Salon double - Fiction http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/294/0 fr S’essayer pour se transformer http://salondouble.contemporain.info/lecture/s-essayer-pour-se-transformer <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/guillois-cardinal-raphaelle">Guillois-Cardinal, Raphaëlle</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/dino-egger">Dino Egger</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;">Les récits d’Éric Chevillard se présentent comme plusieurs hybridations de formes. Souvent qualifiés de bizarreries tant par les critiques que par les lecteurs, ils réussissent à déjouer les attentes en subvertissant les règles de la logique littéraire, devenant par le fait même d’excellents exemples de «sabotage» du roman. L’anti-romancier qu’est Chevillard ne cherche pas à créer de nouvelles catégories, mais bien à mettre le désordre dans celles que nous connaissons déjà, et ce, tout en remettant en question des réalités qui nous semblent pourtant certaines.</p> <p style="text-align: justify;">Ne serait-ce que par la présence d’une réflexivité permanente et par la défense implicite ou explicite de certains idéaux littéraires, souvent défendus par des narrateurs-personnages eux-mêmes auteurs, l’oeuvre de Chevillard entretient un rapport de proximité avec le genre de l’essai. <em>Dino Egger</em><strong><a href="#_edn1" name="_ednref1" title="">[1]</a></strong> mélange même adroitement fiction et essai, car si l’essai se montre souvent capable d’inventer des récits, avec <em>Dino Egger</em>, c’est le récit qui invente un essai. En effet, dans ce récit, Albert Moindre, un auteur exalté et quelque peu dérangé, entreprend une espèce d’enquête sous la forme d’un projet d’écriture qui s’approche remarquablement de la forme essayistique. Une question fondamentale, ontologique même, l’habite:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">Enfin j’en tiens&nbsp;un et nous allons savoir. Nous allons savoir. Nous allons savoir! Nous allons obtenir une réponse à cette question qui ne laisse plus en paix une seconde l’esprit qui l’a un jour conçue incidemment ou au terme d’une réflexion bien ordonnée: que serait aujourd’hui le monde si Homère ou Marco Polo n’avaient pas existé? Ou Platon. Ou Pythagore. Ou Leonard. Ou Mozart, Einstein, Archimède, Colomb, Rembrandt, Marx, Newton, Shakespeare, Cervantès, l’un de ceux-là qui ont à un moment donné de l’histoire impulsé un mouvement, un désordre, ou mis en branle une ingénieuse et fatale mécanique dont a procédé la réalité nouvelle […]. Nous allons le savoir car j’en tiens un, je tiens Egger, et Egger – du moins cet Egger-là – Dino Egger –ce Dino Egger du moins– n’a jamais existé. Et force est de constater que le monde ne ressemble pas à ce qu’il eût été inévitablement si Egger avait vécu (7-8).</p> </blockquote> <div> <p style="text-align: justify;">En somme, selon Albert Moindre –moindre parce que moindre que Dino, évidemment– Dino Egger était promis à un important destin et son inexistence laisse un vide énorme. Dino Egger est donc l’homme à naître, à engendrer, à inventer, et le récit de Chevillard se fait le pendant d’un œuf prêt à éclore.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#808080;"><strong>L’essai de la fiction</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">À première vue, ce qu’écrit Albert Moindre semble être une sorte de journal de bord tenu sur son projet de recherche, journal dans et par lequel il réfléchit. Mais la prose de Moindre s’approche tant de celle de l’essayiste que l’on peut sans scrupule parler de son journal comme d’un essai. Il faut d’abord souligner le style conversationnel de l’écriture d’Albert Moindre dont émerge un dialogue <em>in absentia.</em> En effet, en s’adressant à Dino ou à divers destinataires inconnus, Moindre peut donner libre cours au va-et-vient de ses opinions et à la confrontation de ses hypothèses, selon un mode informel, sans ordre prédéterminé qui viendrait structurer ses idées. Propre au registre familier, ce style qu’adopte Moindre est aussi celui que privilégie l’essai, selon la tradition montaignienne du genre. Si l’essai, tel que l’a initié Montaigne, est considéré comme un processus qui s’écrit, l’écriture de Moindre, en avançant par tâtonnements, à coups de suppositions, de dénégations, de contradictions et d’essais-erreurs, est bel et bien fidèle au déploiement de sa pensée. D’ailleurs, un narrateur extérieur au récit fait parfois irruption pour mettre en évidence ce processus de réflexion simultané à l’écriture: «Albert Moindre se mordille la lèvre inférieure. Il se gratte la tempe. Au bout d’un moment, les idées lui viennent. Vite. Il les note» (12). Mais plus encore que la représentation d’une pensée en mouvement, le récit, au même titre que l’essai montaignien, prend tout à fait la forme d’une expérimentation par l’esprit: sans prétention à la vérité ou à l’exhaustivité, Moindre, en l’absence de preuves pouvant certifier ses hypothèses quant à la vie et l’œuvre de Dino, examine ses idées, incompatibles et contradictoires, les unes après les autres, en demeurant du côté du doute. Aussi, tel l’essayiste méditatif qui opère une réflexivité radicale sur son travail et sa posture, Moindre pose un certain regard critique sur lui-même. Bien qu’il s’investisse entièrement dans son projet, il est confronté à ses limites: s’il doit se frapper la tête et ainsi violenter sa matière grise, c’est bien parce que l’objectif visé le dépasse et que son projet ne s’accomplit pas avec facilité.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#808080;"><strong>L’expression d’une subjectivité</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">Se situant entre la prose et la poésie, l’essai, toujours selon la forme souple que l’on doit à Montaigne, se prête à la réflexion, mais aussi à l’intuition, aux formules, aux commentaires et aux états d’âme, devenant ainsi propice à l’expression d’une forte subjectivité. Or, tout en recourant à des images pour illustrer son point de vue, Moindre se laisse constamment emporter par ses émotions. Les traces de sa subjectivité sont nombreuses: originalité du propos, présence de tropes, d’envolées lyriques, du «Je» et de commentaires explicites au sujet de sa propre posture d’énonciation. À travers ses digressions, Moindre s’abandonne même à diverses considérations autobiographiques, parlant notamment de sa famille et de son milieu d’origine. Apparemment, sa vie n’est pas en adéquation avec ses espérances, d’où, peut-être, cette volonté de porter secours à l’humanité en engendrant un génie tel que Dino Egger. Ici, l’idée du <em>livre sur moi&nbsp;</em>devient manifeste: non seulement Moindre parle de lui en se questionnant sur Dino, génie de son invention qui traduit ses propres aspirations, mais de surcroît, il désire réellement ne faire qu’un avec son sujet. Plus son projet avance, plus sa réflexion se développe, plus ce désir se dévoile. Il doute tant de l’identité de Dino qu’il ose avancer l’hypothèse suivante: «je suis, dis-je, si imprégné de son génie singulier et fuyant qu’il m’arrive de me demander si je ne suis pas Dino Egger et si le sens de ma recherche ne consistait pas plutôt à définir et préciser exactement la cadre de ma mission» (116). En d’autres mots, Moindre serait-il foncièrement la matière de son livre? À ce stade, le pronom «Je» disparaît, laissant place à une guerre impitoyable entre Moindre et Egger qui se disputent un même corps. En proie au morcellement de sa personne, Moindre se détache de son identité première, parle de lui à la troisième personne et accuse même l’être qu’il était d’avoir empêché l’existence de Dino. À la toute fin du récit, Moindre sera littéralement devenu Dino: l’affirmation montaignienne disant <em>Je suis en mon livre et mon livre est en moi, je n’ai pas plus fait mon livre que mon livre ne m’a fait</em>, est, dans cette circonstance, appliquée à la lettre.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#808080;"><strong>Un essayiste à la dérive</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">Au fil du texte, Moindre remet tellement tout en question qu’il finit par interroger d’abord sa propre identité, puis sa légitimité à exister. La métaphore de la dérive utilisée par René Audet (2005) pour saisir tant la pensée en mouvement, notion inhérente au genre de l’essai, que la mouvance du genre lui-même, est ici tout à fait appropriée, car la pensée de Moindre dérive, véritablement, et donne lieu à une écriture des plus hybrides. Le projet d’écriture de Moindre devient un registre de ce qui se passe en lui, graduellement, jusqu’à sa chute dans le délire psychotique. L’essai, révélateur de la conscience, devient donc même, dans ce cas-ci, révélateur de l’inconscient. Alors que Moindre sombre dans son délire, il ne démontre plus la réflexivité et l’ouverture requises par la posture de l’essayiste, trop occupé qu’il est à se débattre entre deux entités qui ne peuvent cohabiter, soit la sienne et celle de Dino. Or, si son ethos ne s’éloigne pas complètement de celui de l’essayiste c’est que, malgré son incapacité à acquérir notre confiance, en laissant voir son caractère loufoque, ses espérances, son absence de malveillance, ses limites et sa vulnérabilité, il continue de se dévoiler tout en demeurant d’une honnête transparence.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#808080;"><strong>L’essai comme performance</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">Enfin,<em> Dino Egger</em> raconte l’histoire de la «métamorphose» d’un homme, histoire dont l’événementialité et l’action du protagoniste, si maigre semble-t-elle, se trouvent entièrement rattachées à l’écriture essayistique. Par la souplesse de sa forme, l’essai issu de la prose montaignienne permet justement toute la part d’imprévisibilité nécessaire à un personnage d’auteur tel que Moindre: il semble évident que Moindre ne parvient pas au but conscient qu’il s’était initialement forgé, car son idée première n’était pas d’usurper l’identité de Dino ni, selon ses mots, d’amoindrir Moindre.</p> <p style="text-align: justify;">Le récit met ainsi l’accent sur le caractère performatif de l’écriture, performativité particulièrement importante chez l’essayiste qui expérimente ses idées à travers l’écriture: expérimenter ou essayer, c’est sans contredit être dans l’action, même si aucun programme n’est d’avance établi et que le résultat final, par conséquent, demeure imprévisible. La prose essayistique est d’ailleurs tissée, implicitement ou explicitement, de bien des verbes par lesquels se déclare l’action: «je propose», «je prétends», «j’avoue», «je reconnais», «j’essaie», «je m’essaie», etc. Non seulement l’essayiste met sa crédibilité en jeu, mais de surcroît, en présentant une part de son expérience subjective du monde par l’énonciation de son propre point de vue, il se met, en quelque sorte, lui-même en scène. Nécessairement, il se trouve en représentation et ainsi, se forme une identité à travers l’acte d’écriture. Mais si, dans <em>Dino Egger</em>, l’essai prend bel et bien la place d’une véritablement épreuve de connaissance de soi, Albert Moindre, pulvérisé par sa propre création, s’y heurte durement.</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <hr /> <p style="text-align: justify;"><strong>Bibliographie</strong></p> <p style="text-align: justify;">AUDET, René (2005), «Dérives de l’essai», <em>Études littéraires, </em>vol. 37, numéro 1, (automne), p.7-11.<br />CHEVILLARD, Éric (2011), <em>Dino Egger</em>, Paris, Minuit.<br />MONTAIGNE, Michel de (1985), <em>Essais</em>, 3 volumes, Paris, Librairie générale française. (Coll. «&nbsp;Livre de poche&nbsp;».)<br />VAILLANCOURT, Luc (2008), «L'individualisme humaniste: égotisme rhétorique ou expression de soi»,&nbsp;<em>Modèle linguistiques,&nbsp;</em>vol. 58, p. 99-109.</p> <p style="text-align: justify;"><strong><a href="#_ednref1" name="_edn1" title="">[1]</a></strong> Toutes les références à ce roman seront intégrées entre parenthèses dans le corps du texte.</p> </div> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/s-essayer-pour-se-transformer#comments AUDET, René CHEVILLARD, Éric Fiction France Genre MONTAIGNE, Michel VAILLANCOURT, Luc Essai(s) Roman Mon, 22 Oct 2012 18:14:09 +0000 Pierre-Paul Ferland 605 at http://salondouble.contemporain.info Vie éclatée, lectures éclectiques, vie électrocutée. Studio de lecture #1 http://salondouble.contemporain.info/lecture/studio-de-lecture-1 <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/fontille-brigitte">Fontille, Brigitte</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/hivert-ariane">Hivert, Ariane</a> </div> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/lamoureux-d-sir-e">Lamoureux, Désirée</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/landry-pierre-luc">Landry, Pierre-Luc </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/vie-electrique">Vie électrique</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p><strong>Pierre-Luc Landry [PLL]: </strong>Faut-il entamer ce premier studio de lecture par un résumé du bouquin choisi? La question se pose d’emblée, selon moi, parce que l’exercice est périlleux; comment, en effet, résumer un tel objet, qualifié de «roman» dès la première de couverture par l’éditeur, alors que le projet lui-même erre entre les genres? <em>Vie électrique </em>est un roman en trente chapitres, trente jours, au cours desquels l’auteur entre en dialogue avec lui-même, avec son musée personnel: le lecteur est mis face à des impressions et des réminiscences, des notes de lecture, une sorte de collage réunissant entre deux couvertures la liste des œuvres littéraires, musicales et visuelles que l’auteur a particulièrement appréciées, des considérations sur les lieux qu’il a visités, sur les amitiés qu’il a entretenues, etc. Le projet, Rossignol le résume ainsi:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">Dans ce roman vécu, on croisera des fleuves et des livres à soi. Aucune théorie magistrale, aucun <em>conseil</em>. Juste le temps, celui que j’ai passé, que je passe à lire et à partir, la lecture et le départ qui ne sont jamais vraiment des activités mais une autre façon de boire ou de grimper aux arbres. […] Trente jours. Ce qui se passe pendant un mois. Roman continu d’un genre particulier. Roman, c’est-à-dire pulsations, vacillements, vertige, journées précises. Voici le premier jour dans l’exploration du détachement. Et avec lui les vingt-neuf suivants. Sarabande (p.14-16).</p> </blockquote> <p>C’est donc un «roman à soi», un «roman continu» dans lequel chaque pulsation correspond à une journée, une œuvre littéraire, un auteur qu’on apprécie, un lieu qu’on a aimé. Un drôle de roman, en somme, qui ne ressemble pas du tout à un roman mais qui donne envie d’aller lire ailleurs pour voir si on y est.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Désirée Lamoureux&nbsp;[DL]:</strong> Je dois affirmer, en toute honnêteté, que j’ai trouvé l’œuvre de Rossignol pénible. Mais à travers les discussions suscitées par ce studio et dont le présent texte est une trace, je vois en quoi elle peut nous interpeler, nous obliger à ouvrir un livre longtemps ignoré, nous encourager à écouter une mélodie trop souvent perdue dans le brouhaha du quotidien. Sorte de <em>Monde de Sophie</em> de l’art, le livre de Rossignol m’a bombardée de suggestions, de routes, sans jamais me laisser le temps de me couler dans ses pages. Trop préoccupé par son propre parcours, l’auteur semble oublier que des lecteurs tentent de le suivre dans son aventure à travers contrée et forme artistique.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Brigitte Fontille [BF]:</strong> En effet, l’auteur nous propose de traverser des univers artistiques en jouant les guides touristiques. Toutefois, si son programme avait fort de piquer ma curiosité et mon intérêt (classiques revisités –Stendhal, Tolstoï– et découverte d’artistes qui m’étaient inconnus –Jan Zabranan? Italo Svevo?­–, dans un mélange artistique singulier –orchestrer Claudel, Thoreau et Charlie Parker!), j’ai également été tentée à maintes reprises de quitter le musée... Les œuvres dépoussiérées ou ramenées à la lumière du XXIe siècle me laissent&nbsp;désenchantée: mais où est passé le romancier? Un peu lasse du rythme en fiche de lectures, je pars écouter d’autres ritournelles. Et, c’est peut-être là que j’entends finalement la voix de l’auteur...</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Ariane Hivert [AH]: </strong>Pendant et après ma lecture, de multiples questions se bousculaient dans ma tête. Et maintenant, les commentaires de mes collègues en soulèvent de nouvelles… À quel moment voit-on le personnage de Rossignol soulever un livre? Peut-il vraiment avoir lu tous les bouquins dont il parle en trente jours? Si c’est un «roman à soi» au point d’en oublier le lecteur, quel est l’intérêt d’en faire un roman? Le rôle de guide touristique est-il vraiment le meilleur moyen pour faire découvrir des œuvres artistiques si profondes? Des questions superficielles, j’en conviens, mais ma propre fibre d’auteure en herbe est choquée par ce manque de réalisme dans un livre qui semble s’apparenter à l’autofiction avec cette «voix de l’auteur» dont parle Brigitte, si forte et si personnelle. Les réponses à ces questions sont-elles si importantes ou bien ces interrogations ne sont-elles que la cristallisation de mon propre désir d’abandonner devant un livre qui m’apparait au premier abord si aride?</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>PLL: </strong>Je suis content que Désirée soulève de telles réticences parce que, comme mes collègues, je me suis heurté moi aussi à des envies d’abandonner, parfois, alors que le propos devenait trop «obscur», trop personnel. Je ne connais pas Rossignol, je ne suis pas familier avec son travail et je sais peu de chose de lui sinon qu’il est éditeur chez Payot &amp; Rivages. Circule sur le Web une photo le représentant cigarette à la bouche, chemise blanche et cravate noire, barbe de trois jours, les yeux posés sur la clope qu’il tient entre ses doigts; un petit quelque chose à la Bret Easton Ellis, une gueule paillarde, un brin baveuse. Voilà tout ce que je connais de l’auteur, qui nous invite dans son livre à assister à un monologue mis en scène expressément pour nos yeux de lecteurs; exercice de voyeurisme s’il en est un, mais dont l’étrangeté séduit. Ce sont des notes de lectures et un carnet d’errance ainsi qu’un journal personnel et tout cela invite à l’écoute, au voyage. Les textes qui sont lus et commentés par Rossignol —et j’entends textes au sens sémiotique d’<em>œuvres</em>, peu importe leur support—, paraissent essentiels; que peut-on comprendre de cette «vie électrique» si l’on n’a pas lu les livres dont il est question, si l’on n’a pas fréquenté les musiciens dont Rossignol discute, etc.? Il y a toutefois dans ce bouquin un beau paradoxe: malgré le caractère essentiel de ces textes premiers, le lecteur peut s’en passer. Si certains titres font partie d’un «savoir encyclopédique commun», d’autres sont des hapax, des livres étranges, des objets dont on peut ne jamais, même, avoir entendu parler. Au final, toutefois, ce n’est pas important: celui ou celle qui aime la littérature (et les autres arts) n’en n’a rien à faire.</p> <p>Je voudrais revenir à ma propre obsession de lecteur (bien sûr!), c’est-à-dire au genre annoncé en première de couverture: au romanesque de ce projet éclaté. Dans un entretien accordé à Albert Gauvin de <em>Pileface</em>, site Internet consacré à tout ce qui touche Philippe Sollers, Rossignol explique en quoi son projet est, pour lui, bel et bien un <em>roman</em>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">J’appelle ça roman parce qu’il n’y a pas de distinction entre la bibliothèque et les destinations. Le fil d’un narrateur qui passe de Trieste à New York en lisant B. S. Johnson et Alix Cléo Roubaud, pour moi c’est l’histoire d’un roman. Tous ces écrivains sont des personnages de romans. Cela m’intéresse plus que d’inventer un personnage réaliste dans lequel je ne me reconnaîtrais pas (Rossignol, cité par Gauvin, 2012, <a href="http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=1265">[en ligne]</a>).</p> </blockquote> <p>On lit dans cette déclaration le désir de faire du roman sans s’engager dans l’imaginaire ou, plus précisément, dans <em>l’invention</em>. Il existe bien sûr tout un pan de la littérature qui se réclame d’un tel mouvement et tout un autre pan qui se réclame de son contraire. Je ne souhaite pas ajouter d’eau au moulin de la dualité roman vrai / roman imaginaire. Cela n’est pas important, surtout pas en ce qui concerne le commentaire et la lecture du livre de Rossignol. Néanmoins, je trouve que le choix éditorial est étonnant. Pourquoi s’acharner à nommer ainsi un livre qui, au final, n’a pas grand-chose à voir avec la production romanesque actuelle? Alors que les témoignages et autres documents ont la cote, pourquoi vouloir à tout prix faire du roman plutôt que de, plus simplement, faire <em>un livre</em>? Que les écrivains soient des «personnages de romans»,&nbsp;soit. Reste que <em>Vie électrique</em> a peu d’atomes crochus avec le genre romanesque, d’autant plus que le livre fait une très grande place à tout ce qui ne l’est pas. On devine en effet à la lecture une préférence de Rossignol pour les œuvres hétéroclites, pour les livres protéiformes, étranges, à mi-chemin entre ceci et cela, pas vraiment romans mais pas vraiment essais. Par exemple, il dit de Rolf Dieter Brinkmann qu’il est disparu du paysage littéraire en raison du mélange des genres qui est au cœur de ses œuvres, notamment de <em>Rome, regards</em> et de <em>La lumière assombrit les feuilles</em>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">Brinkmann choisit de briser le roman traditionnel, de ne plus s’en tenir à une représentation réaliste et paisible du monde. Il décide de projeter ses images et une poésie directe dans un ouvrage indéfinissable, un livre-album qui fait appel à tous les motifs, lettres, photos, factures, billets de train, et qui donne lieu à un récit cinglant (p.107).</p> </blockquote> <p>Un ouvrage indéfinissable, donc. Qualificatif qui pourrait très bien être accolé au livre de Rossignol. Je réfléchis à «voix haute» ici, je ne propose pas de commentaire définitif sur <em>Vie électrique</em>. Si je remets en question l’étiquette de «roman», c’est que je me demande en quoi elle peut être efficace, importante, nécessaire. Réinventer le roman, briser les cadres rigides, oui, je veux bien —et j’aime tout particulièrement les auteurs qui ont cette «audace». Mais pourquoi choisir le label contraignant, s’il ne nous convient pas? Peut-être que mes collègues de ce studio de lecture auront quelque chose à dire à ce sujet…</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>DL: </strong>En effet, pourquoi choisir d’indiquer le genre alors que le projet d’écriture ne va pas du tout dans ce sens? À ma première lecture de l’œuvre, je ne me suis pas posée la question; je me suis plutôt demandée où l’auteur voulait en venir. Avec son début déroutant à Berlin qui semble annoncer une espèce d’histoire d’amour étrange, j’ai attendu en vain que l’auteur termine son histoire. Ce n’est qu’en fermant le livre que j’ai réalisé que le début n’avait en fait peut-être rien à voir avec le reste. En relisant maintenant le premier chapitre, je vois que Rossignol nous annonce bel et bien son projet – «Trente jours. Ce qui se passe pendant un mois. Roman continu d’un genre particulier» (p.16) – au moment même où il quitte Petra pour revenir à Paris. Il semblerait que le roman dont il est question sur la page couverture ne dure que 4 pages pour se perdre dans les méandres d’un autre projet d’écriture. Serait-ce un roman de quelques pages accompagné d’un journal de bord, ou plutôt un journal de bord amorcé par un mini-roman?</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>AH:</strong> Je me suis posée la même question: <em>Vie électrique</em> est-il vraiment un roman? Je comprends le point de vue de Rossignol et, en un sens, je suis d’accord. Les auteurs sont aussi des personnages de roman. Ce récit, parce que je lui accorde que c’en est un, enchaîne les observations littéraires et artistiques sans m’emporter dans un autre monde. Personnellement, c’est ce que je recherche dans un roman: m’évader, que ce soit dans un univers imaginaire ou réel. Tandis qu’en lisant Rossignol, j’ai eu l’impression d’assister à une conférence sur la littérature sur fond musical. Intéressant, certes, mais pas ce à quoi je m’attendais. Il ne faut pas sous-estimer l’importance des attentes que peut avoir un lecteur par rapport à un livre. Avec le temps, le roman s’est imposé comme genre hégémonique —une certaine idée du roman, même— et a pris une grande place dans le spectre littéraire; c’est ainsi que l’étiquette de roman commande tout un horizon s’attente qui a été déçu avec <em>Vie électrique</em>. Comme le dit Pierre-Luc, cela ne doit pas empêcher les auteurs d’essayer de nouvelles choses et de briser les conventions. Mais apposer l’étiquette de «roman» sur un livre, c’est le comparer à tous les autres romans qui ont été écrits avant et lui donner une signification qu’il n’a pas lorsqu’on l’ouvre. Le lecteur est déstabilisé, déçu et souvent se décourage au point de poser ledit roman et de ne pas en terminer la lecture. Je crois que les livres sont écrits pour être lus (et je ne parle pas de l’aspect commercial de la chose), mais lorsque les lecteurs abandonnent le livre d’un auteur, ils sont moins enclins à acheter les suivants et à continuer de faire vivre l’œuvre de cet auteur. À leurs proches, ils diront qu’ils ont été déçus ou, pire, n’en parleront pas du tout, au contraire des ces romans qui ont fait vibrer la corde émotive qui nous traverse tous et dont on veut parler autour de nous. La corde cognitive est plus difficile à faire résonner; elle n’est pas toujours bien tendue, selon l’éducation et l’état d’esprit de chacun. Il faut préparer son lecteur à ce genre de récit qui appelle à la raison avec une étiquette appropriée, autre que celle de «roman», qui elle s’adresse à un nombre grandissant de lecteurs de tous les âges. Il existe cependant des gens qui n’auraient pas acheté le livre s’il n’était pas écrit «roman» sur la couverture, mais plus persévérants, ils continuent leur lecture et, intéressés par le propos de Rossignol, ils poursuivent leur découverte des auteurs qu’il cite. Convenons-en, ces gens sont peu nombreux. Je suis de ceux qui ont été déçus. Et sans ce studio de lecture, j’aurais rapporté le livre à la bibliothèque sans le terminer.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>BF:&nbsp;</strong>Je résiste à ce propos orienté vers l’analyse mercantilisante des œuvres littéraires ou qui suggère un lecteur au premier degré qui se laisse influencer par l’étiquette ou qui utilise l’art pour «s’évader». Il n’en demeure pas moins que l’étiquette de cette œuvre semble bien étrange et suscite avec raison nombre de questions. Je pourrais toutefois voir ce «roman» s’inscrire dans un mouvement de contamination romanesque amorcée dans les années 80. Je pense notamment aux romans <em>réflexifs</em> de Milan Kundera, à certains romans de Pascal Quignard, <em>Vie secrète</em> notamment, dont la charge d’érudition en font à la fois des essais, des biographies, des études anthropologiques, des récits mythologiques, des contes, des traités, etc. Sans nécessairement inscrire Rossignol dans cette généalogie d’écrivains confirmés, je peux percevoir dans <em>Vie électrique </em>un écho de cette démarche poétique qui met au défi le récit. Démarche téméraire pour une œuvre dont la forme et le contenu remettent en cause la jouissance esthétique du lecteur. Or, il faut bien en convenir, <em>Vie électrique</em> produit un effet déceptif par rapport à l’&nbsp;«horizon d’attente» du lecteur. Un romancier qui se propose à l’image d’un simple compilateur et se réduit à une instance énonciative qui dit timidement «je» en se diffractant en une narration plurielle et démultipliée de tous les livres lus pose à juste titre un enjeu vital au lecteur déjà mis en abyme dans cet auteur-lecteur. Chaque livre a son lecteur implicite. Et c’est peut-être dans cette avenue qu’il faudrait tenter de porter notre attention afin de cerner les enjeux d’une œuvre qui semble désorienter le lecteur au point qu’il en questionne sa propre existence (un lecteur fictif au lieu d’un personnage romanesque imaginaire?). À moins que Rossignol soit tout simplement passé à côté de son «pacte de lecture»...</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>DL:</strong> Je ne crois pas que Rossignol soit passé à côté de son «pacte de lecture», comme le propose Brigitte. Il me semble plutôt que son «pacte» participe d’un désir de perdre le lecteur, de l’ennuyer à un tel point qu’il vienne à apprécier ce qu’il lit. L’importance de la patience face à l’ennui, suggérée dès la page 15 dans une citation de John Cage, joue-t-elle un rôle moralisateur? Rossignol nous dit-il que nous sommes trop pressés à comprendre, à être divertis en tout temps? Qu’il faut nous arrêter, prendre le temps d’apprécier les belles choses de la vie, malgré l’ennui qu’elles peuvent parfois susciter? Je vois maintenant en ce roman une critique de notre société actuelle: société qui mise sur un divertissement si envoûtant qu’il nous fait oublier notre existence superflue. Au contraire, le roman de Rossignol, dans ses longueurs et ses langueurs, ne cherche pas à nous procurer une évasion, mais plutôt à nous obliger à nous plonger dans un art trop longtemps mis de côté. &nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>PLL: </strong>Il est évident que <em>Vie électrique</em> n’est pas un roman d’évasion. Le lecteur averti le saura déjà par sa publication dans la collection «L’infini», dirigée par Philippe Sollers. Ici, pas d’illusion romanesque ou de suspension de l’incrédulité; pas de catharsis programmée et, n’en déplaise à Odette qui répond à la question «Le Roman permet -il de s’évader ou lui attribuez vous d’autres fonctions?» [<em>sic</em>] sur <em>Yahoo! Questions/Réponses</em> [<a href="http://qc.answers.yahoo.com/question/index?qid=20080512024141AAnVceH">en ligne</a>], pas de résonnance de l’hridayagranthi ou de quelque «nœud du cœur» que ce soit. <em>Vie électrique</em>, ce n’est pas cela. Ce n’est pas non plus ce best-seller qui nous emmène, justement, sur d’autres rives, dans des aventures rocambolesques et sentimentales. J’ai peut-être l’air méprisant, mais je ne le suis pas. Il n’y a pas de fiction à grand déploiement dans <em>Vie électrique</em> et cela ne lui fait pas défaut. Ce que je tente de dire, c’est que le plaisir de lire ce livre, il est ailleurs; il se trouve dans les nombreuses références à la littérature et à la musique, dans le parcours intellectuel de l’auteur, dans la forme, dans l’espace étrange que Rossignol a aménagé pour lui et son lecteur et où la rencontre opère quand même. On a beaucoup glosé avec Umberto Eco sur la coopération interprétative et le rôle du lecteur dans le roman; dans cette même veine, j’apprécie tout particulièrement ce commentaire d’Alain Robbe-Grillet que je me permets de reproduire ici (et qu’on me pardonne la longueur de la citation):</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">Cette idée que le monde est toujours à faire est au fondement de l’esprit moderne. C’est, en somme, ce que Sartre a appelé la liberté. Si le monde est fait, nous ne sommes pas libres, nous ne pouvons que reproduire les formes du monde telles qu’elles sont. Mais si le monde est à faire, notre liberté est sans cesse en jeu. Car dans notre existence, en dehors même de la littérature, nous sommes sans cesse les bâtisseurs d’un monde. Cette situation va aussi se refléter dans celle du lecteur. Celui-ci est appelé à refaire le livre qu’il lit, comme si ce livre était déjà tombé en ruine et que lui-même allait y introduire de nouvelles possibilités de signification. Il ne s’agit pas de construire des cathédrales, mais l’idée est la même: ce sont des cathédrales de pensée. Cette situation est souvent mal comprise par les lecteurs, car ils considèrent que la lecture est une sorte de repos. On a affronté les bizarreries du monde et l’incompréhensibilité de plus en plus flagrante de certains éléments du monde, et quand on rentre chez soi le soir, on lit pour se reposer. Dans ce cas, mieux vaut prendre un Balzac qu’un Kafka ou un Joyce. La lecture de la littérature vivante n’est pas reposante, puisqu’il faut sans cesse s’impliquer soi-même comme créateur du livre, comme si on réécrivait ce livre qu’on est seulement en train de lire. Je le lis, il est tout fait, mais il n’est pas fini. Il continue à vivre (2005, p.41-42).