me mais plus subtilement pour le trait&eacute; de chasse qui, par son grand &acirc;ge et son caract&egrave;re documentaire, finit lui aussi par basculer dans la litt&eacute;rature. Il s&rsquo;agirait de faire de la litt&eacute;rature &agrave; partir du document <em>extralitt&eacute;raire</em> dans le but de redonner vie &agrave; des hommes de lettres oubli&eacute;s.<br /> &nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Le legs</strong></span></p> <p>On reconna&icirc;t bien l&rsquo;h&eacute;ritage des nouveaux romanciers, duquel d&eacute;coule l&rsquo;&eacute;criture qui fait la part belle &agrave; la mise en abyme de l&rsquo;&eacute;crivain par lui-m&ecirc;me, dans le geste m&ecirc;me d&rsquo;&eacute;crire autant que dans la mise en sc&egrave;ne du personnage &eacute;crivain en tant que figure qui r&eacute;fl&eacute;chit la litt&eacute;rature. En marge du Nouveau Roman mais &agrave; la m&ecirc;me &eacute;poque, on reconna&icirc;t aussi cette &eacute;criture de la m&eacute;moire dont le principal enjeu est un questionnement sur le temps, notion boulevers&eacute;e d&egrave;s lors qu&rsquo;une main tente de l&rsquo;investir par l&rsquo;&eacute;criture (nous pensons &agrave; la difficult&eacute; des r&eacute;cits d&rsquo;apr&egrave;s-guerre dont le but est de t&eacute;moigner d&rsquo;une m&eacute;moire bless&eacute;e, et d&rsquo;autant plus fractionn&eacute;e par le temps qui passe &ndash; <em>La route des Flandres</em> de Claude Simon en est un bel exemple). Mais dans cette poursuite du courant caract&eacute;ris&eacute; par des proc&eacute;d&eacute;s autorepr&eacute;sentatifs et une reprise du pass&eacute; par le t&eacute;moignage, pour produire entre autres un m&eacute;tadiscours sur l&rsquo;&eacute;criture, il faut tout de m&ecirc;me reconna&icirc;tre chez Pierre Michon une certaine &eacute;mancipation. Car l&agrave; o&ugrave;, d&rsquo;abord, le Nouveau Roman a voulu isoler le texte de tout contexte socioculturel d&eacute;termin&eacute;, Pierre Michon, lui, ouvre pleinement et de mani&egrave;re it&eacute;rative le texte aux imaginaires culturels et plus pr&eacute;cis&eacute;ment litt&eacute;raires. L&rsquo;auteur initie &eacute;galement une grande r&eacute;flexion sur la tradition litt&eacute;raire et ce que nous pourrions nommer un souci de filiation eu &eacute;gard aux &eacute;crivains qui l&rsquo;ont pr&eacute;c&eacute;d&eacute;. En ce sens la reprise du pass&eacute; moderne n&rsquo;est pas r&eacute;alis&eacute;e dans un but strictement mim&eacute;tique, elle est ce qui permet &agrave; l&rsquo;&eacute;crivain de s&rsquo;inscrire dans le grand monde des lettres tout en proposant de nouvelles avenues de pens&eacute;e face &agrave; cette &eacute;poque r&eacute;volue. Car &agrave; suivre Michon, cette &eacute;poque moderne est bel et bien r&eacute;volue : l'auteur a souvent affirm&eacute;, au d&eacute;tour d&rsquo;entrevues que l&rsquo;on ne compte plus, que les &eacute;crivains d&rsquo;aujourd&rsquo;hui n&rsquo;&eacute;galeront jamais plus les Grands Auteurs d&rsquo;hier (Joyce, Beckett, Faulkner, etc.) et que le roman, dans sa forme absolue (tel qu&rsquo;il a &eacute;t&eacute; &eacute;crit au XIXe si&egrave;cle et au d&eacute;but du XXe), est un genre fatigu&eacute; dont il se m&eacute;fie.