Salon double - Histoire http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/298/0 fr Un mythe canadien? http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-mythe-canadien <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/ferland-pierre-paul">Ferland, Pierre-Paul</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/du-bon-usage-des-etoiles">Du bon usage des étoiles </a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;">La maison d’édition de Québec Alto se distingue notamment grâce à la publication de traductions d’œuvres canadiennes anglaises. Dominique Fortier, auteure de trois romans et traductrice de six titres canadiens pour la jeune maison d’édition, se trouve au cœur de ce dialogue entrepris entre les deux cultures du Canada. Son premier roman, <em>Du bon usage des étoiles</em> (2009), finaliste pour de nombreuses distinctions (Prix littéraire du Gouverneur Général, Prix des libraires du Québec, Grand prix littéraire Archambault, Prix Senghor du premier roman) et bientôt adapté au cinéma par Jean-Marc Vallée, nous montre un autre versant des échanges culturels qui se développent entre les cultures québécoise et canadienne: celui de l’imaginaire.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><em>Du bon usage des étoiles</em> relate le périple historique des navires <em>Erebus</em> et <em>Terror</em> dans l’océan Arctique à partir de l’été 1845 selon les perspectives parallèles des marins se dirigeant vers leur mort et de leurs flammes demeurées en Angleterre, liant la trame épique à une intrigue amoureuse. L’expédition, commandée par l’explorateur de renom Sir John Franklin et son second Francis Crozier, reste prisonnière des glaces. Les quelque 130 membres de l’équipage périssent dans des conditions terribles. Cette exploration avortée du «passage du Nord-Ouest», pratiquement inconnue au Québec, constitue un sujet de fascination ailleurs au Canada, où la chanson folklorique «Northwest Passage» de Stan Rogers a contribué à immortaliser l’équipée dans l’imaginaire collectif. Des auteurs de renom tels que Margaret Atwood, avec la nouvelle «Age of Lead» parue dans <em>Wilderness Tips</em> (1991), Mordecai Richler, avec <em>Solomon Gursky was Here</em> (1989), ou plus récemment Elizabeth Hay, avec <em>Late Nights on Air </em>(2007) se sont inspiré de l’épopée britannique. Atwood, dans <em>Strange Things: the Malevolent North in Canadian Literature </em>(1995), l’associe même à une sorte de mythe fondateur destiné à entrer dans le folklore afin d’être ressassé par chaque génération. En ce sens, le choix de Fortier d’«importer» au Québec un tel récit pourrait s’apparenter à un transfert culturel continental <strong><a href="#1">[1]</a><a id="1a" name="1a"></a></strong>. Il s’agirait, dans ces circonstances, non pas seulement d’habiter, par les artifices de la fiction, un événement marquant de l’Histoire impériale britannique et du Canada, mais surtout de s’approprier un mythe fondateur d’une collectivité américaine et de l’enrichir d’une nouvelle sensibilité.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;"><strong>Mythe américain</strong></span><br />À première vue, cette épopée s’inscrit pleinement dans ce qu’il est convenu de nommer le «mythe américain». Jean Morency (1994) indique que &nbsp;</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />le mythe américain raconterait bientôt comment les hommes, aux temps héroïques de l’exploration du continent, c’est-à-dire aux temps primordiaux –[…]– se sont arrachés à un monde caractérisé par la stabilité, ou imaginé en tant que tel, pour s’enfoncer dans l’espace américain, à la recherche d’un éden [sic] ou d’une utopie, pour s’y retrouver face à face avec&nbsp; l’Indien, et en revenir finalement transformés (12).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />L’organisation narrative du mythe «qui met en place des réseaux d’oppositions traduisant une hésitation de nature ontologique et débouchant sur l’expression d’une nouvelle réalité» (Morency, 2007: 354) s’inspire directement du «parcours initiatique» qu’ont décrit notamment les anthropologues Claude Lévi-Strauss et Mircea Eliade. Parmi les oppositions les plus emblématiques de ce schéma mythique qui définirait l’américanité, notons par exemple le Nomade contre le Sédentaire, l’Indien contre le Blanc, la Liberté contre l’Ordre, la Civilisation contre la Sauvagerie, etc. Les personnages de <em>Du bon usage des étoiles</em> semblent d’ailleurs pleinement imprégnés de cet imaginaire lorsqu’ils veulent motiver leur entreprise. Ainsi, Franklin part «à la conquête du <em>mythique</em> passage du Nord-Ouest, toujours pour la plus grande gloire de l’empire» (13, je souligne). On raconte même qu’il s’agirait de «la découverte du siècle, qui n’a peut-être d’égale dans l’histoire que la découverte de l’Amérique» (143). Crozier, dans son journal, traite quant à lui avec un vocabulaire biblique de son exaltation de «baptiser le territoire» de ce «nouvel Éden»: «Avant nous, le paysage grandiose fait de glace et de ciel n’existait pas; nous le tirions du néant où il ne retournera jamais, car désormais il a un nom. […] Il a rejoint le domaine toujours grandissant de ce qui est nôtre sur cette Terre» (43).</p> <p style="text-align: justify;"><br />Lorsque l’équipage rencontre une famille d’Esquimaux, la narration insiste également sur la dimension mythique de ce «premier contact»: «On jurerait qu’ils ont découvert quelque créature mythique, une baleine blanche, une licorne qu’ils ne connaissaient que par les livres, et que cette rencontre les fait, eux, entrer dans la légende» (119). Le clin d’œil (tout à fait anachronique) à <em>Moby Dick</em>, le chef-d’œuvre de Melville paru en 1851 que Morency considère comme emblématique de l’américanité, rattache clairement <em>Du bon usage des étoiles</em> à cette matière mythologique. Attrait de la nouveauté, contact bouleversant avec l’Indien (qui engage moult débats au sein de l’équipage entre les partisans du «mythe du Bon Sauvage» et ceux du «primitif» proche de la bête), quête de domestication de la Nature par la Main civilisatrice: à première vue, la perspective que Fortier donne à l’expédition de Franklin se rattache à l’appréhension euphorique du mythe.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;"><strong>Revoir les stéréotypes de l’américanité</strong></span><br />Pourtant, malgré l’impression d’une mission divine, le recours à la forme narrative du journal de bord permet à Fortier de dévoiler les motivations toutes personnelles du second capitaine, Crozier, qui ne satisfont pas nécessairement au portrait du «héros civilisateur» à qui on pourrait l’associer. Indiquant qu’il quitte à regret la jeune Sophia qui refuse ses avances, il écrit: «Je ne pars plus vers quelque chose comme je l’ai fait tant de fois, le cœur battant, l’esprit enflammé à la pensée de découvrir une partie de notre monde que personne n’avait aperçue, je quitte quelque chose […]» (35). Au «voyageur dionysiaque» ou au héros civilisateur généralement associés au mythe américain se substitue donc un amant rejeté et nostalgique de celle qui serait «&nbsp;[s]a femme, [s]a maison et [s]on pays» (35).</p> <p style="text-align: justify;"><br />L’enlisement des navires dans les glaciers permet d’ailleurs de présenter la dimension tragique de l’épopée continentale, ce triomphe de la Nature contre la Conquête des Hommes qui s’assimile désormais à un quelconque crime d’<em>hubris</em>: «Venus en découvreurs arpenter une terre inconnue et sillonner des eaux légendaires, les hommes voient leur royaume réduit aux dimensions de deux navires de bois dont ils connaissent […] chaque centimètre carré» (254). Véritable voyage immobile, l’expédition s’avère un échec complet tant aux yeux de l’histoire collective que de celle, personnelle, de Crozier.</p> <p style="text-align: justify;"><br />D’ailleurs, <em>Du bon usage des étoiles</em> traite presque autant des voyageurs perdus dans l’Arctique que de l’épouse de Sir Franklin, lady Jane, demeurée en Angleterre. Si la tradition de l’américanité relègue souvent les femmes au rôle de «gardiennes du foyer», «victimes de ces départs», «avocates de la sédentarité» ou de «vestales chargées de garder le feu sacré» (Lemire, 2003: 108), lady Jane, qui prend sa nièce Sophia sous son aile, se présente volontiers comme une scientifique, une femme de culture qui, sous le couvert de ses activités d’aquarelliste, se permet de redessiner les cartes du Nouveau Monde. Celle qui épouse Franklin en raison de ses mœurs domestiques libérales recommande d’ailleurs à Sophia de tout simplement ne pas se marier (312). Ces éléments correspondent à une véritable mise à mal du voyageur, une sorte d’immense bémol sur l’aventure américaine où on réintègre désormais une sensibilité féminine.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;"><strong>Une occasion ratée&nbsp;?</strong></span><br />Cependant, il m’est d’avis que la problématisation du mythe américain que propose Dominique Fortier demeure insuffisante parce qu’<em>elle se prend encore au sérieux</em>. Certes, Fortier, en épilogue, prend bien soin d’avertir que son texte ne constitue qu’une fiction dérivée de faits historiques. <em>Du bon usage des étoiles</em> est donc, fondamentalement, une fabulation, une réinvention libre de l’Histoire. L’occasion ratée de Fortier, selon moi, est précisément de ne pas avoir <em>joué</em> suffisamment avec elle. Pourtant, on connait de nos jours l’objectivité vacillante de l’Histoire, son asservissement au <em>récit</em>, le récit d’un sujet avec son propre biais, ses propres intentions pragmatiques. Si un «roman historique traditionnel» entend être jugé entre autres pour la part qu’il donne à son exactitude factuelle, un roman historique «postmoderne» s’affaire plutôt à scander avec des artifices ludiques la <em>fragilité</em>, voire l’<em>obsolescence</em> de ce savoir soi-disant objectif sur lequel les nations fondent leur unité grâce à divers mythes fondateurs. Or <em>Du bon usage des étoiles</em>, s’il ne prétend qu’à la fabulation en revendiquant ses libertés prises face à l’Histoire, ne va pas assez loin dans son travail de déconstruction. À mon avis, il manque à <em>Du bon usage des étoiles</em> un narrateur servant de médiateur entre l’Histoire et le roman. Ce personnage d’archiviste-ethnologue parcourant divers documents aurait d’ailleurs pu mieux justifier l’insertion dans le roman de textes hétéroclites&nbsp; tels un cantique biblique (21), un texte dramaturgique (91), un manuel d’instructions navales (39), un recueil de vers (116) ou un poème en prose (187-188), un traité de sciences appliquées (135-139), un l’herbier (223), une chanson (233), un menu et une recette (267 et 276) ou une partition musicale (304). Cette nature composite du texte, aussi intéressante puisse-t-elle sembler, m’apparaît plutôt comme une sorte de rendez-vous manqué avec le «grand roman américain» <strong><a href="#2">[2]</a><a id="2a" name="2a"></a></strong>. Tout au long du roman, le collage de textes scientifiques m’a semblé digressif, accessoire&nbsp;à une intrigue déjà ténue. En présence d’un narrateur-archiviste aux prises avec une documentation lacunaire afin de circonscrire le mythe historique, ces insertions auraient pu avoir du sens, car elles auraient pu être liées au cheminement ontologique de ce narrateur. Car c’est bien ce qui manque à <em>Du bon usage des étoiles</em>: pourquoi revit-on cette Histoire dont nous connaissons déjà la fin? Pourquoi devons-nous lire ces pages sur le magnétisme, cette recette de pouding qui nuisent à l’avancée de l’intrigue? Pourquoi ce délire encyclopédique s’il ne provient pas du plaisir de fabuler d’un sujet mégalomane désireux de défigurer un mythe national? <em>Du bon usage des étoiles</em>, il me semble, ne cultive pas une intrigue assez soutenue pour constituer un véritable roman historique «traditionnel» où on s’identifie aux émotions des personnages –les amours de Sophia sont traitées de manière très secondaire− mais ne questionne pas assez la conception de l’Histoire pour être un <em>jeu</em> tout postmoderne avec celle-ci. Pire, on voit, dans la scène du «premier contact» des Blancs avec les Esquimaux narrée à la fois par un narrateur hétérodiégétique, par Crozier dans son journal et par Franklin dans le sien (où il ne manque pas de s’interroger sur l’efficacité de sa plume et les modifications que son épouse apportera au récit pour l’embellir), que Fortier flirte avec cette envie de dévoiler la faillibilité du récit officiel, de carnavaliser un mythe national. L’ajout d’un narrateur-archiviste en tant que témoin mais aussi <em>créateur</em> d’une histoire à la fois personnelle et continentale aurait pu rendre mon expérience de lecture véritablement jouissive.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span><br /><br />MORENCY, Jean (1994), <em>Le mythe américain dans les fictions d’Amérique. De Washington Irving à Jacques Poulin</em>, Québec, Nuit Blanche éditeur.<br /><br />MORENCY, Jean (2007), «Les tribulations d’un mythe littéraire américain : l’odyssée continentale d’Évangéline, poème de Longfellow», dans BOUCHARD, Gérard et ANDRÈS, Bernard [dir.], <em>Mythes et sociétés des Amériques</em>, Montréal, Québec/Amérique (Essais et documents), p. 349-367.</p> <p style="text-align: justify;">NAREAU, Michel (2008), <em>Transferts culturels et sportifs continentaux. Fonctions du baseball dans les littératures des Amériques</em>, thèse de doctorat en études littéraires, Montréal, Université du Québec à Montréal.<br /><br />NAREAU, Michel (2007), «Les taches solaires de Jean-François Chassay», dans Gilles Dupuis, Klaus-Dierter Ertler [dir.], <em>À la carte Le roman québécois (2000-2005)</em>, Frankfurt am Main, Peter Lang, 2007, p. 87-106.</p> <hr /> <p style="text-align: justify;"><a href="#1a"><strong>[1]</strong></a><a id="1" name="1"></a> Dans sa thèse de doctorat, Michel Nareau donne cette définition des transferts culturels continentaux: «Les chercheurs des transferts culturels se sont surtout attardés à l’analyse de la sélection des objets transférés, puis à celle des méthodes employées pour assurer la médiation des éléments choisis (traduction, amalgame, métissage, discours de la différence, appropriation discursive) et enfin à la réception de l’échange (interdiscursivité, utilisation de l’objet, déplacement de sens, modification de l’usage, etc.). Ces trois éléments (sélection, médiation et réception) permettent une juste compréhension des enjeux identitaires et culturels (perception de l’Autre, émergence d'une identité renouvelée, résolution de contradictions, acceptation d'une interculturalité constitutive) des transferts culturels.» (Nareau, 2008 : 54)</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#2a"><strong>[2]</strong></a><a id="2" name="2"></a> Michel Nareau (2007) définit le «grand roman américain» à partir de trois caractéristiques: l’usage du principe de témoignage pour rendre compte de l’expérience originale des Amériques, corollaire de la recherche d’une forme originale, puis la nécessité de se distinguer de l’Europe par des pratiques singulières et enfin, le renversement de ce modèle européen. À cela, il faut ajouter une expérimentation concrète de l’espace continental et une perspective singulière à propos du temps historique (91).</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-mythe-canadien#comments Amérique ATWOOD, Margaret Autochtone Autorité narrative Canada Déplacements Dialogues culturels Espace Espace culturel FORTIER, Dominique Histoire Imaginaire Littératures nationales NAREAU, Michel Quête Récit de voyage Roman Sat, 14 Sep 2013 14:09:24 +0000 Laurence Côté-Fournier 792 at http://salondouble.contemporain.info À la fin il est las de ce monde ancien http://salondouble.contemporain.info/lecture/a-la-fin-il-est-las-de-ce-monde-ancien <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/belanger-david">Bélanger, David</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/comme-des-sentinelles">Comme des sentinelles</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>Paru en 2012 aux éditions de La mèche, <em>Comme des sentinelles</em>, premier roman de Jean-Philippe Martel, expose les vicissitudes d’un trentenaire-littéraire-esseulé. Sans entrer déjà dans le texte, notons que les critiques qui se sont penchés sur l’intrigue du roman ont cru bon d’ouvrir leur papier avec quelque suspicion. Ainsi va le résumé qu’osait Chantal Guy, confinant l’œuvre au discours doxique, sorte de passage obligé du <em>wannabe</em> écrivain: «Des premiers romans sur la dérive éthylique post-rupture amoureuse d'un gars en manque de son père, et qui va finir par écrire son premier roman, il y en a des tas, particulièrement en littérature québécoise » (Guy, 2012: <a href="http://www.lapresse.ca/arts/livres/critiques-de-livres/201212/17/01-4604701-comme-des-sentinelles-qualite-de-lecriture-12.php">en ligne</a>). On peut même penser que l’auteur se défendait d’appartenir à ce «tas de romans», en janvier, arguant plus ou moins l’éternel <em>tout a déjà été écrit</em>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:106.3pt;">À mon avis, c’est surtout ça qu’on apprend quand on lit beaucoup ou qu’on fait de longues études en littérature: qu’on peut faire un livre sur n’importe quoi, que d’ailleurs tous les sujets ont été abordés et que ce n’est pas ça l’essentiel, mais la manière de le faire. Donc, je suis plus préoccupé par le style, je dirais. (Martel, 2013&nbsp;: <a href="http://larecrue.net/2013/01/jean-philippe-martel-%E2%80%93-questionnaire/">en ligne</a>)</p> </blockquote> <p>Sans doute cette position de Jean-Philippe Martel est-elle empreinte d’une certaine sagesse –et puis elle lui permet d’écrire <em>un peu n’importe quoi</em>, l’intrigue devenant ce prétexte donné aux mots pour s’enfiler avec aplomb. Un peu de la même manière, l’entrevue de <em>La Tribune</em> souligne d’entrée de jeu: &nbsp;</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:106.3pt;">S'il y a un genre littéraire&nbsp; «suspect» ces temps-ci, c'est bien l'autofiction. Écrire un roman inspiré en partie de sa propre vie est perçu comme un geste médiocre par plusieurs critiques contemporains, qui n'en peuvent plus de cette orgie du moi. Le premier livre de Jean-Philippe Martel, <em>Comme des sentinelles</em>, pourrait sembler du même acabit. Au contraire, se défend l'auteur, il faut plutôt y voir une réflexion sur la chose. (Bergeron, 2012&nbsp;: 33)</p> </blockquote> <p>Devoir se défendre d’une appartenance générique –l’autofiction– ou de reproduire un stéréotype, cela révèle un peu l’ambition de l’œuvre: travailler, avec les outils qui sont ceux de la littérature, à actualiser les fables anciennes, les formes convenues, les thèmes trop fréquentés. Et cela semble réussi. Après tout, les critiques, au-delà de ces petites pointes inoffensives, ne savent que saluer le style qui irrigue une histoire autrement flasque.</p> <p>Si on visite un peu plus avant le roman de Jean-Philippe Martel, on constate la maîtrise de ce discours, sa manière de tourner en bourrique les formules usinées, de poser des questions à la littérature, là où trop souvent certains lancent de naïves affirmations. Ainsi, qu’en serait-il de cette originalité –à quel point peut-elle être compromise ? Voyons vitement, en d’autres mots, ce que <em>Comme des sentinelles</em> fait à ce monde ancien auquel on l’oppose commodément.&nbsp;</p> <p><strong>De l’intrigue à l’identitaire</strong></p> <p>Vincent Sylvestre est chargé de cours à l’Université de Sherbrooke, Évelyn l’a quitté, il prenait de la coke, le voilà au début du roman plus très sûr de vouloir poursuivre dans cette voie, se baignant sans illusion dans des rencontres de narcomanes anonymes. Il y croise alors Robert Thompson,</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:106.3pt;">né à Beebe, dans une maison dont la chambre principale se trouvait au Canada et la salle de bain aux États-Unis; il cassait son français sans bon sens. Il faut dire qu’il l’avait appris un peu n’importe comment: chez la grand-mère à Danville, dans une shop à Lennox, dans une autre à Windsor, puis dans une autre Kingsey, sans compter les deux ou trois stages à Talbot et les vacances à Bordeaux…&nbsp;(14-15)</p> </blockquote> <p>Essentiellement constitué de ce duo –Thompson l’anglophone pas trop zen, en naufrage constant, à l’intelligence maladroite et aux manières grossières, et Sylvestre, l’intellectuel désabusé, à la remorque d’on ne sait quoi, brillant et cynique, et par-là malheureux–, le roman évolue sur un mode binaire, ce qui, parfois, suppose certains archétypes. Du coup, la lecture identitaire s’avère un peu trop facile, d’autant que Sylvestre est hanté par son passé familial et par un père disparu trop tôt, alors que Thompson paraît angoissé par l’avenir, sa maison comme une décharge qu’il ne sait retaper, faute de projets et de <em>plus tard</em> envisageables. Mais bon, ça nous change des vieilles rengaines: si le Canadien français n’a qu’un passé trop lourd –dans tes dents, lord Durham– et que l’Anglais n’a pas d’avenir, on peut parler d’originalité. On peut.</p> <p><strong>Parler de la littérature dans la littérature </strong></p> <p>&nbsp;Pourtant, l’intérêt de l’intrigue –son nœud– se trouve ailleurs. Et la question à poser à l’histoire, un peu bête –<em>est-ce original?</em>– se justifierait mieux dans une forme plus fine: <em>l’originalité de l’histoire est-elle suffisamment mise en perspective, inscrite au sein d’une cohérence propre à l’œuvre?</em> Si on prend la peine d’énoncer une telle interrogation, c’est évidemment que la réponse s’avère positive.</p> <p>De fait, dès le premier chapitre l’énonciation du trentenaire-désenchanté-et-littéraire paraît problématisée:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:106.3pt;">Je me demandais ce qui avait bien pu se produire pour que je me retrouve étendu dans ces draps maculés, seul, un si bel après-midi d’août, alors que j’aurais pu me prélasser sur une terrasse, revenir de voyage, faire l’amour, renifler de la cocaïne ou écrire un roman (10).</p> </blockquote> <p>Ce qui caractérise les énoncés du roman, c’est leur négativité: Vincent Sylvestre n’écrit pas de roman, chacune de ses affirmations ne constitue pas une œuvre autobiographique que nous pondrait un chargé de cours sur l’acide, bref, le «je» qui parle ne parle pas à un roman, il est le fait d’un roman. Cette histoire «sans encre ni clavier» (174) est un échec romanesque, égaré dans la vie du personnage qui ne saurait se raconter. À cet égard, les cours professés par Sylvestre exposent la cohérence –voire l’originalité– de la non-entreprise narrative. Il parle de Rousseau:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:106.3pt;">à ses yeux, pour écrire un livre original, il faut déjà, soi, être un peu original. En retour, parler de soi, faire un livre qui traite d’un homme différent de tous les autres vient en quelque sorte confirmer le caractère singulier de son entreprise. Autrement dit, l’auteur est original parce qu’il s’apprête à faire une chose qui n’a jamais été accomplie, et son œuvre le sera également parce qu’elle parlera de lui (22).</p> </blockquote> <p>Parce que la vie de Vincent Sylvestre n’est pas celle d’un homme différent –Chantal Guy l’a souligné– et que l’entreprise autobiographique de Rousseau, pour originale qu’elle fût, n’a plus aujourd’hui l’avantageuse nouveauté de jadis, le monologue de Vincent Sylvestre est effectivement sans aucune originalité. Disant cela, le roman souligne aussi, avec la cohérence qui est la sienne, qu’on s’en fiche un peu. Voyez: le récit, ponctué de chapitres sur l’enfance du narrateur et sur son rapport au père, propose une relation privilégiée et constituante; cette authentique expérience familiale s’échoue pourtant, du moins en apparences, sur les rives du <em>déjà-dit</em>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:106.3pt;">Avant de vous laisser partir, je vous rappelle que vous avez un travail à me remettre la semaine prochaine. C’est assez simple. Il s’agit de répondre à la question suivante: à partir de votre lecture du roman <em>Adolphe</em> de Benjamin Constat, montrez de quelle manière la relation du narrateur à son père, développée dans les toutes premières pages du livre, annonce et pour ainsi dire contient en germe l’ensemble du roman (53).</p> </blockquote> <p>Rien de plus commun en effet que des consignes de travaux. <em>Comme des sentinelles</em> évoque ainsi moult intertextes qui semblent n’avoir d’autres rôles que de ridiculiser l’intrigue, la montrer dans sa naturelle banalité, manière de hausser les épaules et d’avouer –de confesser– les limites mêmes de l’invention. Ce que suggère ce roman, avec une cohérence et une intelligence qu’il faut expliciter –trêve d’équivoque: cette œuvre est un charme!–, c’est le ridicule de notre époque en regard du romantisme des Constant et Rousseau, c’est l’usure de la littérature longuement frottée par des cohortes d’auteurs, c’est cette classe de lettres à laquelle enseigne Vincent Sylvestre et qui se jettera bientôt, à son tour, dans cet incessant mouvement de partage vers l’avant et de reproduction du même. On peut en ressentir une certaine lassitude. Certaines lassitudes sont salvatrices.</p> <p><strong>Le style, disons</strong></p> <p>S’il faut décrire la structure générale de l’écriture de <em>Comme des sentinelles</em>, on peut résumer la chose par une attitude prosaïque, voire terre-à-terre: nulle emphase, nul lyrisme, on reste dans la narration qui suit volontiers le rythme des péripéties –peu nombreuses, au demeurant. Classique, pour ainsi dire, l’écriture de Martel ne réinvente rien mais tout est maîtrisé: des éclats de virtuosité parfois –l’incipit, remarquable–, un rythme –on ne s’attarde jamais–, et quelques descriptions un peu laides qui trouvent leur justesse dans leur force d’évocation –«je me suis assis sur des blocs de béton dans lesquels ils mettent des fleurs, l’été. Les fleurs étaient mortes, et les bacs étaient submergés de mégots et d’éclats de verre» (111). &nbsp;</p> <p>En fait, ce manque de prétention stylistique convient fort bien au projet à l’œuvre: la prose détachée donne aux actions et aux pensées du narrateur cette modestie; à la moindre enflure, les traits du chargé de cours en auraient souffert, le pédant lecteur de Maurice Sachs aurait transparu et le littéraire, comme dans trentenaire-littéraire-enamouré-et-sans-espoir, aurait pris un brin trop de place. Mieux vaut se tasser dans un coin. Laisser parler Camus, Théophile Gautier et Apollinaire, puis pourquoi pas, Jacques Mesrine, qui, «en tant que révolté, s’était engagé dans une lutte qu’il n’avait pas gagné» et qui «en tant qu’écrivain, [avait] donné un texte dont l’intérêt ne tenait qu’à la matière biographique, et encore» (118-119). On souffre toujours de ce genre de comparaisons. Vincent Sylvestre ne saurait faire exception:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:106.3pt;">Tandis que moi, je n’étais engagé dans aucune lutte et n’aspirais plus qu’à me rejoindre, quelque part entre mes cheveux et mes pieds, ou entre les premier et dernier mot d’une histoire vraie.