Salon double - Théories des genres http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/296/0 fr Vie éclatée, lectures éclectiques, vie électrocutée. Studio de lecture #1 http://salondouble.contemporain.info/lecture/studio-de-lecture-1 <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/fontille-brigitte">Fontille, Brigitte</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/hivert-ariane">Hivert, Ariane</a> </div> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/lamoureux-d-sir-e">Lamoureux, Désirée</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/landry-pierre-luc">Landry, Pierre-Luc </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/vie-electrique">Vie électrique</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p><strong>Pierre-Luc Landry [PLL]: </strong>Faut-il entamer ce premier studio de lecture par un résumé du bouquin choisi? La question se pose d’emblée, selon moi, parce que l’exercice est périlleux; comment, en effet, résumer un tel objet, qualifié de «roman» dès la première de couverture par l’éditeur, alors que le projet lui-même erre entre les genres? <em>Vie électrique </em>est un roman en trente chapitres, trente jours, au cours desquels l’auteur entre en dialogue avec lui-même, avec son musée personnel: le lecteur est mis face à des impressions et des réminiscences, des notes de lecture, une sorte de collage réunissant entre deux couvertures la liste des œuvres littéraires, musicales et visuelles que l’auteur a particulièrement appréciées, des considérations sur les lieux qu’il a visités, sur les amitiés qu’il a entretenues, etc. Le projet, Rossignol le résume ainsi:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">Dans ce roman vécu, on croisera des fleuves et des livres à soi. Aucune théorie magistrale, aucun <em>conseil</em>. Juste le temps, celui que j’ai passé, que je passe à lire et à partir, la lecture et le départ qui ne sont jamais vraiment des activités mais une autre façon de boire ou de grimper aux arbres. […] Trente jours. Ce qui se passe pendant un mois. Roman continu d’un genre particulier. Roman, c’est-à-dire pulsations, vacillements, vertige, journées précises. Voici le premier jour dans l’exploration du détachement. Et avec lui les vingt-neuf suivants. Sarabande (p.14-16).</p> </blockquote> <p>C’est donc un «roman à soi», un «roman continu» dans lequel chaque pulsation correspond à une journée, une œuvre littéraire, un auteur qu’on apprécie, un lieu qu’on a aimé. Un drôle de roman, en somme, qui ne ressemble pas du tout à un roman mais qui donne envie d’aller lire ailleurs pour voir si on y est.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Désirée Lamoureux&nbsp;[DL]:</strong> Je dois affirmer, en toute honnêteté, que j’ai trouvé l’œuvre de Rossignol pénible. Mais à travers les discussions suscitées par ce studio et dont le présent texte est une trace, je vois en quoi elle peut nous interpeler, nous obliger à ouvrir un livre longtemps ignoré, nous encourager à écouter une mélodie trop souvent perdue dans le brouhaha du quotidien. Sorte de <em>Monde de Sophie</em> de l’art, le livre de Rossignol m’a bombardée de suggestions, de routes, sans jamais me laisser le temps de me couler dans ses pages. Trop préoccupé par son propre parcours, l’auteur semble oublier que des lecteurs tentent de le suivre dans son aventure à travers contrée et forme artistique.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Brigitte Fontille [BF]:</strong> En effet, l’auteur nous propose de traverser des univers artistiques en jouant les guides touristiques. Toutefois, si son programme avait fort de piquer ma curiosité et mon intérêt (classiques revisités –Stendhal, Tolstoï– et découverte d’artistes qui m’étaient inconnus –Jan Zabranan? Italo Svevo?­–, dans un mélange artistique singulier –orchestrer Claudel, Thoreau et Charlie Parker!), j’ai également été tentée à maintes reprises de quitter le musée... Les œuvres dépoussiérées ou ramenées à la lumière du XXIe siècle me laissent&nbsp;désenchantée: mais où est passé le romancier? Un peu lasse du rythme en fiche de lectures, je pars écouter d’autres ritournelles. Et, c’est peut-être là que j’entends finalement la voix de l’auteur...</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Ariane Hivert [AH]: </strong>Pendant et après ma lecture, de multiples questions se bousculaient dans ma tête. Et maintenant, les commentaires de mes collègues en soulèvent de nouvelles… À quel moment voit-on le personnage de Rossignol soulever un livre? Peut-il vraiment avoir lu tous les bouquins dont il parle en trente jours? Si c’est un «roman à soi» au point d’en oublier le lecteur, quel est l’intérêt d’en faire un roman? Le rôle de guide touristique est-il vraiment le meilleur moyen pour faire découvrir des œuvres artistiques si profondes? Des questions superficielles, j’en conviens, mais ma propre fibre d’auteure en herbe est choquée par ce manque de réalisme dans un livre qui semble s’apparenter à l’autofiction avec cette «voix de l’auteur» dont parle Brigitte, si forte et si personnelle. Les réponses à ces questions sont-elles si importantes ou bien ces interrogations ne sont-elles que la cristallisation de mon propre désir d’abandonner devant un livre qui m’apparait au premier abord si aride?</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>PLL: </strong>Je suis content que Désirée soulève de telles réticences parce que, comme mes collègues, je me suis heurté moi aussi à des envies d’abandonner, parfois, alors que le propos devenait trop «obscur», trop personnel. Je ne connais pas Rossignol, je ne suis pas familier avec son travail et je sais peu de chose de lui sinon qu’il est éditeur chez Payot &amp; Rivages. Circule sur le Web une photo le représentant cigarette à la bouche, chemise blanche et cravate noire, barbe de trois jours, les yeux posés sur la clope qu’il tient entre ses doigts; un petit quelque chose à la Bret Easton Ellis, une gueule paillarde, un brin baveuse. Voilà tout ce que je connais de l’auteur, qui nous invite dans son livre à assister à un monologue mis en scène expressément pour nos yeux de lecteurs; exercice de voyeurisme s’il en est un, mais dont l’étrangeté séduit. Ce sont des notes de lectures et un carnet d’errance ainsi qu’un journal personnel et tout cela invite à l’écoute, au voyage. Les textes qui sont lus et commentés par Rossignol —et j’entends textes au sens sémiotique d’<em>œuvres</em>, peu importe leur support—, paraissent essentiels; que peut-on comprendre de cette «vie électrique» si l’on n’a pas lu les livres dont il est question, si l’on n’a pas fréquenté les musiciens dont Rossignol discute, etc.? Il y a toutefois dans ce bouquin un beau paradoxe: malgré le caractère essentiel de ces textes premiers, le lecteur peut s’en passer. Si certains titres font partie d’un «savoir encyclopédique commun», d’autres sont des hapax, des livres étranges, des objets dont on peut ne jamais, même, avoir entendu parler. Au final, toutefois, ce n’est pas important: celui ou celle qui aime la littérature (et les autres arts) n’en n’a rien à faire.</p> <p>Je voudrais revenir à ma propre obsession de lecteur (bien sûr!), c’est-à-dire au genre annoncé en première de couverture: au romanesque de ce projet éclaté. Dans un entretien accordé à Albert Gauvin de <em>Pileface</em>, site Internet consacré à tout ce qui touche Philippe Sollers, Rossignol explique en quoi son projet est, pour lui, bel et bien un <em>roman</em>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">J’appelle ça roman parce qu’il n’y a pas de distinction entre la bibliothèque et les destinations. Le fil d’un narrateur qui passe de Trieste à New York en lisant B. S. Johnson et Alix Cléo Roubaud, pour moi c’est l’histoire d’un roman. Tous ces écrivains sont des personnages de romans. Cela m’intéresse plus que d’inventer un personnage réaliste dans lequel je ne me reconnaîtrais pas (Rossignol, cité par Gauvin, 2012, <a href="http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=1265">[en ligne]</a>).