Salon double - Identité http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/299/0 fr Les poètes amérindiens sur la place publique http://salondouble.contemporain.info/article/les-poetes-amerindiens-sur-la-place-publique <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/lamy-jonathan">Lamy, Jonathan</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/hors-les-murs-perspectives-decentrees-sur-la-litterature-quebecoise-contemporaine">Hors les murs : perspectives décentrées sur la littérature québécoise contemporaine</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: right;"><em>Je suis sur la place publique avec les miens </em></p> <p style="text-align: right;"><em>la poésie n’a pas à rougir de moi</em></p> <p style="text-align: right;">- Gaston Miron</p> <p>&nbsp;</p> <p>Les poètes amérindiens sont de plus en plus présents sur la place publique du Québec et d’ailleurs. Depuis quelques années, leurs «poèmes rouges», pour reprendre le titre d’un recueil de Jean Sioui, colorent l’espace poétique francophone. La poésie rougit désormais de leur présence. À l’instar des publications autochtones qui se multiplient, les poètes des Premières Nations sont invités de façon croissante à prendre la parole dans différents événements littéraires, culturels et citoyens, de même que dans les médias, où il est de plus en plus question d’eux.</p> <p>Le nombre d’écrivains autochtones ayant publié un livre de poésie en langue française est plutôt restreint, mais augmente rapidement. Depuis 2010, on compte seize recueils, signés par sept auteurs: Joséphine Bacon, Marie-Andrée Gill, Natasha Kanapé Fontaine, Rita Mestokosho, Virginia Pésémapéo Bordeleau, Louis-Karl Picard-Sioui et Jean Sioui<a href="#_ftn1" name="_ftnref1" title=""><sup><sup>[1]</sup></sup></a>. Ces derniers occupent depuis peu une place non négligeable dans l’agora littéraire du Québec, fruit d’un désir évident (mais somme toute récent) d’entendre la parole poétique amérindienne (ou, plus généralement, ce que les Amérindiens ont à dire). Si les occasions de lire les productions des poètes des Premières Nations (dans des livres, des revues ou des blogues) sont en hausse, les opportunités de les entendre («<em>live</em>» ou par le biais de vidéos le web) s’accroissent de même, et peut-être davantage. Par ailleurs, les Amérindiens se dotent de leurs propres lieux de diffusion, tels que les Éditions Hannenorak, le Salon du livre des Premières Nations de Wendake, ou encore les soirées <em>Art+culture autochtone</em>, organisées mensuellement par le Cercle des Premières Nations de l’UQAM.&nbsp;</p> <p>Ainsi, les poètes amérindiens, longtemps absents du paysage littéraire québécois, lisent de plus en plus leurs textes en public, et ce, dans une variété également croissante de contextes. Ils prennent le micro dans des festivals internationaux ou marginaux, des salons du livre, des lancements, des soirées de poésie ou de slam, des événements multidisciplinaires ou citoyens, dans des cafés, des bars, des librairies, des bibliothèques, à la radio, et même dans la rue lors de manifestations. Plusieurs de ces lectures ont été filmées et peuvent être vues sur des sites de partage de vidéos tels que YouTube. La diffusion de la poésie amérindienne investit ainsi différentes scènes et divers supports, particulièrement depuis les dernières années, développant une forme de nomadisme littéraire multidisciplinaire.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Poètes-ambassadeurs</strong></span></p> <p>Rita Mestokosho et Joséphine Bacon ont longtemps été les seules poètes amérindiennes à occuper une certaine place dans l’espace public. Cette dernière était connue pour son travail à l’Office national du film, mais surtout pour les chansons qu’elle a écrites pour Chloé Ste-Marie. Rita Mestokosho, pour sa part, a signé un des premiers livres de poésie autochtone en français,<em> Eshi uapataman Nukum/Comment je perçois la vie grand-mère</em>, qui fut réédité avec une préface l’écrivain français et prix Nobel de littérature Jean-Marie Le Clézio, en 2010. La même année, Joséphine Bacon remportait le Prix des lecteurs du marché de la poésie de Montréal pour son premier recueil, <em>Bâtons à message/Tshissinuatshitakana</em>. Ces deux cautions de l’institution littéraire ont contribué de façon significative à la reconnaissance et à l’essor de la poésie amérindienne.</p> <p>Marquée notamment par la parution de l’anthologie <em>Littérature amérindienne du Québec: Écrits de langue française</em> (2004), préparée par Mauricio Gatti, puis par le recueil de correspondances <em>Aimititau! Parlons-nous!</em> (2008), initié par Laure Moralli, l’émergence de ce corpus se préparait depuis quelques années, mais la présence publique des poètes amérindiens demeurait relativement rare. Il faut dire que la participation des poètes dans les festivals, dont le nombre a par ailleurs augmenté au cours des dernières années (participant de ce qu’on pourrait presque appeler une <em>festivalisation</em> de la littérature au Québec), est très souvent reliée à leurs publications et épouse habituellement la logique du marché du livre: ils sont invités lorsqu’ils ont un livre récent à vendre. Le nombre de lectures effectuées par des auteurs autochtones a ainsi augmenté avec le nombre de titres publiés. Deux poètes faisaient ainsi partie de la programmation du Festival international de la poésie de Trois-Rivières en 2010 (Joséphine Bacon et Rita Mestokosho), alors qu’ils étaient quatre en 2013 (Marie-Andrée Gill, Natasha Kanapé Fontaine, Louis-Karl Picard-Sioui et Jean Sioui).</p> <p>Auparavant, Rita Mestokosho avait notamment participé au Festival international de littérature de Montréal en 1999, au Festival des étonnants voyageurs de Saint-Malo en 2001 et au Festival Voix d’Amériques en 2003. Depuis 2009, elle s’est rendue en Suède à trois reprises, récitant notamment ses poèmes à la Maison des écrivains de Stockholm, à l’Université de Stockholm et au LittFest d’Umea. La poète innue se voit fréquemment invitée en France, offrant un récital au Centre culturel canadien à Paris en 2011, participant au Printemps des poètes à La Rochelle en 2013 (et profitant du voyage pour donner une causerie-lecture à la Bibliothèque Gaston-Miron à Paris), puis, à l’automne de la même année, au Festival Voix au chapitre, à Lille. Elle est, jusqu’à présent, la poète amérindienne comptant le plus grand nombre de participations à l’international.</p> <p>L’implication de Rita Mestokosho pour la cause environnementale, et plus particulièrement pour la sauvegarde de la rivière La Romaine, sur la Côté-Nord, en fait une personnalité dont on parle dans les médias, que ce soit <em>La Presse</em><a href="#_ftn2" name="_ftnref2" title=""><sup><sup>[2]</sup></sup></a> ou <em>L’itinéraire</em><a href="#_ftn3" name="_ftnref3" title=""><sup><sup>[3]</sup></sup></a>, particulièrement depuis la publication d’une lettre signée par Le Clézio dans <em>Le Monde</em> en juillet 2009, qui se termine par un poème de l’écrivaine innue<a href="#_ftn4" name="_ftnref4" title=""><sup><sup>[4]</sup></sup></a>. Depuis, deux émissions de télévision française se sont intéressées à Rita Mestokosho: «Espace francophone» sur France 3 (avril 2012) et&nbsp; «Destination francophonie» à TV5 (juin 2013)<a href="#_ftn5" name="_ftnref5" title=""><sup><sup>[5]</sup></sup></a>. À chaque fois, elle agit comme ambassadrice de la culture innue.</p> <p>Rita Mestokosho et Joséphine Bacon ont souvent partagé les mêmes scènes: elles étaient entre autres de la première édition du festival Innucadie, à Natashquan, en 2006, et elles participeront au Festival América, à Vincennes, en septembre 2014. Elles ont toutes deux pris part au Festival international de poésie de Medellin, en Colombie, l’une en 2012, l’autre en 2014<a href="#_ftn6" name="_ftnref6" title=""><sup><sup>[6]</sup></sup></a>. Ne jouissant pas, de son côté, d’un appui similaire à ceux de Jean-Marie Le Clézio et de Chloé Ste-Marie, Jean Sioui n’a pas présenté autant de lectures publiques que ses consœurs, bien qu’il soit le plus prolifique des poètes amérindien<strike>ne</strike>s avec six recueils à son actif. Il a néanmoins pris part au Festival international de poésie de Namur, en Belgique en 2008, au Marché de poésie de Montréal, la même année, et aux Correspondances d’Eastman en 2009. Son implication dans le milieu littéraire des Premières Nations s’avère tout de même considérable, puisqu’il a cofondé le Cercle d’écriture de Wendake, les Éditions et le café-librairie Hannenorak, de même que le Salon du livre de Wendake, favorisant la venue et la diffusion de nouvelles voix poétiques autochtones.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Une nouvelle génération</strong></span></p> <p>En 2009, quatre poètes autochtones (Joséphine Bacon, Rita Mestokosho, Louis-Karl Picard-Sioui et Jean Sioui) présentaient une dizaine de lectures publiques (lors d’événements avec programmation) par année. Ce nombre est resté à peu près stable en 2010 et 2011 mais a grimpé à près de quarante en 2012 avec l’arrivée de Marie-Andrée Gill, Natasha Kanapé Fontaine et Virginia Pésémapéo Bordeleau qui, bien qu’ayant participé auparavant à quelques lectures, publiaient toutes trois cette année-là leur premier recueil. En 2013, il y eut plus de cinquante lectures de la part des sept poètes amérindiens mentionnés au début de ce texte, et presque autant de janvier à septembre 2014. Celles-ci se répartissent à peu près également (environ un quart des lectures par zone géographique) entre Montréal, la région de Québec, le reste de la province et à l’étranger.</p> <p>Jusqu’en 2011, il n’y avait que Rita Mestokosho et Jean Sioui (à une reprise) à avoir présenté des lectures à l’extérieur du Québec. Par la suite, Joséphine Bacon a lu ses textes au Salon du livre de Toronto en 2012, aux Rencontres québécoises en Haïti en 2013 et au Festival international de poésie Medellin en 2014. Virginia Pésémapéo Bordeleau a également pris part au Salon du livre de Toronto en 2012, de même qu’en 2013, ainsi qu’au Salon du livre de Dieppe la même année. Toujours en 2013, elle s’est rendue à Tahiti pour l’événement Lire en Polynésie, en compagnie de Louis-Karl Picard-Sioui. Ce dernier participait à la deuxième édition, en janvier 2014, du Manitoba Indigenous Writers Festival, à laquelle était également conviée Natasha Kanapé Fontaine. Celle-ci prenait aussi part, cet été, au Festival amérindien de Nièvre, en France, alors que Jean Sioui participait au Banff Summer Festival. Cet automne (2014), Joséphine Bacon et Rita Mestokosho seront au Festival América, à Vincennes, tandis que Natasha Kanapé Fontaine se rendra en Nouvelle-Calédonie pour l’événement Poémart.</p> <p>La présence des poètes amérindiens francophones au Canada anglais, dans les Antilles, en Amérique du Sud et en Océanie constitue un phénomène récent, qui témoigne de la mise en place de réseaux nouveaux entre peuples et poètes autochtones à l’échelle internationale. Dans l’espace canadien, les auteurs et éditeurs amérindiens tentent de briser la barrière des «deux solitudes» et de développer un dialogue «inter-nations». Les échanges entre peuples premiers tendent à prendre des proportions mondiales, particulièrement depuis la Déclaration des Nations Unies pour les droits des peuples autochtones, en 2007. Par exemple, des poètes indigènes provenant de différents continents se rassemblent au Festival international de poésie de Medellin, en Colombie. L’exposition <em>Sakahan</em>, organisée à l’été 2013 par le Musée des beaux-arts du Canada, témoigne également de cette globalisation artistique autochtone.</p> <p>Au Québec, plusieurs événements littéraires ont récemment invité des poètes amérindiens ou ont programmé des spectacles collectifs où il était possible d’entendre plusieurs d’entre eux. Premier festival littéraire à programmer autant de poètes autochtones dans la même année, l’édition inaugural du festival Québec en toutes lettres, en 2010, comptait sur la présence de Joséphine Bacon, Marie-Andrée Gill, Louis-Karl Picard Sioui et Jean Sioui, avec une soirée intitulée «Paroles indigènes» et une table ronde sur la relève autochtone et québécoise. En 2011, les Correspondances d’Eastman réaccueillaient Jean Sioui, accompagné cette année-là de Joséphine Bacon. Cette dernière participait également au Festival acadien de poésie de Caraquet, qui a aussi reçu Natasha Kanapé Fontaine en 2013 et Marie-Andrée Gill en 2014.</p> <p>Dans la ville de Québec, des événements organisés par les Productions Rhizome ont compté sur la présence de Rita Mestokosho, Louis-Karl Picard-Sioui Marie-Andrée Gill et Natasha Kanapé Fontaine, alors que Jean Sioui et Louis-Karl Picard Sioui ont tous deux participé à deux reprises aux Vendredis de poésie du TAP dans les dernières années. Depuis 2012, les soirées mensuelles Vivement poésie, à Montréal, ont permis d’entendre Joséphine Bacon et Natasha Kanapé Fontaine, alors que Marie-Andrée Gill se produit régulièrement dans les soirées multidisciplinaires 3REG, à Chicoutimi.</p> <p>Certaines activités découlent plus ou moins directement du dynamisme et de l’implication de Mémoire d’encrier, éditeur qui a fait paraître jusqu’à présent sept recueils de poésie autochtone, deux recueils à deux voix, de même que les collectifs <em>Aimititau! Parlons-nous!</em> et <em>Les bruits du monde</em>. Ce dernier titre est accompagné d’un cd et a fait l’objet d’un spectacle présenté à cinq reprises en 2011-2012&nbsp;: au Salon du livre de Rimouski, à Québec la muse (le Festival littéraire du Salon du livre de Québec), au Festival de poésie de Montréal, au Festival international de la littérature de Montréal (qui a présenté «Femmes de la tierra» en 2013 et qui présentera «Mingan, mon village» en 2014) et enfin à Sept-Îles.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Hors-les-murs de la littérature </strong></span></p> <p>Depuis les deux dernières années, on remarque que la parole poétique autochtone déborde du contexte strictement littéraire. À cet égard, Natasha Kanapé Fontaine, que l’on décrit souvent comme une «poète et slammeuse territoriale», a contribué de manière forte à la diffusion scénique de la littérature des Premières Nations. En 2013, en plus d’avoir participé au festival Dans ta tête à Montréal et au Festival du texte court à Sherbrooke, elle a lu ses textes lors du festival Nuit d’Afrique, également à Montréal. L’écrivaine innue a de plus pris part à différents événements citoyens, que ce soit l’événement Masse et médias à la Société des arts technologiques, l’Écofête à Trois-Pistoles et l’Écosphère à Lac-Brome.</p> <p>S’inscrivant en quelque sorte dans la filiation de Rita Mestokosho en tant que poète amérindienne écologiste, Natasha Kanapé Fontaine est également impliquée dans la branche québécoise du mouvement Idle No More. La combinaison de son engagement politique et poétique, de même que sa pratique en poésie et en slam, font d’elle une invitée à la fois prisée et polyvalente. Lors de la première manifestation d’importance liée à Idle No More à se tenir à Montréal, en janvier 2013, elle a récité un poème aux sons des tambours, devant une foule estimée à 1000 personnes. S’exprimant par la parole poétique plutôt que par des discours (et, par le fait même, portant la poésie là où elle ne se trouve généralement pas), elle a également livré une prestation, au 3<sup>e</sup> Forum jeunesse des Premières Nations, en présence de Léo Bureau-Bloin, figure importante du printemps érable et, à ce moment, député du Parti québécois.</p> <p>L’auteur de <em>Manifeste Assi </em>a rencontré une grande variété d’auditoires, auxquels on peut ajouter plusieurs classes de cégep et un grand nombre d’internautes. On peut présentement trouver sur internet environ soixante vidéos dans lesquelles des poètes amérindiens francophones lisent leurs textes, et la première vidéo de Natasha Kanapé Fontaine a avoir été mise en ligne, à l’automne 2012, atteint actuellement plus de 2000 vues<a href="#_ftn7" name="_ftnref7" title=""><sup><sup>[7]</sup></sup></a>. Ces différentes lectures contribuent à défiger les idées préconçues que l’on peut entretenir envers les Premières Nations en général, en les associant non pas à un passé lointain mais à des pratiques résolument contemporaines. Même si certaines personnes ne soupçonnent pas l’existence de ce corpus particulier qu’est la poésie amérindienne, ou entretiennent des doutes quant à sa qualité littéraire, les poètes autochtones du Québec font petit à petit leur place. Ils sont de plus en plus reconnus, que ce soit par des prix (Marie-Andrée Gill a remporté le Prix de poésie du Salon du livre du Saguenay-Lac-St-Jean et a été finaliste au Prix du gouverneur général en 2013 pour son recueil <em>Béante</em>, alors que Natasha Kanapé Fontaine s’est méritée, la même année, le Prix de la Société des écrivains francophones d’Amérique) ou par des invitations dans des événements littéraires et culturels au Québec et à l’étranger.</p> <p>Le caractère multidisciplinaire des pratiques des auteurs amérindiens contribue également à leur visibilité et à la diversité des scènes qu’ils investissent. Si Natasha Kanapé Fontaine fait également du slam, ce sera l’art visuel et l’art de performance pour Louis-Karl Picard-Sioui, le roman et la peinture pour Virginia Pésémapéo Bordeleau, le conte pour Joséphine Bacon et le chant au tambour pour Rita Mestokosho. L’exposition <em>Nomades / Matshinanu</em>, qui met en espace les poèmes de Joséphine Bacon, accompagnés de photographies d’archives et de branches d’arbres, fut présentée à la Grande bibliothèque de Montréal en 2010-2011. Elle a depuis été montrée au Musée des Abénakis à Odanak, au Centre des congrès et à la Bibliothèque Gabrielle-Roy à Québec, à la Maison de la culture de Beloeil, au Willson Center à Washington, au Manoir de Kernault en France et à l’église de Natashquan.</p> <p>Les occasions d’entrer en contact avec la poésie amérindienne se multiplient et les moyens de le faire sont également de plus en plus diversifiés. S’il n’y avait, voilà dix ans, que l’anthologie de Mauricio Gatti, un essai de Diane Boudreau et six recueils sur lesquels il était difficile de mettre la main, il n’en va plus de même aujourd’hui. On croise les poètes des Premières Nations sur différentes scènes et on retrouve leurs publications en librairie, dans les bibliothèques et sur des blogues (Natasha Kanapé Fontaine tient le sien<a href="#_ftn8" name="_ftnref8" title=""><sup><sup>[8]</sup></sup></a> alors que Marie-Andrée Gill collabore fréquemment à celui de Poème sale).</p> <p>La prise de parole des poètes amérindiens rejoint un souci grandissant, de la part des Québécois, de prendre en compte les Premières Nations. Cette préoccupation, plus qu’un enjeu de rectitude politique, participe d’une volonté de co-présence identitaire dans ce territoire partagé qu’est le Québec. Opérant un changement dans les relations culturelles de la Belle Province, elle concourt de ce que l’on pourrait nommer une «Paix des Braves» symbolique, souhaitant établir un dialogue de nation à nation, comme le faisait l’entente du même nom signée par les Cris et le gouvernement québécois, ainsi que la chanson, qui porte également ce titre, du rappeur algonquin Samian avec le groupe Loco Locass. Dans cette éthique de l’échange, les poètes des Premières Nations sont sur la place publique, teintant progressivement de rouge la littérature québécoise et élargissant sans cesse ce que peut être, dans son actualité, sa vivacité, son oralité, sa multidisciplinarité et sa diversité, la poésie amérindienne.