&nbsp; (119)</p> </blockquote> <p>L’échec, tout relatif, devient rapidement un mode de vie lorsqu’on est trop souvent porté, dans les livres, à converser avec les grands de ce monde. Se développe une lassitude. Un dédain pour la sacro-sainte originalité. On se prend à ne vouloir faire qu’une grande œuvre, de celles qui n’inventeraient rien. Quelque chose comme l’éloge d’une absence d’ambition.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>BERGERON, Steve, «L’autofiction critiquée par… l’autofiction», <em>La Tribune</em>, 24 octobre 2012, p. 33.&nbsp;</p> <p>GUY, Chantal, «<em>Comme des sentinelles</em>: qualité de l’écriture», <em>La Presse</em>, 17 décembre 2012 [en ligne]. <a href="http://www.lapresse.ca/arts/livres/critiques-de-livres/201212/17/01-4604701-comme-des-sentinelles-qualite-de-lecriture-12.php">http://www.lapresse.ca/arts/livres/critiques-de-livres/201212/17/01-4604701-comme-des-sentinelles-qualite-de-lecriture-12.php</a></p> <p>MARTEL, Jean-Philippe, « Jean-Philippe Martel –questionnaire&nbsp;», <em>La recrue du mois. Vitrine des premières œuvres littéraires québécoises</em>, janvier 2013, [en ligne]. &nbsp;<a href="http://larecrue.net/2013/01/jean-philippe-martel-%E2%80%93-questionnaire/">http://larecrue.net/2013/01/jean-philippe-martel-%E2%80%93-questionnaire/</a></p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/a-la-fin-il-est-las-de-ce-monde-ancien#comments Autofiction Autofiction BERGERON, Steve Dépression Genre GUY, Chantal Histoire Intertextualité MARTEL, Jean-Philippe Québec Style Roman Wed, 30 Jan 2013 18:46:15 +0000 David Bélanger 668 at http://salondouble.contemporain.info Les mélancomiques http://salondouble.contemporain.info/antichambre/les-m-lancomiques <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/joubert-lucie">Joubert, Lucie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-text field-field-soustitre"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> ou pourquoi les femmes en littérature ne font pas souvent rire </div> </div> </div> <div class="field field-type-filefield field-field-podcast"> <div class="field-label">Podcast:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <embed height="15" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/luciejoubertmars2012 - copie.mp3" autostart="false"></embed> </div> </div> </div> <div class="field field-type-filefield field-field-image"> <div class="field-label">Image:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <div class="filefield-file"><img class="filefield-icon field-icon-image-jpeg" alt="icône image/jpeg" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/all/modules/contrib/filefield/icons/image-x-generic.png" /><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/lucie_joubert_web_3.jpg" type="image/jpeg; length=136302">lucie_joubert_web.jpg</a></div> </div> </div> </div> <p style="text-align: justify; ">On a beaucoup glosé sur la quasi-absence des femmes humoristes sur les scènes québécoises et françaises. Si la situation évolue depuis quelques années, la question reste toujours d’actualité quand on se tourne vers le texte littéraire. Où sont les auteures comiques? La difficulté à nommer ne serait-ce que quelques noms ou titres de roman comme exemples atteste une apparente et trompeuse rareté du rire féminin. Certes, les auteures qui font œuvre d’humour et d’esprit existent mais elles demeurent (elles et leurs textes) méconnues. Une des raisons qui expliquent ce malentendu se trouve du côté de la <em>nature</em> de l’humour qu’elles mettent de l’avant. En effet, l’esprit féminin puise partiellement, mais souvent, sa source dans une mélancolie née d’une expérience des déterminismes de la condition des femmes: la difficulté à se définir en tant que sujet social, la constatation d’une impuissance à changer le cours des choses, la conscience d’exprimer un point de vue qui ne touchera que la partie congrue d’un public tourné vers les «vraies affaires»</p> <p style="text-align: justify; ">Dans une telle optique, les femmes, en fines observatrices des travers de la société, font preuve d’un humour qui suscite un rire de connivence quelquefois un peu triste, loin des grands éclats en tout cas, mais qui revendique, dans sa lucidité même, la possibilité de changer la défaite en victoire par l’esprit, fût-il marqué par la mélancolie. Cette conférence se veut donc une invitation à relire ou découvrir des auteures comme, entre autres, Benoîte Groult, Christiane Rochefort, Amélie Nothomb, Monique Proulx, Hélène Monette, Marie-Renée Lavoie et Suzanne Myre.</p> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/les-m-lancomiques#comments Absurde Adultère Aliénation ALLARD, Caroline Altérité Arts de la scène Arts de la scène Autodénigrement Autodérision BADOURI, Rachid BALZANO, Flora BARBERY, Muriel Belgique BEN YOUSSEF, Nabila BESSARD-BLANQUY, Olivier BISMUTH, Nadine BLAIS, Marie-Claire BOOTH, Wayne BOSCO, Monique BOUCHER, Denise Canada CARON, Julie CARON, Sophie Chick litt. / Littérature aigre-douce Condition féminine Conditionnements sociaux Culture populaire CYR, Maryvonne Désillusion Déterminismes Deuil DEVOS, Raymond Dialectisme hommes/femmes DION, Lise DIOUF, Boucar Discrimination Divertissement Études culturelles FARGE, Arlette Féminisme Féminité Femme-objet FEY, Tina France FRÉCHETTE, Carole Freud GAUTHIER, Cathy Genres sexuels GERMAIN, Raphaëlle GIRARD, Marie-Claude GROULT, Benoîte GROULT, Flora Histoire Humour Humour Humour littéraire Identité Improvisation Improvisation Industrie de l'humour Institution Ironie JACOB, Suzanne LAMARRE, Chantal LAMBOTTE, Marie-Claude LARUE, Monique LAVOIE, Marie-Renée LEBLANC, Louise Les Folles Alliées Les Moquettes Coquettes Littérature migrante Marchandisation Maternité Mélancolie MÉNARD, Isabelle MERCIER, Claudine MEUNIER, Claude et Louis SAÏA MONETTE, Hélène MPAMBARA, Michel MYRE, Suzanne NOTHOMB, Amélie OUELLETTE, Émilie Parodie Pastiche PEDNEAULT, Hélène Platon Pouvoir et domination PROULX, Monique Psychanalyse Psychologie Québec Représentation du corps Rire ROBIN, Régine ROCHEFORT, Christiane ROY, Gabrielle Satire Scatologie SCHIESARI, Juliana Séduction SMITH, Caroline Société de consommation Société du spectacle Sociologie Stand up comique Stand up comique STEINER, George Stéréotypes STORA-SANDOR, Judith Télévision Théâtre Théorie du discours Théories de la lecture TOURIGNY, Sylvie Tristesse VAILLANT, Alain VIGNEAULT, Guillaume Viol Violence Roman Théâtre Fri, 09 Mar 2012 14:12:02 +0000 Lucie Joubert 471 at http://salondouble.contemporain.info Des vertus de la rumination http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-vertus-de-la-rumination <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/parent-marie">Parent, Marie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/atavismes-0">Atavismes</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p>Comment parler du Québec aujourd’hui? Comment parler d’histoire nationale, de projet politique, d’identité collective sans verser ni dans un pessimisme radical ni dans un enthousiasme chauvin? Question ô combien usée et en apparence encore irrésolue. En saturant l’espace public de débats stériles et sclérosants, le discours <em>politicien</em> a contribué à réduire la possibilité même de penser le Québec en dehors des ornières idéologiques. Alors qu’en 2006, Jacques Godbout prédisait la «disparition» du Québec pour 2076<a name="note1"></a><a href="#note1a">[1]</a>, la revue <em>Liberté</em> répliquait quelques mois plus tard avec un numéro intitulé «La mort du Québec: pour qui sonne le glas?» où Alain Farah, dans un texte qui mettait tout en œuvre pour échapper au langage figé de la parole militante, nous enjoignait à «renouer avec l’invention.» (Farah, 2007 : 102) Dans un numéro subséquent de <em>Liberté</em> aussi consacré à l’avenir du Québec, Catherine Mavrikakis réfléchissait à son tour à l’identité québécoise en termes d’invention, affirmant que la tâche des intellectuels était «de trahir, de traduire en d’autres termes, souvent très peu fidèles, ce qui [leur] a été confié, afin d’arriver à quelque chose comme une pensée natale ou une terre natale. […] De détourner, de défaire, de traduire et même parfois de détruire ce dont ils sont les gardiens.» (Mavrikakis, 2008 : 36)<br /><br />Il me semble avoir reconnu un tel projet dans <em>Atavismes</em><a name="note2"></a><a href="#note2a">[2]</a> de Raymond Bock, publié il y a tout juste un an au Quartanier. Les treize nouvelles qui composent ce recueil pourraient être considérées comme de multiples variations sur «l’art de la défaite», selon l’expression d’Aquin, treize récits mêlant petite et grande histoire du Québec, entrecroisant époques et décors, de la rude terre de l’Abitibi s’ouvrant à la colonisation vers 1900 aux ruelles du Montréal contemporain. Le principal fil conducteur constitue, pour reprendre les mots de Christian Desmeules du <em>Devoir</em>, «cette défaite-génome inscrite au cœur même de l’homme et du peuple québécois.» (Desmeules, 2011 : F4) L’écriture de la défaite offrira ici l’occasion de trahir l’histoire, de la tordre pour mieux la penser.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>La révolution n’était pas dans le texte</strong></span></p> <p><br />J’ai voulu m’attarder sur un texte en particulier, celui qui m’intriguait le plus et me semblait pourtant fournir une «clé» pour lire ce recueil étrange, d’une rare cohérence malgré la diversité des voix et des styles empruntés. Dans la nouvelle «Effacer le tableau», nous nous retrouvons au sein d’un groupe de révolutionnaires québécois-français, dans un Québec du 23e siècle où, selon le texte, «la minorisation des francophones du Québec [est] achevée depuis longtemps» (153). Le jour de la révolution venu, la cellule Blaireau aura pour mission de protéger le pavillon québécois du Musée des arts canadiens, situé à Montréal, avant d’organiser le déménagement des œuvres à Québec, future capitale. Mais la prise du Musée tourne mal. Après avoir perdu deux hommes au combat, les cinq survivants de la cellule, réussissant à emporter avec eux quelques tableaux, tenteront de se cacher dans un tunnel sans issue, rattaché aux voies du métro. C’est un cri de désespoir qui permettra à leurs opposants de les repérer, cri poussé par Lalonde, chef de la cellule, alors qu’elle découvre que le seul tableau ayant échappé au feu des mitraillettes est une œuvre d’Edwin Holgate, peintre canadien ayant vécu la majeure partie de sa vie à Montréal. Cette mission courageuse se termine donc sur un échec retentissant, presque comique.<br /><br />Dans cette fiction spéculative hautement pathétique, la culture avec un grand C occupe une place centrale, à la fois comme moteur de la révolution et objet de sa dévotion, une culture élevée au statut de fétiche. Ce qu’on tente de sauver est symbolisé par cette toile qu’on arrache du mur en désespoir de cause, dont on ne connaît ni l’auteur ni ce qu’elle représente, pourvu qu’on arrive à préserver une preuve tangible de cette Culture qui semble tenir entièrement dans quelques morceaux choisis.</p> <p><br />Tout ce qui constitue la culture québécoise se résume à cette chose précieuse, fragile, extérieure au corps et à l’esprit humain, tendue sur un cadre, pouvant être réduite en miettes à la moindre offensive. Si le but de cette opération révolutionnaire se réduit à la protection d’œuvres d’art, la mission en tant que telle peut être considérée comme un simple projet artistique. Le texte s’ouvre sur une phrase qui souligne la beauté de l’action vue de haut, comme depuis le balcon d’un théâtre: «Si cette échappée avait été mise en scène, on aurait salué le génie esthétique de Bernatchez et Lalonde, leur habileté à diriger les figurants dans les espaces que le hasard offre à l’interprétation, leur incomparable audace dans l’usage des accessoires.» (151) Ainsi dès le début de la nouvelle, le cadrage de la fiction est souligné, la qualité esthétique du drame mise de l’avant. La révolution, l’effort de survivance, le désir de liberté qui y sont racontés sont immédiatement mis en abyme; on nous signifie que nous sommes encore et toujours dans le cadre d’un récit. En se posant d’abord et avant tout comme représentation, le texte évoque bien davantage qu’un fantasme de passage à l’acte radical, bien davantage qu’une politique-fiction à demi-sérieuse. Il enferme plutôt ce fantasme de révolution dans un texte qui se sait texte, réduit l’énergie que porte cette violence à la force d’une représentation. Ainsi il porte un diagnostic plus dur qu’il n’y paraît, et réécrit à sa manière un constat formulé par René Lapierre, en 1995, dans <em>Écrire l’Amérique</em>.<br /><br />René Lapierre y proposait une série de textes à travers lesquels il tentait entre autres de faire l’autopsie de l’échec référendaire de 1980. Le poète déplorait que le projet d’indépendance ait été piégé dans l’ordre du texte, du symbolique, élevé au statut d’œuvre d’art jusqu’à être définitivement figé, coupé du réel: «Le discours de l’indépendance à partir de 1976 […] a évolué à l’intérieur d’une logique abstraite et close de représentation, il a voulu se résoudre <em>d’abord</em> dans le langage. […] tout devint en même temps de plus en plus rigide, et de plus en plus sommaire.» (Lapierre, 1995 : 33) Comme si la parole, se voulant toute-puissante, avait remplacé le passage à l’acte, et en avait ainsi annulé la pertinence.</p> <p><br />Dans la nouvelle de Bock, cette tension entre discours et action est constamment reconduite. Lalonde profite de toutes les occasions possibles pour prononcer une allocution, sorte de liturgie de la parole qui ponctue les étapes de leur action, dans l’espoir peut-être que le Verbe s’incarne, que le langage fonde à lui seul le pays à naître et les libère de leurs lourdes responsabilités. Mais cette prise de parole n’est pas dénuée de cynisme, de complaisance. Tandis qu’elle parle pour fouetter ses troupes, Lalonde a bien conscience qu’il s’agit «du sursaut de conscience du mourant» (157) plutôt que d’une véritable révolution. Une fois dans le musée, elle choisit de s’adresser à ses combattants devant <em>L’étoile noire</em> de Borduas, puisque, selon ses mots, «un épilogue concédant leur défaite aurait gagné en gravité devant le grand tableau» (164). Dans la toile de Borduas, les formes «convergent vers une impossibilité, une antimatière, un néant à l’attraction incoercible» (164). Comme dans <em>L’étoile noire</em>, le discours de Lalonde et le projet qu’il porte convergent eux-mêmes vers cette impossibilité, ce néant. Toute cette mise en scène de l’acte révolutionnaire semble équivaloir à une savante programmation de la défaite, en la réduisant à un jeu toujours à recommencer, sans aboutissement. Dans le texte «L’art de la défaite», publié en 1965, l’analyse que propose Aquin de la débandade des patriotes se situe dans le même registre: dans la pièce tragique que serait la révolte de 1837, la victoire de Saint-Denis-sur-Richelieu constitue «un événement qui n’était pas dans le texte.» (Aquin, 1998 : 133) Les patriotes n’auraient pas su quoi en faire, au point de fomenter leur échec. La révolution n’a pu avoir lieu, selon Aquin, parce qu’elle ne faisait pas partie des possibles.</p> <p><br />Dans la nouvelle de Bock, la chef Lalonde formule devant ses complices un objectif bien clair: ancrer l’horizon de leur combat dans le réel: «[…] notre mission héroïque aura rendu les discours inutiles, les envolées lyriques retourneront à la littérature, les obus seront fondus pour qu’on en fasse des maisons et nous pourrons enfin nous consacrer à l’essentiel […].» (156) Mais le discours ne fait pas ce qu’il dit. Il retourne plutôt la violence contre le sujet qui la profère, le passage à l’acte est saboté de l’intérieur, puisque le discours semble griser le sujet, l’avaler, le mener vers sa propre disparition plutôt que vers l’avènement d’un ordre nouveau.</p> <p><br />Dans ce cheminement conscient vers l’échec, Lalonde, qui tient autant de l’écrivaine que de la révolutionnaire, adopte une position douloureuse, sacrificielle. Puisque la victoire n’est écrite nulle part, puisque «de toute manière l’histoire fera d’eux des traîtres et des terroristes» (151), autant faire de la défaite un art, une pratique qui comporte ses exigences, sa rigueur. Même si on lit dans ce projet la jouissance de l’insoumis qui restera aux yeux de l’histoire l’élément inassimilable, non réhabilitable, on perçoit surtout la détresse du perdant qui n’a pas su s’inventer d’autres rôles, qui n’a pas su sortir du cadre étroit d’un scénario inlassablement répété.<br /><br />La critique féroce que formule ce texte peut sembler reconduire un constat défaitiste de l’avenir du Québec, lequel s’inscrit dans un certain discours dominant<a name="note3"></a><a href="#note3a">[3]</a>. En effet, les personnages représentés ici, tout en tentant courageusement de s’extraire d’un cul-de-sac, sont eux-mêmes porteurs d’un projet sans issue. Leur révolution vise à reproduire un idéal figé, dans lequel l’œuvre de Holgate, par exemple, ne cadre pas, puisqu’elle ne représente pas le «bon» Québec. Leur vision du pays, bien que le récit se situe au 23e siècle, ne semble pas avoir évolué depuis Refus global et se résume à ce pavillon d’art québécois, où sont exposés les restes d’une culture pratiquement déjà morte. Leur aveuglement les empêche de voir qu’ils sacrifient leur vie pour protéger un héritage déjà folklorisé.<br /><br />Mais il faut resituer la nouvelle dans le contexte de son recueil. Il y a une vitalité dans la fiction de Bock qui s’écarte d’un discours de rejet, de répudiation du «destin» québécois. Même si on suit tout au long d’<em>Atavismes</em> «l’homme typique, errant, exorbité» d’Aquin, «fatigué de son identité atavique et condamné à elle<a name="note4"></a><a href="#note4a">[4]</a>», il y a chez ce sujet la soif de traquer partout les traces de son histoire, une histoire ancrée dans la mémoire du corps. Les photographies, les meubles, les amulettes anciennes trouvées au fond des boîtes servent à raconter le Québec, à en épouser complètement les formes pour mieux les repousser, les malmener. Il s’y dessine exactement le contraire d’une Culture réduite à ses effigies et à «ses envolées lyriques», telle qu’elle est critiquée dans la nouvelle «Effacer le tableau», on y perçoit plutôt toute la force d’évocation d’une culture matérielle, dont les objets les moins sacrés sont les sources infinies de fictions individuelles et collectives.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Le choix de l’héritier</strong></span></p> <p><br />La thématique de l’héritage dans <em>Atavismes</em> est placée sous le signe du legs concret, physique. Dans deux autres nouvelles à caractère fantastique, il est question d’un personnage héritant de la demeure familiale. Dans «Le ver», la maison se trouve envahie par les plantes et les animaux, et finit par s’enfoncer dans la terre en emportant avec elle le narrateur, enfin apaisé, son titre de propriété implanté sous la peau. Dans «Le voyageur immobile», qui clôt le recueil, un archiviste, en cherchant à se débarrasser des souvenirs de ses ancêtres accumulés au sous-sol, découvrira un œil de métal qui le mettra sur les traces d’un Québec encore plus ancien que celui des premiers colons français, celui des Basques, des Inuit et des Viking. Le narrateur en viendra à recomposer une «histoire nationale» débordant les limites du territoire québécois, faisant voler en éclats la linéarité de nos récits d’origine. Dans les deux cas, les personnages choisissent d’habiter un lieu qui leur échoit, mais le premier est avalé par ce lieu, tandis que l’autre se l’approprie en ne conservant parmi ses souvenirs poussiéreux que l’artéfact mystérieux, voire dangereux, qui le forcera à affronter l’inconnu.</p> <p><br />Si le mot «atavisme» désigne une forme de transmission inconsciente, passive, ces textes situent plutôt le processus de transmission au cœur de la conscience du sujet, à travers ses sensations, sa vision du monde, sa lecture du paysage. Contrairement à ce que le titre de la nouvelle analysée plus tôt laisse supposer, il n’y est jamais question «d’effacer le tableau» pour repartir à zéro, mais plutôt de s’immiscer dans ce «tableau en perpétuelle réécriture» (139), de «remettre le passé au travail», pour reprendre une expression de Robert Richard.</p> <p><br />Par son énergie à réécrire l’histoire, à en jouer, à en détisser et en retisser les fils, <em>Atavismes</em> nous invite à nous écarter d’un ressassement stérile pour instaurer ce qu’on pourrait appeler une poétique de la rumination, rumination ludique, productive, qui réussit à explorer certains aspects de «notre identité atavique» qui ressortent de l’impensé, de l’indéterminé, qui réussit à y dégager quelque chose comme un espace de liberté. Chez Bock, l’imaginaire de la défaite devient le principe opérant d’une réappropriation quasi sensorielle de l’Histoire, d’une relecture intime du «texte national», un texte national traversé d’étrangetés et de scories, joyeusement souillé par la trahison, la lâcheté, la perversion.</p> <p>À la question «Comment parler du Québec aujourd’hui?», <em>Atavismes</em> ne fournit pas une réponse facile mais propose un projet ambitieux: nous enfoncer dans le lieu que nous occupons pour y déterrer des objets hétéroclites, abîmés, non identifiables et recomposer à partir d’eux d’autres fictions que celles qui gisent inertes à la surface. Accepter ce bordel en héritage à condition de pouvoir sauter dedans à pieds joints et d’écraser au passage quelques pièces précieuses.<br />&nbsp;</p> <p><em>* Ce texte est une version remaniée d’une communication présentée dans le cadre de la table ronde «Le Québec malgré tout» tenue le 13 janvier 2012 à l’Université de Montréal et organisée par le CRIST (Centre de recherche interuniversitaire en sociocritique des textes).</em></p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>AQUIN, Hubert, <em>Blocs erratiques</em>, Montréal, Typo, 1998 [1977].<br />DESMEULES,Christian, «Littérature québécoise – L’art ancien de la défaite», <em>Le Devoir</em>, 16 avril 2011, p. F4.<br />FARAH, Alain, «L’épisode des provinces», <em>Liberté</em>, no 275-276, mars 2007.<br />GODBOUT, Jacques, «2076: la fin du Québec!», <em>L’Actualité</em>, 1er septembre 2006, En ligne : <a href="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0" title="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0">http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0</a> (page consultée le 7 février 2012).<br />LAPIERRE, René, <em>Écrire l’Amérique</em>, Montréal, Les Herbes rouges, 1995.<br />MAVRIKAKIS, Catherine, «Trahir la race. Portrait de l’intellectuel québécois en Judas», <em>Liberté</em>, no 279, février 2008, p. 36-39.<br />RICHARD, Robert, «Scouiner la littérature nationale pour lire Aquin…», <em>Liberté</em>, no 278, novembre 2007, p. 78.<br />&nbsp;</p> <p><a href="#note1">[1]</a><a name="note1a"></a> Godbout déplorait en fait la disparition du Québec tel qu’il l’avait connu et rêvé, un Québec dont «la tribu canadienne-française» constituait le coeur. Michel Vastel, «2076: la fin du Québec!», <em>L’Actualité</em>, 1er septembre 2006, <a href="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0" title="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0">http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0</a> (7 février 2012).</p> <p><a href="#note2">[2]</a><a name="note2a"></a> Raymond Bock, <em>Atavismes</em>, Montréal, Le Quartanier, (coll. Polygraphe), 2011, 230 p. Toutes les références à ce recueil seront désormais intégrées entre parenthèses au corps du texte.<br />&nbsp;</p> <p><a href="#note3">[3]</a><a name="note3a"></a> Dans un billet, l’éditorialiste Mario Roy reprochait lui aussi à la mouvance souverainiste d’être «convaincue que la victoire de l’option ne dépend que de quelques… mots de plus.» «La liturgie de la parole», <em>Cyberpresse (Le blogue de l’édito)</em>, 17 août 2011, <a href="http://blogues.cyberpresse.ca/edito/2011/08/17/la-liturgie-de-la-parole/" title="http://blogues.cyberpresse.ca/edito/2011/08/17/la-liturgie-de-la-parole/">http://blogues.cyberpresse.ca/edito/2011/08/17/la-liturgie-de-la-parole/</a> (7 février 2012).</p> <p><a href="#note4">[4]</a><a name="note4a"></a> La citation exacte, tirée de «La fatigue culturelle du Canada français», se lit comme suit: «Je suis moi-même cet homme “typique”, errant, exorbité, fatigué de mon identité atavique et condamné à elle.» Hubert Aquin, <em>op. cit.</em>, p.&nbsp;110.<br />&nbsp;</p> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-vertus-de-la-rumination#comments Action politique BOCK, Raymond Combat Engagement Filiation GODBOUT, Jacques Histoire Identité LAPIERRE, René MAVRIKAKIS, Catherine Mémoire Origine Politique Québec Résistance culturelle Solitude Tradition Nouvelles Fri, 24 Feb 2012 01:35:30 +0000 Marie Parent 461 at http://salondouble.contemporain.info Pour une contemporanéité de l’imaginaire http://salondouble.contemporain.info/antichambre/pour-une-contemporan-it-de-l-imaginaire <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/gauvin-francis">Gauvin, Francis</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p align="right"><span style="color:#808080;">Le temps ne fait pas que s’écouler; il travaille.