</p> </blockquote> <p>On lit dans cette déclaration le désir de faire du roman sans s’engager dans l’imaginaire ou, plus précisément, dans <em>l’invention</em>. Il existe bien sûr tout un pan de la littérature qui se réclame d’un tel mouvement et tout un autre pan qui se réclame de son contraire. Je ne souhaite pas ajouter d’eau au moulin de la dualité roman vrai / roman imaginaire. Cela n’est pas important, surtout pas en ce qui concerne le commentaire et la lecture du livre de Rossignol. Néanmoins, je trouve que le choix éditorial est étonnant. Pourquoi s’acharner à nommer ainsi un livre qui, au final, n’a pas grand-chose à voir avec la production romanesque actuelle? Alors que les témoignages et autres documents ont la cote, pourquoi vouloir à tout prix faire du roman plutôt que de, plus simplement, faire <em>un livre</em>? Que les écrivains soient des «personnages de romans»,&nbsp;soit. Reste que <em>Vie électrique</em> a peu d’atomes crochus avec le genre romanesque, d’autant plus que le livre fait une très grande place à tout ce qui ne l’est pas. On devine en effet à la lecture une préférence de Rossignol pour les œuvres hétéroclites, pour les livres protéiformes, étranges, à mi-chemin entre ceci et cela, pas vraiment romans mais pas vraiment essais. Par exemple, il dit de Rolf Dieter Brinkmann qu’il est disparu du paysage littéraire en raison du mélange des genres qui est au cœur de ses œuvres, notamment de <em>Rome, regards</em> et de <em>La lumière assombrit les feuilles</em>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">Brinkmann choisit de briser le roman traditionnel, de ne plus s’en tenir à une représentation réaliste et paisible du monde. Il décide de projeter ses images et une poésie directe dans un ouvrage indéfinissable, un livre-album qui fait appel à tous les motifs, lettres, photos, factures, billets de train, et qui donne lieu à un récit cinglant (p.107).</p> </blockquote> <p>Un ouvrage indéfinissable, donc. Qualificatif qui pourrait très bien être accolé au livre de Rossignol. Je réfléchis à «voix haute» ici, je ne propose pas de commentaire définitif sur <em>Vie électrique</em>. Si je remets en question l’étiquette de «roman», c’est que je me demande en quoi elle peut être efficace, importante, nécessaire. Réinventer le roman, briser les cadres rigides, oui, je veux bien —et j’aime tout particulièrement les auteurs qui ont cette «audace». Mais pourquoi choisir le label contraignant, s’il ne nous convient pas? Peut-être que mes collègues de ce studio de lecture auront quelque chose à dire à ce sujet…</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>DL: </strong>En effet, pourquoi choisir d’indiquer le genre alors que le projet d’écriture ne va pas du tout dans ce sens? À ma première lecture de l’œuvre, je ne me suis pas posée la question; je me suis plutôt demandée où l’auteur voulait en venir. Avec son début déroutant à Berlin qui semble annoncer une espèce d’histoire d’amour étrange, j’ai attendu en vain que l’auteur termine son histoire. Ce n’est qu’en fermant le livre que j’ai réalisé que le début n’avait en fait peut-être rien à voir avec le reste. En relisant maintenant le premier chapitre, je vois que Rossignol nous annonce bel et bien son projet – «Trente jours. Ce qui se passe pendant un mois. Roman continu d’un genre particulier» (p.16) – au moment même où il quitte Petra pour revenir à Paris. Il semblerait que le roman dont il est question sur la page couverture ne dure que 4 pages pour se perdre dans les méandres d’un autre projet d’écriture. Serait-ce un roman de quelques pages accompagné d’un journal de bord, ou plutôt un journal de bord amorcé par un mini-roman?</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>AH:</strong> Je me suis posée la même question: <em>Vie électrique</em> est-il vraiment un roman? Je comprends le point de vue de Rossignol et, en un sens, je suis d’accord. Les auteurs sont aussi des personnages de roman. Ce récit, parce que je lui accorde que c’en est un, enchaîne les observations littéraires et artistiques sans m’emporter dans un autre monde. Personnellement, c’est ce que je recherche dans un roman: m’évader, que ce soit dans un univers imaginaire ou réel. Tandis qu’en lisant Rossignol, j’ai eu l’impression d’assister à une conférence sur la littérature sur fond musical. Intéressant, certes, mais pas ce à quoi je m’attendais. Il ne faut pas sous-estimer l’importance des attentes que peut avoir un lecteur par rapport à un livre. Avec le temps, le roman s’est imposé comme genre hégémonique —une certaine idée du roman, même— et a pris une grande place dans le spectre littéraire; c’est ainsi que l’étiquette de roman commande tout un horizon s’attente qui a été déçu avec <em>Vie électrique</em>. Comme le dit Pierre-Luc, cela ne doit pas empêcher les auteurs d’essayer de nouvelles choses et de briser les conventions. Mais apposer l’étiquette de «roman» sur un livre, c’est le comparer à tous les autres romans qui ont été écrits avant et lui donner une signification qu’il n’a pas lorsqu’on l’ouvre. Le lecteur est déstabilisé, déçu et souvent se décourage au point de poser ledit roman et de ne pas en terminer la lecture. Je crois que les livres sont écrits pour être lus (et je ne parle pas de l’aspect commercial de la chose), mais lorsque les lecteurs abandonnent le livre d’un auteur, ils sont moins enclins à acheter les suivants et à continuer de faire vivre l’œuvre de cet auteur. À leurs proches, ils diront qu’ils ont été déçus ou, pire, n’en parleront pas du tout, au contraire des ces romans qui ont fait vibrer la corde émotive qui nous traverse tous et dont on veut parler autour de nous. La corde cognitive est plus difficile à faire résonner; elle n’est pas toujours bien tendue, selon l’éducation et l’état d’esprit de chacun. Il faut préparer son lecteur à ce genre de récit qui appelle à la raison avec une étiquette appropriée, autre que celle de «roman», qui elle s’adresse à un nombre grandissant de lecteurs de tous les âges. Il existe cependant des gens qui n’auraient pas acheté le livre s’il n’était pas écrit «roman» sur la couverture, mais plus persévérants, ils continuent leur lecture et, intéressés par le propos de Rossignol, ils poursuivent leur découverte des auteurs qu’il cite. Convenons-en, ces gens sont peu nombreux. Je suis de ceux qui ont été déçus. Et sans ce studio de lecture, j’aurais rapporté le livre à la bibliothèque sans le terminer.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>BF:&nbsp;</strong>Je résiste à ce propos orienté vers l’analyse mercantilisante des œuvres littéraires ou qui suggère un lecteur au premier degré qui se laisse influencer par l’étiquette ou qui utilise l’art pour «s’évader». Il n’en demeure pas moins que l’étiquette de cette œuvre semble bien étrange et suscite avec raison nombre de questions. Je pourrais toutefois voir ce «roman» s’inscrire dans un mouvement de contamination romanesque amorcée dans les années 80. Je pense notamment aux romans <em>réflexifs</em> de Milan Kundera, à certains romans de Pascal Quignard, <em>Vie secrète</em> notamment, dont la charge d’érudition en font à la fois des essais, des biographies, des études anthropologiques, des récits mythologiques, des contes, des traités, etc. Sans nécessairement inscrire Rossignol dans cette généalogie d’écrivains confirmés, je peux percevoir dans <em>Vie électrique </em>un écho de cette démarche poétique qui met au défi le récit. Démarche téméraire pour une œuvre dont la forme et le contenu remettent en cause la jouissance esthétique du lecteur. Or, il faut bien en convenir, <em>Vie électrique</em> produit un effet déceptif par rapport à l’&nbsp;«horizon d’attente» du lecteur. Un romancier qui se propose à l’image d’un simple compilateur et se réduit à une instance énonciative qui dit timidement «je» en se diffractant en une narration plurielle et démultipliée de tous les livres lus pose à juste titre un enjeu vital au lecteur déjà mis en abyme dans cet auteur-lecteur. Chaque livre a son lecteur implicite. Et c’est peut-être dans cette avenue qu’il faudrait tenter de porter notre attention afin de cerner les enjeux d’une œuvre qui semble désorienter le lecteur au point qu’il en questionne sa propre existence (un lecteur fictif au lieu d’un personnage romanesque imaginaire?). À moins que Rossignol soit tout simplement passé à côté de son «pacte de lecture»...