</p> </blockquote> <p>Une chose est sûre: on ne se repose pas dans le livre de Rossignol. Au fil de ce studio de lecture, j’apprends à l’apprécier davantage. C’est une sorte de <em>Dernier inventaire avant liquidation</em> ou de <em>Premier bilan après l’Apocalypse </em>(Beigbeder, 2001 et 2011) en plus intello, un <em>projet</em> au sens fort du terme, une aventure d’écriture <em>et</em> de lecture.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>BF: </strong>Malgré tout, malgré quelques déroutes, je demeure ambiguë face à ce livre. Il a pourtant des traces à même de susciter une curiosité, un intérêt qui vient l’inscrire dans une certaine lignée du roman contemporain. J’entends par là la double posture artistique que présente ce livre intriguant. Pertinemment présenté sous une épigraphe de Céline, le roman de Rossignol dévoile clairement son penchant pour la musique et continue de fonder des liens entre la littérature et la musique. C’est à un roman-voyage à la forme «d’un temps mobile et dansé» (p.169) que je me sens conviée, un voyage binaire comme la danse qu’il annonce: sarabande spatiale et temporelle. Si une suite de grands auteurs vient y faire quelques pas, c’est toutefois la dimension sonore de ce roman qui m’intrigue le plus. D’emblée est annoncé l’objectif du voyage entrepris: «C’est un contact avec les sonorités dont j’ai besoin. En France, j’entends toujours les mêmes sons, c’est éreintant» (p.11). Il m’est difficile de ne pas y entendre Marcel Proust qui s’était mis au pastiche à ses débuts littéraires pour se «purger du vice si naturel d’idolâtrie et d’imitation» (Proust, 1919, p.380). Pour l’instant, l’écho des «grands auteurs» agit en basse continue tout au long de ce premier roman de l’auteur, mais je me demande si ce ne serait pas aussi une démarche initiatique afin de trouver sa propre voix, sa voix auctoriale. Cette voix qu’il traque bien patiemment: «J’attends une voix, une seule voix. Je ne crois pas que ce soit demander l’impossible» (p.32). C’est sans surprise Ulysse qui est présenté comme premier guide à Berlin pour amorcer le premier jour de cette grande traversée de «l’exploration du détachement» (p.16).</p> <p><em>L’oreille des yeux</em> du lecteur est grandement sollicitée tout au long du roman pour y entendre, à chacun des trente courts chapitres, un nouveau son, un nouvel écho d’un auteur, une nouvelle «ritournelle» (p.11). Outre une écriture qui tire par l’oreille vers le monde sonore de la «percussion d’un mot» (p.94), d’une «voix basse» (p.117) ou d’un texte lu à «voix haute» (p.46), une terminologie musicale file un réseau de métaphores qui poursuit la séduction de l’oreille du lecteur, mélomane ou pas. C’est ainsi que le narrateur parle du «second mouvement» d’<em>Underwood Memories </em>de Kerouac, d’«improvisation» ou du «souffle du trompettiste» (p. 93) pour qualifier de mouvement d’écriture de Fitzgerald, de «polyphonique» (p.84), «modulation» (p.117 et 154), «danse», «cadence» (p.145), «phrase musicale» (p.154), «partition» (p.37, 98, 154 et157), «gamme» (p.165) ou encore «[l]eitmotiv» (p.165).</p> <p>Un arrière-fond sonore accompagne subtilement le lecteur de ce court roman: un morceau de Thelonious Monk joue pendant qu’il écrit l’épisode du voyage en Espagne de la première journée pour se terminer au bruit d’un match de foot, des élans d’espagnol viennent sonner lors de la lecture silencieuse d’un poème baroque de Luis de Gongora, jusqu’au son du «saxophone merveilleux d’un type qui s’appelait Allen» (p.98) à New York, pour clore avec la célèbre violoniste Julia Fisher qui interprète du Bach. À cette suite, doit s’ajouter, pour le lecteur mélomane les musiques de Chostakovithc, de Buxtehude, la <em>Sarabande</em>, la <em>Chaconne</em> et le deuxième <em>Concerto&nbsp;</em>de Bach. Le lecteur dilettante est même convié à aller écouter l’interprétation de Fisher sur <em>Youtube</em>. Ce sont aussi des écrivains influencés par la musique dans leur écriture qui s’ajoutent à cette basse continue qui constituent l’écho littéraire bien sonore de ce roman: Céline, Joyce, la graphie musicale&nbsp;de Kerouac, Fitzgerald, Wittgenstein, Italo Svevo.</p> <p>Il ne sera donc pas anodin que le vingt-neuvième jour soit celui des musiciennes. Ce parcours musical aux allures de littérature est conduit comme le «toc-toc [d’un] un hoquet qui guiderait les aveugles à la lettre» (p.11). Du «chœur» (p.42) issu des partitions musicales des grands auteurs ayant résonné en Jean-Philippe Rossignol, à cette danse de la séparation, à la voix solitaire de l’auteur Rossignol qui s’accompagne à la harpe, au trentième jour, «[l]e morceau s’arrête» (p.169). Ce roman prend la forme de véritables «suites électriques» (p.169) sur lesquelles l’auteur, le temps d’une danse aux musiques des écrivains qu’il admire, remettra le morceau mais peut-être seul cette fois-ci, «suivant en cela la règle nette qu’un écrivain sans oreille est comme un boxer sans main gauche» (p.37-38).</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>PLL:</strong> Je me permets un aparté métaréflexif, une digression peu pertinente mais quand même essentielle. Je découvre, à travers ce studio, toute la pertinence de mener une lecture à plusieurs têtes d’un même roman. Brigitte, informée par ses propres intérêts, met au jour toute une dimension qui m’avait échappée à la première lecture du roman de Rossignol. Maintenant, cette omniprésence de la musique m’apparaît évidente, voire fondamentale, alors que je m’étais concentré sur tout autre chose lors de mon premier parcours du roman.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>BF:</strong> Il semble toutefois, au consensus, que ce roman ne nous aura été qu’une pause, suivie d’un long soupir avant de s’éteindre dans un profond silence.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>AH: </strong>Aller lire ailleurs si on y est, suggère Pierre-Luc à la suite de Rossignol. Je ne sais pas pourquoi, mais je suis rarement tentée de le faire. Je suis pourtant curieuse de nature, mais voilà que j’ai peine à sortir de ma zone de confort; lire et relire les livres que j’ai tant aimé, encore et toujours au point d’en perdre le compte au fil des ans. L’an dernier, mon grand-oncle m’a légué quelques-uns (trois cents) des livres de sa riche bibliothèque (dix mille). Des bouquins assez vieux, qui sentent la poussière et le temps qui passe. Parmi eux, une collection rassemblant une œuvre de chaque auteur ayant été récompensé d’un prix Nobel entre 1901 et 1970. Hemingway, Mistral, Pirandello, Hesse, Gide, Sartre, Kipling… Je sais qu’ils méritent d’être lus. Eux comme bien d’autres. Pourtant, je n’en ai pas ouvert un seul. J’ai l’impression d’avoir besoin que quelqu’un m’insuffle l’envie de les ouvrir, m’en parle avec toute la passion ressentie à sa lecture… comme si les livres n’étaient pas capables de parler pour eux-mêmes, eux qui contiennent tant de mots. Aujourd’hui, ouvrons-en quelques-uns pour voir ce qu’ils ont à dire:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">À temps le vieillard aux brins d’osier – acheva sa chanson marine, – car sa voix dans les pleurs allait se noyer; –mais trop tôt, certes, pour les garçons de labours,– car, sans mot dire, la tête éveillée –et les lèvres entrouvertes,– longtemps après le chant ils écoutaient encore (Mistral, 1960, p.56).</p> </blockquote> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">–Votre peinture sent le tabac et le sang, lui avait-elle dit un jour? Ne savez-vous donc faire que des soldats?</p> <p style="margin-left:70.8pt;">– Hélas!... répondit-il doucement.</p> <p style="margin-left:70.8pt;">Et tout bas, il se disait: «Je pourrais faire d’elle, si elle voulait, un portrait qui serait un chef-d’œuvre» (Kipling, 1960, p.129).</p> </blockquote> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">Tous les matins, à la même heure, ni une minute avant, ni une minute après, je le voyais déboucher sur quatre pieds (y compris les deux cannes, une à chaque main, qui lui servaient plus que ses pieds). À peine arrivé, […] il s’asseyait, ses deux bâtons entre les jambes, tirant de sa poche sa calotte, sa tabatière et un grand mouchoir à carreaux rouges et noirs; il reniflait une grosse prise de tabac, s’essuyait, puis ouvrait le tiroir de la table et en extrayait un bouquin qui appartenait à la bibliothèque: <em>Dictionnaire historique des musiciens, artistes et amateurs morts et vivants</em>, imprimé à Venise en 1758 (Pirandello, 1963, p.90).</p> </blockquote> <p>Ce n’était pourtant pas si difficile… Et alors que j’écris ces lignes et que je me questionne sur mes habitudes littéraires, mon copain écoute de la musique classique. Schubert, Beethoven, Mendelssohn. Et, comme chaque fois, je dois lui demander le nom du compositeur, même si je reconnais l’air. À bien y penser, je n’ai pas besoin de connaître leur nom, aussi illustre soit l’homme, pour apprécier la puissance de l’œuvre qui fait vibrer quelque chose en moi, tout comme les mots de ces grands auteurs qui peuplent ma bibliothèque. Rossignol parle d’auteurs que je ne connais pas, que je n’ai pas lus ou, si je les ai lus, dont je ne me souviens pas des propos exacts, si ce n’est cette puissance qui se dégage de leur œuvre. Comme pour la musique, je me souviens d’avoir vibré avec les mots, mais à moins de les entendre à nouveau, ils se perdront dans l’immensité de la mer de la littérature.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>PLL: </strong>En guise de conclusion, je ne peux m’empêcher de penser à Richard Millet, malgré les horreurs qu’il a récemment professées, en refermant le livre de Rossignol. Pas que j’établisse quelque parallèle que ce soit entre l’œuvre des deux écrivains, mais bien parce que Rossignol fait une très grande place dans son musée aux inclassables, classiques comme oubliés de l’histoire littéraire. Et j’en viens à me demander ceci: est-ce que Millet n’aurait pas raison, après tout, et que la littérature ne se déploierait vraiment que dans ce qui n’est pas roman? Puis ma question perd tout son sens, dès lors que j’accepte enfin que <em>Vie électrique</em> soit un roman. Au final, on se balance pas mal de savoir, dans l’immédiat, ce que cela veut dire. On dirait qu’avec les inclassables comme <em>Vie électrique</em>, j’en arrive toujours à la conclusion qu’ils affirment, par leur impudence, la toute-puissance de la littérature. Et j’entends littérature comme le voudrait Luc Lang, c’est-à-dire comme quelque chose de dangereux, comme désordre, chaos, comme «une force imprévisible d’inattendues propositions quant à la question du <em>sujet</em>, et [qu’]il est toujours plus urgent de […] cerner dans cet espace livresque de la “fiction”, que l’on parcourt en ses <em>heures perdues</em> de loisir et de distraction, où l’on s’accorde précisément à perdre son temps avec ce qui n’est que… littérature» (2011, p.26).</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>Frédéric BEIGBEDER (2001), <em>Dernier inventaire avant liquidation</em>, Paris, Grasset.</p> <p>Frédéric BEIGBEDER (2011), <em>Premier bilan après l’Apocalypse</em>, Paris, Grasset.</p> <p>COLLECTIF (2008), «Le Roman permet -il&nbsp; de s’évader ou lui attribuez vous d’autres fonctions?», dans <em>Yahoo! Questions/Réponses</em>, [en ligne]. <a href="http://qc.answers.yahoo.com/question/index?qid=20080512024141AAnVceH">http://qc.answers.yahoo.com/question/index?qid=20080512024141AAnVceH</a> (Page consultée le 9 octobre 2012).</p> <p>Albert GAUVIN (2012), «La <em>vie électrique</em> de Jean-Philippe Rossignol», <em>Pileface</em>, [en ligne]. <a href="http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=1265">http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=1265</a> (Texte en ligne depuis le 8 mars 2012).</p> <p>Rudyard KIPLING (1960), <em>La lumière qui s’éteint</em>, chapitre VII, s.l., Éditions Rombaldi (Collection des Prix Nobel de littérature, lauréat 1907).</p> <p>Luc LANG (2011), <em>Délit de fiction. La littérature, pourquoi?</em>, Paris, Gallimard (Folio essais / Inédit).</p> <p>Richard MILLET (2010), <em>L’enfer du roman. Réflexions sur la postlittérature</em>, Paris, Gallimard.</p> <p>Frédéric MISTRAL (1960), <em>Mireille</em>, Chant premier, «Le Mas des Micocoules», verset XIII, s.l., Éditions Rombaldi (Collection des Prix Nobel de littérature, lauréat 1904).</p> <p>Luigi PIRANDELLO (1963), <em>Feu Mathias Pascal</em>, chapitre V, Maturation, s.l., Éditions Rombaldi (Collection des Prix Nobel de littérature, lauréat 1934).</p> <p>Marcel PROUST, «Lettre de 1919 à Ramon Fernandez», <em>Correspondances</em>, t. XVIII, Paris, Plon.</p> <p>Alain ROBBE-GRILLET (2005), <em>Préface à une vie d’écrivain</em>, Paris, France Culture / Seuil (Fiction &amp; Cie).</p> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/studio-de-lecture-1#comments Autoréférentialité BEIGBEDER, Frédéric Critique littéraire Déplacements Dialogue médiatique Dialogues culturels Éclatement textuel Écriture Fiction Fonctions du récit France Genre Indétermination Journaux et carnets KIPLING, Rudyard LANG, Luc Littérature «monde» Mélange des genres MILLET, Richard MISTRAL, Frédéric Nomadisme Obsession Obsessions d'écrivains PIRANDELLO, Luigi Poétique du recueil Portrait de l'artiste PROUST, Marcel Récit de voyage ROSSIGNOL, Jean-Philippe Savoir encyclopédique SOLLERS, Philippe SOLLERS, Philippe Théories des genres Voyage Essai(s) Roman Tue, 16 Oct 2012 18:28:19 +0000 Pierre-Luc Landry 601 at http://salondouble.contemporain.info Entretien avec Mathieu Arsenault http://salondouble.contemporain.info/antichambre/entretien-avec-mathieu-arsenault <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/salon-double">Salon double</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/arsenault-mathieu">Arsenault, Mathieu</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-text field-field-soustitre"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> L’Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <div class="rtecenter"><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/Antichambre/boitier-face.jpg" /></div> <p>Il remet des trophées à des œuvres actuelles qu’il juge marquantes, des prix prestigieux qui font bien des jaloux tel le fameux <em>Bouillon de poulet pour fuck all</em> qui a été décerné cette année à Simon Paquet pour son roman <em>Une vie inutile</em>. Visiblement animé par le désir de participer à l’élaboration d’une communauté littéraire active et vivante qui ne se résumerait pas à la circulation de livres, Mathieu Arsenault est un acteur important des soirées de poésie et de divers événements littéraires qui ont lieu à Montréal. Ses livres sont porteurs d’une liberté langagière et intellectuelle que peu d’auteurs se permettent aujourd’hui, malmenant aussi bien la syntaxe que les idées reçues. Son premier livre de fiction, <em>Album de finissants</em> (2004), propose une série de fragments polyphoniques posant un regard sagace sur l’école, qui apparaît être bien davantage une «fabrique de gens compétents pour la vie professionnelle» qu’un lieu de formation de citoyens lucides et libres-penseurs. Son livre <em>Vu d’ici</em> (2008) poursuit l’exploration des différents flux idéologiques qui parcourent l’esprit de nos contemporains, s’attardant cette fois à la culture populaire, notamment au pouvoir hypnotique de la télévision et des désirs serviles que celle-ci véhicule, induisant l’inertie crasse des sujets dépolitisés. Mathieu Arsenault a aussi publié un essai, <em>Le lyrisme à l’époque de son retour</em> (2007), où il analyse la dialectique de l’innovation et de la tradition qui traverse la production contemporaine en prenant pour exemple la question de la résurgence du lyrisme. Ce livre, qu’il qualifie lui-même d’autothéorie, ou encore d’autobiographie théorique, parvient à joindre avec finesse des questions théoriques à l’expérience concrète que nous avons de la littérature aujourd’hui. Et c’est ultimement la question de la possibilité d’une communauté littéraire qui surgit de sa réflexion&nbsp;: «Quand je me pose la question de la possibilité de dire ‘je’ aujourd’hui, c’est une communauté que je cherche, la possibilité de créer des communautés dans un système historiquement répressif.» Mathieu Arsenault collabore également de façon régulière à la revue <em>Spirale</em>, en plus d’être l’un des membres fondateurs du magazine <em>OVNI</em>. Depuis 2008, il propose ses réflexions sur la culture populaire actuelle dans son blogue <a href="http://doctorak-go.blogspot.com/"><em>Doctorak, GO!</em></a>. Il passe aujourd’hui au Salon pour nous entretenir de l’Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle, un projet qu’il a mis en branle en 2009.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> À Salon double, nous cherchons des façons de mettre en valeur et de commenter la littérature contemporaine. Nous sommes intéressés par ta série de «15 publications intéressantes 2010 selon l'Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle», publiée sur ton blogue&nbsp;<a href="http://doctorak-go.blogspot.com/"><em>Doctorak, GO!</em></a>, parce que tu y valorises aussi, à ta façon, des œuvres québécoises qui ont été plus ou moins ignorées en 2010. Alors que les critiques des médias&nbsp;<em>mainstream</em>&nbsp;collectionnent tous les mêmes cartes d’écrivains au style de jeu plus ou moins convenu, tu sembles avoir un penchant pour les jeunes recrues qui tentent d’imposer de nouvelles manières de concevoir la joute littéraire. La liste d’œuvres que tu proposes, plutôt éclectique, montre bien qu’il existe une relève. On y retrouve des romans, de la poésie, de la bande dessinée, des textes inclassables, des textes publiés en fanzines... Selon quels critères avez-vous constitué cette liste? Désiriez-vous mettre en lumière des mouvements ou des tendances particulières dans la littérature québécoise contemporaine?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span> Le projet de l’Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle est de prendre le contrepied de l’image médiatique de la littérature québécoise actuelle, qui construit un programme finalement assez réducteur dans ses propositions esthétiques: du roman, du roman, du roman, avec «du souffle», de la «maîtrise» et, assez souvent, une retenue, un art de la concision. Mais ce programme est assurément moins dommageable que le public qu’il associe à la littérature. Car ce public est en déclin, il vieillit sans se renouveler et s’accroche à une idée du littéraire qui lui appartient, mais qui ne se renouvelle pas nécessairement. Quand on parle de relève dans les médias, c’est d’ordinaire à ceci qu’on fait référence: l’espoir que survive ce rapport à la littérature et les pratiques qui lui sont associées. Mais cette idée de la relève n’incarne qu’une forme parmi d’autres de rapport à la tradition littéraire. Pour cette raison, ce à quoi nous travaillons, ce n’est pas à identifier des tendances émergentes en littérature québécoise. Notre projet serait plutôt d’inventer un public, de trouver à quoi ressemble le désir de notre époque pour la chose littéraire. Le public que nous cherchons ne ressemble pas à celui plein de révérence des années 80, ni à celui presque inexistant des années 90. Les littéraires d’aujourd’hui sont plus éclectiques dans leurs goûts. Ils sont peut-être détachés d’une manière salutaire de l’industrie du livre, du système des rentrées littéraires et de la promotion médiatique. Même si ce ne sont pas toujours des livres, ils lisent globalement plus, sans discrimination.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Votre projet vient en effet combler un vide dans l’espace littéraire québécois. Il répond à un désir de renouveau de l’espace littéraire qui semble partagé par plusieurs. Pourrais-tu nous parler de la façon dont il a vu le jour? Comment fonctionne l’attribution des prix de l’Académie? As-tu établi des critères précis pour la sélection des œuvres récompensées?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span> J’ai fondé l’Académie à l’hiver 2009 lors d’<a href="http://doctorak-go.blogspot.com/2009/01/les-prix-de-lacademie-de-la-vie.html">une note</a> au ton humoristique sur <a href="http://doctorak-go.blogspot.com"><em>Doctorak, GO!</em></a> Lucide et amusé, je voulais illustrer ma conviction que mon travail n’était pas trop fait pour remporter des prix en faisant croire en blague que même si je fondais une académie, les honneurs finiraient par m’échapper. J’avais établi une liste de livres de récipiendaires faite de livres que j’avais lus dans l’année et que j’avais trouvés curieux ou intéressants. Cette note a été très populaire, pas parce qu’elle était drôle ou particulièrement bien tournée, mais parce qu’on y mentionnait des livres qui n’apparaissaient nulle part ailleurs sur le Web, sinon sur le site de leurs éditeurs. Et, qui plus est, certains auteurs ont été très flattés que je leur remette un prix, même si c’était sans prétention. L’année suivante, j’ai voulu pousser l’exercice plus loin en organisant un gala. Catherine Cormier-Larose, organisatrice de lectures hors pair, est alors entrée au «comité», et nous avons décidé ensemble des prix à remettre. Grâce à elle, le gala a pris la forme d’une soirée de lecture originale un peu trash et faussement officielle, dans l’esprit de la liste des prix. L’Académie a pris avec elle une direction plus convaincante, elle lit beaucoup et possède un excellent jugement. Pour l’édition de cette année, Vickie Gendreau s’est jointe à son tour au comité, car elle confectionne les trophées. Ces trophées prennent le contrepied des statuettes de gala&nbsp;: ils sont uniques, chacun illustrant une image, une scène ou une phrase tirée du livre primé.<br /><br /> Ce que j’aime de ce projet, c’est que nous essayons de maintenir délibérément le flottement entre la parodie d’académie et l’institution sérieuse. Si nous essayons de garder le côté mordant des prix, nous effectuons maintenant la sélection avec plus de sérieux qu’au début, car d’une part, nous sentons un réel engouement de la communauté littéraire pour notre entreprise et d’autre part, on y voit également l’occasion de donner une représentation des différentes potentialités de forme et de contenus littéraires propres à notre époque.<br /><br /> Le choix des textes se fait&nbsp;en comité. On y discute non seulement de ce qu’on a lu mais aussi des livres dont on a entendu parler et que nous nous promettons de lire. Il arrive souvent que nous nous emportions à cause de véritables injustices, des livres extraordinaires qui n’auront de visibilité nulle part. Et ce n'est même pas une question d’injustice à l’égard de leur auteur, c'est une injustice à l’égard de notre époque. Beaucoup de prix travaillent à la perpétuation d’une image conventionnelle de la littérature, à entretenir une sorte de synthèse la plus réussie de formes du roman ou de la poésie qui datent au mieux d’une quinzaine d’années. De notre côté, on aime mieux les livres un peu chambranlants qui pointent vers les potentialités de notre époque. Tu sais, tu lis un texte et tu te dis&nbsp;que c'est étrange de ne pas retrouver plus souvent cette forme, ce langage, ce sujet tellement il appartient à l’expérience de notre époque?<br /><br /> Par ailleurs, le nom ridiculement long d’«Académie de la vie littéraire au tournant du vingt et unième siècle» est ironiquement sentencieux, mais il reflète aussi ce désir de répondre à la nécessité qu’il existe une communauté littéraire vivante, que les auteurs se rencontrent, prennent la mesure de la diversité et comprennent qu’ils ne sont pas seuls dans leur volonté de s’inscrire dans leur époque. Nous sommes fatigués de ces auteurs qui s’imaginent avoir inventé la roue faute d’avoir convenablement lu leurs contemporains.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Il est intéressant que tu retournes la question des tendances émergentes en insistant sur «le désir de notre époque pour la chose littéraire.»&nbsp; Les œuvres qui ont été sélectionnées par l’Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle témoignent certes d’une belle diversité, mais on y trouve tout de même des textes qui se revendiquent en tant que roman. Pensons par exemple à <em>Une vie inutile</em> de Simon Paquet, ou encore à <em>Épique</em> de William S. Messier. Depuis la mise en ligne de Salon double, nous avons accueilli des lectures critiques portant essentiellement sur le roman, alors que l’essai, la nouvelle et la poésie sont largement sous représentés. Cela porte à croire que nos contemporains, du moins ceux qui gravitent autour du monde académique, s’intéressent toujours au roman et y voient une pratique importante qui mérite l’attention. Pourrais-tu expliquer davantage ta pensée sur l’écriture romanesque? Pourquoi les romans de Simon Paquet et de William S. Messier sont-ils de bons textes à tes yeux?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span> Nous n'avons a priori rien contre le roman. Le 20e siècle a donné des romans fascinants de Proust à Don DeLillo, des expériences d'écriture qui ont véritablement pris la mesure de ce dont était capable la forme romanesque. Mais cette volonté de travailler cette forme est peu suscitée aujourd'hui. Les médias, les librairies et le grand public n’ont qu’un intérêt très marginal pour ce travail, ce qui pousse les romanciers à chercher la maîtrise et la retenue dans le style comme dans la structure. Cela dit, des textes comme ceux de Simon Paquet et William S. Messier trouvent un usage, une justification au roman. Le roman de Paquet essaie de donner une structure à un florilège de mots d'esprit absurdes et désespérés, et celui de Messier prend le prétexte du roman pour inscrire la tradition du conte traditionnel dans le réalisme d'un quotidien contemporain. Les romanciers qui nous intéressent se posent des questions, assez indépendamment finalement des critères de maîtrise et de l'actualité de leur sujet. Il importe peu qu'un roman soit mal ficelé, qu'il finisse en queue de poisson, qu'il soit trop long ou surchargé s'il recèle un dispositif esthétique cohérent.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Pour désigner cette communauté qui se constitue autour de la&nbsp;littérature, tu parles d'un public plutôt que de lecteurs. Le choix&nbsp;paraît mûrement réfléchi. Il suggère le rassemblement et l'événementiel. Si la vie littéraire est partagée par ce public, leur&nbsp;relation à la littérature déborderait donc d'une relation strictement livresque. Les rassemblements littéraires que l'on connaît&nbsp;aujourd'hui sous le nom de Salon du livre sont en réalité des foires&nbsp;commerciales où l'objet-livre prend complètement le dessus sur la&nbsp;littérature. Pour l'Académie de la vie littéraire au tournant du 21e&nbsp;siècle, y a-t-il une littérature hors du livre, hors du marché du&nbsp;livre? Qui constituerait ce public à inventer?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span>&nbsp;&nbsp;«Une littérature hors du livre». La formule est intéressante, à une époque où, justement, le livre est en phase de dématérialisation. Et en effet, les textes littérairement intéressants ne sont pas toujours confinés au livre. La littérature à venir se prépare peut-être dans le fanzine, dans la lecture publique, dans la note de blogue. C'est-à-dire que les oeuvres à venir ne seront peut-être pas des fanzines et des blogues, mais elles seront imprégnées de toutes les expérimentations qu'ils auront permises.&nbsp;Cette année, nous avons surtout donné des prix à des livres publiés, mais j'aimerais bien qu’on puisse remettre bientôt des prix pour des personnages inventés sur Facebook ou Twitter.&nbsp; J’aimerais aussi amener au-devant de la scène toute cette culture d’essais plus lyriques au ton vraiment dynamique que la pratique du blogue est en train de développer.<br /><br /> Mais cela dit, la distinction entre public et lecteurs excède aussi la question du format de l'imprimé. Parler de lecteurs et de lectorat revient à parler encore depuis cette configuration de la littérature comme production culturelle. La configuration que nous cherchons est plus proche d'une communauté, et je pense que nous ne sommes pas les seuls à chercher cela. Tout le monde appelle, recherche des communautés littéraires. Elles passent par le livre, oui, mais elles passent aussi par leur circulation, par le discours, par la critique et le commentaire. C'était un peu le projet derrière les cartes critiques d'auteurs que nous avons imprimées: faire circuler des auteurs par le biais des cartes qu'on pourrait garder dans sa poche, avec une photo devant et une critique derrière.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Tu laisses entendre que l’avenir de la littérature passe peut-être par les différentes marges de la production imprimée et contrôlée par le monde de l’édition traditionnelle, que ce soit par les blogues ou par les fanzines. Nous accordons aussi beaucoup d’importance aux blogues à Salon double et nous avons ajouté cette année sur notre site une section qui recense les billets de nos collaborateurs. Il se dégage de ces pratiques une cohérence qui nous apparaît forte, par exemple par le travail plus ou moins important de l’oralité, ou encore par une volonté de mise à distance du supposé nombrilisme des blogueurs, à propos desquels on affirme souvent qu’ils sont l’incarnation du narcissisme de notre époque. Ces blogues possèdent un lectorat important, peut-être même plus important que celui des livres qui se trouvent sur les tablettes de nos librairies. Pour certains, le statut des blogues pose tout de même problème. Pour assurer la pérennité de ces écritures, il faudrait, dit-on, que le monde de l’édition intervienne d’une façon ou d’une autre. Les Éditions Leméac ont tenté d’imprimer certains blogues, mais ceux-ci ont rapidement décidé de mettre fin à cette collection. Alors que nous observons une littérature Web en pleine effervescence, le directeur de cette maison d’édition, Jean Barbe, y voit plutôt une perte de temps : «Les blogues ont leurs limites, disait-il en 2009, et c’est beaucoup d’énergie créatrice qui n’est pas consacrée à la littérature<strong><a href="#note1a">[1]</a><a name="note1aa"></a>.