<br /> &nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>La chute ou la r&eacute;habilitation du mythe</strong></span></p> <p>&Agrave; la suite de <em>Vies minuscules</em> (1984), cette croyance a trouv&eacute; de plus en plus un sens dans son incarnation au sein des formes br&egrave;ves et s&eacute;rielles, tant&ocirc;t dans la nouvelle ou la chronique, tant&ocirc;t dans le recueil de portraits ballottant entre le factuel et le fictionnel<a href="#note3a" name="note3">[3]</a>. Cela dit, les r&eacute;cits de Michon se pr&eacute;sentent indubitablement comme des <em>passeurs</em>, c&rsquo;est-&agrave;-dire des m&eacute;diums de transmission d&rsquo;une culture et des relais entre les imaginaires de la litt&eacute;rature indiff&eacute;remment rappel&eacute;s &agrave; travers les &eacute;poques. Figurer l&rsquo;&eacute;crivain devient d&egrave;s lors pour Michon un imp&eacute;ratif contemporain qui modifie la narration moderne tout en repr&eacute;sentant les principaux agents qui l&rsquo;ont &eacute;difi&eacute;e. Mais &agrave; cet &eacute;gard, la fugacit&eacute; de l&rsquo;image de l&rsquo;&eacute;crivain dans <em>Corps du roi </em>est pour le moins d&eacute;concertante. Relevant &agrave; la fois des figures d&rsquo;un pass&eacute; av&eacute;r&eacute;, des &eacute;crivains souvent &eacute;lev&eacute;s au rang de mythes dans nos imaginaires sociaux (de rois dans nos imaginaires de lecteurs michoniens), et des d&eacute;rives imaginatives du narrateur devant ces figures, l&rsquo;image de l&rsquo;&eacute;crivain se dessine suivant une double dynamique. Fractionn&eacute;s dans diff&eacute;rentes figures embl&eacute;matiques qui ont marqu&eacute; le cours de l&rsquo;histoire litt&eacute;raire, disloqu&eacute;s dans la virtuosit&eacute; de la forme qui soutient l&rsquo;entreprise narrative, les &eacute;crivains de Pierre Michon sont tour &agrave; tour repositionn&eacute;s dans les limites de ce qu&rsquo;ils ont &eacute;t&eacute; et de ce qu&rsquo;ils sont aujourd&rsquo;hui dans l&rsquo;imaginaire d&rsquo;un lecteur: &agrave; la fois des mythes et des hommes. Michon construit l&rsquo;&Eacute;crivain et le d&eacute;construit librement dans un mouvement qui consiste, pourrait-on dire, en une mythification doubl&eacute;e d&rsquo;une d&eacute;mystification. L&rsquo;un des param&egrave;tres de cette construction est l&rsquo;utilisation de l&rsquo;archive, du biographique, de la mati&egrave;re historique, mais on doit consid&eacute;rer qu&rsquo;un crit&egrave;re second prend rapidement le dessus sur le r&eacute;el: l&rsquo;imaginaire. L&rsquo;imaginaire a fait na&icirc;tre une multitude de formes de r&eacute;cits mythiques depuis les premi&egrave;res configurations du langage, farcis de leurs symboles pleins de culture. D&rsquo;ailleurs si, pour raconter, nous avons besoin &agrave; diff&eacute;rents degr&eacute;s de recourir au r&eacute;el, nous pouvons n&eacute;anmoins nous demander ce qu&rsquo;est en r&eacute;alit&eacute; ce r&eacute;el, si ce n&rsquo;est l&rsquo;id&eacute;e que nous nous en faisons.<br /> &nbsp;</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Le r&eacute;el n'est pas imp&eacute;ratif, comme on le croit. Ses apparences sont fragiles et son essence est cach&eacute;e ou inconnue. Sa mati&egrave;re, son origine, son fondement, son devenir sont incertains. Sa complexit&eacute; est tiss&eacute;e d'incertitudes. D'o&ugrave; son extr&ecirc;me faiblesse devant la sur-r&eacute;alit&eacute; formidable du mythe, de la religion, de l'id&eacute;ologie et m&ecirc;me d'une id&eacute;e</span><a href="#note4a" name="note4">[4]</a>.