</span></p> <p align="right"><span style="color:#808080;">Georges Didi-Huberman (2002: 320)</span></p> <p>&nbsp;</p> <p><em>Qu’est-ce que le contemporain?</em> Après deux publications récentes (Agamben, 2008; Ruffel, 2010) posant cette question, sans compter les conférences et articles à ce sujet, la contemporanéité demeure un phénomène obscur. Cette indétermination se répercute jusque dans l’utilisation du terme. Par exemple, <em>Salon double</em> se veut un portrait de la littérature contemporaine en préconisant une réflexion sur des œuvres récemment publiées, et ce, à partir d’enjeux théoriques ou esthétiques qui sont également dits contemporains. Cela dit, il est difficile de distinguer où la contemporanéité commence et où elle s’achève, étant donné la relativité du contemporain. Ce qui l’est aujourd’hui est appelé à ne plus l’être demain. Une telle incertitude se remarque également lorsqu’on dit d’une personne qu’elle est contemporaine à tel ou tel phénomène, et ce, même si la concordance historique n’est pas tout à fait précise.&nbsp;Comprise ainsi, la contemporanéité devient une sorte d’espace-temps plus ou moins élastique qui permet de relever le parfum d’une époque. Dans cette mesure, il serait tentant de savoir jusqu’où cette élasticité peut tenir le coup; mais je pense que cette manière d’envisager le contemporain est inadéquate. Il n’est pas une période historique malléable.</p> <p>Le véritable problème qui relève de ces exemples est d’ordre phénoménologique, puisqu’ils font de la contemporanéité une simple extension de l’actualité. Ce qui est actuel, c’est ce qui est en acte, ce qui s’actualise à tout instant. Que tel phénomène soit contemporain d’un autre, cela signifie simplement que tous deux s’actualisent à peu près en même temps. De la même manière que la proposition <em>ce qui est contemporain aujourd’hui ne le sera plus demain</em> ne fait qu’illustrer l’actualité dans sa succession. En aucun cas ces exemples ne permettent d’atteindre quelconque phénomène de contemporanéité. Il faut donc pousser l’examen plus loin si l’on veut se rendre à l’origine de ces manifestations.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Une approche du contemporain</strong></span></p> <p><em>Le Grand Robert</em> définit le contemporain comme ce qui est «en même temps que» ou «du même temps que». Bien que ces deux acceptions semblent identiques, elles sont phénoménologiquement distinctes. «En même temps» suppose que certaines choses se produisent au même moment, alors que «du même temps» suggère plutôt que ces choses se produisent à peu près durant la même période historique. L’un signifie une simultanéité temporelle, tandis que l’autre, une concordance historique. Au-delà de cette distinction (sur laquelle je ne peux insister<a href="#_ftn1" name="_ftnref" title="">[1]</a>), l’idée de <em>mêmeté</em> revient à travers ces deux acceptions, et c’est à partir de celle-ci qu’il faut réfléchir à ce qu’est la contemporanéité.</p> <p>Le «même» est un concept embêtant car il sous-entend que plusieurs entités, reconnues comme étant différentes, sont perçues identiquement. Il faut d’emblée admettre qu’il y a la présence effacée –mais non moins silencieuse– d’un observateur qui soutient cette <em>mêmeté</em>. En ce qui concerne le contemporain, il serait impossible de faire fi de l’interaction imaginaire d’un sujet qui, par l’entremise d’opérations sémiotiques, constate au mieux de ses perceptions un rapprochement historico-temporel. La validité du «en même temps que» et «du même temps que» est toujours déterminée par une présence subjective. Aussi simple et naïve que puisse être cette constatation, ses implications ne le sont pas.</p> <p>Cela implique de savoir si le sujet est témoin du contemporain, ou s’il en est lui-même sujet. Autrement dit, est-ce que la contemporanéité se résume à l’image actuelle des choses, ou participe-t-elle d’un processus de l’imaginaire, sans lequel il ne peut y avoir de temporalité? Évidemment il serait absurde de penser que le sujet est similaire à une caméra qui observe les choses telles qu’elles sont, toujours en distinguant le moment présent du passé et de l’avenir. La relation entre moments passés, présents et futurs est beaucoup plus complexe puisqu’elle fait intervenir la mémoire. Sans son support, il serait impossible de juxtaposer diverses images afin d’assumer quelconque chronologie.</p> <p>Mais encore, il faut une faculté permettant cette juxtaposition. Mon hypothèse est que la contemporanéité n’est pas un simple effet du cours des choses, mais qu’elle est un véritable travail de l’intérieur, sorte de tension temporale au sein de l’imaginaire. Pour reprendre l’expression de Bertrand Gervais, elle serait une des <em>logiques de l’imaginaire</em><a href="#_ftn2" name="_ftnref" title="">[2]</a>. Je propose en ce sens de pénétrer au cœur de l’imaginaire afin d’observer, à la source, le phénomène de contemporanéité. Cette entreprise permettra ultérieurement d’étudier ses manifestations à partir d’un regard porté sur son origine.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Pour une contemporanéité de l’imaginaire</strong></span></p> <p>Afin d’illustrer l’implication de l’imaginaire dans toute manifestation de contemporanéité, il serait opportun de mettre en parallèle les notions de temps et d’histoire avec celle de récit. Que l’histoire soit un récit, cela va pratiquement de soi; mais qu’en est-il du temps? À prime abord, le temps est irreprésentable. Au mieux on peut le considérer comme une intuition qui ne se démontre qu’à partir de sa mesure. Ceci dit, toute unité de temps correspond à un <em>micro-récit</em>. Par exemple, une année correspond à une révolution de la Terre autour du soleil. En disant&nbsp;:&nbsp;«il y a un an de cela», il est sous-entendu que depuis ce jour la Terre a tourné une fois autour du soleil. Un récit est ainsi mis en parallèle. Lors de chaque mesure temporelle, deux événements sont toujours comparés l’un par rapport à l’autre, et cette comparaison suppose une activité sémiotique qui dépasse la prise de mesure. Il y a une mise en perspective entre deux événements perçus.</p> <p>Conséquemment, la perspective à l’intérieur de laquelle il y a mise en relation détermine la valeur de la mesure. Ce fait s’observe aisément dans notre rapport à l’histoire. Selon les conditions socio-historiques dans lesquelles nous évoluons, notre façon d’interpréter le cours des événements peut varier. Il n’y a pas d’Histoire universelle, puisque les balises servant à définir les périodes historiques ne sont pas unanimes. Notre perspective est toujours orientée par les points de repère employés; et c’est là que l’imaginaire intervient de la manière la plus déterminante. Les points de repère sont –et il ne peut pas en être autrement– des figures de l’imaginaire. Bien que ce à quoi ces figures référent puisse être réel (nous pouvons croire dur comme fer qu’il y a un soleil et qu’il y a une Terre), il n’en demeure pas moins que ces entités sont d’abord et avant tout des figures de notre imaginaire. Une preuve de cela, c’est l’évolution de notre conception de la Terre. Seule une figure peut passer d’une surface plane à une sphère, puisque l’imaginaire offre la souplesse nécessaire à ce que nos représentations se défigurent.</p> <p>Étant donné que ce n’est qu’à partir de figures de l’imaginaire qu’il y a perspective, il résulte que toute conception historique ou temporelle des choses corresponde en une juxtaposition de figures qui sont <em>déjà présentes</em> au sein de l’imaginaire. Des figures du passé, du présent et de l’avenir se rencontrent <em>en même temps</em> pour penser <em>une même histoire</em>. Dans cette optique, la contemporanéité n’est donc pas une simple concordance historique ou temporelle, pas plus qu’elle n’est réductible à l’actualité. Elle est l’horizon à l’intérieur duquel il y a temps et histoire. En d’autres termes, elle est leur condition de possibilité, soit la tension temporale permettant à ce que certaines choses soient considérées temporellement ou historiquement.</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span></p> <p>Giorgio AGAMBEN (2008), <em>Qu’est-ce que le contemporain?</em>, Paris, Payot &amp; Rivages.</p> <p>Georges DIDI-HUBERMAN (2002), <em>L’image survivante</em>, Paris, Minuit.</p> <p>Bertrand GERVAIS (2007), <em>Figures, lectures. Logiques de l’imaginaire tome I</em>, Montréal, Le Quartanier.</p> <p>Bertrand GERVAIS (2008), <em>La ligne brisée</em><em>: labyrinthe, oubli et violence</em><em>. Logiques de l’imaginaire tome II</em>, Montréal, Le Quartanier.</p> <p>Bertrand GERVAIS (2009), <em>L'imaginaire de la fin: temps, mots et signes. Logiques de l’imaginaire. Tome III</em>, Montréal, Le Quartanier.</p> <p>Martin HEIDEGGER ([1927] 1985), <em>Être et temps</em>, traduit de l’allemand par Emmanuel Martineau, édition numérique hors-commerce, Authentica, &nbsp;[en ligne]. <a href="http://nicolas.rialland.free.fr/heidegger/">http://nicolas.rialland.free.fr/heidegger/</a> (Texte consulté le 17 novembre 2011).</p> <p>Lionel RUFFEL [dir.] (2010), <em>Qu’est-ce que le contemporain?</em>, Nantes, Cécile Defaut.</p> <div><br clear="all" /><br /> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn"> <p><a href="#_ftnref" name="_ftn1" title="">[1]</a> Ce serait laborieux d’entrer ici dans les détails au sujet de la distinction entre temporalité et histoire. À ce compte, le paragraphe §72 de l’ouvrage <em>Être et temps </em>(Heidegger, [1927] 1985) est assez explicite.</p> </div> <div id="ftn"> <p><a href="#_ftnref" name="_ftn2" title="">[2]</a> Cette formulation sert de titre à un ouvrage en trois tomes: <em>Figures, lectures. Logiques de l’imaginaire tome I</em>, Montréal, Le Quartanier, 2007; <em>La ligne brisée</em><em>: labyrinthe, oubli et violence</em><em>. Logiques de l’imaginaire tome II</em>, Montréal, Le Quartanier, 2008; <em>L'imaginaire de la fin: temps, mots et signes. Logiques de l’imaginaire. Tome III</em>, Montréal, Le Quartanier, 2009.</p> <p>&nbsp;</p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/pour-une-contemporan-it-de-l-imaginaire#comments AGAMBEN, Giorgio Contemporain DIDI-HUBERMAN, Georges GERVAIS, Bertrand HEIDEGGER, Martin Histoire Imaginaire Présentisme Récit RUFFEL, Lionel Temps Essai(s) Sun, 20 Nov 2011 23:40:31 +0000 Francis Gauvin 409 at http://salondouble.contemporain.info Le visage de l'histoire http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-visage-de-lhistoire <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/leguerrier-louis-thomas">Leguerrier, Louis-Thomas </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/les-derniers-jours-de-smokey-nelson">Les derniers jours de Smokey Nelson</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="margin-left: 160px; "><span style="color:#696969;">«C'est mon visage que tu contempleras demain dans les yeux du scélérat qui sera enfin assassiné. Par moi, ton Dieu.» (p.96)</span></p> <p style="margin-left:28.55pt;">&nbsp;</p> <p><em>Les derniers jours de Smokey Nelson</em> de Catherine Mavrikakis raconte le surgissement brutal de jours profondément et fatalement historiques au cœur d'une époque en pleine perte d'historicité. Ces quelques jours presque entièrement occupés par la présence invisible mais terriblement concrète de Smokey Nelson, un Noir américain condamné à mort pour avoir sauvagement assassiné un couple et leurs deux enfants, sont des fragments de l'histoire que le monde contemporain, avec sa haine, ses injustices, sa spiritualité mutilée et ses mille violences nous inflige, nous qui de cette histoire ne cessons d'affirmer la disparition, et hurlons sur tous les toits l'arrivée de son terme. Chacun des quatre principaux personnages du roman entretient un rapport tragique mais essentiel avec l'histoire, celle personnelle de Smokey Nelson comme celle, se dévoilant dans le crime qu'il commet et dans l'exécution s'en suivant, qui pèse de tout le poids de son universalité sur les êtres qui l'endurent. &nbsp;Pearl Watanabe nous apparaît destinée à aller à sa rencontre mais, ayant laissé passer la possibilité terrifiante qu'elle lui offrait, se laisse résorber par elle; Sydney Blanchard la convoite en vain depuis sa naissance pour finalement la trouver dans une mortelle bagarre de rue; Ray Ryan se la construit idéologiquement et réifie son contenu réel pour se protéger de son caractère absurde; tandis que Smokey Nelson, le condamné à mort, ne fait plus qu'un avec elle: à la fois le bourreau et la victime, il incarne la prison infernale où se rencontrent les extrêmes de sa dialectique.</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Pearl Watanabe</strong></span></p> <p>Pearl Watanabe apparaît d’abord dans le roman comme une rescapée de l'histoire. C'est avec une violence que peu de gens connaissent qu'elle y a été confrontée, lorsque, ayant quitté sa terre natale pour s'installer dans l'État de Georgie aux États-Unis, elle a fait la découverte dans le motel où elle travaillait des cadavres fraîchement tués de la famille anéantie par Smokey Nelson. Mais quand elle décide de retourner vivre là d'où elle vient et où elle a grandi, à Hawaii, dans ce «monde protégé» (p.41) qu'elle se promet de ne plus quitter, elle croit pouvoir oublier ce corps à corps si intense avec l'histoire qu'elle a laissé derrière elle dans ce motel de la banlieue d'Atlanta, et ainsi pouvoir mourir «au terme d'une existence qui finirait par être sans histoire» (p.41). Introduite, donc, comme une rescapée, Pearl Watanabe se dévoile pourtant bien vite, alors qu'elle prend l'avion pour aller rendre visite à sa fille sur le continent américain, comme une aventurière partant à la rencontre de l'histoire, de ce destin qu'elle appréhende sans se l'avouer depuis qu'elle a fait la connaissance de Smokey Nelson, de cette étoile qu'elle sait être la sienne et qu'elle voudrait «décrocher du ciel et tenir à bras le corps» (p.70). En cette terre de l'apaisement qu'est Hawaii, Pearl conserve par son nom le souvenir du sursaut d'histoire qui en a fait trembler le sol, le jour du bombardement de Pearl Harbor pendant la Deuxième Guerre mondiale. Elle est la trace que l'histoire a laissée sur ce continent qui voudrait&nbsp; l'oublier. Le caractère inéluctable de sa rencontre avec celle-ci s'impose de toute sa force quand elle découvre que l'exécution de Smokey Nelson, ‪cet événement qui depuis quinze ans se trouve reporté, aura lieu pendant les vacances qu'elle passe alors chez sa fille tout près d'Atlanta. Cet homme qu’elle a croisé dans le stationnement du motel tout de suite après qu’il ait égorgé ses quatre victimes, avec lequel, juste avant d'entrer dans le motel pour y découvrir les corps, elle a fumé une cigarette et échangé des paroles amicales, cet homme qui ne l'a pas tuée alors qu'il savait bien qu'elle témoignerait contre lui et pour lequel elle ne peut s'empêcher de ressentir un attachement profond, elle sait qu'elle a maintenant une chance de le revoir. Ainsi le cloîtrement volontaire de Pearl en terre posthistorique apparaît finalement comme un entre-deux longuement prolongé. Ce qu'elle a pensé être l'aboutissement de sa vie n'était qu'un moment de repos avant la suprême épreuve dont elle ressent secrètement, depuis sa rencontre avec Smokey Nelson, la terrifiante nécessité. Son exil n'était qu'un moment de calme avant la tempête. Un peu comme en offrait aux soldats américains, lorsqu'il était réquisitionné par l'armé, l'hôtel où elle travaille à Hawaii, «afin que les gars envoyés dans le Pacifique aient un lieu agréable pour oublier le sort qui les attendait» (p.54).</p> <p>Jetée tête première dans la fureur du destin dont elle pensait s'être à jamais extirpée, Pearl commence à faire surgir la logique à la fois terrible et séduisante qui a muri en elle de la noirceur dans laquelle le refoulement l'a si longuement maintenue:&nbsp;</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>C'est comme si toute sa vie, depuis plus de vingt ans, elle l'avait vécu en prison, avec ce type, ce Nelson... comme si elle s'était sentie coupable des crimes... Que devait-elle expier? Qu'avait-elle fait de si mal en étant séduite par cet homme plus jeune chez qui elle n'avait pu deviner l'horreur? (p.243)</p> </blockquote> <p>Si Pearl attribue ce sentiment de culpabilité au fait qu'elle ait pu être séduite par un homme s'étant montré capable d'une telle sauvagerie, c'est peut-être pour se protéger de ce qu'elle sait malgré tout avoir à expier, et qui en elle a été enfoui par le travail du temps anhistorique qui gouverne cet hôtel de l'oubli dans lequel elle s'est réfugiée. Si la honte de s'être attachée à quelqu'un ayant agi de manière monstrueuse était ce qui la préoccupait réellement, elle n'aurait pas perdu toutes ces années à tenter d'oublier le sort réservé à Smokey Nelson, et aurait probablement souhaité qu'il soit exécuté bien avant. Le fait que son attachement pour lui se soit maintenu après qu'elle ait appris ce dont il était capable et que celui-ci soit même devenu beaucoup plus intense et profond —assez pour lui donner l'impression de vivre avec lui en prison— prouve plutôt le contraire. Ce que Pearl sait au fond d'elle devoir expier est peut-être cette souffrance qu'elle ne peut justement pas vivre en prison avec Smokey Nelson:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>On avait eu beau, dans les journaux, faire d'elle une pauvre victime des circonstances, de la police qui ne croyait pas en son premier témoignage et plus généralement de la vie, Pearl ne pouvait s'empêcher de se voir comme une espèce de bourreau dans cette affaire (p.67).</p> </blockquote> <p>Peut-être est-ce le redoutable impératif formulé dans <em>Les Frères Karamazov </em>par le Staret Zossima qui occupe les pensées troubles avec lesquelles elle se débat au moment où, ayant perdu pour toujours la chance de revoir celui qui l'obsède, elle décide de se donner la mort: «Si tu es capable de prendre sur toi le crime du criminel qui se tient devant toi et que tu juges en ton cœur, alors, prends-le sans attendre et souffre, toi, pour lui, et, lui, laisse le repartir sans reproches» (Dostoïevski, p.577).</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Sydney Blanchard</strong></span></p> <p>Tout comme Pearl Watanabe, Sydney Blanchard voudrait bien trouver la place qui lui revient à l'intérieur du plan suprême de l'histoire: «J'ai comme une mission sur cette terre». (p.108) Seulement, il se trompe dans les suppositions qu'il entretient sur la nature de celle-ci. Alors qu'il s'imagine, étant né le jour de la mort de Jimi Hendrix, entrer dans l'histoire en tant que star du rock, le cours des choses qui fait en sorte que les Noirs américains ne peuvent pas tous occuper la place réservée à quelques-uns au sein de l'industrie culturelle continue de gagner du terrain. La mésaventure qui à dix-neuf ans l'a fait passer à deux doigts de la peine capitale et qui du même coup le liait à jamais au sort de Smokey Nelson lui a tout de même donné à réfléchir. Cet épisode seul a de quoi lui faire comprendre que ce rôle qu'il se croit destiné à jouer dans l'effroyable comédie de son temps est tout sauf glorieux. Et il le comprend, au moins partiellement, puisqu'il affirme être conscient de vivre «en sursis» (p.115). Sydney Blanchard est la figure du protagoniste en sursis de l'histoire. C'est de justesse qu'il a pu se dérober à la férocité de son emprise, quand le témoignage de Pearl Watanabe contre Smokey Nelson a fait tomber les accusations de meurtre au nom desquelles l'État allait lui faire la peau. Sans oublier la chance qu'il a eue, près de quinze ans après cet épisode carcéral, d'avoir pu quitter la Nouvelle-Orléans avec sa famille avant que la situation causée par l'ouragan Katrina ne dégénère: «L'histoire a décidé pour moi... Après Katrina, encore un nouveau petit sursis...» (p.115). Après chacun de ces deux événement marquants de sa vie, ces deux moments qu'il ressent comme des irruptions dans celle-ci, sous une forme négative, de l'histoire par laquelle il sait être intimement concerné, Sydney Blanchard a l'impression à la fois d'avoir été épargné et laissé en plan:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Si je me faisais exécuter vendredi, (à la place de Smokey Nelson) je serais même content que quelque chose ait lieu... C'est pas le vedettariat... Je l'envie pas de passer à la télé et dans les journaux... Ça, je l'ai vécu quand j'ai été arrêté... Rien de sympa là-dedans... Non, juste avoir l'impression que la vie m'a pas simplement oublié... (p.37-38)</p> </blockquote> <p>S'il voudrait que la vie se souvienne de son existence, afin que celle-ci puisse s'inscrire d'une quelconque manière dans l'histoire universelle, l'approche de l'exécution de Smokey Nelson qui, si ce n'avait été de Pearl Watanabe, aurait bien pu être la sienne, le force à penser cette inscription de son être dans la marche du monde de manière négative, c'est-à-dire en relation à sa propre destruction en tant que sujet historique. C'est qu'il envisage, malgré la bonne étoile qu'il attribue au jour de sa naissance, tout ce que l'histoire a de souffrance à offrir au prolétariat noir américain, que ce soit «dans l'État de John McCain» (p.101) ou chez les «bobos» (p.102) du nord: «L'Amérique, c'est beau, oui, mais pas pour tous!» (p.119). Il est tentant d'interpréter le rapport qu'il établit ―dans une des nombreuses conversations qu'il a avec sa chienne Betsy― entre l'ouragan Katrina et le passage de la Bible où s'abat sur Sodome et Gomorrhe la foudre de Dieu comme une métaphore sur la fatalité dont la société américaine a historiquement marqué les Noirs qui ont essayé d'y vivre: «Il y aurait eu de quoi faire un film, que j'aurais pu vendre cher à des réalisateurs blancs... Ils auraient parlé d'une reprise de la fin de Sodome et Gomorrhe avec des Noirs...» (p.111). L'idée de voir dans l'ouragan Katrina un châtiment divin envoyé aux Noirs pour les punir d'être noirs, idée partagée par plusieurs Américains d'extrême-droite dont Ray Ryan, exprime bien le rapport problématique que Sydney Blanchard entretient avec l'histoire. Même s'il a toujours gardé la conviction que celle-ci lui réservait de grandes choses, il doit reconnaître que ses quelques irruptions dans sa vie ont chaque fois failli lui coûter celle-ci. Malgré le relatif confort de cette vie de longue attente, cette vie de sursis qu'il a connue entre ces moments de crise, il reste que: «un jour, on en peut plus... On demande la fin. On veut que ça finisse pour de bon... On est franchement écœuré que le même film recommence... Qu'on nous le passe en boucle» (p.120). Mais cette fin qui est accordée à Sydney Blanchard n'a rien de grandiose: l'histoire lui annonce simplement et brutalement que son sursis est terminé, et que son dernier soupir, il le poussera, comme tant d'autres de sa couleur et de sa classe sociale, dans la violence et la haine, sur le ciment brûlant du stationnement d'un poste d'essence, tombé sous les balles d'un autre Noir qui comme lui a eu le malheur de naître sous l'étoile cruelle et revancharde des États-Unis d'Amérique.</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Ray Ryan</strong></span></p> <p>Ray Ryan, pour sa part, entretient avec l'histoire une relation de maîtrise et de servitude. Il est de ceux qui ne vivent pas le temps historique qu'ils font: travaillant sans relâche à la production et à la reproduction de celui-ci, jamais il ne parvient à s'approprier l'expérience qu'il en fait. C'est cela qui est exprimé par cette phrase que son Dieu —qui tout au long du roman l'accompagne et prend la parole à sa place— aime lui souffler au creux de l'oreille: «Le temps divin avale et broie ton existence» (p.96). Producteur de sa propre dépossession, seule la fiction idéologique qu'il superpose à l'histoire réelle dont il est séparé se trouve à la portée des infimes pouvoirs qu'il peut encore reconnaître comme siens. Peut-être est-il celui des quatre personnages principaux du roman qui entretient le rapport le plus dangereux avec l'histoire, dangereux pour le maintien de sa propre communauté et de toute vie sociale. En affirmant, avec la résolution propre à l'intégrisme religieux, l'existence d'une positivité absolue qui se dévoilera pleinement à la fin de l'histoire, il fait entrer la souffrance vécue dans un plan préétabli résultant d'une volonté consciente, et justifie par là tout ce que celle-ci inflige et continuera d'infliger de malheurs et d'humiliations à l'être humain: «Moi seul prononce les arrêts de mort, les catastrophes que je vous envoie en ce moment et depuis quelques temps sont des signes bien clairs qui montrent la splendeur et la magnitude de la colère que je contiens» (p.93). De Ray Ryan, toute possibilité de révolte a été extirpée. L'histoire ayant toujours suivi son cours malgré la folie de ses faux prophètes, il la sert d'autant mieux qu'il la falsifie en l'intégrant de force dans le sens qu'il lui attribue. Son aveuglement est un conformisme au service de ceux qui comme son fils Tom infligent aux vaincus toute la violence nécessaire au maintien de l'histoire réelle, qui est restée jusqu'à ce jour celle des vainqueurs: «Et quand ton fils, vaillant soldat, s'est fait le gardien du sanctuaire divin, du territoire du Sauveur, tu as acquiescé doucement, fièrement. Que Dieu sauve l'Amérique!» (p.91).&nbsp; En cherchant à donner un sens à l'assassinat de sa fille et de la famille de celle-ci par Smokey Nelson et en voyant dans l'exécution de ce dernier le couronnement de la fausse réalité qu'il a échafaudée en imposant à la véritable un sens clos, Ray Ryan justifie non seulement le meurtre en général, que ce soit à travers la peine de mort administrée ou les exactions commises par le groupe d'extrême-droite dont son fils fait partie, mais aussi, sans le vouloir, la mort atroce et impardonnable de celle qu'il a mise au monde. Cette fin abominable qu'a connu sa fille, il la pardonnera, non pas à Smokey Nelson, qu'il désire à tout prix voir crever, mais à celui que sa conscience étriquée lui désigne comme l'unique responsable de toute chose, y compris des pires: son Dieu vengeur et rancunier.