</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>DL:</strong> Je ne crois pas que Rossignol soit passé à côté de son «pacte de lecture», comme le propose Brigitte. Il me semble plutôt que son «pacte» participe d’un désir de perdre le lecteur, de l’ennuyer à un tel point qu’il vienne à apprécier ce qu’il lit. L’importance de la patience face à l’ennui, suggérée dès la page 15 dans une citation de John Cage, joue-t-elle un rôle moralisateur? Rossignol nous dit-il que nous sommes trop pressés à comprendre, à être divertis en tout temps? Qu’il faut nous arrêter, prendre le temps d’apprécier les belles choses de la vie, malgré l’ennui qu’elles peuvent parfois susciter? Je vois maintenant en ce roman une critique de notre société actuelle: société qui mise sur un divertissement si envoûtant qu’il nous fait oublier notre existence superflue. Au contraire, le roman de Rossignol, dans ses longueurs et ses langueurs, ne cherche pas à nous procurer une évasion, mais plutôt à nous obliger à nous plonger dans un art trop longtemps mis de côté. &nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>PLL: </strong>Il est évident que <em>Vie électrique</em> n’est pas un roman d’évasion. Le lecteur averti le saura déjà par sa publication dans la collection «L’infini», dirigée par Philippe Sollers. Ici, pas d’illusion romanesque ou de suspension de l’incrédulité; pas de catharsis programmée et, n’en déplaise à Odette qui répond à la question «Le Roman permet -il de s’évader ou lui attribuez vous d’autres fonctions?» [<em>sic</em>] sur <em>Yahoo! Questions/Réponses</em> [<a href="http://qc.answers.yahoo.com/question/index?qid=20080512024141AAnVceH">en ligne</a>], pas de résonnance de l’hridayagranthi ou de quelque «nœud du cœur» que ce soit. <em>Vie électrique</em>, ce n’est pas cela. Ce n’est pas non plus ce best-seller qui nous emmène, justement, sur d’autres rives, dans des aventures rocambolesques et sentimentales. J’ai peut-être l’air méprisant, mais je ne le suis pas. Il n’y a pas de fiction à grand déploiement dans <em>Vie électrique</em> et cela ne lui fait pas défaut. Ce que je tente de dire, c’est que le plaisir de lire ce livre, il est ailleurs; il se trouve dans les nombreuses références à la littérature et à la musique, dans le parcours intellectuel de l’auteur, dans la forme, dans l’espace étrange que Rossignol a aménagé pour lui et son lecteur et où la rencontre opère quand même. On a beaucoup glosé avec Umberto Eco sur la coopération interprétative et le rôle du lecteur dans le roman; dans cette même veine, j’apprécie tout particulièrement ce commentaire d’Alain Robbe-Grillet que je me permets de reproduire ici (et qu’on me pardonne la longueur de la citation):</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">Cette idée que le monde est toujours à faire est au fondement de l’esprit moderne. C’est, en somme, ce que Sartre a appelé la liberté. Si le monde est fait, nous ne sommes pas libres, nous ne pouvons que reproduire les formes du monde telles qu’elles sont. Mais si le monde est à faire, notre liberté est sans cesse en jeu. Car dans notre existence, en dehors même de la littérature, nous sommes sans cesse les bâtisseurs d’un monde. Cette situation va aussi se refléter dans celle du lecteur. Celui-ci est appelé à refaire le livre qu’il lit, comme si ce livre était déjà tombé en ruine et que lui-même allait y introduire de nouvelles possibilités de signification. Il ne s’agit pas de construire des cathédrales, mais l’idée est la même: ce sont des cathédrales de pensée. Cette situation est souvent mal comprise par les lecteurs, car ils considèrent que la lecture est une sorte de repos. On a affronté les bizarreries du monde et l’incompréhensibilité de plus en plus flagrante de certains éléments du monde, et quand on rentre chez soi le soir, on lit pour se reposer. Dans ce cas, mieux vaut prendre un Balzac qu’un Kafka ou un Joyce. La lecture de la littérature vivante n’est pas reposante, puisqu’il faut sans cesse s’impliquer soi-même comme créateur du livre, comme si on réécrivait ce livre qu’on est seulement en train de lire. Je le lis, il est tout fait, mais il n’est pas fini. Il continue à vivre (2005, p.41-42).</p> </blockquote> <p>Une chose est sûre: on ne se repose pas dans le livre de Rossignol. Au fil de ce studio de lecture, j’apprends à l’apprécier davantage. C’est une sorte de <em>Dernier inventaire avant liquidation</em> ou de <em>Premier bilan après l’Apocalypse </em>(Beigbeder, 2001 et 2011) en plus intello, un <em>projet</em> au sens fort du terme, une aventure d’écriture <em>et</em> de lecture.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>BF: </strong>Malgré tout, malgré quelques déroutes, je demeure ambiguë face à ce livre. Il a pourtant des traces à même de susciter une curiosité, un intérêt qui vient l’inscrire dans une certaine lignée du roman contemporain. J’entends par là la double posture artistique que présente ce livre intriguant. Pertinemment présenté sous une épigraphe de Céline, le roman de Rossignol dévoile clairement son penchant pour la musique et continue de fonder des liens entre la littérature et la musique. C’est à un roman-voyage à la forme «d’un temps mobile et dansé» (p.169) que je me sens conviée, un voyage binaire comme la danse qu’il annonce: sarabande spatiale et temporelle. Si une suite de grands auteurs vient y faire quelques pas, c’est toutefois la dimension sonore de ce roman qui m’intrigue le plus. D’emblée est annoncé l’objectif du voyage entrepris: «C’est un contact avec les sonorités dont j’ai besoin. En France, j’entends toujours les mêmes sons, c’est éreintant» (p.11). Il m’est difficile de ne pas y entendre Marcel Proust qui s’était mis au pastiche à ses débuts littéraires pour se «purger du vice si naturel d’idolâtrie et d’imitation» (Proust, 1919, p.380). Pour l’instant, l’écho des «grands auteurs» agit en basse continue tout au long de ce premier roman de l’auteur, mais je me demande si ce ne serait pas aussi une démarche initiatique afin de trouver sa propre voix, sa voix auctoriale. Cette voix qu’il traque bien patiemment: «J’attends une voix, une seule voix. Je ne crois pas que ce soit demander l’impossible» (p.32). C’est sans surprise Ulysse qui est présenté comme premier guide à Berlin pour amorcer le premier jour de cette grande traversée de «l’exploration du détachement» (p.16).</p> <p><em>L’oreille des yeux</em> du lecteur est grandement sollicitée tout au long du roman pour y entendre, à chacun des trente courts chapitres, un nouveau son, un nouvel écho d’un auteur, une nouvelle «ritournelle» (p.11). Outre une écriture qui tire par l’oreille vers le monde sonore de la «percussion d’un mot» (p.94), d’une «voix basse» (p.117) ou d’un texte lu à «voix haute» (p.46), une terminologie musicale file un réseau de métaphores qui poursuit la séduction de l’oreille du lecteur, mélomane ou pas. C’est ainsi que le narrateur parle du «second mouvement» d’<em>Underwood Memories </em>de Kerouac, d’«improvisation» ou du «souffle du trompettiste» (p. 93) pour qualifier de mouvement d’écriture de Fitzgerald, de «polyphonique» (p.84), «modulation» (p.117 et 154), «danse», «cadence» (p.145), «phrase musicale» (p.154), «partition» (p.37, 98, 154 et157), «gamme» (p.165) ou encore «[l]eitmotiv» (p.165).