</p> <p> La construction de l&rsquo;&Eacute;crivain op&eacute;r&eacute;e dans <em>Corps du roi </em>montre bien que la part biographique dans l&rsquo;oeuvre ne peut &ecirc;tre que relative, d&rsquo;autant plus qu'elle est pr&eacute;cis&eacute;ment d&eacute;tourn&eacute;e par l&rsquo;affabulation autour de figures maintes fois r&eacute;ifi&eacute;es. On comprend bien l&rsquo;allusion qui est faite en ce sens &agrave; la doctrine des &laquo;deux corps du roi&raquo; th&eacute;oris&eacute;e par Ernst Kantorowicz (<em>The King&rsquo;s Two Bodies</em>, 1957), qui repose sur l&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;une image royale poss&eacute;dant le pouvoir de gouverner. Michon reprend &agrave; son compte cette division des <em>King&rsquo;s two bodies</em> afin d&rsquo;&eacute;clairer la th&egrave;se du pouvoir incontestable de l&rsquo;image et de la puissance de l&rsquo;imaginaire rattach&eacute; &agrave; l&rsquo;&eacute;crivain. &Agrave; la lumi&egrave;re de ce mouvement, on mesure aussi clairement cette obsession &agrave; forger des r&eacute;cits dont les personnages sauront nous rappeler les uns apr&egrave;s les autres les &laquo;minuscules&raquo; et les &laquo;majuscules&raquo; de ce monde &mdash; produit de nos repr&eacute;sentations. Alors que les personnages des fictions modernes habitaient des mondes virtuels o&ugrave; le rapport de distance entre r&eacute;el et fiction tendait &agrave; dispara&icirc;tre<a href="#note5a" name="note5">[5]</a>, les &laquo;demi-fictions&raquo; de Pierre Michon ne se contentent plus seulement de camper des r&eacute;cits au plus pr&egrave;s de la r&eacute;alit&eacute; des consciences, mais puisent directement dans des figures de la r&eacute;alit&eacute; historique pour en faire de vrais personnages. Tandis que l&rsquo;&eacute;clatement des formes narratives traduisait une impressionnante r&eacute;futation de la tradition dix-huiti&eacute;miste, les recueils de Pierre Michon, qui convoquent diff&eacute;rents savoirs artistiques (litt&eacute;raire, photographique), utilisent la s&eacute;rialit&eacute; du recueil de r&eacute;cits brefs pour &eacute;tablir des ponts avec ce qui, de la tradition, m&eacute;rite sans doute de ne pas &ecirc;tre trop rapidement &eacute;vinc&eacute; de notre biblioth&egrave;que et de nos m&eacute;moires.</p> <p>&nbsp;</p> <p><a href="#note1" name="note1a">1</a>.&nbsp;&Agrave; lire &laquo;Pierre Michon, roi et bouffon&raquo;, par Mahigan Lepage, <em>Salon double</em>: <a href="http://salondouble.contemporain.info/lecture/66 ">http://salondouble.contemporain.info/lecture/66 </a><br /> <a href="#note2" name="note2a">2</a>. Voir le Journal | contretemps d&rsquo;Arnaud Ma&iuml;setti: <a target="_blank" rel="nofollow" href="http://www.facebook.com/l.php?u=http%3A%2F%2Fwww.arnaudmaisetti.net%2Fspip%2Fspip.php%3Farticle7&amp;h=10801ijcLZ94cn6cYqmXThiomfQ">http://www.arnaudmaisetti.net/spip/spip.php?article7</a>(consult&eacute; le 22 septembre 2010)<br /> <a href="#note3" name="note3a">3</a>. Seul le r&eacute;cit intitul&eacute; <em>La Grande Beune</em> se rapproche du genre romanesque en donnant &agrave; voir des lieux et des personnages enti&egrave;rement invent&eacute;s.<br /> <a href="#note4" name="note4a">4</a>. Edgar Morin, <em>La M&eacute;thode, 4. Les id&eacute;es</em>, Paris, Seuil, 1991, p. 243.<br /> <a href="#note5" name="note5a">5</a>. Sur cette question, voir la r&eacute;flexion de Thomas Pavel dans<em> L'art de l'&eacute;loignement, Essai sur l'imagination classique</em>, Paris, Gallimard (coll. &laquo;folio essais [in&eacute;dit]&raquo;), 1996.