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Smokey Nelson</strong></span></p> <p>Si le Raskolnikov de Dostoïevski, dans <em>Crime et châtiment, </em>représente le meurtrier qui par son crime et par la conscience de la culpabilité qui en découle réussit à communier, dans le repentir, avec la communauté humaine universelle, si la Thérèse Raquin de Zola représente au contraire celle dont le crime comme la déchéance qui en découle reconduisent la destruction de cette même communauté, Smokey Nelson, pour sa part, est le meurtrier séparé de son crime et sans rapport avec celui-ci, la possibilité d'un tel rapport lui ayant été confisquée. Coupé de la terrible expérience faite par l'assassin que la police oublie d'inquiéter, celle de la vie qui se poursuit même après être apparue si facile à réduire en miette, brusquement retiré de l'histoire pour être enfoui dans l'immobilité du temps carcéral, il ne parvient plus à faire le lien, de même qu'il ne peut plus en établir entre ses crimes et l'exécution qui, plus de quinze ans après, est supposée les punir, entre sa personne et ceux-ci: &nbsp;</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Ses crimes maintenant lui semblaient bien lointains. Ils n'encombraient que très rarement ses pensées. En prison, les souvenirs trop personnels ne servent pas à grand chose. Ils sont plutôt des ennemis à abattre et Smokey avait toujours tenté sauvagement de les chasser (p.284-285).</p> </blockquote> <p>Tout ce que Smokey Nelson a été pendant les dix-neuf années qu'a duré sa vie d'homme libre, y compris le tueur sanguinaire ayant décimé toute une famille, la prison a lentement fait en sorte qu'il l'oublie, que tout cela à ses yeux disparaisse. Son arrachement à l'histoire dont il venait par ses actes de reconduire toute la violence et son envoi expéditif dans le couloir de la mort donnent l'impression de son effacement en tant que protagoniste de cette histoire. C'est tout comme si les années précédant son emprisonnement ainsi que celle s'étant écoulées entre celui-ci et son exécution s'étaient volatilisées. De cela résulte la réification de son être dans le rôle de bourreau qu'il a pris sur lui juste avant de sombrer en plein vide carcéral, et dont l'extrême violence semble avoir balayé toutes les autres dimensions de sa personne. Smokey Nelson devient par son emprisonnement et sa condamnation à mort une abstraction figée exprimant le crime en soi<a href="#_ftn1" name="_ftnref" title="">[1]</a>, tandis que concrètement il devient néant pur et anhistorique. Vue la manière dont le monde administré s'est occupé de son cas, ce n'est pas le sentiment de s'être lui-même exclu de l'humanité ressenti par Raskolnikov, ni la dégénérescence morale et physiologique de Thérèse Raquin qui pourrait l'atteindre. On le garde bien au frais, hors de toute histoire, dans un confort climatisé où il doit, afin de pouvoir être, s'anéantir:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>les autorités du pénitencier avaient décidé de refroidir un peu les esprits échauffés en faisant marcher à bloc le système central de climatisation, ce qui avait eu pour effet de calmer tout le monde... Un bon repas et l'air climatisé font des merveilles pour l'atmosphère d'un pénitencier. Il y aurait bien d'autres jours pour faire du chahut (p.279).</p> </blockquote> <p>L'air climatisé représente ici le véhicule de la glaciation de l'histoire à l'intérieur de la non-vie carcérale. Si la direction de la prison se montre particulièrement généreuse, lors des jours d'exécution, en ce qui a trait à la climatisation des cellules, c'est parce qu'elle est consciente que c'est lors de tels jours que les conditions nécessaires au surgissement de l'histoire disqualifiée se trouvent le plus près d'être réunies :</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Même après une exécution, la prison met toujours quelques jours à retrouver son train-train normal. La grogne continue de se faire entendre alors que l'exécuté hante toujours les lieux. Un homme est mis à mort et c'est la cadence idiote des jours qui se suivent et se ressemblent qui, tout à coup, refait surface et envahit les cellules et les espaces communs. L'inhumanité des choses devient subitement insupportable. Dans la prison, on est alors prêt à tout... (p.278).</p> </blockquote> <p>C'est donc le jour de sa mise à mort, qui comme tous les autres jours d'exécution porte en lui l'histoire prête à briller à nouveau de son feu atroce et magnifique, que Smokey Nelson sort du vide existentiel qui caractérise sa condition de prisonnier pour se présenter une deuxième fois à la face du monde, cette fois-ci en tant que victime. De la figure abstraite du criminel en soi, il passe à celle tout aussi abstraite du châtié absolu, victime d'un châtiment se prétendant universel mais ne servant dans les faits qu'à satisfaire, par l'entremise du spectacle que lui offre l'État et ses techniciens de la mort, le besoin de vengeance de Ray Ryan<a href="#_ftn2" name="_ftnref" title="">[2]</a>.&nbsp;</p> <p>Dans <em>Dialectique Négative, </em>Adorno dit qu'«[a]ffirmer qu'un plan universel, dirige vers le mieux, se manifeste dans l'histoire et lui donne sa cohérence, serait cynique après les catastrophes passées et celles qui sont à venir» (Adorno, 2003: 387). Il rajoute toutefois «[qu’]il ne faut pas pour autant renier l'unité qui soude ensemble les moments et les phases de l'histoire dans leur discontinuité et leur éparpillement chaotique» (Adorno, 2003: 387). De la même manière, le fait de chercher à faire entrer dans un plan universel dont le sens se dévoilerait à travers la mise à mort de Smokey Nelson les destinées qui, dans le roman de Mavrikakis, s'éparpillent de manière chaotique et discontinue&nbsp; autour de lui serait dans le meilleur cas cynique et dans le pire, comme il en est du rapport de Ray Ryan à l'histoire, un pas vers le fascisme ordinaire. Inscrire ces destinées dans une histoire maudite et absolument mauvaise n'est pas non plus le but que je poursuis. Mais le présent texte visait tout de même, afin de remplir l'exigence qu'Adorno nous demande de considérer, à donner la parole à l'expérience, celle de l'histoire comme violence perpétuelle, en laquelle <em>Les derniers jours de Smokey Nelson </em>trouve selon moi sa cohérence, et dont les moments discontinus sont maintenus ensemble par l'emprise d'une société condamnée. Si j'ai pris dans ce texte le parti de me confronter le plus bruyamment que je le pouvais à cette expérience si puissamment transmise par Catherine Mavrikakis dans son roman, c'est avec la conviction qu'en elle se trouve la possibilité d'un monde meilleur.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>ADORNO, Theodor (2003), «Histoire Universelle»,&nbsp; dans <em>Dialectique négative, </em>Paris, Payot (Petite Bibliothèque Payot).</p> <p>DOSTOÏEVSKI, Fédor (2002), <em>Les frères Karamazov</em>, traduit du russe par André Markowicz, Arles, Actes Sud (Babel).</p> <p>HEGEL (2007), <em>Qui pense abstrait?</em>, édition bilingue, Paris, Hermann.</p> <p>MAVRIKAKIS, Catherine (2005), <em>Condamner à mort. Les meurtres et la loi à l’écran</em>, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal.</p> <p>&nbsp;</p> <div> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn"> <p><a href="#_ftnref" name="_ftn1" title="">[1]</a> «Voilà donc ce qu'est la pensée abstraite: ne voir dans le meurtrier que cette abstraction d'être un meurtrier, et, à l'aide de cette qualité simple, anéantir tout autre caractère humain» (Hegel, 2007: p.3).</p> </div> <div id="ftn"> <p><a href="#_ftnref" name="_ftn2" title="">[2]</a> Dans son essai sur la peine de mort, Mavrikakis avait déjà démontré son propos, avant de le mettre en scène à travers le personnage de Ray Ryan et son rapport à l'exécution du meurtrier de sa fille, en partant cette fois-ci du cas véridique de Timothey McVeigh, le militant américain d'extrême-droite responsable de l'explosion d'un immeuble du gouvernement fédéral et de la mort de cent-soixante-huit personnes qui s'y trouvaient: «L'image de la mise à mort de McVeigh, une fois digérée par le spectateur-victime, permettrait à ce dernier de retrouver la paix et de ne plus être hanté par les images de l'explosion. […] Le spectacle ne consiste pas en la mise à mort de McVeigh, il se fonde plutôt dans le dispositif de revanche où McVeigh n'est plus celui qui regarde la mort de ses victimes ; les places ont été changées, tout simplement. À l'image d'un immeuble éventré de cris, de fumée et de pleurs avec en arrière plan l'esprit maléfique de celui qui a perpétré le crime doit succéder l'image de la mort de McVeigh vue par ses victimes. Dans cet espace, celui de l'image cadrée sur les victimes devenues bourreaux, le monde entier lui, bien sûr, ne fait le deuil de rien et surtout pas des morts» (Mavrikakis, 2005: 151-152).</p> <p>&nbsp;</p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-visage-de-lhistoire#comments ADORNO, Theodor W. Crime DOSTOÏEVSKI, Fedor Événement HEGEL Histoire Imaginaire de la fin Justice MAVRIKAKIS, Catherine Peine de mort Québec Roman Tue, 11 Oct 2011 19:20:31 +0000 Louis-Thomas Leguerrier 386 at http://salondouble.contemporain.info L'art de la légèreté http://salondouble.contemporain.info/lecture/lart-de-la-l-g-ret <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/parent-marie">Parent, Marie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/a-gate-at-the-stairs">A Gate at the Stairs</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>Dans une critique dévastatrice du roman <em>Extremely Loud and Incredibly Close</em> de Jonathan Safran Foer, Harry Siegel adressait un reproche aux écrivains s’étant intéressés aux événements du 11 septembre: «[They] reduced the attack to the horizon of their writerliness […]. They felt that the world had become too large and ill-contained to do anything else<a name="ancre1"></a><a href="#note1"><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong>[1]</strong></span></a>.» Cette phrase m’est revenue en tête alors que je lisais <em>A Gate at the Stairs</em> de Lorrie Moore, qui s’ouvre sur une brève évocation, particulièrement étrange, des jours ayant suivi le 11 septembre:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Though the movie theaters closed for two nights, and for a week even our yoga teacher put up an American flag and sat in front of it, in a lotus position, eyes closed, saying, “Let us now breathe deeply in honor of our great country” (I looked around frantically, never getting the breathing right), mostly our conversation slid back shockingly, resiliently, to other topics: backup singers for Aretha Franklin, or which Korean-owned restaurant had the best Chinese food. (p. 6)</span></p> </blockquote> <p>Cette insouciance, cet humour décalé parfaitement caractéristiques du style que Moore a développé depuis <em>Self-Help</em> (1985) se présentent toutefois différemment dans <em>A Gate at the Stairs</em>. Car cette fois-ci, l’écrivaine prend pour trame de fond l’Amérique avec un grand A, ses illusions et ses faux-semblants dans le contexte post-11 septembre. Pourtant, elle le fait à sa manière, entremêlant tragédies collectives et individuelles avec une étonnante nonchalance — du moins en apparence. À l’instar de Siegel, on pourrait penser que Moore, en renonçant à aborder l’horreur de front, en soumettant les drames qui secouent l’Amérique aux exigences de son écriture, a cédé à la facilité. Mais ce n’est pas tout à fait ça.</p> <p><br />La «légèreté» dont je tenterai de cerner les contours et les conséquences ici est à la fois ce qui fait la réussite et l’échec de ce roman initiatique déconcertant, portrait d’un sujet à côté de lui-même, incapable de rendre l’ampleur des drames qui s’abattent sur lui, comme si le réel devenait insoutenable au point de ne pouvoir être raconté sérieusement. Comme s’il ne pouvait que prendre la forme d’une anecdote vaguement embarrassante, d’une blague un peu ratée. Ce roman pose, dans la précarité même de sa forme, la question du rapport au tragique en littérature contemporaine. Ici, la fiction semble «glisser» à côté de l’horreur sans jamais vouloir y faire face. Et pourtant elle nous laisse entrevoir toutes ses potentialités. Ce qui est peut-être encore plus effrayant.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);">And then the baby fell down the stairs. This could be funny! Especially in a place and time where worse things happened. It wasn’t that suffering was a sweepstakes, but it certainly was relative. For understanding and for perspective, suffering required a butcher’s weighing. And to ease the suffering of the listener, things had better be funny. Though they weren’t always. And this is how, sometimes, stories failed us: Not that funny. Or worse, not funny in the least. (p. 251)</span></p> </blockquote> <p>Cette réflexion énoncée par la narratrice éclaire la posture qu’empruntera l’auteure tout au long du récit. Raconter la souffrance humaine exige un dosage des plus habiles. On peut arriver à faire d’un drame une histoire drôle. Ou plus ou moins drôle. Ainsi, dans <em>A Gate at the Stairs</em>, nous ne savons jamais si nous rions au bon moment. C’est cette incertitude qui s’avère particulièrement dérangeante.<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>La voix du corail</strong></span></p> <p><em>A Gate at the Stairs</em> raconte une année dans la vie de Tassie Keltjin, jeune femme de 20 ans originaire de la campagne profonde. Tassie étudie dans une petite université du Wisconsin et se cherche un boulot à temps partiel en ce mois de décembre 2001. Elle est finalement engagée comme gardienne chez Sarah et Ed, un couple qui n’a pas d’enfant. En fait, pas <em>encore</em>, car ceux-ci souhaitent adopter un bébé. Ce sera Mary-Emma, une enfant mulâtre âgée de deux ans, à laquelle Tassie s’attache très vite. Au cours de cette année, Tassie connaîtra l’amour et le deuil, l’émerveillement et la détresse. Pourtant, le ton de la narratrice oscille entre l’indifférence comique et une forme d’ahurissement douloureux mais rarement pathétique. Tassie apparaît presque détachée, ou engourdie, comme si elle n’était pas sûre que l’histoire qu’elle raconte la concerne vraiment. «I was floating away from myself», (p. 107) constate la jeune femme le jour où elle accompagne Sarah et Ed au bureau d’adoption. Cette impression persistera tout au long du roman. La naïveté de la narratrice est progressivement déconstruite par des réflexions d’une placide lucidité: «I began to feel there was no wisdom. Only lack of wisdom.» (p. 125) Les expériences pénibles se succèdent et la laissent perdue, abasourdie, «as if a tornado had hit and lifted me up, then dropped me down and moved on, bored». (p. 137) Et même quand Tassie tente une action pour changer le cours des choses, pour retenir tous ceux qui la quitteront inévitablement, elle se rétracte, retourne à l’immobilité. «I had mostly in life tried to stand still like a glob of coral so as not to be spotted by sharks.» (p. 184)<br /><br />En particulier dans la deuxième moitié du roman, les événements semblent soudainement s’inscrire dans une tonalité grave, dramatique. Ces rebondissements sont si surprenants qu’ils en paraissent presque invraisemblables, voire parfois grotesques: un couple qui, pour le punir, laisse son enfant de quatre ans sur le bord de la route le voit se jeter devant une voiture pour tenter de les rejoindre; un jeune homme du New Jersey converti à l’islam, et <em>peut-être</em> un futur djihadiste, révèle son endoctrinement par cette formule creuse et presque comique: «It is not the jihad that is the wrong thing […]. It is the wrong things that are the wrong things.» (p. 210); un jeune homme, qui vient tout juste, à 18 ans, de s’engager dans l’armée, revient d’Afghanistan dans un cercueil.</p> <p><br />Cependant, même dans cette lourde deuxième partie, la «légèreté» prévaut: Moore ne laisse jamais le tragique se déployer complètement. Soit le récit est interrompu alors qu’il s’approche de l’horreur, soit il se replie dans un dialogue farfelu ou déplacé, soit il mène rapidement à un dénouement anecdotique, non dénué d’intelligence et d’autodérision.<br /><br />Ce parti pris en faveur de la «légèreté» conduit l’auteure à poser le drame et l’anecdote sur le même plan, entre autres par l’agencement d’événements de différentes natures, qui n’ont apparemment aucun rapport entre eux: alors que Sarah confie à Tassie le plus sombre secret de son existence, une canette de Coke explose dans le congélateur. Le texte est construit de manière à ce que nous ne sachions plus lequel de ces incidents constitue la catastrophe. Le récit expose la variété et la richesse des expériences de la vie, mais aussi la confusion dans laquelle elles sont vécues le plus souvent. Notre incapacité à les hiérarchiser et à les mettre en forme. Moore prouve encore une fois son habileté à raconter le réel d’une manière si aiguë, si précise qu’il en devient étrange, comme lorsqu’on s’amuse à répéter un mot familier jusqu’à ce qu’il perde sa signification initiale et révèle ainsi d’un coup toute la contingence du langage. Bien qu’il s’inscrive résolument dans une veine réaliste, le roman esquisse un univers où les interactions entre les individus et les événements eux-mêmes s’enchaînent de façon arbitraire, sans entretenir de relation causale.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">The people in this house, I felt, and I included myself, were like characters each from a different story. We were all grotesques, and self-riveted, but in separate narratives, and so our interactions seemed weird and richly meaningless, like the characters in a Tennessee Williams play, with their bursting, unimportant, but spell-bindingly mad speeches. (p. 249)</span></p> </blockquote> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Raconter l’horreur</strong></span></p> <p>«I can do quasi-amusing phone dialogue. I can do succinct descriptions of weather. […] I do the careful ironies of daydreams. I do the marshy ideas upon which intimate life is built<a href="#note2"><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong>[2]</strong></span></a><a name="ancre2"></a>», déclare la narratrice-écrivaine de «People Like That Are the Only People Here», tiré du recueil <em>Birds of America</em>, pour expliquer à son mari son refus d’écrire sur la maladie de leur enfant. «But this? Our baby with cancer? […] This is irony at its most gaudy and careless. This is a Hieronymus Bosch of facts and figures and blood and graphs. This is a nightmare of narrative slop. This cannot be designed.» Comment raconter un drame humain sans verser ni dans le pathos le plus gluant ni dans l’ironie la plus cruelle? Comment la fiction peut-elle rendre l’ampleur des catastrophes — collectives ou intimes — qui ponctuent la vie quotidienne du Nord-Américain moyen? Chez Moore, c’est à travers le prisme de l’existence familière et de ses détails insignifiants que sont saisies l’horreur et la violence les plus crues. Dans <em>A Gate at the Stairs</em>, comme dans le reste de son œuvre, elle ne s’intéresse <em>qu’à</em> ce dont est bâtie la vie intime, et tout semble s’y trouver déjà. Les éléments tragiques sont racontés parmi d’autres faits de la vie courante, placés dans une relation d’équivalence avec eux, et c’est ce chevauchement qui permet de saisir toute l’ambiguïté de la souffrance humaine. Raconter une rupture amoureuse découlant indirectement du 11 septembre peut sembler une façon frivole de traiter les attentats. Mais ce choix révèle une forme de vérité sur la manière dont nous faisons l’expérience de l’Histoire. En tant que sujets, nous sommes bel et bien condamnés à appréhender les événements par l’entremise de notre corps, de nos sens, de notre quotidien. Peut-être sommes-nous condamnés à la légèreté. Moore met en scène cette terrible impuissance.<br /><br />Pourtant, quelque chose cloche. L’équilibre entre lourdeur et légèreté mis en place dans <em>A gate at the Stairs</em> demeure fragile. On peut croire que Moore souhaitait enfin produire le grand roman à l’aune duquel on semble mesurer tout écrivain américain digne de ce nom (même le grand nouvelliste Raymond Carver souffrait de ce complexe<a href="#note3"><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong>[3]</strong></span></a><a name="ancre3"></a>). C’est du moins ce que perçoit la critique: enfin Moore démontre qu’elle n’est pas qu’une «miniaturiste<a href="#note4"><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong>[4]</strong></span></a><a name="ancre4"></a>». «Will Moore prove that she is not synonymous with less? Hell yes!<a href="#note5"><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong>[5]</strong></span></a><a name="ancre5"></a>» Mais malgré un éventail de thématiques plutôt imposantes (racisme, adoption, terrorisme, guerre, deuil), <em>A Gate at the Stairs</em> n’a rien de la fresque sociale annoncée. La manière dont le texte est composé, structuré, tend toujours fortement du côté d’une écriture «sans envergure», au sens le plus noble du terme (s’il existe). Voilà bien ce qui est déconcertant dans cette lecture. Alors que Moore semble enfin s’attaquer à un «gros morceau», elle refuse radicalement de saisir le monde autrement que par l’entremise de la subjectivité et de l’intimité. Le monde représenté ne nous parvient que sous forme d’échos parcellaires, comme ces bribes de conversation que Tassie entend le mercredi soir, quand Sarah et Ed reçoivent chez eux d’autres parents d’enfants métissés.<br /><br />Mais dans certains passages, la posture de l’auteure se fragilise; on croirait qu’elle reprend brusquement l’histoire des mains de son personnage pour glisser une observation générale — et plus romanesque! — qui provient visiblement d’un regard extérieur à l’histoire et qui ne cadre pas avec le ton de la narratrice — par exemple, des remarques sur les expressions utilisées par les gens du Midwest ou sur les comportements des jeunes adultes appartenant à la génération de Tassie. Moore aurait-elle craint que son héroïne n’y arrive pas toute seule, que sa voix, que sa vision du monde ne soient pas suffisantes? La tension délicate établie entre tragique et anecdotique souffre donc par moments d’un manque de cohérence dans l’approche de l’écrivaine. Comme si, pendant qu’elle retravaillait son manuscrit, Moore avait fini par céder aux cris de la foule réclamant son <em>Great American Novel</em>...<br /><br />Peu importe, <em>A Gate at the Stairs</em> doit être lu comme un essai sur l’improbable art de la légèreté en ce début de siècle marqué par la vision de l’effondrement des Tours. Et en voici la principale ambition: réussir à élever le réel dans toute sa lourdeur, à lui donner une certaine grâce, jusqu’à ce qu’il s’écrase sur vous de tout son poids.<br />&nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><a name="note1"></a><a href="#ancre1">[1]</a></strong></span> Siegel vise tout particulièrement les auteurs qui ont participé à l’édition spéciale du <em>New Yorker</em> portant sur les attentats. Harry Siegel, «Extremely Cloying &amp; Incredibly False. Why the Author of <em>Everything is Illuminated</em> is a Fraud and a Hack», <em>The New York Press</em>, 20 avril 2005. En ligne: <a href="http://www.nypress.com/article-11418-extremely-cloying-incredibly-false.html" title="http://www.nypress.com/article-11418-extremely-cloying-incredibly-false.html">http://www.nypress.com/article-11418-extremely-cloying-incredibly-false....</a> (site consulté le 21 août 2011.)</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><a name="note2"></a><a href="#ancre2">[2]</a></strong></span> Lorrie Moore, <em>Birds of America</em>, New York, Picador, 1998, p. 223. (L’auteure souligne.)</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><a name="note3"></a><a href="#ancre3">[3]</a></strong></span> Bien que sa réputation d’écrivain eût été établie depuis plusieurs années, Raymond Carver écrivait dans un essai qu’il souffrait de ne jamais avoir écrit le grand roman dont il rêvait&nbsp;: «J’avais vite compris […] qu’avec l’angoisse permanente qui m’empêchait de fixer mon attention durablement sur quoi que ce soit, j’allais avoir un mal de chien à écrire un roman. Avec le recul, je me rends compte que durant ces années dévorantes, la frustration dont je souffrais me faisait lentement sombrer dans la démence. Quoi qu’il en soit, ce sont les circonstances de ma vie qui ont déterminé, pour une très large part, la forme qu’allait prendre mon écriture. Je ne m’en plains pas, loin de là. Je me borne à le constater, le cœur lourd et transi d’effroi.» Raymond Carver, <em>Les feux</em>, Paris, Éditions de l’Olivier, 1991, p. 48.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><a name="note4"></a><a href="#ancre4">[4]</a></strong></span> Jonathan Lethem, «Eyes Wide Open», <em>The New York Times</em>, 30 août 2009, p. BR1. En ligne: <a href="http://www.nytimes.com/2009/08/30/books/review/Lethem-t.html" title="http://www.nytimes.com/2009/08/30/books/review/Lethem-t.html">http://www.nytimes.com/2009/08/30/books/review/Lethem-t.html</a> (site consulté le 21 août 2011.)</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><a name="note5"></a><a href="#ancre5">[5]</a></strong></span> Geoff Dyer, «A Gate at the Stairs by Lorrie Moore», <em>The Observer</em>, 27 septembre 2009. En ligne: <a href="http://www.guardian.co.uk/books/2009/sep/27/gate-at-stairs-lorrie-moore" title="http://www.guardian.co.uk/books/2009/sep/27/gate-at-stairs-lorrie-moore">http://www.guardian.co.uk/books/2009/sep/27/gate-at-stairs-lorrie-moore</a> (site consulté le 21 août 2011.)</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/lart-de-la-l-g-ret#comments Ambiguïté CARVER, Raymond DYER, Geoff Effet de réel États-Unis d'Amérique Événement Histoire Mémoire MOORE, Lorrie Polémique SAFRAN FOER, Jonathan SIEGEL, Harry Terrorisme Vraisemblance Roman Wed, 24 Aug 2011 16:02:22 +0000 Marie Parent 364 at http://salondouble.contemporain.info Littérature impolitique http://salondouble.contemporain.info/lecture/litterature-impolitique-0 <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/bejarano-alberto">Bejarano, Alberto </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/2666">2666</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p class="rteindent3"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Jusqu&rsquo;&agrave; quel point quelqu&rsquo;un peut conna&icirc;tre l&rsquo;&oelig;uvre de quelqu&rsquo;un d&rsquo;autre.