</strong>» Cette réaction montre bien le fossé qui sépare la culture de l’imprimé et la culture numérique, une forme de culture légitime et une culture qu’on pourrait qualifier de sauvage. Es-tu d’avis qu’un système d’édition et de légitimation est nécessaire sur le Web? N’y a-t-il pas là un danger de dénaturer ces écritures?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span> En effet, le réseau de l’imprimé n’a jusqu’ici considéré que très timidement la scène littéraire du blogue. Mais je ne sais pas s’il faut en imputer la faute aux résistances des éditeurs traditionnels, car le passage de l’entrée de blogue au livre est plus difficile qu’il n’y paraît. Cette entrée qui paraissait infiniment spirituelle, pertinente et vivifiante dans un flux RSS peut étonnamment paraître bête, rien de plus qu’amusante et relever de la redite une fois imprimée. Il faut aussi considérer comment la forme du blogue a évolué rapidement et en marge de plusieurs manières d’écrire qui n’ont pas immédiatement rapport avec le littéraire, comme le journal intime ou le commentaire d’actualité, en plus de développer sa propre forme qui ne pourrait plus aujourd'hui faire l’économie des hyperliens, des vidéos et des images qu’elle intègre. Par exemple, une des grandes libérations que la rédaction de blogue a pu faire subir à ma manière d’écrire vient directement de l’hyperlien. Si je veux faire un rapprochement entre la philosophie de Blanchot et le forum d’image de <a href="http://www.4chan.org/"><em>4chan</em></a>, je dois évoquer les concepts de mèmes, de trollage, mentionner certaines polémiques et certains événements qui d’ordinaire échappent, mais alors complètement, aux littéraires à qui je m’adresse. Si je devais ouvrir une parenthèse explicative pour chacun de ces éléments, le rythme de mon essai se trouverait ralenti et me pousserait subrepticement vers une forme de dissertation sans doute «cool» mais scolaire. L’hyperlien permet de redonner une sorte de fierté et d’ouverture à l’essai qui s’adresse au public indépendamment de l’étendue de ses connaissances. Comme si le texte lui disait&nbsp;: «je ne vulgariserai pas parce que je sais que tu prendras les moyens de suivre le propos si le sujet t’intéresse». L’hyperlien trouve d’autres usages ailleurs, cela peut être vrai aussi pour l’intégration des images et de la vidéo ou encore le système de commentaires.<br /><br /> C'est la raison pour laquelle les seuls blogues imprimables présentement sont ceux qui font le moins usage des spécificités techniques du blogue comme les essais en bloc de Catherine Mavrikakis ou les <a href="http://www.mereindigne.com/"><em>Chroniques d'une mère indigne</em></a> et d’<a href="http://taxidenuit.blogspot.com/"><em>Un taxi la nuit</em></a>. On ne mesure pas encore pour cette raison les substantielles innovations de style et de rythme qui apparaissent en marge du réseau littéraire reconnu qu’aucune forme imprimée ne saurait encore contenir aisément. Il faut encore savoir bricoler son chemin vers le roman, la poésie et l’essai pour les faire passer à l’écrit en plus de combattre les réticences des comités éditoriaux traditionnels à qui manquent les références pour saisir la pertinence de cette manière d’écrire pour notre époque.<br /><br /> Mais les expérimentations textuelles hors des formes conventionnelles ne se sont pas non plus arrêtées au blogue. Beaucoup de blogueurs ont depuis quelque temps déserté la scène pour Facebook ou Twitter où s’intensifie la proximité du texte avec l’immédiateté des communications. Les créations littéraires faites à partir de Facebook (la création de personnages qui interagissent avec le public par exemple) sont d’une nature si différentes qu’il est pour le moment difficile de savoir si un archivage et une recontextualisation de leur expérience esthétique sont possibles. Je veux dire&nbsp;par là que certaines expériences d’écriture sur Facebook ont indéniablement des caractéristiques littéraires, mais pas celle de la durée dans le temps. Si les blogues étaient déjà limite en ce qui concerne leur publication, ces nouvelles expérimentations s’éloignent encore plus de tout ce que représente le livre. Ma conception du littéraire est aussi mise à l’épreuve devant les poussées du numérique!<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Avant de terminer cet entretien, nous aimerions parler un peu d’un prix spécial que vous avez remis cette année au recueil posthume de Geneviève Desrosiers : <a href="http://www.oiedecravan.com/cat/catalogue.php?v=t&amp;id=16&amp;lang=fr"><em>Nombreux seront nos ennemis</em></a>. Publié une première fois en 1999&nbsp;par l'Oie de Cravan, il a été réédité en 2006 par le même éditeur. La poésie de Desrosiers se démarque par sa force mélancolique et par son absence de compromis. Comment lis-tu le vers «Tu verras comme nous serons heureux» répété à plusieurs reprises dans le poème «Nous»? Dans le texte de présentation du prix, on note «l'humour ironique» très présent dans le recueil, mais pourrait-on aussi lire derrière cette ironie une trace d'espoir?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault </strong><strong>—</strong></span> Qu’est-ce que l’ironie? Dans notre compréhension ordinaire, l’ironie apparaît presque indissociable du sarcasme et du cynisme parce que nous considérons comme un signe d’agression la rupture qu’elle instaure dans la communication. Mais il m’apparaît que le sens de l’ironie est en train de changer présentement. Quand la distinction entre la communication publique et la communication privée s’amenuise, et quand le moralisme exacerbé du grand public fait en sorte de rendre suspects les énoncés qui s’éloignent des formules creuses et dominantes, l’ironie apparaît comme un espace intime aménagé dans l’aire ouverte des échanges quotidiens, un espace où l’intention et le sens n’apparaissent qu’à ceux qui connaissent intimement les modulations du ton et de la pensée de l’interlocuteur ironique. Comme posture langagière, l’ironie est d’une immense importance, et seule la poésie me semble à même de la mettre convenablement en scène comme expérience. La poésie de Geneviève Desrosiers me semble annoncer cette période où le poème ne requiert plus l’adhésion de son lecteur ni par un «nous» national ou humaniste, ni par une expérience subjective si singulière qu’elle se refuse à la communication. <a href="http://www.lequartanier.com/catalogue/occidentales.htm"><em>Les occidentales</em></a> de Maggie Roussel m’apparaît être un accomplissement de cette posture propre à notre époque.<br /><br /> Faire apparaître ce genre de filiation est une des choses qui me tient le plus à cœur dans le projet de l’Académie de la vie littéraire. Nous ne voudrions pas devenir une tribune de plus pour la diffusion des publications courantes. Car l’actualité littéraire est aussi constituée de ces œuvres qui reviennent d’on ne sait trop où et dont on découvre la pertinence à la lumière de ce qui s’écrit aujourd'hui, de l’évolution de la sensibilité et des manières de lire. Par exemple, l’année dernière, nous donnions le prix à <em>On n’est pas des trous de cul</em> de Marie Letellier, une ethnographie de la misère urbaine fascinante surtout pour les retranscriptions d’entrevues que le livre contient. Ce livre n’a jamais été réédité et nous lui avons donné un prix parce que j’en ai entendu parler de manière passionnée à plusieurs reprises dans des circonstances différentes. Ce n’est que tout récemment que m’est apparue une esquisse d’interprétation à cet engouement: le déclin de l’intérêt pour la lecture de fiction québécoise me semble en train d’ouvrir le champ au documentaire écrit, sous la forme de l’autobiographie, de l’essai lyrique ou, comme dans le cas du livre de Letellier, au document qui présente une réalité crue dans une langue brute. Ces œuvres à la redécouverte discrète mais intense trouvent difficilement leur espace. Souvent, elles n’ont pas le raffinement esthétique qui leur permettrait d’apparaître sur la scène de la recherche universitaire. Elles n’ont peut-être pas non plus un potentiel commercial qui justifierait leur réédition ou leur remise en circulation dans l’espace médiatique.<br /><br /> Ce qui est amusant avec un projet comme l’Académie, c'est de chercher à faire plus que la célébration et la diffusion de la production annuelle. Nous construisons un récit sur le thème de la sensibilité littéraire de notre époque.<br /> <a href="#note1aa"><br /> </a></p> <hr /> <p><a href="#note1aa"><br /> </a> <strong><a href="#note1aa">1</a>. </strong>Cité dans Annick Duchatel, «C’est écrit dans la blogosphère», <em>Entre les lignes : le plaisir de lire au Québec</em>, vol. 6, no 1 (2009), p. 20.<br />&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/entretien-avec-mathieu-arsenault#comments Blogue littéraire Communauté littéraire Contre-culture Critique littéraire Cyberespace DESROSIERS, Geneviève Dialogue médiatique Engagement Événement Fiction Hypermédia Ironie Journaux et carnets LALONDE, Pierre-Léon LETELLIER, Marie Média MESSIER, William S. Québec Réalisme Résistance culturelle ROUSSEL, Maggie Style Entretiens Bande dessinée Écrits théoriques Essai(s) Poésie Récit(s) Roman Tue, 31 May 2011 02:40:51 +0000 Salon double 347 at http://salondouble.contemporain.info Les gros bras du conteur http://salondouble.contemporain.info/lecture/les-gros-bras-du-conteur <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/grenier-daniel">Grenier, Daniel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/the-four-fingers-of-death">The Four Fingers of Death</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L&rsquo;exploration spatiale </strong></span></p> <p><em>The Four Fingers of Death</em>, le tr&egrave;s massif roman de l&rsquo;am&eacute;ricain Rick Moody, auteur de <em>The Ice Storm</em> et <em>The Black Veil</em>, est assez facile &agrave; r&eacute;sumer. Dans une longue introduction r&eacute;dig&eacute;e en 2026, le narrateur, un &eacute;crivain qui se qualifie d&rsquo;ultra-minimaliste <a name="renvoinote1" href="#note1"><strong>[1]</strong></a> appel&eacute; Montese Crandall explique comment il en est venu &agrave; &ecirc;tre l&rsquo;auteur de la nov&eacute;lisation de <em>The Four Fingers of Death</em>, la nouvelle version du film culte de 1963 <em>The Crawling Hand</em>&nbsp;<strong><a name="renvoinote2" href="#note2">[2]</a>.</strong></p> <p>La suite du roman de Moody est la nov&eacute;lisation en tant que telle, divis&eacute;e en deux parties <em>(Book I </em>et <em>Book II</em>), &eacute;crites de la plume de Crandall; la premi&egrave;re racontant, sous forme d&rsquo;entr&eacute;es de journal/blogue, les m&eacute;saventures d&rsquo;une &eacute;quipe d&rsquo;astronautes durant le voyage interplan&eacute;taire de plusieurs mois qu&rsquo;ils doivent faire pour se rendre sur Mars; la seconde d&eacute;crivant en d&eacute;tails les cons&eacute;quences effroyables de cette premi&egrave;re mission humaine de la NASA en vue de l&rsquo;exploitation et de la colonisation de la plan&egrave;te rouge. &Agrave; la page 702, apr&egrave;s avoir inscrit les mots <em>THE END</em>, Montese Crandall revient au premier plan, le temps d&rsquo;une courte postface qui cl&ocirc;t le livre.</p> <p>Bien entendu, on pourrait complexifier infiniment ce r&eacute;sum&eacute; b&ecirc;tement structurel en ajoutant des d&eacute;tails sur ce qui se d&eacute;roule &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur de chacune des parties. C&rsquo;est probablement ce que Moody aurait voulu, le roman s&rsquo;inscrivant r&eacute;solument, et d&egrave;s les premi&egrave;res lignes, dans une esth&eacute;tique de la surench&egrave;re, alors allons-y. </p> <p>Dans son introduction, Montese Crandall explique que ce contrat de nov&eacute;lisation est pour lui un moyen de sortir de sa zone de confort litt&eacute;raire et de reconqu&eacute;rir le respect de sa femme malade, &agrave; l&rsquo;article de la mort, qui vient de se faire transplanter des poumons. L&rsquo;id&eacute;e lui est venue lors d&rsquo;une conversation avec un homme myst&eacute;rieux se faisant appeler D. Tyrannosaurus qui, apr&egrave;s avoir assist&eacute; &agrave; la seule et unique lecture publique de Crandall, devient son ami et lui confie qu&rsquo;il travaille souvent &agrave; &eacute;crire ces versions romanc&eacute;es pour le compte de l&rsquo;industrie florissante des<em> e-books</em>. D. Tyrannosaurus vient d&rsquo;&ecirc;tre engag&eacute; pour romanciser un film de science-fiction &agrave; petit budget intitul&eacute; <em>The Four Fingers of Death</em> et Crandall lui propose de parier le contrat sur une partie d&rsquo;&eacute;chec qu&rsquo;il sait tr&egrave;s bien qu&rsquo;il va gagner, &eacute;tant un ancien champion du jeu. Le d&eacute;nouement cette partie ne sera r&eacute;v&eacute;l&eacute; explicitement que lors de la conclusion, mais on devine que Montese Crandall a effectivement gagn&eacute; puisque c&rsquo;est sa version romanc&eacute;e de <em>The Four Fingers of Death</em> que nous lisons. </p> <p>Une entr&eacute;e du journal/blogue de l&rsquo;astronaute Jed Richards, dat&eacute;e du 30 septembre 2025, ouvre la premi&egrave;re partie du r&eacute;cit lui-m&ecirc;me, c&rsquo;est-&agrave;-dire le &laquo;roman&raquo; qu&rsquo;a fait Montese Crandall &agrave; partir du film de s&eacute;rie B <em>The Four Fingers of Death</em>. Au cours de cette premi&egrave;re partie de plus de trois cents pages, &eacute;crite enti&egrave;rement sous la forme d&rsquo;un journal de bord adress&eacute; aux internautes int&eacute;ress&eacute;s &agrave; suivre la mission (qu&rsquo;il appelle affectueusement &laquo;kids&raquo;), le colonel Jed Richards raconte le d&eacute;roulement du voyage vers Mars et les complications qui ne tardent par &agrave; survenir. Trois vaisseaux sont en route vers Mars, s&eacute;par&eacute;s d&rsquo;une vingtaine de milliers kilom&egrave;tres les uns des autres, abritant neuf astronautes, &agrave; raison de trois &eacute;quipages de trois personnes. &Agrave; travers les commentaires et les &eacute;tats d&rsquo;esprits de Richards, le lecteur est invit&eacute; &agrave; suivre la mission de l&rsquo;int&eacute;rieur. Les relations avec la NASA se d&eacute;t&eacute;riorent alors que l&rsquo;&eacute;quipage est confront&eacute; &agrave; la folie, la d&eacute;pression et la parano&iuml;a. Et une fois sur Mars, les choses ne vont qu&rsquo;empirer. Une myst&eacute;rieuse bact&eacute;rie s&rsquo;attaque aux astronautes, mettant en p&eacute;ril le retour sur Terre, puisqu&rsquo;ils se mettent &agrave; s&rsquo;entretuer. La premi&egrave;re partie se cl&ocirc;t avec le d&eacute;part pr&eacute;cipit&eacute; et d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;, en direct de Mars, de l&rsquo;unique astronaute encore sain d&rsquo;esprit, soit le narrateur Jed Richards.</p> <p>S&rsquo;ouvre ensuite la seconde partie du r&eacute;cit, mais pas avant que Montese Crandall n&rsquo;ait repris bri&egrave;vement les r&ecirc;nes de la narration afin de nous expliquer, dans une note de deux pages, que tout ce qu&rsquo;on vient de lire est en fait accessoire &agrave; la compr&eacute;hension de ce qui va suivre, qui est en fait la r&eacute;elle nov&eacute;lisation. Toute la premi&egrave;re partie est en fait une invention de sa part, son ajout personnel au sc&eacute;nario d&rsquo;un film qu&rsquo;il jugeait incomplet. Il a cru bon de situer l&rsquo;effroyable &eacute;pid&eacute;mie qui frappe la Terre en l&rsquo;&eacute;tayant d&rsquo;une longue explication, sorte de r&eacute;cit ant&eacute;rieur o&ugrave; le lecteur aurait acc&egrave;s au pourquoi du comment :</p> <div class="rteindent2"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Astute fans of the genre in whose field I am plowing [&hellip;] will notice I have already taken liberties in one very basic way. I mean, if it is my responsibility to render exactly the film in question, I have failed. All of this backstory about the Mars shot, on which I have just expended a number of pages, does not actually appear in the film. I plead guilty on this point. But do I need to defend myself? (p. 321)<br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <p>Dans la seconde partie, la narration passe en mode extradi&eacute;g&eacute;tique et change constamment de registre, selon les multiples personnages, alternant entre une focalisation externe assez neutre et un discours indirect libre extr&ecirc;mement cibl&eacute;. Une galerie de protagonistes est ici pr&eacute;sent&eacute;e. Le r&eacute;cit nous les d&eacute;crit d&rsquo;abord un &agrave; un, pour ensuite y revenir en alternance, afin de nous raconter leurs destins crois&eacute;s. </p> <p>L&rsquo;arriv&eacute;e en catastrophe de la navette du colonel Jed Richards que la NASA a refus&eacute; de d&eacute;truire malgr&eacute; les avertissements r&eacute;p&eacute;t&eacute;s de l&rsquo;astronaute (qui se sait infect&eacute; par la bact&eacute;rie), et qui explose &agrave; la derni&egrave;re minute au-dessus du d&eacute;sert de l&rsquo;Arizona relie tous ses personnages. Le corps de Richards a &eacute;t&eacute; presque enti&egrave;rement pulv&eacute;ris&eacute;, mais comme la myst&eacute;rieuse bact&eacute;rie ayant d&eacute;cim&eacute; ses coll&egrave;gues a le pouvoir de r&eacute;animer les morts, un des bras de l&rsquo;astronaute se lib&egrave;re des d&eacute;combres et se met aussit&ocirc;t &agrave; semer la terreur, l&rsquo;infection et la mort dans la r&eacute;gion, jusqu&rsquo;&agrave; ce que le gouvernement am&eacute;ricain se voit dans l&rsquo;obligation d&rsquo;envisager des mesures radicales, pour ne pas dire nucl&eacute;aires, afin d&rsquo;enrayer la menace.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les d&eacute;fauts m&eacute;caniques</strong></span></p> <p>Avant de poursuivre cette lecture, il est pertinent de citer le critique et auteur Dale Peck, qui a fait para&icirc;tre en 2004 le recueil d&rsquo;essais <em>Hatchet Jobs</em>, un br&ucirc;lot dans lequel il ridiculisait abondamment une certaine frange de la fiction am&eacute;ricaine contemporaine qu&rsquo;il qualifie d&rsquo; &laquo;hysterical realism&raquo;, l&rsquo;accusant d&rsquo;&ecirc;tre inutilement digressive, superficiellement critique des institutions et trop ouvertement comique et grotesque (dans le mauvais sens de &laquo;provocation facile&raquo;). Peck &eacute;crit par exemple :</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">All I'm suggesting is that these writers (and their editors) see themselves as the heirs to a bankrupt tradition. A tradition that began with the diarrheic flow of words that is <em>Ulysses</em>; continued on through the incomprehensible ramblings of late Faulkner and the sterile inventions of Nabokov; and then burst into full, foul life in the ridiculous dithering of Barth and Hawkes and Gaddis, and the reductive cardboard constructions of Barthelme, and the word-by-word wasting of a talent as formidable as Pynchon's; and finally broke apart like a cracked sidewalk beneath the weight of the stupid &mdash; just plain stupid &mdash; tomes of DeLillo</span>.<a name="renvoinote3" href="#note3"><strong>[3]<br /> <br type="_moz" /><br /> </strong></a></div> <p>L&rsquo;essai de <em>Hatchet</em> Jobs consacr&eacute; &agrave; Moody commence avec la phrase suivante : &laquo;Rick Moody is the worst writer of his generation.&raquo; <a name="renvoinote4bis" href="#note4bis"><strong>[4]</strong></a> Un jugement aussi cavalier ne peut que faire sourire, Moody &eacute;tant consid&eacute;r&eacute; par la tr&egrave;s grande majorit&eacute; de ses pairs et des critiques comme une figure sinon importante, du moins respectable, des lettres am&eacute;ricaines des vingt derni&egrave;res ann&eacute;es. L&rsquo;invective adress&eacute;e par Peck &agrave; Moody, chouchou de la critique et des &eacute;crivains, &eacute;tait probablement un moyen pour Peck d&rsquo;attirer l&rsquo;attention sur ses id&eacute;es particuli&egrave;res, mais &agrave; la lecture de <em>The Four Fingers of Death</em>, on se demande s&rsquo;il n&rsquo;avait pas un peu raison, dans la mesure o&ugrave; l&rsquo;ouvrage de Moody semble rassembler, &agrave; la puissance dix, tous les d&eacute;fauts que reprochait Peck aux auteurs dont il traite.</p> <p>Lors d&rsquo;une entrevue pr&eacute;c&eacute;dant la sortie de son livre, Moody l&rsquo;avait d&eacute;crit comme un roman humoristique de 900 pages &agrave; propos d&rsquo;un bras d&eacute;sincarn&eacute; se d&eacute;roulant dans le d&eacute;sert en 2026 <a name="renvoinote4" href="#note4"><strong>[5]</strong></a>. Finalement, le roman ne fait <em>que</em> 725 pages mais, comme nous allons tenter de le d&eacute;montrer, c&rsquo;est peu dire qu&rsquo;il aurait pu &ecirc;tre encore bien plus court. </p> <p>&Agrave; sa d&eacute;charge, il est &agrave; noter que du point de vue d&rsquo;une &eacute;tude sur l&rsquo;imaginaire contemporain, le roman de Moody est une mine d&rsquo;or, un feu roulant d&rsquo;informations digestes et indigestes sur les obsessions d&eacute;finissant notre &eacute;poque et qui, &agrave; travers la fiction, sont projet&eacute;es dans un futur proche n&rsquo;&eacute;tant au fond qu&rsquo;une exaltation du pr&eacute;sent. On y traite du post-humain et de ses diverses d&eacute;clinaisons, de la fin de l&rsquo;histoire, des manipulations biotechnologiques, de la conqu&ecirc;te spatiale, du complexe militaro-industriel sino-indien, des d&eacute;rives religieuses et fanatiques; tout cela au sein d&rsquo;une fiction qui se veut plus grande que nature, pour ne pas dire <em>ob&egrave;se</em>. Comme le dit le narrateur Montese Crandall, qui &eacute;crit habituellement des textes de sept mots maximum, il s&rsquo;agirait ici de prendre le pouls de son &eacute;poque et de le traduire par le monumental r&eacute;cit fictif d&rsquo;une catastrophe invraisemblable ayant frapp&eacute; le d&eacute;sert de l&rsquo;Arizona.</p> <p>Or, le projet esth&eacute;tique de Crandall (et par extension celui de Moody) se lit trop comme un<em> tour de force</em> d&eacute;lib&eacute;r&eacute;, comme une sorte de d&eacute;monstration artificielle, plaqu&eacute;e, de l&rsquo;<em>id&eacute;e</em> d&rsquo;ambition litt&eacute;raire, pour &ecirc;tre vraiment satisfaisante. En effet, pour ambitieux qu&rsquo;il soit, le roman de Moody reste un exercice assez plat.&nbsp; </p> <p>La plupart des gros romans publi&eacute;s aux &Eacute;tats-Unis durant les derni&egrave;res d&eacute;cennies, qu&rsquo;on pense &agrave; <em>The Public Burning</em> de Robert Coover, &agrave; <em>Gravity&rsquo;s Rainbow</em> de Thomas Pynchon, &agrave; <em>Infinite Jest</em> de David Foster Wallace, ou encore au tout r&eacute;cent <em>The Instructions</em> de Adam Levin, se d&eacute;marquent par leur pr&eacute;tention &agrave; cr&eacute;er des univers autarciques dans lesquels le lecteur est appel&eacute; &agrave; entrer en acceptant de laisser derri&egrave;re lui ses rep&egrave;res habituels, ou encore de c&eacute;der toute la place &agrave; ces univers di&eacute;g&eacute;tiques de roman-monde. Il ne s&rsquo;agit pas tant de romans exp&eacute;rimentaux que de romans totalisants, encyclop&eacute;diques, cherchant &agrave;<em> &eacute;puiser</em>, d&rsquo;une certaine mani&egrave;re, la litt&eacute;rature et ses potentialit&eacute;s, comme le disait John Barth<a name="renvoinote5" href="#note5"><strong>[6]</strong></a>. C&rsquo;est dans cette lign&eacute;e de romans totaux que <em>The Four Fingers of Death</em> se place volontiers, en tant que projet esth&eacute;tique du moins &ndash; Moody ayant affirm&eacute; plusieurs fois vouloir rendre hommage ici &agrave; ces &oelig;uvres d&eacute;mesur&eacute;es qui ont berc&eacute; son apprentissage d&rsquo;&eacute;crivain, comme celle de Pynchon &ndash; mais &eacute;galement dans la lign&eacute;e (aussi pynchonnienne) du roman d&rsquo;anticipation humoristique et parodique, dont Kurt Vonnegut est le repr&eacute;sentant le plus typique. Le livre est d&rsquo;ailleurs d&eacute;di&eacute; &agrave; la m&eacute;moire de ce dernier, ce qui a bien s&ucirc;r amen&eacute; bien des commentateurs et critiques &agrave; parler d&rsquo;un roman vonnegutien. Pourtant, le seul aspect qui pourrait rapprocher un tant soit peu l&rsquo;univers de Vonnegut et celui de Moody est la figure de Montese Crandall, &eacute;crivain un peu path&eacute;tique et rat&eacute;, probablement inspir&eacute;e du romancier de science-fiction Kilgore Trout, qui appara&icirc;t dans plusieurs &oelig;uvres de Vonnegut, dont <em>Slaughterhouse Five </em>et <em>Breakfast of Champions</em>.</p> <p>Malheureusement, ce que Moody semble surtout avoir retenu de ces &oelig;uvres, c&rsquo;est une fascination pour la digression, un penchant pour la divagation et une obsession pour l&rsquo;humour scabreux. Le probl&egrave;me est que la digression semble plus une fin en soi qu&rsquo;un outil de travail et que la technique et l&rsquo;artillerie lourde d&rsquo;une volont&eacute; d&rsquo;atteindre une virtuosit&eacute; litt&eacute;raire, deviennent visibles partout. <br /> &nbsp;<br /> L&rsquo;incipit est un bon exemple de cette utilisation un peu fastidieuse de la digression. Crandall se met rapidement &agrave; divaguer, apr&egrave;s avoir ouvert la narration avec les phrases suivantes, &laquo;People often ask me where I get my ideas. Or on one occasion back in 2024 I was asked. This was at a reading in an old-fashioned used-media outlet right here in town, the store called Arachnids, Inc.&raquo; (p. 3) Le lecteur ne sera inform&eacute; sur la personne qui lui a pos&eacute; cette question qu&rsquo;apr&egrave;s un d&eacute;tour de plus de dix pages, une longue digression sur les cartes de baseball et l&rsquo;av&egrave;nement des premiers sportifs cybern&eacute;tiques au cours des d&eacute;cennies pr&eacute;c&eacute;dant le point de d&eacute;part temporel du r&eacute;cit.</p> <p>Il n&rsquo;y rien de particuli&egrave;rement choquant dans cette propension &agrave; digresser, bien s&ucirc;r, apr&egrave;s tout c&rsquo;est l&rsquo;une des forces et des caract&eacute;ristiques majeures d&rsquo;un grand pan de la litt&eacute;rature postmoderne des &Eacute;tats-Unis, mais le probl&egrave;me r&eacute;side dans le fait que ces tirades infinies ne sont finalement reli&eacute;es &agrave; rien, qu&rsquo;elles n&rsquo;aboutissent pas &agrave; une r&eacute;solution ou un effet de synth&egrave;se qui viendrait expliquer leur pr&eacute;sence. Par l&agrave; m&ecirc;me, elles finissent par laisser au lecteur une impression de futilit&eacute; compl&egrave;te, paraissant n&rsquo;avoir &eacute;t&eacute; &eacute;crite que dans le but d&rsquo;emp&ecirc;cher l&rsquo;action d&rsquo;avancer, en jouant de fa&ccedil;on st&eacute;rile sur l&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;un r&eacute;cit spiralaire, c&rsquo;est-&agrave;-dire n&rsquo;ayant ni commencement ni fin et tournant sur lui-m&ecirc;me ind&eacute;finiment. Ceci tient surtout &agrave; un probl&egrave;me structurel, parce qu&rsquo;en s&eacute;parant ainsi son livre, en offrant la plume &agrave; un &eacute;crivain extr&ecirc;mement verbeux pour ensuite nous donner acc&egrave;s au roman que cet &eacute;crivain a r&eacute;dig&eacute;, Moody lui coupe la parole, en quelque sorte, et nous emp&ecirc;che de s&rsquo;int&eacute;resser correctement &agrave; ce qu&rsquo;il avait commenc&eacute; &agrave; raconter au cours de l&rsquo;introduction, &agrave; propos de sa vie et de ses opinions. Il n&rsquo;est en bout de ligne qu&rsquo;un &eacute;crivain rat&eacute; dont, de surcroit, nous devrons lire la longue &oelig;uvre int&eacute;grale. </p> <p>Une t&acirc;che ardue qui l&rsquo;est d&rsquo;autant plus que jamais au fil du texte cette longueur n&rsquo;est justifi&eacute;e par les propos tenus par Crandall, d&rsquo;abord au sujet du contrat qu&rsquo;il a sign&eacute; et ensuite au sujet de l&rsquo;&eacute;tat actuel de sa production personnelle et de la litt&eacute;rature en g&eacute;n&eacute;ral. En effet, si le contrat de nov&eacute;lisation stipule, comme le dit Crandall, qu&rsquo;il doit &eacute;crire en trois semaines un court texte compos&eacute; du sc&eacute;nario en ajoutant ici et l&agrave; quelques passages narratifs afin de le rendre agr&eacute;able &agrave; un lectorat branch&eacute; et logophobique, et si Montese Crandall est un sp&eacute;cialiste du texte r&eacute;duit &agrave; sa plus simple expression, le lecteur doit comprendre &agrave; la lecture du roman que Crandall a non seulement refus&eacute; d&rsquo;honorer ses engagements, mais qu&rsquo;il nie sa propre d&eacute;marche par le fait m&ecirc;me, offrant un texte extr&ecirc;mement touffu, charg&eacute;, interminable, qui n&rsquo;est pas du tout dans l&rsquo;air du temps, en 2026. Autrement dit, d&rsquo;un point de vue purement structurel, rien ne justifie ni ne l&eacute;gitime les explications de Montese Crandall, po&egrave;te minimaliste obs&eacute;d&eacute; par la perfection dans la retenue, persuad&eacute; d&rsquo;&eacute;crire une &oelig;uvre au diapason de son &eacute;poque num&eacute;rique, fragmentaire, se transformant soudainement en conteur loquace au bras longs et &agrave; la verve quasi imparable.<br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><br /> Les rat&eacute;s de l&rsquo;envol&eacute;e</strong></span></p> <p>Comme nous l&rsquo;avons dit plus haut, cette &laquo;&oelig;uvre int&eacute;grale&raquo; de Montese Crandall que nous lirons aurait donc d&ucirc; &ecirc;tre la version romanesque du film <em>The Four Fingers of Death</em>, lui-m&ecirc;me une nouvelle version d&rsquo;un film culte de 1963, <em>The Crawling Hand</em>. </p> <p>En fait, Montese Crandall, apr&egrave;s avoir h&eacute;rit&eacute; du contrat de nov&eacute;lisation, se lance dans la r&eacute;daction de son livre en se permettant des libert&eacute;s, et nous le laisse savoir, lui qui va jusqu&rsquo;&agrave; inventer de toute pi&egrave;ce la premi&egrave;re partie. Et on finit par comprendre que le &laquo;roman&raquo; n&rsquo;a plus grand-chose &agrave; voir avec le &laquo;sc&eacute;nario&raquo; duquel il est suppos&eacute; s&rsquo;inspirer, puisqu&rsquo;il n&rsquo;a pu s&rsquo;emp&ecirc;cher d&rsquo;y mettre du sien:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Similarly, in the film <em>The Four Fingers of Death</em> the entire action takes place in the San Diego area. I felt I had no choice but to remove the story to a location I know more about &ndash; Rio Blanco itself. One ought to write about what one knows, correct? The desert of my part of the world, after all, is more like Mars, which always forces one to reflect back on when it might have had water, as it once apparently did. [&hellip;] So the Mars of <em>The Four Fingers of Death</em> is really just the contemporary American Southwest, the Southwest of 2025 or thereabouts, with its parboiled economy, its negative population growth, its environmental destruction, its deforestation, its smoldering political rage. (p. 321)<br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <p>Bien entendu, il s&rsquo;agit ici d&rsquo;une mise en ab&icirc;me repr&eacute;sentant habilement les libert&eacute;s prisent par Moody lui-m&ecirc;me dans son adaptation loufoque et tentaculaire de <em>The Crawling Hand</em> qu&rsquo;est en v&eacute;rit&eacute; ce livre que nous tenons entre nos mains.