</p> <div><br clear="all" /><br /> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn1"> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1" title=""><sup><sup>[1]</sup></sup></a> Joséphine Bacon,<em> Nous sommes tous des sauvages</em> (avec José Acquelin), Montréal, Mémoire d’encrier, 2011 et <em>Un th</em><em>é </em><em>dans la toundra</em>, Montréal, Mémoire d’encrier, 2013&nbsp;; Marie-Andrée Gill,<em> B</em><em>é</em><em>ante</em>, Chicoutimi, La Peuplade, 2012 et <em>Motel TV couleur</em> (avec Max-Antoine Guérin), Chicoutimi, [compte d’auteur], 2014&nbsp;; Natasha Kanapé Fontaine,<em> N</em><em>’</em><em>entre pas dans mon </em><em>â</em><em>me avec tes chaussures</em>, Montréal, Mémoire d’encrier, 2012 et <em>Manifeste Assi</em>, Montréal, Mémoire d’encrier, 2014&nbsp;; Rita Mestokosho,<em> Eshi uapataman Nukum / Comment je per</em><em>ç</em><em>ois la vie grand-m</em><em>è</em><em>re</em>, Göteborg (Suède), Beijbom Books, 2010 [1995], <em>Uashtessiu / lumi</em><em>è</em><em>re d</em><em>’</em><em>automne</em> (avec Jean Désy), Montréal, Mémoire d’encrier, 2010 et <em>N</em><em>é</em><em>e de la pluie et de la terre,</em> Paris, Éditions Bruno Doucet, 2014&nbsp;; Virginia Pésémapéo Bordeleau,<em> De rouge et de blanc</em>, Montréal, Mémoire d’encrier, 2012&nbsp;; Louis-Karl Picard-Sioui, <em>Au pied de mon orgueil</em>, Montréal, Mémoire d’encrier, 2011, <em>De la paix en jach</em><em>è</em><em>re</em>, Wendake, Hannenorak, 2012 et <em>Les grandes absences</em>, Montréal, Mémoire d’encrier, 2013&nbsp;; Jean Sioui, <em>Je suis </em><em>Î</em><em>le</em>, Québec, Cornac, 2010, <em>Avant le gel des visages</em>, Wendake, Hannenorak, 2012 et <em>Entre moi et l'arbre</em>, Trois-Rivières, Écrits des Forges, 2013. À cela s’ajoutent un collectif: Francine Chicoine (dir.), <em>S</em><em>’</em><em>agripper aux fleurs (ha</em><em>ï</em><em>kus)</em>, Éditions David, 2012&nbsp;; une anthologie: Susan Ouriou (dir.), <em>Languages of Our Land: Indigenous Poems and Stories from Qu</em><em>é</em><em>bec / Langues de notre terre: Po</em><em>è</em><em>mes et r</em><em>é</em><em>cits autochtones du Qu</em><em>é</em><em>bec</em>, Banff, Banff Center Press, 2014 et deux dossiers dans des revues: «La poésie amérindienne», dans <em>Exit</em>, no. 59, 2010 et «Premières Nations du Québec», dans <em>Hopala! </em>(Bretagne), no. 43, 2013.</p> </div> <div id="ftn2"> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2" title=""><sup><sup>[2]</sup></sup></a> Patrick Lagacé, «La poétesse, la rivières et les saumons», En ligne: <a href="http://www.lapresse.ca/debats/chroniques/patrick-lagace/200908/10/01-891418-la-poetesse-la-riviere-et-les-saumons.php">http://www.lapresse.ca/debats/chroniques/patrick-lagace/200908/10/01-891418-la-poetesse-la-riviere-et-les-saumons.php</a>, (Consultée le 28 septembre 2014).</p> </div> <div id="ftn3"> <p><a href="#_ftnref3" name="_ftn3" title=""><sup><sup>[3]</sup></sup></a> Soraya Elbekalli, «Rita, fille de la terre, soeur des rivières», En ligne: <a href="http://itineraire.ca/143-article-rita-fille-de-la-terre-soeur-des-rivieres-edition-du-mercredi-1er-aout-2012.html">http://itineraire.ca/143-article-rita-fille-de-la-terre-soeur-des-rivieres-edition-du-mercredi-1er-aout-2012.html</a> (Consultée le 28 septembre 2014).</p> </div> <div id="ftn4"> <p><a href="#_ftnref4" name="_ftn4" title=""><sup><sup>[4]</sup></sup></a> Jean-Marie Le Clézio, «Quel avenir pour la Romaine&nbsp;?», En ligne: <a href="http://www.lemonde.fr/idees/article/2009/07/01/quel-avenir-pour-la-romaine-par-jean-marie-g-le-clezio_1213943_3232.html">http://www.lemonde.fr/idees/article/2009/07/01/quel-avenir-pour-la-romaine-par-jean-marie-g-le-clezio_1213943_3232.html</a>, (Consultée le 28 septembre 2014).</p> </div> <div id="ftn5"> <p><a href="#_ftnref5" name="_ftn5" title=""><sup><sup>[5]</sup></sup></a> «Destination Nathasquan», En ligne: <a href="http://tvfrancophonie.org/h264/52">http://tvfrancophonie.org/h264/52</a> et <a href="http://www.tv5.org/cms/chaine-francophone/Revoir-nos-emissions/Destination-Francophonie/Episodes/p-25608-Destination-Nitassinan.htm">http://www.tv5.org/cms/chaine-francophone/Revoir-nos-emissions/Destination-Francophonie/Episodes/p-25608-Destination-Nitassinan.htm</a>, (Consultée le 28 septembre 2014).</p> </div> <div id="ftn6"> <p><a href="#_ftnref6" name="_ftn6" title=""><sup><sup>[6]</sup></sup></a> En ligne: <a href="http://www.youtube.com/watch?v=KCJOnDfzL2Y">www.youtube.com/watch?v=KCJOnDfzL2Y</a> et <a href="http://www.youtube.com/watch?v=810Pl0dhzqk">www.youtube.com/watch?v=810Pl0dhzqk</a>, (Consultées le 28 septembre 2014).</p> </div> <div id="ftn7"> <p><a href="#_ftnref7" name="_ftn7" title=""><sup><sup>[7]</sup></sup></a> En ligne: <a href="https://www.youtube.com/watch?v=YnYXhm3c9Gw">https://www.youtube.com/watch?v=YnYXhm3c9Gw</a>, (Consultée le 29 septembre 2014).</p> </div> <div id="ftn8"> <p><a href="#_ftnref8" name="_ftn8" title=""><sup><sup>[8]</sup></sup></a> Natasha Kanapé Fontaine, «Innu Assi», <a href="http://natashakanapefontaine.wordpress.com">http://natashakanapefontaine.wordpress.com</a>, (Consultée le 15 septembre 2014) (auparavant&nbsp;: <a href="http://mamawolfunderline.wordpress.com">http://mamawolfunderline.wordpress.com</a>)</p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> Amérindien Autochtone Identité Québec Poésie Tue, 21 Oct 2014 17:46:54 +0000 Jonathan Lamy 879 at http://salondouble.contemporain.info Cette grand-mère qui refuse de mourir http://salondouble.contemporain.info/lecture/cette-grand-mere-qui-refuse-de-mourir <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/ferland-pierre-paul">Ferland, Pierre-Paul</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-fiancee-americaine">La fiancée américaine</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>Lauréat du Prix des collégiens et du Prix des libraires, sujet d’une attention exceptionnelle dans les médias de masse, <em>La fiancée américaine </em>d’Éric Dupont a bénéficié d’un succès phénoménal comparable à celui qui avait été réservé à <em>Nikolski</em>, de Nicolas Dickner, près d’une décennie plus tôt. Un tel enthousiasme émanant à la fois du public, de la critique générale et des cercles académiques s’explique sans doute par le remarquable réinvestissement du sous-genre de la saga familiale que Dupont propose. Récupérant sans les transgresser outrageusement les codes de ce sous-genre prisé du public, <em>La fiancée américaine </em>offre néanmoins diverses innovations formelles propres aux esthétiques contemporaines (narrateurs non fiables, réalisme magique) et un contenu si original de par son érudition (ce traducteur de métier livre un savoir encyclopédique sur l’opéra et l’Allemagne nazie) que la «saga familiale» canadienne-française s’en trouve renouvelée avec un plaisir contagieux.</p> <p><em>La fiancée américaine </em>suit la famille canadienne-française des Lamontagne de Rivière-du-Loup sur plus de cinq générations. Les premières générations se trouvent au Bas Saint-Laurent et orbitent autour de Louis Lamontagne, dit le Cheval en raison de ses prouesses d’homme fort errant dans les foires nord-américaines. Après son décès, sa fille Madeleine ouvre une chaîne de restaurants à Montréal, puis les fils de Madeleine Michel et Gabriel cherchent, en Allemagne et en Italie, à renouer avec les origines familiales qui leur ont été cachées. Le roman se divise en deux parties presque égales qui épousent à merveille le changement de contenu. Un narrateur hétérodiégétique déléguant parfois la parole au Cheval ou autres conteurs de ses exploits rend compte d’abord des tribulations louperivoises de cette famille typique du Canada français d’avant la Révolution tranquille. Ensuite, une fois la société québécoise parvenue à la Modernité, la narration homodiégétique prend en charge le récit, donnant au lecteur l’occasion de pénétrer dans l’intimité des personnages via les procédés narratifs de l’épistolaire et du journal intime.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Le Canada français traditionnel</strong></span></p> <p>L’allégorie que suppose la saga familiale reste relativement similaire entre les textes: la famille doit se comprendre comme la synecdoque de la collectivité canadienne-française et québécoise. Les tribulations du Cheval convoquent en effet ce que Jean Morency nomme le «retour du refoulé canadien-français» (2008&nbsp;: 28 et 2009&nbsp;: 148). Selon le chercheur, après avoir été mise en veilleuse par le mouvement d’affirmation nationale du Québec, la filiation avec la culture du Canada français, caractérisée par la mobilité géographique dans l’immensité du continent nord-américain et sa volonté de métissage culturel<a href="#_ftn1" name="_ftnref1" title="">[1]</a>, referait désormais surface dans les romans québécois contemporains. Rivière-du-Loup, dominée par l’Église et la sœur Marie-de-L’Eucharistie, convie avec brio l’héritage canadien-français catholique qui a semblé tabou par le passé<a href="#_ftn2" name="_ftnref2" title="">[2]</a>. À ce sujet, on ne peut passer sous silence l’aïeule qui élève le Cheval, «Madeleine la Mére» (sic). Cette grand-mère qui trépasse dans les années 1950 mais qui refuse de mourir, hantant le salon funéraire familial,&nbsp;pour ensuite s’exiler au couvent quand la télévision fait surface dans les chaumières, est certainement l’allégorie la plus puissante qui se dégage de <em>La fiancée américaine</em>. Ici, l’élément fantastique –une morte continue d’exercer ses activités quotidiennes tandis que les personnages agissent comme si de rien n’était– devient une métaphore de l’<em>héritage canadien-français catholique des Québécois</em>: une sorte de spectre évanescent repoussé aux tréfonds de la conscience, une sorte de patrimoine immatériel encombrant que seule notre participation à la culture de masse étatsunienne a su ou pu faire fuir. Je ne peux m’empêcher de tisser le parallèle entre Madeleine-la-Mére et l’aïeule maudite d’<em>Une saison dans la vie d’Emmanuelle </em>(1965) de Marie-Claire Blais. Alors qu’il fallait jadis <em>assassiner </em>celle qui régnait sur un monde dégénéré, aujourd’hui, Éric Dupont récupère en quelque sorte sa figure pour la métamorphoser en revenante.</p> <p>Le Canada français que Dupont régénère se caractérise aussi par la prépondérance du folklore, du conte, <em>de la parole</em>: une tradition orale. Le petit-fils du Cheval ne dit-il pas à une interlocutrice allemande: «Les Canadiens adorent les histoires. S’ils ne s’en racontaient pas, il n’y aurait tout simplement pas de Canada» (452)? Le véritable moteur de <em>La fiancée américaine</em>, même dans la seconde partie dite moderne, reste toujours l’impératif de <em>raconter</em>; raconter avec toute la part d’exagération, de déformation, d’embellissement, de nostalgie qu’une telle parole suppose. De ce point de vue, <em>La fiancée américaine </em>semble se positionner au sein d’une mouvance qui prend de plus en plus d’ampleur au Québec, où le récit de filiation, de la mémoire du sujet, devient porté au plaisir et non plus à la douleur, comme le montre aussi Francis Langevin (2012). La distance temporelle avec le «&nbsp;Canada français&nbsp;» génère-t-elle un sentiment nostalgique? Je l’ignore. Il me semble cependant que le thème de l’origine familiale et sociale, bref de la filiation, est un thème fondamental du roman québécois.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Un nouveau paysage identitaire</strong></span></p> <p>Quoiqu’il en soit, <em>La fiancée américaine</em>, comme <em>Les taches solaires</em> (2006) de Jean-François Chassay, <em>Arvida</em> (2011) de Samuel Archibald ou <em>Atavismes</em> (2011) de Raymond Bock, parvient à mettre en scène admirablement une nouvelle manière de se remémorer le passé de la collectivité québécoise qui ne se borne plus aux relais identitaires dits courants: la bonne vieille Mère patrie française, les États-Unis riches et puissants ou le nationalisme québécois moderne, citoyen et pluraliste. À la suite de son exil vers Montréal où elle crée un empire alimentaire dans la plus pure tradition capitaliste, Madeleine Lamontagne rompt avec le paradigme déterministe qu’on voit souvent dans les sagas familiales, bien qu’elle symbolise en quelque sorte le passage du Québec à la modernité. Ses fils, Michel et Gabriel, explorent le Vieux continent sans subir de réels atavismes. Les tribulations de Gabriel, sosie du Cheval en quête d’amour, le mèneront à Berlin où il rencontre Magdalena Berg («Madeleine Lamontagne&nbsp;» en allemand qui a, de surcroît, la fameuse tache de naissance en forme de clé de fa que transmettent les Lamontagne de génération en génération). Celle-ci lui confie son expérience traumatisante de la guerre, greffant ainsi à la mémoire québécoise un nouveau territoire symbolique atypique. Le choix de situer les origines de la famille Lamontagne en Allemagne, comme le suggère le récit à maintes reprises, plutôt qu’en France, m’apparaît révélateur d’une certaine prise de position identitaire, qu’elle soit consciente ou non.</p> <p>Enfin, les États-Unis, New York plus précisément que Madeleine visite adolescente afin de subir une intervention médicale, n’apparaissent pas comme typiques. Certes, lors d’un épisode de la traversée physique de la frontière américaine, le récit mentionne que Madeleine et son amie Solange «laissent derrière eux un pays paisible et rassurant dont ils pensent comprendre tous les rouages pour s’élancer dans la folie de l’Amérique, un monde qu’ils n’habitent que du bout des orteils, un univers hostile, menaçant berceau de toutes les folies et matrice de tous les vices» (494). Pourtant, pour les Américains que Louis rencontre, quand il mentionne les origines new-yorkaises de sa mère, «Louis était presque un Américain. Une brebis égarée au Nord» (76). C’est donc dire que le portrait que propose Dupont des États-Unis est complexe: il s’agit d’un lieu d’identité et d’altérité, de familiarité et d’étrangeté. Les nombreux enfants illégitimes que le Cheval engendre sur sa route d’homme fort ne symbolisent-ils pas la dissémination géographique de la collectivité canadienne-française dans le continent américain? Inversement, le vertige que ressent Madeleine face à New York accentue la différence culturelle entre le Canada et les États-Unis, et ce, même si Madeleine est une femme d’affaires, les États-Unis étant pourtant la métaphore par excellence du capitalisme outrancier dans l’imaginaire canadien (Rousseau, 1981).</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Le «grand roman américain»</strong></span></p> <p>Pour conclure, à 557 pages avec caractères serrés sur d’immenses pages (et encore, la rumeur veut que le premier jet que Dupont a envoyé à son éditeur voisinait les 900 pages), <em>La fiancée américaine </em>semble exhiber une ambition typique du fameux «grand roman de l’Amérique», «l’œuvre totale qui aurait résumé la quintessence de l’aventure américaine et exprimé l’énormité du pays et du continent, proclamant du même coup l’avènement d’une nation nouvelle, dotée d’une culture absolument distincte de la culture européenne» (Morency, 1997: 144). C’est pourquoi j’excuse à Dupont ces digressions haletantes, ces récits dans les récits, ces détails anecdotiques sur le système scolaire catholique torontois, sur les recettes de desserts et de déjeuners, sur la musique classique et sur la sociologie bavaroise des années 1930: de la surenchère se dégage un véritable besoin de cerner le monde, d’en épuiser les signes, de l’asservir à la jubilation du conteur, comme France Daigle l’a si admirablement réussi dans son chef d’œuvre <em>Pour sûr </em>(2012). Bref, pour moi, <em>La fiancée américaine </em>est quelque chose comme un «grand roman québécois» moderne, rien de moins.</p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>Éric Dupont (2012), <em>La fiancée américaine</em>, Montréal, Marchand de feuilles, 557 p.</p> <p>Francis Langevin (2012), « Filiations et régionalité dans trois fictions québécoises contemporaines », dans Sylviane Coyault, Francis Langevin et Zuzaná Malinovska [dir.], <em>Histoires de familles et de territoires</em> <em>dans la littérature québécoise actuelle</em>, Prešov, 14p. Texte disponible en ligne à l’adresse <a href="http://www.academia.edu/3334191/Filiations_et_regionalite_dans_trois_fictions_quebecoises_contemporaines" title="http://www.academia.edu/3334191/Filiations_et_regionalite_dans_trois_fictions_quebecoises_contemporaines">http://www.academia.edu/3334191/Filiations_et_regionalite_dans_trois_fic...</a> [Page consultée le 22 octobre 2013].</p> <p>Jean Morency (2009), «Romanciers du Canada français&nbsp;: Gabrielle Roy, Jacques Poulin, Michel Tremblay, Roch Carrier», dans Lucie Hotte et Guy Poirier (dir.), <em>Habiter la distance. Études en marge de </em>La distance habitée, Sudbury, Prise de parole, coll. «Agora», 2009, p.&nbsp;147-163.</p> <p>Jean Morency (2008), «Dérives spatiales et mouvances langagières&nbsp;: les romanciers contemporains et l’Amérique canadienne-française», <em>Francophonies d’Amérique</em>, n°26, 2008, p. 27-39.</p> <p>Jean Morency (1997), «Le mythe du grand roman américain et le “texte national” canadien-français», dans Gérard Bouchard et Yvan Lamonde [dir.], <em>La nation dans tous ses états. Le Québec en comparaison</em>, Paris/Montréal, Harmattan, p.143-158.</p> <p>François Ouellet (2002), <em>Passer au rang de père: identité sociohistorique et littéraire au Québec</em>, Québec, Nota Bene.</p> <p>Guildo Rousseau (1981), <em>L’image des États-Unis dans la littérature québécoise (1775-1930)</em>, Sherbrooke, Éditions Naaman.</p> <p>&nbsp;</p> <div> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn1"> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1" title="">[1]</a> À ces phénomènes propres à la réalité canadienne-française, j’ajoute la singulière relation amour-haine qui se développe entre le voyageur et la communauté, la premier ayant besoin de celle-ci pour légitimer sa déviance et pour conter ses exploits, la seconde instrumentalisant le voyageur comme bouc émissaire tout en entretenant une fascination envers lui. Le Canada français connotant une réalité traditionnelle, on ne s’étonne pas non plus que ce «&nbsp;retour du refoulé&nbsp;» évoquent systématiquement le folklore et la culture orale.</p> </div> <div id="ftn2"> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2" title="">[2]</a> Par exemple, François Ouellet (2002), dans sa lecture du lexique sacré dans les romans de Gaétan Soucy, Sylvain Trudel, Emmanuel Aquin, Pierre Samson, Louis Hamelin et Alain Beaulieu, propose que l’imaginaire catholique au Québec s’accompagne nécessairement d’une écriture du tragique et de l’impuissance (p.71).