&nbsp;<br /> Roberto Bola&ntilde;o, <em>2666</em></span></p> <p>Nous nous trompons en jugeant nos propres &oelig;uvres et en jugeant, toujours de mani&egrave;re impr&eacute;cise, les &oelig;uvres des autres. Rendez-vous au Nobel, disent les &eacute;crivains, comme qui dirait: Rendez-vous en enfer. <br /> Roberto Bola&ntilde;o, <em>2666</em> &nbsp;</p> <p class="rteindent4">&nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les bifurcations de <em>2666</em>&nbsp;</strong></span></p> <p>Cette lecture est une premi&egrave;re exploration des rapports entre la figure de l&rsquo;&eacute;crivain et celle des critiques au sein m&ecirc;me de la fiction dans le roman <em>2666</em> de l&rsquo;&eacute;crivain chilien Roberto Bola&ntilde;o (1953-2003). &laquo;Que peut-on conna&icirc;tre de l&rsquo;&oelig;uvre des autres?&raquo; est l&rsquo;une des questions pos&eacute;es par Bola&ntilde;o dans son dernier roman. Notre but est donc d&rsquo;analyser les significations paradoxales de cette proposition bolanienne et de r&eacute;fl&eacute;chir sur les contributions de Bola&ntilde;o &agrave; la litt&eacute;rature contemporaine.&nbsp;&nbsp;</p> <p>Nous suivrons pour ce faire le chemin propos&eacute; et parcouru par Pierre Macherey, &agrave; savoir un dialogue ouvert entre philosophie et litt&eacute;rature par le biais d&rsquo;une exploration commune. La question demeure, comme le sugg&egrave;re Macherey: &laquo;quelle forme de pens&eacute;e est incluse dans les textes litt&eacute;raires, et peut-elle en &ecirc;tre extraite?<a href="#bnote1" name="note1"><strong>[1]</strong></a>&raquo; Il s&rsquo;agit d&rsquo;un exercice philosophique non pas sur la litt&eacute;rature, mais avec elle. Pour Macherey,&nbsp;</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">le rapport de la litt&eacute;rature et de la philosophie est strictement documentaire: la philosophie affleure &agrave; la surface des &oelig;uvres de la litt&eacute;rature au titre d&rsquo;une r&eacute;f&eacute;rence culturelle, plus ou moins travaill&eacute;e, comme une simple citation qui d&rsquo;ailleurs, du fait de l&rsquo;ignorance de leurs auteurs et commentateurs, passe le plus souvent inaper&ccedil;ue. &Agrave; un autre niveau, l&rsquo;argument philosophique remplit &agrave; l&rsquo;&eacute;gard du texte litt&eacute;raire le r&ocirc;le d&rsquo;un v&eacute;ritable operateur formel: c&rsquo;est ce qui se passe lorsqu&rsquo;il dessine le profil d&rsquo;un personnage, organise l&rsquo;allure g&eacute;n&eacute;rale d&rsquo;un r&eacute;cit, voire en dresse le d&eacute;cor, ou structure le mode de sa narration. Enfin le texte litt&eacute;raire peut encore devenir le support d&rsquo;un message sp&eacute;culatif, dont le contenu philosophique est souvent ramen&eacute; sur le plan d&rsquo;une communication id&eacute;ologique.<a href="#bnote2" name="note2"><strong>[2]&nbsp; </strong></a><br /> </span></p> <p>C&rsquo;est un peu dans la m&ecirc;me direction que Jacques Ranci&egrave;re affirme que &laquo;la critique litt&eacute;raire ou cin&eacute;matographique, ce n&rsquo;est pas une mani&egrave;re d&rsquo;expliquer ou de classer les choses, c&rsquo;est une mani&egrave;re de les prolonger, de les faire r&eacute;sonner autrement<a href="#bnote3" name="note3"><strong>[3]</strong></a>&raquo;. Pour notre part, nous faisons un exercice de philosophie litt&eacute;raire, pour reprendre l&rsquo;expression de Macherey, une sorte d&rsquo;investigation litt&eacute;raire &agrave; la mani&egrave;re de Claude Lefort (sur <em>L'Archipel du Goulag</em> de Soljenitsyne<a href="#bnote4" name="note4"><strong>[4]</strong></a>) et de Miguel Abensour (sur <em>Le rouge et le noir</em> de Stendhal<a href="#bnote5" name="note5"><strong>[5]</strong></a>). Notre question est la suivante: comment un &eacute;crivain, dans notre cas Bola&ntilde;o, transforme un fait divers en sympt&ocirc;me et avertissement politique? Or, l&rsquo;&eacute;crivain chilien Roberto Bola&ntilde;o n&rsquo;a pas fait une simple transposition d&rsquo;un fait divers; il construit plut&ocirc;t, dans son roman 2666, un r&eacute;cit apocalyptique sur la violence totalitaire et la violence suicidaire, consid&eacute;r&eacute;es comme violences autodestructrices.&nbsp;</p> <p>Bola&ntilde;o reprend plusieurs informations concernant certains faits divers oubli&eacute;s, qui se seraient d&eacute;roul&eacute;s entre 1993 et 1997 au Mexique &mdash;notamment l&rsquo;enqu&ecirc;te approfondie men&eacute;e par le journaliste mexicain Sergio Gonz&aacute;lez &nbsp;(<em>Les os dans le d&eacute;sert</em>) sur certains crimes ayant eu lieu &agrave; Ciudad Ju&aacute;rez<a href="#bnote7" name="note6"><strong>[6]</strong></a>&mdash;, et s&rsquo;en sert pour fabriquer <em>2666</em>, un roman noir en forme de thriller politico-psychologique. Il cherche ainsi &agrave; comprendre le fonctionnement de la violence et de la justice &agrave; Ciudad Ju&aacute;rez. Sa toile de fond est le rapport entre vieilles et nouvelles violences au XXe si&egrave;cle. Bola&ntilde;o veut parler des crimes de Ciudad Ju&aacute;rez comme du possible<a href="#bnote7" name="note7"><strong>[7]</strong></a>, pour reprendre l&rsquo;expression de Georges Bataille. Il s&rsquo;interroge en tant que romancier sur la violence et transforme Ciudad Ju&aacute;rez en Santa Teresa, un trou noir, ou l&rsquo;endroit o&ugrave; se cache le secret du monde, selon ses propres mots.&nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bola&ntilde;o et la litt&eacute;rature latino-am&eacute;ricaine</strong></span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">&Eacute;piphanie n&eacute;gative, je veux dire, comme le n&eacute;gatif photographique d&rsquo;une &eacute;piphanie. Ce qui est aussi une chronique quotidienne de nos pays. <a href="#bnote8" name="note8"><strong>[8] </strong></a><br /> </span></p> <p>Roberto Bola&ntilde;o est, selon l&rsquo;&eacute;crivain catalan Enrique Vila-Matas, un &laquo;&eacute;crivain de la multiplicit&eacute;<a href="#bnote9" name="note9"><strong>[9]</strong></a>&raquo;, concept tir&eacute; des <em>Le&ccedil;ons am&eacute;ricaines</em> de l&rsquo;&eacute;crivain italien Italo Calvino. D&rsquo;apr&egrave;s Calvino, un &eacute;crivain de la multiplicit&eacute; n&rsquo;h&eacute;site pas &agrave; laisser une grande libert&eacute; &agrave; ses personnages pour modifier ou transformer la trame narrative de d&eacute;part, par exemple. Un &eacute;crivain multiple n&rsquo;a pas peur de bifurquer sans arr&ecirc;t de ses propres voies narratives. Autrement dit, Bola&ntilde;o laisse parler ses personnages; c&rsquo;est un auteur polyphonique. Or, pour Vila-Matas, Bola&ntilde;o &eacute;chappe aux caract&eacute;ristiques habituellement associ&eacute;es aux auteurs latino-am&eacute;ricains: l&rsquo;engagement politique, le r&eacute;alisme magique, l&rsquo;exotisme baroque, les feuilletons urbains, etc. D&rsquo;une autre mani&egrave;re, l&rsquo;&eacute;crivain mexicain Jorge Volpi d&eacute;finit Bola&ntilde;o comme le &laquo;dernier des &eacute;crivains latino-am&eacute;ricains<a href="#bnote10" name="note10"><strong>[10]</strong></a>&raquo;. Pour Volpi, Bola&ntilde;o est le dernier &eacute;crivain &agrave; incarner une certaine id&eacute;e d&rsquo;ensemble dans les lettres latino-am&eacute;ricaines, au del&agrave; des fronti&egrave;res nationales de chaque pays, car il con&ccedil;oit sa litt&eacute;rature comme une recherche sur les origines et les devenirs des personnages nomades qui parcourent sans cesse cette terre latino-am&eacute;ricaine. Ces deux postures &agrave; propos de l&rsquo;&oelig;uvre de Bola&ntilde;o, celle de Vila-Matas et celle de Volpi, invitent &agrave; se demander ce qu&rsquo;est un &eacute;crivain latino-am&eacute;ricain<a href="#bnote11" name="note11"><strong>[11]</strong></a>.</p> <p>Dans l&rsquo;&oelig;uvre de Roberto Bola&ntilde;o, on trouve des romans traitant de la violence politique (le Chili de la dictature de Pinochet dans <em>&Eacute;toile distante</em> et <em>Nocturne</em> du Chili; la r&eacute;pression contre les &eacute;tudiants au Mexique en 1968 dans <em>Amulet</em>; l&rsquo;extr&ecirc;me droite fran&ccedil;aise des ann&eacute;es trente dans <em>Monsieur Pain</em>) ou traitant d&rsquo;une violence inspir&eacute;e de faits divers: La piste de glace, Les d&eacute;tectives sauvages, Le policier des rates, Appels t&eacute;l&eacute;phoniques, etc. Bola&ntilde;o a d&ucirc; s&rsquo;exiler de fa&ccedil;on d&eacute;finitive d&egrave;s l&rsquo;&acirc;ge de 20 ans, &agrave; cause de la dictature de Pinochet. Ce &laquo;d&eacute;chirement&raquo; personnel restera &agrave; toujours en lui et sa litt&eacute;rature sera presque enti&egrave;rement marqu&eacute;e par le th&egrave;me de l&rsquo;exil<a href="#bnote12" name="note12"><strong>[12]</strong></a>.&nbsp;</p> <p>Bola&ntilde;o r&eacute;&eacute;labore l&rsquo;histoire &agrave; partir des &eacute;piphanies n&eacute;gatives pour faire face aux cauchemars du si&egrave;cle, notamment dans son roman <em>2666</em>. Il repr&eacute;sente le cas d&rsquo;un &eacute;crivain qui, justement, s&rsquo;oppose &agrave; cette &laquo;m&eacute;moire satur&eacute;e&raquo; des &eacute;v&egrave;nements r&eacute;cents de l&rsquo;Am&eacute;rique Latine, et fait appel &agrave; l&rsquo;imagination pour s&rsquo;approcher de l&rsquo;histoire des victimes et, surtout, de celle des meurtriers.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bola&ntilde;o et la litt&eacute;rature contemporaine</strong></span></p> <p><em>2666</em>, dernier roman de Bola&ntilde;o, inachev&eacute; et paru de fa&ccedil;on posthume, est consacr&eacute; &agrave; l&rsquo;exploration de certaines formes de violence au XXe si&egrave;cle: la r&eacute;volution russe, le nazisme, et finalement la violence suicidaire de fin de si&egrave;cle &agrave; Ciudad Ju&aacute;rez. 2666 traverse tout ces &eacute;v&eacute;nements &agrave; travers la vie et l&rsquo;&oelig;uvre de l&rsquo;&eacute;crivain fictif allemand Benno von Archimboldi, n&eacute; Hans Reiter, qui parcourt le XXe si&egrave;cle: de la R&eacute;publique de Weimar jusqu&rsquo;&agrave; Ciudad Ju&aacute;rez. Suivant Georges Navet et Patrice Vermeren, on pourrait parler &agrave; Ciudad Ju&aacute;rez d&rsquo;une nouvelle forme de violence, surnomm&eacute; &laquo;suicidaire&raquo;:&nbsp;</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Ce que nous avons &eacute;voqu&eacute; sous le nom de violence suicidaire d&eacute;signe cette violence &agrave; la fois h&eacute;t&eacute;ro- et autodestructrice qui semble &eacute;chapper &agrave; toute rationalit&eacute;, comme si elle &eacute;tait une pure n&eacute;gativit&eacute; se retournant contre tout et finalement contre soi &ndash;un m&eacute;lange instable de rage et de jouissance &agrave; &ecirc;tre anti-humain en g&eacute;n&eacute;ral. On la rencontre dans certaines violences urbaines (pensons par exemple aux &eacute;meutes de Los Angeles, en 1993)<a href="#bnote13" name="note13"><strong>[13]</strong></a>.</span></p> <p>Or, dans son enqu&ecirc;te romanesque sur le r&eacute;el et la violence, Bola&ntilde;o a r&eacute;serv&eacute; une place exceptionnelle &agrave; la peinture comme voie parall&egrave;le d&rsquo;exploration des formes de repr&eacute;sentation de la violence. Les peintres Gustave Courbet et Georges Grosz occupent une place tr&egrave;s importante dans le roman 2666. On pourrait dire que la peinture fonctionne chez Bola&ntilde;o comme une v&eacute;ritable all&eacute;gorie des formes de violences. Voyons le cas de Courbet.</p> <p><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Peinture et violence dans <em>2666</em>: le cas Courbet</span></strong></p> <p>R&eacute;sumons d&rsquo;abord le sc&eacute;nario de cet extrait de <em>2666</em>: Boris Ansky, un &eacute;crivain juif et russe fictif cr&eacute;&eacute; par Bola&ntilde;o, &eacute;crit un journal intime dans lequel il raconte sa vie et d&eacute;crit le contexte et la vie quotidienne au moment des grandes purges stalinistes des ann&eacute;es 1930. Ansky parle surtout de l&rsquo;&eacute;crivain fictif sovi&eacute;tique, Ephra&iuml;m Ivanov, assassin&eacute; apparemment par ordre de Staline en 1938 &mdash;avec lequel il a &eacute;crit trois romans: <em>Le cr&eacute;puscule</em>, <em>Midi</em> et <em>L&rsquo;aube</em>. Ansky et Ivanov se lient d&rsquo;une grande amiti&eacute; et sont, comme le dit Bola&ntilde;o, &laquo;[c]omplices dans leurs impostures jusqu&rsquo;&agrave; la fin&raquo; (p.829). Mais Ansky est un dandy et Ivanov un pamphl&eacute;taire (c&rsquo;est un peu comme si Paul Val&eacute;ry avait &eacute;crit Les chiens de garde de Paul Nizan!). Ansky est l&rsquo;&eacute;crivain fant&ocirc;me d&rsquo;Ivanov. En signant les romans d&rsquo;Ansky, Ivanov devient un &eacute;crivain &laquo;s&eacute;rieux&raquo;. En &eacute;change, il introduit le jeune Ansky dans le r&eacute;seau du parti, dont il est un membre reconnu, et le prot&egrave;ge dans la mesure de son pouvoir. Tout se passe plus ou moins bien au d&eacute;but, jusqu&rsquo;&agrave; ce que, d&rsquo;apr&egrave;s Ansky, on juge les romans d&rsquo;Ivanov (dont Ansky est l&rsquo;auteur secret) &laquo;suspects&raquo;, selon l&rsquo;expression de Staline lui-m&ecirc;me. &nbsp;Apr&egrave;s l&rsquo;assassinat d&rsquo;Ivanov, Ansky se cache dans l&rsquo;Isba de sa famille &agrave; Kostekino (Crim&eacute;e) jusqu&rsquo;au Pogrom nazi en 1942, o&ugrave; il est assassin&eacute;. Quelques mois plus tard, Hans Reiter, jeune soldat allemand, d&eacute;couvre le cahier d&rsquo;Ansky dans une cachette derri&egrave;re la chemin&eacute;e de son Isba en 1943. Il s&rsquo;enferme dans l&rsquo;Isba et lit le cahier d&rsquo;Ansky pendant une saison, une saison en enfer. Il subit une m&eacute;tamorphose. &nbsp;</p> <p>Selon Bola&ntilde;o, Ansky est la force de Hans Reiter, c&rsquo;est-&agrave;-dire sa source d&rsquo;inspiration, et gr&acirc;ce &agrave; lui, Reiter deviendra plus tard Benno von Archimboldi, un c&eacute;l&egrave;bre &eacute;crivain allemand de l&rsquo;apr&egrave;s-guerre. Autrement dit, Reiter se fait &eacute;crivain par la peinture: il est boulevers&eacute; par les commentaires d&rsquo;Anski sur Giuseppe Arcimboldo et, plus marginalement, sur Courbet. Mais nous avons ici un paradoxe: Reiter se passionne pour Arcimboldo &agrave; partir des commentaires d&rsquo;Ansky, et non pas &agrave; partir des peintures en elles-m&ecirc;mes (pr&eacute;cisons que Reiter n&rsquo;a jamais visit&eacute; un mus&eacute;e, ni m&ecirc;me regard&eacute; un tableau dans un livre). Ansky voit dans la peinture d&rsquo;Arcimboldo, particuli&egrave;rement dans <em>Les quatre saisons, de la joie pure</em>. Mais il y voit aussi, dans deux autres tableaux &nbsp;(<em>Le cuisinier</em> et <em>Le juriste</em>), l&rsquo;horreur. Retenons donc que Reiter d&eacute;couvre la peinture &agrave; travers l&rsquo;&eacute;crivain Ansky. C&rsquo;est comme si l&rsquo;on &eacute;tait boulevers&eacute; seulement par les commentaires de Paul Claudel sur Johannes Vermeer sans avoir jamais entendu parler de Vermeer et sans jamais avoir vu une seule de ses peintures. Autrement dit, ce sont les impressions d&rsquo;Ansky sur la peinture d&rsquo;Arcimboldo qui ont fait de Reiter un &eacute;crivain: c&rsquo;est ainsi que Reiter devient Benno von Archimboldi.</p> <p>Apr&egrave;s l&rsquo;assassinat d&rsquo;Ivanov, outre ses r&eacute;f&eacute;rences &agrave; Arcimboldo, Ansky parle &eacute;galement de Courbet. La place qu&rsquo;occupe Courbet dans le cahier d&rsquo;Ansky est tr&egrave;s significative car c&rsquo;est &agrave; propos du ma&icirc;tre d&rsquo;Ornans qu&rsquo;Ansky fera une &eacute;bauche de comparaison entre le r&eacute;alisme de Courbet &mdash;qu&rsquo;il admire&mdash;, et le r&eacute;alisme socialiste &mdash;qu&rsquo;il subit et qui l&rsquo;&eacute;crase. Bola&ntilde;o fait dire &agrave; Ansky qu&rsquo;il consid&egrave;re Courbet &laquo;comme le paradigme de l&rsquo;artiste r&eacute;volutionnaire&raquo; (p.830): &laquo;[Ansky] se moque, par exemple, de la conception manich&eacute;enne que certains peintres sovi&eacute;tiques ont de Courbet&raquo;. (p.827) &nbsp;Pour Bola&ntilde;o, Courbet est &laquo;l&rsquo;artiste du tremblement constant&raquo; (p.832). Que repr&eacute;sente-elle donc, la figure de Courbet, dans les cahiers d&rsquo;Ansky? Voyons seulement le cas de <em>L&rsquo;Atelier du peintre</em> de Courbet et le rapport avec <em>2666</em>.</p> <p><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><em>L&rsquo;Atelier du peintre</em> de Courbet dans 2666</span></strong></p> <p>Quant &agrave; <em>L&rsquo;Atelier du peintre</em>, Ansky s&rsquo;int&eacute;resse seulement &agrave; Charles Baudelaire et &agrave; Pierre-Joseph Proudhon, qui figurent tous les deux dans la toile<a href="#bnote14" name="note14"><strong>[14]</strong></a>. Il situe Courbet au milieu de ses deux amis, l&rsquo;artiste et l&rsquo;homme politique. Il y a d&rsquo;abord le po&egrave;te: &laquo;Il parle de la silhouette de Baudelaire qui appara&icirc;t dans un coin du tableau lisant qui repr&eacute;sente la Po&eacute;sie. Il parle de l&rsquo;amiti&eacute; de Courbet avec Baudelaire&hellip;&raquo; (p.827). Apr&egrave;s, Ansky fait une comparaison tr&egrave;s &eacute;nigmatique entre les politiques et l&rsquo;art, &agrave; propos de Proudhon: &laquo;Ansky parle de Courbet (l&rsquo;artiste) avec Proudhon (le Politique) et il compare les opinions sens&eacute;es de ce dernier avec celles d&rsquo;une perdrix. Tout politique avec du pouvoir, est, en mati&egrave;re d&rsquo;art, pareil &agrave; une perdrix monstrueuse, gigantesque, capable d&rsquo;aplanir des montagnes avec ses petits sauts, tandis que tout politique sans pouvoir est comme un cur&eacute; de village, une perdrix aux dimensions normales<a href="#bnote15" name="note15"><strong>[15]</strong></a>&raquo; (p.827).&nbsp;</p> <p>Michael Fried voit un double paradoxe dans ces deux personnages: Baudelaire a toujours critiqu&eacute; vivement le r&eacute;alisme, et donc Courbet, en d&eacute;non&ccedil;ant chez lui un certain &laquo;mat&eacute;rialisme&raquo;<a href="#bnote16" name="note16"><strong>[16]</strong></a>. Par contre, Proudhon, qui a toujours appr&eacute;ci&eacute; un certain &laquo;mat&eacute;rialisme&raquo; chez Courbet, n&rsquo;a pas compris au fond quel &eacute;tait le &laquo;vrai&raquo; sens r&eacute;volutionnaire de Courbet.&nbsp;</p> <p>Dans <em>l&rsquo;Atelier du Peintre</em>, tandis que Baudelaire lit, Proudhon semble regarder l&rsquo;avenir. Courbet fait de l&rsquo;art et de la politique en m&ecirc;me temps parce que, pour lui, il n&rsquo;y a pas de gestes dits &laquo;artistiques&raquo; s&eacute;par&eacute;s des gestes dits &laquo;politiques&raquo;. Courbet ne fait pas de la politique seulement pendant la Commune. Il est un artiste engag&eacute; moins par les th&egrave;mes de ses tableaux (m&ecirc;me s&rsquo;il sont assez r&eacute;volutionnaires) que par la transformation du regard du peintre sur lui-m&ecirc;me, sur son &oelig;uvre et sur le spectateur. C&rsquo;est ce que Fried appelle la structure du regard chez Courbet. Autrement dit, et pour aller un peu vite, Courbet invente autant la figure du peintre-spectateur (bien que cela se soit vu avant, notamment dans <em>Les M&eacute;nines</em> de Velasquez) qu&rsquo;un nouveau type de spectateur. C&rsquo;est un peu le cas d&rsquo;Edgar Allan Poe, &eacute;voqu&eacute; par Jorge Luis Borges: Poe invente un nouveau type de lecteur, un lecteur moderne, un lecteur qui se m&eacute;fie des &laquo;apparences&raquo;<a href="#bnote17" name="note17"><strong>[17]</strong></a>.</p> <p>Proudhon, pour sa part, se concentre presque exclusivement sur les th&egrave;mes &agrave; traiter dans l&rsquo;art. Certes, il regarde vers l&rsquo;avenir, mais en quels termes?&nbsp;</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Quant &agrave; nous socialistes r&eacute;volutionnaires, nous disons aux artistes comme aux litt&eacute;rateurs: notre id&eacute;al, c&rsquo;est le droit &agrave; la v&eacute;rit&eacute;. Si vous ne savez avec cela faire de l&rsquo;art et du style, arri&egrave;re! Nous n&rsquo;avons pas besoin de vous. Si vous &ecirc;tes au service des corrompus, des luxueux, des fain&eacute;ants, arri&egrave;re! Nous ne voulons pas de vos arts. Si l&rsquo;aristocratie, le pontificat et la majest&eacute; royale vous sont indispensables, arri&egrave;re toujours! Nous proscrivons votre art ainsi que vos personnes. L&rsquo;avenir est splendide devant nous&hellip; </span><a href="#bnote18" name="note18"><strong>[18]</strong></a></p> <p>Proudhon et Courbet &eacute;taient effectivement tr&egrave;s proches. Courbet admirait &eacute;norm&eacute;ment Proudhon et le philosophe encourageait le peintre &agrave; peindre le &laquo;r&eacute;el&raquo;, dans un sens assez diff&eacute;rent de Baudelaire. Les deux regardent vers l&rsquo;avenir, mais ils ne cherchent et ne voient peut-&ecirc;tre pas les m&ecirc;mes choses. C&rsquo;est peut-&ecirc;tre dans ce sens qu&rsquo;Ansky parle de la perdrix et de Proudhon. La perdrix ne regarde pas tr&egrave;s loin. Elle n&rsquo;est pas comme l&rsquo;aigle ou le faucon qui, eux, ont une vision excellente. En termes artistiques, Proudhon serait-il comparable &agrave; une perdrix?</p> <p>On sait que <em>L&rsquo;Atelier du peintre</em> est d&eacute;fini par la critique comme une sorte de manifeste du r&eacute;alisme de Courbet. Thomas Schlesser la d&eacute;finit dans ces termes: &laquo;l&rsquo;&oelig;uvre de Courbet est engag&eacute;e. En faveur du r&eacute;alisme d&rsquo;abord, dont elle se veut &agrave; la fois le bilan et le programme esth&eacute;tique&hellip; Mais cette &oelig;uvre (l&rsquo;Atelier) est &eacute;galement engag&eacute;e politiquement, socialement, en faveur d&rsquo;un monde nouveau<a href="#bnote19" name="note19"><strong>[19]</strong></a>&raquo;. Selon Bola&ntilde;o, Ansky consid&egrave;re Courbet &laquo;comme le paradigme de l&rsquo;artiste r&eacute;volutionnaire. Il se moque, par exemple de la conception manich&eacute;enne que certains peintres sovi&eacute;tiques ont de Courbet&raquo; (p.827). Il s&rsquo;agit de deux id&eacute;es diff&eacute;rentes. D&rsquo;une part, il y a la figure de Courbet comme h&eacute;ros r&eacute;volutionnaire ou comme artiste engag&eacute; et, d&rsquo;autre part, il y a le d&eacute;tournement du r&eacute;alisme de Courbet chez les r&eacute;alistes sovi&eacute;tiques des ann&eacute;es 1930. Toutes ces discussions permettent &agrave; Bola&ntilde;o de mieux d&eacute;finir ses propres id&eacute;es sur le politique et ce qu&rsquo;on appellera l&rsquo;impolitique.&nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bola&ntilde;o et la critique litt&eacute;raire</strong></span></p> <p>Bola&ntilde;o s&rsquo;int&eacute;resse aussi dans <em>2666</em> &agrave; la figure du critique litt&eacute;raire comme personnage de fiction. Dans la premi&egrave;re partie du roman, les quatre personnages principaux, quatre critiques litt&eacute;raires &mdash;un Fran&ccedil;ais, un Espagnol, un Italien et une Anglaise&mdash;, essaient de lever le voile qui recouvre certains aspects de la vie de Benno von Archimboldi, un &eacute;crivain qui n&rsquo;est connu de personne:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Le travail de Pelletier se focalisa sur l&rsquo;insularit&eacute;, sur la rupture qui semblait caract&eacute;riser la totalit&eacute; des livres d&rsquo;Archimboldi au regard de la tradition allemande, mais pas au regard d&rsquo;une certaine tradition europ&eacute;enne. Le travail de Espinoza, l&rsquo;un des plus s&eacute;duisants qu&rsquo;Espinoza ait jamais &eacute;crits, gravitait autour du myst&egrave;re qui voilait la silhouette d&rsquo;Archimboldi, dont pratiquement personne, pas m&ecirc;me son &eacute;diteur, ne savait rien : ses livres paraissaient sans photo sur le rabat ou en quatri&egrave;me de couverture ; ses donn&eacute;es bibliographiques &eacute;taient minimes (&eacute;crivain allemand n&eacute; en Prusse en 1920). (p. 28)</span></p> <p>Les m&eacute;thodes et les r&eacute;sultats des recherches des critiques litt&eacute;raires sur son &laquo;personnage&raquo;, c&rsquo;est-&agrave;-dire sur l&rsquo;&eacute;crivain Archimboldi, sont analys&eacute;s par Bola&ntilde;o pour mieux comprendre son propre r&ocirc;le en tant qu&rsquo;&eacute;crivain jug&eacute; par la critique a posteriori: l&rsquo;&eacute;crivain comme objet d&rsquo;&eacute;tude. L&rsquo;&eacute;crivain partage alors avec les critiques les m&ecirc;mes intentions: r&eacute;fl&eacute;chir sur le m&eacute;tier de l&acute;&eacute;criture et sur la m&eacute;thode, c&rsquo;est-&agrave;-dire sur le style.</p> <p>Bola&ntilde;o fait un exercice d&rsquo;anticipation litt&eacute;raire puisqu&rsquo;il va &agrave; la rencontre de la critique sur son propre terrain. Il r&eacute;fl&eacute;chit aux rapports entre litt&eacute;rature et critique litt&eacute;raire afin de s&rsquo;interroger sur les possibilit&eacute;s et les limites de la fiction une fois &eacute;tudi&eacute;e et expliqu&eacute;e par les critiques. Qu&rsquo;est-ce qu&rsquo;un critique croit savoir sur son objet d&rsquo;&eacute;tude? Pourquoi, &agrave; un moment donn&eacute;, un critique croit en savoir plus de l&rsquo;&oelig;uvre que l&rsquo;auteur lui-m&ecirc;me? Voyons un exemple. C&rsquo;est M. Bubis, l&rsquo;&eacute;diteur d&rsquo;Archimboldi, qui raconte la sc&egrave;ne:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">&laquo;Qu&rsquo;en pensez vous d&rsquo;Archimboldi? r&eacute;p&eacute;ta Bubis.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Le visage de Junge devint rouge comme le cr&eacute;puscule qui, derri&egrave;re la colline, montait, puis vert, comme les feuilles p&eacute;rennes des arbres du bois.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Hum, dit-il, hum, puis les yeux se tourn&egrave;rent vers la petite maison, comme s&rsquo;il attendait que de l&agrave; vienne l&rsquo;inspiration ou l&rsquo;&eacute;loquence, ou n&rsquo;importe quel type d&rsquo;aide. Pour &ecirc;tre franc avec vous, dit-il- puis: sinc&egrave;rement, mon opinion n&rsquo;est pas&hellip;puis, enfin: que puis-je vous dire?