</p> <p>Au fond, et c&rsquo;est l&agrave; le probl&egrave;me central, tout le projet esth&eacute;tique (qu&rsquo;on parle de celui de Crandall ou de celui de Moody, ce qui revient au m&ecirc;me dans ce cas) r&eacute;side dans l&rsquo;id&eacute;e qu&rsquo;il est possible de faire de la grande litt&eacute;rature <em>&agrave; partir </em>d&rsquo;un mauvais film, qu&rsquo;il est possible de faire de l&rsquo;humour raffin&eacute; <em>&agrave; partir</em> de clich&eacute;s &eacute;cul&eacute;s de science-fiction, qu&rsquo;il est possible de cr&eacute;er une &oelig;uvre transcendante <em>&agrave; partir</em> d&rsquo;une &oelig;uvre de mauvais go&ucirc;t. Rick Moody n&rsquo;est pas le premier &agrave; tenter de travailler sur la fronti&egrave;re entre la culture de masse et la culture d&rsquo;&eacute;lite en proposant un roman dit &laquo;litt&eacute;raire&raquo;, difficile, qui prend sa source directement dans une manifestation culturelle populaire (on pense tout de suite au <em>Don Quichotte</em> de Cervant&egrave;s), mais il devient avec<em> The Four Fingers of Death</em>, un de ceux qui ne sont pas parvenus &agrave; bien exploiter la tension entre les deux. Peut-&ecirc;tre que le probl&egrave;me se situe dans l&rsquo;id&eacute;e de s&rsquo;&ecirc;tre inspir&eacute; ouvertement d&rsquo;une &oelig;uvre pr&eacute;-existante dont il a le projet double et paradoxal de se moquer et d&rsquo;hommager. </p> <p>Parce qu&rsquo;en bout de ligne, son long roman reste le r&eacute;cit d&eacute;bilitant, grotesque et pas tr&egrave;s int&eacute;ressant qu&rsquo;il &eacute;tait au d&eacute;part dans le film de Herbert L. Strock, celui d&rsquo;un bras assassin qui se d&eacute;place tout seul et qui attrape et/ou &eacute;trangle et/ou masturbe ses victimes. Que l&rsquo;histoire de ce bras porteur d&rsquo;une bact&eacute;rie tueuse soit envelopp&eacute;e d&rsquo;une myriade d&rsquo;anecdotes allant de la plus farfelue (un chimpanz&eacute; s&rsquo;exprimant dans le meilleur anglais d&rsquo;Oxford, amoureux de sa ma&icirc;tresse) &agrave; la plus &laquo;tragique&raquo; (un scientifique tentant d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;ment de faire revivre sa d&eacute;funte femme en d&eacute;tournant ses fonds de recherche sur les cellules souches) ne change rien &agrave; sa maigreur initiale. </p> <p><em>The Four Fingers of Death</em> est un roman qui n&rsquo;aboutit pas et qui n&rsquo;&eacute;puise rien. Ce n&rsquo;est pas un livre qui prend le pouls de son &eacute;poque, comme l&rsquo;aurait souhait&eacute; Montese Crandall, son auteur putatif. Au lieu d&rsquo;&ecirc;tre une &oelig;uvre exigeante, porteuse d&rsquo;une r&eacute;flexion sur le monde contemporain, c&rsquo;est une &oelig;uvre qui h&eacute;site constamment entre le clich&eacute; facile de l&rsquo;ironique et de l&rsquo;antiphrase et une pseudo lourdeur m&eacute;ta-discursive (qui au fond ne se retrouve que dans le poids du livre lui-m&ecirc;me). Rick Moody a &eacute;crit un roman qui laisse une fausse <em>impression</em> de densit&eacute;, mais qui se lit de fa&ccedil;on tr&egrave;s lin&eacute;aire et qui n&rsquo;est complexe ni dans sa structure narrative, ni dans les th&egrave;mes qu&rsquo;il aborde. Un roman o&ugrave; tout s&rsquo;empile et o&ugrave; rien ne s&rsquo;imbrique.&nbsp;&nbsp;&nbsp; </p> <hr /> <br /> <a name="note1" href="#renvoinote1"><strong>[1]</strong></a>&nbsp; Crandall explique que comme la litt&eacute;rature &agrave; l&rsquo;&egrave;re virtuelle s&rsquo;est dirig&eacute;e de plus en plus vers une pratique de la fragmentation et du r&eacute;cit court, il en est venu &agrave; un minimalisme extr&ecirc;me prenant la forme d&rsquo;une &eacute;puration de ses textes au point de ne rester qu&rsquo;avec une seule phrase, cisel&eacute;e au point d&rsquo;&ecirc;tre parfaite, la fronti&egrave;re entre prose et po&eacute;sie : &laquo;Upon the advent of the digital age, as you know, writers who went on and on just didn&rsquo;t<em> last</em>. You couldn&rsquo;t read all that nonsense on a screen. Fragmentation became the right true way. Fragmentation offered a point-and-click interface. Additionally, this strategic reduction blurred the line between poetry and prose which is where I, Montese Crandall, come into the story.&raquo; (p. 8) <p><a name="note2" href="#renvoinote2"><strong>[2]</strong></a>&nbsp; <em>The Crawling Hand</em> est un vrai film de science-fiction tourn&eacute; en 1963, r&eacute;alis&eacute; par Herbert L. Strock et mettant en vedette Peter Breck, Kent Taylor et Sirry Steffen. Pour consulter la fiche IMDB : <a href="http://www.imdb.com/title/tt0056961/ ">http://www.imdb.com/title/tt0056961/ </a></p> <p><a name="note3" href="#renvoinote3"><strong>[3]</strong></a>&nbsp; Peck, Dale, &laquo;The Moody Blues&raquo;,<span style="font-style: italic;"> Hatchet Jobs, </span><em><span style="font-style: italic;">New York, The New Press, 2004, p. 184-185</span></em>. Dans son livre, Peck pr&eacute;tend entre autres que les &laquo;probl&egrave;mes&raquo; de la litt&eacute;rature am&eacute;ricaine contemporaine ont r&eacute;ellement commenc&eacute;s il y a une trentaine d&rsquo;ann&eacute;es avec la publication de <em>Gravity&rsquo;s Rainbow</em>, de Thomas Pynchon, qui aurait donn&eacute; lieu &agrave; une &eacute;poque marqu&eacute;e par des &laquo;chef-d&rsquo;&oelig;uvres&raquo; froids et auto-indulgents.</p> <p><a name="note4bis" href="#renvoinote4bis"><strong>[4]</strong></a> <em>Ibid.</em>, p. 170.</p> <p><a name="note4" href="#renvoinote4"><strong>[5]</strong>&nbsp;</a> &laquo;Anyway, the result is a 900 page comic novel about a disembodied arm set in the desert in 2026.&raquo; Cit&eacute; dans &laquo;Interview : Rick Moody&raquo;, <em>Night Train Magazine</em>. Url : <a href="http://www.nighttrainmagazine.com/contents/moody_int.php">http://www.nighttrainmagazine.com/contents/moody_int.php</a>. Consult&eacute; le 2 f&eacute;vrier 2011.</p> <p><a name="note5" href="#renvoinote5"><strong>[6]</strong></a>&nbsp; Voir John Barth, &laquo;The Literature of Exhaustion&raquo;, <em>The Friday Book</em>, New York, Putnam, 1984. </p> <p></p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/les-gros-bras-du-conteur#comments Autorité narrative BARTH, John Cinéma Contemporain COOVER, Robert Culture populaire Déclin de la littérature Divertissement États-Unis d'Amérique Fabulation Fiction FOSTER WALLACE, David Guerre Imaginaire technologique LEVIN, Adam MOODY, Rick Post-histoire PYNCHON, Thomas Violence VONNEGUT Jr, Kurt Roman Sun, 20 Mar 2011 14:30:10 +0000 Gabriel Gaudette 332 at http://salondouble.contemporain.info Ces poussières faites pour troubler l'oeil http://salondouble.contemporain.info/lecture/ces-poussieres-faites-pour-troubler-loeil <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/infinite-jest">Infinite Jest</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <div class="rteindent1 rteright">Come, come, and sit you down, you shall not budge.<br /> You go not till I set you up a glass<br /> Where you may see the inmost part of you.<br /> &mdash; Shakespeare, <em>Hamlet</em></div> <div> Peu de temps apr&egrave;s la publication d&rsquo;<em>Infinite Jest</em>, David Foster Wallace (DFW) discutait de son roman avec Michel Silverblatt &agrave; l&rsquo;&eacute;mission radiophonique <em>Bookworm</em><a name="note1" href="#note1a">[1]</a>. Interrog&eacute; sur ses motivations quant &agrave; l&rsquo;&eacute;criture d&rsquo;une &oelig;uvre d&rsquo;une telle ampleur&mdash;on parle d&rsquo;un texte faisant 1079 pages&mdash;, DFW affirme avoir voulu &eacute;crire un livre aussi amusant qu&rsquo;exigeant, et insiste sur l&rsquo;importance qu&rsquo;il accorde &agrave; l&rsquo;<em>effort</em> de lecture, avan&ccedil;ant que la relation du sujet contemporain &agrave; la culture se vivrait le plus souvent dans le confort de la facilit&eacute;. Ce rapport de facilit&eacute; &agrave; la culture est incarn&eacute; principalement, toujours selon DFW, par la t&eacute;l&eacute;vision et le cin&eacute;ma populaire, qu&rsquo;il range sans vergogne dans la cat&eacute;gorie du &laquo;low art&raquo;. Il s&rsquo;agit d&rsquo;&oelig;uvres divertissantes dont le but avou&eacute; est non seulement de r&eacute;pondre &agrave; l&rsquo;urgent besoin de plaisir qui habite l&rsquo;humain, mais aussi, bien s&ucirc;r, de g&eacute;n&eacute;rer des profits en y r&eacute;pondant: &laquo;TV and popular film and most kinds of &quot;low&quot; art&mdash;which just means art whose primary aim is to make money&mdash;is lucrative precisely because it recognizes that audiences prefer 100 percent pleasure to the reality that tends to be 49 percent pleasure and 51 percent pain<a name="note2" href="#note2a">[2]</a>.&raquo; <p>Un roman de l&rsquo;envergure d&rsquo;<em>Infinite Jest</em> repose sur le projet de s&rsquo;opposer &agrave; la facilit&eacute; de l&rsquo;art divertissant, tant par sa structure narrative complexe et par les th&egrave;mes qui y sont abord&eacute;s que par l&rsquo;engagement que sa lecture implique. Le nombre d&rsquo;heures n&eacute;cessaires &agrave; la lecture de cette brique agit de fa&ccedil;on d&eacute;cisive sur le lecteur, l&rsquo;exposant longuement &agrave; la tristesse du sujet contemporain qui appara&icirc;t, au fil du texte, &ecirc;tre l&rsquo;un des fils reliant entre eux les nombreux personnages de l&rsquo;histoire<a name="note3" href="#note3a">[3]</a>. C&rsquo;est pourquoi il me semble pertinent d&rsquo;aborder ici ce roman qui, bien qu&rsquo;ayant &eacute;t&eacute; publi&eacute; il y a quinze ans, demeure d&rsquo;une actualit&eacute; criante, tant par la r&eacute;flexion qu&rsquo;il propose sur la culture contemporaine que par le regard critique qu&rsquo;il porte sur l&rsquo;&eacute;criture de fiction. </p> <p><em>Infinite Jest</em> se d&eacute;ploie en un &eacute;cheveau et il est n&eacute;cessaire d&rsquo;en d&eacute;gager les fils narratifs principaux avant de poursuivre. L&rsquo;histoire se d&eacute;roule dans un futur<a name="note4" href="#note4a">[4]</a> o&ugrave; les ann&eacute;es ne sont plus compt&eacute;es en nombres, mais portent plut&ocirc;t le nom de diverses compagnies ayant pay&eacute; des droits pour, litt&eacute;ralement, passer &agrave; l&rsquo;histoire. Le c&oelig;ur du r&eacute;cit se d&eacute;roule lors de <em>The Year of the Depend Adult Undergarment</em><a name="note5" href="#note5a">[5]</a>. Le roman contient trois trames narratives principales qui se recoupent en de nombreux chass&eacute;s-crois&eacute;s. La premi&egrave;re trame concerne une acad&eacute;mie de tennis, Enfield Tennis Academy, o&ugrave; &eacute;tudie Hal Incandenza, un jeune surdou&eacute; &agrave; la m&eacute;moire exceptionnelle qui poss&egrave;de une vaste culture, en plus d&rsquo;&ecirc;tre d&eacute;pendant &agrave; la marijuana. La deuxi&egrave;me trame expose la vie des pensionnaires d&rsquo;un centre de r&eacute;habilitation pour drogu&eacute;s et alcooliques, Ennet House, qui se trouve en bas de la colline o&ugrave; est situ&eacute;e l&rsquo;acad&eacute;mie Enfield. Don Gately, un ex-toxicomane travaillant pour le centre, occupe une place importante dans cette partie. Finalement, une troisi&egrave;me trame met en sc&egrave;ne Marathe, un membre des <em>Assassins des Fauteuils Rollents</em>, ce groupe de terroristes qu&eacute;b&eacute;cois souhaitant que le Qu&eacute;bec se s&eacute;pare de l&rsquo;ONAN<a name="note6" href="#note6a">[6]</a> (Organization of North American Nations), c&rsquo;est-&agrave;-dire l&rsquo;union politique du Canada, des &Eacute;tats-Unis et du Mexique. Il faut pr&eacute;ciser que ces trois trames principales sont accompagn&eacute;es de nombreuses sc&egrave;nes secondaires o&ugrave; l&rsquo;on rencontre divers personnages qui ne participent pas de fa&ccedil;on directe &agrave; l&rsquo;intrigue. D&rsquo;ailleurs, l&rsquo;emploi du terme &laquo;intrigue&raquo; ne rend pas justice &agrave; la logique qui pr&eacute;vaut dans <em>Infinite Jest</em>, o&ugrave; l&rsquo;enjeu lectural ne se situe pas tant dans la d&eacute;couverte d&rsquo;un d&eacute;nouement que dans l&rsquo;exploration d&rsquo;une exp&eacute;rience collective du r&eacute;el, de la tristesse de ce r&eacute;el et des personnages qui l&rsquo;habitent. </p> <p>Il est &eacute;vident qu&rsquo;un commentaire de quelques pages ne peut suffire &agrave; donner ne serait-ce qu&rsquo;une id&eacute;e g&eacute;n&eacute;rale d&rsquo;<em>Infinite Jest</em>. Il me semble n&eacute;anmoins important de discuter, m&ecirc;me bri&egrave;vement, la fa&ccedil;on dont DFW pose la question de l&rsquo;empathie et de la place qu&rsquo;elle devrait occuper dans le travail du romancier contemporain. Pour le dire sans d&eacute;tour, l&rsquo;&eacute;crivain reproche &agrave; son &eacute;poque de favoriser un rapport individualiste &agrave; la r&eacute;alit&eacute;, renfor&ccedil;ant le penchant naturel qu&rsquo;aurait l&rsquo;individu &agrave; se consid&eacute;rer comme &eacute;tant le centre du monde. L&rsquo;empathie est d&eacute;crite par DFW comme &eacute;tant cette capacit&eacute;, cet effort que l&rsquo;humain peut et doit fournir, afin de se d&eacute;centrer et de pouvoir ainsi acc&eacute;der &agrave; l&rsquo;autre. Cet effort, cette volont&eacute; de penser le monde &agrave; partir de l&rsquo;autre est, pour DFW, <em>la vraie libert&eacute;</em>, et il en fait un projet d&rsquo;&eacute;criture: &laquo;The really important kind of freedom involves attention, and awareness, and discipline, and effort, and being able truly to care about other people and to sacrifice for them, over and over, in myriad petty little unsexy ways, every day. This is real freedom<a name="note7" href="#note7a">[7]</a>.&raquo; On le comprend, cette libert&eacute; &eacute;voqu&eacute;e par DFW implique un rejet du culte du moi et de l&rsquo;&eacute;gocentrisme qui r&eacute;gissent &agrave; bien des &eacute;gards les rapports sociaux de notre &eacute;poque. En ce sens, ses propos rejoignent la th&egrave;se d&eacute;fendue par Christopher Lasch dans <em>The Culture of Narcissism: American Life in an Age of Diminishing Expectations</em>, &agrave; savoir que l&rsquo;individu contemporain, en se repliant toujours plus sur soi-m&ecirc;me, devient inapte &agrave; conf&eacute;rer un sens &agrave; son existence, qu&rsquo;il appr&eacute;hende le plus souvent avec anxi&eacute;t&eacute;: &laquo;The new narcissist is haunted not by guilt but by anxiety. He seeks not to inflict his own certainties on others but to find a meaning in life. Liberated from the superstitions of the past, he doubts even the reality of his own existence<a name="note8" href="#note8a">[8]</a>.&raquo;</p> <p>Cette conception de l&rsquo;empathie, transpos&eacute;e dans l&rsquo;&eacute;criture romanesque, se traduit en un effort soutenu pour cerner la singularit&eacute; des diff&eacute;rents maux qui affligent les sujets contemporains: les angoisses li&eacute;es aux pressions sociales, la consommation de drogue v&eacute;cue comme moyen d&rsquo;&eacute;chapper &agrave; la vie imm&eacute;diate en alt&eacute;rant un r&eacute;el per&ccedil;u comme &eacute;tant l&rsquo;insupportable m&ecirc;me, sans oublier ces d&eacute;pressions s&rsquo;enracinant dans la banalit&eacute; du quotidien, d&eacute;voilant ce que ce mal-&ecirc;tre a de plus troublant, c&rsquo;est-&agrave;-dire le fait qu&rsquo;il soit incontournable. Cette attention soutenue, ce regard qui s&rsquo;efforce de comprendre la souffrance de fa&ccedil;on litt&eacute;rale et empathique, sans ironie ou cynisme, est pour DFW un authentique projet d&rsquo;&eacute;criture romanesque. Il s&rsquo;oppose par exemple &agrave; l&rsquo;&eacute;criture de Bret Easton Ellis, &agrave; qui il reproche de <em>seulement d&eacute;peindre</em> la noirceur du monde dans lequel on vit, sans toutefois chercher &agrave; proposer des possibilit&eacute;s de rendre le monde habitable. C&rsquo;est ce qu&rsquo;il d&eacute;plore du c&eacute;l&eacute;brissime et controvers&eacute; roman de Bret Easton Ellis, <em>American Psycho</em> (1993): </p></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Really good fiction could have as dark a worldview as it wished, but it&rsquo;d find a way both to depict this world and to illuminate the possibilities for being alive and human in it. You can defend <em>Psycho</em> as being a sort of performative digest of late-eighties social problems, but it&rsquo;s no more than that<a name="note9" href="#note9a">[9]</a>.</span></div> <div> Mais DFW ne s&rsquo;oppose pas seulement aux &eacute;critures qui s&rsquo;&eacute;vertuent &agrave; d&eacute;peindre le monde dans sa noirceur. Cette id&eacute;e de l&rsquo;importance de l&rsquo;empathie et d&rsquo;un effort sinc&egrave;re pour comprendre les humains va de pair avec un rejet d&rsquo;une certaine pratique de la m&eacute;tafiction o&ugrave; la prouesse formelle devient une fin en elle-m&ecirc;me. DFW en fait m&ecirc;me une avenue possible pour d&eacute;passer la m&eacute;tafiction, dont on conna&icirc;t l&rsquo;importance aux &Eacute;tats-Unis. Celui-ci &eacute;voque plusieurs &eacute;crivains, dont William T. Vollmann, Loorie Moore et Jonathan Franzen<a name="note10" href="#note10a">[10]</a>, qui appartiennent selon lui &agrave; cette nouvelle g&eacute;n&eacute;ration qui cherche &agrave; se d&eacute;barrasser des m&eacute;canismes de la m&eacute;tafiction, notamment de son ironie. Pour l&rsquo;auteur, il y a une distinction importante &agrave; faire entre l&rsquo;&eacute;criture et la lecture de texte qui fonctionnent en circuit ferm&eacute; (la fascination du monde universitaire pour les dispositifs narratifs, ind&eacute;pendamment des id&eacute;es qu&rsquo;ils supportent, en est un bon exemple) et les textes qui parlent du monde. Rejetant en bloc les discours visant &agrave; valider l&rsquo;&eacute;criture de fiction par le biais de pirouettes narratives exposant la sagacit&eacute; de l&rsquo;&eacute;crivain et sa compr&eacute;hension des m&eacute;canismes de l&rsquo;&eacute;criture, DFW adopte une posture r&eacute;solument du c&ocirc;t&eacute; de la vie, aux antipodes du solipsisme de ce qu&rsquo;il consid&egrave;re &ecirc;tre le propre de la mauvaise m&eacute;tafiction, c&rsquo;est-&agrave;-dire le retournement de l&rsquo;&eacute;criture sur l&rsquo;&eacute;criture, ce cercle parfait duquel la vie est exclue:</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><em>Fiction&rsquo;s about what it is to be a fucking human being.</em> If you operate, which most of us do, from the premise that there are things about the contemporary U.S. that make it distinctively hard to be a real human being, then maybe half of fiction&rsquo;s job is to dramatize what it is that makes it tough. The other half is to dramatize the fact that we still &quot;are&quot; human beings, now. Or can be<a name="note11" href="#note11a">[11]</a>. (Je souligne.)</span></div> <div> Cet appel &agrave; l&rsquo;ouverture et &agrave; l&rsquo;empathie peut, a priori, sembler clich&eacute; et moralisateur. Je pr&eacute;f&egrave;re pour ma part y voir une prise de position philosophique s&eacute;rieuse qui s&rsquo;appuie sur un constat troublant et difficilement r&eacute;futable, soit celui d&rsquo;un amenuisement des rapports sociaux r&eacute;ifiant le sujet contemporain en le r&eacute;duisant &agrave; une fonction qui l&rsquo;isole,&nbsp;celle du travailleur/consommateur. En cela, il me semble &eacute;galement que la r&eacute;flexion romanesque dans laquelle DFW s&rsquo;engage est &agrave; mettre en parall&egrave;le avec le travail amorc&eacute; par Peter Sloterdijk dans sa trilogie des <em>Sph&egrave;res</em>, par lesquelles celui-ci s&rsquo;&eacute;vertue &agrave; repenser l&rsquo;existence humaine en termes de relations et de transferts. Cette phrase, qui r&eacute;sume bien l&rsquo;esprit dans lequel est r&eacute;dig&eacute;e cette trilogie, pourrait sans l&rsquo;ombre d&rsquo;un doute se trouver en exergue d&rsquo;<em>Infinite Jest</em>: &laquo;Il faut &ecirc;tre au moins deux pour constituer une subjectivit&eacute; r&eacute;elle<a name="note12" href="#note12a">[12]</a>.&raquo; <p>&Ecirc;tre humain, dans <em>Infinite Jest</em>, c&rsquo;est &ecirc;tre l&rsquo;ar&egrave;ne o&ugrave; combattent, bien souvent jusqu&rsquo;&agrave; la mort&mdash;par suicide, &eacute;videmment&mdash;, le d&eacute;sespoir et l&rsquo;envie d&rsquo;&eacute;chapper &agrave; une condition jug&eacute;e insupportable. En ce sens, il est juste de dire que ce roman propose une vision tragique du monde; l&rsquo;emprunt du syntagme &laquo;Infinite Jest&raquo; au <em>Hamlet</em> de Shakespeare invite &agrave; suivre cette piste d&egrave;s le titre<a name="note13" href="#note13a">[13]</a>. Cette affirmation m&eacute;rite tout de m&ecirc;me d&rsquo;&ecirc;tre nuanc&eacute;e; il y a une ind&eacute;niable part de grotesque aux sc&egrave;nes tragiques, dans<em> Infinite Jest</em>, grotesque qui ne peut qu&rsquo;entra&icirc;ner le malaise du lecteur. Il suffit de penser au suicide du p&egrave;re Incandenza qui, bien que tragique, n&rsquo;&eacute;chappe pas au grotesque, celui-ci se donnant la mort en se faisant cuire la t&ecirc;te dans le four &agrave; micro-ondes. Il est difficile d&rsquo;&eacute;voquer cette copr&eacute;sence du grotesque et du tragique sans mentionner Schopenhauer, qui affirme, dans <em>Le monde comme volont&eacute; et comme repr&eacute;sentation</em>, qu&rsquo;il s&rsquo;agit l&agrave; du propre de l&rsquo;existence humaine: </p></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">La vie de chacun de nous, &agrave; l&rsquo;embrasser dans son ensemble d&rsquo;un coup d&rsquo;&oelig;il, &agrave; n&rsquo;en consid&eacute;rer que les traits marquants, est une v&eacute;ritable trag&eacute;die; mais quand il faut, pas &agrave; pas, l&rsquo;&eacute;puiser en d&eacute;tail, elle prend la tournure d&rsquo;une com&eacute;die. Chaque jour apporte son travail, son souci; chaque instant, sa duperie nouvelle; chaque semaine, son d&eacute;sir, sa crainte; chaque heure, ses d&eacute;sappointements, car le hasard est l&agrave;, toujours aux aguets pour faire quelque malice; pures sc&egrave;nes comiques que tout cela. Mais les souhaits jamais exauc&eacute;s, la peine toujours d&eacute;pens&eacute;e en vain, les esp&eacute;rances bris&eacute;es par un destin impitoyable, les m&eacute;comptes cruels qui composent la vie tout enti&egrave;re, la souffrance qui va grandissant, et, &agrave; l&rsquo;extr&eacute;mit&eacute; du tout, la mort, en voil&agrave; assez pour faire une trag&eacute;die. On dirait que la fatalit&eacute; veut, dans notre existence, compl&eacute;ter la torture par la d&eacute;rision; elle y met toutes les douleurs de la trag&eacute;die; mais, pour ne pas nous laisser au moins la dignit&eacute; du personnage tragique, elle nous r&eacute;duit, dans les d&eacute;tails de la vie, au r&ocirc;le du bouffon<a name="note14" href="#note14a">[14]</a>.</span></div> <div> Pour ne donner qu&rsquo;un exemple de cette vision tragique de l&rsquo;existence propos&eacute;e par <em>Infinite Jest</em>, on peut &eacute;voquer Kate Gompert, cette femme d&eacute;pendante &agrave; la marijuana qui, apr&egrave;s trois tentatives de suicide, donne le choix &agrave; son m&eacute;decin de lui administrer des &eacute;lectrochocs ou bien de lui rendre la ceinture avec laquelle elle a tent&eacute; de mettre fin &agrave; ses jours... Cette lucidit&eacute; devant l&rsquo;immuabilit&eacute; du mal qui l&rsquo;habite a de quoi faire fr&eacute;mir le lecteur, et les mots le rapprochent peut-&ecirc;tre des secondes insupportables &eacute;voqu&eacute;es par Kate:</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">&lsquo;I want shock,&rsquo; she said finally. &lsquo;Isn&rsquo;t part of this whole concerned kindness deal that you&rsquo;re supposed to ask me how I think you can be of help? Cause I&rsquo;ve been through this before. You haven&rsquo;t asked what I want. Isn&rsquo;t it? Well how about either give me ECT again, or give me my belt back. <em>Because I can&rsquo;t stand feeling like this another second, and the seconds keep coming on and on.&rsquo;</em> (p.74; je souligne.)</span></div> <div> Ce passage permet de saisir comment s&rsquo;imbriquent deux des th&egrave;mes majeurs d&rsquo;<em>Infinite Jest</em>, soit la solitude et l&rsquo;empathie. &Eacute;videmment, le probl&egrave;me de l&rsquo;empathie est indissociable de celui de la&nbsp; solitude et laisse entendre qu&rsquo;il y aurait <em>quelque chose</em> qui r&eacute;siste, entre les sujets, les emp&ecirc;chant de partager leur exp&eacute;rience du monde. Ce qui est triste &agrave; propos de notre temps, dit DFW, c&rsquo;est cette solitude, ce <em>quelque chose</em> qui fait &eacute;cran, emp&ecirc;chant l&rsquo;humain de vivre une relation <em>imm&eacute;diate</em> avec ses proches. Quelques pages avant de r&eacute;clamer des &eacute;lectrochocs, Kate Gombert insiste justement sur la radicalit&eacute; de sa solitude, les m&eacute;dicaments repr&eacute;sentant <em>tout ce qu&rsquo;elle avait dans le monde</em>:</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">The doctor said could she tell him a little bit about why she&rsquo;s here with them right now? Can she remember back to what happen?<br /> She took an even deeper breath. She was attempting to communicate boredom or irritation. &lsquo;I took a hundred-ten Parnate, about thirty Lithonate capsules, some old Zoloft. I took everything I had in the world. (p.70)</span></div> <div> Si j&rsquo;insiste sur l&rsquo;impossibilit&eacute; qu&rsquo;ont plusieurs personnages d&rsquo;<em>Infinite Jest</em> &agrave; vivre une relation imm&eacute;diate &agrave; la r&eacute;alit&eacute;, c&rsquo;est qu&rsquo;il me semble que la tristesse de l&rsquo;existence, dans ce roman, est &agrave; mettre en lien avec les diff&eacute;rentes formes de m&eacute;diations qui participent de l&rsquo;exp&eacute;rience du monde contemporain. Par cela, le roman de DFW peut &ecirc;tre lu comme l&rsquo;exemplification de la th&egrave;se soutenue par Guy Debord dans <em>La soci&eacute;t&eacute; du spectacle</em>, qui veut que &laquo;[t]oute la vie des soci&eacute;t&eacute;s dans lesquelles r&egrave;gnent les conditions modernes de production s&rsquo;annonce comme une immense accumulation de <em>spectacles</em>. Tout ce qui &eacute;tait directement v&eacute;cu s&rsquo;est &eacute;loign&eacute; dans une repr&eacute;sentation<a name="note15" href="#note15a">[15]</a>.&raquo; De fait, un &eacute;l&eacute;ment majeur du roman est l&rsquo;intrigue qui gravite autour d&rsquo;un film, <em>Infinite Jest</em>, qui a &eacute;t&eacute; r&eacute;alis&eacute; par James Incandenza quelques mois avant qu&rsquo;il ne se suicide. Ce film, qui repr&eacute;sente dans le roman le divertissement par excellence, a la propri&eacute;t&eacute; du tuer son spectateur en lui procurant une dose l&eacute;tale de plaisir. Celui-ci n&rsquo;arrive plus &agrave; d&eacute;tourner son attention du film, source de plaisir intarissable, et meurt simplement d&rsquo;inanition. C&rsquo;est d&rsquo;ailleurs la raison pour laquelle les <em>Assassins des Fauteuils Rollents</em> tentent de mettre la main sur ce film, qu&rsquo;ils aimeraient bien distribuer dans les foyers des citoyens de l&rsquo;ONAN. <p>Cette id&eacute;e d&rsquo;un divertissement qui provoque un plaisir mortel gagne &agrave; &ecirc;tre mise en parall&egrave;le avec la solitude du sujet contemporain. DFW semble vouloir proposer, par de nombreuses sc&egrave;nes, que la relation de l&rsquo;individu &agrave; ce qu&rsquo;il consid&egrave;re &ecirc;tre la libert&eacute; soit totalement erron&eacute;e, puisque ce que l&rsquo;individu contemporain choisit, c&rsquo;est toujours le plaisir, sous diverses formes. Les exp&eacute;riences des drogu&eacute;s, des alcooliques et des citoyens friands de t&eacute;l&eacute;vision, en ce sens, peuvent &ecirc;tre pens&eacute;es conjointement en tant que sources de plaisir op&eacute;rant une m&eacute;diation entre le sujet et le monde, ajoutant une enveloppe (faussement) protectrice entre sa personne et ce qui s&rsquo;offre &agrave; lui. Ce qui est important de souligner, c&rsquo;est que ces diff&eacute;rentes sources de plaisir sont trait&eacute;es dans le texte comme autant de formes d&rsquo;ali&eacute;nation. Ainsi, la sc&egrave;ne o&ugrave; Marathe, membre des <em>Assassins des Fauteuils Rollents</em>, discute du libre arbitre avec Steeply, un repr&eacute;sentant des services secrets am&eacute;ricains, montre bien que la notion de choix pose probl&egrave;me dans la mesure o&ugrave; les citoyens n&rsquo;ont pas les moyens de choisir de fa&ccedil;on &eacute;clair&eacute;e, si bien que la possibilit&eacute; de mourir de plaisir, pour plusieurs, constitue sans doute un sort enviable:</p></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Marathe shrugged. &lsquo;Us, we will force nothing on U.S.A. persons in their warm homes. We will make only available. Entertainment. There will be then some choosing, to partake or choose not to.&rsquo; Smoothing slightly at his lap&rsquo;s blanket. &lsquo;How will U.S.A.s choose? Who has taught them to choose with care? How will your Offices and Agencies protect them, your people?&rsquo; (p.318)</span></div> <div> Plus loin, Marathe propose que la nation am&eacute;ricaine est de toute fa&ccedil;on d&eacute;j&agrave; morte, les citoyens &eacute;tant d&eacute;sormais incapables d&rsquo;effectuer le moindre choix &eacute;clair&eacute;:</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Someone or some people among your own history sometime killed your U.S.A. nation already, Hugh. Someone who had authority, or should have had authority and did not exercise authority. I do not know. <em>But someone sometime let you forget how to choose, and what. Someone let your peoples forget it was the only thing of importance, choosing</em>. (p.319; je souligne.)</span><br /> &nbsp;</div> <div>Ici, il faut se rappeler les propos de DFW au sujet des arts du divertissement, qui ne proposent rien d&rsquo;autre que du plaisir, niant par le fait m&ecirc;me tout ce qui est triste dans l&rsquo;existence, la solitude en premier lieu. Le jeune Hal, habitu&eacute; au fonctionnement rigoureux de l&rsquo;Institut de tennis d&rsquo;Enfield, explique par exemple aux plus jeunes que la solitude est la condition &agrave; laquelle ils sont tous condamn&eacute;s: &laquo;We&rsquo;re all on each other&rsquo;s food chain. All of us. It&rsquo;s an individual sport. Welcome to the meaning of individual. We&rsquo;re each deeply alone here. It&rsquo;s what we all have in common, this aloneness.&raquo; (p.112) Ce diagnostic, qui concerne d&rsquo;abord les jeunes athl&egrave;tes de l&rsquo;acad&eacute;mie Enfield, m&eacute;rite qu&rsquo;on l&rsquo;applique &agrave; l&rsquo;ensemble des personnages du roman et peut-&ecirc;tre &eacute;galement aux lecteurs. Dans l&rsquo;entrevue accord&eacute;e &agrave; Valerie Stivers, DFW exprime de fa&ccedil;on explicite ce lien qu&rsquo;il &eacute;tablit entre la tristesse, les m&eacute;dias de divertissement et l&rsquo;usage de drogues: </div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">I wonder why I'm lonely and doing a lot of drugs? Could there be any connection between the fact that I've got nothing to do with other people, that I don't really have a fucking clue what it is to have a real life and the fact that most of my existence is mediated by entertainment that I passively choose to receive<a name="note16" href="#note16a">[16]</a>?