</p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/cette-grand-mere-qui-refuse-de-mourir#comments DAIGLE, France DUPONT, Éric Espace culturel Grand roman américain (Great American Novel) Identité Narrativité Québec Savoir encyclopédique Roman Thu, 27 Feb 2014 13:59:55 +0000 Pierre-Paul Ferland 845 at http://salondouble.contemporain.info Roadkill http://salondouble.contemporain.info/lecture/roadkill <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/ferland-pierre-paul">Ferland, Pierre-Paul</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-foi-du-braconnier">La foi du braconnier</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>L’œuvre picturale de l’artiste Marc Séguin jouit d’une renommée internationale. Sa dernière exposition, tenue au printemps 2011 et intitulée <em>Failures</em>, met en relief certains échecs sociaux dus à des dérives idéologiques. On remarque des tableaux où le peintre met au service le charbon, du goudron, des plumes et des cendres humaines pour créer de fortes nuances en noir et blanc de figures connotées telles que Jean-Paul II, Lee Harvey Oswald, l’industriel russe Roman Abramovitch, des généraux nazis, Julian Assange, etc.<a href="#_edn1" name="_ednref" title="">[1]</a></p> <p>La symbolique de la cendre humaine saute aux yeux: l’art transcende la vie et donne accès à l’immortalité. Elle illustre aussi, dans bien des cas, la souffrance humaine (voire la mort) qui se cache derrière ces figures médiatiques. D’autres tableaux de Séguin, comme la série ironiquement intitulée <em>I love America and America loves me</em> (2008), mettent en évidence des animaux agonisants. Tenant compte de cet imaginaire pictural, il ne sera pas surprenant que le premier roman de l’artiste, <em>La foi du braconnier</em>, publié en 2009, aborde des thématiques semblables: les grandes célébrités mondiales en tant que métonymies d’une idéologie, l’esthétique de la chasse, le dépassement (et l’obsession) de la mort.</p> <p>Lauréat du prix littéraire des collégiens en 2010, <em>La foi du braconnier</em> de Marc Séguin relate l’odyssée routière du chasseur à moitié Mohawk Mark S. Morris qui parcourt l’Amérique en quête d’absolu. Au fil de cette errance, les dilemmes qui hantent le narrateur surgissent: hésitations entre spiritualités chrétienne ou autochtone; entre la liberté du braconnage, réminiscence du mode de vie ancestral du mythique coureur des bois, ou la civilisation <em>à l’occidentale</em>; enfin, fondamentalement, entre la vie et la mort. L’Amérique s’impose alors comme le décor où se jouent ces contradictions. Les frontières du «<em>land of the free</em>» des États-Unis affrontent celles de Kanesatake ou du Canada francophone.</p> <p>Je propose donc de retracer le processus identitaire du personnage qui rejette tour à tour le mode de vie à l’américaine et la religion catholique pour aboutir dans une sorte de néant identitaire dont la fuite constitue la seule issue. Même si <em>La foi du braconnier </em>comporte plusieurs maladresses –abondance de stéréotypes sexuels, structure narrative et prolepses inutilement complexes, personnage-narrateur atteint d’un complexe de Superman, vision manichéenne des communautés américaines−, imputables peut-être à l’inexpérience du romancier ou à la mode des «romans de quête masculins<a href="#_edn2" name="_ednref" title="">[2]</a>» qui se développe dans les années 2000, il n’en demeure pas moins que le roman<em> </em>illustre un malaise manifeste à l’égard des identifications nationales traditionnelles et un rapport de connivence envers la culture de masse américaine propre aux romans québécois contemporains.</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Le rêve américain</strong></span></p> <p>Le symbole le plus remarquable de l’aliénation est, pour Morris, le &nbsp;«mode de vie américain», dans tout ce qu’il comporte de conventionnel: travail-famille-patrie, banlieue, consommation, etc. Morris décrit cette réalité avec une série de métaphores qui érige une construction poétique en surcharge adjectivale, puis nominale: «L’homme <strong>blanc</strong> <em>occidental</em> <u>américain</u> ne migre plus depuis des siècles. Il a trouvé assez de <strong>nourriture</strong>, de <em>sécurité</em>, de <u>confort</u> et de <strong><u>femelles</u></strong> sur ce continent» (p.133, je souligne). Il s’attarde à décrire ce mode de vie honni principalement lors d’une bifurcation au Michigan. Il évite Détroit, «la ville la plus violente de l’Amérique blanche» (p.75), d’où émerge le rappeur controversé Eminem, pour se diriger vers la banlieue bien-pensante et cossue de Ann Arbor. Il décrit Ann Arbor avec une suite de superlatifs démagogiques et de métaphores renforçant son appartenance à l’utopie de la sécurité et du bien-être de l’élite blanche capitaliste: «cette petite ville vit à l’abri de la vraie vie, protégée par l’auréole de l’University of Michigan célèbre pour sa faculté de droit où seule la riche élite blanche peut se rendre et parfois quelques membres des minorités, noir ou jaune pâle, qui devront montrer patte blanche» (p.75). Le détournement de l’expression «montrer patte blanche» recèle un double-sens ironique: non seulement les étudiants issus de communautés ethniques ciblées devront-ils jouir d’un dossier disciplinaire parfait, mais ils devront se plier aux normes et conventions des Blancs. En opposition à Ann Arbor, l’allusion à Eminem, un Blanc qui emploie la forme artistique du hip hop issue des milieux afro-américains à partir de laquelle il relate son enfance difficile dans la pauvreté et la toxicomanie, crée un effet de contraste frappant entre les deux réalités. Ce rappeur qui semait la controverse dans les années 2000 incarne la rébellion que l’Amérique utopique ne peut admettre. C’est pourquoi il est impossible pour Morris de se sédentariser dans de telles circonstances, où on néglige l’Amérique «réelle» qui comprend sa multiplicité ethnique, ses crises sociales et sa violence.</p> <p>Morris est également amateur du groupe punk américain Bad Religion, qui lance en 1993 le disque <em>Recipe for hate</em>: «Musique de dissidence qui condamne et justifie une haine naissante envers l’Amérique. De l’intérieur» (p.47). Sur ce disque se retrouve le succès commercial «American Jesus», qui dénonce l’hégémonie américaine et son appropriation de la foi pour justifier ses croisades géopolitiques dans le Moyen-Orient. Morris se dit également un adepte de Nirvana, particulièrement du chanteur, Kurt Cobain, devenu une véritable idole aux États-Unis. Il évoque son suicide mystérieux comme source d’inspiration: «Cobain est mort de la plus belle des morts américaines, celle d’un complot présumé. Comme si l’empire ne pouvait se fonder autrement que sur l’assassinat de ses hommes de pouvoir qui ne meurent jamais comme le peuple. Luther King, les frères Kennedy» (p.75-76). Ce processus de mythification médiatique s’explique pour ces personnages justement en vertu de leur décès mystérieux, qui leur permet ainsi de transcender la mort. L’assassin de JFK, Lee Harvey Oswald, est d’ailleurs le sujet de plusieurs des toiles de Séguin. Cependant, ces références comprennent leur part de contradiction. Bad Religion et Kurt Cobain, tout comme Eminem, appartiennent pleinement à la culture de masse américaine exportée et mercantilisée par des multinationales du divertissement. C’est donc par ce revirement paradoxal que Morris saisit le discours américain qui reste, fondamentalement, une révolte manufacturée par l’élite blanche. Une telle rébellion réduite à sa valeur marchande indique que l’Amérique n’obéit qu’à ses propres codes, ne laissant pas la place aux discours étrangers. D’où le malaise persistant de Morris qui ne sait plus à qui s’identifier: «Les rebelles et les undergrounds ont tous fini mainstream, sauf deux ou trois groupes de musique punk dans les sous-sols de Brooklyn. L’espoir aussi. Le nouveau continent de parking et d’asphalte m’a déçu. Je lui en veux» (p.35).</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Vatican, Inc.</strong></span></p> <p>Contre le mode de vie consumériste américain, Morris choisit la religion. Au Séminaire, il entre en contact avec un univers du savoir. Il suit des cours de théologie, étudie les Écritures, apprend le latin, la rhétorique et la philosophie. Il vit pourtant un désenchantement presque instantané au contact de la hiérarchie cléricale. Peu à peu, Morris voit la religion et l’Amérique utopique comme la même construction au service de l’idéologie du bonheur moderne héritée de Bentham. Ainsi, il soliloque sur le bonheur: «Être heureux. Par la richesse, par ses avoirs, par sa famille, son linge, sa nourriture, son corps, par ses croyances. Le septième jour, il se reposa et aspira le bonheur» (p.118). Cette paraphrase de la Genèse souligne avec ironie le lien palpable entre la religion organisée et la société industrielle qui manufacturent un mode de vie «clés en mains» aux individus. Séguin pousse le cynisme à son paroxysme en relatant une partie de chasse de Morris avec le cardinal Maastzinger, le pendant fictionnel de Joseph Aloisus Ratzinger qui deviendra en 2005 le pape Benoit XVI. Maastzinger apprend avec ces mots à Morris que les rouages de l’Église répondent à l’organisation bourgeoise de la société:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left: 2cm;">C’est en se basant sur leur propre compréhension de l’humanité que les hommes se sont créé une image de Dieu. Comme dans une entreprise, modèle admirable de croyance et de dévotion, la structure fonctionnelle de notre Dieu est constituée d’un chef, de vice-présidents, de directeurs, d’employés, d’un produit mis en marché et de gens qui achètent ce produit (p.58).</p> </blockquote> <p>Le parallèle entre la société capitaliste américaine et l’image de Dieu (et non pas seulement celle de l’organisation interne de l’Église catholique) indique le profond bouleversement de la Foi. Morris achève de consommer la fusion symbolique des deux entités avec des comparaisons qui lient la culture de masse américaine avec les autorités religieuses. Ainsi, pour Morris, Jean-Paul Il a «une aura de vedette rock» (p.47). Le narrateur associe plus loin le manichéisme de saint Augustin à la dualité que l’Amérique «entret[ient] par le cowboy et l’Indien, Superman et les méchants de la planète Krypton, l’Alliance et les forces du Mal de <em>Star Wars</em>» (p.51). De surcroît, Maastzinger «ressembl[e] à l’empereur du Mal dans <em>Star Wars</em>» (p.57). Bref, grâce à ces croisements interculturels, nous pouvons associer ces deux utopies, l’Amérique industrialisée et l’Église catholique, à de «fausses idoles» qui ne parviennent à satisfaire Morris que temporairement.</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Une œuvre de performance</strong></span></p> <p>Confronté à ces systèmes hégémoniques, Morris recourt à la fuite. L’errance révèle sa nature profonde, qu’il désigne avec un énoncé paradoxal: «J’aime la fuite. C’est le seul endroit d’où je ne fuirai pas» (p.122). Son itinéraire dessine l’expression FUCK YOU qu’il a griffonnée dans un Atlas. Son projet de crier sa révolte à travers son parcours comporte dès lors une dimension artistique, comme si le trajet de plusieurs milliers de kilomètres devenait une immense œuvre de performance qui exprime un dégoût des valeurs que le continent incarne. Mais c’est dans sa dimension psychique particulière que le voyage de Morris prend tout son sens. Son projet révèle un désir de réappropriation du territoire en fonction de la cartographie de ses ancêtres canadiens-français et autochtones. De fait, le choix des destinations où il braconnera correspond aux principaux foyers de peuplement de l’Amérique francophone, à qui Morris s’identifie. Il visite tour à tour le Manitoba, le Dakota du Nord, les États du Midwest tels que le Minnesota et l’Illinois, le Michigan, l’Ontario et le Québec, comme s’il ratissait à l’envers la carte virtuelle du peuplement de la Franco-Amérique par des immigrants canadiens-français dans la deuxième moitié du XIX<sup>e</sup> siècle et par les peuples Métis du Nord-Ouest. Il mentionne d’ailleurs explicitement sa filiation avec ces courants migratoires, son arrière grand-père ayant été chercheur d’or à Dawson, en Ontario. C’est pourquoi le choix de situer ce voyage dans ces régions s’avère hautement significatif. Pour Simon Harel, le braconnage s’accompagne inévitablement d’un désir de territorialité: «[Le braconnier] ne respecte les frontières que de manière épisodique. À chaque fois qu’il s’aventure dans un espace interdit, le braconnier reconstitue, greffe après greffe, ce que pourrait être le territoire dans son entièreté» (2005, p.127). <em>La foi du braconnier </em>réunit les lieux tributaires de ce que François Paré appelle «le fantasme d’Escanaba», qui correspondent aux «fantasmes du départ et de l’errance identitaire qui caractérisent ce vaste espace de l’Amérique migrante» (2007, p.388). Selon ce paradigme, la filiation avec la culture du Canada français, caractérisée par la mobilité géographique et surtout par l’errance dans l’immensité du continent nord-américain, referait surface dans ce texte réunissant symboliquement la communauté francophone dispersée sur le continent par le biais de l’œuvre d’art performance qu’est le FUCK YOU.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/21/Sans%20titre.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title=""><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/21/Sans%20titre.jpg" alt="102" title="" width="434" height="258" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'></span></span></p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Itinéraire de Mark S. Morris tel que décrit dans La foi du braconnier. <a href="http://maps.google.ca/maps/ms?hl=fr&amp;ie=UTF8&amp;msa=0&amp;msid=202027796056777320538.0004a394f3eda9b4b9d79&amp;z=6">Lien Google maps</a> vers toutes ses destinations.</p> </blockquote> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/21/Sans%20titre2.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title=""><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/21/Sans%20titre2.jpg" alt="103" title="" width="434" height="258" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'></span></span></p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Itinéraire de Mark S. Morris comblé hypothétiquement sur une carte routière.</p> </blockquote> <p>Le projet de Morris n’en demeure pas là. En plus de réanimer le symbole des migrations canadiennes-françaises à travers son voyage, Morris tente de se réapproprier le territoire et le mode de vie mohawk tel qu’il se l’est imaginé au contact de sa mère. Lorsqu’il termine son «U», son parcours emprunte «le pays mohawk» dans l’État de New York. Morris s’identifie à ses origines qui contestent un des mythes fondateurs de la nation américaine, la Frontière: «On a longtemps cru que les mohawks étaient cannibales, qu’ils mangeaient leurs ennemis. Mohawk veut dire: ceux qui mangent des choses animées. Comme moi. Le pays des ancêtres de ma mère n’avait pas de frontières. Du sud de l’Hudson au Saint-Laurent à Montréal»&nbsp;(p.140). En ignorant la frontière, Morris cherche à renouer avec une Amérique originelle libérée tant du fardeau européen que du folklore états-unien qu’a développé l’élite W.A.S.P. (<em>white anglo-saxon protestant</em>). Rappelons que «la frontière aurait contribué à “américaniser” le territoire, comme l’explique Louise Vigneault, et à lui insuffler un ordre significatif, suivant les grands principes civilisateurs: [démocratie, égalitarisme, individualisme]» (2007, p.282). Il s’agit donc d’une double réappropriation de l’espace à la fois autochtone et canadien-français, deux identités généralement écartées dans les discours dominants. La part autochtone semble toutefois la plus douloureuse pour le narrateur. Il se désole par exemple d’avoir perdu la trace de sa rivalité ancestrale avec les Hurons: «Au vingtième siècle, [les peuples fondateurs de l’Amérique] ont compris qu’en s’associant ils obtiendraient davantage de la colonisation blanche. Mais les colons ont tout pris. Ma terre à moi, vampirisée par l’empire. Tu me portes et j’ai honte de fouler ton sol» (p.65). La métaphore du vampirisme de l’empire américain exprime bien que le territoire autochtone, vidé de son sang, agonise. Morris qualifie d’ailleurs son titre d’autochtone de «fantôme du passé» (p.33). D’où le désir de Morris d’échapper à ce sol souillé de sang et recouvert d’asphalte. Le tableau <em>Native American Woman</em>, où une silhouette de cendres et de charbon est recouverte de plumes, indique bien l’anonymat dans lequel la culture autochtone a sombré. J’appellerais ce phénomène la «nostalgie de l’identité autochtone perdue», qui hante la quête de Mark S. Morris.</p> <p>Somme toute, Morris parviendra temporairement à se sédentariser grâce à l’amour d’une femme, Emma, rencontrée ironiquement à Ann Arbor. Seule cette union lui donne une foi quelque peu satisfaisante. La Foi se transforme en désir de prolonger sa descendance, même si ses enfants seront à jamais dépouillés légalement de leur identité autochtone. Malgré tout, on remarque une certaine amertume dans ses propos lorsqu’il indique qu’il a choisi de «s’anesthésier à coups de futur, d’espoir et de projets» (p.96). D’où, sans doute, le suicide raté qui inaugure et clôt le roman: Morris ne semble pas avoir trouvé de réponse satisfaisante à sa quête. Voilà un message éminemment pessimiste pour ceux qui désirent réfléchir à l’obsolescence programmée des repères nationaux, religieux, communautaires et ethniques traditionnels au profit de l’utopie multiculturelle que prescrit la mondialisation des marchés. Mentionnons néanmoins que <em>La foi du braconnier </em>est un des seuls romans de la route masculins contemporains à véhiculer un message aussi sombre: les «mâles en fugue» finissent généralement tous par rentrer au bercail avec l’impression renouvelée de vivre «chez soi». Conséquemment, la part autochtone de Mark S. Morris semble la seule particularité de ce personnage qui puisse expliquer un tel nihilisme.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span></p> <p>HAREL, Simon (2005), «La chasse gardée du territoire québécois. 3. Braconnages identitaires», <em>Liberté</em>, vol.47, n°1, p.110-128.</p> <p>PARÉ, François (2007), <em>Le fantasme d’Escanaba</em>, Québec, Nota Bene.</p> <p>SÉGUIN, Marc (2009), <em>La foi du braconnier</em>, Montréal, Leméac.</p> <p>VIGNEAULT, Louise (2007), «Le pionnier: acteur de la frontière», dans Gérard BOUCHARD et Bernard ANDRÈS (dir.), <em>Mythes et sociétés des Amériques</em>, Montréal, Québec/Amérique, p.275-311.</p> <div><br clear="all" /><br /> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="edn"> <p><a href="#_ednref" name="_edn1" title="">[1]</a> Les photographies des œuvres de Marc Séguin sont disponibles sur le <a href="http://www.marcseguin.com/">site Web de l’artiste</a>.</p> </div> <div id="edn"> <p><a href="#_ednref" name="_edn2" title="">[2]</a> Ces romans de la route relatent un chagrin amoureux d’un homme –toujours un intellectuel ou un artiste– qui, en filant généralement aux États-Unis ou à l’Ouest, aura diverses aventures amoureuses et fera usage de drogues diverses afin d’assumer une sorte de rébellion toute kerouacienne contre un ordre régi par la triade travail, famille, patrie. Parmi ces textes, notons <em>Carnets de naufrage </em>(2000) et <em>Chercher le vent</em> (2001) de Guillaume Vigneault, <em>Le joueur de flûte </em>(2001) de Louis Hamelin, <em>Il n’y a plus d’Amérique </em>(2002) de Louis Caron, <em>Table rase </em>(2004) de Louis Lefebvre, <em>Asphalte et vodka </em>(2005) de Michel Vézina, <em>Nevada est mort</em> (2010) d’Yves Trottier et <em>Heureux qui comme Ulysse </em>(2010) d’Alain Poissant.