</p> <p>Un arrière-fond sonore accompagne subtilement le lecteur de ce court roman: un morceau de Thelonious Monk joue pendant qu’il écrit l’épisode du voyage en Espagne de la première journée pour se terminer au bruit d’un match de foot, des élans d’espagnol viennent sonner lors de la lecture silencieuse d’un poème baroque de Luis de Gongora, jusqu’au son du «saxophone merveilleux d’un type qui s’appelait Allen» (p.98) à New York, pour clore avec la célèbre violoniste Julia Fisher qui interprète du Bach. À cette suite, doit s’ajouter, pour le lecteur mélomane les musiques de Chostakovithc, de Buxtehude, la <em>Sarabande</em>, la <em>Chaconne</em> et le deuxième <em>Concerto&nbsp;</em>de Bach. Le lecteur dilettante est même convié à aller écouter l’interprétation de Fisher sur <em>Youtube</em>. Ce sont aussi des écrivains influencés par la musique dans leur écriture qui s’ajoutent à cette basse continue qui constituent l’écho littéraire bien sonore de ce roman: Céline, Joyce, la graphie musicale&nbsp;de Kerouac, Fitzgerald, Wittgenstein, Italo Svevo.</p> <p>Il ne sera donc pas anodin que le vingt-neuvième jour soit celui des musiciennes. Ce parcours musical aux allures de littérature est conduit comme le «toc-toc [d’un] un hoquet qui guiderait les aveugles à la lettre» (p.11). Du «chœur» (p.42) issu des partitions musicales des grands auteurs ayant résonné en Jean-Philippe Rossignol, à cette danse de la séparation, à la voix solitaire de l’auteur Rossignol qui s’accompagne à la harpe, au trentième jour, «[l]e morceau s’arrête» (p.169). Ce roman prend la forme de véritables «suites électriques» (p.169) sur lesquelles l’auteur, le temps d’une danse aux musiques des écrivains qu’il admire, remettra le morceau mais peut-être seul cette fois-ci, «suivant en cela la règle nette qu’un écrivain sans oreille est comme un boxer sans main gauche» (p.37-38).</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>PLL:</strong> Je me permets un aparté métaréflexif, une digression peu pertinente mais quand même essentielle. Je découvre, à travers ce studio, toute la pertinence de mener une lecture à plusieurs têtes d’un même roman. Brigitte, informée par ses propres intérêts, met au jour toute une dimension qui m’avait échappée à la première lecture du roman de Rossignol. Maintenant, cette omniprésence de la musique m’apparaît évidente, voire fondamentale, alors que je m’étais concentré sur tout autre chose lors de mon premier parcours du roman.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>BF:</strong> Il semble toutefois, au consensus, que ce roman ne nous aura été qu’une pause, suivie d’un long soupir avant de s’éteindre dans un profond silence.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>AH: </strong>Aller lire ailleurs si on y est, suggère Pierre-Luc à la suite de Rossignol. Je ne sais pas pourquoi, mais je suis rarement tentée de le faire. Je suis pourtant curieuse de nature, mais voilà que j’ai peine à sortir de ma zone de confort; lire et relire les livres que j’ai tant aimé, encore et toujours au point d’en perdre le compte au fil des ans. L’an dernier, mon grand-oncle m’a légué quelques-uns (trois cents) des livres de sa riche bibliothèque (dix mille). Des bouquins assez vieux, qui sentent la poussière et le temps qui passe. Parmi eux, une collection rassemblant une œuvre de chaque auteur ayant été récompensé d’un prix Nobel entre 1901 et 1970. Hemingway, Mistral, Pirandello, Hesse, Gide, Sartre, Kipling… Je sais qu’ils méritent d’être lus. Eux comme bien d’autres. Pourtant, je n’en ai pas ouvert un seul. J’ai l’impression d’avoir besoin que quelqu’un m’insuffle l’envie de les ouvrir, m’en parle avec toute la passion ressentie à sa lecture… comme si les livres n’étaient pas capables de parler pour eux-mêmes, eux qui contiennent tant de mots. Aujourd’hui, ouvrons-en quelques-uns pour voir ce qu’ils ont à dire:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">À temps le vieillard aux brins d’osier – acheva sa chanson marine, – car sa voix dans les pleurs allait se noyer; –mais trop tôt, certes, pour les garçons de labours,– car, sans mot dire, la tête éveillée –et les lèvres entrouvertes,– longtemps après le chant ils écoutaient encore (Mistral, 1960, p.56).</p> </blockquote> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">–Votre peinture sent le tabac et le sang, lui avait-elle dit un jour? Ne savez-vous donc faire que des soldats?</p> <p style="margin-left:70.8pt;">– Hélas!... répondit-il doucement.</p> <p style="margin-left:70.8pt;">Et tout bas, il se disait: «Je pourrais faire d’elle, si elle voulait, un portrait qui serait un chef-d’œuvre» (Kipling, 1960, p.129).</p> </blockquote> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">Tous les matins, à la même heure, ni une minute avant, ni une minute après, je le voyais déboucher sur quatre pieds (y compris les deux cannes, une à chaque main, qui lui servaient plus que ses pieds). À peine arrivé, […] il s’asseyait, ses deux bâtons entre les jambes, tirant de sa poche sa calotte, sa tabatière et un grand mouchoir à carreaux rouges et noirs; il reniflait une grosse prise de tabac, s’essuyait, puis ouvrait le tiroir de la table et en extrayait un bouquin qui appartenait à la bibliothèque: <em>Dictionnaire historique des musiciens, artistes et amateurs morts et vivants</em>, imprimé à Venise en 1758 (Pirandello, 1963, p.90).</p> </blockquote> <p>Ce n’était pourtant pas si difficile… Et alors que j’écris ces lignes et que je me questionne sur mes habitudes littéraires, mon copain écoute de la musique classique. Schubert, Beethoven, Mendelssohn. Et, comme chaque fois, je dois lui demander le nom du compositeur, même si je reconnais l’air. À bien y penser, je n’ai pas besoin de connaître leur nom, aussi illustre soit l’homme, pour apprécier la puissance de l’œuvre qui fait vibrer quelque chose en moi, tout comme les mots de ces grands auteurs qui peuplent ma bibliothèque. Rossignol parle d’auteurs que je ne connais pas, que je n’ai pas lus ou, si je les ai lus, dont je ne me souviens pas des propos exacts, si ce n’est cette puissance qui se dégage de leur œuvre. Comme pour la musique, je me souviens d’avoir vibré avec les mots, mais à moins de les entendre à nouveau, ils se perdront dans l’immensité de la mer de la littérature.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>PLL: </strong>En guise de conclusion, je ne peux m’empêcher de penser à Richard Millet, malgré les horreurs qu’il a récemment professées, en refermant le livre de Rossignol. Pas que j’établisse quelque parallèle que ce soit entre l’œuvre des deux écrivains, mais bien parce que Rossignol fait une très grande place dans son musée aux inclassables, classiques comme oubliés de l’histoire littéraire. Et j’en viens à me demander ceci: est-ce que Millet n’aurait pas raison, après tout, et que la littérature ne se déploierait vraiment que dans ce qui n’est pas roman? Puis ma question perd tout son sens, dès lors que j’accepte enfin que <em>Vie électrique</em> soit un roman. Au final, on se balance pas mal de savoir, dans l’immédiat, ce que cela veut dire. On dirait qu’avec les inclassables comme <em>Vie électrique</em>, j’en arrive toujours à la conclusion qu’ils affirment, par leur impudence, la toute-puissance de la littérature. Et j’entends littérature comme le voudrait Luc Lang, c’est-à-dire comme quelque chose de dangereux, comme désordre, chaos, comme «une force imprévisible d’inattendues propositions quant à la question du <em>sujet</em>, et [qu’]il est toujours plus urgent de […] cerner dans cet espace livresque de la “fiction”, que l’on parcourt en ses <em>heures perdues</em> de loisir et de distraction, où l’on s’accorde précisément à perdre son temps avec ce qui n’est que… littérature» (2011, p.26).</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>Frédéric BEIGBEDER (2001), <em>Dernier inventaire avant liquidation</em>, Paris, Grasset.</p> <p>Frédéric BEIGBEDER (2011), <em>Premier bilan après l’Apocalypse</em>, Paris, Grasset.</p> <p>COLLECTIF (2008), «Le Roman permet -il&nbsp; de s’évader ou lui attribuez vous d’autres fonctions?», dans <em>Yahoo! Questions/Réponses</em>, [en ligne]. <a href="http://qc.answers.yahoo.com/question/index?qid=20080512024141AAnVceH">http://qc.answers.yahoo.com/question/index?qid=20080512024141AAnVceH</a> (Page consultée le 9 octobre 2012).