</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Quelque chose, dit Bubis, votre opinion en tant que lecteur, votre opinion en tant que critique.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Bien, dit Junge, je l&rsquo;ai lu, c&rsquo;est un fait.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Tous deux sourirent.&nbsp;</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Mais ajouta-t-il, je n&rsquo;ai pas l&rsquo;impression que c&rsquo;est un auteur&hellip;c&rsquo;est-&agrave;-dire, il est allemand, on ne peut pas le nier, sa prosodie est allemande, vulgaire mais allemande, ce que je veux dire, c&rsquo;est que j&rsquo;ai l&rsquo;impression que ce n&rsquo;est pas un &eacute;crivain europ&eacute;en.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Am&eacute;ricain, peut-&ecirc;tre? dit Bubis, qui &agrave; l&rsquo;&eacute;poque caressait l&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;acheter les droits de trois romans de Faulkner.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Non, pas am&eacute;ricain non plus, plut&ocirc;t africain, dit Junge, et il se remit &agrave; faire des grimaces sous les branches des arbres. Plus exactement: asiatique, murmura le critique.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- De quelle partie de l&rsquo;Asie ? voulut savoir Bubis.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Comment je pourrais le savoir, dit Junge, indochinois, malais, il a l&rsquo;air persan dans ses meilleurs passages.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Ah, la litt&eacute;rature persane, dit Bubis, qui en r&eacute;alit&eacute; ne connaissait absolument rien &agrave; la litt&eacute;rature persane.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Malais, malais, dit Junge&hellip;</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Ce soir-l&agrave;&hellip;Bubis apprit &agrave; la baronne que le critique n&rsquo;aimait pas les livres d&rsquo;Archimboldi.&nbsp;</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- &Ccedil;a a de l&rsquo;importance? demanda la baronne qui, &agrave; sa mani&egrave;re, et en conservant toute son ind&eacute;pendance, aimait l&rsquo;&eacute;diteur et tenait en haute estime ses opinions.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- &Ccedil;a d&eacute;pend, dit Bubis en cale&ccedil;on, a c&ocirc;t&eacute; de la fen&ecirc;tre, tout en regardant l&rsquo;obscurit&eacute; ext&eacute;rieure par un interstice minuscule entre les rideaux. Pour nous, en r&eacute;alit&eacute;, &ccedil;a n&rsquo;a pas beaucoup d&rsquo;importance. Pour Archimboldi, en revanche, &ccedil;a en a beaucoup. (p.933)</span></p> <p>La question de la vulgarit&eacute; est une caract&eacute;ristique propos&eacute;e par plusieurs critiques au moment de d&eacute;finir la personnalit&eacute; et l&rsquo;&oelig;uvre d&rsquo;Archimboldi. Mais, ce qui nous int&eacute;resse c&rsquo;est le fait de constater qu&rsquo;Archimboldi a, selon Junge, un style jug&eacute; comme extra-europ&eacute;en, voir extra-occidental. En tout cas, c&rsquo;est un style en dehors du canon. Cela est un aspect que les quatre critiques litt&eacute;raires de la premi&egrave;re partie du roman entrevoient seulement dans leurs r&ecirc;ves et leurs cauchemars.</p> <p>Bola&ntilde;o essaie dans <em>2666</em> d&rsquo;anticiper la r&eacute;ception de la critique &agrave; sa propre &oelig;uvre. On se demande toutefois quelles sont les strat&eacute;gies narratives de Bola&ntilde;o pour contourner et &laquo;tromper&raquo; la critique, et comment l&rsquo;&eacute;crivain reconfigure la figure du critique &agrave; travers ses propres fictions. Ce sont les questions que pose Bola&ntilde;o &agrave; plusieurs reprises. Comme on l&rsquo;a d&eacute;j&agrave; montr&eacute;, pour lui, les critiques ne pouvaient pas &laquo;rire ou se d&eacute;primer&raquo; (p.43) avec l&rsquo;auteur, avec Archimboldi. Bola&ntilde;o se demande quel type de relation se construit entre les auteurs et les critiques. Il se demande, dans le cas de Grosz par exemple, quelle est la d&eacute;finition d&rsquo;une &oelig;uvre originale et les rapports entre celle-ci et les copies:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Mme Bubis se posait la question de savoir jusqu&rsquo;au quel point quelqu&rsquo;un peut conna&icirc;tre l&rsquo;&oelig;uvre de quelqu&rsquo;un d&rsquo;autre. Par exemple, moi, l&rsquo;&oelig;uvre de Grosz me passionne, dit-elle en d&eacute;signant les dessins de Grosz accroch&eacute;s au mur, mais est-ce que je connais r&eacute;ellement son &oelig;uvre? Ses histoires me font rire, &agrave; certaines moments je crois que Grosz les a dessin&eacute;es pour que je rie, &agrave; certaines occasions le rire se transforme en &eacute;clat de rire, et les &eacute;clats de rire en cris de fou rire, mais j&rsquo;ai rencontr&eacute; une fois un critique d&rsquo;art qui aimait Grosz, &eacute;videmment, et qui pourtant sombrait dans la d&eacute;pressions lorsqu&rsquo;il assistait &agrave; une r&eacute;trospective de son &oelig;uvre, ou lorsque pour des raisons professionnelles, il devait &eacute;tudier un tableau ou un dessin. Et ces d&eacute;pressions ou ces p&eacute;riodes de tristesse duraient habituellement des semaines. Ce critique d&rsquo;art &eacute;tait un ami &agrave; moi, mais jamais nous n&rsquo;avions abord&eacute; le sujet de Grosz. Une fois cependant je ai dit ce qui m&rsquo;arrivait. Au d&eacute;but il ne voulait pas le croire. Ensuite il s&rsquo;est mis &agrave; remuer la t&ecirc;te d&rsquo;un c&ocirc;t&eacute; &agrave; l&rsquo;autre. Puis il m&rsquo;a regard&eacute; de haut en bas comme s&rsquo;il ne me connaissait pas. J&rsquo;ai pens&eacute; qu&rsquo;il &eacute;tait devenu fou. Il a cess&eacute; toute relation amicale avec moi pour toujours. Il n&rsquo;ya pas tr&egrave;s longtemps on m&rsquo;a racont&eacute; qu&rsquo;il dit encore que je ne sais rien sur Grosz et que mon go&ucirc;t esth&eacute;tique ressemble &agrave; celui d&rsquo;une vache. Bon, en ce qui me concerne, il peut dire ce qu&rsquo;il veut. Moi je ris avec Grosz, lui, Grosz, le d&eacute;prime, mais qui conna&icirc;t Grosz r&eacute;ellement? &nbsp;Imaginons, dit Mme Bubis, qu&rsquo;&agrave; cet instant pr&eacute;cis on frappe &agrave; la porte et qu&rsquo;apparaisse mon vieil ami le critique d&rsquo;art. Il s&rsquo;assoit ici, sur le sofa, &agrave; c&ocirc;t&eacute; de moi, et l&rsquo;un des vous sort un dessin non sign&eacute;, nous assure qu&rsquo;il est de Grosz et qu&rsquo;il d&eacute;sire le vendre. Je regarde le dessin et souris, puis je sors mon ch&eacute;quier et je l&rsquo;ach&egrave;te. Le critique d&rsquo;art regarde le dessin et n&rsquo;est pas deprim&eacute;, il essai de me faire reconsid&eacute;rer l&rsquo;affaire. Pour lui ce n&rsquo;est pas un dessin de Grosz. Pour moi c&rsquo;est un dessin de Grosz. Lequel des deux a raison? Ou prenons l&rsquo;histoire d&rsquo;une autre mani&egrave;re. Vous, dit Mme Bubis en montrant Espinoza, vous sortez un dessin non sign&eacute; et dites qu&rsquo;il est de Grosz, et vous essayez de le vendre. Je ne ris pas, je l&rsquo;observe froidement, appr&eacute;cie le trait, la fermet&eacute;, la satire, mais rien dans le dessin ne suscite mon plaisir. Le critique d&rsquo;art l&rsquo;observe minutieusement et, comme c&rsquo;est normal chez lui, il est d&eacute;prim&eacute; et s&eacute;ance tenante fait une offre, une offre qui exc&egrave;de ses &eacute;conomies et qui, si elle est accept&eacute;e, le plongera dans de longues soir&eacute;es de m&eacute;lancolie. J&rsquo;essaie de le dissuader. Je luis dis que le dessin me para&icirc;t douteux parce qu&rsquo;il ne me fait pas rire. Le critique me r&eacute;pond qu&rsquo;il &eacute;tait temps que je vois l&rsquo;&oelig;uvre de Grosz avec des yeux d&rsquo;adulte et il me f&eacute;licite. Lequel des deux a raison? (p.42)</span></p> <p>On pourrait dire n&eacute;anmoins que l&rsquo;appr&eacute;ciation artistique, bien entendu, ne peut reposer exclusivement sur les plaisir ou l&rsquo;&eacute;motion imm&eacute;diate que peut produire une &oelig;uvre. Bola&ntilde;o remet en question l&rsquo;influence du march&eacute; dans l&rsquo;art, c&rsquo;est-&agrave;-dire le fait que l&rsquo;institutionnalisation des chefs d&rsquo;&oelig;uvre ait plus d&rsquo;importance que sa r&eacute;ception. C&rsquo;est le cas des ventes aux ench&egrave;res d&rsquo;&oelig;uvres d&rsquo;art. Mais, d&rsquo;autre part, il faut constater que les options propos&eacute;es par Mme Bubis sont assez simplistes: ou bien on rit, ou bien on est d&eacute;prim&eacute;. Il semble n&eacute;cessaire d&rsquo;analyser ces id&eacute;es tout en tenant compte de l&rsquo;usage de l&rsquo;ironie chez Bola&ntilde;o. Et si l&rsquo;on posait la question de Bubis autrement? Au lieu de se demander qui a raison, si on se demandait plut&ocirc;t pourquoi l&rsquo;un ou l&rsquo;autre devait avoir plus raison que l&rsquo;autre et quelles seraient les conditions de possibilit&eacute; d&rsquo;un jugement esth&eacute;tique? Cette question nous fait penser au dernier film d&rsquo;Abbas Kiarostami, <em>Copie conforme</em> (2010): dans le film, un sp&eacute;cialiste de l&rsquo;art de la Renaissance est remis en question en tant qu&rsquo;homme face &agrave; ses propres id&eacute;es par sa femme, notamment dans une sc&egrave;ne &agrave; Florence durant laquelle ils discutent de la valeur d&rsquo;une &oelig;uvre originale face &agrave; une copie de celle-ci, et sur la r&eacute;ception de l&rsquo;&oelig;uvre par le public.</p> <p>Dans le cas de deux critiques litt&eacute;raires du roman, Pelletier et Espinoza, quoiqu&rsquo;il s&rsquo;agisse de chercheurs confirm&eacute;s et s&eacute;rieux dans leur m&eacute;tier, ils sont plus int&eacute;ress&eacute;s &agrave; &laquo;s&rsquo;occuper de sauvegarder l&rsquo;&oelig;uvre d&rsquo;Archimboldi&raquo; (p.144). Ils agissent comme des gardiens du temple. Par contre, Norton et Morini, les deux autres critiques, ont un autre type de relation avec l&rsquo;&oelig;uvre d&rsquo;Archimboldi. C&rsquo;est pour cela qu&rsquo;ils ne veulent pas poursuivre Archimboldi comme des paparazzis. Ainsi:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">pour le dire en un mot et de mani&egrave;re brutale, Pelletier et Espinoza, tout en se promenant dans Sankt Pauli, prirent conscience que la qu&ecirc;te d&rsquo;Archimboldi ne pouvait jamais emplir leurs vies. Ils pouvaient le lire, ils pouvaient l&rsquo;&eacute;tudier, ils pouvaient le triturer, mais ils ne pouvaient pas s&rsquo;&eacute;crouler de rire avec lui, ni sombrer dans la d&eacute;prime avec lui, en partie parce que Archimboldi &eacute;tait toujours loin, en partie parce que son &oelig;uvre, &agrave; mesure qu&rsquo;on s&rsquo;y enfon&ccedil;ait, d&eacute;vorait ses explorateurs. Pour le dire en un mot: Pelletier et Espinoza comprirent &agrave; Sankt Pauli, et ensuite dans l&rsquo;appartement de Mme Bubis d&eacute;cor&eacute; des photographies du d&eacute;funt M. Bubis et de ses &eacute;crivains, qu&rsquo;ils voulaient faire l&rsquo;amour et non la guerre. (p.44)</span></p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bola&ntilde;o pour une litt&eacute;rature impolitique</strong></span></p> <p>Tout au long de <em>2666</em>, Bola&ntilde;o reconfigure les rapports entre critiques et &eacute;crivains &agrave; travers un nouveau regard sur le critique et sur son influence sur les lecteurs. Pour l&rsquo;&eacute;crivain chilien, rien n&rsquo;&eacute;chappe vraiment &agrave; la fiction, m&ecirc;me pas les analyses les plus &laquo;objectives&raquo; des critiques. Chez Bola&ntilde;o, on retrouve une nouvelle approche de la fiction, qu&rsquo;il faudra &eacute;tudier davantage. &nbsp;</p> <p>On lit <em>2666</em> comme une enqu&ecirc;te critique sur le contemporain, comme le dit le philosophe Italien Roberto Esposito. On se demande aussi quel horizon il peut y avoir pour une pens&eacute;e de l&rsquo;&eacute;mancipation dans ce contexte suicidaire<a href="#bnote20" name="note20"><strong>[20]</strong></a>. Ce qui est surtout int&eacute;ressant pour nous est d&rsquo;interroger ces deux sc&eacute;narios &agrave; travers le concept de l&rsquo;impolitique. C&rsquo;est-&agrave;-dire, l&rsquo;impolitique comme ce qui semble &ecirc;tre impropre au politique et difficile d&rsquo;aborder du point de vue politique. Pour Esposito, &laquo;l&rsquo;impolitique est une cat&eacute;gorie, mieux une perspective&hellip; (un horizon cat&eacute;goriel) essentiellement n&eacute;gative, critique et n&eacute;cessairement li&eacute;e &agrave; cette n&eacute;gativit&eacute;, &agrave; son inexprimabilit&eacute; positive, sous peine de renversement dans son propre oppos&eacute;e, c&rsquo;est-&agrave;-dire, dans les cat&eacute;gories du politique&hellip; on peut parler toujours &agrave; partir de ce qu&rsquo;elle ne repr&eacute;sente pas<a href="#bnote21" name="note21"><strong>[21]</strong></a>&raquo;. C&rsquo;est par ailleurs dans cette perspective aussi que Jean Luc Nancy parle de &laquo;la litt&eacute;rature en limite du politique<a href="#bnote22" name="note22"><strong>[22]</strong></a>&raquo;.</p> <p>D&egrave;s son premier roman, <em>Litt&eacute;rature nazie en Am&eacute;rique</em>, Bola&ntilde;o nous livre une sorte de feuille de route de sa litt&eacute;rature &agrave; venir: une litt&eacute;rature mineure toujours en d&eacute;placement. Une litt&eacute;rature d&eacute;finie par son go&ucirc;t pour les d&eacute;tails et les rencontres inou&iuml;es et <em>a priori </em>insignifiantes. Il s&rsquo;inspire notamment de Georges Perec:&nbsp;</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">on a tendance &agrave; revenir sur ses pas, on a peur de se perdre, on se limite volontiers aux seuls grands axes; mais avec un minimum d&rsquo;exp&eacute;rience et d&rsquo;esprit d&rsquo;initiative, il est n&eacute;anmoins relativement facile de se laisser aller au petit bonheur; il suffit en somme de marcher un peu le nez en l&rsquo;air, de se laisser tenter par une all&eacute;e plant&eacute;e d&rsquo;arbres, une statue &eacute;questre, un magasin &agrave; la vitrine lointainement all&eacute;chante, un attroupement, l&rsquo;enseigne d&rsquo;un pub, un autobus qui passe&hellip; <a href="#bnote23" name="note23"><strong>[23]</strong></a></span></p> <p>Il y a un souci de l&rsquo;infra-ordinaire chez Bola&ntilde;o, ce qui par ailleurs caract&eacute;risera l&rsquo;&oelig;uvre de Bola&ntilde;o par la suite (voir par exemple <em>La piste de glace </em>ou <em>Monsieur Pain</em>).&nbsp;</p> <p>D&rsquo;autre part, Bola&ntilde;o est, pour nous, un autopsiste du XXe si&egrave;cle: son but est de comprendre les rationalit&eacute;s qui sont derri&egrave;re les diff&eacute;rents types de violence. Dans toute son &oelig;uvre, de ses premiers romans (<em>La litt&eacute;rature nazie en Am&eacute;rique</em><a href="#bnote24" name="note24"><strong>[24]</strong></a>) jusqu&rsquo;&agrave; <em>2666</em>, Bola&ntilde;o s&rsquo;est toujours demand&eacute; non pas quelle est l&rsquo;origine du mal, mais bien plut&ocirc;t comment fonctionnent les dispositifs de la violence.&nbsp;</p> <p>Le but de la litt&eacute;rature chez Bola&ntilde;o est de s&rsquo;interroger sur les conditions de possibilit&eacute; des violences. Bola&ntilde;o se demande &agrave; plusieurs reprises: Comment r&eacute;agit un individu quelconque face &agrave; la violence? Parfois, il est un r&eacute;sistant, m&ecirc;me sans le vouloir (Auxilio dans <em>Amulet</em>), parfois il est un traitre (Wieder dans <em>&Eacute;toile distante</em>), parfois il est un &laquo;courtisan&raquo; (le pr&ecirc;tre j&eacute;suite dans <em>Nocturne du Chili</em>). &Agrave; rebours d&rsquo;une litt&eacute;rature de plus en plus attach&eacute; au politiquement correct, l&rsquo;&eacute;criture de Bola&ntilde;o d&eacute;range parce qu&rsquo;elle se veut avant tout &laquo;visc&eacute;raliste<a href="#bnote25" name="note25"><strong>[25]</strong></a>&raquo;. Bola&ntilde;o traite le r&eacute;el en autopsiste et non pas en th&eacute;rapeute<a href="#bnote26" name="note26"><strong>[26]</strong></a>. Il y a chez Bola&ntilde;o une autopsie du r&eacute;el et non pas une th&eacute;rapeutique.&nbsp;</p> <p><em>2666</em> est un grand roman du XXe si&egrave;cle par ses th&egrave;mes, et c&rsquo;est aussi un roman qui inaugure le XXIe si&egrave;cle par sa m&eacute;thode, par la fa&ccedil;on par laquelle Bola&ntilde;o traite le &laquo;r&eacute;el&raquo;. Bola&ntilde;o construit une &laquo;philosophie litt&eacute;raire&raquo;, comme l&rsquo;&eacute;crit Macherey, qui d&eacute;passe les cadres d&rsquo;analyse propres &agrave; un &eacute;crivain latino-am&eacute;ricain du XXe si&egrave;cle. C&rsquo;est pour cela qu&rsquo;il est si proche de Borges<a href="#bnote27" name="note27"><strong>[27]</strong></a>. Mais Borges, tout en &eacute;tant un &eacute;crivain n&eacute; au XIXe si&egrave;cle, a &eacute;t&eacute; aussi &agrave; part enti&egrave;re un &eacute;crivain du XXe si&egrave;cle par sa m&eacute;thode (notamment &agrave; partir de Fictions (1940) o&ugrave; l&rsquo;on trouve &laquo;Pierre M&eacute;nard&raquo;, &laquo;Funes&raquo;, &laquo;Tlon&raquo; etc.). L&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t &eacute;veill&eacute; par Borges dans le milieu philosophique en France d&egrave;s les ann&eacute;es 1950 avec Caillois et ensuite chez Foucault, Deleuze, Derrida, Blanchot, Ranci&egrave;re, est tr&egrave;s connu, mais il ne faut pas oublier que Borges est n&eacute; dans un sous-continent o&ugrave; l&rsquo;on disait (Groussac) qu&rsquo;&laquo;&ecirc;tre connu comme &eacute;crivain en Am&eacute;rique du Sud n&rsquo;est pas &ecirc;tre connu point&raquo;. Tout cela pour dire que m&ecirc;me Borges, aujourd&rsquo;hui appr&eacute;ci&eacute; partout, a d&ucirc; attendre plusieurs d&eacute;cennies pour &ecirc;tre &laquo;d&eacute;couvert&raquo; par les philosophes. Notre but n&eacute;anmoins n&rsquo;est pas bien s&ucirc;r de &laquo;d&eacute;couvrir&raquo; Bola&ntilde;o par la philosophie, mais seulement de penser avec lui le si&egrave;cle pass&eacute; et le si&egrave;cle &agrave; venir. Il nous semble que Bola&ntilde;o est en cela, et &agrave; sa mani&egrave;re, un &laquo;disciple&raquo; de Borges.&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <hr /> <p><a href="#note1" name="bnote1">1</a> Pierre Macherey, <em>&Agrave; quoi pense la litt&eacute;rature?</em>, PUF, Paris, 1990, p.8.<br /> <a href="#note2" name="bnote2">2</a> <em>Ibid</em>., p.11.<br /> <a href="#note3" name="bnote3">3</a> Jacques Ranci&egrave;re,<em> Et tant pis pour les gens fatigu&eacute;s</em>, Paris, Amsterdam, 2009, p.482.<br /> <a href="#note4" name="bnote4">4</a> Claude Lefort, <em>Un homme en trop : r&eacute;flexions sur &laquo; L&rsquo;archipel du Goulag &raquo;</em>, Paris, Seuil, 1976.<br /> <a href="#note5" name="bnote5">5</a> Miguel Abensour, &laquo; Le rouge et le noir &agrave; l&rsquo;ombre de 1789? &raquo;, dans <em>Critique de la Politique autour de Miguel Abensour</em>, Paris, Unesco, 2006.<br /> <a href="#note6" name="bnote6">6</a> Il s&rsquo;agit d&rsquo;un ensemble de crimes commis contre des femmes dans la ville fictive de Santa Teresa, inspir&eacute;e de Ciudad Ju&aacute;rez au Mexique, la ville la plus violente du monde: 119 assassinat par 100 000 habitants. Bien qu&rsquo;il y ait de plus en plus de meurtres li&eacute;s au trafic de drogues &agrave; Ciudad Ju&aacute;rez, la violence envers les femmes y demeure tr&egrave;s &laquo;singuli&egrave;re&raquo;, presque toujours d&eacute;velopp&eacute;e comme un rituel. Il y a surtout une mani&egrave;re assez frappante d&rsquo;exercer une violence sexuelle. Il y a eu pr&egrave;s de 500 victimes entre 1993 et 2003, l&rsquo;ann&eacute;e de l&rsquo;ach&egrave;vement du roman. Les crimes se poursuivent encore aujourd&rsquo;hui. Pr&eacute;cisons que le cadavre retrouv&eacute; en 1993 n&rsquo;est pas le premier de cette s&eacute;rie de crimes, mais seulement le premier pr&eacute;sent&eacute; par la presse comme fait divers.<br /> <a href="#note7" name="bnote7">7</a> &laquo;Bataille &mdash;penseur par excellence de l&rsquo;impossible&mdash; aura bien compris qu&rsquo;il fallait parler des camps comme du possible m&ecirc;me, le &lsquo;possible d&rsquo;Auschwitz&rsquo;, comme il &eacute;crit exactement&raquo;. Georges Didi-Huberman, <em>Images malgr&eacute; tout</em>, Paris, Minuit, 2003, p.42.<br /> <a href="#note8" name="bnote8">8</a> Bola&ntilde;o, &laquo;La litt&eacute;rature et l&rsquo;exil&raquo; (in&eacute;dit en fran&ccedil;ais), publi&eacute; dans <em>Entre par&eacute;ntesis</em>, Barcelona, Anagrama, 2003. (Je traduis.)<br /> <a href="#note9" name="bnote9">9</a> Propos recueillis dans Edmundo Paz Sold&aacute;n et Gustavo Faver&oacute;n Patriau, <em>Bola&ntilde;o salvaje</em>, Barcelone, Editorial Candaya, 2008.<br /> <a href="#note10" name="bnote10">10</a> Andr&eacute;s G&oacute;mez Bravo, &laquo;Jorge Volpi: &ldquo;Roberto Bola&ntilde;o fue el ultimo escritor latinoamericano&rdquo;&raquo;, latercera.com, [en ligne]. <a href="http://latercera.com/contenido/1453_229364_9.shtml" title="http://latercera.com/contenido/1453_229364_9.shtml">http://latercera.com/contenido/1453_229364_9.shtml</a>. (Page en ligne depuis le 26 f&eacute;vrier 2010 et consult&eacute;e le 4 juin 2010).<br /> <a href="#note11" name="bnote11">11</a> Voir aussi un article d&rsquo;Horacio Castellanos Moya &agrave; propos de &nbsp;Bola&ntilde;o: Horacio Castellanos Moya, &laquo;Sobre el mito Bola&ntilde;o&raquo;, lanacion.com, [en ligne]. <a href="http://www.lanacion.com.ar/nota.asp?nota_id=1176451" title="http://www.lanacion.com.ar/nota.asp?nota_id=1176451">http://www.lanacion.com.ar/nota.asp?nota_id=1176451</a>. (Page en ligne depuis le 19 septembre 2009 et consult&eacute;e le 15 novembre 2009).<br /> <a href="#note12" name="bnote12">12</a> &Agrave; ce sujet voir surtout le po&egrave;te p&eacute;ruvien C&eacute;sar Vallejo comme personnage dans <em>Monsieur Pain</em> et la &laquo;m&egrave;re des po&egrave;tes mexicains&raquo;, l&rsquo;uruguayenne Auxilio Lacouture, dans <em>Amulet</em>, entre autres.<br /> <a href="#note13" name="bnote13">13</a> Georges Navet et Patrice Vermeren, &laquo; Th&eacute;ories de la violence, politiques de la m&eacute;moire et sujets de la d&eacute;mocratie &raquo;, <em>Topique </em>2003/2, n&deg; 83, p.47.<br /> <a href="#note14" name="bnote14">14</a> On pourrait faire toute une th&egrave;se sur ce tableau et notamment autour de Courbet-Baudelaire-Proudhon. Disons au passage qu&rsquo;elle a d&eacute;j&agrave; &eacute;t&eacute; faite par Fr&eacute;d&eacute;rique Desbuissons: &laquo;Peu de toiles ont &eacute;t&eacute; plus comment&eacute;es et d&eacute;cortiqu&eacute;es que <em>L&rsquo;Atelier</em>. Une th&egrave;se de l&rsquo;historienne de l&rsquo;art Fr&eacute;d&eacute;rique Desbuissons est d&rsquo;ailleurs consacr&eacute;e &agrave; cet incroyable flot d&rsquo;interpr&eacute;tations qui continue aujourd&rsquo;hui encore&raquo;, Thomas Schlesser, <em>Courbet, un peintre &agrave; contre temps</em>, Paris, Ed. Scala, 2007, p.32. Le titre de la th&egrave;se de Desbuissons est: &laquo;&Eacute;nigme et interpr&eacute;tations: <em>L&rsquo;Atelier du peintre </em>de Gustave Courbet, histoire d&rsquo;une &oelig;uvre inachev&eacute;e&raquo; (sous la direction de M. Gilbert Lascault).<br /> <a href="#note15" name="bnote15">15</a> Chez Bola&ntilde;o on trouve toujours une fascination pour les comparaisons entre les hommes et les animaux. Ce th&egrave;me est trait&eacute; dans toute son &oelig;uvre. Le rat a une place du premier ordre chez Bola&ntilde;o.<br /> <a href="#note16" name="bnote16">16</a> Michael Fried, <em>Le r&eacute;alisme de Courbet</em>, Paris, Gallimard, 1993.<br /> <a href="#note17" name="bnote17">17</a> &laquo;Hay un tipo de lector actual, el lector de ficciones policiales. Estae lector ha sido &mdash;ese lector se encuentra en todos los pa&iacute;ses del mundo y se cuenta por milloes- engendrado por Edgar Allan Poe&raquo;, Borges, <em>El cuento policial, en Pr&oacute;logo a Seis Problemas para Isidro Parodi</em>, Barcelona, Ed Bruguera, 1982.<br /> <a href="#note18" name="bnote18">18</a> Proudhon, <em>Du principe de l&rsquo;art et de sa destination sociale</em>, Gen&egrave;ve-Paris, Slatkine, 1982, p.280.<br /> <a href="#note19" name="bnote19">19</a> Thomas Schlesser, <em>Courbet, un peintre &agrave; contre temps</em>, Paris, Scala, 2007, p.32.<br /> <a href="#note20" name="bnote20">20</a> Quelle est la figure de la femme construite par les bourreaux? Quel rapport y a t il entre langage et passage &agrave; l&rsquo;acte (fa&ccedil;ons de torturer et de tuer en 2666)?<br /> <a href="#note21" name="bnote21">21</a> Roberto Esposito, &laquo;Perspectives de l&rsquo;impolitique&raquo;, <em>Revue Tumultes</em>, no 8, Apolitismes, 1996, p.60.<br /> <a href="#note22" name="bnote22">22</a> Voir Jean Luc Nancy, &laquo;Autour de la notion de communaut&eacute; litt&eacute;raire&raquo;, <em>Revue Tumultes</em>, no 6, mai 1995, p.15.<br /> <a href="#note23" name="bnote23">23</a> Georges Perec,<em> L&rsquo;infra ordinaire</em>, Paris, Seuil, 1989, p. 82.<br /> <a href="#note24" name="bnote24">24</a> Dans <em>La litt&eacute;rature nazie en Am&eacute;rique</em> (1993), on trouve tous les th&egrave;mes et contextes trait&eacute;s par Bola&ntilde;o par la suite.<br /> <a href="#note25" name="bnote25">25</a> Le r&eacute;el-visceralisme ou infra-rr&eacute;alisme est le mouvement cr&eacute;e par Bola&ntilde;o au Mexique dans les ann&eacute;es 1970. Voir surtout <em>Les d&eacute;tectives sauvages</em>, <em>L&rsquo;universit&eacute; inconnue </em>(po&egrave;mes de Bola&ntilde;o) et les po&egrave;mes de Mario Santiago (Ulises Lima dans <em>Les d&eacute;tectives sauvages</em>).<br /> <a href="#note26" name="bnote26">26</a> Dans cette perspective, on pourrait placer Bola&ntilde;o &agrave; c&ocirc;t&eacute; de Thomas Bernhard ou David Lynch.<br /> <a href="#note27" name="bnote27">27</a> Dans &laquo;Conseils pour &eacute;crire un conte&raquo;, Bola&ntilde;o d&eacute;clare que sa r&eacute;f&eacute;rence la plus importante est Borges: &laquo;Il faut lire et relire Borges, encore une fois&raquo;, dans <em>Entre Par&eacute;ntesis</em>, Barcelona, Anagrama, 2003.