</p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/roadkill#comments Amérique Autochtone Braconnage Errance HAREL, Simon Identité PARÉ, François Peinture Québec Quête Religion SÉGUIN, Marc VIGNEAULT, Louise Roman Tue, 20 Nov 2012 15:11:45 +0000 Pierre-Paul Ferland 637 at http://salondouble.contemporain.info Un roman français : un phénomène de réminiscence planifié http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-roman-fran-ais-un-ph-nom-ne-de-r-miniscence-planifi <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/gauthier-melissajane">Gauthier, MélissaJane</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/un-roman-francais">Un roman français</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>«Je vous préviens&nbsp;: si vous ne me libérez pas tout de suite, j’écris un livre» (p.122).<em> Un roman français</em> en est la preuve&nbsp;: la menace a été exécutée. C’est à la suite d’une garde à vue, après que Beigbeder a été appréhendé pour consommation de drogue sur la voie publique, que le célèbre auteur écrit et publie le livre qui m’intéresse ici. Ce roman, dont la forme se serait esquissée dans la «cage» qui tenait l’écrivain prisonnier, se construit de façon à imiter le flot des pensées de ce dernier, celles-ci étant entrecoupées d’épisodes d’interrogatoires, de terreurs <em>claustrophobiques</em>, des divers déplacements du claustré, etc.: «J’aurais donné n’importe quoi pour un livre ou un somnifère. N’ayant ni l’un ni l’autre, j’ai commencé d’écrire ceci dans ma tête, sans stylo, les yeux fermés. Je souhaite que ce livre vous permette de vous évader autant que moi cette nuit-là» (p.15). Toutefois, quoique l’écriture du roman ait été entamée lors de la première nuit d’enfermement de l’auteur, celle-ci ne se termine qu’au terme de quelques jours, la garde à vue de Beigbeder ayant été prolongée. Le narrateur cherche en quelque sorte à faire croire qu’il construit son récit suivant le flux des résurgences du passé dans sa mémoire défaillante. En effet, les souvenirs qui sont évoqués suivent un certain ordre, plus ou moins cohérent, qui semble soumis au hasardeux voyage de Beigbeder dans son enfance oubliée. Néanmoins, il ne s’agit là que d’une reconstruction planifiée, soit faussement aléatoire, l’écriture du texte ne souffrant pas des failles d’un travail mémoriel ni des ruptures lui étant caractéristiques.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Un détour par l’autofiction&nbsp;</strong></span><br /><br />Bien que le pacte générique conclu avec le lecteur d’<em>Un roman français</em> soit romanesque, la page couverture portant la mention «roman», l’auteur joue avec ce pacte en employant, à plus d’une reprise, les termes «autobiographie», «autobiographique» et «autobiographe»&nbsp;pour aborder son propre texte: «Si j’ose me citer – et dans un texte autobiographique, chercher à éviter le nombrilisme serait ajouter le ridicule à la prétention […]» (p.22);&nbsp;«C’est à Bali qu’a débuté ma carrière d’autobiographe» (p.139); «C’est pour cela que j’aime l’autobiographie: il me semble qu’il y a, enfouie en nous, une aventure qui ne demande qu’à être découverte […]» (p.269).<br /><br />Certes, quelques-uns, dont Philippe Vilain dans son article «L’égo beigbederien», ont déjà qualifié l’œuvre de l’auteur de «pratique autofictionnelle» (Vilain, 2008, p.59), en raison notamment des nombreuses références – plus ou moins explicites selon la connaissance du lecteur de l’existence de l’écrivain – que Beigbeder fait à sa propre vie. Cependant, c’est la toute première fois que l’auteur s’assume narrateur-personnage de l’un de ses textes<a href="#note1a"><strong>[1]</strong></a><a name="note1"></a>. Doubrovsky, par le biais de Lejeune, nous rappelle qu’il s’agit là de la condition <em>sine qua non</em> pour que l’on puisse qualifier un texte d’autofiction:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p><br /><span style="color:#808080;">Aujourd’hui encore, il y a une confusion chez certains critiques entre roman autobiographique, autofiction, récit personnel… On tourne autour du mot, mais je crois que Philippe Lejeune l’a dit avec justesse&nbsp;: il faut que le nom propre de l’écrivain soit le nom du personnage. C’est tout ou rien, il n’y a pas de solution intermédiaire… (Doubrovsky, 2007, p.59)</span></p> </blockquote> <p><br />Ce qui est intéressant dans <em>Un roman français</em>, c’est la réflexion de l’auteur sur sa propre démarche d’écriture en ce qui a trait à son passé, réflexion qui s’étend alors à l’écriture dite «autobiographique». Selon Doubrovsky, «[l]’autofiction, c’est le moyen d’essayer de rattraper, de recréer, de refaçonner dans un texte, dans une écriture, des expériences vécues, de sa propre vie qui ne sont en aucune manière une reproduction, une photographie… C’est littéralement et littérairement une <em>réinvention</em>» (Doubrovsky, 2007, p.64). Cette idée de réinvention, Beigbeder en fait mention alors que le récit tire à sa fin:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p><br /><span style="color:#808080;">Ce qui est narré ici n’est pas forcément la réalité mais mon enfance telle que je l’ai perçue et reconstituée en tâtonnant. Chacun a des souvenirs différents. Cette enfance réinventée, ce passé recréé, c’est ma seule vérité désormais. Ce qui est écrit devenant vrai, ce roman raconte ma vie véritable, qui ne changera plus, et qu’à compter d’aujourd’hui je vais cesser d’oublier. J’ai rangé ici mes souvenirs comme dans une armoire. Ils ne bougeront plus d’ici. Je ne les verrai plus autrement qu’avec ces mots, ces images, dans cet ordre […]. (p.268)</span></p> </blockquote> <p><br />Tout le long du texte, il y a ce jeu entre réel et imaginaire, réalité et fiction. L’auteur remet sans cesse en doute ces notions, se demandant continuellement si ce qu’il raconte relève bel et bien de souvenirs réels ou s’il reconstitue, réinvente, imagine…:&nbsp;«Ai-je vécu cela ou suis-je en train d’effectuer une reconstitution historique de moi-même&nbsp;?» (p.114-115) Doubrovsky souligne que «[d]e toute façon, on se réinvente sa vie quand on se la remémore» (Doubrovsky, 2010, p.393). Selon le désormais célèbre auteur et critique, il ne saurait y avoir d’insurmontable fossé entre roman et pratique autobiographique puisqu’«[a]ucune mémoire n’est complète ni fiable […]», il n’y a que «faux souvenirs, souvenirs-écrans, souvenirs tronqués ou remaniés selon les besoins de la cause» (Doubrovsky, 2010, p.391).<br /><br />Toutefois le fait de réaliser le récit de ses origines n’implique pas seulement le narrateur. «On reproche parfois à l’autofiction de favoriser le narcissisme, l’autisme… Ce n’est pas vrai. Ainsi que le disait Camille Laurens, quand on parle de soi, on parle aussi forcément des autres» (Doubrovksy, 2007, p.65). Ainsi, Beigbeder doit aborder l’existence de tous ceux qui ont étroitement fait partie de sa vie, les membres de sa famille plus particulièrement. Bien qu’il affirme avoir&nbsp;«horreur des règlements de compte familiaux, des autobiographies trop exhibitionnistes, des psychanalyses déguisées en livres et des lavages de linge sale en public» (p.56), cela ne l’empêche pas d’écrire un texte qui implique d’autres vies que la sienne, notamment celle de son frère, de ses parents et de ses grands-parents. Il décrit, à travers divers moments de leur existence respective, l’histoire de ceux-ci: les «héros anonymes&nbsp;d’un courage inouï» (p.87) qu’ont été ses grands-parents durant la Seconde Guerre mondiale alors qu’ils ont aidé une famille de Juifs à se protéger de la menace nazie; les amoureux attendrissants qu’ont été ses parents à leurs débuts; les rôles de modèle et d’ennemi qu’a endossés son frère en alternance tout le long de sa vie, ce frère à l’opposé de qui le narrateur s’est forgé dans le seul et unique but d’en être le parfait contraire. Malgré son intrusion impudique dans la vie de ses proches, Beigbeder prend tout de même soin de mentionner que la <em>vérité</em> qui est relatée dans le récit ne relève que de lui: «Je suppose que toute vie a autant de versions que de narrateurs: chacun possède sa vérité; précisons d’emblée que ce récit n’exposera que la mienne» (p.57).<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>L’amnésie: une capacité ou une fatalité?</strong></span><br /><br />Ce jeu que je viens tout juste d’aborder entre réel et imaginaire, réalité et fiction, prend tout son sens, dans <em>Un roman français</em>, dans cette simple phrase: «Mon enfance est à réinventer&nbsp;: l’enfance est un roman» (p.135). La raison pour laquelle l’enfance est ici à imaginer tient dans l’amnésie du narrateur qui semble avoir complètement oublié les quinze premières années de sa vie: «Le seul moyen de savoir ce qui s’est passé dans ma vie entre le 21 septembre 1965 et le 21 septembre 1980, c’est de l’inventer» (p.135).<br /><br />Cependant, la notion même d’amnésie relève, pour le narrateur, d’une conception quelque peu ambivalente. D’une part, Beigbeder affirme que l’amnésie le frappe sans qu’il ne puisse y faire quoi que ce soit, que c’est une forme de fatalité. Alors, «[son] seul espoir, en entamant ce plongeon, est que l’écriture ranime la mémoire[,] [r]anime le souvenir» (p.21). D’autre part toutefois, il témoigne du caractère salvateur de l’amnésie: «J’ai développé une <em>capacité </em>surhumaine d’oubli, comme un <em>don</em>: l’amnésie comme talent précoce et stratégie de survie» (p.236 ; j’ai mis en italique).<br /><br />En plus de cette position plus ou moins paradoxale face à ses propres pertes de mémoire, le narrateur se contredit par rapport à sa vision globale de l’amnésie. D’un côté, il soutient ceci: «je ne mens pas par omission […]; je suis désert» (p.17). D’un autre côté, il déclare que «l’amnésie est un mensonge par omission». Puis, comme pour brouiller davantage ce concept, il révèle, en traitant alors de l’oubli qui rompait le lien avec ses souvenirs d’enfance,&nbsp;qu’il «&nbsp;étai[t] enfermé dans un mensonge&nbsp;» (p.238).<br /><br />De nombreuses hypothèses ponctuent d’ailleurs le texte en ce qui concerne l’amnésie en soi ou les raisons des pertes de mémoire du narrateur. Celui-ci se remet souvent en doute: «Il est possible que j’aie cru être amnésique alors que j’étais juste un paresseux sans imagination» (p.135). Cette amnésie, qu’elle soit volontaire ou non, qu’elle relève d’une faculté ou soit imposée comme une fatalité, est ce qui constitue la source même du récit de Beigbeder, ce dernier ayant imaginé son enfance pour combler les trous: «Toutes les enfances ne sont peut-être pas des romans mais la mienne en est un» (p.231). L’auteur, avec toute la charge de signification que cela suppose, nous raconte sa vie «[t]elle qu[’il l’a] vécue: un roman français» (quatrième de couverture). &nbsp;<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Le (prétendu) miracle de l’écriture</strong></span><br /><br />Dès le départ, le dénouement du récit est prévisible: «Je prie pour que le miracle advienne ici, et que mon passé se développe petit à petit dans ce livre, à la façon d’un polaroïd» (p.22). Puisqu’il y a un récit, le lecteur se doute d’emblée que le texte révèlera au narrateur ses souvenirs oubliés. Ceux qui connaissent les romans de Beigbeder ne sauraient être surpris de ce manque de raffinement qui caractérise la démarche entamée dans le texte. Il n’est effectivement pas rare que les narrateurs mis en scène par l’écrivain manipulent leur histoire de façon à créer certains effets, à «contrôler» en quelque sorte la réception du lecteur<a href="#note2a" name="note2"><strong>[2]</strong></a>: les narrateurs cherchent ainsi à choquer ou à insulter, à inspirer la pitié ou la compassion, à susciter le mépris ou le dégout, à séduire, à repousser, à faire réfléchir…, et ce, en mettant de l’avant, plus ou moins explicitement, les stratégies employées dans le but d’obtenir les effets recherchés. Alors, lorsque le narrateur affirme que l’«écriture possède un pouvoir surnaturel» (p.21) et aborde les phénomènes de réminiscences involontaires qui ont frappé certains auteurs, dont Proust, le lecteur sait d’avance ce qui adviendra. Certains clins d’œil de la part de l’auteur confirme cette idée de <em>stratégie</em>:&nbsp;«(Note de l’auteur de moins en moins amnésique à mesure que son récit approche de son dénouement)» (p.214).<br /><br /><em>Un roman français</em> est alors ponctué de résurgences diverses, de souvenirs qui réapparaissent comme des «boomerang[s] spatio-temporel[s]» (p.175). Le simple fait d’être enfermé semble permettre le retour du passé oublié, «il suffit d’être en prison et l’enfance remonte à la surface» (p.46). Même s’il affirme à de nombreuses reprises que rien ne lui revient jamais, que son enfance demeure une énigme, que ses souvenirs relèvent du domaine de l’inaccessible, le narrateur parvient à recoller les morceaux du «puzzle» (p.174). Il suffisait de le priver de sa liberté: «Tapez sur la tête d’un écrivain, il n’en sort rien. Enfermez-le, il recouvre la mémoire» (p.128).<br /><br />Si l’on pouvait classifier, en suivant l’idée de Doubrovsky, les auteurs en deux types, soit les écrivains «à programme» et ceux «à processus», Beigbeder se classerait certes lui-même dans la seconde catégorie, qui ne peut toutefois l’accueillir. L’écrivain à programme planifie son œuvre alors que l’écrivain à processus se laisse guider par elle, «les mots avec lesquels ce récit est écrit surgiss[ant] d’eux-mêmes, […] s’appel[ant] les uns les autres par consonance» (Doubrovsky, 2010, p.389). Le titre de cette lecture, «<em>Un roman français</em>: un phénomène de réminiscence planifié», est représentatif de cette erreur de classement, Beigbeder étant un faux écrivain à processus, donnant à son texte l’apparence d’un flot de pensées spontané et irréfléchi alors que celui-ci est organisé et calculé.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p><br />J’hallucine. Je lui cite la seule phrase de Giono dont je me souvienne&nbsp;: «&nbsp;Mon livre est fini, je n’ai plus qu’à l’écrire.&nbsp;» Elle résume bien ma situation présente. Le flic me vante l’influence de la privation de liberté sur l’écriture romanesque. Je le remercie pour l’étroitesse des conditions de ma garde à vue, qui contribue effectivement à épanouir mon imaginaire. (p.93)</p> </blockquote> <p><br />C’est en effet l’imaginaire de Beigbeder, et non sa mémoire, qui semble au final sous-tendre l’écriture d’<em>Un roman français</em>. «Tapez sur la tête d’un écrivain, il n’en sort rien. Enfermez-le» (p.128), il écrit un roman.</p> <p>&nbsp;</p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p><br />BEIGBEDER, Frédéric (2009). <em>Un roman français</em>, Paris, Grasset, 281 p.<br />BEIGBEDER, Frédéric (2000). <em>99 F</em>, Paris, Gallimard, collection «&nbsp;folio&nbsp;», 304 p.<br />BEIGBEDER, Frédéric (1997). <em>L’Amour dure trois ans</em>, Paris, Grasset, 194 p.<br />DOUBROVSKY, Serge (2010). «Le dernier moi», dans Claude Burgelin, Isabelle Grell et Roger-Yves Roche (dir.), <em>Autofiction(s). Colloque de Cerisy 2008</em>, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, p.383-393.<br />DOUBROVSKY, Serge (2007).&nbsp;«Les points sur les "i"», dans Jean-Louis Janelle et Catherine Viollet (dir.), <em>Genèse et autofiction</em>, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, p.53-65.<br />VILAIN, Philippe (2008). «L’ego beigbederien», dans Alain-Philippe Durand (dir.), <em>Beigbeder et ses doubles</em>, Amsterdam, Rodopi, p.59-60.</p> <p><strong><a href="#note1">[1]</a><a name="note1a"></a> </strong>Il s’agit en fait de la première fois que Beigbeder s’assume narrateur-personnage de l’un de ses textes si l’on exclut le bref épisode qui conclut L’amour dure trois ans dans lequel Beigbeder affirme clairement ceci&nbsp;: «Marc Marronnier est mort. Je l’ai tué. À partir de maintenant il n’y a plus que moi ici et moi je m’appelle Frédéric Beigbeder.» (Beigbeder, 1997, p.193)</p> <p><a href="#note2"><strong>[2]</strong></a><a name="note2a"></a> <em>99 F</em> est sans doute le meilleur exemple. Octave, le narrateur, y met de l’avant toutes les stratégies, notamment de manipulation, qu’il emploie, entre autres par rapport à sa démarche d’écriture.</p> <p><br /><br />*<em>Ce texte intègre l’orthographe recommandée (ou nouvelle orthographe).</em><br />&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-roman-fran-ais-un-ph-nom-ne-de-r-miniscence-planifi#comments Ambiguïté Autofiction Autofiction Autoréflexivité Autorité narrative BEIGBEDER, Frédéric DOUBROVSKY, Serge France Identité LEJEUNE, Philippe Mémoire Narrativité Roman Mon, 01 Oct 2012 13:45:17 +0000 Simon Brousseau 592 at http://salondouble.contemporain.info Entretien avec Daniel Grenier http://salondouble.contemporain.info/antichambre/entretien-avec-daniel-grenier <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/grenier-daniel">Grenier, Daniel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-text field-field-soustitre"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> Malgré tout on rit à Salon double </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: center;">&nbsp;</p> <p style="text-align: center; "><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/396266_10150697379788296_579658295_11095846_2023555248_n_3.jpg" style="width: 250px; height: 400px; " /></p> <p>&nbsp;</p> <p>Daniel Grenier est né à Brossard en 1980. Après avoir vécu quelques années dans Villeray, il s'installe à Saint-Henri, qu'il explore depuis dans ses textes et sur <a href="http://sthenri.wordpress.com" title="http://sthenri.wordpress.com">http://sthenri.wordpress.com</a>. Doctorant à l'UQAM, il prépare une thèse en études littéraires sur les figures du romancier dans la fiction américaine du XIXe et du XXe siècles. <em>Malgré tout on rit à Saint-Henri</em> est son premier livre. Il passe aujourd'hui au salon pour en discuter avec Simon Brousseau.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Simon Brousseau —</strong></span> En ouvrant ton livre, on est évidemment en droit de s'attendre à des histoires qui révèlent un lieu avec ses teintes propres, ses ambiances, ses habitants. Et pourtant, ce qu'on découvre, c'est peut-être davantage un rapport bien particulier au réel et à l'écriture, Saint-Henri et les gens qui y vivent devenant le contexte permettant un discours sur le monde. Il y a une circulation entre l'intérieur et l'extérieur, entre le local et l'universel, entre le microévénement et la marche du monde dans ce livre, et la citation de Jacques Godbout qui se trouve en exergue invite à le lire en scrutant ces relations: «Saint-Henri des tanneries ressemble plus à d'autres quartiers qu'à lui-même.» Avant de discuter du recueil, pourrais-tu nous dire quelques mots sur Saint-Henri? Pourquoi ce quartier en particulier?