</p> <p>Albert GAUVIN (2012), «La <em>vie électrique</em> de Jean-Philippe Rossignol», <em>Pileface</em>, [en ligne]. <a href="http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=1265">http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=1265</a> (Texte en ligne depuis le 8 mars 2012).</p> <p>Rudyard KIPLING (1960), <em>La lumière qui s’éteint</em>, chapitre VII, s.l., Éditions Rombaldi (Collection des Prix Nobel de littérature, lauréat 1907).</p> <p>Luc LANG (2011), <em>Délit de fiction. La littérature, pourquoi?</em>, Paris, Gallimard (Folio essais / Inédit).</p> <p>Richard MILLET (2010), <em>L’enfer du roman. Réflexions sur la postlittérature</em>, Paris, Gallimard.</p> <p>Frédéric MISTRAL (1960), <em>Mireille</em>, Chant premier, «Le Mas des Micocoules», verset XIII, s.l., Éditions Rombaldi (Collection des Prix Nobel de littérature, lauréat 1904).</p> <p>Luigi PIRANDELLO (1963), <em>Feu Mathias Pascal</em>, chapitre V, Maturation, s.l., Éditions Rombaldi (Collection des Prix Nobel de littérature, lauréat 1934).</p> <p>Marcel PROUST, «Lettre de 1919 à Ramon Fernandez», <em>Correspondances</em>, t. XVIII, Paris, Plon.</p> <p>Alain ROBBE-GRILLET (2005), <em>Préface à une vie d’écrivain</em>, Paris, France Culture / Seuil (Fiction &amp; Cie).</p> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/studio-de-lecture-1#comments Autoréférentialité BEIGBEDER, Frédéric Critique littéraire Déplacements Dialogue médiatique Dialogues culturels Éclatement textuel Écriture Fiction Fonctions du récit France Genre Indétermination Journaux et carnets KIPLING, Rudyard LANG, Luc Littérature «monde» Mélange des genres MILLET, Richard MISTRAL, Frédéric Nomadisme Obsession Obsessions d'écrivains PIRANDELLO, Luigi Poétique du recueil Portrait de l'artiste PROUST, Marcel Récit de voyage ROSSIGNOL, Jean-Philippe Savoir encyclopédique SOLLERS, Philippe SOLLERS, Philippe Théories des genres Voyage Essai(s) Roman Tue, 16 Oct 2012 18:28:19 +0000 Pierre-Luc Landry 601 at http://salondouble.contemporain.info La première énigme http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-premiere-enigme <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/lapeyre-desmaison-chantal">Lapeyre-Desmaison, Chantal</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/lengendrement">L&#039;engendrement</a> </div> </div> </div> <p>Lionel Bourg est de ces &eacute;crivains fran&ccedil;ais contemporains qui, dans le silence, la discr&eacute;tion, ont construit une &oelig;uvre d&eacute;j&agrave; importante, &agrave; tous les sens du terme. Pour l'essentiel journalistiques, les rares critiques qui se sont pench&eacute;s sur cette &oelig;uvre &eacute;voquent la &laquo;qu&ecirc;te autobiographique&raquo;, &laquo;la recherche du temps perdu&raquo;, &laquo;la naissance &agrave; soi&raquo;, axes th&eacute;matiques ou formels qui apparaissent nettement &agrave; la lecture. Mais <em>L&rsquo;engendrement</em>, ouvrage paru en 2007 aux &eacute;ditions Quidam, permet de donner &agrave; cette naissance, &agrave; cette vie surgissante, une tout autre orientation.</p> <!--break--><!--break--><p> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L&rsquo;engendrement donc</strong></span></p> <p>Engendrer, c&rsquo;est faire na&icirc;tre, donner la vie. Les dix chapitres qui composent ce tr&egrave;s bref r&eacute;cit men&eacute; &agrave; la premi&egrave;re personne reconduisent au pr&eacute;sent de l&rsquo;&eacute;criture le milieu familial ouvrier, la r&eacute;gion de Saint &Eacute;tienne, le plateau d&rsquo;Essalois et les &laquo;gen&ecirc;ts noircis de septembre&raquo; (p.18), les jeux, la neige et les mots entendus, &acirc;pres, parfois violents. Oui, il s&rsquo;agit bien de faire (re)na&icirc;tre les temps d&rsquo;avant, mais non dans une volont&eacute; de dire sa vie, de l&rsquo;exposer au jour, de vaincre l&rsquo;irr&eacute;missible nostalgie. &Eacute;crire, pour Lionel Bourg, c&rsquo;est penser, en images, cr&eacute;er l&rsquo;espace d&rsquo;une r&eacute;flexion qui se donne pour objet de &laquo;comprendre, essayer de comprendre pourquoi l&rsquo;on f&ucirc;t ce m&ocirc;me qui souffrait, qui marchait quelquefois comme un forcen&eacute; sur une route vicinale ou se barricadait derri&egrave;re des cailloux, ces tessons de poterie, des bouquins, des po&egrave;mes.&raquo; (p.45) Comprendre ici, ce sera regarder, &eacute;couter sans finir la m&egrave;re, celle &agrave; qui on rend visite&ndash; c&rsquo;est le c&oelig;ur de l&rsquo;ouvrage&ndash; alors que la maladie d&rsquo;Alzheimer la confine dans &laquo;cette saloperie de mouroir&raquo;, h&ocirc;pital ou maison de repos, on ne sait pas trop. Mais cette maladie, comme une eau du L&eacute;th&eacute;, pr&eacute;cocement venue ravir l&rsquo;&acirc;me de la m&egrave;re, qui la prive de tout souvenir, ne fait au fond qu&rsquo;accro&icirc;tre son &eacute;tranget&eacute;, l&rsquo;&eacute;nigme qu&rsquo;elle a toujours repr&eacute;sent&eacute;e aux yeux de l&rsquo;enfant, puis aux diff&eacute;rents &acirc;ges de sa vie. C&rsquo;est cette &eacute;nigme qu&rsquo;il s&rsquo;agit de r&eacute;soudre, et c&rsquo;est ainsi que l&rsquo;on devient &eacute;crivain:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Tu te souviens, dis, tu te souviens, nous bavardions la nuit dans la cuisine o&ugrave; tu me laissais seul apr&egrave;s avoir lav&eacute; la cafeti&egrave;re, les phrases se bousculaient en vrac, tu le savais bien s&ucirc;r, j&rsquo;avais beau les planquer derri&egrave;re des livres de classe, mes feuilles, mes cahiers, ton songe m&rsquo;habitait, tu pourrais me ha&iuml;r, et m&rsquo;aimer, te ruer sur moi, le couteau<br /> <em>-j&rsquo;vais te crever, j&rsquo;vais te crever</em><br /> ou m&rsquo;empoigner les couilles en riant grassement, je n&rsquo;&eacute;tais plus que &ccedil;a, ta fi&egrave;vre, ta tourmente.<br /> C&rsquo;&eacute;tait un pi&egrave;ge, maman. Il aura fonctionn&eacute;.<br /> Les po&egrave;tes de sept ou de seize ans s&rsquo;y prennent. Vivre, &eacute;crire ne commencent qu&rsquo;apr&egrave;s. (p.28) </span>&nbsp;</div> <p> On devient &eacute;crivain, faute de mieux sans doute, quand on ne comprend pas et qu&rsquo;on reste p&eacute;trifi&eacute; devant la Sphinge &agrave; l&rsquo;entr&eacute;e du Royaume de Th&egrave;bes. Le temps ne passe pas alors, le temps se p&eacute;trifie lui aussi. Dans l&rsquo;espace que fonde cette mortification prend naissance le fil des mots qui va essayer de penser la chute dans l&rsquo;effroi qui sourd de cette poseuse d&rsquo;&eacute;nigmes, cette Lilith venue du fond des &acirc;ges, elle qui, tout aussi soudainement que surgissaient ses acc&egrave;s de fureur, &laquo;renon&ccedil;ait &agrave; [ses] &eacute;treintes, [ses] cris, [son] chamanisme de vieille pythie prol&eacute;taire vaticinant d&rsquo;un bout &agrave; l&rsquo;autre de la nuit, n&rsquo;&eacute;tant soudain que du silence, un bloc granuleux de silence ou cette chair broy&eacute;e maintenant.&raquo; (p.58)</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Subterfuges</strong></span></p> <p>On n&rsquo;interroge pas le myst&egrave;re de la Sphinge, de M&eacute;duse ou de Lilith &agrave; visage d&eacute;couvert; tous les mythes le disent sous une forme ou sous une autre. Pour d&eacute;couvrir le fin mot de l&rsquo;histoire&ndash; ou pour l&rsquo;inventer&ndash; il est n&eacute;cessaire de recourir au bouclier de Pers&eacute;e et, comme le h&eacute;ros grec, il faut s&rsquo;encapuchonner de nuit. L&rsquo;&eacute;criture sera ce truchement, toujours un peu transgressif, toujours un peu dangereux, et son investigation portera sur les temps, les lieux et les &ecirc;tres de ce pass&eacute; o&ugrave; cette Lilith &eacute;tait ma&icirc;tresse des heures, mani&egrave;re de mouvement concentrique autour de l&rsquo;&eacute;nigme centrale. &Agrave; cet &eacute;gard, le chapitre VII est exemplaire; il s&rsquo;organise en deux temps: une premi&egrave;re investigation se d&eacute;clinera sous la forme d&rsquo;une liste, inaugur&eacute;e par une phrase br&egrave;ve &agrave; valeur programmatique pour l&rsquo;ensemble de l&rsquo;ouvrage: &laquo;Il faut peser ce que l&rsquo;on porte.