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/litterature-impolitique-0#comments BATAILLE, Georges BAUDELAIRE, Charles BOLAÑO, Roberto BORGES, Jorge Luis BRAVO, Andrés Gomez Chili Crime DESBUISSONS, Frédérique ESPOSITO, Roberto Fait divers Histoire Imaginaire de la fin Justice LACOUTURE, Auxilio LEFORT, Claude MACHEREY, Pierre MOYA, Horacio Castellanos Politique PROUDHON, Pierre-Joseph Représentation REVERDY, Pierre Roman policier SCHLESSER, Thomas VALLEJO, César VILAS-MATAS, Enrique Violence Roman Wed, 12 Jan 2011 14:30:59 +0000 Alberto Bejarano 305 at http://salondouble.contemporain.info Photogénie du terroriste http://salondouble.contemporain.info/lecture/photogenieduterroriste <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/cote-fournier-laurence">Côté-Fournier, Laurence </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/attaques-sur-le-chemin-le-soir-dans-la-neige">Attaques sur le chemin, le soir, dans la neige</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/biblio/des-foules-des-bouches-des-armes">Des foules des bouches des armes</a> </div> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/vous-n-etiez-pas-la">Vous n’étiez pas là</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><div> &laquo;L&rsquo;acte surr&eacute;aliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, &agrave; descendre dans la rue et &agrave; tirer au hasard, tant qu&rsquo;on peut, dans la foule<a name="note1" href="#note1b"><strong>[1]</strong></a>.&raquo; Cette phrase, tir&eacute;e du <em>Second manifeste du surr&eacute;alisme</em>, aurait &eacute;t&eacute; cit&eacute;e en 1968 par un avocat allemand plaidant pour la lib&eacute;ration d&rsquo;&eacute;tudiants accus&eacute;s d&rsquo;incitation &agrave; l&rsquo;incendie. Le tract qu&rsquo;ils avaient distribu&eacute; dans les rues de Francfort, qui avait caus&eacute; leur incarc&eacute;ration, saluait le feu qui avait d&eacute;truit un grand magasin de Bruxelles et fait trois cents morts. Selon l&rsquo;avocat, il s&rsquo;agissait n&eacute;anmoins d&rsquo;&laquo;un simple texte&raquo; marquant les premiers pas litt&eacute;raires de ces jeunes &eacute;tudiants, dans &laquo;la tradition satirique des dada&iuml;stes et des surr&eacute;alistes&raquo; (FBA, p. 116), deux groupes n&rsquo;ayant jamais fait couler le sang. Un mois plus tard, ceux qu&rsquo;on regroupera sous l&rsquo;appellation de &laquo;bande &agrave; Baader&raquo; incendieront deux grands magasins de Francfort, et leurs actions marqueront le d&eacute;but de la gu&eacute;rilla urbaine men&eacute;e en Allemagne par la Rote Arme Fraktion (RAF).</div> <div>&nbsp;</div> <div>Dans la &laquo;trilogie allemande&raquo; d&rsquo;Alban Lefranc <a name="note2" href="#note2b"><strong>[2]</strong></a>, art et politique ne peuvent &ecirc;tre dissoci&eacute;s, sinon au prix d&rsquo;un oubli volontaire, d&rsquo;un abandon &agrave; l&rsquo;euphorie d&rsquo;un discours dominant d&rsquo;o&ugrave; sont expuls&eacute;es toutes les impuret&eacute;s. Si, aux mots r&eacute;volutionnaires des dada&iuml;stes jamais transform&eacute;s en v&eacute;ritables incendies, r&eacute;pondent les actes autrement plus violents de la RAF, Alban Lefranc n&rsquo;oppose pas st&eacute;rilement les armes aux paroles. Trois biographies fictives &eacute;voquent trois figures allemandes r&eacute;elles de l&rsquo;apr&egrave;s-guerre : l&rsquo;enfant terrible du cin&eacute;ma Rainer Werner Fassbinder dans <em>Attaques sur le chemin, le soir, dans la neige</em> (2005), le po&egrave;te Bernward Wesper dans <em>Des foules des bouches des armes</em> (2006) et la chanteuse et mannequin Nico dans <em>Vous n&rsquo;&eacute;tiez pas l&agrave;</em> (2009)<a name="note3" href="#note3b"><strong>[3]</strong></a>. Comme Fassbinder, qui appariait dans son &oelig;uvre des extraits de journaux et d&rsquo;&eacute;missions de radio et de t&eacute;l&eacute;vision de l&rsquo;&eacute;poque, Lefranc int&egrave;gre dans ses biographies des citations de politiciens, d&rsquo;artistes et d&rsquo;historiens, citations qui d&eacute;voilent ce qu&rsquo;a pu &ecirc;tre l&rsquo;air du temps dans lequel &ndash;et contre lequel&ndash; ses trois sujets ont &eacute;volu&eacute;. En t&eacute;moigne cet extrait d&rsquo;une <em>Histoire de l&rsquo;Allemagne </em>datant de 1992: &laquo;Dans les ann&eacute;es soixante, la reconstruction &eacute;tait largement achev&eacute;e; l&rsquo;accroissement du temps libre et de l&rsquo;aisance donna &agrave; chacun le loisir de r&eacute;fl&eacute;chir s&eacute;rieusement &agrave; la port&eacute;e du pass&eacute; nazi&raquo; (FBA, p. 53). Ou encore, cette phrase lanc&eacute;e en plein boom &eacute;conomique allemand par Franz Josef Strauss, ministre-pr&eacute;sident de Bavi&egrave;re : &laquo;un peuple capable de telles prouesses &eacute;conomiques a le droit de ne plus vouloir entendre parler d&rsquo;Auschwitz&raquo; (AC, p. 41).</div> <div>&nbsp;</div> <div>En arri&egrave;re-plan de ces trois &oelig;uvres se meuvent Andreas Baader, Gudrun Ensslin et Ulrike Meinhof, figures de proue de la RAF, terriblement photog&eacute;niques et dangereusement beaux, incendiaires et poseurs de bombes, eux-m&ecirc;mes transform&eacute;s au fil du temps en images aussi s&eacute;duisantes que celles des publicit&eacute;s vendant les produits br&ucirc;l&eacute;s. Ind&eacute;pendantes les unes des autres mais intrins&egrave;quement li&eacute;es par leurs th&egrave;mes et le territoire qu&rsquo;elles couvrent, les trois biographies ne suivent pas les r&egrave;gles habituelles du genre, celles des dialogues ins&eacute;r&eacute;s dans la bouche des morts et des sc&egrave;nes d&rsquo;anthologie restituant les moments importants de la vie des grands. Elles constituent plut&ocirc;t une cartographie de la r&eacute;sistance culturelle, une repr&eacute;sentation d&rsquo;un refoul&eacute; allemand, celui du nazisme et d&rsquo;un capitalisme embrass&eacute; d&rsquo;un peu trop pr&egrave;s, un peu trop vite; refoul&eacute; qu&rsquo;on aurait bien voulu tenir &agrave; distance mais qui ne cesse de remonter &agrave; la surface gr&acirc;ce aux efforts d&rsquo;artistes et de terroristes dont les d&eacute;marches, dans l&rsquo;apr&egrave;s-guerre allemand d&rsquo;Alban Lefranc, semblent indistinctes.</div> <div>&nbsp;</div> <div><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Du cin&eacute;ma consid&eacute;r&eacute; comme une forme de boxe</span></strong></div> <div>&nbsp;</div> <div>Si les strat&eacute;gies de r&eacute;sistance culturelle et politique en viennent &agrave; partager d&rsquo;aussi frappantes ressemblances dans les diff&eacute;rentes biographies &eacute;crites par Lefranc, c&rsquo;est que les unes comme les autres oeuvrent &agrave; partir de repr&eacute;sentations qui d&eacute;forment de mani&egrave;re ambigu&euml; les images associ&eacute;es au capitalisme de l&rsquo;apr&egrave;s-guerre. Fassbinder, engouffrant de formidables doses de coca&iuml;ne pour maintenir la productivit&eacute; d&eacute;mesur&eacute;e qu&rsquo;il conservera tout au long de sa carri&egrave;re, r&eacute;alise des drames historiques dans lesquels triomphent les plus vils au profit des plus faibles, au son d&rsquo;anciens discours de politiciens qui se targuent des progr&egrave;s accomplis depuis la guerre. Ce &laquo;clochard au bizarre accent bavarois, une allure de plouc beauf au milieu des richards de Munich&raquo; (AC, p. 15-16) &eacute;crit du fond de sa haine jamais &eacute;puis&eacute;e contre la soci&eacute;t&eacute; allemande et r&eacute;alise des films qu&rsquo;il l&acirc;che &agrave; la face du monde &laquo;comme des chiens&raquo; (AC, p. 45). Il est rappel&eacute; que le r&eacute;alisateur n&rsquo;a pas h&eacute;sit&eacute;, dans le cadre d&rsquo;un faux documentaire, &agrave; faire dire &agrave; sa propre m&egrave;re: &nbsp;&laquo;Ce qu&rsquo;il nous faudrait vois-tu dans ce pays [&hellip;] c&rsquo;est un chef, un v&eacute;ritable chef, mais qu&rsquo;il fasse preuve aussi de gentillesse et de bont&eacute;.&raquo; (AC, p. 30) &nbsp;Les corps, tant le sien, &laquo;le support par o&ugrave; peut sortir de la beaut&eacute;, des films, des livres, des tableaux&raquo; (AC, p. 47), que celui de ses personnages, constituent son arme de choix. Les spectateurs, confortables et distants sur leurs si&egrave;ges, doivent abandonner peu &agrave; peu leurs d&eacute;fenses, jusqu&rsquo;&agrave; ce que la violence sournoise des films de Fassbinder leur &eacute;clate au visage :</div> <div>&nbsp;</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">On choisira pour chaque film un corps de douleur, un homme, une femme, peu importe cette fois, qui sera lentement broy&eacute; par nous tous. Ce seront des histoires simples, de pauvres m&eacute;los. [&hellip;] Et que sur l&rsquo;&eacute;cran soudain sans crier gare des supplici&eacute;s fassent des signes sur leurs b&ucirc;chers. Pass&eacute; la rage sans m&eacute;lange des d&eacute;buts, on introduira ensuite un bon gros rire par le groin, un peu comme ce coup de karat&eacute; qui d&eacute;tend les chairs avant de les d&eacute;chirer. (AC, p. 48-49)</span></div> <div>&nbsp;</div> <div>Mythe ou r&eacute;alit&eacute;, Lefranc pr&ecirc;te &agrave; Fassbinder, pugiliste qui encaisse les coups et, surtout, les rend, &nbsp;le d&eacute;sir d&rsquo;utiliser comme acteur Mohammed Ali et de lui faire jouer les r&ocirc;les les plus provocants:</div> <div>&nbsp;</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Faire jouer &agrave; Ali un r&ocirc;le de leader politique? Ali en porte-parole des Black Panthers? Ali en truand reconverti? Ali en entra&icirc;neur sportif? Ali en terroriste allemand incendiaire de grands magasins? Ali en &eacute;crivain russe? [&hellip;] Il lui faut Ali, le seul qui puisse terroriser l&rsquo;Am&eacute;rique reaganienne apr&egrave;s sa digestion difficile de Miles David [&hellip;]. Il lui faut un bon viol &agrave; l&rsquo;Am&eacute;rique, massif, en gros plan, la seule chose qui puisse ravir le masochisme bourgeois. &nbsp;(AC, p. 82-83)</span></div> <div>&nbsp;</div> <div>Dans cette dynamique qui s&rsquo;apparente &agrave; celle d&rsquo;un combat extr&ecirc;me, o&ugrave; &laquo;d&eacute;clencher des crises&raquo; (AC, p. 15) sert de principe esth&eacute;tique suffisant pour nourrir toute une filmographie, courir &agrave; sa perte va de soi. On n&rsquo;est en effet &laquo;jamais assez plong&eacute; dans la catastrophe&raquo; (AC, p. 15), et s&rsquo;enfoncer dans cette catastrophe, au prix d&rsquo;une violence qui doit tout broyer, y compris soi-m&ecirc;me, est la seule route &agrave; prendre pour &eacute;chapper aux plats discours ambiants qui r&eacute;p&egrave;tent de sains principes de vie en masquant de leurs voix aseptis&eacute;es les menaces plus graves. Une &eacute;mission de radio mart&egrave;le qu&rsquo;&laquo;<em>une alimentation diversifi&eacute;e doubl&eacute;e de quelques exercices quotidiens simples [&hellip;] permet d&rsquo;entretenir ses capacit&eacute;s musculaires, d&rsquo;endurance et d&rsquo;&eacute;quilibre qui vont participer &agrave; la pr&eacute;vention du risque de chute</em>&raquo; (AC, p. 78-79); Fassbinder, mort &agrave; 37 ans apr&egrave;s avoir soigneusement massacr&eacute; son corps, aura choisi son camp.</div> <div>&nbsp;</div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>La r&eacute;sistance des corps</strong></span></div> <div>&nbsp;</div> <div>Nico, de qui ni le pass&eacute; de mannequin ni les chansons n&rsquo;&eacute;voquent de prime abord les combats politiques, Nico est &laquo;la plus belle femme du monde&raquo;, amie d&rsquo;Andy Warhol et mannequin, une image &agrave; vendre qui projette ostensiblement ses origines nazies. On r&eacute;sume sa vie &agrave; quelques actes de pr&eacute;sence autour des grands de son temps, biographie qui forme un <i>Who&rsquo;s who</i> miniature d&rsquo;une &eacute;poque et que Lefranc exp&eacute;die au d&eacute;but du livre:</div> <div>&nbsp;</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Pour avoir la paix, on vous cloue sur quelques faits av&eacute;r&eacute;s: La Dolce Vita, le Velvet Underground, quelques films de Warhol. Pour rire un peu (on aime rire), on ajoute &agrave; la liste un fils pr&eacute;tendument de Delon, des coucheries avec Jim Morrison, Iggy Pop, Leonard Cohen et d&rsquo;autres moins fameux.</span></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">La putain du bruit public dit: c&rsquo;est bien peu, en cinquante ans de vie. (VN, p. 13)</span></div> <div>&nbsp;</div> <div>L&rsquo;essentiel de Nico ne sera toutefois pas dans son &oelig;uvre mais dans ce qu&rsquo;elle en viendra &agrave; repr&eacute;senter. Lefranc vouvoie la chanteuse en lui posant mille questions auxquelles elle ne r&eacute;pond pas: Nico ne produit pas de discours, que des mythes, offerts aux affam&eacute;s et aux curieux.&nbsp;Elle d&eacute;fie les cat&eacute;gories et &eacute;chappe aux classements faciles. Nico, n&eacute;e en 1938, &nbsp;&laquo;poss&egrave;de plusieurs p&egrave;res &agrave; [son] arc, un carquois plein sur le dos &raquo;, qu&rsquo;elle d&eacute;coche calmement &laquo;sur les renifleurs d&rsquo;origines et de fondements.&raquo; (VN, p. 22-23) &laquo;Petite fille blonde avec de d&eacute;licieuses tresses nazies&raquo;, sa beaut&eacute; en devient &eacute;quivoque, comme un symbole de la s&eacute;duction des cr&eacute;atures produites par le r&eacute;gime hitl&eacute;rien: &laquo;Vous ne manquez jamais, surtout aupr&egrave;s des journalistes britanniques, de rappeler la splendeur nazie de cette ann&eacute;e-l&agrave;, vos cuisses vives, les joies de l&rsquo;&eacute;ducation au grand air.&raquo; (VN, p. 20).</div> <div>&nbsp;</div> <div><em>Vous n&rsquo;&eacute;tiez pas l&agrave;</em> d&eacute;bute sur ces paroles tir&eacute;es du journal de Franz Kafka: &laquo;sois absolument silencieux et seul. Le monde viendra s'offrir &agrave; toi pour que tu le d&eacute;masques, il ne peut faire autrement, extasi&eacute;, il se tordra devant toi.&raquo; Ce sera vers le visage parfait de Nico que rampera cette humanit&eacute; prise dans son mensonge, et ce seront les paradoxes qu&rsquo;il v&eacute;hiculera qui permettront &agrave; Lefranc de placer Nico dans le m&ecirc;me ensemble r&eacute;sistant que Fassbinder et les membres de la bande &agrave; Baader. Incarnation, par sa blondeur teutonne et sa beaut&eacute;, du miracle &eacute;conomique allemand de l&rsquo;apr&egrave;s-guerre &ndash;comme les femmes fatales mises en sc&egrave;ne par Fassbinder&ndash;, elle cumule en dilettante les apparitions d&rsquo;&eacute;clat. &nbsp;</div> <div>&nbsp;</div> <div>En cela, la s&eacute;duction caus&eacute;e par la simple apparition, la simple existence, rassemble Nico et les membres de la bande &agrave; Baader. Tandis que les anarchistes d&eacute;crits par Uri Eisensweig dans l&rsquo;ouvrage qu&rsquo;il a consacr&eacute; &agrave; leurs repr&eacute;sentations<a name="note4" href="#note4b"><strong>[4]</strong></a> disparaissaient sous la n&eacute;gativit&eacute; de leurs gestes, les terroristes de Lefranc, eux, s&rsquo;imposent par une &laquo;extr&ecirc;me pr&eacute;sence<a name="note5" href="#note5b"><strong>[5]</strong></a>&raquo; et des actes spectaculaires qui rappellent &agrave; la soci&eacute;t&eacute; le pouvoir de l&rsquo;individu sur le collectif. Alors que dans la biographie consacr&eacute;e &agrave; Fassbinder, le corps, celui du r&eacute;alisateur ou celui des protagonistes de ses films, devait &ecirc;tre broy&eacute; pour que soit expos&eacute;e la violence latente du nouvel &Eacute;tat allemand, c&rsquo;est plut&ocirc;t son esth&eacute;tisation qui domine ici. Jet&eacute;s en prison, les terroristes r&eacute;pliquent en exposant aux m&eacute;dias leur perfection physique:</div> <div>&nbsp;</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Le 14 octobre 1968, ils comparaissaient devant le tribunal de Francfort. Ils avaient fait venir des v&ecirc;tements tout expr&egrave;s pour l&rsquo;occasion, des chemises de soie et des vestes de cuir, plant&eacute; des havanes au coin de leur bouche. Gudrun arborait un immense sourire sans parole. Pour des articulations souples, une peau saine et tendue, un regard sans cillement, Andreas avait recommand&eacute; le maximum de promenades autoris&eacute;es, beaucoup de sport dans les cellules, de profiter de toutes les occasions de faire craquer l&rsquo;espace domestique. Rien ne devait transpirer des humiliations subies, rien des fouilles sur les corps mis &agrave; nu, rien de l&rsquo;&eacute;miettement de leurs nerfs apr&egrave;s six mois sans l&rsquo;autre sexe. Opposer &agrave; leurs juges des corps effr&eacute;n&eacute;s vivants. (FBA, p. 136)</span></div> <div>&nbsp;</div> <div>Il n&rsquo;est donc gu&egrave;re surprenant que dans <em>Des foules, des bouches, des armes</em>, ce soient les vies des membres de la RAF qui finissent, un peu par d&eacute;faut, par prendre le premier rang, &eacute;clipsant au passage la vie autrement plus fade de Bernard Vesper, qui semble initialement former le propos principal du roman. &Eacute;crivain, fils d&rsquo;un po&egrave;te nazi, tout le destin de Vesper peut &ecirc;tre r&eacute;sum&eacute; par la phrase fulgurante qui ouvre le livre:</div> <div>&nbsp;</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">On raconte que Bernward Vesper, fils de Will Vesper, po&egrave;te paysan qui vibra pour l&rsquo;Allemagne hitl&eacute;rienne, connut Gudrun Ensslin, future ic&ocirc;ne &eacute;g&eacute;rie de la Fraction arm&eacute;e rouge, lui fit un fils, Felix, &eacute;crivit un livre et se suicida; qu&rsquo;il fut &eacute;cras&eacute; par ce p&egrave;re qu&rsquo;il se ha&iuml;ssait d&rsquo;aimer ou se plaisait &agrave; ha&iuml;r, selon les jours, et qu&rsquo;il en fit toute la mati&egrave;re du grand cahier qu&rsquo;il avait toujours avec lui; que les drogues faillirent bien l&rsquo;emporter tout pr&egrave;s d&rsquo;une r&eacute;v&eacute;lation qu&rsquo;il voulait faire partager &agrave; tous; que dans l&rsquo;ivresse, aux confins de l&rsquo;aube, il n&rsquo;&eacute;tait pas toujours ridicule. &nbsp;(FBA, p. 15)</span></div> <div>&nbsp;</div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Fictions du terroriste</strong></span></div> <div>&nbsp;</div> <div>Lefranc, &eacute;crivant quelques d&eacute;cennies apr&egrave;s le passage de ses sujets, observe non seulement ce qu&rsquo;a &eacute;t&eacute; leur existence, mais surtout, ce qui en reste. Sur les cercueils trop t&ocirc;t clou&eacute;s de ces &ecirc;tres seront &eacute;rig&eacute;s des mausol&eacute;es faits de lambeaux d&rsquo;images m&eacute;diatiques, d&rsquo;&eacute;chos de rumeurs publiques mille fois d&eacute;lay&eacute;s, de r&eacute;cup&eacute;rations figeant le discours des &oelig;uvres qu&rsquo;ils auront laiss&eacute;es. En choisissant de se concentrer sur cette p&eacute;riode r&eacute;volue, Lefranc peut ainsi montrer les interpr&eacute;tations qu&rsquo;on a faites de ces parcours, qui sont bien souvent r&eacute;duits &agrave; l&rsquo;anecdote et au spectaculaire, comme si la pleine port&eacute;e des actions demeurait incompr&eacute;hensible ou insoutenable. L&rsquo;&oelig;uvre autrefois jug&eacute;e si scandaleuse de Fassbinder est exploit&eacute;e pour qu&rsquo;en soit tir&eacute; profit; Nico devient une autre de ces mannequins aux vell&eacute;it&eacute;s artistiques ridicules, drogu&eacute;e et d&eacute;chue. Le cas des terroristes de la RAF est toutefois le plus patent, et Lefranc recense m&eacute;thodiquement les explications et commentaires construits autour de leurs oeuvres. Des psychologues attribuent le radicalisme de leurs positions &agrave; des troubles d&rsquo;&eacute;locution dans la petite enfance, d&rsquo;autres &agrave; leur &eacute;ducation protestante. C&rsquo;est de m&ecirc;me par la dissection du cerveau d&rsquo;Ulrike Meinhof qu&rsquo;on tentera de trouver une explication &agrave; la violence de son comportement, car on &laquo;<em>consid&egrave;re que le glissement vers la terreur peut &ecirc;tre expliqu&eacute; par la maladie cervicale</em>.&raquo; (AC, p. 26) Les terroristes sont au c&oelig;ur d&rsquo;expositions d&rsquo;art, de pi&egrave;ces de th&eacute;&acirc;tre et de films qui contribueront &agrave; styliser leurs actes et &agrave; transformer les membres de la bande &agrave; Baader en ic&ocirc;nes culturelles. Il n&rsquo;est alors plus question de d&eacute;terminer si la violence constitue, ou non, une m&eacute;thode d&rsquo;action politique valable, mais plus directement de savoir si une telle violence peut m&ecirc;me &ecirc;tre re&ccedil;ue pour ce qu&rsquo;elle est, sans &ecirc;tre r&eacute;duite &agrave; une image affaiblie ou &agrave; l&rsquo;anecdote, s&eacute;diment&eacute;e dans un r&eacute;cit qui en ferme les interpr&eacute;tations. &nbsp;</div> <div>&nbsp;</div> <div>De la violence et des actes, il reste donc surtout des images, qui &eacute;chappent peu &agrave; peu au contr&ocirc;le de ceux qui les ont fait na&icirc;tre. Dans la mythologie r&eacute;volutionnaire, ces jeunes terroristes prennent des allures de rock star ou de vedettes de cin&eacute;ma<a name="note6" href="#note6b"><strong>[6] </strong></a>&nbsp;&ndash;ce qu&rsquo;a &eacute;t&eacute; Nico, ce qu&rsquo;a mis en sc&egrave;ne Fassbinder. Lefranc, &agrave; cet &eacute;gard, est loin d&rsquo;&ecirc;tre inconscient de l&rsquo;ambigu&iuml;t&eacute; qui entoure les membres de la bande &agrave; Baader. Il leur fait ainsi dire : &laquo;On nous a reproch&eacute; notre go&ucirc;t des Porsche, des chemises de soie, des jambes de femmes. On se demande bien quel s&eacute;minaire de sociologie a &eacute;tabli une fois pour toutes que les r&eacute;volutionnaires doivent rouler dans des voitures d&rsquo;agonie.&raquo; (FBA, p. 149) Les biographies fictives de Lefranc, forc&eacute;ment prises elles aussi dans le jeu de l&rsquo;appropriation des actes politiques et des &oelig;uvres artistiques, tentent d&rsquo;&eacute;chapper aux pi&egrave;ges d&eacute;nonc&eacute;s ou &eacute;voqu&eacute;s en multipliant les points de vue et les mises &agrave; distance. Lefranc, conscient comme Fassbinder que &laquo;la repr&eacute;sentation ouvre toujours aussi l&rsquo;espace d&rsquo;une r&eacute;alit&eacute; m&eacute;diatique<a name="note7" href="#note7b"><strong>[7]</strong></a>&raquo;, fait une large place aux discours de ceux qui ont eux aussi glos&eacute; sur ces figures. Il cite ainsi &ndash;peut-&ecirc;tre hors contexte&ndash; Christine Angot, qui a &eacute;crit dans une pi&egrave;ce consacr&eacute;e &agrave; la bande &agrave; Baader (<em>Angot/Meinhof</em>), &laquo;ce sont des gens qui ont analys&eacute; une situation, qui ont compris le danger, qui ont vu le danger, et on voit maintenant &agrave; quel point ils avaient raison. Sur le fond ils avaient raison de tuer le patron des patrons, Schleyer&raquo; (AC, p. 19). Lefranc, sans jamais tirer de telles conclusions, laisse quant &agrave; lui les corps parler, et les gens parler pour ces corps.<br /> &nbsp;</div> <hr /> <div><a name="note1b" href="#note1">1</a> Andr&eacute; Breton, <em>Manifestes du surr&eacute;alisme</em>, Gallimard (Folio essais), 1979 [1930], p. 74.</div> <div><a name="note2b" href="#note2">2</a> Les trois livres ne sont pas parus officiellement sous forme de trilogie lors de leur premi&egrave;re publication. Ils ont toutefois &eacute;t&eacute; pr&eacute;sent&eacute;s ainsi lors de la traduction en allemand en 2009 et regroup&eacute;s sous l&rsquo;appellation d&rsquo;<em>Angriffe</em>.</div> <div><a name="note3b" href="#note3">3</a> Pour all&eacute;ger les citations, <em>Des foules des bouches des armes</em> sera d&eacute;sign&eacute; par FBA, <em>Attaques sur le chemin, le soir, dans la neige</em> par AC et<em> Vous n&rsquo;&eacute;tiez pas l&agrave;</em> par VN.</div> <div><a name="note4b" href="#note4">4</a> Uri Eisenswerg, <em>Fictions de l&rsquo;anarchisme</em>, Paris, Christian Bourgois &Eacute;diteur, 2001, 357 p.</div> <div><a name="note5b" href="#note5">5</a> Thomas Elsaesser, dans l&rsquo;ouvrage qu&rsquo;il a consacr&eacute; &agrave; Fassbinder, analyse en ces termes l&rsquo;image du terroriste qui, &laquo;en l&rsquo;absence d&rsquo;une repr&eacute;sentation qui relierait d&rsquo;une fa&ccedil;on cr&eacute;dible l&rsquo;individu au collectif (comme pr&eacute;tendent le faire le &quot;guide&quot; fasciste ou le gourou d&rsquo;une secte, vise la repr&eacute;sentativit&eacute; sous forme d&rsquo;actes spectaculaires et d&rsquo;une extr&ecirc;me pr&eacute;sence.&raquo; Thomas Elsaesser, <em>R. W. Fassbinder, un cin&eacute;aste d&rsquo;Allemagne</em>, Paris, &Eacute;ditions Centre Georges-Pompidou, 2005, p. 57.</div> <div><a name="note6b" href="#note6">6</a> Le terme &laquo; Prada Meinhof &raquo;, qui associe la marque de v&ecirc;tements de luxe &agrave; la figure d&rsquo;Ulrike Meinhof, a ainsi &eacute;t&eacute; cr&eacute;&eacute; pour d&eacute;signer les gens participant &agrave; des mouvements politiques ou sociaux trait&eacute;s comme des espaces &agrave; la mode qu&rsquo;il est de bon ton de fr&eacute;quenter.</div> <div><a name="note7b" href="#note7">7</a> Thomas Elsaesser, <em>R. W. Fassbinder, un cin&eacute;aste d&rsquo;Allemagne</em>, Paris, &Eacute;ditions Centre Georges-Pompidou, 2005 p. 57.</div> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/photogenieduterroriste#comments Action politique Biographie BRETON, André Cinéma Combat EISENSWERG, Uri ELSAESSER, Thomas FASSBINDER, Rainer Werner France Histoire LEFRANC, Alban Politique Portrait de l'artiste Pouvoir et domination Terrorisme Violence WESPER, Bernward Roman Wed, 17 Nov 2010 11:02:14 +0000 Laurence Côté-Fournier 290 at http://salondouble.contemporain.info Symphonie sans vuvuzela http://salondouble.contemporain.info/lecture/symphonie-sans-vuvuzela <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/groulez-raphael">Groulez, Raphaël</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/journal-dune-annee-noire">Journal d&#039;une année noire</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><div> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> </span></div> <div class="rteright rteindent2"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Mon bureau est au deuxi&egrave;me &eacute;tage; il est tourn&eacute; vers l'ouest, <br /> et surplombe une vall&eacute;e de pierres sur laquelle des hauts pins <br /> jettent leur ombre. J'&eacute;cris sur une table face &agrave; un mur blanc. </span><br /> J.M Coetzee, interview avec Didier Jacob.