<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Daniel Grenier —</strong></span> La citation de Jacques Godbout que j'ai choisie pour ouvrir le livre est en effet très révélatrice de ce que j'ai essayé de faire (ou plutôt de ne pas faire). Elle provient du film de l'ONF <em>À Saint-Henri le cinq septembre</em>, qui a été tourné en 1962. Dans ce très beau film, le quartier apparaît à la fois comme quelque chose que l'on tente de saisir, de résumer d'une manière «sociologique» ou «anthropologique», et quelque chose d'insaisissable, justement, qui nous échappe, qui résiste à la définition. À la fin, Godbout, qui signe la narration, prononce cette phrase qui m'a beaucoup marqué et qui m'a accompagné lors de l'écriture du recueil. N'étant ni historien, ni sociologue, je n'avais pas la prétention de mettre en scène un Saint-Henri réaliste, bien délimité, dans lequel on aurait retrouvé, par exemple, un personnage typique des différentes classes sociales du quartier, ou encore une série de récits bien&nbsp; informés par l'histoire architecturale des lieux. Ceux qui ont essayé de faire ça se sont souvent frappés à un mur: quand on essaie d'être trop «vrai», de dire la «vérité» sur un lieu ou sur une communauté, on tombe dans le piège de la caractérisation et du discours réducteur. Saint-Henri agit ici, comme tu dis, plus comme un prétexte et un contexte afin de stimuler mon imagination de conteur. Le quartier devient un espace assez flou à l'intérieur duquel j'invite le lecteur à se promener. On y rencontre plein de gens, certes, mais qui pourraient vivre n'importe où, au fond. Le livre fonctionne un peu sur le mode de l'incursion et de l'excursion: à partir d'un endroit précis qui existe dans le réel, on s'infiltre dans la tête de personnages qui y habitent, mais on se permet aussi d'en sortir pour aller ailleurs.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/1/Capture%20d%E2%80%99%C3%A9cran%202012-04-18%20%C3%A0%2017.14.37.png" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title=""><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/1/Capture%20d%E2%80%99%C3%A9cran%202012-04-18%20%C3%A0%2017.14.37.png" alt="25" title="" width="580" height="381" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'></span></span></p> <p><br />J'ai toujours ressenti le besoin d'ancrer mes histoires dans des endroits précis, plus par réflexe que par réflexion profonde. Je crois que j'aime créer des effets de réel, donner des indications qui donnent une ambiance au récit. Ça ne leur enlève pas leur «universalité», mais ça me donne l'impression qu'ils sont plus «terre-à-terre», et ça me rassure, d'une certaine façon. Le quartier Saint-Henri, c'est d'abord l'endroit où j'habite, l'endroit où j'ai choisi de rester, l'endroit où je construis mon identité depuis quelques années, et par le fait même il a une influence très grande sur mon écriture, car c'est à travers ce lieu que je vis mon expérience montréalaise. Quand on est un enfant de la rive sud comme moi, la ville représente souvent un fantasme, une sorte de lieu magique où on pourra enfin s'épanouir, un lieu sans limites. Et c'est quand on y emménage qu'on s'aperçoit que la ville est bien trop grande, justement, qu'elle ne se laisse pas apprivoiser si facilement. Ainsi, d'une certaine manière, le quartier où on s'installe, c'est une porte d'entrée à échelle humaine. Personnellement, j'aime mon quartier pour les mêmes raisons que tout le monde, ses commerces, son ambiance générale, ses habitants, sa diversité, etc. Si je ressens le besoin d'en parler, c'est parce qu'il m'inspire des histoires, bien sûr, mais c'est aussi parce que c'est l'endroit où j'invente ces histoires. Et on s’entend aussi pour dire que Saint-Henri c’est quand même le meilleur quartier à Montréal.&nbsp; &nbsp;<br /><br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>SB —</strong></span> Je trouve intéressant de te lire à propos de la tentation du réalisme sociologique, de ce piège qui consisterait à affirmer la nature d'un lieu de façon figée, parce que j'ai cru apercevoir dans ton livre, en sous-texte, une discussion, ou plutôt une prise de position face au réalisme littéraire. Je résumerais cette impression comme suit: dans <em>Malgré tout on rit à Saint-Henri</em>, il y a une volonté de rendre indistincte la frontière entre le prosaïque et le poétique. C'est-à-dire que tout en manifestant une attention soutenue aux détails les plus anodins, ce qui représente normalement une technique efficace pour parvenir à ces effets de réel dont tu parles, ton traitement de ceux-ci est si exacerbé, il occupe une place si importante dans le mouvement du récit qu'on a plutôt affaire à une forme de réalisme paranoïaque où tout, absolument tout peut être interprété comme un signe. Il me semble qu'il s'agit d'une tension fondamentale dans ton écriture, ce point de rupture où l'attention portée au réel fait basculer celui-ci dans l'écriture, dans les mots, dans la texture des mots. Dans <em>Le danseur</em>, le personnage interprète la goutte de sueur qui lui tombe dans l'œil comme étant un présage, l'un des rouages de la «mécanique de la réalité». De la même façon, les portes qui refusent de fermer font pressentir, dans <em>Peine perdue</em>, la fin d'une relation amoureuse. Dans <em>Quatre et demie sur du Couvent</em>, le personnage principal se perd dans ses délires spéculatifs lorsqu'il se retrouve devant la bibliothèque de Bédard, l'ancien locataire. Au final, on a l'impression que dans l'univers de tes personnages, la réalité cède le pas à l'imagination, celle-ci structurant celle-là. D'où te vient cette fascination pour les détails? Pourquoi leur accordes-tu tant d'importance?<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>DG —</strong></span> Je n'irais peut-être pas jusqu'à parler d'une «prise de position» par rapport au réalisme, mais je trouve ta lecture tout à fait intéressante. C'est vrai que dans le recueil, il y a une obsession des mots, chez les personnages et aussi dans la narration, qui rend poreuse la frontière entre le réel et le langage qu'on possède pour le décrire. Plus souvent qu'autrement, ils ont une influence directe l'un sur l'autre à l'intérieur des textes et les mots, leur poids, leur force, peuvent effectivement faire basculer le cours d'un récit. J'aime l'idée que, d'une certaine façon, il reste une ambiguïté fondamentale sur ce qui se passe dans une nouvelle <em>à cause</em> de la façon dont elle est racontée. Je travaille sans aucun doute mes textes dans cette optique. Ça peut aller, comme tu le mentionnes dans le cas du signe, d'une goutte de sueur <em>interprétée</em> comme le centre d'une cible par un danseur qui devient ensuite le centre d'un cercle, jusqu'à une série de phrases qu'il est impossible d'attribuer correctement à un personnage ou à un autre. Évidemment, ce qui est fascinant avec l'écriture, c'est qu'à partir d'un point impossible à discerner, les réseaux de sens se construisent d'eux-mêmes, et l'auteur ne contrôle plus <em>totalement</em> ce qu'il fait. Encore une fois, quand on veut trop contrôler, on se perd et ça devient lourd, surchargé. Je suis persuadé que tu vois plein de choses que je n'ai pas consciemment désirées ainsi, mais qui y sont, d'une manière indéniable: le langage métaphorique, les échos structurels, les canalisations sémiotiques, tout ça se place et, comment dire, s'autogénère d'une manière qui ne cesse de m'étonner. L'attention portée aux détails fonctionne peut-être un peu de la même façon, dans la mesure où à partir d'un certain moment, mon simple jugement conscient ne suffit plus: quelque chose survient qui est d'un autre ordre. J'observe ce qui m'entoure, et bien sûr je me targue d'avoir une certaine capacité à bien saisir les petites choses qui pourraient sembler négligeables, voire impertinentes, une sorte de sensibilité drolatique qui viendrait définir mon écriture et lui donner une touche personnelle, mais j'insiste sur le fait qu'il y a un moment où ça m'échappe, où les détails <em>existent</em> sans nécessairement avoir été<em> pensés</em>. Ceci dit, pour éviter de tomber dans l'ésotérique, il reste que je m'efforce souvent d'atteindre non pas la précision du détail, mais plutôt un angle inédit, pour susciter l'intérêt du lecteur, ou le déstabiliser.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>SB —</strong></span> En effet, ce n'est pas tout que de souligner ton intérêt pour les détails et les hasards. Il y a aussi dans ton livre un penchant assumé pour l'oralité, et tu débusques souvent des usages courants qui sont hilarants, tant le ton est juste. Il y a des passages où tu malmènes franchement la syntaxe, et plus généralement le<em> bon usage</em> de la langue: «J'avais rien à faire l'autre soir, j'étais tanné de checker des petits clips pornos comme trop hardcore sur YouPorn, faque je me suis ramassé au Black Jack. J'ai passé la soirée dans un coin, à convaincre un gars que j'avais un Rhodes à lui vendre, 1971, en parfait état, mille sept cents piasses, qu'y fallait que je m'en débarrasse parce que j'avais genre hérité du truc […]» (p. 235) La série «Entendu à Saint-Henri» regorge de personnages au langage coloré. Cette façon que tu as de passer du langage écrit au langage parlé me semble être d'un grand intérêt, peut-être parce qu'elle est si rare dans le paysage littéraire québécois. Pourrais-tu nous parler de ton intérêt pour le vernaculaire?<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>DG —</strong></span> L'oralité est un des aspects de la littérature qui est le plus intéressant à travailler, parce que ça semble aller de soi, mais en fait c'est d'une complexité inouïe. Est-ce que c'est une question de dialogue? Est-ce que ça doit s'infiltrer dans le texte entier? Est-ce que c'est de l'oralité d'intituler un livre <em>Anna braillé ène shot</em>? Parfois on a l'impression qu'il ne s'agit que de tendre l'oreille et ensuite coucher ce qu'on entend sur le papier, alors qu'en réalité, en transposant l'oral d'une certaine manière, en le travaillant, en le tordant, en le déformant, on le rend éminemment <em>littéraire</em>: il devient écrit, presque plus écrit qu'un style plus classique. Si l'oralité est trop marquée, on le sait, elle peut même ralentir la lecture et créer un effet de distanciation inverse à ce qui est souhaité. Certains livres ont souffert de ce genre de problème et ils sont difficiles à lire aujourd'hui.</p> <p><br />D'un côté, j'essaie d'être le plus fidèle possible à une certaine «voix» québécoise que j'aime exploiter, parce qu'elle est la mienne et celle des gens qui m'entourent, et de l'autre je ne cesse de la triturer pour lui faire dire des choses qui ne se disent pas <em>exactement</em> comme ça, pour lui donner une sorte de plus-value. Ce que j'apprécie aussi, avec cet usage de l'oralité, c'est qu'elle me permet de mettre en scène des personnages à l'âge et au <em>background</em> imprécis; des gens qui s'expriment comme des adolescents puérils, mais qui ont des connaissances littéraires étendues, par exemple. Ça revient à cette idée de déstabiliser le lecteur et d'être son complice en même temps.</p> <p><br />L'oralité, le vernaculaire, ce sont des sujets qui reviennent beaucoup quand je discute avec mes amis écrivains. Tout le monde a sa petite idée là-dessus, sur l'importance ou l'inutilité de changer la graphie des mots, sur la place à laisser au lecteur pour imaginer un dialogue au lieu de le reproduire pour lui, sur la différence entre une langue orale qui va bien vieillir sur papier et une espèce de <em>slang</em> montréalais qui sera bientôt dépassé et incompréhensible. Ce sont des questions que je me pose sans cesse en écrivant et pour lesquelles je n'ai pas de réponses claires. Tout ce que je sais, c'est que je ne pourrais pas écrire autrement que dans une langue qui, au minimum, essaie d'être de son temps et de son lieu d'émergence. Pour moi, la langue n'existe pas en dehors du fait de la parler.&nbsp; &nbsp;<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>SB —</strong></span> Une langue de son temps et de son lieu d'émergence, la formule est forte et mérite d'être retenue. On remarque toutefois que cela ne signifie pas pour toi l'expression d'un nationalisme à la ceinture fléchée. Bien au contraire. Parmi les moments forts du livre, je retiens ces passages où tu réfléchis à ta langue et à ta culture depuis un point de vue externe, par exemple celui d'une immigrante brésilienne qui se questionne à propos des québécois: «Elle voudrait mettre un gigantesque accent tonique sur certains mots en français qui ont l'air morts. Comment ça se fait qu'il n'y a pas d'accent tonique sur le mot <em>magnifique</em> ou sur le mot <em>sublime</em>? Comment ça se fait qu'ils parlent avec les mains dans les poches? Il paraît que dans le nord du Québec, quelqu'un lui a dit ça, il paraît que le taux de suicide est encore plus élevé. Le plus élevé du monde.» (p. 85)&nbsp;Tu sembles fasciné par la positivité des rencontres culturelles. Dans <em>Les mines générales</em>, la plus longue nouvelle du recueil, tu évoques avec beaucoup de nuances et de subtilités une rencontre authentique, humaine, entre un québécois et une famille brésilienne.&nbsp;Pourquoi était-ce si important pour toi de signer un long texte qui traite de l'immigration au Québec?<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>DG —</strong></span> C'est une très bonne question, ça. Le Brésil est une autre de mes grandes passions. Ça a été une découverte importante dans ma vie et elle a eu lieu alors que je donnais des ateliers d'histoire et de culture québécoise à de nouveaux arrivants dans le cadre du programme des cours de français du ministère de l'immigration. J'ai fait des rencontres inoubliables durant ces quelques années, qui ont nourri mon imagination et qui ont changé ma façon de voir les choses. À cette époque-là, je me suis mis à me questionner sur ce que j'entendais autour, sur les clichés qui circulaient à propos des immigrants, sur notre rapport à l'étranger. Je tenais à en parler, mais d'un point de vue très personnel. L'immigration est aussi un sujet extrêmement complexe et j'avais envie d'en traiter d'une manière qui ne serait ni condescendante, ni superficielle, et ma passion pour la culture brésilienne et la langue portugaise était pour moi un angle d'approche intéressant et stimulant. Il me permettait entre autres de mettre en lumière les échanges et les rencontres dans leur complexité, et de traiter sur un pied d'égalité de grandes angoisses existentielles très universelles et des préjugés très locaux, en leur permettant de se croiser dans un même univers. Ainsi, la nouvelle <em>Sur le bout de la langue</em> est-elle narrée entièrement du point de vue de l'«autre», qui nous regarde agir, ici, et qui se questionne sur les raisons pour lesquelles elle est partie de son pays. Elle sait que c'était pour les bonnes raisons, mais ça ne l'empêche pas de réinterpréter ce qu'elle y a vécu à la lueur d'une certaine nostalgie inévitable. De l'autre côté, L<em>es mines générales</em> raconte l'histoire d'un jeune homme épris de la culture de l'«autre» au point de développer une véritable obsession, ce qui non seulement a une influence sur sa vie intime et ses relations avec ses proches, mais qui finit par le métamorphoser littéralement en une sorte d'hybride culturel fantasmatique.<br /><br />Dans le livre, il y a aussi des narrateurs qui sont à la fois des «pure laine» et des exilés, ou des expatriés, qui s'expriment dans une langue extrêmement vernaculaire tout en ayant un passé argentin, polonais, japonais, etc. Ils ne questionnent pas leur propre identité (ils ont d'autres chats à fouetter), mais ils obligent le lecteur à se questionner sur son identité et son rapport à l'autre, jusqu'à un certain point. Pour moi, c'était très important de construire un monde (un quartier) bigarré et hétéroclite, qui soit non pas un simple reflet de notre réalité quotidienne, mais un point de vue personnel sur ce même reflet.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>SB —</strong></span> Parlant d'identité et d'altérité, un détail m'a frappé en lisant ton livre. Tu prépares une thèse sur les différentes représentations du romancier dans l'histoire de la littérature américaine. <em>Malgré tout on rit à Saint-Henri</em> est peuplé de narrateurs écrivains. Il est assez amusant de constater que ces écrivains ne correspondent pas à l'image qu'on pourrait se faire de l'auteur implicite. En fait, ils s'en éloignent radicalement: il y a un auteur de récits pornographiques, un auteur qui travaille à son troisième livre de contes maltais, un auteur qui tente d'écrire un recueil de haïkus, et j'en passe. L'effet de lecture est assez déstabilisant, puisque ce jeu produit un décalage entre le récit qu'on lit et le type de textes mentionnés par ces narrateurs. Si tu avais à écrire un de ces livres inventés, ce serait lequel?<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>DG —</strong></span> C'est vrai qu'il y a beaucoup d'écrivains dans le recueil. Je crois que c'est un peu un réflexe de jeune auteur de vouloir parler de littérature dans les livres. Ceci dit, malgré la thèse, et toutes les questions intéressantes que je suis amené à me poser en interrogeant cette figure dans les fictions américaines, ce n'est pas quelque chose que j'aurai envie d'explorer dans le futur. Et pour répondre à ta question, il me semble que j'aurais du plaisir à essayer chacun de ces genres très différents, ils ont tous un petit quelque chose d'affriolant, ne trouves-tu pas? Mais celui qui me stimulerait le plus, à bien y penser, ce serait l'hagiographie de Christopher Hitchens en deux tomes. Il me semble que c'est un défi qu'il ne faudrait pas prendre à la légère. Mais tout est possible, à partir du moment où l'Indien de Radio-Canada peut apparaître en image subliminale entre deux plans du <em>Persona</em> de Bergman.</p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>Grenier, Daniel, <em>Malgré tout on rit à Saint-Henri</em>, Montréal, Éditions Le Quartanier (coll. Polygraphe), 2012, 254 p.</p> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/entretien-avec-daniel-grenier#comments Conscience linguistique Écriture Effet de réel Esthétique Fabulation Humour Identité Immigration Langue Oralité Québec Vraisemblance Nouvelles Tue, 17 Apr 2012 21:44:15 +0000 Simon Brousseau 482 at http://salondouble.contemporain.info Les mélancomiques http://salondouble.contemporain.info/antichambre/les-m-lancomiques <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/joubert-lucie">Joubert, Lucie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-text field-field-soustitre"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> ou pourquoi les femmes en littérature ne font pas souvent rire </div> </div> </div> <div class="field field-type-filefield field-field-podcast"> <div class="field-label">Podcast:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <embed height="15" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/luciejoubertmars2012 - copie.mp3" autostart="false"></embed> </div> </div> </div> <div class="field field-type-filefield field-field-image"> <div class="field-label">Image:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <div class="filefield-file"><img class="filefield-icon field-icon-image-jpeg" alt="icône image/jpeg" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/all/modules/contrib/filefield/icons/image-x-generic.png" /><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/lucie_joubert_web_3.jpg" type="image/jpeg; length=136302">lucie_joubert_web.jpg</a></div> </div> </div> </div> <p style="text-align: justify; ">On a beaucoup glosé sur la quasi-absence des femmes humoristes sur les scènes québécoises et françaises. Si la situation évolue depuis quelques années, la question reste toujours d’actualité quand on se tourne vers le texte littéraire. Où sont les auteures comiques? La difficulté à nommer ne serait-ce que quelques noms ou titres de roman comme exemples atteste une apparente et trompeuse rareté du rire féminin. Certes, les auteures qui font œuvre d’humour et d’esprit existent mais elles demeurent (elles et leurs textes) méconnues. Une des raisons qui expliquent ce malentendu se trouve du côté de la <em>nature</em> de l’humour qu’elles mettent de l’avant. En effet, l’esprit féminin puise partiellement, mais souvent, sa source dans une mélancolie née d’une expérience des déterminismes de la condition des femmes: la difficulté à se définir en tant que sujet social, la constatation d’une impuissance à changer le cours des choses, la conscience d’exprimer un point de vue qui ne touchera que la partie congrue d’un public tourné vers les «vraies affaires»</p> <p style="text-align: justify; ">Dans une telle optique, les femmes, en fines observatrices des travers de la société, font preuve d’un humour qui suscite un rire de connivence quelquefois un peu triste, loin des grands éclats en tout cas, mais qui revendique, dans sa lucidité même, la possibilité de changer la défaite en victoire par l’esprit, fût-il marqué par la mélancolie. Cette conférence se veut donc une invitation à relire ou découvrir des auteures comme, entre autres, Benoîte Groult, Christiane Rochefort, Amélie Nothomb, Monique Proulx, Hélène Monette, Marie-Renée Lavoie et Suzanne Myre.