</span><br /> &nbsp;</div> <div>Il devient int&eacute;ressant, &agrave; la lumi&egrave;re de cette d&eacute;claration, de penser l&rsquo;articulation des th&egrave;mes de la solitude et de la d&eacute;pendance aux drogues et aux m&eacute;dias de divertissement, incarn&eacute;s de fa&ccedil;on tout &agrave; fait embl&eacute;matique par le film <em>Infinite Jest</em>. En effet, il est difficile de ne pas y voir un commentaire sur notre propre rapport aux m&eacute;dias, sur le semblant de relation au monde que leur fonctionnement induit. Le sujet contemporain appr&eacute;cie l&rsquo;art divertissant, dit DFW, parce que les m&eacute;dias supportent des &oelig;uvres faites uniquement de plaisir et lui permettent, en lui procurant une exp&eacute;rience esth&eacute;tique heureuse, d&rsquo;oublier tout ce que sa vie a de triste. Cette fuite dans la fiction, devons-nous comprendre, n&rsquo;est pas tellement &eacute;loign&eacute;e de la mort effective des spectateurs du film <em>Infinite Jest</em>. <p>C&rsquo;est dans cette repr&eacute;sentation du divertissement, au c&oelig;ur d&rsquo;une &oelig;uvre qui s&rsquo;efforce de confronter le lecteur &agrave; la tristesse de la vie contemporaine, qu&rsquo;il faut voir l&rsquo;effort de l&rsquo;auteur &agrave; susciter l&rsquo;empathie de celui-ci. Si la t&eacute;l&eacute;vision, comme le propose DFW, conforte l&rsquo;illusion que nous ne sommes pas seuls, <em>Infinite Jest</em> cherche au contraire &agrave; lever le voile sur cette solitude. Il y aurait, dans l&rsquo;exp&eacute;rience de lecture que propose DFW, quelque chose qui rel&egrave;ve du sevrage, et donc de la douleur. Ce sevrage, on l&rsquo;aura compris, concerne l&rsquo;illusion m&eacute;diatique du bonheur socialement partag&eacute;. Celui-ci a une valeur positive, car il implique une forme de renouement avec la r&eacute;alit&eacute; imm&eacute;diate, le refus de l&rsquo;illusion de ce monde &laquo;100% plaisir&raquo; de l&rsquo;&eacute;cran qui, pr&eacute;cis&eacute;ment, <em>fait &eacute;cran</em> devant le tragique de l&rsquo;existence. Tragique qui, pour DFW comme pour Pier-Paolo Pasolini, r&eacute;side dans l&rsquo;amenuisement des rapports humains, et m&ecirc;me, peut-&ecirc;tre, dans leur simple disparition: &laquo;Je tiens simplement &agrave; ce que tu regardes autour de toi et prennes conscience de la trag&eacute;die. Et quelle est-elle, la trag&eacute;die? La trag&eacute;die, c&rsquo;est qu&rsquo;il n&rsquo;existe plus d&rsquo;&ecirc;tres humains; on ne voit plus que de singuliers engins qui se lancent les uns contre les autres<a name="note17" href="#note17a">[17]</a>.&raquo;&nbsp;</p></div> <hr /> <div> <meta name="Titre" content="" /><br /> <a name="note1a" href="#note1">[1]</a> L&rsquo;entrevue, qui a eu lieu le 11 avril 1996, est disponible en ligne: <a href="http://www.kcrw.com/media-player/mediaPlayer2.html?type=audio&amp;id=bw960411david_foster_wallace" title="http://www.kcrw.com/media-player/mediaPlayer2.html?type=audio&amp;id=bw960411david_foster_wallace">http://www.kcrw.com/media-player/mediaPlayer2.html?type=audio&amp;id=bw96041...</a> (site consult&eacute; le 21 novembre 2010). <p><a name="note2a" href="#note2">[2]</a> Pour en conna&icirc;tre davantage sur cette r&eacute;flexion que propose David Foster Wallace &agrave; propos de la t&eacute;l&eacute;vision et des divertissements, on consultera &agrave; profit l&rsquo;entretien de l&rsquo;auteur avec Larry McCaffery, &laquo;A conversation with David Foster Wallace&raquo;, En ligne: <a href="http://www.dalkeyarchive.com/book/?GCOI=15647100621780" title="http://www.dalkeyarchive.com/book/?GCOI=15647100621780">http://www.dalkeyarchive.com/book/?GCOI=15647100621780</a> (site consult&eacute; le 21 novembre 2010).</p> <p><a name="note3a" href="#note3">[3]</a> Dans une entrevue accord&eacute;e &agrave; la revue <em>Stim</em>, l&rsquo;auteur affirme sans d&eacute;tour avoir voulu &eacute;crire &agrave; propos de ce qu&rsquo;il y a de triste dans l&rsquo;Am&eacute;rique contemporaine: &laquo;I wanted to do something sad. I think it's a very sad time in America and it has something to do with entertainment. It's not TV's fault, It's not [Hollywood's] fault and it's not the Net's fault. It's our fault. We're choosing this.&raquo; cf. Valerie Stivers, &laquo;Interview with David Foster Wallace&raquo;, Stim, Mai 1996, En ligne: <a href="http://www.stim.com/Stim-x/0596May/Verbal/dfwtalk.html" title="http://www.stim.com/Stim-x/0596May/Verbal/dfwtalk.html">http://www.stim.com/Stim-x/0596May/Verbal/dfwtalk.html</a> (site consult&eacute; le 25 novembre 2010).</p> <p><a name="note4a" href="#note4">[4]</a> Ce futur &eacute;tant celui du temps de l&rsquo;&eacute;criture, soit 1996, la lecture d&rsquo;<em>Infinite Jest</em> s&rsquo;av&egrave;re d&rsquo;autant plus int&eacute;ressante en 2010 qu&rsquo;elle met en sc&egrave;ne une certaine id&eacute;e de ce qu&rsquo;aurait pu &ecirc;tre notre &eacute;poque. Quelques rares indices, dans le texte, permettent de reconstituer la chronologie et de situer l&rsquo;action du roman &agrave; la fin de la premi&egrave;re d&eacute;cennie du 21e si&egrave;cle. Stephen Burn, dans son livre sur <em>Infinite Jest</em>, reconstitue savamment la chronologie du roman en affirmant, preuves &agrave; l&rsquo;appui, que l&rsquo;action s&rsquo;y termine en 2010, nomm&eacute;e non sans ironie <em>The Year of the Glad</em>. cf. Stephen Burn, <em>Infinite Jest, A Reader&rsquo;s Guide</em>, New York/London, Continuum Contemporaries, 2003, 96 p. </p> <p><a name="note5a" href="#note5">[5]</a> Pour le plaisir, voici les noms des autres ann&eacute;es mentionn&eacute;es dans le texte: (1) Year of the Whopper, (2) Year of the Tucks Medicated Pad, (3) Year of the Trial-Size Dove Bar, (4) Year of the Perdue Wonderchicken, (5) Year of the Whisper-Quiet Maytag Dishmaster, (6) Year of the Yushityu 2007 Mimetic-Resolution-Cartridge-View TP Systems For Home, Office, Or Mobile, (7) Year of Dairy Products from the American Heartland, (8) Year of the Depend Adult Undergarment, (9) Year of Glad. </p> <p><a name="note6a" href="#note6">[6]</a> Remarquons au passage que cet acronyme permet &agrave; l&rsquo;auteur de faire un jeu de mots savoureux, en d&eacute;signant les citoyens de l&rsquo;ONAN comme &eacute;tant des onanistes. Ce d&eacute;tail est important puisqu&rsquo;il t&eacute;moigne de la condition des personnages du roman, le plus souvent pr&eacute;occup&eacute;s bien davantage par leur propre plaisir que par celui des autres.</p> <p><a name="note7a" href="#note7">[7]</a> David Foster Wallace, <em>This is Water, Some Thoughts, Delivered on a Significant Occasion, about Living a Compassionate Life</em>, New York/Boston/London, Little, Brown and Company, 2009, p.120. Une version de ce texte sensiblement diff&eacute;rente est disponible en ligne: <a href="http://www.guardian.co.uk/books/2008/sep/20/fiction" title="http://www.guardian.co.uk/books/2008/sep/20/fiction">http://www.guardian.co.uk/books/2008/sep/20/fiction</a> (site consult&eacute; le 21 novembre 2010).</p> <p><a name="note8a" href="#note8">[8]</a> Christopher Lasch, <em>The Culture of Narcissism: American Life in An Age of Diminishing Expectations</em>, New York/London, W.W. Norton &amp; Company, 1991 [1979], p.VXI.</p> <p><a name="note9a" href="#note9">[9]</a> Larry McCaffery, &laquo;A Conversation with David Foster Wallace&raquo;, En ligne: <a href="http://www.dalkeyarchive.com/book/?fa=customcontent&amp;GCOI=15647100621780&amp;extrasfile=A09F8296-B0D0-B086-B6A350F4F59FD1F7.html" title="http://www.dalkeyarchive.com/book/?fa=customcontent&amp;GCOI=15647100621780&amp;extrasfile=A09F8296-B0D0-B086-B6A350F4F59FD1F7.html">http://www.dalkeyarchive.com/book/?fa=customcontent&amp;GCOI=15647100621780&amp;...</a> (site consult&eacute; le 21 novembre 2010).</p> <p><a name="note10a" href="#note10">[10]</a> D&rsquo;ailleurs, son roman <em>The Corrections</em>, r&eacute;cipiendaire du <em>National Book Award </em>en 2001, partage avec <em>Infinite Jest</em> ce projet d&rsquo;une litt&eacute;rature empathique s&rsquo;&eacute;vertuant &agrave; comprendre les malaises des sujets contemporains. Une lecture comparative de ces deux romans permettrait sans doute de saisir &agrave; quel point les projets romanesques de Franzen et de Foster Wallace ont beaucoup en commun.&nbsp;&nbsp; </p> <p><a name="note11a" href="#note11">[11]</a> Larry McCaffery, <em>Op. cit.</em> </p> <p><a name="note12a" href="#note12">[12]</a> Peter Sloterdijk, <em>Bulles. Sph&egrave;res 1</em>, traduit de l&rsquo;allemand par Olivier Mannoni, Paris, Hachette Litt&eacute;ratures (coll. Pluriel Philosophie), 2002 [1998], p. 59. </p> <p><a name="note13a" href="#note13">[13]</a> Cette allusion invite &agrave; penser <em>Infinite Jest</em> en termes tragiques, d&rsquo;abord parce qu&rsquo;Hamlet est une trag&eacute;die, mais surtout parce que le passage &eacute;voqu&eacute; traite de la mort, de la relation &agrave; l&rsquo;autre et de l&rsquo;empathie, th&egrave;mes centraux du roman de DFW. Il s&rsquo;agit d&rsquo;une r&eacute;f&eacute;rence &agrave; la sc&egrave;ne du fossoyeur (Acte V, sc&egrave;ne I), alors qu&rsquo;Hamlet d&eacute;couvre le cr&acirc;ne de Yorick, l&rsquo;ancien fou du roi, et exprime l&rsquo;horreur qu&rsquo;il ressent devant la mort de cet &ecirc;tre qui lui &eacute;tait cher: &laquo;Let me see. [<em>He takes the skull</em>]. Alas, poor Yorick! I knew him, Horatio&mdash;a fellow of infinite jest, of most excellent fancy. He hath borne me on his back a thousand times, and now how abhorred in my imagination it is! My gorge rises at it.&raquo; cf. Shakespeare, <em>Hamlet</em>, Paris, GF-Flammarion (coll. Bilingue), 1995, p.370. </p> <p><a name="note14a" href="#note14">[14]</a> Arthur Schopenhauer, <em>Le monde comme volont&eacute; et comme repr&eacute;sentation</em>, traduit de l&rsquo;allemand par A. Burdeau, &eacute;dition revue et corrig&eacute;e par Richard Roos, Paris, Quadrige/PUF, 2008, p. 404.</p> <p><a name="note15a" href="#note15">[15]</a> Guy Debord, <em>La soci&eacute;t&eacute; de spectacle</em>, Paris, Gallimard (coll. Folio), 1992 [1967], p.15.</p> <p><a name="note16a" href="#note16">[16]</a> Valerie Stivers, <em>Op. cit.</em>.</p> <p><a name="note17a" href="#note17">[17]</a> Pier-Paolo Pasolini, <em>Contre la t&eacute;l&eacute;vision et autres textes sur la politique et la soci&eacute;t&eacute;</em>, Besan&ccedil;on, Les Solitaires intempestifs, p.93, cit&eacute; dans Georges Didi-Huberman, <em>Survivances des lucioles</em>, Paris, Les &Eacute;ditions de Minuit (coll. Paradoxe), 2009, p.25. <br /> <meta name="Mots cl&eacute;s" content="" /><br /> <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html; charset=utf-8" /><br /> <meta name="ProgId" content="Word.Document" /><br /> <meta name="Generator" content="Microsoft Word 2008" /><br /> <meta name="Originator" content="Microsoft Word 2008" /><br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> </p></div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/ces-poussieres-faites-pour-troubler-loeil#comments Cinéma Contemporain Culture populaire DEBORD, Guy Délinéarisation Divertissement EASTON ELLIS, Bret Empathie États-Unis d'Amérique Fiction Foster Wallace, David FRANZEN, Jonathan Individualisme LASCH, Christopher Métafiction MOORE, Loorie PASOLINI, Pier-Paolo Publicité SCHOPENHAUER, Arthur SHAKESPEARE SLOTERDIJK, Peter Solitude Télévision Tragique Tristesse Roman Tue, 21 Dec 2010 00:19:07 +0000 Simon Brousseau 301 at http://salondouble.contemporain.info La tueuse : le combat de la fiction contre le vide http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-tueuse-le-combat-de-la-fiction-contre-le-vide <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/paquet-amelie">Paquet, Amélie </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-nuit-je-suis-buffy-summers">La nuit je suis Buffy Summers</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><div class="rteindent1">Je suis un RPG aboulique. Un Counter Strike sans map. Un raid profanateur pour tombeaux d&eacute;catis. Je suis un jeu dont personne n&rsquo;est le h&eacute;ros.<em> Same players shoot again</em>. <br /> Chlo&eacute; Delaume, <em>La vanit&eacute; des somnambules <p><br type="_moz" /><br /> </p></em></div> <div>Pour aborder un livre-jeu comme<em> La nuit je suis Buffy Summers</em> de Chlo&eacute; Delaume, le terme &laquo;lecture&raquo; adopt&eacute; par <em>Salon double</em> prend tout son sens. Delaume propose v&eacute;ritable une exp&eacute;rience de lecture, une aventure dans un univers &eacute;trange que l&rsquo;on peut recommencer en prenant chaque fois des routes diff&eacute;rentes. Lectrice ob&eacute;issante, j&rsquo;ai d&rsquo;abord jou&eacute; le jeu consciencieusement. Lectrice curieuse, j&rsquo;ai ensuite lu le livre d&rsquo;un couvert &agrave; l&rsquo;autre pour conna&icirc;tre tout ce que j&rsquo;avais manqu&eacute;. Je me servirai de mes deux lectures, et de toutes mes autres relectures, pour r&eacute;fl&eacute;chir &agrave; ce livre. Je puiserai aussi dans ma longue exp&eacute;rience des jeux de r&ocirc;les afin de montrer les enjeux du livre de Delaume. La culture &laquo;geek&raquo;<b><a name="note1" href="#note1b">[1]</a></b>&nbsp;mise de l&rsquo;avant dans <em>La nuit je suis Buffy Summers</em> requiert le regard complice d&rsquo;un autre &laquo;gamer&raquo;. Ou plut&ocirc;t d&rsquo;une autre gamer. Comme elle l&rsquo;a fait avant dans <em>Corpus Simsi</em> (2003), Delaume donne une parole litt&eacute;raire aux femmes qui aiment les jeux vid&eacute;os<b><a name="note2" href="#note2b">[2]</a></b>. Elle propose avec <em>La nuit je suis Buffy Summers</em> un livre-jeu dans la tradition des &laquo;Livres dont vous &ecirc;tes le h&eacute;ros&raquo;, tr&egrave;s populaires dans les ann&eacute;es quatre-vingt. Delaume ne d&eacute;ploie pas une m&eacute;canique de jeu aussi &eacute;toff&eacute;e que celle de <em>La Couronne des rois</em> (1985) de Steve Jackson qui contenait huit cent paragraphes, de nombreuses &eacute;nigmes, maints combats et tant de sc&eacute;narios avec une fin funeste<b><a name="note3" href="#note3b">[3]</a></b>&nbsp;; dans <em>La nuit je suis Buffy Summers</em>, le jeu repose sur cinquante-neuf paragraphes, parmi lesquels neuf paragraphes annoncent la d&eacute;faite du lecteur contre un seul qui propose un sc&eacute;nario victorieux. Sans vouloir me vanter, je dois avouer que j&rsquo;ai &laquo;gagn&eacute;&raquo; d&egrave;s ma premi&egrave;re lecture du livre de Delaume! Joueuse rus&eacute;e, j&rsquo;ai opt&eacute; pour une bonne strat&eacute;gie : celle d&rsquo;allouer &agrave; mon personnage cinq points de &laquo;Sant&eacute; Mentale&raquo; contre dix points d&rsquo;&laquo;Habitation Corporelle&raquo;. En bonne lectrice, j&rsquo;avais du d&eacute;but &agrave; la fin de mon aventure un parti pris pour la litt&eacute;rature. Dans l&rsquo;univers de Delaume, je le montrerai, il s&rsquo;agit toujours d&rsquo;une posture favorable.&nbsp;</div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> <strong>Les Grands anciens </strong></span> <p>Chlo&eacute; Delaume s&rsquo;est impos&eacute;e comme &eacute;crivaine en 2001 avec son deuxi&egrave;me roman, <em>Le cri du sablier</em>. Dans ce roman, elle raconte dans une langue qui &eacute;pouse les tourments provoqu&eacute;s par l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement&nbsp;: le meurtre de sa m&egrave;re par son p&egrave;re et le suicide de ce dernier devant ses yeux alors qu&rsquo;elle n&rsquo;&eacute;tait &acirc;g&eacute;e de dix ans. Depuis le d&eacute;but de sa carri&egrave;re litt&eacute;raire, elle adopte le pseudonyme de &laquo;Chlo&eacute; Delaume&raquo; qui lui permet de se d&eacute;tacher, autant qu&rsquo;elle le peut, des marques que le drame familial a laiss&eacute;es en elle. L&rsquo;&eacute;crivaine est aussi, comme elle le r&eacute;p&egrave;te dans toute son &oelig;uvre, un personnage de fiction. Elle est cette femme qui lutte contre un souvenir avec lequel on ne peut jamais vivre en paix, un souvenir lourd &agrave; porter pour une seule personne, aussi forte qu&rsquo;elle puisse &ecirc;tre. Dans <em>La nuit je suis Buffy Summers</em>, Delaume propose &agrave; sa lectrice<b><a name="note4" href="#note4b">[4]</a></b>&nbsp;de devenir &agrave; son tour un personnage de fiction, titre qu&rsquo;elle ne peut prendre &agrave; la l&eacute;g&egrave;re dans le contexte. Incarner un personnage de fiction est ici un r&ocirc;le grave et important. </p> <p>Dans <em>La Vanit&eacute; des somnambules</em>, Delaume discute longuement du concept de &laquo;personnage de fiction&raquo;. Elle &eacute;crit dans un passage myst&eacute;rieux que le personnage de fiction ne proc&egrave;de pas de l&rsquo;imagination humaine:<br /> &nbsp;</p></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je m&rsquo;appelle Chlo&eacute; Delaume. Je n&rsquo;ai pas d&rsquo;imagination. Mais je connais la v&eacute;rit&eacute;. Les personnages de fiction ne sont pas des cr&eacute;ations de l&rsquo;esprit humain. L&agrave;-dessus tout le monde ment. Ou tente de se voiler le minois tellurique ce qui revient au m&ecirc;me. Nous sommes la voix primale. Nous avons toujours &eacute;t&eacute;. Nous sommes si ancestraux qu&rsquo;aucune m&eacute;moire mythique ne peut nous ensourcer. Nous avons cr&eacute;&eacute; l&rsquo;homme &agrave; notre image<b><a name="note5" href="#note5b">[5]</a></b>. <p></p></span></div> <div>&Agrave; partir de cet extrait, il est possible de dire que les personnages de fiction chez Delaume sont en r&eacute;alit&eacute; plus pr&egrave;s des Grands Anciens imagin&eacute;s par l&rsquo;&eacute;crivain d&rsquo;horreur am&eacute;ricain Howard Phillips Lovecraft que des &laquo;personnages litt&eacute;raires&raquo; au sens o&ugrave; l&rsquo;entend la narratologie<b><a name="note6" href="#note6b">[6]</a></b>, c&rsquo;est-&agrave;-dire d&rsquo;un personnage cr&eacute;&eacute; par un auteur. Chez Lovecraft, dans ce que ses successeurs d&rsquo;Arkham House ont appel&eacute; le &laquo;Mythe de Cthulhu&raquo;, les Grands Anciens sont ces personnages ancestraux ch&acirc;ti&eacute;s par les Premiers Dieux et condamn&eacute;s &agrave; un emprisonnement terrestre. Cthulhu, le Grand Ancien le plus connu, repose au fond de l&rsquo;oc&eacute;an Pacifique dans la cit&eacute; sous-marine de R&rsquo;lyeh. Le r&eacute;veil de Cthulhu, que les personnages de la nouvelle &laquo;The Call of Cthulhu&raquo; (1928) redoutent plus que tout, pourrait provoquer la fin des temps. Les autres Grands Anciens, Shub-Niggurath, dit le bouc noir aux milles chevreaux, et Nyarlathotep, dit le chaos rampant, menacent aussi l&rsquo;existence du monde terrestre. Comme les Grands Anciens, Chlo&eacute; Delaume, le personnage de fiction, a &eacute;t&eacute; punie. Elle a &eacute;t&eacute; condamn&eacute;e pour avoir &eacute;t&eacute; t&eacute;moin de l&rsquo;horreur. Son existence constitue autant un moment de repos qu&rsquo;une &eacute;ventuelle menace pour Delaume, l&rsquo;auteure. Et peut-&ecirc;tre aussi pour le monde. Qui sait?</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><br /> </strong></span></div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L&rsquo;&eacute;lue</strong></span> <p>Comme le titre l&rsquo;indique, <em>La nuit je suis Buffy Summers</em> se d&eacute;roule non pas dans une nouvelle de Lovecraft, mais dans l&rsquo;univers de la s&eacute;rie t&eacute;l&eacute;vis&eacute;e &eacute;tasunienne <em>Buffy the Vampire Slayer</em> diffus&eacute;e de 1997 &agrave; 2003. Delaume &eacute;crit sur son site web que son livre-jeu est en r&eacute;alit&eacute; une <em>fanfiction</em> de l&rsquo;&eacute;pisode dix-sept de la saison six intitul&eacute; &laquo;Normal Again&raquo;<b><a name="note7" href="#note7b">[7]</a></b>. Delaume prolonge donc le sc&eacute;nario de cet &eacute;pisode et imagine une autre aventure pour Buffy. Dans cet &eacute;pisode pour le moins &laquo;lovecraftien&raquo;, Buffy, qui souffre d&rsquo;hallucinations, est amen&eacute;e dans un h&ocirc;pital psychiatrique. Son mal a &eacute;t&eacute; provoqu&eacute; par la pr&eacute;sence terrestre d&rsquo;un d&eacute;mon invoqu&eacute; par le Trio, un groupe de<em> nerds </em>de la sixi&egrave;me saison. La lectrice de Delaume est invit&eacute;e &agrave; incarner cette Buffy Summers tourment&eacute;e et enferm&eacute;e en psychiatrie. Le jeu commence ainsi: &laquo;Vous &ecirc;tes parfaitement amn&eacute;sique. Vous &ecirc;tes une jeune femme et c&rsquo;est tout&raquo; (p.10). </p> <p>Les non-initi&eacute;s imaginent parfois les joueurs de jeux de r&ocirc;les comme des adeptes de <em>Donjons &amp; Dragons</em> qui se lancent, &eacute;p&eacute;es et boucliers de mousse en main, vers de grandes qu&ecirc;tes &eacute;piques. Il existe toutefois plusieurs autres types de jeux de r&ocirc;les. Cr&eacute;&eacute; en 1981 par Sandy Peterson, <em>Call of Cthulhu </em>est un syst&egrave;me de jeu de r&ocirc;les inspir&eacute; de l&rsquo;univers litt&eacute;raire de Lovecraft qui a connu de nombreuses r&eacute;&eacute;ditions dans les trente derni&egrave;res ann&eacute;es<b><a name="note8" href="#note8b">[8]</a></b>. Il existe, bien s&ucirc;r, plusieurs mani&egrave;res de jouer &agrave; <em>Call of Cthulhu</em>, mais en g&eacute;n&eacute;ral, le &laquo;personnage joueur&raquo;, comme Buffy dans la s&eacute;rie t&eacute;l&eacute;, m&egrave;ne une existence ordinaire. Il est souvent un &eacute;tudiant, un scientifique ou un biblioth&eacute;caire qui d&eacute;couvre peu &agrave; peu un univers vaste et dangereux cach&eacute; sous le monde qu&rsquo;il conna&icirc;t. Chez Lovecraft comme dans le jeu <em>Call of Cthulhu</em>, la petitesse de l&rsquo;&ecirc;tre humain face aux horreurs secr&egrave;tes est constamment r&eacute;it&eacute;r&eacute;e. Les terreurs ancestrales du monde p&egrave;sent lourd sur les &eacute;paules de l&rsquo;&ecirc;tre humain qui les d&eacute;couvrent. </p> <p>La lectrice de Delaume doit incarner une jeune femme qui poss&egrave;de comme seul &eacute;quipement sa chemise de nuit d&rsquo;h&ocirc;pital. Disons-le, elle n&rsquo;a pas d&rsquo;embl&eacute;e l&rsquo;&eacute;toffe d&rsquo;une grande h&eacute;ro&iuml;ne: &laquo;Puisque vous &ecirc;tes pr&ecirc;te, reprenons. Vous &ecirc;tes une jeune fille sale, debout&raquo; (p.11).&nbsp; Elle n&rsquo;a pas d&rsquo;armes, ni de pouvoirs magiques. Malgr&eacute; son apparente faiblesse, cette jeune fille est peut-&ecirc;tre l&rsquo;&Eacute;lue, la Tueuse. On apprend d&egrave;s le prologue l&rsquo;existence d&rsquo;une &Eacute;lue: &laquo;<em>&Agrave; chaque g&eacute;n&eacute;ration</em>, soit. <em>Son &Eacute;lue</em>, merci bien. De l&agrave; &agrave; la reconna&icirc;tre, mettre la main dessus; une affaire des plus d&eacute;class&eacute;es&raquo; (p.8). </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>La fiche du personnage</strong></span></p> <p>Comme dans tout bon jeu de r&ocirc;les, cette jeune fille est d&eacute;crite par le biais de statistiques. Elle poss&egrave;de deux caract&eacute;ristiques: l&rsquo;&laquo;Habitation Corporelle&raquo; et la &laquo;Sant&eacute; Mentale&raquo;. L&rsquo;Habitation Corporelle repr&eacute;sente les attributs physiques de cette jeune fille: sa force, sa constitution, sa dext&eacute;rit&eacute;. Cette statistique sera tr&egrave;s importante lors des combats physiques que la lectrice devra simuler par le biais de jets de d&eacute;s. La deuxi&egrave;me caract&eacute;ristique, la&nbsp; Sant&eacute; Mentale, repr&eacute;sente la force psychologique du personnage et sa capacit&eacute; &agrave; faire face &agrave; des situations inusit&eacute;es ou troublantes. Dans la culture r&ocirc;liste, cette caract&eacute;ristique a &eacute;t&eacute; popularis&eacute;e par le jeu <em>Call of Cthulhu</em>. Le joueur doit lancer des &laquo;sanity rolls<b><a name="note9" href="#note9b">[9]</a></b>&raquo; avec des d&eacute;s pour d&eacute;terminer sa r&eacute;sistance &agrave; des situations psychologiquement intenses. </p> <p>La lectrice peut personnaliser sa partie de<em> La nuit je suis Buffy Summers</em>. Elle doit r&eacute;partir quinze points entre ces deux caract&eacute;ristiques. Pour ma part, j&rsquo;ai opt&eacute;, je le r&eacute;p&egrave;te, pour cinq points de &laquo;Sant&eacute; Mentale&raquo; et dix points d&rsquo;&laquo;Habitation Corporelle&raquo; en me disant que l&rsquo;important &eacute;tait la force physique puisque je voulais jouer le plus longtemps possible et que la folie de mon personnage serait au demeurant une exp&eacute;rience litt&eacute;raire agr&eacute;able. La narratrice, ma&icirc;tresse du jeu, nous retire imm&eacute;diatement des points: &laquo;Parce que le jour vous &ecirc;tes &agrave; l&rsquo;h&ocirc;pital psychiatrique de Los Angeles, que vos veines s&rsquo;y gonflent aux aiguilles, tant que la lumi&egrave;re est vous &ecirc;tes soumise &agrave; un malus de 1, en Habitation Corporelle comme en Sant&eacute; Mentale&raquo; (p.12). Avec Delaume aux commandes, la partie n&rsquo;est pas gagn&eacute;e d&rsquo;avance.</p></div> <div class="rteindent1"><img width="500" height="234" alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/Personnage_0.png" /></div> <div class="rteindent1 rtecenter"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Figure 1 : Fiche du personnage&nbsp; <p><img width="500" height="397" alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/&Eacute;quipements_1.png" /><br type="_moz" /><br /> </p></span></div> <div class="rtecenter"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Figure 2: Inventaire du personnage</span><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);"> </span></strong></div> <div class="rtecenter"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><br /> </strong></span></div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les personnages de la t&eacute;l&eacute;vision </strong></span> <p>Si les Grands Anciens de Lovecraft viennent du cosmos, les personnages de fiction chez Delaume doivent souvent leur origine &agrave; diff&eacute;rentes s&eacute;ries t&eacute;l&eacute;vis&eacute;es. Dans &laquo;L&rsquo;entit&eacute; sentinelle Chlo&eacute; Delaume&raquo;, Bertrand Gervais &eacute;crit &agrave; propos de <em>J&rsquo;habite dans la t&eacute;l&eacute;vision</em> (2006) que l&rsquo;auteure exp&eacute;rimente dans ce livre &laquo;la dissolution de soi dans la t&eacute;l&eacute;vision<b><a name="note10" href="#note10b">[10]</a></b>&raquo;. Si l&rsquo;&eacute;cran est bien pr&eacute;sent dans <em>J&rsquo;habite dans la t&eacute;l&eacute;vision</em>, il est en apparence absent de <em>La nuit je suis Buffy Summers</em>. Sans doute parce qu&rsquo;il n&rsquo;est plus question de spectature, la lectrice commence l&rsquo;aventure &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur de l&rsquo;&eacute;cran. Elle a d&eacute;j&agrave; &eacute;t&eacute; absorb&eacute;e par l&rsquo;&eacute;cran. En ouvrant <em>La nuit je suis Buffy Summers</em>, la lectrice accepte sans le savoir sa propre dissolution dans la t&eacute;l&eacute;vision. Dans le didacticiel qui accompagne le livre-jeu, Delaume pr&eacute;cise qu&rsquo;il s&rsquo;agit d&rsquo;une &laquo;autofiction collective&raquo;. Cette autofiction collective n&rsquo;est possible qu&rsquo;&agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur de cet espace o&ugrave; tous se reconnaissent, cet espace commun &agrave; tous nos contemporains, le seul: l&rsquo;&eacute;cran de t&eacute;l&eacute;vision. </p> <p>Buffy Summers n&rsquo;est pas l&rsquo;unique h&eacute;ro&iuml;ne de t&eacute;l&eacute;vision convoqu&eacute;e dans le livre-jeu. La lectrice, selon le parcours qu&rsquo;elle choisit, pourra aussi rencontrer Laura Palmer de <em>Twin Peaks</em>, Bree Van de Kamp de <em>Desperate Housewives</em>, les S&oelig;urs Halliwell de <em>Charmed</em> et Claire Bennet de <em>Heroes</em>. L&rsquo;h&ocirc;pital psychiatrique est le point de rencontre de tous ces personnages de fiction. Aussi c&eacute;l&eacute;br&eacute;es soient-elles &agrave; l&rsquo;ext&eacute;rieur de la t&eacute;l&eacute;vision, toutes ces femmes rassembl&eacute;es en ce lieu sont ici humili&eacute;es, parfois viol&eacute;es et violent&eacute;es. En col&egrave;re, W., l&rsquo;amie sorci&egrave;re de Buffy<a name="note11" href="#note11b">[11]</a>, lui confie au d&eacute;but de l&rsquo;aventure: &laquo;Nous ne sommes plus rien, tu sais&raquo; (paragraphe 5, p.22). Dans le journal intime de Buffy, on peut lire, si on emprunte le chemin qui nous conduit vers ce passage, qu&rsquo;elle y a not&eacute;: &laquo;Ils disent: tu n&rsquo;es l&rsquo;&eacute;lue de rien&raquo; (paragraphe 7, p.25). </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L&rsquo;h&eacute;ro&iuml;ne de Rien </strong></span></p> <p>Dans <em>J&rsquo;habite dans la t&eacute;l&eacute;vision</em>, Delaume est hant&eacute;e par la phrase du directeur de TF1, une chaine de t&eacute;l&eacute;vision fran&ccedil;aise, qui disait vendre aux publicitaires du &laquo;temps de cerveau humain disponible&raquo;. Cette id&eacute;e revient &agrave; de multiples reprises dans <em>La nuit je suis Buffy Summers</em>. Cette phrase suppose l&rsquo;existence d&rsquo;un vide dans le cerveau des t&eacute;l&eacute;spectateurs que les annonceurs viendraient combler aves leurs messages commerciaux. Dans <em>La nuit je suis Buffy Summers</em>, ce sont cette fois les personnages de fiction qui sont accus&eacute;s de n&rsquo;&ecirc;tre rien. Dans un passage du livre, RG, ami biblioth&eacute;caire de Buffy <a name="note12" href="#note12b">[12]</a>, analyse ce concept du &laquo;rien&raquo;:&nbsp;<br /> &nbsp;</p></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">RG: Peut-&ecirc;tre, mais c&rsquo;est leur &eacute;l&eacute;ment naturel, matriciel. Et puis le propre du Rien, c&rsquo;est son absence de singularit&eacute;, tout est interchangeable, tout peut &ecirc;tre reproduit. Les N&eacute;antisseurs ne se distinguent bien souvent que par leur arrogance, ils ont du savoir-faire, veulent ignorer l&rsquo;&eacute;chec, ils sont trop pr&eacute;tentieux pour se mettre en danger (paragraphe 29, p.65).<br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <div>Dans cet h&ocirc;pital psychiatrique dirig&eacute; de main de fer par Miss Mildred Ratched, nom de la m&eacute;chante infirmi&egrave;re du film <em>One Flew Over the Cuckoo&rsquo;s Nest</em> (1975), ces h&eacute;ro&iuml;nes de t&eacute;l&eacute;vision perdent toute singularit&eacute; en plus de perdre leur dignit&eacute;. La mission de l&rsquo;&Eacute;lue commence &agrave; se dessiner pour la lectrice. Peu importe le chemin qu&rsquo;elle prendra, elle comprend qu&rsquo;elle doit sauver les personnages f&eacute;minins de fiction. &Agrave; moins que le personnage incarn&eacute; par la lectrice ne meurt plus t&ocirc;t dans l&rsquo;aventure, le paragraphe 29, cit&eacute; plus haut, fait figure de passage oblig&eacute; pour quiconque voudrait se rendre &agrave; la fin de l&rsquo;histoire. <p>Dans le paragraphe 16, que la lectrice peut d&eacute;couvrir par le biais de trois chemins diff&eacute;rents, la qu&ecirc;te de Buffy est explicitement d&eacute;crite par W.:<br /> &nbsp;</p></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Renseign&eacute;s r&eacute;guli&egrave;rement par notre biblioth&eacute;caire, nous tentons de r&eacute;sister, mais ne savons pas comment, et &agrave; peine contre qui. C&rsquo;est super compliqu&eacute;, le capitalisme triomphant. Une fiction qui a mal tourn&eacute;, les h&eacute;ro&iuml;nes toutes des scream queens. C&rsquo;&eacute;tait pr&eacute;vu comme &ccedil;a depuis la premi&egrave;re ligne dans la bible sc&eacute;naristique. Possible qu&rsquo;on y puisse rien du tout. Mais non, je ne devrais pas dire &ccedil;a. Je devrais dire: tu es l&agrave;, toi, maintenant. Avec nous, de notre c&ocirc;t&eacute;. Tu es l&agrave; pour nous rejoindre, nous aider. Nous te trouverons un r&ocirc;le si tu ignores le tien (paragraphe 16, p.36).