</div> <p> &Eacute;voquer l&rsquo;Afrique du Sud sans lui accoler la Coupe du Monde; faire dialoguer les g&eacute;n&eacute;rations sans discuter du mode de financement des retraites: de la science-fiction? Pas tout &agrave; fait. Prix Nobel de litt&eacute;rature en 2003, J.M. Coetzee, originaire du Cap, a souvent laiss&eacute; le pass&eacute; planer sur ses personnages. Au-del&agrave; de la vision id&eacute;alis&eacute;e d&rsquo;une &laquo;nouvelle Afrique du Sud&raquo; multiraciale, le romancier s&rsquo;int&eacute;resse &agrave; la d&eacute;stabilisation sociale engendr&eacute;e par cette &eacute;volution radicale. En d&eacute;truisant une &laquo;construction sociale de la r&eacute;alit&eacute;&raquo;, l&rsquo;abolition de l&rsquo;apartheid a substitu&eacute; une fracture sociale, interg&eacute;n&eacute;rationnelle (avant et apr&egrave;s apartheid), &agrave; une fracture raciale. La recr&eacute;ation d&rsquo;un monde commun, fruit d&rsquo;une n&eacute;gociation entre g&eacute;n&eacute;rations cliv&eacute;es, est-elle envisageable? Comment s&rsquo;all&eacute;ger du poids de la culpabilit&eacute;, re&ccedil;ue en h&eacute;ritage? </p> <p>Autrement dit, le dialogue peut-il &ecirc;tre r&eacute;tabli, d&eacute;passant les tensions et la tentation du mutisme? L&agrave; o&ugrave; la parole est en jeu, le romancier entre en sc&egrave;ne et donne vie &agrave; l&rsquo;enjeu sociologique. L&rsquo;apartheid ronge les romans de Coetzee. S&rsquo;il n&rsquo;est pas toujours mentionn&eacute;, les effets de son abolition semblent sans cesse interrog&eacute;s. Notamment &agrave; travers ces &laquo;microtensions&raquo; qui parcourent les relations entre personnages: quels que soient leur nom, leur situation, les interactions font souvent penser &agrave; ces &laquo;histoires d&rsquo;anthropophages&raquo; qu&rsquo;&eacute;voque, inqui&egrave;te, la narratrice d&rsquo;un des <em>Tropismes</em> de Nathalie Sarraute<a href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>. D&eacute;vorer l&rsquo;autre pour survivre, ou l&rsquo;ignorer. Le conflit ou le silence. C&rsquo;est le dilemme que mettent en sc&egrave;ne, entre autres, <em>Foe</em><a href="#Note2a"><strong>[2]</strong></a> et <em>Disgr&acirc;ce</em><a href="#Note3a" name="Note3"><strong>[3]</strong></a>. Dans le premier, r&eacute;&eacute;criture du <em>Robinson Cruso&eacute;</em> de Defoe, Coetzee invente un t&eacute;moin f&eacute;minin, voix de l&rsquo;&icirc;le apr&egrave;s la mort de Robinson, dont le r&eacute;cit et l&rsquo;identit&eacute;&nbsp;sont progressivement absorb&eacute;s par l&rsquo;imagination du romancier auquel elle se confie. Quant &agrave; <em>Disgr&acirc;ce</em>, il met en sc&egrave;ne, dans l&rsquo;Afrique du Sud post-apartheid, le dialogue impossible entre un professeur d&eacute;chu, accus&eacute; d&rsquo;abus d&rsquo;autorit&eacute; envers une de ses &eacute;l&egrave;ves, et sa fille, victime d&rsquo;un viol et de son irr&eacute;pressible sentiment de culpabilit&eacute;. Viol&eacute;e par des Noirs, elle l&rsquo;interpr&egrave;te comme un &laquo;tribut&raquo; historique &agrave; payer. </p> <p>Noirs: les romans de Coetzee le sont, intens&eacute;ment. Aussi le titre de son dernier roman, <em>Journal d&rsquo;une ann&eacute;e noire</em>, traduit aux &Eacute;ditions du Seuil en 2008, ne surprend-il pas. Il semble expliciter les antagonismes que ses livres pr&eacute;c&eacute;dents exploraient. Le singulier du titre est trompeur. &Agrave; chaque page du &laquo;journal&raquo;, trois narrations se distinguent, s&eacute;par&eacute;es d&rsquo;un trait: des essais &eacute;crits par un professeur &agrave; la retraite (JC, surnomm&eacute; <em>Se&ntilde;or</em> C); le r&eacute;cit que celui-ci fait de sa vie; puis, apr&egrave;s quelques pages, la voix de sa jeune voisine, Anya, qu&rsquo;il engage comme dactylo pour lui dicter ses &laquo;Opinions tranch&eacute;es<a name="Note4" href="#Note4a"><strong>[4]</strong></a>&raquo;. Ces trois types de narration semblent s&rsquo;entre-d&eacute;vorer, rivalisant pour accaparer l&rsquo;attention du lecteur, tiraill&eacute; entre les points de vue. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Un livre ouvert </strong></span></p> <p>Impossible de lire ce <em>Journal</em> de mani&egrave;re traditionnelle. On parcourt difficilement chaque page d&rsquo;une traite: les trois voix se succ&egrave;deraient trop brusquement, dans une discontinuit&eacute; cacophonique qui rappellerait certaines pages de <em>Belle du Seigneur</em><a name="Note5" href="#Note5a"><strong>[5]</strong></a>. Mais il est p&eacute;rilleux de se focaliser sur une des trois narrations, de la mener &agrave; son terme avant d&rsquo;en commencer une autre: les lignes ignor&eacute;es attirent l&rsquo;&oelig;il et attisent la curiosit&eacute;. On se lance donc dans un bricolage lectoral, tout en allers-retours, joyeusement d&eacute;sordonn&eacute;, sans rep&egrave;res tangibles&mdash; car le d&eacute;coupage en chapitres ne correspond qu&rsquo;aux pens&eacute;es du vieux, les deux autres r&eacute;cits ne s&rsquo;interrompant jamais. Selon son rythme, selon sa curiosit&eacute;, chaque lecteur approfondit l&rsquo;un des r&eacute;cits, distance les autres, s&rsquo;arr&ecirc;te, fait marche arri&egrave;re, change de point de vue, jusqu&rsquo;&agrave; d&eacute;passer le premier, <em>ad lib</em>, dans une symphonie qui lui est propre. Ce rythme de lecture est &agrave; la fois jubilatoire et &eacute;reintant. Comme l&rsquo;exprime la dactylo dans son r&eacute;cit, &laquo;c&rsquo;est difficile de trouver le ton quand le sujet change &agrave; tout bout de champ&raquo;. Mais, finalement, &laquo;c&rsquo;est plut&ocirc;t ing&eacute;nieux, quand on y r&eacute;fl&eacute;chit, [ce] mode de fonctionnement dans les deux dimensions en m&ecirc;me temps&raquo; (p.105). </p> <p>Car cette construction fait de chaque lecteur un interpr&egrave;te de la partition de Coetzee. Autant de t&ecirc;tes, autant d&rsquo;<em>ann&eacute;es noires</em>. Chacun navigue d&rsquo;un r&eacute;cit &agrave; l&rsquo;autre au gr&eacute; de ses envies: on peut se laisser porter par une voix, ou choisir d&rsquo;en moduler le rythme en changeant de point de vue. La lecture est bien, ici, une &laquo;fiction seconde&raquo;: elle donne vie &agrave; la &laquo;fiction premi&egrave;re&raquo; (le texte en tant que tel) en la modifiant<a name="Note6" href="#Note6a"><strong>[6]</strong></a>.</p> <p>Le livre ainsi dispers&eacute; parmi ses lecteurs, que reste-t-il de l&rsquo;auteur? Il n&rsquo;est pas &laquo;mort&raquo;, mais &laquo;sa&raquo; version de l&rsquo;histoire, la version &laquo;originale&raquo;, n&rsquo;est pas moins fictionnelle que celle des autres lecteurs. Ses motivations originelles sont englouties par la &laquo;secousse sismique<a name="Note7" href="#Note7a"><strong>[7]</strong></a>&raquo; que chaque lecture fait subir au texte. Ce n&rsquo;est, apr&egrave;s tout, qu&rsquo;un juste retour des choses: le romancier lui-m&ecirc;me ne vampirise-t-il pas ses sources d&rsquo;inspiration? &Agrave; plusieurs reprises, le fianc&eacute; d&rsquo;Anya, Alan, la met en garde contre cette d&eacute;possession: &laquo;S&rsquo;il t&rsquo;utilise dans son livre, tu peux engager des poursuites. [&hellip;] C&rsquo;est pire que du plagiat. Tu es quelqu&rsquo;un avec une identit&eacute; qui n&rsquo;appartient qu&rsquo;&agrave; toi seule&raquo; (p.81-82). Entre identit&eacute;s vol&eacute;es et v&eacute;rit&eacute; relativis&eacute;e: &agrave; travers la voix d&rsquo;Alan, Coetzee proposerait ainsi l&rsquo;image mena&ccedil;ante d&rsquo;une litt&eacute;rature anthropophage, dont seraient victimes personnages, romanciers, lecteurs. En litt&eacute;rature comme dans toute soci&eacute;t&eacute; en transition, les relations humaines reproduiraient caricaturalement l&rsquo;&eacute;tat de nature hobbesien: l&rsquo;homme est un loup pour l&rsquo;homme, et il faut manger pour &eacute;viter d&rsquo;&ecirc;tre mang&eacute;. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Des anthropophages civilis&eacute;s </strong></span></p> <p>Mais ces lectures concurrentes sont moins une menace qu&rsquo;une invitation. Elles incitent &agrave; la comparaison&mdash; au partage d&rsquo;un repas entre anthropophages civilis&eacute;s. D&rsquo;une part, elles ouvrent pour chaque lecteur de nouvelles lectures possibles: le livre, jamais d&eacute;finitivement &laquo;lu&raquo;, devient espace de cr&eacute;ation. Les lectures concurrentes offrent d&rsquo;autre part un domaine de reconnaissance de soi. Comme a pu l&rsquo;&eacute;crire un trublion de la critique litt&eacute;raire, parler d&rsquo;une &oelig;uvre &laquo;lue&raquo; (ou <em>non</em> lue, selon le point de vue), c&rsquo;est avant tout parler de soi: &laquo;C&rsquo;est dire combien le discours sur les livres non lus [&hellip;] offre, [&hellip;] &agrave; qui sait en saisir l&rsquo;opportunit&eacute;, un espace privil&eacute;gi&eacute; pour la d&eacute;couverte de soi<a name="Note8" href="#Note8a"><strong>[8]</strong></a>&raquo;. C&rsquo;est dans cette voie de la d&eacute;couverte de soi par l&rsquo;autre que s&rsquo;engagent les protagonistes du <em>Journal d&rsquo;une ann&eacute;e noire</em>. La relation entre JC et Anya passe de la fr&eacute;quentation distante aux d&eacute;bats m&eacute;fiants, avant l&rsquo;&eacute;laboration d&rsquo;un dialogue o&ugrave; deux voix &eacute;gales se reconnaissent r&eacute;ciproquement. JC, longtemps engonc&eacute; dans ses certitudes abstraites, finit par accepter son &eacute;volution: &laquo;Je devrais r&eacute;viser mes opinions de fond en comble, voil&agrave; ce que je devrais faire. [&hellip;] Y a-t-il un march&eacute; des opinions neuves?&raquo; (p.189-191). Anya, de son c&ocirc;t&eacute;, avait accept&eacute; de jouer un r&ocirc;le de poup&eacute;e parfaite, perdue dans l&rsquo;ombre d&rsquo;Alan, son fianc&eacute;. Son interaction avec <em>El Se&ntilde;or</em> lui conf&egrave;re, progressivement, une conscience de soi; elle affirme ses propres pens&eacute;es: &laquo;Je suis avec Alan, et &ecirc;tre avec un homme &ccedil;a veut dire qu&rsquo;on est de son c&ocirc;t&eacute;. Mais tout r&eacute;cemment, j&rsquo;ai commenc&eacute; &agrave; me sentir &eacute;cras&eacute;e entre lui et <em>Se&ntilde;or</em> C, entre les certitudes absolues d&rsquo;un c&ocirc;t&eacute; et les opinions arr&ecirc;t&eacute;es de l&rsquo;autre&raquo; (p.141). </p> <p>Avec l&rsquo;identit&eacute; des personnages, c&rsquo;est &laquo;l&rsquo;autorit&eacute; dans la fiction<a name="Note9" href="#Note9a"><strong>[9]</strong></a>&raquo; qui semble remise en question. Les id&eacute;es du &laquo;professeur&raquo; JC croisent l&rsquo;exp&eacute;rience d&rsquo;Anya &laquo;la dactylo&raquo;; chaque personnalit&eacute; s&rsquo;affirme, les deux personnages gagnent en &eacute;paisseur, et l&rsquo;on ne sait plus qui suivre, &agrave; qui se fier. Tout argument d&rsquo;autorit&eacute; perd son sens. Voil&agrave; illustr&eacute;e l&rsquo;affirmation de Kundera selon laquelle &laquo;dans le corps du roman, la m&eacute;ditation change d&rsquo;essence: une pens&eacute;e dogmatique devient hypoth&eacute;tique<a name="Note10" href="#Note10a"><strong>[10]</strong></a>&raquo;. &Agrave; ce moment de la lecture, il n&rsquo;y a plus de hi&eacute;rarchie, entre les genres (essai et r&eacute;cit) comme entre les voix. En un sens, le lecteur ne confronte plus JC et Anya, il les entrem&ecirc;le d&eacute;j&agrave;: il n&rsquo;y a plus trois variations mais un roman, o&ugrave; les points de vue sont mis sur un pied d&rsquo;&eacute;galit&eacute;. <br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><br /> Le silence de l&rsquo;amer </strong></span></p> <p>Cependant, cette harmonie des voix n&rsquo;est encore qu&rsquo;un lointain &eacute;cho: longtemps, elle est domin&eacute;e par &laquo;la vie sous-marine des sentiments cach&eacute;s, des d&eacute;sirs et des pens&eacute;es qui se nient et qui luttent<a name="Note11" href="#Note11a"><strong>[11]</strong></a>&raquo;. Peu avant la fin du &laquo;premier journal&raquo;, l&rsquo;intensit&eacute; du duel est port&eacute;e &agrave; son comble. Anya raconte, &agrave; demi-mot, le viol qu&rsquo;elle a subi, et d&eacute;fend l&rsquo;honneur de la victime d&rsquo;un tel acte. Face &agrave; elle, JC soutient que le d&eacute;shonneur ressenti par la personne viol&eacute;e ne s&rsquo;efface jamais&mdash; elle se sent &agrave; la fois victime et coupable, ce qui entrave sa volont&eacute; de justice. Pour Anya, il est inadmissible&nbsp;que JC porte un tel jugement tranch&eacute; sur une exp&eacute;rience qu&rsquo;il n&rsquo;a pas v&eacute;cue: &laquo;Ce n&rsquo;est pas &agrave; vous de me dire ce que je ressens! [&hellip;] Qu&rsquo;est-ce que vous en savez?&raquo; (p.150-153). Le &laquo;premier journal&raquo; s&rsquo;ach&egrave;ve ainsi sur le mutisme d&rsquo;Anya. Si les protagonistes se sont rapproch&eacute;s, ils restent in&eacute;luctablement s&eacute;par&eacute;s par leur relation &agrave; l&rsquo;exp&eacute;rience&mdash; Anya a v&eacute;cu, JC ne fait que r&eacute;fl&eacute;chir. </p> <p>S&rsquo;il s&rsquo;en &eacute;tait tenu l&agrave;, le <em>Journal d&rsquo;une ann&eacute;e noire</em> n&rsquo;aurait &eacute;t&eacute; qu&rsquo;un &eacute;cho de <em>Disgr&acirc;ce</em>. Ce dernier roman consacre le caract&egrave;re insurmontable des barri&egrave;res de l&rsquo;exp&eacute;rience, de l&rsquo;&acirc;ge et du sexe&mdash; qui s&eacute;pare Lucy de son p&egrave;re, le professeur David Lurie. Les raisons que donne Lucy pour ne pas se confier &agrave; Lurie sont proches des termes employ&eacute;s par Anya dans le <em>Journal</em>. Elle a v&eacute;cu un drame, le ressent dans sa chair, quand lui ne peut s&rsquo;emp&ecirc;cher de penser par abstraction: &laquo;Tu continues &agrave; ne pas me comprendre. La culpabilit&eacute; et le salut sont des abstractions. Tant que tu n&rsquo;essaieras pas de voir &ccedil;a, je ne peux pas t&rsquo;aider &agrave; me comprendre<a name="Note12" href="#Note12a"><strong>[12]</strong></a>&raquo;. Entre deux g&eacute;n&eacute;rations au v&eacute;cu et &agrave; la vision oppos&eacute;s, le partage est impensable. Elles ne peuvent que coexister, tant bien que mal, sans rien construire. C&rsquo;est sur ce m&ecirc;me duel &agrave; distance que s&rsquo;ach&egrave;ve la premi&egrave;re partie du <em>Journal</em>. Mais le <em>Journal</em> n&rsquo;est pas <em>Disgr&acirc;ce</em>. En composant un &laquo;deuxi&egrave;me journal&raquo;, Coetzee ouvre une voie vers la compr&eacute;hension, la &laquo;r&eacute;demption&raquo; mutuelle, en opposition &agrave; la responsabilit&eacute; irr&eacute;vocable de <em>Disgr&acirc;ce</em>. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>V&eacute;rit&eacute; et r&eacute;conciliation</strong></span><a name="Note13" href="#Note13a"><strong>[13] </strong></a></p> <p>Dans ce second journal les changements op&eacute;r&eacute;s chez chaque personnage sont men&eacute;s &agrave; leur terme. Les &laquo;opinions&raquo; du vieux sont moins &laquo;tranch&eacute;es&raquo;: l&rsquo;exp&eacute;rience apport&eacute;e par Anya, contrebalan&ccedil;ant ses th&eacute;ories &laquo;pures&raquo;, l&rsquo;a amen&eacute; &agrave; personnaliser ses abstractions. C&rsquo;est ce que note Anya, cit&eacute;e par le vieux dans son r&eacute;cit: &laquo;Je me souviens qu&rsquo;un jour vous m&rsquo;avez dit que vous ne parleriez pas de vos r&ecirc;ves dans le livre, parce que les r&ecirc;ves ne sont en rien des opinions, alors cela fait plaisir de voir que l&rsquo;une de vos opinions adoucies est un r&ecirc;ve&raquo; (p.252). Du c&ocirc;t&eacute; d&rsquo;Anya, son ind&eacute;pendance de pens&eacute;e, cultiv&eacute;e par sa relation avec JC, la m&egrave;ne &agrave; se d&eacute;solidariser d&eacute;finitivement d&rsquo;Alan. Elle rompt avec lui et prend conscience du r&ocirc;le qu&rsquo;a jou&eacute; JC ans cette &eacute;volution: &laquo;Vous m&rsquo;avez un peu ouvert les yeux, je le reconnais. Vous m&rsquo;avez montr&eacute; qu&rsquo;il y a une autre fa&ccedil;on de vivre, qu&rsquo;on peut avoir des id&eacute;es et les exprimer clairement, et tout &ccedil;a&raquo; (p.258). </p> <p>JC et Anya r&eacute;alisent donc leur influence r&eacute;ciproque&mdash; et cette &laquo;r&eacute;alisation&raquo; est double: ils <em>&eacute;voluent</em> et en <em>prennent conscience</em>. Aussi ne pr&ecirc;tons-nous pas attention &agrave; Alan quand il dit: &laquo;Contrairement &agrave; ce que vous vous plaisez &agrave; croire, la vie est en fait une lutte. Une lutte de tous contre tous, qui se poursuit sans rel&acirc;che&raquo; (p.247). L&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;Alan est obsol&egrave;te, ce n&rsquo;est qu&rsquo;un &eacute;cho de la premi&egrave;re opinion tranch&eacute;e du vieux, qui citait Hobbes dans ses &laquo;origines de l&rsquo;&Eacute;tat<a name="Note14" href="#Note14a"><strong>[14]</strong></a>&raquo; (p.10). &Agrave; quelques pages de la fin du roman, le vieux n&rsquo;est plus en lutte, Anya ne se d&eacute;bat plus. Les anthropophages sont sortis de table&nbsp;et dialoguent. Le duel est devenu duo. </p> <p>Dialogue et construction mutuelle sont possibles. Ils d&eacute;bouchent, dans les bouleversantes derni&egrave;res pages, sur le th&egrave;me de la &laquo;reconnaissance&raquo; (p.287). Reconnaissance de soi: r&eacute;v&eacute;lation, li&eacute;e &agrave; une forme d&rsquo;intersubjectivit&eacute;. D&rsquo;o&ugrave; la reconnaissance de l&rsquo;autre, reconnaissance envers l&rsquo;autre. Dans une lettre qui cl&ocirc;t le r&eacute;cit de JC, Anya manifeste sa reconnaissance envers <em>El Se&ntilde;or</em> en signant &laquo;Anya (une admiratrice, elle aussi)&raquo; (p.&nbsp;287). R&eacute;ciproquement, le lecteur imagine la reconnaissance de JC, quand Anya ach&egrave;ve son r&eacute;cit en promettant de lui rendre le plus beau des services. Enfin, dans son ultime opinion, JC exprime sa reconnaissance envers la Russie, envers Dosto&iuml;evski. Parlant des personnages de Dosto&iuml;evski, il &eacute;voque indirectement sa relation avec Anya, ce qu&rsquo;ils ont &eacute;t&eacute; l&rsquo;un pour l&rsquo;autre puis l&rsquo;un et l&rsquo;autre pour le lecteur: &laquo;Ils nous ouvrent les yeux; ils fortifient notre bras&raquo; (p.287). Car finalement, r&eacute;alise-t-il, Anya avait raison: chez Dosto&iuml;evski, &laquo;[c]&rsquo;est la voix d&rsquo;Ivan [&hellip;] et non pas son raisonnement qui nous bouleverse&raquo; (p.284). &nbsp; </p> <p>Chez Coetzee aussi. </p> <p>&Agrave; la paralysie de <em>Disgr&acirc;ce</em> r&eacute;pond ainsi la d&eacute;couverte et la reconnaissance mutuelle du <em>Journal d&rsquo;une ann&eacute;e noire</em>. Une d&eacute;couverte &agrave; laquelle le lecteur participe, &agrave; sa fa&ccedil;on, &agrave; travers sa lecture&mdash; son interpr&eacute;tation. Ce <em>Journal</em> est d&rsquo;abord un partage, une invitation au partage, une fa&ccedil;on de montrer que &laquo;l&rsquo;amour [&hellip;] est un moyen d&rsquo;&ecirc;tre encore davantage soi-m&ecirc;me dans l&rsquo;autre qui, &agrave; son tour, se retrouvera davantage lui-m&ecirc;me en vous<a name="Note15" href="#Note15a"><strong>[15]</strong></a>&raquo;. </p> <p>De fait, le singulier du titre se justifie: l&rsquo;alternance des voix est devenue dialogue&mdash; les interlocuteurs y construisent une v&eacute;rit&eacute; commune, un monde en commun, &agrave; la diff&eacute;rence du d&eacute;bat, o&ugrave; des points de vue s&rsquo;opposent. Au-del&agrave; des histoires parall&egrave;les et des voix distinctes, au c&oelig;ur de la symphonie, dans la nuit des ann&eacute;es noires, un duel s&rsquo;est fait duo. En Afrique du Sud comme ailleurs, &laquo;[l]a nuit, les rails se rejoignent<a name="Note16" href="#Note16a"><strong>[16]</strong></a>&raquo;.</p> <hr /> <br /> <a name="note1a" href="#note1"><strong>[1]</strong></a> Nathalie Sarraute, &laquo;XIV&raquo;, dans <em>Tropismes</em>, Paris, &Eacute;ditions de Minuit, 1939.<br /> <a href="#Note2" name="Note2a"><strong>[2]</strong> </a>J.M. Coetzee, <em>Foe</em>, traduit de l&rsquo;anglais (Afrique du Sud) par Sophie Mayoux, Paris, &Eacute;ditions Jos&eacute; Corti (Points), 2003.<br /> <a href="#Note3" name="Note3a"><strong>[3]</strong></a> J.M Coetzee, <em>Disgr&acirc;ce</em>, traduit de l&rsquo;anglais (Afrique du Sud) par Catherine Laugas du Plessis, Paris, &Eacute;ditions Jos&eacute; Corti (Points), 2001.<br /> <a name="Note4a" href="#Note4"><strong>[4]</strong></a> Le r&eacute;cit d&rsquo;Anya appara&icirc;t &agrave; la page 39, chapeaut&eacute; par un essai sur &laquo;Les syst&egrave;mes de guidage&raquo;. R&eacute;trospectivement, ce titre ressemble &agrave; un clin d&rsquo;&oelig;il&mdash; &eacute;tant donn&eacute; le r&ocirc;le que joue Anya dans l&rsquo;&eacute;volution de JC, on peut dire qu&rsquo;elle est elle-m&ecirc;me &laquo;un syst&egrave;me de guidage&raquo; pour le romancier, voire pour le <em>Journal</em> dans sa globalit&eacute;.<br /> <a name="Note5a" href="#Note5"><strong>[5]</strong></a> Albert Cohen, <em>Belle du Seigneur</em>, Paris, &Eacute;ditions Gallimard (Folio), 1968. Voir par exemple les pages 853-860. Ariane et Solal reviennent &agrave; l&rsquo;h&ocirc;tel o&ugrave; ils ont pass&eacute; leur premi&egrave;re nuit, mais ne s&rsquo;entendent plus, n&rsquo;entendent plus que le bruit des conversations qui les entourent. Le passage est une suite de bribes de phrases saisies &agrave; la vol&eacute;e, qu&rsquo;il est impossible de lire lin&eacute;airement six pages durant.<br /> <a name="Note6a" href="#Note6"><strong>[6]</strong></a> D&rsquo;apr&egrave;s la terminologie d&rsquo;Alain Trouv&eacute; dans <em>Le roman de la lecture</em>, Wavre, &Eacute;ditions Mardaga, 2004. Trouv&eacute; justifie l&rsquo;expression &laquo;roman de la lecture&raquo; en d&eacute;finissant celle-ci comme &laquo;un objet de langage construit, &agrave; dimension partiellement fictive, le produit d&rsquo;une exploration m&ecirc;lant des savoirs d&rsquo;un type in&eacute;dit &agrave; des zones d&rsquo;ombre sans doute n&eacute;cessaires&raquo; (p.20). Il pr&eacute;cise plus loin que &laquo;la verbalisation de la lecture maintient un certain degr&eacute; de fictionalit&eacute; [sic] li&eacute; &agrave; l&rsquo;accomplissement herm&eacute;neutique&raquo; (p.28). Dans le <em>Journal d&rsquo;une ann&eacute;e noire</em>, la &laquo;verbalisation de la lecture&raquo; est la lecture elle-m&ecirc;me: c&rsquo;est la voie que se fraye le lecteur entre les diff&eacute;rentes voix. La notion de &laquo;fictionnalit&eacute;&raquo; est alors n&eacute;cessairement assum&eacute;e, chaque lecteur suivant un parcours qui lui est propre.<br /> <a name="Note7a" href="#Note7"><strong>[7]</strong></a> Alain Trouv&eacute;, <em>op.cit</em>., p.187. Trouv&eacute; note la difficult&eacute; qu&rsquo;il y a &agrave; &eacute;voquer la figure de l&rsquo;auteur dans le cadre de sa th&eacute;orie de la lecture: &laquo;[L]e texte n&rsquo;est pas un objet d&eacute;sincarn&eacute;, mais le sujet qui lui a donn&eacute; vie s&rsquo;est pourtant d&eacute;finitivement absent&eacute;&raquo;. Il d&eacute;veloppe une analogie entre texte litt&eacute;raire et secousse sismique: &laquo;[&Agrave;] l&rsquo;&eacute;branlement initial impos&eacute; au syst&egrave;me de la langue par la parole singuli&egrave;re correspondraient une s&eacute;rie de r&eacute;pliques d&rsquo;ampleur variable: les textes de lecture&raquo;.<br /> <a name="Note8a" href="#Note8"><strong>[8]</strong></a> Pierre Bayard, <em>Comment parler des livres qu&rsquo;on n&rsquo;a pas lus?</em>, Paris, &Eacute;ditions de Minuit, 2007, p.155.<br /> <a name="Note9a" href="#Note9"><strong>[9]</strong></a> D&rsquo;apr&egrave;s le titre (ironique?) de la pens&eacute;e qui cl&ocirc;t la premi&egrave;re partie du journal, &laquo;De l&rsquo;autorit&eacute; dans la fiction&raquo;, p.197.<br /> <a name="Note10a" href="#Note10"><strong>[10]</strong></a> Milan Kundera, &laquo;Entretien sur l&rsquo;art de la composition&raquo;, dans <em>L&rsquo;art du roman</em>, Paris, &Eacute;ditions Gallimard (Folio), 1986, p.98.<br /> <a name="Note11a" href="#Note11"><strong>[11]</strong></a> Vercors, <em>Le silence de la mer</em>, Paris, &Eacute;ditions Albin Michel (Le livre de poche), 1951, p.48.<br /> <a name="Note12a" href="#Note12"><strong>[12]</strong></a> J.M. Coetzee, <em>Disgr&acirc;ce, op.cit</em>., p.143.<br /> <a name="Note13a" href="#Note13"><strong>[13]</strong></a> D&rsquo;apr&egrave;s le nom d&rsquo;une Commission mise en place en Afrique du Sud en 1995. Pour plus de d&eacute;tails: Amor Guidoum, <em>V&eacute;rit&eacute; et r&eacute;conciliation: exp&eacute;rience de l&rsquo;Afrique du Sud</em>, [en ligne]. <a href="http://fondation.cordoue.ch/Publications/AfriqueduSud.pdf" title="http://fondation.cordoue.ch/Publications/AfriqueduSud.pdf">http://fondation.cordoue.ch/Publications/AfriqueduSud.pdf</a> [Page consult&eacute;e le 21 juin 2010].<br /> <a name="Note14a" href="#Note14"><strong>[14]</strong></a> &laquo;Dans le mythe de la fondation de l&rsquo;&Eacute;tat que nous donne Thomas Hobbes, notre descente vers l&rsquo;impuissance a &eacute;t&eacute; volontaire: afin d&rsquo;&eacute;chapper &agrave; la violence de perp&eacute;tuelles guerres sanglantes (repr&eacute;sailles sur repr&eacute;sailles, vengeance r&eacute;pondant &agrave; la vengeance, la vendetta), nous avons individuellement et solidairement c&eacute;d&eacute; &agrave; l&rsquo;&Eacute;tat le droit d&rsquo;user de la force physique&raquo; (p.10).<br /> <a name="Note15a" href="#Note15"><strong>[15]</strong></a> Pierre Reverdy, &laquo;Une &eacute;motion appel&eacute;e po&eacute;sie&raquo;, dans <em>Sable mouvant</em>, Paris, &Eacute;ditions Gallimard, 2003, p.104.<br /> <a name="Note16a" href="#Note16"><strong>[16]</strong></a> Jean-Bernard Pouy, <em>La petite &eacute;cuy&egrave;re a caft&eacute;</em>, Paris, Librio (noir), 1998, p.5. Afrique du Sud Apartheid BAYARD, Pierre COETZEE, J.M. COHEN, Albert Engagement GUIDOUM, Amor Histoire HOBBES, Thomas KUNDERA, Milan Polyphonie POUY, Jean-Bernard REVERDY, Pierre SARRAUTE, Nathalie Sociocritique TROUVÉ, Alain VERCORS Roman Tue, 14 Sep 2010 15:06:39 +0000 Raphaël Groulez 265 at http://salondouble.contemporain.info