&raquo; Il faut en effet peser ce que l&rsquo;on porte, pour dessiner, comme par la n&eacute;gative, ce qui nous porte et qu&rsquo;approche la seconde partie du chapitre, &eacute;voquant les lectures maternelles.</p> <p>Ce que l&rsquo;on porte, c&rsquo;est l&rsquo;enti&egrave;re matit&eacute; du temps, &laquo;la cohue sur le quai d&rsquo;une gare en partance&raquo;, comme &laquo;le vol des papillons, l&rsquo;&eacute;t&eacute;&raquo;, &laquo;l&rsquo;amour ou les matins quand il g&egrave;le&raquo;, &laquo;la cousine qui sauta par la fen&ecirc;tre&raquo;, comme &laquo;la micheline que l&rsquo;on esp&eacute;rait voir passer sous le pont&raquo;. On le voit, la liste est la modalit&eacute; privil&eacute;gi&eacute;e de l&rsquo;&eacute;vocation: parce qu&rsquo;elle &eacute;num&egrave;re ces morceaux de temps, ces bribes de lieux, ces objets ou ces sensations, elle tend &agrave; rendre avec simplicit&eacute;&ndash; avec &eacute;galit&eacute;&ndash; ce qui tramait le pass&eacute;, ce qui lui conf&eacute;rait sa diversit&eacute; in&eacute;galable. L&rsquo;&eacute;criture est ici mime de l&rsquo;arch&eacute;ologie, cette qu&ecirc;te sans fin des origines, ce d&eacute;sir &eacute;perdu du temps inaugural, premi&egrave;re passion de l&rsquo;enfant, de l&rsquo;adolescent rapportant &agrave; la maison ces &laquo;fabuleux vestiges qui finissaient &agrave; la poubelle&raquo; sous le regard ironique du p&egrave;re. Par cette enqu&ecirc;te arch&eacute;ologique vou&eacute;e &agrave; l&rsquo;&eacute;vocation de ce temps perdu&ndash; un temps convoqu&eacute; dans l&rsquo;espace, entre ordre et d&eacute;sordre, de la liste&ndash;, se dessine soudain le c&oelig;ur de l&rsquo;&eacute;nigme maternelle, sa singularit&eacute;. Et elle donne le v&eacute;ritable sens de cet <em>engendrement</em>: &laquo;Je n&rsquo;ai jamais su comment maman s&rsquo;y &eacute;tait prise&raquo;, pauvre femme d&eacute;bord&eacute;e, presque nativement, toujours au bord du d&eacute;lire, comment&ndash; et la longue s&eacute;rie de propositions en incise donne &agrave; entendre l&rsquo;immensit&eacute; des obstacles&ndash; elle a pu &laquo;s&rsquo;&eacute;prendre, passionn&eacute;ment il va de soi, de Dostoievski et de William Faulkner&raquo;. Amour &eacute;perdu qui va lester son d&eacute;lire d&rsquo;une th&eacute;&acirc;tralit&eacute; &eacute;pique, intens&eacute;ment fascinante pour l&rsquo;enfant qui regarde et &eacute;coute la m&egrave;re trouvant dans la langue litt&eacute;raire &laquo;son compte d&rsquo;exaltation&raquo; (p.63). Pour dire, alors, tr&egrave;s logiquement, il y a les mots des livres qui viennent donner chair curieuse aux r&ecirc;veries de l&rsquo;adolescent, comme cette Hermantride que Lionel Bourg avoue avoir vol&eacute; &agrave; la famille d&rsquo;Urf&eacute;, dont l&rsquo;&eacute;vocation sera la premi&egrave;re figuration de la m&egrave;re:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je vous aimais sur les marches d&rsquo;escalier ou dans la haute chambre du ch&acirc;teau d&rsquo;Essalois, supposant vos cris et vos aveux, vos tuniques froiss&eacute;es par des chevaliers d&rsquo;aventures tandis que je lan&ccedil;ais des pierres contre la muraille ou contemplais la Loire. Vous couriez pourtant sur la lande, folle soudain, violente, et comme en proie &agrave; d&rsquo;impromptues m&eacute;tamorphoses: sorci&egrave;re, paysanne, pr&ecirc;tresse callipyge ou V&eacute;nus de Lespugue, ange, b&ecirc;te, mondaine &agrave; son divan [&hellip;]. (p.46)</span></div> <p> La m&egrave;re obsc&egrave;ne (&laquo;t&rsquo;es mon chiotte, Lionel&raquo; [p.47]) ou Hermantride: sous l&rsquo;<em>&eacute;lusion</em><strong><a name="_ftnref" href="#_ftn1">[1]</a></strong> de la r&eacute;&eacute;criture, c&rsquo;est encore la m&ecirc;me, la m&egrave;re/femme archa&iuml;que que l&rsquo;&oelig;uvre murmure, d&eacute;ployant le faisceau des temps, des lieux et des livres. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Une &laquo;autobiographie du genre humain&raquo;</strong></span></p> <p>&laquo;[&hellip;] tout est en moi o&ugrave; tu l&rsquo;as d&eacute;vers&eacute;&raquo;, &eacute;crit Lionel Bourg. L&rsquo;&eacute;criture est aussi, paradoxalement, un contre-engendrement, le paiement d&rsquo;une dette envers cette origine fatale, destinale. C&rsquo;est aussi conf&eacute;rer un espace ultime de germination pour ce &laquo;placenta des phrases qui naissent de ton ventre.&raquo; (p.86)&nbsp; C&rsquo;est enfin faire exister, donner consistance &agrave; cet ailleurs dont r&ecirc;vait l&rsquo;enfant, &agrave; &laquo;ce monde qui existait par-del&agrave; l&rsquo;&eacute;troitesse des ruelles et les ciels bourbeux amass&eacute;s sur la ville&raquo; (p.17) Au-del&agrave; vit aussi le lecteur confront&eacute; &agrave; ces r&eacute;miniscences par le livre, <em>symbolum</em> que tend l&rsquo;&eacute;crivain, dans un geste qui d&eacute;passe de loin l&rsquo;enjeu autobiographique strictement d&eacute;fini. Comme l&rsquo;&eacute;crivain, le lecteur est invit&eacute; &agrave; la lecture de ces pages &agrave; &laquo;peser ce qu&rsquo;il porte&raquo;. Pour lui aussi g&icirc;t une &eacute;nigme au c&oelig;ur de sa vie, et c&rsquo;est la m&ecirc;me pour tous, pour chacun confront&eacute; &agrave; un temps, des lieux, des images et des visages disparus ou au bord du n&eacute;ant qui les guette incessamment. Autobiographie, oui, mais autobiographie du genre humain, selon le mot de Pierre Michon: &laquo;L&rsquo;autobiographie du genre humain, enfin un petit morceau, c&rsquo;est plus tonique que la vie d&rsquo;un seul&raquo;, note-t-il dans <em>Le roi vient quand il veut</em> (p.151) <a name="_ftnref" href="#_ftn2">[2]</a>. Plus tonique, et peut-&ecirc;tre plus vrai. Pour lui, le <em>je</em> n&rsquo;est l&agrave; que pour ancrer le r&eacute;cit, pour lui donner une assise, pour l&rsquo;orienter d&rsquo;un point de vue, singulier, non strictement <em>personnel</em>. Ce <em>je</em> n&rsquo;est plus l&rsquo;enjeu du r&eacute;cit, il n&rsquo;en est m&ecirc;me pas le centre. C&rsquo;est ce que montre en particulier l&rsquo;emploi des pronoms dits personnels. L&rsquo;emploi du <em>on</em>, indice discret, vient souligner le fait que le <em>je</em> n&rsquo;est qu&rsquo;une variante particuli&egrave;re, qu&rsquo;il ne prend sens que par rapport aux autres et qu&rsquo;il ne vaut pas mieux qu&rsquo;eux. Parfois m&ecirc;me la r&eacute;f&eacute;rence personnelle, au sens grammatical du terme, se fond et dispara&icirc;t au fil des phrases: &laquo;On joue sa vie, jeune homme, puisqu&rsquo;on ne la vit pas. Pose au Meaulnes de province ou cultive clope sur clope sa fausse ressemblance avec le Bogart de <em>Casablanca</em>&raquo; (p.37). Participe de ce mouvement abrasif, qui renvoie le subjectif au communautaire, la dynamique d&rsquo;une &eacute;vocation qui n&rsquo;est pas sans rappeler les <em>Je me souviens</em> de Georges Perec, avec un autre usage de la liste qui renvoie &agrave; la m&eacute;moire d&rsquo;une &eacute;poque, et non seulement d&rsquo;un sujet:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Elvis, Brando, les anges &agrave; lunettes de motard des bals du samedi, qui cherchaient la castagne, les nouvelles du jour comme la rumeur brouill&eacute;e d&eacute;j&agrave; des ondes avant de nous atteindre, les films dans les salles moquett&eacute;es de velours rouges et les flacons de shampooing Dop, la mort de Marylin, le soulier tapageur de Nikita Sergueievitch Kroutchev &agrave; l&rsquo;ONU, et Chuck Berry, et Cochran, l&rsquo;assassinat de Lumumba ou celui de John Fitzgerald Kennedy n&rsquo;avaient pas mis toutes les pendules &agrave; l&rsquo;heure [&hellip;]. (p.14)</span></div> <p> La phrase s&rsquo;&eacute;tire, les sujets grammaticaux se multiplient au point que le verbe attendu, par cet effet de retard, sera sans importance pour le lecteur qui voit passer des images d&rsquo;un temps r&eacute;volu. Lionel Bourg radicalise ici cet effet d&rsquo;abrasion en jetant p&ecirc;le-m&ecirc;le ces souvenirs qui appartiennent &agrave; tous, et que chacun peut reconna&icirc;tre. C&rsquo;est cette tension du singulier d&rsquo;une &eacute;vocation et d&rsquo;une inscription qui verse &agrave; l&rsquo;universel, et peut-&ecirc;tre m&ecirc;me &agrave; une certaine forme d&rsquo;intemporel, qui peut prendre le nom d&rsquo; &laquo;autobiographie du genre humain&raquo;. Par l&agrave; l&rsquo;&oelig;uvre transcende tout soup&ccedil;on d&rsquo;autobiographisme nombriliste. Par l&agrave; aussi, et en intimit&eacute; profonde avec quelques &eacute;crivains de la p&eacute;riode contemporaine, embarrass&eacute;s du <em>je</em> et du <em>moi</em>, fr&egrave;res actuels d&rsquo;un Pascal ou d&rsquo;un Pierre Nicole, Lionel Bourg r&eacute;invente le genre autobiographique &agrave; partir de ses impasses.