<br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <div>La &laquo;scream queen&raquo; est ce r&ocirc;le f&eacute;minin tr&egrave;s &eacute;difiant dans le cin&eacute;ma d&rsquo;horreur, o&ugrave; une s&eacute;duisante femme en d&eacute;tresse attend que le h&eacute;ros vienne la prot&eacute;ger contre les dangers qui la menacent de toutes parts. La mission de Buffy est l&agrave;, devant elle, toute trac&eacute;e par son amie, mais elle ne sent pas en elle la force d&rsquo;un Superman, d&rsquo;un Batman ou d&rsquo;un grand h&eacute;ros de guerre:<br /> &nbsp;</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je suis peut-&ecirc;tre Buffy Summers, mais je ne sais pas ce que &ccedil;a veut dire. J&rsquo;ai une mission, c&rsquo;est vrai. Mais je ne suis pas Clark Kent, Bruce Wayne ou Nick Fury. J&rsquo;ai une chemise de nuit et un journal intime, j&rsquo;ai une croix en argent, l&rsquo;esprit dans l&rsquo;escalier. Je suis mon seul secours (paragraphe 19, p.44).<br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <div>Comme la narratrice de <em>La Vanit&eacute; des Somnambules</em> qui affirme &ecirc;tre &laquo;un RPG&nbsp;aboulique. Un Counter Strike&nbsp;sans map<b><a name="note13" href="#note13b">[13]</a></b>&raquo;, Buffy Summers revendique le droit &agrave; l&rsquo;errance et &agrave; l&rsquo;imperfection pour les personnages de fiction. Elle veut un chemin qui ne soit pas trac&eacute; d&rsquo;avance pour elle. C&rsquo;est pr&eacute;cis&eacute;ment parce qu&rsquo;il n&rsquo;est pas d&eacute;j&agrave; d&eacute;fini qu&rsquo;elle pourra prendre sa place, la sienne, et devenir une v&eacute;ritable h&eacute;ro&iuml;ne.&nbsp; <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>&laquo;Tu es l&agrave;, toi, maintenant. Avec nous, de notre c&ocirc;t&eacute;&raquo;</strong></span></p> <p>Buffy Summers a d&eacute;j&agrave; un r&ocirc;le pr&eacute;d&eacute;fini, elle est la Tueuse, l&rsquo;&Eacute;lue. La lectrice n&rsquo;est toutefois pas contrainte de se reconna&icirc;tre comme tel. Dans un paragraphe d&eacute;cisif du jeu, le treizi&egrave;me, la lectrice peut choisir sa destin&eacute;e:<br /> &nbsp;</p></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Vous vous dites:<br /> Je suis un personnage de fiction. Buffy Summers est un personnage de fiction. Buffy Summers est morte d&rsquo;avoir &eacute;t&eacute; oubli&eacute;e par les hommes. Les hommes ne me connaissent m&ecirc;me pas, comment se fait-il que je sois en vie? Allez en 34. <br /> Je suis un personnage de fiction. Ici est mon histoire. Buffy est morte il y a longtemps; il y a une &Eacute;lue &agrave; chaque g&eacute;n&eacute;ration. Je suis, c&rsquo;est s&ucirc;r, la nouvelle Tueuse. Il est temps de prendre en main le cours des op&eacute;rations. Allez en 18 (paragraphe 13, p.33).<br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <div>La route en 34 conduit vers la mort de la lectrice, vers une sortie du livre ou vers la fin du monde, alors que la route en 18 m&egrave;ne vers la mort de la lectrice, vers la folie ou vers la victoire. Pour &laquo;gagner&raquo;, la lectrice doit croire en ses pouvoirs: &laquo;Vous vous sentez l&rsquo;&Eacute;lue, &agrave; l&rsquo;assembl&eacute;e vous dites: la nuit je fais des r&ecirc;ves, des r&ecirc;ves qui ne trompent pas. Votre ton se fait solennel. Autour de la table tout se tait&raquo; (paragraphe 18, p.39). Cette reconnaissance lui conf&egrave;re une arme magique, des bonus de Sant&eacute; Mentale et d&rsquo;Habitation Corporelle. <p>La lectrice, &agrave; la toute fin du livre, devra faire un autre choix d&rsquo;une grande importance&nbsp;lorsque la narratrice s&rsquo;adresse &agrave; elle en lui demandant qui raconte l&rsquo;histoire qu&rsquo;elle est en train de lire: <br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> </span></p></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Qui je suis moi qui parle, &ccedil;a a votre importance. Qui raconte ne change rien &agrave; ce qui s&rsquo;est pass&eacute;, se passe et se passera. Ici soit. Mais ailleurs. Vous d&eacute;cidez, n&rsquo;est-ce pas. C&rsquo;est vous le joueur vaillant embourb&eacute; d&rsquo;aventures. Alors dites-moi, qui suis-je. <br /> La narratrice omnisciente, puisqu&rsquo;il en faut bien une c&rsquo;est tomb&eacute; sur ma voix et c&rsquo;est sans cons&eacute;quence. Allez en 58. <br /> Le m&eacute;decin qui vous raconte une histoire d&rsquo;ordre interactif &agrave; vocation th&eacute;rapeutique. Allez en 59 (paragraphe 57, p.109-110).<br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <div>Si elle prend le parti pris de la m&eacute;tafiction, de la litt&eacute;rature donc, contre l&rsquo;explication di&eacute;g&eacute;tique, la lectrice pourra gagner la partie. Ce n&rsquo;est toutefois qu&rsquo;une petite bataille dans une grande guerre: &laquo;Vous avez gagn&eacute; la partie mais certainement pas une vraie guerre&raquo; (paragraphe 58, p.115). En optant pour l&rsquo;explication m&eacute;tafictive, l&rsquo;h&eacute;ro&iuml;ne prend le contr&ocirc;le complet de sa destin&eacute;e et c&rsquo;est ainsi qu&rsquo;elle parvient &agrave; vaincre. <p>Dans le monde des personnages de fiction, la lutte n&rsquo;est d&eacute;sormais plus celle du bien contre le mal. Il s&rsquo;agit maintenant d&rsquo;un combat contre le Rien qui menace encore plus profond&eacute;ment l&rsquo;humanit&eacute;: &laquo;On a vir&eacute; le Mal, le Bien, on a pris le Pouvoir, on a impos&eacute; le Rien&raquo; (paragraphe 58, p.113). Le livre-jeu <em>La nuit je suis Buffy Summers</em> est organis&eacute; pour que la lectrice le recommence jusqu&rsquo;&agrave; ce qu&rsquo;elle se d&eacute;cide &agrave; croire en elle d&rsquo;abord, puis &agrave; croire en la litt&eacute;rature. Dans un paragraphe difficile d&rsquo;acc&egrave;s dans le jeu, Buffy re&ccedil;oit de R.G. une dissertation d&rsquo;un certain St&eacute;phane Blandichon, dipl&ocirc;m&eacute; de la m&ecirc;me &eacute;cole qu&rsquo;Harry Potter. Le sujet de son travail est: &laquo;De l&rsquo;utilisation de la litt&eacute;rature pour conqu&eacute;rir le monde&raquo; (paragraphe 32, p.70). Il esquisse le plan d&rsquo;aspirer magiquement le pouvoir que poss&egrave;dent en eux tous les personnages de fiction afin de s&rsquo;en servir pour conqu&eacute;rir le monde. Buffy Summers doit plut&ocirc;t d&eacute;couvrir et apprivoiser son propre pouvoir pour se sauver elle-m&ecirc;me. Ensuite, elle pourra se charger de venir en aide &agrave; ses amies: les autres h&eacute;ro&iuml;nes de fiction.</p></div> <div><img width="500" alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/Plan%20de%20Buffy%20Summers.png" /><br /> &nbsp;</div> <div class="rtecenter"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Figure 3 : Plan du livre-jeu dessin&eacute; &agrave; la main au fil des diff&eacute;rentes lectures.&nbsp;</span></div> <div>&nbsp;</div> <hr /> <div><strong><a name="note1b" href="#note1">[1]</a>&nbsp;</strong>Sur cette question du &laquo;geek&raquo;, je recommande vivement&nbsp;: Samuel Archibald, &laquo;&Eacute;pitre aux Geeks&nbsp;: pour une th&eacute;orie de la culture participative&raquo;,<em> Kinephanos</em>, num&eacute;ro 1, 2009, en ligne, consult&eacute; le 8 octobre 2010,&nbsp; <a href="http://www.kinephanos.ca/Geek.html" title="http://www.kinephanos.ca/Geek.html">http://www.kinephanos.ca/Geek.html</a>. Dans cette lettre, le professeur de litt&eacute;rature explique la culture geek aux non-initi&eacute;s tout en adressant un message rassembleur aux universitaires geeks&nbsp;: &laquo;Que mon &eacute;p&icirc;tre se termine donc sur une confession&nbsp;: &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur des paysages imaginaires qui sont les miens, il n&rsquo;est pas interdit d&rsquo;apercevoir Emma Bovary et Boba Fett courant main dans la main, au milieu d&rsquo;un pr&eacute; ensoleill&eacute;, afin d&rsquo;&eacute;chapper &agrave; une horde de zombies.&raquo;<a href="#note2a"><br /> </a><strong><a name="note2b" href="#note2">[2]</a>&nbsp;</strong>La culture vid&eacute;oludique est, on le sait, plut&ocirc;t misogyne. Contre la repr&eacute;sentation souvent d&eacute;favorable des femmes dans les jeux vid&eacute;o et contre un march&eacute; qui s&rsquo;adresse surtout aux hommes, de nombreuses &laquo;Girl Gamer&raquo; ont lanc&eacute; des blogues sur Internet o&ugrave; elles discutent de leur passion pour les jeux vid&eacute;o. Avec <em>Corpus Simsi</em>, <em>La nuit je suis Buffy Summers</em> et son blogue, Chlo&eacute; Delaume s&rsquo;inscrit &agrave; sa mani&egrave;re dans ce mouvement.<strong> <a href="#note3a"><br /> </a><a name="note3b" href="#note3">[3]</a>&nbsp;</strong>Pour une analyse compl&egrave;te de la m&eacute;canique narrative des Livres dont vous &ecirc;tes le h&eacute;ros, voir Bertrand Gervais, <em>R&eacute;cits et actions. Pour une th&eacute;orie de la lecture</em>, Longueuil, Le Pr&eacute;ambule, coll. &laquo;L&rsquo;univers des discours&raquo;, 1990, pp. 279-294.<strong><a href="#note4a"><br /> </a><a name="note4b" href="#note4">[4]</a>&nbsp;</strong>Puisque <em>La nuit je suis Buffy Summers</em> se d&eacute;roule dans un univers presqu&rsquo;exclusivement f&eacute;minin et que les lecteurs doivent incarner une jeune femme, le f&eacute;minin s&rsquo;impose aussi pour d&eacute;signer les lecteurs du livre-jeu.&nbsp;<strong><a href="#note5a"><br /> </a><a name="note5b" href="#note5">[5]&nbsp;</a></strong>Chlo&eacute; Delaume, <em>La vanit&eacute; des somnambules</em>, Paris, L&eacute;o Scheer, coll. &laquo;Farrago&raquo;, 2002, p.10-11.<strong><a href="#note6a"><br /> </a><a name="note6b" href="#note6">[6]</a>&nbsp;</strong>Philippe Hamon, &laquo;Pour un statut s&eacute;miologique du personnage&raquo;, dans Roland Barthes et al., <em>Po&eacute;tique du r&eacute;cit</em>, Paris, Seuil, 1977, p.115-180.<a href="#note7a"><br /> </a><b><a name="note7b" href="#note7">[7]</a>&nbsp;</b>En ligne, consult&eacute; le 6 octobre 2010,&nbsp; <a href="http://www.chloedelaume.net/publications/la-nuit-je-suis-buffy-summers.php">http://www.chloedelaume.net/publications/la-nuit-je-suis-buffy-summers.php</a><a href="#note8a"> <br /> </a><b><a name="note8b" href="#note8">[8]</a></b> Le jeu lovecraftien n&rsquo;est pas un courant mineur. Bien au contraire. Jonathan Lessard montre dans son article &laquo;Lovecraft, le jeu d&rsquo;aventure et la peur cosmique&raquo; l&rsquo;importance de Lovecraft dans les jeux vid&eacute;o d&rsquo;aventure. Son analyse porte sur l&rsquo;incapacit&eacute; pour les syst&egrave;mes de jeu &agrave; faire vivre cette peur cosmique si importante chez l&rsquo;&eacute;crivain am&eacute;ricain. Jonathan Lessard, &laquo;Lovecraft, le jeu d&rsquo;aventure et la peur cosmique&raquo;, <em>Loading&hellip;</em>, volume 4, num&eacute;ro 6, 2010, en ligne, consult&eacute; le 6 octobre 2010, <a href="http://journals.sfu.ca/loading/index.php/loading/article/view/89">http://journals.sfu.ca/loading/index.php/loading/article/view/89</a>.<a href="#note9a"> <br /> </a><strong><a name="note9b" href="#note9">[9]</a>&nbsp;</strong>Sandy Peterson, <em>Call of Cthulhu. Fantasy Role Playing Game in the Worlds of H.P. Lovecraft Third edition</em>, Albany, Chaosium, 1986, p.28.<a href="#note10a"> <br /> </a><b><a name="note10b" href="#note10">[10]</a></b> Bertrand Gervais, &laquo;L&rsquo;entit&eacute; sentinelle Chlo&eacute; Delaume&raquo;, <em>Salon double</em>, en ligne, 3 mars 2009, consult&eacute; le 6 octobre 2010, <a href="http://salondouble.contemporain.info/lecture/l-entite-sentinelle-chloe-delaume">http://salondouble.contemporain.info/lecture/l-entite-sentinelle-chloe-delaume</a>.<a href="#note11a"> <br /> </a><b><a name="note11b" href="#note11">[11]</a></b> On reconnait derri&egrave;re le &laquo;W.&raquo; le personnage de Willow Rosenberg de <em>Buffy the Vampire Slayer</em>.<a href="#note12a"> <br /> </a><b><a name="note12b" href="#note12">[12]</a></b> On reconnait derri&egrave;re le &laquo;R.G.&raquo; le personnage de Rupert Giles de <em>Buffy the Vampire Slayer</em>.<a href="#note13a"><br /> </a><strong><a name="note13b" href="#note13">[13]&nbsp;</a></strong>Chlo&eacute; Delaume, <em>La vanit&eacute; des somnambules</em>, Paris, L&eacute;o Scheer, coll. &laquo;Farrago&raquo;, 2002, p.50.&nbsp;&laquo;RPG&raquo; est l&rsquo;abr&eacute;viation de&nbsp;<em>roleplaying games</em>. Dans les jeux de r&ocirc;les, la prise de d&eacute;cisions est toujours cruciale.<a href="#note14a">&nbsp;</a><em>Counter-Strike</em>&nbsp;est un des plus importants jeux de tir &agrave; la premi&egrave;re personne en ligne construit &agrave; partir d&rsquo;une modification du jeu commercial&nbsp;<em>Half-Life</em>. Deux &eacute;quipes s&rsquo;affrontent: les terroristes et les antiterroristes. Les joueurs jouent en &eacute;quipe et utilisent une carte pour organiser leurs strat&eacute;gies.&nbsp;<a href="#note15a">&nbsp;</a></div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-tueuse-le-combat-de-la-fiction-contre-le-vide#comments ARCHIBALD, Samuel Autofiction Culture Geek Culture populaire DELAUME, Chloé Dialogue médiatique Féminisme Fiction France GERVAIS, Bertrand Imaginaire médiatique Intertextualité JACKSON, Steve Livre-jeu LOVECRAFT, Howard Phillips Métafiction Théories de la lecture Wed, 13 Oct 2010 17:39:40 +0000 Amélie Paquet 278 at http://salondouble.contemporain.info Fiction de la vérité, vérité de la fiction http://salondouble.contemporain.info/antichambre/fiction-de-la-verite-verite-de-la-fiction <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/dulong-annie">Dulong, Annie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-text field-field-soustitre"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> Écrire le 11 septembre </div> </div> </div> <p>Des hommes et des femmes se sont rendus travailler. Devant leur ordinateur, un caf&eacute; &agrave; la main, ils ont commenc&eacute; leur journ&eacute;e, sous le soleil que ceux disposant d&rsquo;une fen&ecirc;tre ont probablement admir&eacute;. Il &eacute;tait encore t&ocirc;t. Je suppose que ceux qui &eacute;taient d&eacute;j&agrave; au travail avaient plus &agrave; prouver que ceux qui arriveraient plus tard, vers 9h. Dans les corridors, devant les distributrices, dans les ascenseurs, les discussions devaient &ecirc;tre ordinaires, les m&ecirc;mes que partout ailleurs, sur l&rsquo;actualit&eacute;, sur les &eacute;missions et spectacles vus la veille, sur les enfants, les patrons, le travail &agrave; accomplir. Les courriers circulaient. Ce n&rsquo;&eacute;tait qu&rsquo;une journ&eacute;e comme les autres.</p> <p>Et puis ces gens ordinaires, ni plus pacifistes, ni plus belliqueux que leurs voisins, se sont retrouv&eacute;s transform&eacute;s, en quelques instants, en h&eacute;ros, en victimes ou en martyres. Ils sont devenus, &agrave; cause des &eacute;v&eacute;nements, une communaut&eacute;, voire une fraternit&eacute;. Mais que dit-on lorsqu&rsquo;un avion s&rsquo;encastre sur son lieu de travail ?</p> <p>Tout commence &agrave; d&eacute;raper lorsque surgissent des questions &eacute;tranges, des doutes sur la possibilit&eacute; m&ecirc;me de certains &eacute;nonc&eacute;s. De questions en apparence inutiles, en ce qu&rsquo;elles me confinent &agrave; l&rsquo;anecdotique, je me retrouve ainsi &eacute;gar&eacute;e dans des v&eacute;rifications &laquo;scientifiques&raquo;, des enqu&ecirc;tes presque. Seulement voil&agrave;: tout en cherchant &agrave; gauche et &agrave; droite, je sens bien que je m&rsquo;&eacute;loigne, que la question n&rsquo;est qu&rsquo;un pare-feu peut-&ecirc;tre, un garde-fou. Alors je me dis que ce moment d&eacute;nonce quelque chose: une faille dans la transformation de la mati&egrave;re, la crainte du regard des autres, ces m&eacute;chants autres qui pourraient commettre le crime irr&eacute;parable de se reconna&icirc;tre dans ce qui est &eacute;crit, ou de poser des questions obligeant &agrave; faire des liens entre les choses, &agrave; rompre la fronti&egrave;re fragile entre la fiction et la r&eacute;alit&eacute;.&nbsp;</p> <p>De la v&eacute;rit&eacute; &agrave; la fiction, de la fiction &agrave; la r&eacute;alit&eacute;, l&rsquo;&eacute;criture semble ainsi &eacute;tablir les fronti&egrave;res pour mieux les brouiller. Peut-&ecirc;tre vient-il toujours un moment, lorsqu&rsquo;on &eacute;crit, o&ugrave; l&rsquo;on s&rsquo;interroge sur la v&eacute;rit&eacute;. Mais il s&rsquo;agit d&rsquo;une v&eacute;rit&eacute; relative, li&eacute;e davantage &agrave; une v&eacute;rit&eacute; de l&rsquo;exp&eacute;rience qu&rsquo;&agrave; l&rsquo;authenticit&eacute; des faits. Le principe m&ecirc;me de la fiction, son exigence, semble nous placer &agrave; l&rsquo;ext&eacute;rieur des choses, dans la distance n&eacute;cessaire &agrave; la transformation du mat&eacute;riau. Mais que se passe-t-il lorsque la distance n&eacute;cessaire nous semble hors d&rsquo;atteinte?</p> <p>Le 11 septembre 2001, seule avec des millions de t&eacute;l&eacute;spectateurs, j&rsquo;ai assist&eacute; en direct aux attaques sur le World Trade Center. Les images des avions heurtant les tours ont fait le tour du monde quelques fois et ont &eacute;t&eacute; r&eacute;p&eacute;t&eacute;es au point o&ugrave; il me semble presque y avoir &eacute;t&eacute; et pouvoir sentir l&rsquo;odeur de la fum&eacute;e, de la poussi&egrave;re et de la chair br&ucirc;l&eacute;e.&nbsp;</p> <p>Dans les jours et les semaines qui ont suivi, malgr&eacute; la multitude des images (ou &agrave; cause d&rsquo;elles), l&rsquo;&eacute;criture m&rsquo;&eacute;tait impossible. Le territoire de l&rsquo;expression &eacute;tait satur&eacute; par le t&eacute;moignage, le fait v&eacute;cu. Plus tard viendrait la fiction, me suis-je dit, lorsque la poussi&egrave;re serait retomb&eacute;e et que les voix des victimes et des survivants ne transformeraient plus toute tentative d&rsquo;expression en profanation. L&rsquo;image leur appartenait, d&rsquo;ailleurs : pouvoir extr&ecirc;me de la victime, capable, au nom du respect et du deuil, de faire retirer toute repr&eacute;sentation ne correspondant pas &agrave; l&rsquo;image qu&rsquo;elle se fait de sa propre exp&eacute;rience, comme l&rsquo;ont fait les familles des pompiers d&eacute;c&eacute;d&eacute;s.</p> <p>M&ecirc;me maintenant, neuf ans plus tard, si les &eacute;v&eacute;nements continuent de m&rsquo;habiter, d&rsquo;intervenir r&eacute;guli&egrave;rement dans ma r&eacute;flexion, le passage &agrave; la fiction me demande &agrave; chaque instant un travail d&rsquo;&eacute;quilibriste entre le r&eacute;el des faits et l&rsquo;espace de l&rsquo;imaginaire. Pourtant, un corpus de romans s&rsquo;est constitu&eacute; au cours des derni&egrave;res ann&eacute;es: c&rsquo;est donc dire que le passage &agrave; la fiction est &laquo;possible&raquo;. Mais quel espace reste-t-il pour la fiction lorsque l&rsquo;imaginaire est obstru&eacute; par un surplus d&rsquo;images et de chiffres? &Agrave; quelle transformation faut-il parvenir pour passer des chiffres &agrave; une histoire? Comment concilier ce qui <em>doit</em> &ecirc;tre dit avec ce qui <em>peut</em> &ecirc;tre dit? De quelle &laquo;v&eacute;rit&eacute;&raquo; s&rsquo;agit-il de rendre compte, puisque ce qui est vrai pour moi ne l&rsquo;est pas n&eacute;cessairement pour l&rsquo;autre? Au fond, la question &agrave; poser demeure celle de la distance juste : quand, comment et avec quels mots peut-on &eacute;crire les &eacute;l&eacute;ments qui nous semblent les plus fondamentaux dans notre atelier?&nbsp;</p> <p><em>Ce texte aurait pu s&rsquo;intituler <strong>Words written in dus</strong><strong>t</strong>. Mais peut-&ecirc;tre aurait-ce &eacute;t&eacute; trop. Trop appuy&eacute;.<br /> </em><em><br /> Pourtant, il s&rsquo;agit un peu de cela : les traces.<br /> </em><br /> Des hommes et des femmes se sont rendus travailler. Voil&agrave; le point de d&eacute;part. Le moment avant que tout bascule. Voil&agrave; d&rsquo;o&ugrave; part ou devrait partir le r&eacute;cit. Peut-&ecirc;tre un nom: Paul, John, Jane, Leah. La couleur de leur complet ou de leur tailleur. Le poids du porte-documents. La commande de caf&eacute;, dans le petit bistro &agrave; la sortie du m&eacute;tro. Les conversations anodines, autour du d&eacute;jeuner, ou le silence. Les gestes du quotidien, cr&egrave;me &agrave; raser, d&eacute;odorant, chemise, bas. Le visage ferm&eacute; du changeur dans le m&eacute;tro, son histoire &agrave; lui. Mais &eacute;crire ces d&eacute;tails, ce serait d&eacute;j&agrave; s&rsquo;approprier quelque chose. La difficult&eacute; de raconter, pourtant, pr&eacute;f&egrave;re ne pas nommer, ne pas pr&eacute;ciser. Peut-&ecirc;tre parce que, d&egrave;s lors qu&rsquo;il s&rsquo;agit de raconter <em>cela</em>, ces &eacute;v&eacute;nements, il est in&eacute;vitable de rencontrer cette sensation: peu importe ce que j&rsquo;&eacute;crirai, au fond. Peu importe comment je le dirai, avec quel mot, comment je d&eacute;crirai ces vies, ces moments, ces instants. Mon lecteur saura, sans m&ecirc;me que je le dise, que mes personnages, si cela en est vraiment, sont condamn&eacute;s. Il saura que si je dis que le soleil brille, ce sera pour marquer le contraste avec ce qui s&rsquo;en vient.&nbsp;</p> <p>Si au moins il avait plu cette journ&eacute;e-l&agrave;. Mais, l&agrave; encore, ne pourrait-on pas attribuer cette pluie d&rsquo;automne &agrave; une volont&eacute; de faire plus sombre que n&eacute;cessaire, d&rsquo;ajouter au tragique en donnant aux visages hagards un air d&eacute;tremp&eacute;?</p> <p>Vous voyez. Peu importe la couleur que je donnerai &agrave; ces personnages, peu importe comment je les v&ecirc;tirai. Vous saurez que je parle de leurs derniers moments. Ou des derniers instants avant que leur vie ne bascule parce que quelque part, au milieu du d&eacute;sert, des hommes se sont dit pourquoi ne pas leur donner enfin une le&ccedil;on.</p> <p>Mais peut-&ecirc;tre le probl&egrave;me est-il d&rsquo;un autre ordre. Peut-&ecirc;tre, seulement peut-&ecirc;tre, le probl&egrave;me vient-il de l&rsquo;exc&egrave;s. M&eacute;likah Abdelmoumen, dans son roman <em>Alia</em>, &eacute;crit: &laquo;J&rsquo;ai tout imagin&eacute;. C&rsquo;est &ccedil;a. &Ccedil;a ne peut &ecirc;tre que &ccedil;a. J&rsquo;ai brod&eacute;. Brod&eacute; quelque chose de fou sur quelque chose de vrai. Ai-je jamais su faire autre chose?&raquo; Est-ce la peur de se faire accuser d&rsquo;exag&eacute;ration qui rend muet? Mais comment une telle accusation serait-elle de toute fa&ccedil;on possible devant quelque chose qui, comme le 11 septembre, d&eacute;passe toute imagination?</p> <p>&laquo;Nous n&rsquo;avons qu&rsquo;une ressource avec la mort, &eacute;crit Ren&eacute; Char: Faire de l&rsquo;art avant elle&raquo;. Ces mots, plac&eacute;s en exergue d&rsquo;un manuscrit achev&eacute; et envoy&eacute; &agrave; un &eacute;diteur le jour o&ugrave; un homme, sur une route, un soir d&rsquo;automne, s&rsquo;est pench&eacute; dans sa voiture et ne s&rsquo;est relev&eacute; que trop tard pour &eacute;viter le camion qui venait droit sur lui. Ces mots de Char me hantent. Bien s&ucirc;r, pour &ecirc;tre honn&ecirc;te, il me faudrait dire qu&rsquo;ils me suivaient depuis longtemps. Mais jamais, jusqu&rsquo;au lendemain de ce jour d&rsquo;automne, ils n&rsquo;avaient fait autant sens. Jamais je n&rsquo;avais si bien compris leur in&eacute;luctabilit&eacute;, leur cruaut&eacute; m&ecirc;me. Mais ce n&rsquo;est pas encore le bon mot. Il faut encore s&rsquo;approcher un peu, doucement.&nbsp;</p> <p><em>Un soir d&rsquo;automne, un homme s&rsquo;est pench&eacute; dans sa voiture. Sur la route, apr&egrave;s, il n&rsquo;y eut que l&rsquo;ombre de traces de freinage, et les copeaux laiss&eacute;s par le camion qui, venant vers l&rsquo;homme, s&rsquo;est lentement couch&eacute; dans un foss&eacute;. </em></p> <p>Non, pas tout de suite.</p> <p>Je dois admettre, avouer, presque comme une faute: avant le 11 septembre (qui, dans mon esprit, n&rsquo;a pas besoin de l&rsquo;ann&eacute;e, comme si tous les 11 septembre renvoyaient maintenant &agrave; celui-l&agrave;), les tours du World Trade Center n&rsquo;avaient jamais retenu mon attention. Je les savais pr&eacute;sentes, du moins il me semble. Je les voyais parfois, comme images, dans des films ou encore des s&eacute;ries t&eacute;l&eacute;vis&eacute;es, en arri&egrave;re-plan. Je les savais, je crois, repr&eacute;sentatives de New York, mais elles concernaient, de par leur nom, le commerce, et le commerce ne m&rsquo;int&eacute;resse pas. Cette remarque, m&ecirc;me si elle r&eacute;v&egrave;le ma na&iuml;vet&eacute; ou mon ignorance, n&rsquo;est pas gratuite. Je ne connais maintenant New York et ses tours d&eacute;funtes que par les &eacute;v&eacute;nements du 11 septembre. Par leur ruine, autrement dit.&nbsp;</p> <p>Un autre lieu occupe cet espace dans mon imaginaire. Au moment de commencer ma ma&icirc;trise, je n&rsquo;&eacute;crivais plus. Je voulais, bien s&ucirc;r, mais je n&rsquo;&eacute;crivais pas. J&rsquo;y suis revenue non par les mots, mais par une trace laiss&eacute;e dans mon imaginaire par un &eacute;v&eacute;nement lointain. Je me souvenais, enfant, avoir entendu, au journal t&eacute;l&eacute;vis&eacute;, ou dans les conversations des gens autour de moi, qu&rsquo;une &eacute;glise montr&eacute;alaise avait br&ucirc;l&eacute;. Et cette &eacute;glise existait encore, dix ans plus tard, du moins en tant que ruine. C&rsquo;est par elle que je suis revenue. Par les images que j&rsquo;ai ramen&eacute;es d&rsquo;elle. Par la photo, en somme. Je suis partie un apr&egrave;s-midi d&rsquo;automne, peut-&ecirc;tre parce que j&rsquo;&eacute;tais pass&eacute;e par l&agrave; quelques jours auparavant, peut-&ecirc;tre parce qu&rsquo;un vague souvenir me sugg&eacute;rait d&rsquo;aller y voir. J&rsquo;ai&nbsp; emprunt&eacute; la rue Sherbrooke. &Agrave; ma droite, il y avait l&rsquo;h&ocirc;pital Notre-Dame, &agrave; ma gauche l&rsquo;&eacute;trange statue phallique &agrave; la m&eacute;moire de Charles de Gaulle. J&rsquo;ai parcourue la ville, lentement, sans trop savoir o&ugrave; se trouvait ce que je cherchais, du moins pendant un temps, jusqu&rsquo;&agrave; ce que, pr&egrave;s de la rue St-Denis, je sois interrompue dans ma marche par une &eacute;trange rencontre. Au milieu d&rsquo;un terrain vague mais cl&ocirc;tur&eacute;, il y avait un arbre. Au pied de l&rsquo;arbre, dans un fouillis d&rsquo;herbes folles, j&rsquo;ai aper&ccedil;u un objet qui ne faisait aucun sens: une chaise de m&eacute;tal pliante, d&rsquo;un jaune flamboyant. Peut-&ecirc;tre est-ce &agrave; ce moment que l&rsquo;&eacute;criture a recommenc&eacute;, lorsque j&rsquo;ai actionn&eacute; le d&eacute;clencheur.&nbsp;</p> <p>J&rsquo;ai continu&eacute; ma route. Aux coins des rues Clark et Sherbrooke gisaient les restes d&rsquo;une &eacute;glise incendi&eacute;e. Les ouvertures des fen&ecirc;tres avaient &eacute;t&eacute; placard&eacute;es, puis recouvertes d&rsquo;affiches publicitaires. En faisant le tour de l&rsquo;&eacute;glise, j&rsquo;ai vu, au milieu des herbes et des arbres tr&egrave;s minces, qu&rsquo;il y avait &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur un vieux fauteuil. Au lieu de sugg&eacute;rer l&rsquo;abandon, il &eacute;voquait une habitation : quelqu&rsquo;un, ou quelques personnes, avaient &eacute;lu domicile dans ces ruines sans toit.&nbsp;</p> <p>Je connaissais &agrave; peine Montr&eacute;al et j&rsquo;ai voulu retrouver l&rsquo;&eacute;glise. Et je l&rsquo;ai retrouv&eacute;e comme on revient sur un lieu qui nous a marqu&eacute;. Pourtant, je n&rsquo;en savais pas le nom. Peut-&ecirc;tre ai-je voulu m&rsquo;approprier la ville par l&rsquo;un des souvenirs que j&rsquo;en avais. Car il me semblait me souvenir qu&rsquo;une femme avait intentionnellement mis le feu &agrave; l&rsquo;&eacute;glise. Pour l&rsquo;enfant effray&eacute;e par le feu que j&rsquo;&eacute;tais, seule cette information comptait. Peut-&ecirc;tre, alors, v&eacute;rifier mes souvenirs, leur justesse, &eacute;tait-il sans importance. M&ecirc;me si j&rsquo;avais tort, ultimement, sur les causes de l&rsquo;incendie.</p> <p>Sauf que maintenant, je m&rsquo;interroge. Que l&rsquo;&eacute;glise ait br&ucirc;l&eacute;, cela semble tout aussi certain que le fait qu&rsquo;elle a &eacute;t&eacute; d&eacute;truite depuis, et son site transform&eacute; en h&ocirc;tel de luxe. De ces faits, je suis certaine. Mais qu&rsquo;en est-il de l&rsquo;histoire de l&rsquo;&eacute;glise en elle-m&ecirc;me? Elle a &eacute;t&eacute; incendi&eacute;e, oui, mais par qui ou par quoi? Elle a &eacute;t&eacute; d&eacute;truite, il me semble longtemps apr&egrave;s l&rsquo;incendie, mais pourquoi ce d&eacute;lai? Qu&rsquo;est-il advenu de ce qu&rsquo;elle contenait? Et des fid&egrave;les qui devaient tout de m&ecirc;me s&rsquo;y pr&eacute;senter? Je n&rsquo;avais aucune image de cette &eacute;glise avant l&rsquo;incendie, elle n&rsquo;existait que comme ruine. L&rsquo;&eacute;glise, en somme, n&rsquo;existait pas en tant que r&eacute;alit&eacute;, mais parce qu&rsquo;elle avait r&eacute;pondu &agrave; quelque chose, &agrave; un besoin d&rsquo;images. Alors voil&agrave; : &agrave; quoi me sert de savoir que l&rsquo;incendie qui a ravag&eacute; la Holy Trinity Greek Orthodox Church le 16 janvier 1986 &eacute;tait accidentel? Cette connaissance modifie-t-elle, ou aurait-elle modifi&eacute;, la place de l&rsquo;&eacute;glise br&ucirc;l&eacute;e dans mon imaginaire?</p> <p>Ce n&rsquo;est pas une question gratuite: autant le 11 septembre me semble inapprochable parce que la somme des images et des informations est vertigineuse, parce que je ne sais plus ce qui est, dans mes souvenirs, construction directement li&eacute;e aux images des m&eacute;dias, et souvenir (mais peut-on avoir un souvenir d&rsquo;un lieu o&ugrave; nous ne sommes jamais all&eacute;s?), autant cette fameuse &eacute;glise me semble condamn&eacute;e (ce n&rsquo;est peut-&ecirc;tre pas si mal) &agrave; n&rsquo;exister que comme ruine.&nbsp;</p> <p>Depuis le 11 septembre, je lis, regarde, accumule des informations. Peut-&ecirc;tre est-ce maladif. Peut-&ecirc;tre n&rsquo;est-ce qu&rsquo;une mani&egrave;re d&rsquo;entretenir quelque chose, ce quelque chose que je ne comprends pas bien et qui fait que, le 11 septembre 2001, mon appr&eacute;hension du monde a enti&egrave;rement chang&eacute;. Seulement voil&agrave;: devant la fiction, je demeure perplexe. Ou plut&ocirc;t, j&rsquo;ai peine &agrave; accepter le pacte de la fiction, ce qui me fait normalement croire ce que je lis tout en sachant que ce n&rsquo;est pas vrai. J&rsquo;ai du mal &agrave; d&eacute;tacher cette fiction du documentaire, de l&rsquo;historique, des informations accumul&eacute;es au cours des ann&eacute;es.