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/ces-illusions-de-memoire-a-ecrire#comments Archives BARTHES, Roland CHAR, René Filiation France Imaginaire MICHON, Pierre MORIN, Edgar Mythologie PAVEL, Thomas Sérialité Récit(s) Tue, 28 Jul 2009 13:09:33 +0000 Annie Rioux 142 at http://salondouble.contemporain.info Le sauvetage du temps http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-sauvetage-du-temps <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/letendre-daniel">Letendre, Daniel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/un-chasseur-de-lions">Un chasseur de lions</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p>&laquo;C&rsquo;est une des po&eacute;tiques cons&eacute;quences du temps qui passe: les t&eacute;moins meurent, puis ceux qui ont entendu raconter les histoires, le silence se fait, les vies se dissipent dans l&rsquo;oubli, le peu qui ne s&rsquo;en perd pas devient roman, qui a ainsi &agrave; voir avec la mort.&raquo; (p. 22) Cette phrase, situ&eacute;e dans les toutes premi&egrave;res pages du dernier roman d&rsquo;Olivier Rolin, <em>Un chasseur de lions </em>(2008), r&eacute;sume le projet qui anime l&rsquo;auteur depuis <em>M&eacute;ro&eacute;</em> (1998) et <em>Tigre en papier</em> (2002): saisir et relancer dans le temps ce qu&rsquo;il reste d&rsquo;une vie, d&rsquo;une image, d&rsquo;une histoire. Faisant de constants allers-retours entre le pr&eacute;sent de la narration (mis entre parenth&egrave;ses) et le pass&eacute; qu&rsquo;il relate, l&rsquo;auteur assure la continuit&eacute; de l&rsquo;Histoire tout en prenant acte de la profonde transformation d&rsquo;un r&eacute;el, qui faute de transmission, est menac&eacute; d&rsquo;oubli. &Agrave; ce titre, les observations du narrateur lors de ses nombreux p&egrave;lerinages vers les lieux fr&eacute;quent&eacute;s par le peintre Manet et son ami Eug&egrave;ne Pertuiset, le chasseur de lions en question, ne cessent de faire la preuve de l&rsquo;effacement progressif du pass&eacute; et, par cons&eacute;quent, de l&rsquo;absence &eacute;loquente d&rsquo;une m&eacute;moire des lieux:<br /> &nbsp;</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">(Tu te rends au 1, rue du D&ocirc;me. Cela fait longtemps que, de ces hauteurs de Chaillot, on ne le voit plus, ce d&ocirc;me des Invalides qui a donn&eacute; son nom &agrave; la rue [&hellip;]. L&rsquo;id&eacute;e a quelque chose de s&eacute;duisant, d&rsquo;une rue tirant son nom des lointains qu&rsquo;on y d&eacute;couvrait, et qui ont d&eacute;sormais disparu derri&egrave;re la croissance de la ville. On se demande m&ecirc;me si &ccedil;a n&rsquo;a pas quelque chose &agrave; voir avec la litt&eacute;rature, ce nom qui parle d&rsquo;une perspective effac&eacute;e, qui inscrit une pr&eacute;sence abolie). (p. 40)<br /> </span></p> <p>Le nom, le mot, le livre n&rsquo;est donc plus une repr&eacute;sentation de ce qui est, mais plut&ocirc;t un t&eacute;moin de la disparition &agrave; la fois d&rsquo;un r&eacute;el qui, &agrave; juste titre, est pass&eacute;, et aussi d&rsquo;un savoir dont on a n&eacute;glig&eacute; la conservation. Du coup, le roman qui trouve sa gen&egrave;se dans la mort &ndash; celle d&rsquo;un r&eacute;el petit &agrave; petit &eacute;touff&eacute; par l&rsquo;oubli &ndash; n&rsquo;est pas tant une tentative d&rsquo;en faire le deuil, d&rsquo;exorciser les fant&ocirc;mes d&rsquo;un pass&eacute; qui ne cessent de nous poursuivre (comme celui de Pertuiset qui pourchasse le narrateur), qu&rsquo;une volont&eacute; de sauver ce qui est menac&eacute; d&rsquo;immersion dans le courant du temps, de l&rsquo;emp&ecirc;cher d&rsquo;&ecirc;tre englouti sous les grains du sablier.