</p> <p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn1" href="#_ftnref"><strong>1</strong></a> Terme notamment employ&eacute; par Maurice Blanchot, qui signifie &laquo;d&eacute;robade&raquo;.</p> <p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn2" href="#_ftnref"><strong>2</strong></a> Pierre Michon, <em>Le roi vient quand il veut</em>, Paris, Albin Michel, 2007.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-premiere-enigme#comments Autobiographie BLANCHOT, Maurice BOURG, Lionel Filiation France Mythologie Théories des genres Récit(s) Thu, 04 Feb 2010 13:10:10 +0000 Chantal Lapeyre-Desmaison 209 at http://salondouble.contemporain.info Des corps tristes http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-corps-tristes <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/dufour-genevieve">Dufour, Geneviève</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/les-petites-filles-dans-leurs-papiers-de-soie">Les petites filles dans leurs papiers de soie</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p>La chute des corps n&rsquo;est pas seulement une exp&eacute;rience physique, mais &eacute;galement une exp&eacute;rience narrative et po&eacute;tique &agrave; laquelle s&rsquo;est pr&ecirc;t&eacute;e Morgan Le Thiec, auteure fran&ccedil;aise maintenant &eacute;tablie &agrave; Montr&eacute;al, dans son premier recueil de nouvelles <em>Les petites filles dans leurs papiers de soie</em>. Les personnages s&rsquo;ab&icirc;ment, abandonn&eacute;s &agrave; eux-m&ecirc;mes par les leurs, et suivent en cela un mouvement descendant que la chute intime aux corps. Cette trajectoire que suivent les personnages est &eacute;galement un mouvement qui sied au genre de la nouvelle. La contrainte de la chute, un d&eacute;nouement conventionnellement abrupt laissant le lecteur pantois, n&rsquo;est cependant pas toujours respect&eacute;e d&rsquo;un texte &agrave; l&rsquo;autre. Parfois, on se contente de laisser en suspens la fin du r&eacute;cit de sorte &agrave; entretenir un certain flou, par moments po&eacute;tique, plut&ocirc;t que de conclure avec force et fracas. Quatorze textes composent l&rsquo;ouvrage. Quatorze portraits de famille, quelque peu impressionnistes, o&ugrave; parents et enfants sont s&eacute;par&eacute;s par des murs de silence et ce, depuis l&rsquo;aspirante vedette porno dans &laquo;Coquelicot&raquo; &agrave; cette autre femme &agrave; la poitrine lourde comme une enclume dans &laquo;Santa Luc&iacute;a aux deux collines&raquo;.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bourbe d'enfance</strong></span></p> <p>Chacun des textes, d&rsquo;une concision efficace (en moyenne cinq &agrave; six pages), offre un personnage embourb&eacute; dans son enfance. Peu de mots sont &eacute;chang&eacute;s entre les personnages. Ce sont ces creux, ces failles de la parole et de l&rsquo;explicite que Morgan Le Thiec exploite avec justesse. Dans &laquo;Le Plus Grand Jardin des bords de l&rsquo;Erdre&raquo;, par exemple, une veuve fait le bilan de ses ann&eacute;es pass&eacute;es aupr&egrave;s de son d&eacute;funt mari, des ann&eacute;es faites de silences apathiques:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je me demande si les gens se parlent parfois, malgr&eacute; la distance. De son vivant, il y avait si peu de mots entre nous. Je me demande si les gens se parlent &agrave; travers leurs r&ecirc;ves. [&hellip;] Mais je me demande quand m&ecirc;me si les gens se parlent comme &ccedil;a, avec cette facilit&eacute;. Malgr&eacute; la distance et la mort. Malgr&eacute; les souvenirs et les manques (p.45).</span></p> <p>L&rsquo;&eacute;criture de Le Thiec fonctionne un peu comme la nouvelle compose avec la mise en r&eacute;cit, soit par ellipse, suggestion, raccourci, bri&egrave;vet&eacute;. Le style est parfaitement adapt&eacute; au genre nouvellistique. Une ad&eacute;quation se d&eacute;gage donc entre les univers narratifs et le genre de la nouvelle, tous deux gouvern&eacute;s par une esth&eacute;tique du strict n&eacute;cessaire, de la mesure. Car ce qui fait la marque de Le Thiec, ce n&rsquo;est pas tant la bri&egrave;vet&eacute; en termes de nombre de pages (les nouvellistes s&rsquo;y adonnent tous), mais plut&ocirc;t cette concision et cette densit&eacute; narratives qui s&rsquo;articulent au d&eacute;tour de chaque phrase.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Demi-teintes formelles et narratives</strong></span></p> <p>L&rsquo;auteure d&eacute;veloppe d&rsquo;ailleurs une po&eacute;tique de l&rsquo;implicite, du non-dit. L&rsquo;&eacute;conomie narrative de la nouvelle impose un sens de la bri&egrave;vet&eacute;. En r&eacute;sultent des &eacute;changes r&eacute;duits &agrave; leur plus simple expression, d&rsquo;o&ugrave; l&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;une &eacute;conomie de moyens. Les d&eacute;tails r&eacute;v&egrave;lent des &eacute;l&eacute;ments narratifs les plus signifiants dans la construction de la nouvelle. &laquo;Les petites filles dans leurs papiers de soie&raquo;, par exemple, est un texte &eacute;labor&eacute; sous forme d&rsquo;&eacute;num&eacute;ration; les gestes pos&eacute;s par la m&egrave;re de la narratrice sont r&eacute;pertori&eacute;s dans le d&eacute;tail de sorte &agrave; mettre en relief son caract&egrave;re minutieux, voire maniaque, de m&ecirc;me qu&rsquo;&agrave; souligner son abusive discr&eacute;tion: &laquo;[J]e d&eacute;place parfois un des affreux bibelots qui justifient tes heures de m&eacute;nage. Petite vengeance idiote. Tu t&rsquo;en rends compte en quelques secondes et tu le replaces imm&eacute;diatement &agrave; sa place&raquo; (p.58). Les rituels domestiques d&rsquo;une douceur pointilleuse s&rsquo;av&egrave;rent une source d&rsquo;irritation excessive pour la narratrice et sont mis en opposition avec ses propres comportements, lesquels traduisent une certaine rudesse. Au bout du compte, la narratrice se d&eacute;gage de son exasp&eacute;ration et finit par interpr&eacute;ter les gestes maternels d&rsquo;un oeil bienveillant, t&eacute;moignant d&rsquo;un changement de perspective, d&rsquo;un rel&acirc;chement de la tension: &laquo;Je t&rsquo;observe mettre un peu de ce lait sur le dos de ta main pour en respirer l&rsquo;odeur, souriante et r&ecirc;veuse. Et je t&rsquo;&eacute;coute me dire, dans un presque murmure: &quot;Tu verras, ce parfum, tu t&rsquo;en souviendras toute ta vie&quot;&raquo; (p.60). L&rsquo;intrigue se trouve enti&egrave;rement absorb&eacute;e par les d&eacute;tails et l&rsquo;implicite, et cet implicite se recompose dans la chair sensible des personnages.