&nbsp;</p> <p>En lisant, par exemple, <em>A disorder peculiar to the country (Un d&eacute;sordre am&eacute;ricain)</em>, de Ken Kalfus, il y eut ce moment proche de la frustration, lorsque je me suis rendu compte qu&rsquo;il se d&eacute;tachait de la r&eacute;alit&eacute; &mdash;donc, dans une mauvaise ad&eacute;quation de la v&eacute;rit&eacute;. Que pour le &laquo;bien de la fiction&raquo; comme on dirait le bien de la patrie, il se permettait de d&eacute;placer la chronologie, l&rsquo;ordre des &eacute;v&eacute;nements, entre autres de tuer Saddam Hussein un peu trop vite et un peu trop joyeusement. Le livre, alors, m&rsquo;est tomb&eacute; des mains. Je l&rsquo;ai fini, bien s&ucirc;r, je suis ent&ecirc;t&eacute;e, mais cette d&eacute;couverte a enti&egrave;rement chang&eacute; mon rapport au livre. Jusqu&rsquo;&agrave; ce moment, Kalfus avait construit sa fiction en oscillant entre le d&eacute;lire de personnages qui se d&eacute;testent et l&rsquo;historique: la poussi&egrave;re, la prise de conscience de l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement, la fuite hors des tours, la menace de l&rsquo;anthrax, la parano&iuml;a s&rsquo;installant &agrave; New York venaient ainsi appuyer l&rsquo;ironie des personnages. L&rsquo;encadrant. La savoureuse sc&egrave;ne o&ugrave; le personnage de Marshall, debout dans la cuisine, essaie de se faire sauter avec une bombe artisanale, en d&eacute;clarant qu&rsquo;Allah est grand pendant que sa future ex-&eacute;pouse essaie de voir pourquoi la bombe ne d&eacute;tonne pas, cette sc&egrave;ne, bref, n&rsquo;aurait pas &eacute;t&eacute; aussi r&eacute;ussie si elle n&rsquo;avait &eacute;t&eacute; appuy&eacute;e par une justesse des faits, ou &agrave; tout le moins leur vraisemblance. Changer la donne, &agrave; quelques pages de la fin, pour se d&eacute;barrasser de Hussein et permette l&rsquo;apoth&eacute;ose finale d&rsquo;un d&eacute;nouement &agrave; l&rsquo;am&eacute;ricaine d&eacute;truisait ce fin &eacute;quilibre. Rompait le pacte de lecture.</p> <p>Pour pr&eacute;parer ce texte, je suis rest&eacute;e des heures devant des images. Je ne sais pas ce que je cherchais. &Agrave; bousculer quelque chose, &agrave; forcer ma pens&eacute;e &agrave; s&rsquo;organiser, &agrave; se trouver un noyau. Images du 11 septembre. Images des tours, des avions. Visages blanchis par la poussi&egrave;re. Images, aussi, de cette &eacute;glise br&ucirc;l&eacute;e. Comme s&rsquo;il s&rsquo;agissait de donner &agrave; mon esprit un coup, un &eacute;lan. Comme s&rsquo;il s&rsquo;agissait, en regardant ces images d&rsquo;une mani&egrave;re aussi obstin&eacute;e, de retrouver quelque chose que j&rsquo;y aurais &eacute;gar&eacute;. Et je repense &agrave; ce personnage de Ken Kalfus qui, apr&egrave;s avoir r&eacute;ussi &agrave; sortir vivant des tours, cherche sa propre image dans les photographies du 11 septembre. Parce qu&rsquo;il cherche une trace de ce qui lui est arriv&eacute;. Parce qu&rsquo;il veut se prouver, peut-&ecirc;tre, que ce dont il se souvient a bel et bien exist&eacute;.&nbsp;</p> <p>Mais le hic, c&rsquo;est que je n&rsquo;y &eacute;tais pas. Pas plus que je n&rsquo;&eacute;tais &agrave; l&rsquo;&eacute;glise lorsqu&rsquo;elle a flamb&eacute;. Ce n&rsquo;est donc pas ma propre exp&eacute;rience de ces &eacute;v&eacute;nements que je veux retrouver. &nbsp;</p> <p>Je sais seulement une chose: derri&egrave;re ces &eacute;l&eacute;ments qui habitent mon atelier imaginaire, le peuplent, voire le parasitent, s&rsquo;agite autre chose que je ne parviens pas encore &agrave; nommer. Pourtant, j&rsquo;ai l&rsquo;impression que je ne peux faire autrement que parler de ces &eacute;l&eacute;ments. La certitude que je ne peux que les &eacute;crire. Et l&rsquo;intuition que, peut-&ecirc;tre, je n&rsquo;en ai pas le droit.</p> <p>Je ne sais trop o&ugrave; je m&rsquo;en vais avec tout &ccedil;a. Ce n&rsquo;est pas que je veuille le fragment. Peut-&ecirc;tre est-ce plut&ocirc;t qu&rsquo;il me faut, comme une arch&eacute;ologue, d&eacute;gager lentement, &agrave; petits coups de brosse, les &eacute;l&eacute;ments qui constituent cet &eacute;trange site de mon atelier imaginaire. Car le seul endroit o&ugrave; je puisse me tenir, en ce moment, se trouve &agrave; l&rsquo;ext&eacute;rieur. &Agrave; l&rsquo;ext&eacute;rieur des choses. &Agrave; l&rsquo;ext&eacute;rieur des lieux. Comme mes photographies de la ville : elles me placent toutes (ou presque) dehors, devant des immeubles, parfois un peu de biais. Et c&rsquo;est l&agrave; le plus &eacute;trange : qu&rsquo;il s&rsquo;agisse d&rsquo;approcher les ruines ou de photographier la surhabitation qu&rsquo;est la ville, je ne suis jamais qu&rsquo;&agrave; l&rsquo;ext&eacute;rieur. Et ce n&rsquo;est pas si terrible. Du moins, cela ne me semble pas vraiment un manque : je n&rsquo;ai pas besoin d&rsquo;aller &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur, pas plus que je n&rsquo;ai ressenti le besoin d&rsquo;entrer dans l&rsquo;&eacute;glise en ruine, ou de me d&eacute;placer pour aller voir, de mes yeux, Ground Zero. Il me suffit de regarder les choses. Peut-&ecirc;tre de les imaginer.</p> <p>Mais je vais encore trop vite.</p> <p>Ils s&rsquo;appelaient Noah, Ahmed, Leah, John. Ils n&rsquo;avaient d&rsquo;autre point commun que de se trouver au m&ecirc;me endroit. Ou plut&ocirc;t, au m&ecirc;me moment. Le 11 septembre 2001, &agrave; New York, quelque part dans le World Trade Center. Pour les raconter, il me faut les nommer, oui, et les v&ecirc;tir, et leur donner une histoire, faite d&rsquo;anecdotes. Leur donner un paysage, qui nous permettra &agrave; tous de croire les conna&icirc;tre. Mais je n&rsquo;ai pas, pour les raconter, de latitude. Ma m&eacute;moire est satur&eacute;e. Avant le 11 septembre, ils n&rsquo;existaient pas pour moi, ni plus ni moins que n&rsquo;importe quel autre habitant de n&rsquo;importe quel autre pays. Comme le d&eacute;tail d&rsquo;une tapisserie que je n&rsquo;aurais jamais pris la peine d&rsquo;approcher. Je les savais l&agrave;, mais d&rsquo;un savoir vague, et davantage en tant que groupe qu&rsquo;en tant qu&rsquo;individus. Les approcher, donc, ce serait in&eacute;vitablement avoir recours &agrave; ce que j&rsquo;ai lu et vu depuis. Ce serait transformer mon r&eacute;cit en r&eacute;cit historique, chercher des preuves, des faits, m&rsquo;appuyer sur des images photographiques et des documentaires.&nbsp;</p> <p>Pourtant, la v&eacute;rit&eacute;, je veux bien. Je veux bien miser sur une sorte de v&eacute;rit&eacute;. Croire ce que j&rsquo;&eacute;cris, le croire non par une adh&eacute;sion aveugle, mais croire que quelque part, loin derri&egrave;re, au moment d&rsquo;&eacute;crire, cette chose, cette histoire, cette anecdote a un fond de v&eacute;rit&eacute;. Non pas la v&eacute;rit&eacute; des faits. Mais la v&eacute;rit&eacute; de l&rsquo;exp&eacute;rience, peut-&ecirc;tre, ou de la sensation. La r&eacute;ponse de l&rsquo;&eacute;criture &agrave; quelque chose qui, &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur de moi, aurait besoin d&rsquo;&ecirc;tre exprim&eacute;, mais sans n&eacute;cessairement avoir besoin d&rsquo;&ecirc;tre nomm&eacute;.</p> <p>Le 11 septembre, les &eacute;glises en ruine, l&rsquo;homme sur la route. Je construis mon rapport &agrave; ces &eacute;l&eacute;ments &agrave; partir d&rsquo;un point d&rsquo;observation insoutenable, celui de la destruction. New York et ses tours d&eacute;funtes ne m&rsquo;int&eacute;ressent pratiquement que pour et par la destruction des tours. Le jour m&ecirc;me de leur destruction, &agrave; ce moment pr&eacute;cis. L&rsquo;&eacute;glise en ruine arr&ecirc;te mon regard en l&rsquo;&eacute;tat, apr&egrave;s l&rsquo;incendie et des ann&eacute;es d&rsquo;abandon. Son histoire, les enjeux entourant sa destruction, tout cela ne compte pas: elle n&rsquo;existe dans mon imaginaire que d&eacute;truite et habit&eacute;e par les oiseaux, et j&rsquo;y retourne, m&ecirc;me maintenant, alors qu&rsquo;elle n&rsquo;existe plus et a &eacute;t&eacute; remplac&eacute;e par un h&ocirc;tel hideux, j&rsquo;y retourne, donc, chaque fois que s&rsquo;agite mon monde int&eacute;rieur, chaque fois qu&rsquo;il est confront&eacute; &agrave; une destruction. Et l&rsquo;homme sur la route? Il est vraiment trop t&ocirc;t. Je n&rsquo;ai pas d&rsquo;images de cela, du jour m&ecirc;me, ou j&rsquo;en ai trop, et je n&rsquo;ai, comme repr&eacute;sentation, que ce que j&rsquo;y ai vu quelques jours plus tard, l&rsquo;&eacute;crasement des gerbes de ma&iuml;s, le d&eacute;sordre autour de la croix tout juste install&eacute;e, l&rsquo;eau accumul&eacute;e dans un foss&eacute;.&nbsp;</p> <p>J&rsquo;essaie, je le sens bien, de construire quelque chose. De me reconstruire, ou de constituer un espace au sein duquel je pourrais exister. Mais ma m&eacute;moire est satur&eacute;e: trop de chiffres, de dates, de lieux, d&rsquo;images. Trop de sens possibles. Je n&rsquo;ai, pour me d&eacute;gager, que la possibilit&eacute; d&rsquo;accumuler moi-m&ecirc;me les fragments, comme une r&eacute;ponse &agrave; cette autre accumulation qui me rend muette. Au fond, peut-&ecirc;tre s&rsquo;agit-il d&rsquo;&eacute;loigner une v&eacute;rit&eacute; pour en trouver une autre: &eacute;loigner la v&eacute;rit&eacute; v&eacute;rifiable des chiffres et des images, pour retrouver une v&eacute;rit&eacute; qui serait de l&rsquo;ordre de l&rsquo;exp&eacute;rience, de la justesse. Je sais que cette seconde v&eacute;rit&eacute; n&rsquo;est pas v&eacute;rifiable et infaillible. Qu&rsquo;elle peut, d&egrave;s lors, &ecirc;tre contest&eacute;e, remise en cause, confront&eacute;e. M&eacute;likah Abdelmoumen &eacute;crit, je vous le rappelle: &laquo;J&rsquo;ai brod&eacute;. Brod&eacute; quelque chose de fou sur quelque chose de vrai.&raquo; Et si, justement, telle &eacute;tait ma seule possibilit&eacute;? R&eacute;imaginer ces &eacute;l&eacute;ments qui me semblent trop vrais pour &ecirc;tre habitables? Peut-&ecirc;tre n&rsquo;est-ce jamais que cela.</p> <p>Peut-&ecirc;tre l&rsquo;essence m&ecirc;me de mon rapport aux &eacute;v&eacute;nements ne se trouve-t-il pas dans une proximit&eacute; avec les faits et les lieux mais bien dans les sentiments ou impressions laiss&eacute;es par ce jour de septembre: la perte de l&rsquo;innocence, ma pr&eacute;sence p&eacute;trifi&eacute;e sur le fauteuil du salon. Les enjeux &eacute;thiques de cette pr&eacute;sence: serait-il appropri&eacute;, me suis-je demand&eacute; &agrave; un certain moment, de manger des croustilles alors m&ecirc;me que ce que je regarde rel&egrave;ve du document, du m&eacute;morial, et non de la fiction cin&eacute;matographique? Au fond, le 11 septembre n&rsquo;existe peut-&ecirc;tre pas tant en lui-m&ecirc;me que parce qu&rsquo;il a jou&eacute; le r&ocirc;le de r&eacute;v&eacute;lateur, d&rsquo;ouvreur de conscience, et a modifi&eacute; enti&egrave;rement mon rapport au monde, &agrave; la soci&eacute;t&eacute;, &agrave; la politique. En somme, il m&rsquo;a donn&eacute; une voix. Alors que m&rsquo;importe de v&eacute;rifier la v&eacute;rit&eacute; de mes images. C&rsquo;est d&rsquo;une autre v&eacute;rit&eacute; dont il est question, et cette v&eacute;rit&eacute; m&rsquo;appartient. Mes images pourraient &ecirc;tre totalement fausses, cela ne changerait, en somme, absolument rien.&nbsp;</p> <p>Je croyais, en commen&ccedil;ant cet essai, que mon objet serait la v&eacute;rit&eacute;, cette v&eacute;rit&eacute; qui s&rsquo;oppose au mensonge, surtout. Mais c&rsquo;est d&rsquo;une autre v&eacute;rit&eacute; dont il est question. Elle est plus fuyante. Elle n&rsquo;a pas comme rep&egrave;re une approche morale, tranch&eacute;e (le bien et le mal, le noir et le blanc). Je n&rsquo;avais pas acc&egrave;s &agrave; une v&eacute;rit&eacute; fondamentale, qui aurait pu provoquer votre adh&eacute;sion, vous faire dire: oui, c&rsquo;est &ccedil;a. Je n&rsquo;avais, pour parler de la v&eacute;rit&eacute;, que ces quelques images: des hommes et des femmes au travail, quelques copeaux de bois sur la chauss&eacute;e, une &eacute;glise en ruines. Peut-&ecirc;tre ne pouvais-je, pour parler de v&eacute;rit&eacute;, que l&rsquo;approcher, lentement, en &eacute;crivant par fragments, &agrave;-coups, questions.</p> <p>Je suppose seulement ceci: peut-&ecirc;tre, au fond, ce moment dont j&rsquo;ai parl&eacute; au d&eacute;but du texte, ce moment o&ugrave; je me mets &agrave; chercher des r&eacute;ponses, &agrave; explorer les archives des journaux, &agrave; courir apr&egrave;s les documentaires, ce moment o&ugrave; je me mets &agrave; accumuler des faits, &agrave; rechercher &agrave; l&rsquo;ext&eacute;rieur une r&eacute;ponse &agrave; ce qui s&rsquo;agite, peut-&ecirc;tre est-ce pr&eacute;cis&eacute;ment l&agrave;, alors qu&rsquo;il me semble m&rsquo;approcher de quelque chose, le toucher presque, peut-&ecirc;tre est-ce l&agrave; que je m&rsquo;en &eacute;loigne. Ou peut-&ecirc;tre, encore, suis-je au seuil d&rsquo;une chose que je ne suis pas certaine de pouvoir nommer, d&rsquo;avoir le courage d&rsquo;approcher. Une chose, non pas un secret, ou un aveu, mais un lieu, qui deviendrait celui d&rsquo;<em>une</em> v&eacute;rit&eacute;, la mienne, en ad&eacute;quation parfaite, pendant quelques instants seulement, avec moi-m&ecirc;me. Et que toutes mes questions, mes doutes, mes errances &eacute;thiques et philosophiques ne sont que des ruses que je me permets: une mani&egrave;re de me tenir, encore une fois, &agrave; l&rsquo;ext&eacute;rieur des choses, pour ne pas avancer, ne pas toucher, ne pas dispara&icirc;tre.</p> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/fiction-de-la-verite-verite-de-la-fiction#comments ABDELMOUMEN, Mélikah Autofiction Esthétique États-Unis d'Amérique Événement Expérience Fiction KALFUS, Ken Obsession Québec Violence Essai(s) Poésie Roman Wed, 23 Jun 2010 12:26:42 +0000 Annie Dulong 239 at http://salondouble.contemporain.info L’univers gravite autour d’un gigot d’agneau http://salondouble.contemporain.info/lecture/l-univers-gravite-autour-d-un-gigot-d-agneau <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/univers-univers">Univers, Univers</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p>&nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Fictions et possibles</strong></span></p> <p>Le r&eacute;cit est d&eacute;fini le plus souvent comme &eacute;tant une mise en intrigue, ce qui implique une forme de tension narrative ainsi que son d&eacute;nouement. Cet aspect t&eacute;l&eacute;ologique d&rsquo;une action<a name="note1" href="http://salondouble.contemporain.info/sites/all/modules/fckeditor/fckeditor/editor/fckeditor.html?InstanceName=oFCK_1&amp;Toolbar=DrupalFull#note2b">[1] </a>qui chemine vers sa r&eacute;solution serait sa nature propre. En effet, la configuration narrative est &eacute;troitement li&eacute;e &agrave; l&rsquo;exp&eacute;rience que nous avons du temps, laquelle passerait toujours, d&rsquo;une certaine fa&ccedil;on, par une mise en r&eacute;cit. C&rsquo;est du moins ce que propose Paul Ricoeur dans <em>Temps et r&eacute;cit</em> lorsqu&rsquo;il affirme que &laquo;le temps devient temps humain dans la mesure o&ugrave; il est articul&eacute; de mani&egrave;re narrative; en retour le r&eacute;cit est significatif dans la mesure o&ugrave; il dessine les traits de l&rsquo;exp&eacute;rience temporelle<a name="note2" href="#note2b">[2]</a>&raquo;. Pour le formuler autrement, le r&eacute;cit implique un changement, l&rsquo;&eacute;volution d&rsquo;une situation, aussi minime soit-elle.</p> <p>L&rsquo;aspect lin&eacute;aire du r&eacute;cit que j&rsquo;&eacute;voquais &agrave; l&rsquo;instant, avec un d&eacute;but, un milieu et une fin, englobe un tr&egrave;s large pan de la production &eacute;crite. Cela est explicable par la structure du langage; une phrase &eacute;crite est forc&eacute;ment lin&eacute;aire, et il semble logique qu&rsquo;un r&eacute;cit, constitu&eacute; de phrases, le soit tout autant. Or, des oeuvres de fiction travaillent &agrave; cr&eacute;er certaines zones de libert&eacute; au sein de cette rigidit&eacute; du langage, ne serait-ce qu&rsquo;en les sugg&eacute;rant. C&rsquo;est le cas par exemple du classique &laquo;Jardin aux sentiers qui bifurquent&raquo; de Jorge Luis Borges. Ce texte met en sc&egrave;ne Ts&rsquo;ui P&ecirc;n, un homme qui entreprit d&rsquo;&eacute;crire un roman qui serait aussi une m&eacute;taphore du labyrinthe du temps. Le narrateur affirme &agrave; un moment que &laquo;[d]ans toutes les fictions, chaque fois que diverses possibilit&eacute;s se pr&eacute;sentent, l&rsquo;homme en adopte une et &eacute;limine les autres; dans la fiction du presque inextricable Ts&rsquo;ui P&ecirc;n, il les adopte toutes simultan&eacute;ment. Il cr&eacute;e ainsi divers avenirs, divers temps qui prolif&egrave;rent aussi et bifurquent<a name="note3" href="#note3b">[3]</a>&raquo;. Ainsi, le projet de Ts&rsquo;ui P&ecirc;n &eacute;tait de d&eacute;jouer la lin&eacute;arit&eacute; du r&eacute;cit afin de donner &agrave; lire l&rsquo;infinit&eacute; des possibles, l&rsquo;&eacute;cheveau de possibilit&eacute;s parmi lesquelles quiconque, au cours de sa vie, se d&eacute;bat en faisant des choix.</p> <p>Cette id&eacute;e fertile de Borges, celle d&rsquo;explorer par le r&eacute;cit une conception du temps d&eacute;lin&eacute;aris&eacute;, je la retrouve exploit&eacute;e avec force dans <em>Univers, Univers</em>, un livre de R&eacute;gis Jauffret tout &agrave; fait singulier dans son traitement de la temporalit&eacute;. C&rsquo;est en r&eacute;fl&eacute;chissant aux liens entre la mise en r&eacute;cit et l&rsquo;exp&eacute;rience du temps que je souhaite aborder cette oeuvre. Ce faisant, je traiterai la question des possibles de l&rsquo;existence contemporaine, qui est corollaire au traitement du r&eacute;cit que propose R&eacute;gis Jauffret.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Ce vide absolu qui effraie</strong></span></p> <p>Dans <em>Univers, Univers</em>, R&eacute;gis Jauffret entreprend d&rsquo;explorer les divers possibles li&eacute;s &agrave; une situation initiale des plus minimales. Une femme est chez elle et observe le gigot d&rsquo;agneau qui cuit dans son four. D&rsquo;un moment &agrave; l&rsquo;autre, son mari devrait rentrer du travail, et plus tard, des invit&eacute;s se joindre &agrave; eux. Le lendemain, ils rendraient visite aux Pierrots, un couple d&rsquo;amis. Cependant, les acteurs de cette situation deviennent dans le livre de Jauffret autant de variables sujettes &agrave; d&rsquo;innombrables modulations. Durant six cents pages, la situation de base demeure inchang&eacute;e. Elle n&rsquo;&eacute;volue pas. Ce sont plut&ocirc;t les composantes de l&rsquo;existence de ces personnages qui sont investies par la fiction. Le personnage de la femme se voit dot&eacute; d&rsquo;une centaine de noms, d&rsquo;existences diff&eacute;rentes, et il en va de m&ecirc;me pour chacun des protagonistes. Toutefois, une autre constante demeure, et c&rsquo;est l&rsquo;humour noir, l&rsquo;ironie et parfois le cynisme de R&eacute;gis Jauffret, lequel soumet ses personnages &agrave; d&rsquo;innombrables vies en r&eacute;v&eacute;lant la souffrance et l&rsquo;horreur de chacune de celles-ci. L'&eacute;crivain a un talent certain pour imaginer des vies fictives, et force est d&rsquo;admettre qu&rsquo;il en a tout autant pour assassiner ses personnages. Ce passage, o&ugrave; les existences humaines sont d&eacute;crites comme &eacute;tant l&rsquo;objet d&rsquo;une sorte de massacre perp&eacute;tuel, chaque g&eacute;n&eacute;ration rempla&ccedil;ant la pr&eacute;c&eacute;dente dans l&rsquo;exp&eacute;rience de la souffrance, rend bien la tonalit&eacute; de l&rsquo;ensemble de l&rsquo;oeuvre:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Elle pense qu&rsquo;ailleurs rien ne se produit, elle ne respecte pas la souffrance, elle est indiff&eacute;rente au pass&eacute;, &agrave; l&rsquo;avenir, elle n&rsquo;est que cet &eacute;clair de conscience, trop furtif pour percer vraiment la nuit. Elle regarde le ciel, elle ferme les yeux, et ce moment fait partie de son apparition, de sa vie de femme, d&rsquo;humaine, son apparition inaper&ccedil;ue dans le massacre des g&eacute;n&eacute;rations qui se succ&egrave;dent comme autant de troupes fra&icirc;ches et vite liquid&eacute;es.&nbsp; (p.20)</span></p> <p>Ce qui est remarquable avec ce livre qui multiplie les possibles, c&rsquo;est qu&rsquo;il s&rsquo;en d&eacute;gage paradoxalement une impression am&egrave;re d&rsquo;enfermement dans la fatalit&eacute;. Malgr&eacute; le nombre imposant de variations auquel R&eacute;gis Jauffret s&rsquo;adonne, celui-ci invite &agrave; consid&eacute;rer l&rsquo;&eacute;troitesse des possibles qui s&rsquo;offrent &agrave; nous, contemporains occidentaux. C&rsquo;est-&agrave;-dire que les libert&eacute;s qui nous sont propos&eacute;es y sont pr&eacute;sent&eacute;es comme &eacute;tant strictement d&eacute;limit&eacute;es par le monde qui les accueille. La femme peut avoir diverses carri&egrave;res, elle peut marier diff&eacute;rents types d&rsquo;hommes, et les Pierrots peuvent adopter plusieurs visages, plusieurs temp&eacute;raments mais, au final, tous sont prisonniers d&rsquo;une sorte de d&eacute;terminisme malsain que Jauffret d&eacute;peint de fa&ccedil;on implicite: nos contemporains sont malheureux, et quand l&rsquo;un d&rsquo;eux meurt, il y en a toujours un autre pour prendre sa place. On peut y lire une critique de la chosification du sujet contemporain o&ugrave; les individus sont trait&eacute;s comme &eacute;tant des fonctions d&eacute;sincarn&eacute;es, susceptibles &agrave; tout moment d&rsquo;&ecirc;tre remplac&eacute;s par un anonyme capable de r&eacute;pondre aux m&ecirc;mes attentes impos&eacute;es par le syst&egrave;me<a name="note4" href="#note4b">[4]</a>. La soci&eacute;t&eacute; y appara&icirc;t comme &eacute;tant bien rang&eacute;e: chaque individu vit dans une case qu&rsquo;il a pu choisir, ou pas, mais le nombre en est limit&eacute;.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>La litt&eacute;rature aussi bifurque </strong></span></p> <p>Sous ce traitement plut&ocirc;t sombre de la r&eacute;alit&eacute; qu&rsquo;habitent sans repos les personnages du livre, se trouve &eacute;galement une critique portant sur les conventions de l&rsquo;&eacute;criture de fiction. En cela, R&eacute;gis Jauffret demeure coh&eacute;rent: la violence qu&rsquo;il fait subir &agrave; ses personnages, il l&rsquo;inflige &eacute;galement aux normes d&rsquo;&eacute;criture. L&rsquo;une d&rsquo;elles, que j&rsquo;ai identifi&eacute;e d&rsquo;entr&eacute;e de jeu, est la lin&eacute;arit&eacute; du r&eacute;cit. La mise &agrave; mal de cette r&egrave;gle qui est &agrave; la base de notre culture livresque est accompagn&eacute;e, chez Jauffret, d&rsquo;une critique des &eacute;critures &agrave; pr&eacute;tention r&eacute;aliste. Avec cet &eacute;crivain, nous sommes r&eacute;solument dans la fabulation, l&rsquo;imaginaire. D&rsquo;ailleurs, la reprise incessante de l'incipit vient rapidement, &agrave; la lecture, bousiller tout effet de r&eacute;el. On ne nous laisse pas le temps de nous immerger dans les r&eacute;cits, qui sont sans cesse interrompus afin de recommencer en adoptant un autre point de vue. Ce travail sur les formes de la fiction, R&eacute;gis Jauffret en a fait un v&eacute;ritable projet, comme en t&eacute;moigne cette affirmation tir&eacute;e d&rsquo;une entrevue: &laquo;[D]ans chacun de mes livres j'ai toujours d&eacute;mont&eacute; la fiction, le roman. J'ai toujours fait avancer la charrette, la litt&eacute;rature, cette vieille bourgeoise lift&eacute;e, fard&eacute;e, qui n'avance qu'&agrave; coups de pied au cul<a name="note5" href="#note5b">[5]</a>&raquo;.</p> <p>Ce qui se profile, dans <em>Univers, Univers</em>, c&rsquo;est d&rsquo;abord l&rsquo;id&eacute;e que le monde fictionnel construit par un auteur n&rsquo;est qu&rsquo;accessoirement le monde des personnages qui l&rsquo;habitent. Ils sont des pantins, des corps vides &agrave; travers lesquels l&rsquo;&eacute;crivain se balade afin d&rsquo;offrir sa subjectivit&eacute; au lecteur. C&rsquo;est ce ph&eacute;nom&egrave;ne que Jauffret pointe du doigt dans ce passage important:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">[L]a litt&eacute;rature raconte des histoires, elle suscite une foule de gens qui lui doivent tout. Cette femme devant son four n&rsquo;existe nulle part ailleurs que dans ce roman, tous les autres univers lui sont ferm&eacute;s. Mais comme elle n&rsquo;existe pas, c&rsquo;est moi qui depuis tout &agrave; l&rsquo;heure r&ocirc;de dans cet appartement, m&rsquo;assois sur la terrasse, scrute le gigot, et attends ce mari que je suis tout autant que les improbables voisins du dessus, ceux du dessous avec leur gamin fou, sans compter le voisinage plus &eacute;loign&eacute; ou tout &agrave; fait lointain. Je suis la ville, le monde, je l&rsquo;entoure comme une membrane, un amnios. (p.34)</span></p> <p>&Agrave; lire cet extrait, nous pourrions croire que Jauffret nie toute relation entre le monde r&eacute;el, celui que nous habitons, et les univers de fiction. Il me semble pourtant que ce n&rsquo;est pas le cas. Bien que l&rsquo;imaginaire domine dans <em>Univers, Univers</em>, il n&rsquo;en demeure pas moins que les situations racont&eacute;es, une fois reconfigur&eacute;es par l&rsquo;acte de lecture, se voient dot&eacute;es d&rsquo;une forte port&eacute;e r&eacute;f&eacute;rentielle. Nous sommes tous, &agrave; certains degr&eacute;s, ces hommes qui rentrent le soir au foyer, ou ne rentrent pas, trompent leur femme, l&rsquo;aiment, la n&eacute;gligent, ou encore ces femmes qui attendent, qui se lassent d&rsquo;attendre, qui font leur valise, qui se suicident, qui entreprennent des d&eacute;marches de divorce, etc. Autrement dit, si un r&eacute;cit de facture lin&eacute;aire permet l&rsquo;identification du lecteur a un personnage par les pouvoirs de l&rsquo;immersion, <em>Univers, Univers</em> propose quant &agrave; lui une suite de variations, d&rsquo;&eacute;puisement des possibles o&ugrave;, &agrave; un moment ou &agrave; un autre, nous rencontrerons une proposition qui viendra percer une br&egrave;che dans la membrane de la fiction pour venir se superposer &agrave; notre propre exp&eacute;rience du r&eacute;el.</p> <p>Ainsi, l&rsquo;exploration des possibles li&eacute;s aux existences qui bifurquent dans le temps cr&eacute;e, si j&rsquo;ose dire, un nouveau type de relation entre le lecteur et le texte. Plut&ocirc;t que de suivre le fil narratif d&rsquo;une intrigue, le lecteur est invit&eacute; &agrave; surplomber l&rsquo;univers de fiction afin d&rsquo;en observer les m&eacute;canismes. On aura remarqu&eacute; qu&rsquo;une impression de d&eacute;terminisme pesant sur les existences humaines se d&eacute;gage de ce proc&eacute;d&eacute;. Le plus troublant, et c&rsquo;est ce que j&rsquo;ai voulu faire entrevoir en d&eacute;veloppant sur les liens qui se dessinent entre nos existences bien r&eacute;elles et celles invent&eacute;es par R&eacute;gis Jauffret, c&rsquo;est que ce d&eacute;terminisme n&rsquo;est peut-&ecirc;tre pas aussi &eacute;loign&eacute; du monde r&eacute;el que l&rsquo;auteur veut bien nous le faire croire. Il n&rsquo;y a, apr&egrave;s tout, qu&rsquo;une virgule entre les deux univers du titre, et je suis enclin &agrave; croire que nous ne sommes pas totalement &eacute;trangers &agrave; l&rsquo;un de ceux-ci. Ricoeur, en r&eacute;fl&eacute;chissant aux liens entre le r&eacute;cit de fiction et le r&eacute;cit historique, insiste sur l&rsquo;id&eacute;e que, dans les deux cas, le r&eacute;el est bel et bien concern&eacute;:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Nous racontons des histoires parce que finalement les vies humaines ont besoin et m&eacute;ritent d&rsquo;&ecirc;tre racont&eacute;es. Cette remarque prend toute sa force quand nous &eacute;voquons la n&eacute;cessit&eacute; de sauver l&rsquo;histoire des vaincus et des perdants. Toute l&rsquo;histoire de la souffrance crie vengeance et appelle r&eacute;cit.<a name="note6" href="#note6b">[6]</a></span></p> <p>Cette id&eacute;e de l&rsquo;histoire de la souffrance qui appelle le r&eacute;cit n&rsquo;est pas &eacute;trang&egrave;re, &agrave; mon avis, &agrave; la d&eacute;marche de R&eacute;gis Jauffret. Bien que celui-ci n&rsquo;affiche aucune compassion &agrave; l&rsquo;&eacute;gard des personnages qu&rsquo;il projette dans des situations qui sont le plus souvent horribles, il reste que son livre permet de faire l&rsquo;exp&eacute;rience saisissante de l&rsquo;accumulation d&rsquo;existences bafou&eacute;es. Ricoeur affirme que la souffrance rend n&eacute;cessaire le r&eacute;cit, et Jauffret, dans cette logique, ne peut que multiplier les r&eacute;cits tant les souffrances sont nombreuses.</p> <hr /> <p><a name="note1b" href="#note1">1 </a>Sp&eacute;cifions que nous adh&eacute;rons ici &agrave; la d&eacute;finition que Ricoeur propose de l&rsquo;action, qui englobe les changements internes v&eacute;cus par les personnages: &laquo;Par action, on doit pouvoir entendre plus que la conduite des protagonistes produisant deschangements visibles de la situation, des retournements de fortune, ce qu'on pourrait appeler le destin externe des personnes. Est encore action, en un sens &eacute;largi, la transformation morale d&rsquo;un personnage, sa croissance et son &eacute;ducation, son initiation &agrave; la complexit&eacute; de la vie morale et affective. Rel&egrave;vent enfin de l&rsquo;action, en un sens plus subtil encore, des changements purement int&eacute;rieurs affectant le cours temporel lui-m&ecirc;me des sensations, des &eacute;motions, &eacute;ventuellement au niveau le moins concert&eacute;, le moins conscient, que l&rsquo;introspection peut atteindre.&raquo; Paul Ricoeur, <em>Temps et r&eacute;cit 2. La configuration dans le r&eacute;cit de fiction</em>, Paris, &Eacute;ditions du Seuil (coll. Points essais), 1984, p.23.<br /> <a name="note2b" href="#note2">2</a> Paul Ricoeur, <em>Temps et r&eacute;cit 1. L&rsquo;intrigue et le r&eacute;cit historique</em>, Paris, &Eacute;ditions du Seuil (coll. Points essais), 1983, p.17. <br /> <a name="note3b" href="#note3">3</a> Jorge Luis Borges, <em>Fictions</em>, traduit de l'espagnol par P. Verdevoye, &Eacute;ditions Gallimard, 1957, p.100.<br /> <a name="note4b" href="#note4">4</a> La chosification du sujet contemporain a fait, et fait encore couler avec raison beaucoup d&rsquo;encre. Pour en saisir les enjeux, la lecture de Theodor W.Adorno et de Max Horkheimer demeure un incontournable. Ceux-ci soutiennent par exemple l&rsquo;id&eacute;e que &laquo;[l]&lsquo;unit&eacute; d&rsquo;une collectivit&eacute; manipul&eacute;e repose sur la n&eacute;gation de l&rsquo;individu, elle est la caricature d&rsquo;une soci&eacute;t&eacute; qui serait capable d&rsquo;en faire un individu.&raquo; Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, <em>La dialectique de la raison</em>, traduit de l'allemand par &Eacute;liane Kaufholz, Paris, Gallimard (coll. Tel), 1974 [1944], p.30.<br /> <a name="note5b" href="#note5">5</a> Propos recueillis par C&eacute;line Ngi, <em>Fluctuat.net</em>, En ligne: http://livres.fluctuat.net/regis-jauffret/interviews/4843-entretien-avec-regis-jauffret.html,[consult&eacute; le 1 mai 2010].<br /> <a name="note6b" href="#note6">6</a> Paul Ricoeur,<em> op. cit.</em>, p. 143.