<br /> &nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les &eacute;vacu&eacute;s de l&rsquo;Histoire</strong></span></p> <p>Dans un r&eacute;cit intitul&eacute; &laquo;Le T&eacute;moin&raquo;, Borges pose la question suivante: &laquo;Qu&rsquo;est-ce qui mourra avec moi quand je mourrai? Quelle forme path&eacute;tique ou p&eacute;rissable le monde perdra-t-il?<a name="note1" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>&raquo; Cette interrogation, plusieurs fois cit&eacute;e par Rolin, est la pierre d&rsquo;assise de <em>Un chasseur de lions.</em> Ce qui se dissimule derri&egrave;re ce que Rolin a nomm&eacute;, dans <em>M&eacute;ro&eacute;,</em> &laquo;l&rsquo;histoire clandestine&raquo; est non seulement l&rsquo;&eacute;vocation de ces civilisations qui surgissent et disparaissent sans laisser de traces, mais &eacute;galement toutes les anecdotes qui constituent une vie. En somme, fait partie de l&rsquo;histoire clandestine tout ce qui n&rsquo;est pas &eacute;crit dans les notices encyclop&eacute;diques, tout ce qui ne fait pas l&rsquo;Histoire; tous ces &eacute;l&eacute;ments qui &ndash; pour paraphraser la citation de Borges &ndash; meurent en m&ecirc;me temps que nous. Un chasseur de lions s&rsquo;efforce pr&eacute;cis&eacute;ment d&rsquo;extirper du magma historique un savoir qui n&rsquo;est ni g&eacute;r&eacute; ni class&eacute;, ni r&eacute;pertori&eacute; ni d&eacute;termin&eacute; par les notions et les r&egrave;gles arbitraires de l&rsquo;historiographie classique. En s&rsquo;attachant au personnage d&rsquo;Eug&egrave;ne Pertuiset, Rolin donne &agrave; lire une histoire enfouie et &eacute;cras&eacute;e sous le poids de la grande histoire mais, surtout, d&rsquo;un pr&eacute;sent amn&eacute;sique, qui est all&eacute; jusqu&rsquo;&agrave; faire dispara&icirc;tre, lors des travaux du Grand Louvre &agrave; la fin des ann&eacute;es 1980, la &laquo;triviale balise&raquo; (p. 46) &ndash; une plaque d&rsquo;&eacute;gout &ndash; qui marquait &laquo;le centre approximatif de ce qui fut la Salle des Mar&eacute;chaux&raquo; (<em>id.</em>) du palais des Tuileries.</p> <p>Pertuiset est un explorateur rat&eacute;, un inventeur maladroit, un peintre sans v&eacute;ritable talent, un chasseur de lions qui n&rsquo;en a tu&eacute; qu&rsquo;un seul. Pourtant, il a fray&eacute; avec le grand milieu culturel du Second Empire et de la Troisi&egrave;me R&eacute;publique &ndash; Manet en a d&rsquo;ailleurs fait le portrait dans un tableau intitul&eacute; &laquo;Pertuiset, le chasseur de lions&raquo;, tableau pour lequel il a remport&eacute; une &laquo;seconde m&eacute;daille&raquo; au Salon de 1881; Pertuiset a aussi particip&eacute; &agrave; des f&ecirc;tes pr&egrave;s de Pigalle o&ugrave; fol&acirc;traient Verlaine, Charles Cros et Mallarm&eacute;; il a &eacute;t&eacute; le premier explorateur fran&ccedil;ais de la Terre de Feu, etc. En d&eacute;pit de toutes ces r&eacute;alisations, les livres d&rsquo;histoires ont occult&eacute; le personnage &ndash; puisqu&rsquo;un tel homme ne peut &ecirc;tre qualifi&eacute; autrement &ndash; de la &laquo;m&eacute;moire nationale fran&ccedil;aise&raquo;. Par