</p> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/les-m-lancomiques#comments Absurde Adultère Aliénation ALLARD, Caroline Altérité Arts de la scène Arts de la scène Autodénigrement Autodérision BADOURI, Rachid BALZANO, Flora BARBERY, Muriel Belgique BEN YOUSSEF, Nabila BESSARD-BLANQUY, Olivier BISMUTH, Nadine BLAIS, Marie-Claire BOOTH, Wayne BOSCO, Monique BOUCHER, Denise Canada CARON, Julie CARON, Sophie Chick litt. / Littérature aigre-douce Condition féminine Conditionnements sociaux Culture populaire CYR, Maryvonne Désillusion Déterminismes Deuil DEVOS, Raymond Dialectisme hommes/femmes DION, Lise DIOUF, Boucar Discrimination Divertissement Études culturelles FARGE, Arlette Féminisme Féminité Femme-objet FEY, Tina France FRÉCHETTE, Carole Freud GAUTHIER, Cathy Genres sexuels GERMAIN, Raphaëlle GIRARD, Marie-Claude GROULT, Benoîte GROULT, Flora Histoire Humour Humour Humour littéraire Identité Improvisation Improvisation Industrie de l'humour Institution Ironie JACOB, Suzanne LAMARRE, Chantal LAMBOTTE, Marie-Claude LARUE, Monique LAVOIE, Marie-Renée LEBLANC, Louise Les Folles Alliées Les Moquettes Coquettes Littérature migrante Marchandisation Maternité Mélancolie MÉNARD, Isabelle MERCIER, Claudine MEUNIER, Claude et Louis SAÏA MONETTE, Hélène MPAMBARA, Michel MYRE, Suzanne NOTHOMB, Amélie OUELLETTE, Émilie Parodie Pastiche PEDNEAULT, Hélène Platon Pouvoir et domination PROULX, Monique Psychanalyse Psychologie Québec Représentation du corps Rire ROBIN, Régine ROCHEFORT, Christiane ROY, Gabrielle Satire Scatologie SCHIESARI, Juliana Séduction SMITH, Caroline Société de consommation Société du spectacle Sociologie Stand up comique Stand up comique STEINER, George Stéréotypes STORA-SANDOR, Judith Télévision Théâtre Théorie du discours Théories de la lecture TOURIGNY, Sylvie Tristesse VAILLANT, Alain VIGNEAULT, Guillaume Viol Violence Roman Théâtre Fri, 09 Mar 2012 14:12:02 +0000 Lucie Joubert 471 at http://salondouble.contemporain.info Des vertus de la rumination http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-vertus-de-la-rumination <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/parent-marie">Parent, Marie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/atavismes-0">Atavismes</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p>Comment parler du Québec aujourd’hui? Comment parler d’histoire nationale, de projet politique, d’identité collective sans verser ni dans un pessimisme radical ni dans un enthousiasme chauvin? Question ô combien usée et en apparence encore irrésolue. En saturant l’espace public de débats stériles et sclérosants, le discours <em>politicien</em> a contribué à réduire la possibilité même de penser le Québec en dehors des ornières idéologiques. Alors qu’en 2006, Jacques Godbout prédisait la «disparition» du Québec pour 2076<a name="note1"></a><a href="#note1a">[1]</a>, la revue <em>Liberté</em> répliquait quelques mois plus tard avec un numéro intitulé «La mort du Québec: pour qui sonne le glas?» où Alain Farah, dans un texte qui mettait tout en œuvre pour échapper au langage figé de la parole militante, nous enjoignait à «renouer avec l’invention.» (Farah, 2007 : 102) Dans un numéro subséquent de <em>Liberté</em> aussi consacré à l’avenir du Québec, Catherine Mavrikakis réfléchissait à son tour à l’identité québécoise en termes d’invention, affirmant que la tâche des intellectuels était «de trahir, de traduire en d’autres termes, souvent très peu fidèles, ce qui [leur] a été confié, afin d’arriver à quelque chose comme une pensée natale ou une terre natale. […] De détourner, de défaire, de traduire et même parfois de détruire ce dont ils sont les gardiens.» (Mavrikakis, 2008 : 36)<br /><br />Il me semble avoir reconnu un tel projet dans <em>Atavismes</em><a name="note2"></a><a href="#note2a">[2]</a> de Raymond Bock, publié il y a tout juste un an au Quartanier. Les treize nouvelles qui composent ce recueil pourraient être considérées comme de multiples variations sur «l’art de la défaite», selon l’expression d’Aquin, treize récits mêlant petite et grande histoire du Québec, entrecroisant époques et décors, de la rude terre de l’Abitibi s’ouvrant à la colonisation vers 1900 aux ruelles du Montréal contemporain. Le principal fil conducteur constitue, pour reprendre les mots de Christian Desmeules du <em>Devoir</em>, «cette défaite-génome inscrite au cœur même de l’homme et du peuple québécois.» (Desmeules, 2011 : F4) L’écriture de la défaite offrira ici l’occasion de trahir l’histoire, de la tordre pour mieux la penser.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>La révolution n’était pas dans le texte</strong></span></p> <p><br />J’ai voulu m’attarder sur un texte en particulier, celui qui m’intriguait le plus et me semblait pourtant fournir une «clé» pour lire ce recueil étrange, d’une rare cohérence malgré la diversité des voix et des styles empruntés. Dans la nouvelle «Effacer le tableau», nous nous retrouvons au sein d’un groupe de révolutionnaires québécois-français, dans un Québec du 23e siècle où, selon le texte, «la minorisation des francophones du Québec [est] achevée depuis longtemps» (153). Le jour de la révolution venu, la cellule Blaireau aura pour mission de protéger le pavillon québécois du Musée des arts canadiens, situé à Montréal, avant d’organiser le déménagement des œuvres à Québec, future capitale. Mais la prise du Musée tourne mal. Après avoir perdu deux hommes au combat, les cinq survivants de la cellule, réussissant à emporter avec eux quelques tableaux, tenteront de se cacher dans un tunnel sans issue, rattaché aux voies du métro. C’est un cri de désespoir qui permettra à leurs opposants de les repérer, cri poussé par Lalonde, chef de la cellule, alors qu’elle découvre que le seul tableau ayant échappé au feu des mitraillettes est une œuvre d’Edwin Holgate, peintre canadien ayant vécu la majeure partie de sa vie à Montréal. Cette mission courageuse se termine donc sur un échec retentissant, presque comique.<br /><br />Dans cette fiction spéculative hautement pathétique, la culture avec un grand C occupe une place centrale, à la fois comme moteur de la révolution et objet de sa dévotion, une culture élevée au statut de fétiche. Ce qu’on tente de sauver est symbolisé par cette toile qu’on arrache du mur en désespoir de cause, dont on ne connaît ni l’auteur ni ce qu’elle représente, pourvu qu’on arrive à préserver une preuve tangible de cette Culture qui semble tenir entièrement dans quelques morceaux choisis.</p> <p><br />Tout ce qui constitue la culture québécoise se résume à cette chose précieuse, fragile, extérieure au corps et à l’esprit humain, tendue sur un cadre, pouvant être réduite en miettes à la moindre offensive. Si le but de cette opération révolutionnaire se réduit à la protection d’œuvres d’art, la mission en tant que telle peut être considérée comme un simple projet artistique. Le texte s’ouvre sur une phrase qui souligne la beauté de l’action vue de haut, comme depuis le balcon d’un théâtre: «Si cette échappée avait été mise en scène, on aurait salué le génie esthétique de Bernatchez et Lalonde, leur habileté à diriger les figurants dans les espaces que le hasard offre à l’interprétation, leur incomparable audace dans l’usage des accessoires.» (151) Ainsi dès le début de la nouvelle, le cadrage de la fiction est souligné, la qualité esthétique du drame mise de l’avant. La révolution, l’effort de survivance, le désir de liberté qui y sont racontés sont immédiatement mis en abyme; on nous signifie que nous sommes encore et toujours dans le cadre d’un récit. En se posant d’abord et avant tout comme représentation, le texte évoque bien davantage qu’un fantasme de passage à l’acte radical, bien davantage qu’une politique-fiction à demi-sérieuse. Il enferme plutôt ce fantasme de révolution dans un texte qui se sait texte, réduit l’énergie que porte cette violence à la force d’une représentation. Ainsi il porte un diagnostic plus dur qu’il n’y paraît, et réécrit à sa manière un constat formulé par René Lapierre, en 1995, dans <em>Écrire l’Amérique</em>.<br /><br />René Lapierre y proposait une série de textes à travers lesquels il tentait entre autres de faire l’autopsie de l’échec référendaire de 1980. Le poète déplorait que le projet d’indépendance ait été piégé dans l’ordre du texte, du symbolique, élevé au statut d’œuvre d’art jusqu’à être définitivement figé, coupé du réel: «Le discours de l’indépendance à partir de 1976 […] a évolué à l’intérieur d’une logique abstraite et close de représentation, il a voulu se résoudre <em>d’abord</em> dans le langage. […] tout devint en même temps de plus en plus rigide, et de plus en plus sommaire.» (Lapierre, 1995 : 33) Comme si la parole, se voulant toute-puissante, avait remplacé le passage à l’acte, et en avait ainsi annulé la pertinence.</p> <p><br />Dans la nouvelle de Bock, cette tension entre discours et action est constamment reconduite. Lalonde profite de toutes les occasions possibles pour prononcer une allocution, sorte de liturgie de la parole qui ponctue les étapes de leur action, dans l’espoir peut-être que le Verbe s’incarne, que le langage fonde à lui seul le pays à naître et les libère de leurs lourdes responsabilités. Mais cette prise de parole n’est pas dénuée de cynisme, de complaisance. Tandis qu’elle parle pour fouetter ses troupes, Lalonde a bien conscience qu’il s’agit «du sursaut de conscience du mourant» (157) plutôt que d’une véritable révolution. Une fois dans le musée, elle choisit de s’adresser à ses combattants devant <em>L’étoile noire</em> de Borduas, puisque, selon ses mots, «un épilogue concédant leur défaite aurait gagné en gravité devant le grand tableau» (164). Dans la toile de Borduas, les formes «convergent vers une impossibilité, une antimatière, un néant à l’attraction incoercible» (164). Comme dans <em>L’étoile noire</em>, le discours de Lalonde et le projet qu’il porte convergent eux-mêmes vers cette impossibilité, ce néant. Toute cette mise en scène de l’acte révolutionnaire semble équivaloir à une savante programmation de la défaite, en la réduisant à un jeu toujours à recommencer, sans aboutissement. Dans le texte «L’art de la défaite», publié en 1965, l’analyse que propose Aquin de la débandade des patriotes se situe dans le même registre: dans la pièce tragique que serait la révolte de 1837, la victoire de Saint-Denis-sur-Richelieu constitue «un événement qui n’était pas dans le texte.» (Aquin, 1998 : 133) Les patriotes n’auraient pas su quoi en faire, au point de fomenter leur échec. La révolution n’a pu avoir lieu, selon Aquin, parce qu’elle ne faisait pas partie des possibles.</p> <p><br />Dans la nouvelle de Bock, la chef Lalonde formule devant ses complices un objectif bien clair: ancrer l’horizon de leur combat dans le réel: «[…] notre mission héroïque aura rendu les discours inutiles, les envolées lyriques retourneront à la littérature, les obus seront fondus pour qu’on en fasse des maisons et nous pourrons enfin nous consacrer à l’essentiel […].» (156) Mais le discours ne fait pas ce qu’il dit. Il retourne plutôt la violence contre le sujet qui la profère, le passage à l’acte est saboté de l’intérieur, puisque le discours semble griser le sujet, l’avaler, le mener vers sa propre disparition plutôt que vers l’avènement d’un ordre nouveau.</p> <p><br />Dans ce cheminement conscient vers l’échec, Lalonde, qui tient autant de l’écrivaine que de la révolutionnaire, adopte une position douloureuse, sacrificielle. Puisque la victoire n’est écrite nulle part, puisque «de toute manière l’histoire fera d’eux des traîtres et des terroristes» (151), autant faire de la défaite un art, une pratique qui comporte ses exigences, sa rigueur. Même si on lit dans ce projet la jouissance de l’insoumis qui restera aux yeux de l’histoire l’élément inassimilable, non réhabilitable, on perçoit surtout la détresse du perdant qui n’a pas su s’inventer d’autres rôles, qui n’a pas su sortir du cadre étroit d’un scénario inlassablement répété.<br /><br />La critique féroce que formule ce texte peut sembler reconduire un constat défaitiste de l’avenir du Québec, lequel s’inscrit dans un certain discours dominant<a name="note3"></a><a href="#note3a">[3]</a>. En effet, les personnages représentés ici, tout en tentant courageusement de s’extraire d’un cul-de-sac, sont eux-mêmes porteurs d’un projet sans issue. Leur révolution vise à reproduire un idéal figé, dans lequel l’œuvre de Holgate, par exemple, ne cadre pas, puisqu’elle ne représente pas le «bon» Québec. Leur vision du pays, bien que le récit se situe au 23e siècle, ne semble pas avoir évolué depuis Refus global et se résume à ce pavillon d’art québécois, où sont exposés les restes d’une culture pratiquement déjà morte. Leur aveuglement les empêche de voir qu’ils sacrifient leur vie pour protéger un héritage déjà folklorisé.<br /><br />Mais il faut resituer la nouvelle dans le contexte de son recueil. Il y a une vitalité dans la fiction de Bock qui s’écarte d’un discours de rejet, de répudiation du «destin» québécois. Même si on suit tout au long d’<em>Atavismes</em> «l’homme typique, errant, exorbité» d’Aquin, «fatigué de son identité atavique et condamné à elle<a name="note4"></a><a href="#note4a">[4]</a>», il y a chez ce sujet la soif de traquer partout les traces de son histoire, une histoire ancrée dans la mémoire du corps. Les photographies, les meubles, les amulettes anciennes trouvées au fond des boîtes servent à raconter le Québec, à en épouser complètement les formes pour mieux les repousser, les malmener. Il s’y dessine exactement le contraire d’une Culture réduite à ses effigies et à «ses envolées lyriques», telle qu’elle est critiquée dans la nouvelle «Effacer le tableau», on y perçoit plutôt toute la force d’évocation d’une culture matérielle, dont les objets les moins sacrés sont les sources infinies de fictions individuelles et collectives.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Le choix de l’héritier</strong></span></p> <p><br />La thématique de l’héritage dans <em>Atavismes</em> est placée sous le signe du legs concret, physique. Dans deux autres nouvelles à caractère fantastique, il est question d’un personnage héritant de la demeure familiale. Dans «Le ver», la maison se trouve envahie par les plantes et les animaux, et finit par s’enfoncer dans la terre en emportant avec elle le narrateur, enfin apaisé, son titre de propriété implanté sous la peau. Dans «Le voyageur immobile», qui clôt le recueil, un archiviste, en cherchant à se débarrasser des souvenirs de ses ancêtres accumulés au sous-sol, découvrira un œil de métal qui le mettra sur les traces d’un Québec encore plus ancien que celui des premiers colons français, celui des Basques, des Inuit et des Viking. Le narrateur en viendra à recomposer une «histoire nationale» débordant les limites du territoire québécois, faisant voler en éclats la linéarité de nos récits d’origine. Dans les deux cas, les personnages choisissent d’habiter un lieu qui leur échoit, mais le premier est avalé par ce lieu, tandis que l’autre se l’approprie en ne conservant parmi ses souvenirs poussiéreux que l’artéfact mystérieux, voire dangereux, qui le forcera à affronter l’inconnu.</p> <p><br />Si le mot «atavisme» désigne une forme de transmission inconsciente, passive, ces textes situent plutôt le processus de transmission au cœur de la conscience du sujet, à travers ses sensations, sa vision du monde, sa lecture du paysage. Contrairement à ce que le titre de la nouvelle analysée plus tôt laisse supposer, il n’y est jamais question «d’effacer le tableau» pour repartir à zéro, mais plutôt de s’immiscer dans ce «tableau en perpétuelle réécriture» (139), de «remettre le passé au travail», pour reprendre une expression de Robert Richard.</p> <p><br />Par son énergie à réécrire l’histoire, à en jouer, à en détisser et en retisser les fils, <em>Atavismes</em> nous invite à nous écarter d’un ressassement stérile pour instaurer ce qu’on pourrait appeler une poétique de la rumination, rumination ludique, productive, qui réussit à explorer certains aspects de «notre identité atavique» qui ressortent de l’impensé, de l’indéterminé, qui réussit à y dégager quelque chose comme un espace de liberté. Chez Bock, l’imaginaire de la défaite devient le principe opérant d’une réappropriation quasi sensorielle de l’Histoire, d’une relecture intime du «texte national», un texte national traversé d’étrangetés et de scories, joyeusement souillé par la trahison, la lâcheté, la perversion.</p> <p>À la question «Comment parler du Québec aujourd’hui?», <em>Atavismes</em> ne fournit pas une réponse facile mais propose un projet ambitieux: nous enfoncer dans le lieu que nous occupons pour y déterrer des objets hétéroclites, abîmés, non identifiables et recomposer à partir d’eux d’autres fictions que celles qui gisent inertes à la surface. Accepter ce bordel en héritage à condition de pouvoir sauter dedans à pieds joints et d’écraser au passage quelques pièces précieuses.<br />&nbsp;</p> <p><em>* Ce texte est une version remaniée d’une communication présentée dans le cadre de la table ronde «Le Québec malgré tout» tenue le 13 janvier 2012 à l’Université de Montréal et organisée par le CRIST (Centre de recherche interuniversitaire en sociocritique des textes).</em></p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>AQUIN, Hubert, <em>Blocs erratiques</em>, Montréal, Typo, 1998 [1977].<br />DESMEULES,Christian, «Littérature québécoise – L’art ancien de la défaite», <em>Le Devoir</em>, 16 avril 2011, p. F4.<br />FARAH, Alain, «L’épisode des provinces», <em>Liberté</em>, no 275-276, mars 2007.<br />GODBOUT, Jacques, «2076: la fin du Québec!», <em>L’Actualité</em>, 1er septembre 2006, En ligne : <a href="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0" title="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0">http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0</a> (page consultée le 7 février 2012).