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>M&eacute;moire de chair et d'os</strong></span></p> <p>Bien que la plupart de leurs souvenirs d&rsquo;enfance repose sur des v&eacute;tilles, des instants anodins, ce sont tout de m&ecirc;me ces bribes de pass&eacute; qui sont la source des angoisses. Le rapport au corps est intimement reli&eacute; &agrave; ces difficiles r&eacute;miniscences, &eacute;l&eacute;ment-cl&eacute; de la premi&egrave;re nouvelle &laquo;Coquelicot&raquo; qui exploite habilement le d&eacute;soeuvrement un peu b&ecirc;te d&rsquo;une femme m&eacute;tonymique r&eacute;duite &agrave; une paire de jambes infinies et &agrave; ses &laquo;yeux de poup&eacute;e&raquo; (p.15). Le m&ecirc;me motif est repris dans &laquo;Les yeux de ma m&egrave;re&raquo;, o&ugrave; Daniel et son fr&egrave;re se disputent la couleur des yeux de leur m&egrave;re d&eacute;c&eacute;d&eacute;e. Cette information, sur laquelle ils ne parviennent pas &agrave; s&rsquo;entendre, peut &ecirc;tre jug&eacute;e de peccadille, mais elle devient un sujet de litige entre les deux fr&egrave;res, exposant ainsi toute la lourdeur d&rsquo;une relation conflictuelle depuis leur enfance : &laquo;Je me souviens de tout. Je n&rsquo;avais pas le droit d&rsquo;allumer la t&eacute;l&eacute;vision sans son autorisation. Je me souviens de tous les d&eacute;tails. Je n&rsquo;avais pas le droit de commencer un dessert avant lui. Il n&rsquo;avait qu&rsquo;&agrave; me regarder et je reposais ma cuill&egrave;re&raquo; (p.103). Et c&rsquo;est justement parce que les univers narratifs reposent sur l&rsquo;infime, le petit, le d&eacute;tail, comme c&rsquo;est le cas dans &laquo;Les yeux de ma m&egrave;re&raquo; notamment, que la souffrance des personnages para&icirc;t encore plus dramatique. L&rsquo;auteure privil&eacute;gie la diffusion de cette souffrance, non pas par l&rsquo;entremise d&rsquo;envol&eacute;es lyriques ni par de gros plans dramatiques de la douleur, mais en exploitant plut&ocirc;t le pathos depuis une esth&eacute;tique de l&rsquo;anodin, du minime. En mettant l&rsquo;accent sur les d&eacute;tails des souvenirs d&rsquo;enfance, l&rsquo;angoisse se voit accentu&eacute;e, de m&ecirc;me que la tension entre les personnages. Et cette tension exprim&eacute;e de mani&egrave;re sensible &agrave; travers le corps des personnages agit comme une ge&ocirc;le, une prison tapiss&eacute;e de souvenirs.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Minimalisme et obsession</strong></span></p> <p>De ce souci du particulier qu&rsquo;affichent les personnages se d&eacute;tachent forc&eacute;ment des lubies et obsessions. C&rsquo;est le cas de la sculptrice qui se fascine pour les &laquo;Histoires de nos mains&raquo;. Les mains racontent, selon elle, la pr&eacute;sence perdue d&rsquo;un &ecirc;tre cher:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Chacun cherche une main, les poings ferm&eacute;s, l&rsquo;air inquiet. Chacun cherche une main, une ancienne main, une main tomb&eacute;e beaucoup plus t&ocirc;t, une main qui leur rappelle quelque chose, un visage. [&hellip;] Moi, je ne sais plus tr&egrave;s bien &agrave; quoi ressemble la main que je cherche. Je la cherche quand m&ecirc;me comme tout le monde. Je cherche une main, une main connue. C&rsquo;est une recherche circonstancielle. Parce que d&rsquo;autres cherchent une main sous cette pluie de mains tomb&eacute;es (p.79-80). </span></p> <p>Parcourant la ville pieds nus, la sculptrice investigue toutes les mains en qu&ecirc;te d&rsquo;une seule qu&rsquo;elle saurait reconna&icirc;tre (son excentricit&eacute; fait d&rsquo;ailleurs penser &agrave; celle de Camille Claudel, sculptrice et apprentie de Rodin, pour qui elle modelait des mains et des pieds, notamment). Le personnage &eacute;tant presque amn&eacute;sique, la m&eacute;moire physique prend le relais. Dans le corps se configurent les souvenirs, s&rsquo;impr&egrave;gne un pass&eacute; inaccessible autrement que par ces souches temporelles diss&eacute;min&eacute;es de part et d&rsquo;autre du corps. En cela, l&rsquo;auteure demeure fid&egrave;le &agrave; son attrait pour le particulier, voire l&rsquo;exigu. Car de ce souci du d&eacute;tail et de l&rsquo;infime, certes le caract&egrave;re obsessif des personnages se r&eacute;v&egrave;le, mais &eacute;galement leur propension &agrave; rester coinc&eacute;s dans la contrainte du pass&eacute;. Ce sentiment d&rsquo;enfermement est d&rsquo;ailleurs expos&eacute; d&egrave;s les premi&egrave;res lignes du recueil: &laquo;Sa cravate orange et son costume gris. Il l&rsquo;ausculte. Elle sourit. Elle s&rsquo;&eacute;vade poliment en jetant mille coups d&rsquo;&oelig;il autour d&rsquo;elle mais il n&rsquo;y a rien &agrave; d&eacute;couvrir. Tout est fait pour que le regard se cogne au d&eacute;cor impersonnel et termine sa course dans l&rsquo;&oelig;il de l&rsquo;homme qui porte une cravate orange et un costume gris&raquo; (p.15). Cet enfermement est symboliquement repr&eacute;sent&eacute; dans le titre du recueil par l&rsquo;entremise du papier de soie, sorte de cage jolie mais fragile dans laquelle sont pr&eacute;cieusement conserv&eacute;es les poup&eacute;es et l&rsquo;enfance en quelque sorte.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Anatomie du recueil : un corps diss&eacute;min&eacute;</strong></span></p> <p>Cependant, bien que l&rsquo;on puisse cerner des points de recoupement entre les nouvelles, il serait malais&eacute; d&rsquo;associer le recueil aux autres ouvrages du m&ecirc;me genre parus au cours des derni&egrave;res ann&eacute;es. Je parle en fait de ces recueils de nouvelles qui proposent une forte coh&eacute;sion narrative. L&rsquo;article &laquo;Le recueil litt&eacute;raire, une variante formelle de la p&eacute;rip&eacute;tie &raquo; de Ren&eacute; Audet et Thierry Bissonnette<a name="note1" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a> s&rsquo;attache d&rsquo;ailleurs &agrave; mettre de l&rsquo;avant cette tendance qu&rsquo;ont les recueils contemporains &agrave; se rapprocher du roman. On pense entre autres &agrave; des auteurs comme &Eacute;ric Fourlanty, &Eacute;lise Turcotte, Michael Delisle, Pierre Yergeau, Bertrand Bergeron. Mais il serait rapide de conclure que Le Thiec renoue avec une quelconque tradition du recueil, celui-ci &eacute;tant par d&eacute;finition composite et &eacute;clectique. La tendance &laquo;romanesque&raquo; ne s&rsquo;est pas suffisamment &eacute;tendue &agrave; l&rsquo;ensemble de la production pour que l&rsquo;on puisse percevoir un &laquo;retour&raquo; &agrave; la tradition en examinant un ouvrage comme celui de Le Thiec. Dans le cas pr&eacute;sent, les textes offrent certes des r&eacute;currences et un filon th&eacute;matique facilement rep&eacute;rable, sans pour autant, cependant, que les nouvelles se r&eacute;pondent entre elles et que l&rsquo;on soit en pr&eacute;sence d&rsquo;un m&ecirc;me univers fictionnel traversant tout le recueil. Certaines nouvelles &eacute;chappent &agrave; ce filon, notamment &laquo;La naine rouge&raquo; o&ugrave; l&rsquo;amiti&eacute;, et non la famille, occupe l&rsquo;espace narratif. Par contre, force est de constater que la simplicit&eacute; du style de l&rsquo;&eacute;crivaine unifie l&rsquo;ensemble de fa&ccedil;on subtile et r&eacute;duit sa port&eacute;e dramatique. Le cama&iuml;eu succinct de drames demeure ainsi au rang des m&eacute;lancolies. La tension d&eacute;licatement &eacute;chafaud&eacute;e s&rsquo;apparente d&rsquo;ailleurs aux univers musicaux auxquels r&eacute;f&egrave;re l&rsquo;auteure en exergue, soit Bashung, Leonard Cohen, Barbara.<em> Les petites filles dans leurs papiers de soie</em> &eacute;vite la grisaille opaque, la bri&egrave;vet&eacute; esth&eacute;tique contribuant certainement &agrave; r&eacute;duire la surcharge dramatique.</p> <p><a name="note1a" href="#note1">[1]</a>Ren&eacute; Audet et Thierry Bissonnette, &laquo;Le recueil litt&eacute;raire, une variante formelle de la p&eacute;rip&eacute;tie&raquo;, dans Ren&eacute; Audet et Andr&eacute;e Mercier [dir.], <em>La narrativit&eacute; contemporaine au Qu&eacute;bec</em>, vol.1: <em>La litt&eacute;rature et ses enjeux narratifs</em>, Qu&eacute;bec, Presses de l'Universit&eacute; Laval, 2004, p.15-43.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-corps-tristes#comments AUDET, René et BISSONNETTE, Thierry Esthétique LE THIEC, Morgan Minimalisme Poétique du recueil Québec Théories des genres Nouvelles Thu, 17 Sep 2009 12:57:00 +0000 Geneviève Dufour 159 at http://salondouble.contemporain.info