l&rsquo;entremise de cet homme cach&eacute;, clandestin dans l&rsquo;histoire fran&ccedil;aise, Rolin pr&eacute;sente une version du Paris du dernier tiers du XIXe si&egrave;cle qui n&rsquo;est pas uniquement la p&eacute;riode faste du si&egrave;cle &ndash; celle du boulevard des Italiens et de la Maison Dor&eacute;e o&ugrave; se r&eacute;unissaient les grands artistes de ce temps, lieux qui &laquo;furent un centre du monde&raquo; (p. 59) &ndash; mais aussi un monde r&eacute;sultant de l&rsquo;&eacute;chec de la R&eacute;volution de 1848 et de celui de la Commune de 1871. En ce sens, Rolin fait de Pertuiset le chronotype parfait de cette &eacute;poque, puisque sous des dehors exub&eacute;rants et somptueux se cache un homme dont la vie ne peut &ecirc;tre mesur&eacute;e que par les &eacute;checs qui la bornent et la rendent, dans la d&eacute;faite glorieuse.</p> <p>Or, en suivant la trace des &eacute;checs de Pertuiset dans la ville de Paris et jusqu&rsquo;en Patagonie, le narrateur ne constate pas uniquement l&rsquo;oubli dans lequel est tomb&eacute; le personnage: il devient aussi t&eacute;moin de la disparition de son propre pass&eacute;, de la d&eacute;ch&eacute;ance dans laquelle se trouvent les lieux o&ugrave; il a attach&eacute; une partie de sa vie, les histoires inachev&eacute;es qu&rsquo;il y a laiss&eacute; en plan: &laquo;Et maintenant, un quart de si&egrave;cle plus tard, tu remontes l&rsquo;<em>avenida</em> Men&eacute;ndez, pensant &agrave; cette fille qui ne sait pas, n&rsquo;a jamais su qu&rsquo;un type venu de Paris l&rsquo;avait trouv&eacute;e jolie.&raquo; (p. 150) L&rsquo;intercalation du pr&eacute;sent de la narration au portrait de Pertuiset permet de mettre en parall&egrave;le les &eacute;checs du personnage et ceux du narrateur. Pertuiset n&rsquo;est donc plus uniquement le chronotype de la fin du XIXe si&egrave;cle: il devient l&rsquo;exemple type de chacun de nous. L&rsquo;histoire clandestine (celle qui se cache dans les parenth&egrave;ses de l&rsquo;Histoire) est donc &agrave; la fois celle des civilisations et des personnes oubli&eacute;es, mais &eacute;galement celle des &eacute;checs et des doutes formant la vie de chacun et qui sont, au m&ecirc;me titre que les guerres romaines ou les Croisades, l&rsquo;assise de l&rsquo;histoire de l&rsquo;humanit&eacute;. Rolin exhume ces anecdotes de l&rsquo;Histoire, toutes ces erreurs et ces d&eacute;faites qui sont pour lui la force motrice des &eacute;v&eacute;nements, en m&ecirc;me temps que ce qui relie chaque homme &agrave; ceux qui l&rsquo;ont pr&eacute;c&eacute;d&eacute; et &agrave; ceux qui le suivront. L&rsquo;&eacute;chec et la d&eacute;faite permettent aux r&ecirc;ves de se perp&eacute;tuer et aux utopies irr&eacute;alis&eacute;es d&rsquo;&ecirc;tre reprises si&egrave;cle apr&egrave;s si&egrave;cle. Ces chim&egrave;res communes &agrave; tous, ces r&ecirc;ves d&eacute;laiss&eacute;s qui se passent de mains en mains depuis des si&egrave;cles d&eacute;finissent l&rsquo;humanit&eacute;.<br /> &nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Le pr&eacute;sent de la parenth&egrave;se</strong></span></p> <p>&Agrave; la toute fin du roman, le narrateur avoue que suivre la trace de Pertuiset &eacute;quivalait pour lui &agrave; &ecirc;tre parti &agrave; la recherche du &laquo;temps perdu: pays o&ugrave; la vie pass&eacute;e se m&ecirc;le &agrave; la vie r&ecirc;v&eacute;e.