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/l-univers-gravite-autour-d-un-gigot-d-agneau#comments ADORNO, Theodor W. BORGES, Jorge Luis Exploration des possibles Fiction Fonctions du récit France HORKHEIMER, Max JAUFFRET, Régis Narrativité Relations humaines RICOEUR, Paul Temps Théories du récit Roman Fri, 07 May 2010 13:30:38 +0000 Simon Brousseau 225 at http://salondouble.contemporain.info «Est-ce un roman, ou le délire?»: petit voyage dans une Mongolie fabulée http://salondouble.contemporain.info/lecture/est-ce-un-roman-ou-le-delire-petit-voyage-dans-une-mongolie-fabulee <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/landry-pierre-luc">Landry, Pierre-Luc </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/guide-de-mongolie">Guide de Mongolie</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p>Basara, narrateur &eacute;crivain et personnage principal du roman <em>Guide de Mongol</em><em>ie</em> de l&rsquo;auteur serbe du m&ecirc;me nom, doit se rendre en Mongolie pour &eacute;crire un guide, un &laquo;<em>grand reportage sur ce pays perdu au bout du monde</em>&raquo; (p. 20), &agrave; la demande de son ami N.V. qui vient tout juste de se suicider et qui avait promis ce guide/reportage &agrave; la revue <em>&Eacute;poque</em>. Basara voyage donc jusqu&rsquo;&agrave; ce pays d&rsquo;Asie centrale et fait la connaissance de quelques personnages plut&ocirc;t singuliers: Van den Garten, un &eacute;v&ecirc;que n&eacute;erlandais qui a perdu la foi et qui s&rsquo;est retrouv&eacute; l&agrave;-bas pour des raisons &eacute;tranges (pour faire une histoire courte, il a &eacute;t&eacute; fait prisonnier de &laquo;l&rsquo;or&eacute;e o&ugrave; r&ecirc;ve et r&eacute;alit&eacute; s&rsquo;interp&eacute;n&egrave;trent&raquo; (p. 32)); Chuck, &laquo;reporter d&rsquo;un journal &eacute;teint depuis longtemps, le <em>Boston Evening New</em>s&raquo; (p. 41); le lama Vladimir Tihonov, un soldat de l&rsquo;arm&eacute;e sovi&eacute;tique converti au bouddhisme; et M. Mercier, un cadavre transfictionnel immigr&eacute; du film <em>Emmanuelle</em> de Just Jaeckin. Charlotte Rampling s&eacute;journe au m&ecirc;me h&ocirc;tel que cette bande de pas-si-joyeux lurons, ainsi que le docteur Andreotti, &laquo;ancien disciple de Jung&raquo;. (p. 51) Le r&eacute;cit est une longue suite de digressions, avec peu d&rsquo;action et beaucoup de bavardage. Pendant une s&eacute;ance de psychanalyse gratuite offerte &agrave; Basara dans une chambre de l&rsquo;h&ocirc;tel Gengis Khan, le Dr Andreotti se transforme en Joseph Kowalsky, &laquo;[f]igure d&rsquo;initiateur qui appara&icirc;t dans plusieurs romans de l&rsquo;auteur, notamment dans <em>Le miroir f&ecirc;l&eacute;</em><a name="_ftnref" href="#_ftn1">[1]</a>&nbsp;(p. 84) et annonce au personnage qu&rsquo;il est en train de r&ecirc;ver. En apprenant ce fait, celui-ci se r&eacute;veille chez lui, en Yougoslavie. Il se met &agrave; &eacute;crire cette histoire, non sans digresser sur de multiples sujets: son enfance, ses superstitions, la falsification du r&eacute;el par les communistes, une &laquo;divagation m&eacute;taphysique sur la litt&eacute;rature&raquo; (p. 110), son exp&eacute;rience &agrave; travers deux des sept ciels existants, etc. Finalement, alors qu&rsquo;on croit comprendre que tout cela n&rsquo;est qu&rsquo;une invention, que le personnage n&rsquo;est probablement pas all&eacute; en Mongolie et que son ami N.V. ne s&rsquo;est jamais suicid&eacute; (il lui paie d&rsquo;ailleurs une visite et lui parle de son voyage, ce qui en soit pose probl&egrave;me&hellip;), voil&agrave; que Basara re&ccedil;oit une lettre de l&rsquo;&eacute;v&ecirc;que Van den Garten qui lui raconte qu&rsquo;il a retrouv&eacute; la foi et qu&rsquo;il est retourn&eacute; aux Pays-Bas de la m&ecirc;me mani&egrave;re qu&rsquo;il s&rsquo;&eacute;tait rendu en Mongolie. Le roman se termine sur un fac-simil&eacute; d&rsquo;une lettre de l&rsquo;organisation &laquo;Faucons&raquo;, probablement en lien avec les &laquo;Cyclistes &eacute;vang&eacute;liques rosicruciens [&hellip;], [s]oci&eacute;t&eacute; secr&egrave;te fictive<a name="_ftnref" href="#_ftn2">[2]</a>&nbsp;pr&eacute;sente dans plusieurs &oelig;uvres de l&rsquo;auteur&raquo; (p. 76) dont le roman ne parle pas, ou presque. Tout comme le personnage principal, qui se demande &laquo;est-ce un roman, ou le d&eacute;lire?&raquo; (p. 76), le lecteur du <em>Guide de Mongolie</em> peut se demander comment interpr&eacute;ter tout ce qui se trouve dans ce pourtant si petit roman. Je m&rsquo;y attarderai, en empruntant les chemins de la vraisemblance et de l&rsquo;autorit&eacute; narrative pour tenter de mettre un peu d&rsquo;ordre dans ce voyage fabul&eacute; dans une Mongolie tout aussi fabul&eacute;e.<br /> &nbsp;<br /> <strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Invraisemblances empiriques d&eacute;samorc&eacute;es</span></strong></p> <p>C&eacute;cile Cavillac, dans un article intitul&eacute; &laquo;&nbsp;Vraisemblance pragmatique et autorit&eacute; fictionnelle<a name="_ftnref" href="#_ftn3">[3]</a>&nbsp;&raquo;, d&eacute;finit la vraisemblance empirique comme le type de vraisemblance qui concerne la conformit&eacute; des &eacute;v&eacute;nements &agrave; l&rsquo;exp&eacute;rience commune. Ainsi, un &eacute;v&eacute;nement &eacute;trange ou surnaturel peut &ecirc;tre invraisemblable au point de vue empirique si on ne parvient pas &agrave; l&rsquo;expliquer &agrave; l&rsquo;aide des lois de la nature ou encore s&rsquo;il diverge trop de notre exp&eacute;rience collective de la r&eacute;alit&eacute;. De cette fa&ccedil;on, de nombreux &eacute;l&eacute;ments du r&eacute;cit pourraient &ecirc;tre consid&eacute;r&eacute;s comme des invraisemblances empiriques dans <em>Guide de Mongolie</em>: la neige en &eacute;t&eacute;, la terre qui est plate, le temps qui avance par d&eacute;crets, les morts qui forment un syndicat, etc. Toutefois, ces invraisemblances sont pour la plupart d&eacute;samorc&eacute;es par la narration qui tente de les neutraliser en d&eacute;nudant le proc&eacute;d&eacute;. Par exemple, apr&egrave;s &ecirc;tre pass&eacute; &agrave; travers un mur, le narrateur indique qu&rsquo;il n&rsquo;y a &laquo;[r]ien d&rsquo;&eacute;tonnant &agrave; ce que quelqu&rsquo;un passe &agrave; travers un mur. Tout le monde pourrait le faire, mais, par habitude, personne n&rsquo;essaie.&raquo; (p. 25) De la m&ecirc;me fa&ccedil;on, lorsque celui-ci fait le r&eacute;cit de son enfance, les invraisemblances empiriques de cette gen&egrave;se sont imm&eacute;diatement rattrap&eacute;es par leur caract&egrave;re probablement fictionnel et indiqu&eacute; comme tel par le narrateur lui-m&ecirc;me:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">L&rsquo;histoire de ma vie est fondamentalement diff&eacute;rente. Un pur merdier. Je n&rsquo;ai ni p&egrave;re ni m&egrave;re. Je n&rsquo;ai personne. Dieu m&rsquo;a cr&eacute;&eacute; de rien (comme tous les autres hommes) pour que j&rsquo;accomplisse quelques besognes insignifiantes en rapport avec la Providence. Rien de remarquable. Simplement, le 6 septembre d&rsquo;une certaine ann&eacute;e, je suis apparu dans la classe de premi&egrave;re d&rsquo;une &eacute;cole primaire. Avec tout ce qu&rsquo;il fallait&nbsp;: livres, cahiers, mat&eacute;riel scolaire au complet. Et sans aucun complexe, surtout pas freudien. &Agrave; l&rsquo;&eacute;poque, je connaissais d&eacute;j&agrave; <em>Hamlet</em> par c&oelig;ur. Mais tout cela n&rsquo;est que divagations. (p. 43)</span></p> <p>Ce mouvement que la narration a, celui de pointer du doigt les invraisemblances de son propre r&eacute;cit, semble souligner le caract&egrave;re d&eacute;lirant de cette fantaisie litt&eacute;raire identifi&eacute;e comme un &laquo;roman&raquo; par l&rsquo;&eacute;diteur (page de garde), mais aussi comme un &laquo;conte philosophique&raquo; en quatri&egrave;me de couverture. Les nombreuses infractions &agrave; la vraisemblance empirique agissent donc ici comme autant de fa&ccedil;ons de souligner la fiction, de la mettre en &eacute;vidence, plut&ocirc;t que comme des accrocs &agrave; un quelconque code. Comme s&rsquo;il fallait mettre &agrave; mal l&rsquo;illusion r&eacute;f&eacute;rentielle, montrer le caract&egrave;re construit de l&rsquo;objet litt&eacute;raire, &agrave; tout le moins r&eacute;v&eacute;ler que &laquo;r&eacute;cit&raquo; est g&eacute;n&eacute;ralement synonyme de &laquo;affabulation&raquo;. La remise en question de la cr&eacute;dibilit&eacute; et de l&rsquo;autorit&eacute; du narrateur participe du m&ecirc;me mouvement.<br /> &nbsp;<br /> <strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Fiabilit&eacute; lacunaire et toute-puissance du roman</span></strong></p> <p>Cette Mongolie fabriqu&eacute;e, ainsi que le voyage qui y a men&eacute; le narrateur, semblent plus ou moins &laquo;r&eacute;els&raquo;. Quelle valeur de v&eacute;rit&eacute; accorder &agrave; tout ce que le narrateur raconte? sommes-nous en droit de nous demander, puisque celui-ci est visiblement en train de fabuler. Le narrateur se joue en effet du lecteur en faisant r&eacute;f&eacute;rence &agrave; son &oelig;uvre (celle de Basara, l&rsquo;&eacute;crivain serbe publi&eacute; en traduction fran&ccedil;aise aux &eacute;ditions Les Allusifs), &agrave; ses obsessions d&rsquo;&eacute;crivain, etc. Les brouillages entre la r&eacute;alit&eacute; fictionnelle (la r&eacute;alit&eacute; du texte) et la fiction sont fr&eacute;quents, comme lorsque le Dr Andreotti se transforme en Joseph Kowalsky et qu&rsquo;il annonce au narrateur qu&rsquo;il r&ecirc;ve, qu&rsquo;il n&rsquo;est pas en Mongolie. Cette annonce s&rsquo;av&egrave;re vraie, puisque le narrateur se r&eacute;veille aussit&ocirc;t dans son appartement, en Yougoslavie. On pourrait donc croire, puisque ce n&rsquo;&eacute;tait qu&rsquo;un r&ecirc;ve, que les invraisemblances et les d&eacute;fauts et incoh&eacute;rences de la narration sont automatiquement excus&eacute;s. Mais voil&agrave; que le narrateur &eacute;crivain emp&ecirc;che cette interpr&eacute;tation ou cette compr&eacute;hension du r&eacute;cit en continuant sur la m&ecirc;me lanc&eacute;e&nbsp;: divagations, digressions et nouvelles invraisemblances empiriques se succ&egrave;dent, m&ecirc;me apr&egrave;s son r&eacute;veil en Yougoslavie. Un peu plus loin dans le r&eacute;cit, le personnage narrateur se plaint de la duret&eacute; de son voyage en Asie, mais, avons-nous besoin de le rappeler?, il n&rsquo;y serait jamais all&eacute;, finalement: &laquo;Ah, quelles &eacute;preuves n&rsquo;ai-je pas d&ucirc; endurer en Mongolie, pour qu&rsquo;&agrave; la fin il s&rsquo;av&egrave;re que ce n&rsquo;&eacute;tait qu&rsquo;un r&ecirc;ve!&raquo; (p. 112) Par contre, quand son ami (suicid&eacute;) veut lui parler de ce m&ecirc;me voyage, le brouillage s&rsquo;intensifie et &eacute;chappe &agrave; la saisie: &laquo;Comment aurait-il pu savoir que j&rsquo;&eacute;tais all&eacute; en Mongolie, si je n&rsquo;y &eacute;tais pas all&eacute;? M&ecirc;me le pays des r&ecirc;ves n&rsquo;est plus un lieu s&ucirc;r. Il semble que certains de ses habitants, esprits &agrave; jamais coinc&eacute;s dans le <em>bardo</em> du r&ecirc;ve, soient des d&eacute;lateurs.&raquo; (p. 115) Le narrateur conclut en disant qu&rsquo;&laquo;[u]n roman est toujours un faux et une construction, quelque effort que fassent l&rsquo;auteur et ses complices, les th&eacute;oriciens, pour d&eacute;montrer le contraire.&raquo; (p. 124) Voil&agrave; une id&eacute;e qui fait &eacute;cho &agrave; celle &eacute;nonc&eacute;e plus t&ocirc;t au d&eacute;but du roman, selon laquelle la&nbsp;&laquo;diff&eacute;rence entre mat&eacute;riaux documentaires et mat&eacute;riaux fictifs est d&rsquo;ordre purement formel et en outre &agrave; l&rsquo;avantage des fictifs, ceux-ci &eacute;tant plus vraisemblables et certainement plus proches de la v&eacute;rit&eacute;.&raquo; (p. 33) Faut-il alors cesser de se poser autant de questions sur le r&eacute;cit et accepter qu&rsquo;un roman, puisque ce n&rsquo;est apr&egrave;s tout qu&rsquo;une construction, fictive de surcro&icirc;t, ne doit pas n&eacute;cessairement faire sens? Cette conclusion pr&eacute;cipit&eacute;e permet &agrave; tout le moins au Basara personnage et narrateur d&rsquo;affirmer son autorit&eacute; narrative. Est-il fiable? Est-ce qu&rsquo;il ment? Est-il parano&iuml;aque? Alcoolique? Ces questions deviennent rapidement inutiles: le petit monde (de fiction) construit par le narrateur r&eacute;pond &agrave; ses besoins, et c&rsquo;est tout ce qui lui importe. Finalement, il semble que <em>Guide de Mongolie</em> soit, en quelque sorte, une prise de position en faveur de la toute puissance du roman, de la litt&eacute;rature. En m&ecirc;me temps que le roman de Basara d&eacute;nonce peut-&ecirc;tre l&rsquo;illusion r&eacute;f&eacute;rentielle, il assied sa toute-puissance sur les conventions du genre et sur le statut ontologique de la fiction.</p> <p><a name="_ftn1" href="#_ftnref">1</a>&nbsp;Svetislav Basara, <em>Le miroir f&ecirc;l&eacute;</em>, Montr&eacute;al, Les Allusifs, 2004.</p> <p><a name="_ftn2" href="#_ftnref">2</a>&nbsp;Les rosicruciens existent, l&rsquo;ordre de la Rose-Croix &eacute;tant une fraternit&eacute; chr&eacute;tienne, en quelque sorte. Les Cyclistes &eacute;vang&eacute;liques, par contre, semblent &ecirc;tre une invention de Basara.</p> <p><a name="_ftn3" href="#_ftnref">3</a>&nbsp;C&eacute;cile Cavillac, &laquo;&nbsp;Vraisemblance pragmatique et autorit&eacute; fictionnelle&nbsp;&raquo;, dans <em>Po&eacute;tique</em>, no 101, f&eacute;vrier 1995, p. 23-46.</p> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/est-ce-un-roman-ou-le-delire-petit-voyage-dans-une-mongolie-fabulee#comments Autorité narrative BASARA, Svetislav CAVILLAC, Cécile Fiction Serbie Vraisemblance Roman Tue, 08 Sep 2009 15:09:00 +0000 Pierre-Luc Landry 152 at http://salondouble.contemporain.info Comment raconter une histoire simple autrement http://salondouble.contemporain.info/lecture/comment-raconter-une-histoire-simple-autrement <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/landry-pierre-luc">Landry, Pierre-Luc </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/bebe-et-bien-d-autres-qui-s-evadent">Bébé et bien d’autres qui s’évadent</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p class="rteindent2">&nbsp;</p> <p class="MsoNormal rteindent4" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span>Il existe une co&iuml;ncidence curieuse entre les auteurs qui cultivent le surnaturel et ceux qui, dans l&rsquo;&oelig;uvre, s&rsquo;attachent particuli&egrave;rement au d&eacute;veloppement de l&rsquo;action, ou si l&rsquo;on veut, qui cherchent d&rsquo;abord &agrave; raconter des histoires. </span></span><span>&nbsp;<br /> </span><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span>Tzvetan Todorov, </span><em><span>Introduction &agrave; la litt&eacute;rature fantastique</span></em></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span>&nbsp;</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span> Le premier roman pour adultes de l&rsquo;auteur-compositeur-interpr&egrave;te et &eacute;crivain pour la jeunesse Ga&eacute;tan Leboeuf, B&eacute;b&eacute; et bien d&rsquo;autres qui s&rsquo;&eacute;vadent, raconte l&rsquo;histoire d&rsquo;Alice et de ses coll&egrave;gues du restaurant v&eacute;g&eacute;tarien o&ugrave; elle travaille, mais aussi celle de son f&oelig;tus, B&eacute;b&eacute; &laquo;avec un B majuscule&raquo; (p. 243), qu&rsquo;elle portera pendant trois ans avant qu&rsquo;il ne disparaisse, parce que &laquo;c&rsquo;est ainsi, c&rsquo;est tout&raquo; (p. 271). En deux ans de vie litt&eacute;raire, le roman aura fait couler bien peu d&rsquo;encre: quelques articles dans des quotidiens, une recension ici et l&agrave;, puis plus rien. Il faudrait s&rsquo;y int&eacute;resser davantage, le roman offrant en effet un bel exemple de r&eacute;alisme magique contemporain, puisque l&rsquo;univers de fiction mis en place permet la cohabitation non probl&eacute;matis&eacute;e de naturel et de surnaturel dans un m&ecirc;me r&eacute;cit. Le lecteur ne remet pas en question la grossesse anormalement longue du personnage principal et assiste &agrave; la dissolution du f&oelig;tus malgr&eacute; l&rsquo;&eacute;tranget&eacute; de la situation. Il importe d&rsquo;abord de s&rsquo;attarder &agrave; cette histoire particuli&egrave;re qui est racont&eacute;e dans B&eacute;b&eacute;&hellip;</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><span>&laquo;Aux racines de la sant&eacute;&raquo; comme microcosme du monde</span></strong></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span> Alice se s&eacute;pare de Ren&eacute; sans lui annoncer qu&rsquo;elle est enceinte, puis trouve du travail dans un restaurant v&eacute;g&eacute;tarien pr&egrave;s de chez elle pour s&rsquo;occuper durant l&rsquo;&eacute;t&eacute;. Jusque l&agrave;, tout va bien, trop bien m&ecirc;me: quel est l&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t de cette histoire que l&rsquo;on a lue mille fois d&eacute;j&agrave;? est en droit de se demander le lecteur. Il ne suffit par contre que d&rsquo;une soixantaine de pages environ pour que le r&eacute;cit prenne ses aises: dans ce restaurant aux allures d&rsquo;Assembl&eacute;e g&eacute;n&eacute;rale des Nations Unies se forme une sorte de gouvernement avec Alice en t&ecirc;te &ndash; Alice que l&rsquo;on nomme Reine du Monde &ndash; et Ben, le propri&eacute;taire, que l&rsquo;on compare &agrave; Dieu. Mohi sera Premier ministre, Hok Shamsoul ministre des Affaires interculturelles, Zo&eacute; ministre des Loisirs, Oph&eacute;lia de la Propagande, on assigne Mendoza au minist&egrave;re de l&rsquo;Agriculture, Alvaro aux Approvisionnements (puis plus tard &agrave; la S&eacute;curit&eacute; publique), Solange aux Colonies, et ainsi de suite. &laquo;Aux racines de la sant&eacute;&raquo; &ndash; le nom du restaurant &ndash; fait figure de microcosme du monde, avec ses employ&eacute;s venus d&rsquo;un peu partout qui, en racontant leurs vies respectives, fabriquent en quelque sorte autant de sous-histoires qui ajoutent au r&eacute;alisme du cadre de r&eacute;f&eacute;rence principal et qui participent du mouvement vers le monde entam&eacute; par le roman. Alice cache bien sa grossesse, mais une fois le neuvi&egrave;me mois de gestation achev&eacute;, la rumeur ne peut &ecirc;tre contenue et tout le monde, sauf Ben, est mis au courant. B&eacute;b&eacute; commence &agrave; dessiner avec ses doigts dans le ventre de sa maman, puis apprend &agrave; &eacute;crire:</span></span></p> <p><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal rteindent2" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span>J&rsquo;ouvris le cahier que m&rsquo;avait donn&eacute; Hok. Je passais machinalement mon doigt sur mon ventre selon notre rituel nocturne. De la main droite, je tournai la premi&egrave;re page du manuscrit.</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal rteindent2" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span>&ldquo;Vichtrouknpash et le crapaud</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal rteindent2" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span>par Hok Shamsoul Mohammed, traduit de l&rsquo;anglais par Emma Nantel&rdquo;</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal rteindent2" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span>Joli titre&hellip; me dis-je. Je relus &agrave; voix haute: &ldquo;Vichtrouknpash et&hellip;&rdquo; Je m&rsquo;arr&ecirc;tai net et, effar&eacute;e, me redressai dans mon lit. Je lus de nouveau, en m&rsquo;attardant sur chaque mot. Puis la stup&eacute;faction fit place &agrave; l&rsquo;&eacute;merveillement: B&eacute;b&eacute;, avec une petite main novice et maladroite, &eacute;bauchait, &agrave; l&rsquo;envers de mon ventre, les lettres que je parcourais du regard! (p. 96)</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span>&nbsp;</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span>Il n&rsquo;en fallait pas moins pour que B&eacute;b&eacute; se construise une identit&eacute; qui lui est propre, demande &agrave; manger de la viande, refuse les &eacute;pices, apprenne &agrave; lire et &agrave; &eacute;crire pour communiquer avec le monde ext&eacute;rieur et parfasse son &eacute;ducation en s&rsquo;int&eacute;ressant aux romans historiques et au genre de l&rsquo;essai. Alice trouve sa condition bizarre, mais accepte sans ambages les invraisemblances empiriques qui ponctuent son quotidien et va m&ecirc;me jusqu&rsquo;&agrave; dire que &ccedil;a lui appara&icirc;t normal, finalement, toute cette histoire:</span></span></p> <p><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal rteindent2" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span> <span style="color: rgb(128, 128, 128);">L&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;&ecirc;tre atteinte d&rsquo;une maladie d&eacute;g&eacute;n&eacute;rative du syst&egrave;me nerveux m&rsquo;avait d&eacute;moralis&eacute;e.&nbsp;Le fait que ce n&rsquo;&eacute;tait &ldquo;que&rdquo; B&eacute;b&eacute; apprenant &agrave; voir et entendre &agrave; travers mes sens m&rsquo;enleva un r&eacute;el fardeau. Cela occulta, un certain temps, l&rsquo;&eacute;blouissante bizarrerie de ma condition. Quelle merveille! Quel fabuleux partage des ressources! Je me p&acirc;mais devant ce stup&eacute;fiant mode de communication, cette nouvelle proximit&eacute;, cette intimit&eacute; envo&ucirc;tante! [&hellip;]</span><br /> </span></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal rteindent2" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span> <span style="color: rgb(128, 128, 128);">Pour dire vrai, j&rsquo;&eacute;tais subjugu&eacute;e depuis les toutes premi&egrave;res fois o&ugrave; B&eacute;b&eacute; s&rsquo;&eacute;tait manifest&eacute;. D&egrave;s l&rsquo;inauguration des coups de pieds, chaque &eacute;tape de son &eacute;volution m&rsquo;&eacute;tait apparue naturelle. (p. 105)<br /> </span><br /> </span></span></p> <p class="MsoNormal rteindent1" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span> </span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span>Ce b&eacute;b&eacute; surdou&eacute; a par contre une faille: il rapetisse parce qu&rsquo;il ne mange pas assez de viande. Son r&eacute;tr&eacute;cissement commence par les jambes, puis les bras et le tronc, pour finir avec la t&ecirc;te, avant qu&rsquo;il ne disparaisse pour de bon apr&egrave;s avoir pass&eacute; trois ans dans le ventre de sa m&egrave;re. Entre temps, toutefois, il a le temps d&rsquo;apprendre ce qu&rsquo;est le temps, puis d&rsquo;inventer un langage chant&eacute; pour communiquer plus rapidement qu&rsquo;avec l&rsquo;&eacute;criture. Il tente aussi de r&eacute;soudre tous les probl&egrave;mes de l&rsquo;univers par le biais de la philosophie; il s&rsquo;int&eacute;resse notamment &agrave; la surabondance d&rsquo;information, aux manipulations g&eacute;n&eacute;tiques, &agrave; la bestialit&eacute; de l&rsquo;homme et aux probl&egrave;mes affectifs de sa m&egrave;re. &Agrave; travers tout cela, Alice apprend &agrave; faire le deuil de sa m&egrave;re et r&eacute;alise qu&rsquo;elle s&rsquo;ennuie de Ren&eacute;, avec qui elle a des contacts sporadiques par le biais d&rsquo;un blogue que celui-ci alimente et que les employ&eacute;s du restaurant suivent avec int&eacute;r&ecirc;t. Le r&eacute;cit se termine avec le d&eacute;part de B&eacute;b&eacute; et le changement de nom du restaurant: &laquo;Aux racines de la sant&eacute;&raquo; devient &laquo;La Gr&egrave;ve de la faim&raquo;, suite &agrave; une campagne instigu&eacute;e par Ren&eacute; contre la privatisation de l&rsquo;eau. On installe des gr&eacute;vistes un peu partout dans le restaurant et, au m&ecirc;me moment, Alice choisit d&rsquo;&eacute;crire le r&eacute;cit que le lecteur ach&egrave;ve, avant de retourner &agrave; l&rsquo;&eacute;cole et de retrouver Ren&eacute;.</span></span></p> <p><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span>Le surnaturel dans B&eacute;b&eacute;&hellip;</span></span></strong><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span> Est surnaturel, par d&eacute;finition et par convention, un &eacute;v&eacute;nement ou un fait qui ne peut &ecirc;tre expliqu&eacute; par les lois de la nature, qui &eacute;chappe &agrave; l&rsquo;explication naturelle. Les occurrences du surnaturel sont nombreuses dans le r&eacute;cit de B&eacute;b&eacute; et bien d&rsquo;autres qui s&rsquo;&eacute;vadent: nous n&rsquo;avons qu&rsquo;&agrave; penser &agrave; la gestation anormalement longue de B&eacute;b&eacute;, &agrave; ses prouesses langagi&egrave;res, puis &agrave; son corps qui dispara&icirc;t petit &agrave; petit avant que lui-m&ecirc;me ne cesse d&rsquo;exister. Par contre, ici, l&rsquo;histoire naturelle et l&rsquo;histoire surnaturelle sont aussi importantes l&rsquo;une que l&rsquo;autre et sont trait&eacute;es de la m&ecirc;me fa&ccedil;on: Alice raconte son histoire, qui est constitu&eacute;e d&rsquo;un tas de choses, certaines normales par rapport &agrave; notre exp&eacute;rience commune de la r&eacute;alit&eacute;, certaines anormales ou plut&ocirc;t invraisemblables. L&rsquo;antinomie entre le naturel et le surnaturel est r&eacute;solue par la narration avant m&ecirc;me qu&rsquo;elle ne parvienne au lecteur, puisque les &eacute;v&eacute;nements surnaturels ne sont pas discut&eacute;s et sont pr&eacute;sent&eacute;s comme faisant partie de la r&eacute;alit&eacute; du monde de fiction mis en place dans le r&eacute;cit. La narration au &laquo;je&raquo; assum&eacute;e par Alice, le personnage principal du roman, ne module pas la valeur de r&eacute;alit&eacute; de ces &eacute;v&eacute;nements. Alice r&eacute;agit par le rire, l&rsquo;exaltation et l&rsquo;extase, par exemple (p. 71), &agrave; des incidents qui, ailleurs, pourraient susciter chez les personnages et chez le lecteur l&rsquo;h&eacute;sitation caract&eacute;ristique du fantastique comme l&rsquo;a d&eacute;fini Todorov dans son Introduction&hellip;: &laquo;&ldquo;J&rsquo;en vins presqu&rsquo;&agrave; croire&rdquo;: voil&agrave; la formule qui r&eacute;sume l&rsquo;esprit du fantastique. La foi absolue comme l&rsquo;incr&eacute;dulit&eacute; totale nous m&egrave;neraient hors du fantastique; c&rsquo;est l&rsquo;h&eacute;sitation qui lui donne vie.&raquo; (Todorov, p. 35) Cette r&eacute;solution par la narration du conflit de sens entre le naturel et le surnaturel est caract&eacute;ristique du r&eacute;alisme magique, mode narratif qui permet la cohabitation non probl&eacute;matis&eacute;e et non hi&eacute;rarchis&eacute;e de ces deux niveaux de r&eacute;alit&eacute; dans un m&ecirc;me texte. Si les personnages sont troubl&eacute;s parfois, ce n&rsquo;est pas n&eacute;cessairement pour des raisons attendues ou pr&eacute;visibles. Par exemple, Hok est perturb&eacute; lorsqu&rsquo;il apprend que B&eacute;b&eacute; n&rsquo;&eacute;crit plus mais chante plut&ocirc;t, pour des raisons toutefois diff&eacute;rentes de celles qui pourraient &ecirc;tre inf&eacute;r&eacute;es par le lecteur d&rsquo;un texte plus &laquo;conventionnel&raquo;:</span></span></p> <p><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal rteindent2" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span>Le passage de l&rsquo;&eacute;crit &agrave; l&rsquo;oral de B&eacute;b&eacute; avait troubl&eacute; Hok beaucoup plus que ce &agrave; quoi j&rsquo;aurais pu m&rsquo;attendre. Le pas ballot avait &eacute;t&eacute; sa principale motivation pour apprendre le fran&ccedil;ais, et maintenant qu&rsquo;il parvenait &agrave; une certaine fluidit&eacute; dans cette troisi&egrave;me langue, B&eacute;b&eacute; lui faisait faux bond. Je comprenais sa d&eacute;ception. (p. 224)</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span>&nbsp;</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span>Malgr&eacute; le cambouis terminologique utilis&eacute; pour d&eacute;crire le roman dans la critique imm&eacute;diate (Michel Lord parle d&rsquo;absurde et de fantastique dans le University of Toronto Quarterly, Suzanne Gigu&egrave;re de fantastique dans Le Devoir et Marie Claude Fortin d&rsquo;onirique (!) dans La Presse), il me semble que le roman r&eacute;pond aux trois crit&egrave;res du r&eacute;alisme magique tels qu&rsquo;&eacute;tablis par Amaryll Beatrice Chandy dans un ouvrage important</span></span><span><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><a href="#note1">[1]</a></span><span style="color: rgb(0, 0, 0);">. Le surnaturel dans le texte ne doit pas &ecirc;tre pr&eacute;sent&eacute; comme probl&eacute;matique, la contradiction ou l&rsquo;opposition entre le naturel et le surnaturel doit &ecirc;tre r&eacute;solue dans la fiction et il ne doit pas y avoir de jugement par rapport &agrave; la v&eacute;racit&eacute; des &eacute;v&eacute;nements dans la fiction, les deux niveaux de r&eacute;alit&eacute; n&rsquo;&eacute;tant pas hi&eacute;rarchis&eacute;s. Il apert donc que B&eacute;b&eacute; et bien d&rsquo;autres qui s&rsquo;&eacute;vadent est un bel exemple d&rsquo;une utilisation contemporaine du r&eacute;alisme magique, ce qui lui assure une place de choix dans l&rsquo;&eacute;clatement des genres qui caract&eacute;rise, entre autres, la litt&eacute;rature contemporaine, tant qu&eacute;b&eacute;coise qu&rsquo;universelle. Le r&eacute;alisme magique propose une vision du monde insolite et une vision de la litt&eacute;rature qui ne se confortent pas dans des avenues clich&eacute;es ou attendues, mais bien plut&ocirc;t dans des paradigmes singuliers et transgressifs qui permettent de raconter autrement. Vincent Jouve affirme &agrave; propos dans un article sur &laquo;Les m&eacute;tamorphoses de la litt&eacute;rature narrative</span><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><a name="noteB" href="#note2">[2]</a>&nbsp;que &laquo;[c]ontester le r&eacute;cit, c&rsquo;est [&hellip;] fragiliser la repr&eacute;sentation qu&rsquo;il v&eacute;hicule et refuser les codes qui ne sont pas seulement esth&eacute;tiques. Ce qu&rsquo;il s&rsquo;agit de d&eacute;noncer, c&rsquo;est la participation-ali&eacute;nation d&rsquo;un lecteur spontan&eacute;ment conduit &agrave; voir, dans le roman, un miroir du r&eacute;el.&raquo; (p. 155) La cohabitation non-<span>probl&eacute;matis&eacute;e</span> de naturel et de surnaturel dans un m&ecirc;me texte admise par le r&eacute;alisme magique participe de cette contestation, puisqu&rsquo;elle permet de raconter autrement, en questionnant le r&eacute;el et les modalit&eacute;s de sa pr&eacute;sence dans le roman. Ainsi, le roman de Ga&eacute;tan Leboeuf&nbsp;questionne par le biais du r&eacute;alisme magique, d&rsquo;une certaine fa&ccedil;on, l&rsquo;illusion r&eacute;f&eacute;rentielle ch&egrave;re au roman.</span></span></p> <div> <div><span style="color: rgb(0, 0, 0);"> <p></p></span></div> <div id="ftn1"> <p><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span class="Marquenotebasde"><span><a name="note1" href="#noteA">[1]</a></span></span><span> Amaryll Beatrice Chanady, </span><em>Magical Realism and the Fantastic&nbsp;: Resolved Versus Unresolved Antinomy</em>, New York &amp; London, Garland Publishing Inc., 1985.<br /> <a name="note2" href="#noteB"><span class="Marquenotebasde"><span>[2]</span></span></a><span> </span><span>Vincent Jouve, &laquo;Les m&eacute;tamorphoses de la lecture narrative&raquo;, dans <em>Prot&eacute;e</em></span><span>, vol. 34, no 2-3, automne-hiver 2006, p. 153-161.</span></span></p> </div> <div id="ftn2"> <p>&nbsp;</p> </div> </div> <div> <div id="ftn1">&nbsp;</div> </div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/comment-raconter-une-histoire-simple-autrement#comments Fiction JOUVE, Vincent LEBOEUF, Gaétan Littérature fantastique Québec Réalisme magique Représentation TODOROV, Tzvetan Roman Mon, 03 Aug 2009 12:34:09 +0000 Pierre-Luc Landry 144 at http://salondouble.contemporain.info