<br />LAPIERRE, René, <em>Écrire l’Amérique</em>, Montréal, Les Herbes rouges, 1995.<br />MAVRIKAKIS, Catherine, «Trahir la race. Portrait de l’intellectuel québécois en Judas», <em>Liberté</em>, no 279, février 2008, p. 36-39.<br />RICHARD, Robert, «Scouiner la littérature nationale pour lire Aquin…», <em>Liberté</em>, no 278, novembre 2007, p. 78.<br />&nbsp;</p> <p><a href="#note1">[1]</a><a name="note1a"></a> Godbout déplorait en fait la disparition du Québec tel qu’il l’avait connu et rêvé, un Québec dont «la tribu canadienne-française» constituait le coeur. Michel Vastel, «2076: la fin du Québec!», <em>L’Actualité</em>, 1er septembre 2006, <a href="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0" title="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0">http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0</a> (7 février 2012).</p> <p><a href="#note2">[2]</a><a name="note2a"></a> Raymond Bock, <em>Atavismes</em>, Montréal, Le Quartanier, (coll. Polygraphe), 2011, 230 p. Toutes les références à ce recueil seront désormais intégrées entre parenthèses au corps du texte.<br />&nbsp;</p> <p><a href="#note3">[3]</a><a name="note3a"></a> Dans un billet, l’éditorialiste Mario Roy reprochait lui aussi à la mouvance souverainiste d’être «convaincue que la victoire de l’option ne dépend que de quelques… mots de plus.» «La liturgie de la parole», <em>Cyberpresse (Le blogue de l’édito)</em>, 17 août 2011, <a href="http://blogues.cyberpresse.ca/edito/2011/08/17/la-liturgie-de-la-parole/" title="http://blogues.cyberpresse.ca/edito/2011/08/17/la-liturgie-de-la-parole/">http://blogues.cyberpresse.ca/edito/2011/08/17/la-liturgie-de-la-parole/</a> (7 février 2012).</p> <p><a href="#note4">[4]</a><a name="note4a"></a> La citation exacte, tirée de «La fatigue culturelle du Canada français», se lit comme suit: «Je suis moi-même cet homme “typique”, errant, exorbité, fatigué de mon identité atavique et condamné à elle.» Hubert Aquin, <em>op. cit.</em>, p.&nbsp;110.<br />&nbsp;</p> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-vertus-de-la-rumination#comments Action politique BOCK, Raymond Combat Engagement Filiation GODBOUT, Jacques Histoire Identité LAPIERRE, René MAVRIKAKIS, Catherine Mémoire Origine Politique Québec Résistance culturelle Solitude Tradition Nouvelles Fri, 24 Feb 2012 01:35:30 +0000 Marie Parent 461 at http://salondouble.contemporain.info Le cyberespace : principes et esthétiques http://salondouble.contemporain.info/antichambre/le-cyberespace-principes-et-esthetiques <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/gervais-bertrand">Gervais, Bertrand</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-text field-field-soustitre"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> Réflexions sur le contemporain VII </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><div> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> </span></div> <div class="rteright">The future has already arrived. It's just not evenly distributed yet.<br /> - William Gibson.</div> <div class="rteright">&nbsp;</div> <p>L&rsquo;un des ph&eacute;nom&egrave;nes les plus marquants de l&rsquo;&eacute;poque contemporaine est la cr&eacute;ation et le d&eacute;veloppement du r&eacute;seau Internet et de l&rsquo;espace virtuel qu&rsquo;il g&eacute;n&egrave;re, le cyberespace. Ce r&eacute;seau a provoqu&eacute; une acc&eacute;l&eacute;ration de la transition que nous connaissons d&rsquo;une culture du livre &agrave; une culture de l&rsquo;&eacute;cran, en surd&eacute;terminant la dimension interactive de ce m&eacute;dia et en reliant cet &eacute;cran &agrave; une toile de plus en plus complexe et dense d&rsquo;informations. Mais &agrave; quelle exp&eacute;rience nous soumet au juste le cyberespace? Quels en sont les principaux traits? J&rsquo;en &eacute;tablirai quatre &ndash; ce sont la <em>traduction</em>, la <em>variation</em>, la <em>labilit&eacute;</em> et <em>l&rsquo;oubli</em> &ndash;&nbsp;et t&acirc;cherai de les d&eacute;finir. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Le cyberespace, un mythe d&rsquo;origine</strong></span></p> <p>Le cyberespace est l&rsquo;environnement culturel et artistique soutenu par Internet en tant qu&rsquo;infrastructure technologique. Cet environnement technologique est d&eacute;centralis&eacute;. Il est fait pour r&eacute;sister aux hi&eacute;rarchies simplifiantes et se pr&eacute;sente comme un lieu, initialement du moins, d&eacute;hi&eacute;rarchis&eacute; et d&eacute;cloisonn&eacute;. S&rsquo;il est en train de se transformer en un immense magasin, o&ugrave; tout est offert, de la brocante sur ebay aux corps &eacute;rotis&eacute;s des sites pornos, il est aussi, et doit continuer &agrave; &ecirc;tre, une agora et un espace de diffusion litt&eacute;raire et artistique.</p> <p>Le terme est apparu dans <em>Neuromancer</em>, le roman de science-fiction de William Gibson, paru en 1984. Le cyberespace repr&eacute;sentait pour Gibson une hallucination partag&eacute;e, une repr&eacute;sentation graphique de donn&eacute;es: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">A consensual hallucination experienced daily by billions of legitimate operators, in every nation, by children being taught mathematical concepts... A graphic representation of data abstracted from the banks of every computer in the human system. Unthinkable complexity. Lines of light ranged in the nonspace of the mind, clusters and constellations of data. Like city lights, receding<a href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>.</span><br /> &nbsp;</div> <p>Comme les lumi&egrave;res d&rsquo;une ville qui se retirent&hellip; Thomas Pynchon avait d&eacute;crit au d&eacute;but de <em>The Crying of Lot 49</em> (1966), la ville et ses lumi&egrave;res comme un circuit &eacute;lectronique. Gibson a pris le contre-pied de cette description (au c&oelig;ur du d&eacute;veloppement du postmodernisme litt&eacute;raire am&eacute;ricain) et a pouss&eacute; l&rsquo;image aux limites de la perception. Les circuits s&rsquo;&eacute;vanouissent et il ne reste plus que le contour de cette figure, signe instable, mais combien d&eacute;sirable. Une ville imaginaire, comme un vaste r&eacute;seau de signes et de liens&hellip;</p> <p>Le cyberespace engage &agrave; un imaginaire technologique et il permet de penser l&rsquo;&eacute;lectrification de l&rsquo;iconotexte, de pousser la fiction, les modalit&eacute;s de la repr&eacute;sentation et les jeux de la parole, du langage et de l&rsquo;image hors des sentiers battus, dans un espace encore &agrave; d&eacute;fricher. Il est aussi en ce sens une nouvelle fronti&egrave;re, ce qui requiert&nbsp;: l&rsquo;exploration de moyens in&eacute;dits et de strat&eacute;gies originales de repr&eacute;sentation&nbsp;; l&rsquo;exploitation d&rsquo;une ressource qui vient &agrave; peine d&rsquo;appara&icirc;tre et dont l&rsquo;importance est de plus en plus grande&nbsp;; le d&eacute;veloppement d&rsquo;un nouveau langage capable de s&rsquo;adapter &agrave; cette r&eacute;alit&eacute; virtuelle&nbsp;; et le d&eacute;ploiement de nouvelles structures sociales et communicationnelles, d&rsquo;une nouvelle identit&eacute;. L&rsquo;exploration du cyberespace est d&rsquo;ailleurs d&eacute;crite comme une navigation. Une qu&ecirc;te sur un territoire dont les dimensions &eacute;chappent &agrave; une saisie traditionnelle, car il est une pure construction conceptuelle, un espace imaginaire. Un territoire, de plus, qui va du monde virtuel en bon et due forme, &agrave; l&rsquo;image de <em>Second Life</em>, aux agoras num&eacute;riques et autres lieux de partage tels que Myspace, Facebook, Youtube, Flick&rsquo;r, etc.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Principes</strong></span></p> <p>La m&eacute;taphore fondatrice du cyberespace n&rsquo;est pas la racine, mais le rhizome, le r&eacute;seau, la multiplication des relations et des connexions (ne serait-ce qu&rsquo;en termes techniques o&ugrave; c&rsquo;est la redondance qui assure la p&eacute;rennit&eacute; du r&eacute;seau). La dynamique des relations n&rsquo;y est pas fond&eacute;e sur la tradition, l&rsquo;identit&eacute;, la p&eacute;rennit&eacute; et la m&eacute;moire, mais sur la traduction, la variation, la labilit&eacute; et l&rsquo;oubli. Ces quatre principes dessinent une exp&eacute;rience singuli&egrave;re et voient &agrave; l&rsquo;apparition de modes de lecture, de spectature et de navigation soumis &agrave; des ajustements in&eacute;dits. </p> <p>Par <strong>traduction</strong>, il faut entendre non seulement la pratique d&rsquo;&eacute;criture qui consiste &agrave; faire passer un texte d&rsquo;une langue &agrave; une autre, mais d&rsquo;abord et avant tout la pratique culturelle qui consiste &agrave; &ecirc;tre en pr&eacute;sence de traductions, de textes et d&rsquo;&oelig;uvres ayant migr&eacute; d&rsquo;une culture &agrave; une autre, et &agrave; &ecirc;tre confront&eacute; &agrave; une diversit&eacute; langagi&egrave;re, culturelle et formelle. C&rsquo;est une attitude qui est vis&eacute;e&nbsp;: non pas un regard tourn&eacute; vers le pass&eacute; (dans la perspective de la tradition), mais une ouverture &agrave; l&rsquo;autre. </p> <p>Dans la traduction, ce ne sont pas la temporalit&eacute; ou encore la stratification qui illustrent le mieux les relations entre les textes, mais le d&eacute;ploiement, la copr&eacute;sence sur un m&ecirc;me territoire, f&ucirc;t-il virtuel comme le cyberespace. Si la tradition joue avant tout sur une seule langue, qui a un r&ocirc;le identitaire, et en fonction de laquelle les autres langues et cultures sont subordonn&eacute;es, la traduction repose sur un nivellement des cultures ou, plut&ocirc;t, sur une oscillation dans le jeu des hi&eacute;rarchies. Les relations ne sont pas fixes ou &eacute;tablies de fa&ccedil;on durable, mais en mouvance continuelle, au gr&eacute; des rapprochements, des itin&eacute;raires personnels. Les hyperliens et la fa&ccedil;on dont Internet est structur&eacute; surd&eacute;terminent cette attitude. De fait, la traduction comme pratique culturelle implique une sp&eacute;cialisation et une individualisation des connaissances et des savoirs&nbsp;: une actualisation chaque fois singuli&egrave;re d&rsquo;une partie du r&eacute;seau. Si notre identit&eacute; en sort de toute fa&ccedil;on assur&eacute;e, ce n'est pas par r&eacute;p&eacute;tition du m&ecirc;me, mais par confrontation &agrave; l'autre, par contraste ou compl&eacute;mentarit&eacute;, et ultimement par ses propres strat&eacute;gies d&rsquo;appropriation. </p> <p>La traduction permet d&rsquo;accepter le flux d&rsquo;information, c&rsquo;est-&agrave;-dire de l&rsquo;ins&eacute;rer dans un processus d&rsquo;interpr&eacute;tation et de transformation. En termes m&eacute;taphoriques, on peut dire qu&rsquo;elle se d&eacute;finit non pas tant comme une digue, qui retient &agrave; l&rsquo;ext&eacute;rieur ce qui ne peut &ecirc;tre accept&eacute;, que comme un marais qui s&rsquo;enfle et se r&eacute;sorbe au gr&eacute; des flux et des reflux. </p> <p>Par <strong>variation</strong>, on doit comprendre ces rapports identitaires pr&eacute;caris&eacute;s et relativis&eacute;s rendus possibles par le virtuel, o&ugrave; les avatars et les pseudonymes s&rsquo;imposent, une identit&eacute; avant tout enfil&eacute;e comme un masque. Ce n&rsquo;est pas tant une forme de l&rsquo;intimit&eacute; que l&rsquo;on retrouve dans Internet, que d&rsquo;extimit&eacute;, pour reprendre le n&eacute;ologisme de Michel Tournier, et conceptualis&eacute; par Serge Tisseron (<em>L&rsquo;intimit&eacute; surexpos&eacute;e</em>, Paris, Ramsay, 2001). L&rsquo;extimit&eacute; est l&rsquo;interface entre soi et l&rsquo;autre que l&rsquo;on retrouve exploit&eacute;e de fa&ccedil;on importante dans l&rsquo;environnement virtuel qu&rsquo;est le cyberespace. C&rsquo;est une identit&eacute; num&eacute;rique et cybern&eacute;tique, au sens d&rsquo;une identit&eacute; provisoire &eacute;tablie et mise en partage en situation de communication, surtout si cette situation se d&eacute;ploie en un r&eacute;seau entier. L&rsquo;identit&eacute; est &laquo;&nbsp;le produit du flux des &eacute;v&eacute;nements quotidiens dont le Sujet mobilise certains &eacute;l&eacute;ments dans la perspective de constituer une repr&eacute;sentation&nbsp;&raquo; (F. Georges, <em>Identit&eacute;s virtuelles. Les profils utilisateurs du Web 2.0</em>, Paris, Les &Eacute;ditions Questions th&eacute;oriques 2010, p. 46). Or, ce flux, dans le cyberespace, n&rsquo;est plus une m&eacute;taphore permettant de conceptualiser le mouvement et les processus en acte, il s&rsquo;impose comme une r&eacute;alit&eacute; ph&eacute;nom&eacute;nologique. De nombreux artistes web jouent avec cette identit&eacute;-flux qui appara&icirc;t de plus en plus comme un troisi&egrave;me terme venant complexifier l&rsquo;opposition &eacute;tablie par Paul Ric&oelig;ur entre identit&eacute;-ips&eacute;it&eacute; et identit&eacute;-m&ecirc;met&eacute; (<em>Soi-m&ecirc;me comme un autre</em>, Paris, Seuil, 1990). Au couple oppositionnel du propre (ips&eacute;) et du semblable (m&ecirc;me), r&eacute;pond l&rsquo;identit&eacute;-flux en continuelle ren&eacute;gociation. C&rsquo;est une identit&eacute; diff&eacute;rentielle, en processus permanent d&rsquo;ajustement. </p> <p>La <strong>labilit&eacute;</strong> permet de souligner le caract&egrave;re &eacute;ph&eacute;m&egrave;re des iconotextes et des &oelig;uvres qu&rsquo;on trouve dans le cyberespace, ainsi que la pr&eacute;carit&eacute; des lectures et spectatures qu&rsquo;on y pratique, li&eacute;e entre autres au caract&egrave;re pr&eacute;-d&eacute;termin&eacute; des hyperliens. Les pages-&eacute;crans se succ&egrave;dent sans ordre pr&eacute;&eacute;tabli et initialement partag&eacute; et s&rsquo;exp&eacute;rimentent sur le mode d&rsquo;une v&eacute;ritable d&eacute;rive num&eacute;rique. Cette d&eacute;rive est occasionn&eacute;e par le caract&egrave;re fragmentaire du cyberespace. L&rsquo;exp&eacute;rience &agrave; laquelle il nous convie&nbsp;est celle d&rsquo;une ligne bris&eacute;e que notre navigation r&eacute;pare, le temps d&rsquo;un passage. Entre deux pages-&eacute;crans, entre deux n&oelig;uds r&eacute;unis par un hyperlien, il y a un vide que rien ne permet de s&eacute;miotiser ou de constituer symboliquement. C&rsquo;est un espace non signifiant, sans v&eacute;ritable forme&nbsp;: une distance qui n&rsquo;en est pas une. Et quand une page-&eacute;cran appara&icirc;t, c&rsquo;est sur le mode de la r&eacute;v&eacute;lation, un mode propice &agrave; l&rsquo;&eacute;blouissement.</p> <p>Pour Lunenfeld, cette d&eacute;rive num&eacute;rique d&eacute;pend de l&rsquo;esth&eacute;tique du non fini qui pr&eacute;vaut dans le cyberespace&nbsp;: &laquo;&nbsp;la d&eacute;rive num&eacute;rique est toujours dans un &eacute;tat de non fini, parce qu&rsquo;il y a toujours de nouveaux liens &agrave; &eacute;tablir, toujours plus de sites qui apparaissent, et ce qui a &eacute;t&eacute; catalogu&eacute; par le pass&eacute; risque d&rsquo;avoir &eacute;t&eacute; redessin&eacute; au moment d&rsquo;une nouvelle visite<a href="#note2a"><strong>[2]</strong></a>. &raquo; Cette d&eacute;rive num&eacute;rique, expression m&ecirc;me du flux et de son type singulier d&rsquo;exp&eacute;rience, est li&eacute;e &agrave; la situation cognitive qui pr&eacute;domine dans le cyberespace. Naviguer dans Internet, c&rsquo;est non pas tant s&rsquo;inscrire dans un processus de d&eacute;couverte, fond&eacute; sur l&rsquo;enqu&ecirc;te et l&rsquo;&eacute;tablissement d&rsquo;hypoth&egrave;ses, que se rendre disponible &agrave; un &eacute;blouissement, c&rsquo;est-&agrave;-dire se mettre en situation de connaissance par r&eacute;v&eacute;lation, reposant sur une interrogation ponctuelle, voire improvis&eacute;e. Dans un processus de d&eacute;couverte, nous sommes responsables des liens &eacute;tablis entre les &eacute;l&eacute;ments; dans une r&eacute;v&eacute;lation, les liens, et &agrave; plus forte raison les hyperliens, sont &eacute;tablis ind&eacute;pendamment de nous et ils nous sont simplement transmis. La distinction repose sur la forme d&rsquo;agentivit&eacute; en jeu&nbsp;: sommes-nous les ma&icirc;tres d&rsquo;&oelig;uvre ou seulement les man&oelig;uvres de la relation entre les pages visit&eacute;es? L&rsquo;hyperlien, l&rsquo;hypertexte dont il est le fondement et le cyberespace qui en est l&rsquo;expression la plus compl&egrave;te nous classent par d&eacute;finition dans la seconde cat&eacute;gorie, celle des man&oelig;uvres, ce qui explique la logique de la r&eacute;v&eacute;lation et de l&rsquo;&eacute;blouissement dans laquelle ils nous placent.&nbsp; Celle-ci nous incite d&rsquo;ailleurs &agrave; accepter le flux d&rsquo;information comme un spectacle en soi, auquel on consent de se soumettre. </p> <p>Par <strong>oubli</strong>, enfin, il s&rsquo;agit de poser non pas un revers de la m&eacute;moire, une lacune ou une absence, mais un oubli positif, une facult&eacute; de r&eacute;tention active (Gervais, 2008, p. 27 et passim), comme une v&eacute;ritable modalit&eacute; de l&rsquo;agir et un principe d&rsquo;interpr&eacute;tation de l&rsquo;exp&eacute;rience. Cet oubli positif est un musement ou une fl&acirc;nerie, une errance qui ne cherche plus &agrave; &eacute;tablir des liens rationnels entre ses diverses pens&eacute;es, mais qui se contente de l&rsquo;association libre, du jeu des ressemblances, de l&rsquo;avanc&eacute;e subjective. C&rsquo;est la pens&eacute;e en tant que flux ininterrompu,&nbsp; &agrave; moins qu&rsquo;un incident ne vienne en perturber le cours. Ce type d&rsquo;oubli caract&eacute;rise la d&eacute;rive dans le cyberespace, faite de mouvements inconstants et de sauts arbitraires. Pour R&eacute;gine Robin, &laquo;Notre vie &agrave; l&rsquo;&eacute;cran, dans l&rsquo;Internet, nous plonge dans l&rsquo;immat&eacute;rialit&eacute; du support. Non fix&eacute;, transitoire, &eacute;ph&eacute;m&egrave;re, insaisissable, monde du flux, du fluide, parti aussit&ocirc;t que saisi. [&hellip;] &nbsp;Nous serions plong&eacute; dans un &eacute;ternel pr&eacute;sent<a href="#note3a"><strong>[3]</strong></a>.&raquo;</p> <p>L&rsquo;oubli comme modalit&eacute; de l&rsquo;agir ouvre &agrave; une fictionnalisation de l&rsquo;exp&eacute;rience, &agrave; une invention de tous les instants propos&eacute;e comme principe de coh&eacute;rence et comme ontologie. Et l&rsquo;univers d&eacute;r&eacute;alis&eacute; du cyberespace semble un environnement id&eacute;al pour en permettre le d&eacute;ploiement. Il nous dit &agrave; tout le moins que nous existons &agrave; la crois&eacute;e de flux&nbsp;: flux interne de la pens&eacute;e (musement), flux informationnel d&rsquo;un r&eacute;seau accessible depuis un &eacute;cran d&rsquo;ordinateur (cyberespace). Or, il importe dans ce contexte, comme le sugg&egrave;re Chatonsky, &laquo;de voir pour quelle raison aujourd&rsquo;hui le flux de notre conscience est comme r&eacute;v&eacute;l&eacute; par les flux technologiques et de quelle fa&ccedil;on ils sont devenus ins&eacute;parables dans le mouvement m&ecirc;me qui les diff&eacute;rencie<a href="#note4a"><strong>[4]</strong></a>.