&raquo; (p. 235) S&rsquo;inscrivant de fa&ccedil;on &eacute;vidente dans une filiation proustienne, Rolin transforme tout de m&ecirc;me la notion de &laquo;temps perdu&raquo; pour l&rsquo;arrimer &agrave; son projet romanesque: le temps perdu est ce qu&rsquo;est toute vie, soit un m&eacute;lange de faits r&eacute;els et de fiction. <em>Un chasseur de lions</em> s&rsquo;ins&egrave;re ainsi parfaitement dans la veine des fictions biographiques que pratiquent plusieurs auteurs contemporains, depuis Claude Simon jusqu&rsquo;&agrave; Pierre Michon et Richard Millet. Comme chez ces derniers, l&rsquo;invention de la vie du personnage rencontr&eacute; par Rolin dans un livre il y a &laquo;un quart de si&egrave;cle [&hellip;], &agrave; Punta Arena, sur les bords du d&eacute;troit de Magellan&raquo;, puis sur une toile qu&rsquo;il &laquo;d&eacute;couvre il y a un an au<em> Museu de Arte</em> de S&atilde;o Paulo&raquo; (p. 12), correspond &agrave; l&rsquo;invention de sa propre vie, celle o&ugrave; se confondent les id&eacute;es de grandeur et les souvenirs. Le roman atteste qu&rsquo;&agrave; d&eacute;faut de pouvoir d&eacute;couvrir des filiations r&eacute;elles entre soi-m&ecirc;me et le pass&eacute;, il convient d&rsquo;en inventer pour rattacher le fil de son histoire &agrave; celui de gens qui nous ont pr&eacute;c&eacute;d&eacute;s, &agrave; celui de l&rsquo;humanit&eacute;, de fa&ccedil;on &agrave; se sentir en faire partie. Sans ces histoires anecdotiques, sans les liens imaginaires entre les diff&eacute;rentes &eacute;poques et leurs projets avort&eacute;s, sans cette repr&eacute;sentation fictionnelle du retour et de la simultan&eacute;it&eacute; des temps, le r&eacute;el &ndash; le pr&eacute;sent &ndash; et l&rsquo;homme qui s&rsquo;y trouvent en deviennent orphelins. Sans pass&eacute;, r&eacute;el ou fictif, le pr&eacute;sent n&rsquo;a alors plus d&rsquo;avenir, car il ne poss&egrave;de aucune repr&eacute;sentation de ce dont il h&eacute;rite, des id&eacute;aux qu&rsquo;il doit faire siens et perp&eacute;tuer ni des hasards et des &laquo;trop tard&raquo; dont son monde est issu. Sans profondeur historique, le pr&eacute;sent ne peut plus relancer la fl&egrave;che du temps: il est confin&eacute; &agrave; rester prisonnier de sa propre image. L&rsquo;entreprise de Rolin vise &agrave; contraindre temporairement un pr&eacute;sent plus grand que nature &agrave; l&rsquo;aide de parenth&egrave;ses pour laisser la parole au pass&eacute;, l&rsquo;inventer et ainsi sauver de la disparition des personnes et un temps qui sauront &agrave; leur tour sauver le pr&eacute;sent, le r&eacute;int&eacute;grer au r&eacute;cit du monde. Au final, comme &agrave; la toute fin de <em>Un chasseur de lions</em>, la parenth&egrave;se retenant le pr&eacute;sent dispara&icirc;tra pour qu&rsquo;il puisse &agrave; son tour passer et &ecirc;tre racont&eacute;.<br /> &nbsp;</p> <p align="justify" texte=""><a name="note1a" href="#note1">1</a>&nbsp;Jorge Luis Borges, &laquo;Le T&eacute;moin&raquo;, cit&eacute; par Olivier Rolin, &laquo;Un &eacute;crivain doit-il aimer son &eacute;poque?&raquo;, dans Annie Curien (dir.), <em>&Eacute;crire au pr&eacute;sent. D&eacute;bats litt&eacute;raires franco-chinois</em>, Paris, &Eacute;ditions MSH, 2004, p. 28.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-sauvetage-du-temps#comments BORGES, Jorge Luis Filiation France Histoire Mémoire ROLIN, Olivier Roman Fri, 15 May 2009 11:28:42 +0000 Daniel Letendre 121 at http://salondouble.contemporain.info