&raquo; </p> <p>Traduction, variation, labilit&eacute; et oubli&nbsp;: ce sont l&agrave; certains des fondements de notre exp&eacute;rience du cyberespace et de la cyberculture &agrave; laquelle il donne lieu. Ils dessinent une nouvelle r&eacute;alit&eacute; culturelle et sociale, une nouvelle interface, c&rsquo;est donc dire un nouvel imaginaire. </p> <hr /> <a name="note1a"><strong>[1]</strong></a> William Gibson, <em>The Neuromancer</em>, texte disponible en ligne &agrave; l'adresse suivante: <a href="http://project.cyberpunk.ru/lib/neuromancer/" title="http://project.cyberpunk.ru/lib/neuromancer/">http://project.cyberpunk.ru/lib/neuromancer/</a> (site consult&eacute; le 25 octobre 2010). <br /> <a name="note2a"><strong>[2]</strong></a> Peter Lunenfeld, <em>The Digital Dialectif&nbsp;:&nbsp;New Essays on New Media</em>, Massachussetts/London, MIT Press, 1999, p. 10; Je traduis.<br /> <a name="note3a"><strong>[3]</strong></a> R&eacute;gine Robin, <em>La m&eacute;moire satur&eacute;e</em>, Paris, Stock, 2003, p. 412, 415.<br /> <a name="note4a"><strong>[4]</strong></a> Gr&eacute;gory Chantonsky, &laquo;Flux, entre fiction et narration&raquo;, texte disponible en ligne &agrave; l'adresse suivante : <a href="http://incident.net/users/gregory/wordpress/19-flux-entre-fiction-et-narration/" title="http://incident.net/users/gregory/wordpress/19-flux-entre-fiction-et-narration/">http://incident.net/users/gregory/wordpress/19-flux-entre-fiction-et-nar...</a> (site consult&eacute; le 25 octobre 2010). <hr /> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/le-cyberespace-principes-et-esthetiques#comments Culture de l'écran Cyberespace Esthétique Flux GERVAIS, Bertrand GIBSON, William Identité Imaginaire médiatique Imaginaire technologique LUNENFELD, Peter Média Oubli PYNCHON, Thomas RICOEUR, Paul ROBIN, Régine TISSERON, Serge Écrits théoriques Mon, 01 Nov 2010 13:20:15 +0000 Bertrand Gervais 281 at http://salondouble.contemporain.info Un poète n'existe jamais seul http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-poete-nexiste-jamais-seul <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/caille-anne-renee">Caillé, Anne-Renée</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-poetesse">La Poétesse</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> Depuis <em>Homobiographie</em> publi&eacute; en 2000 chez Farrago, la po&egrave;te, traductrice et plasticienne fran&ccedil;aise Liliane Giraudon travaille ce genre invent&eacute; et fait sien depuis plusieurs titres: l'homobiographie. &laquo;M&ecirc;me ex&eacute;cut&eacute;, le projet de l'Homobiographie demeurera sans cesse &agrave; l'&eacute;tat de projet&raquo;, &eacute;crit-elle dans <em>Sker</em><i> </i>en 2002. Il sera ainsi poursuivi en 2005 avec <em>Greffe de spectres</em> (m&ecirc;me si ce dernier n'est pas identifi&eacute; g&eacute;n&eacute;riquement comme tel) et tout derni&egrave;rement, le travail se voit continuer dans <em>La Po&eacute;tesse</em> (2009), o&ugrave; point un certain aboutissement de l'entreprise homobiographique. D&eacute;finie par n&eacute;ologisme, cette forme po&eacute;tique veut allier le double (le &laquo;m&ecirc;me&raquo; du grec <em>homos</em>) au biographique : il est question des vies de celle que l'on nomme &laquo;La Po&egrave;te&raquo;, de ses alter ego, d'autres <em>bien-aim&eacute;s </em>po&egrave;tes rapport&eacute;es par bribes mais aussi, de la vie plus intime d'une femme qui s'&eacute;crit dans des carnets de diff&eacute;rentes couleurs. Dans cette tentative de d&eacute;doublement, entre autobiographie et autofiction, il faut surtout y voir l'effort de rendre prot&eacute;iforme l'entreprise biographique. Comme Giraudon l'explique dans un entretien en 2007<a style="mso-footnote-id:<br /> ftn" href="#_ftn1" name="_ftnref" title=""><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[1]</span></span></strong></a>, l'homobiographie op&egrave;re des &laquo;d&eacute;placements&raquo; entre les diff&eacute;rentes &laquo;enveloppes&raquo; que constituent le soi, l'autre et la fiction. Cette forme hybride permet aussi de supporter les vies et les morts qui nous parcourent: Liliane Giraudon expose ce qui pluralise l'identit&eacute; &laquo;Po&egrave;te&raquo;. Par filiation ou emprunt, assembler des fragments de m&eacute;moire de fa&ccedil;on non-lin&eacute;aire, coller sa vie &agrave; celle des autres; par cette abolition des fronti&egrave;res, la po&egrave;te joue au double.</p> <p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:150%"><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Pass&eacute; et post&eacute;rit&eacute;</strong></span><b><o:p></o:p></b></p> <p>L'architecture du recueil est tripartite et s'ouvre sur &laquo;Ma ch&eacute;rie je t'ai fait des phrases trouv&eacute;es partout&nbsp;&raquo; qui se d&eacute;ploie sous forme de fragments. L'unit&eacute; de la page est mise en p&eacute;ril et la po&egrave;te en t&eacute;moigne par ce commentaire m&eacute;tapo&eacute;tique: &laquo;&nbsp;La page comme unit&eacute;? D&eacute;truisons la page.&raquo; (p. 26). L'h&eacute;ritage de Mallarm&eacute; se fait sentir ici, sur l'importance d'une forme po&eacute;tique coh&eacute;rente au d&eacute;veloppement de l'id&eacute;e et d'une lecture qui puisse d&eacute;passer l'unit&eacute; de la page pour embrasser plus d'une page &agrave; la fois<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn2"><strong><span style="mso-special-character:footnote">[2]</span></strong></a>. Ainsi dans cette section, de courts segments de prose se succ&egrave;dent en deux colonnes sur la page, laissant tr&egrave;s peu de place au blanc, et cr&eacute;ant un rythme qui invite &agrave; une lecture rapide. C'est par l'adverbe &laquo;Hier&raquo; qu'ils d&eacute;butent presque tous, traduisant un go&ucirc;t &eacute;vident pour une narrativit&eacute; non-lin&eacute;aire (les blocs ne se suivent pas n&eacute;cessairement) ainsi qu'un d&eacute;sir de r&eacute;pertorier, de l'<em>hier</em><i> </i>anecdotique: &laquo;Hier on a fait un trou dans la gencive de La Po&egrave;te pour y installer sa premi&egrave;re fausse dent.&raquo; (p. 27), &agrave; l'<em>hier</em><i> </i>historique: &laquo;Hier, c'est-&agrave;-dire au XVe si&egrave;cle, certains croyaient que le c&oelig;ur des nouveaux-n&eacute;s [...] rendaient invisibles les voleurs qui en mangeaient.&raquo; (p. 28) jusqu'&agrave; l'<em>hier</em><i> </i>intime: &laquo;Hier La Po&egrave;te d&eacute;clarant sa m&egrave;re seule, cern&eacute;e par la neige.&raquo; (p. 26). L'unit&eacute; de mesure n'est plus la page, au profit d'une forme qui accumule de page en page, &agrave; la mani&egrave;re d'une liste, de multiples visages discontinus du pass&eacute;.</p> <p>Ce qui para&icirc;t pouvoir r&eacute;insuffler une certaine suite formelle et th&eacute;matique serait les <em>morts</em> de la po&egrave;te, qui ponctuent cette &laquo;liste&raquo;. Celle du p&egrave;re suivie de pr&egrave;s par celle de la m&egrave;re: &laquo;La Po&egrave;te passe son premier No&euml;l d'orpheline. Elle les imagine dans leur cercueil. Papa est sous maman. On dit qu'il y a beaucoup de mouvements et de bruit dans les cercueils, surtout la premi&egrave;re ann&eacute;e. Lorsque les cages thoraciques explosent.&raquo; (p. 43). Elles constituent deux pertes majeures, deux morts majeures si on les compare aux autres morts, plus &laquo;mineures<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn3"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[3]</span></span></strong></a>&raquo; qui se c&ocirc;toient dans cette premi&egrave;re section de <em>La Po&eacute;tesse</em>,<i> </i>comme la mort du cousin ou du loir tu&eacute; par les chats, mais aussi celles de Elsa von Freytag-Loringhoven, Mary Beach P&eacute;lieu ou Samuel Beckett... D'ailleurs, la pr&eacute;sence de figures litt&eacute;raires exc&egrave;de cette partie du recueil et me semble incarner le r&ocirc;le de &laquo;substitut filial&raquo;. Si les morts du p&egrave;re et de la m&egrave;re mettent le ciseau dans le tissu familial, Robert Walser, Marina Tsveta&iuml;eva ou Antonin Artaud se voient greff&eacute;s au tissu filial litt&eacute;raire. L'on soustrait &agrave; sa lign&eacute;e pour additionner dans l'autre; alors que les alliances familiales se d&eacute;font par soustraction (p&egrave;re, m&egrave;re), les alliances po&eacute;tiques se multiplient. Les fant&ocirc;mes de ses <em>bien-aim&eacute;s</em><strong><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn4"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[4]</span></span></a> </strong>sont nombreux et mettent en place une autre post&eacute;rit&eacute;.&nbsp;</p> <p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:150%"><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><b>Autor&eacute;f&eacute;rentialit&eacute;</b></span><b><o:p></o:p></b><b><br /> </b></p> <p>La deuxi&egrave;me partie du recueil est tr&egrave;s diff&eacute;rente de la pr&eacute;c&eacute;dente autant par la forme, le rythme et le ton. Elle se distingue face aux deux autres qui elles, se r&eacute;pondent &agrave; plusieurs &eacute;gards. D'abord, dans &laquo;Kara Walker n'est pas Jos&eacute;phine Baker&raquo;, Giraudon r&eacute;utilise la page comme unit&eacute;: un po&egrave;me par page, num&eacute;rot&eacute;s de 1 &agrave; 47, de quoi r&eacute;int&eacute;grer <span style="mso-fareast-font-family:&quot;Times New Roman&quot;;<br /> mso-bidi-font-family:&quot;Times New Roman&quot;">&ndash;</span>&agrave; l'exc&egrave;s<span style="mso-fareast-font-family:&quot;Times New Roman&quot;;mso-bidi-font-family:&quot;Times New Roman&quot;">&ndash;</span> le proc&eacute;d&eacute; formel rejet&eacute; plus t&ocirc;t. Exit l'effet de prise de notes diaristique d'un registre plus intime, la po&egrave;te emprunte ici une voix plus d&eacute;tach&eacute;e (plus d&eacute;sincarn&eacute;e), plus hachur&eacute;e et plus herm&eacute;tique aussi. Par herm&eacute;tisme, il faut entendre <em>brouillage</em>, &agrave; la fois des pistes de lecture (des pistes de sens) et du d&eacute;veloppement narratif entre les diff&eacute;rents po&egrave;mes.<o:p>&nbsp;</o:p></p> <p> L'utilisation de la majuscule comme proc&eacute;d&eacute; po&eacute;tique laisse <i>a priori</i> un peu perplexe. Les majuscules d&eacute;limitent-elles le d&eacute;but des vers ou insistent-elles sur la sonorit&eacute; ou le sens du mot? Par exemple au po&egrave;me num&eacute;ro 9: &laquo;Recomposition d'une vie si br&egrave;ve / pourtant durant ces Ann&eacute;es / en deux colonnes et sans alin&eacute;a / absence totale d'intervention / postures &agrave; tenir / chutes ou s&eacute;quences / une id&eacute;e d'Objet trouv&eacute;&raquo; (p. 59), les deux majuscules ne d&eacute;limitent pas le d&eacute;but d'un vers qui aurait &eacute;t&eacute; tronqu&eacute;, alors peut-&ecirc;tre mettent-elles simplement ces mots en lumi&egrave;re? Remarquons au passage que la po&egrave;te, dans cet extrait, commente m&eacute;tapo&eacute;tiquement la forme et le contenu de la section pr&eacute;c&eacute;dente. Il faut dire que ce type de commentaire r&eacute;troactif est fr&eacute;quent chez Giraudon et permet, comme c'est le cas ici, de pr&eacute;ciser certaines lectures. Il arrive, inversement, que la glose figure le texte &agrave; venir. D'ailleurs, c'est le cas du proc&eacute;d&eacute; po&eacute;tique des majuscules, expliqu&eacute; dans la premi&egrave;re partie de<em> La Po&eacute;tesse</em>: &laquo;Une nuit, La Po&egrave;te trouve un moyen optique de ralentir la lecture du po&egrave;me: ce moyen s'appelle La Majuscule D&eacute;plac&eacute;e. Un vieux proc&eacute;d&eacute; visuel &agrave; revisiter et rafra&icirc;chir.&raquo; (p. 45). Ce qui sera accompli dans &laquo;Kara Walker n'est pas Jos&eacute;phine Baker&raquo;. Cette pratique performative gomme la perplexit&eacute; initiale. Globalement, bien que le sous-titre nous ram&egrave;ne au travail sur le &laquo;double&raquo; identitaire, la po&egrave;te s'int&eacute;resse surtout ici aux th&eacute;matiques de langue et du travail po&eacute;tique. Mais le plus souvent il y a camouflage, dans la mesure o&ugrave; l'autor&eacute;f&eacute;rentialit&eacute; est entrem&ecirc;l&eacute;e aux bribes d'histoires de figures comme Lancelot ou Jack Spicer. Et l'ensemble ne se laisse pas saisir du premier coup d'&oelig;il en raison des renvois intertextuels avec ses &oelig;uvres pr&eacute;c&eacute;dentes comme son <em>Billy the kid (In memoriam Jack Spicer)</em><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn5"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[5]</span></span></strong></a><i> </i>mais aussi en raison de certains &eacute;l&eacute;ments stylistiques comme une d&eacute;coupe du vers plus complexe.</p> <p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:150%"><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><b>Menaces doubles</b></span><b><o:p></o:p></b><b><br /> </b></p> <p>Dans cette troisi&egrave;me et derni&egrave;re partie, &laquo;Le go&ucirc;t du crabe&raquo;, le commentaire autor&eacute;f&eacute;rentiel se double d'un recul critique sur la <em>production</em> m&ecirc;me du texte po&eacute;tique. Il est question de d&eacute;composition, de d&eacute;coupage, de collage, de modelage et de recopiage. L'acte de recopier prend place dans la mise en forme d'extraits de carnets de diff&eacute;rentes couleurs (vert, bleu et gris) qui se succ&egrave;dent, &agrave; la mani&egrave;re d'un dialogue auquel participent aussi deux autres voix (&laquo;Une voix&raquo; et &laquo;L'autre&raquo;). Avec l'ajout de didascalies, la po&egrave;te propose l'&eacute;bauche d'une pi&egrave;ce de th&eacute;&acirc;tre combinant la prose au vers libre. Une fois de plus, il y a un jeu de d&eacute;doublement dans cette r&eacute;&eacute;criture des carnets <span style="mso-fareast-font-family:<br /> &quot;Times New Roman&quot;;mso-bidi-font-family:&quot;Times New Roman&quot;">&ndash;de </span>l'origine<span style="mso-fareast-font-family:&quot;Times New Roman&quot;;mso-bidi-font-family:&quot;Times New Roman&quot;">&ndash;</span> jusqu'&agrave; <em>La Po&eacute;tesse</em>. Dans cette mise &agrave; nu de la production, les carnets repr&eacute;sentent le <i>chantier </i>de l'&eacute;criture. Mais l'op&eacute;ration n'est peut-&ecirc;tre pas aussi simple: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Filandreuses &agrave; l'infini les phrases se d&eacute;tachent d'un corps, il faut les teindre pour mieux les voir, redistribuer les paragraphes selon la couleur et craindre, craindre de plus en plus la couleur qui l'emporte, une masse, une masse d'un gris de crevette o&ugrave; chaque lettre indistincte se dissout pour ne former qu'un tumulus, la section d&eacute;plac&eacute;e d'un nuage d&eacute;truit. (p. 110-111)</span></div> <p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:150%">La menace plane sur l'entreprise de la po&egrave;te, sur la mise en forme et en ordre des phrases.</p> <p>Cycliquement, la mort r&eacute;appara&icirc;t dans &laquo;Le go&ucirc;t du crabe&raquo;. Une toute autre menace se pr&eacute;sente. Ce vers, au d&eacute;but du recueil, la figurait peut-&ecirc;tre: &laquo;&nbsp;Avec son p&egrave;re, en six mois, &ccedil;a fait d&eacute;j&agrave; cinq morts. Elle (la m&egrave;re) elle s'en fout elle se sent Chabert. La Po&egrave;te s'est dit qu'elle n'avait jamais eu qu'un nom, celui-l&agrave; o&ugrave; pr&eacute;sentement on meurt.&raquo; (p. 19). Le couple maladie et &eacute;criture a &eacute;t&eacute; abord&eacute; &agrave; maintes reprises<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn6"><strong><span style="mso-special-character:footnote">[6]</span></strong></a>mais Giraudon conna&icirc;t les obstacles &agrave; &eacute;viter pour ne pas tomber ni dans la banalit&eacute; ni dans le path&eacute;tique. L'arriv&eacute;e de la maladie sera d&eacute;crite avec finesse, intelligence, une pointe de sarcasme et juste assez d'affects. Pour un temps, la maladie a l'effet de la <i>tabula rasa </i>pour la po&egrave;te: &laquo;Balancer. Balancer &agrave; la mer ce corps ancien et tous les livres qu'il a sign&eacute;s. Maintenant tu &eacute;cris parce que tu as peur de tout ce que tu n'as pas su &eacute;crire [...].&raquo; (p. 115). Par contre, ce fantasme n'est en rien le constat d'une renaissance de son &eacute;criture comme telle mais celle d'une poursuite, accident&eacute;e, de l'exp&eacute;rience de la langue. Chez Giraudon, il y aura toujours un corps ancien ou une langue ancienne &agrave; balancer &agrave; la mer. Mais nommer cela renaissance ou retour &agrave; l'origine serait un topos inexact (et banal, ce que son travail n'est surtout pas). Apr&egrave;s tout, &laquo;[t]rouver une langue ce n'est pas la trouver.<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn7"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[7]</span></span></strong></a>&raquo;. Sa modulation est constante, marqu&eacute;e de dons, d'emprunts, de ruptures et d'accidents.</p> <p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:150%"><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><b>La Po&egrave;te n'est peut-&ecirc;tre pas <i>La Po&eacute;tesse</i></b></span><b><i><o:p></o:p></i></b><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><b><o:p><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">&nbsp;</span></o:p></b></span><b><o:p></o:p></b></p> <p>Giraudon essaie d' &laquo;<em>essuyer un f&eacute;minin terrible</em>&nbsp;<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn8"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[8]</span></span></strong></a>&raquo; en ne gardant l'archa&iuml;que <em>po&eacute;tesse</em><i> </i>que pour le titre. Pied de nez &agrave; cette d&eacute;finition-identification surann&eacute;e, elle sera &laquo;La Po&egrave;te&raquo;: elle met non seulement &agrave; distance la construction que peut constituer le r&ocirc;le ou l'identit&eacute; &laquo;po&egrave;te&raquo; (avec le r&eacute;current &laquo;La Po&egrave;te&raquo;) mais elle met aussi &agrave; distance ce f&eacute;minin insistant (<em>esse</em>) qu'elle raille peut-&ecirc;tre au passage. Car Giraudon n'en a pas besoin, pas plus que la communaut&eacute; des femmes convoqu&eacute;e (Kara Walker, Jos&eacute;phine Baker ou H&eacute;l&egrave;ne Bessette) n'en a besoin, leurs voix &eacute;tant fortes, engag&eacute;es et se tenant au-del&agrave; d'un carcan f&eacute;minin &laquo;insistant&raquo;. Apr&egrave;s tout, Giraudon &eacute;crit<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn9"><strong><span style="mso-special-character:footnote">[9]</span></strong></a>: &laquo;Il n'y a pas d'&eacute;criture f&eacute;minine. Ne pas se laisser enfermer dans les cercles des anatomies manifestes et des sexualit&eacute;s militantes (ou l'identit&eacute; tente de rep&eacute;rer les secrets de son apparence pour y transformer ce qu'elle symbolise...).&raquo;.</p> <p>Ce n'est qu'&agrave; la fin du recueil que la po&egrave;te revient &agrave; <i>sa</i> premi&egrave;re personne, au <i>je </i>plus intime: quand la mort se pointe, l'on n'est peut-&ecirc;tre plus qu'un et le jeu du double peut attendre un instant. La fin de <em>La Po&eacute;tesse</em> est ponctu&eacute;e de cet &laquo;Hop! Hop! Ma ch&eacute;rie&raquo;: on y entend la parole encourageante qui invite au combat (contre la maladie, la mort, la peur) mais on a aussi l'impression d'entendre le po&egrave;te Christophe Tarkos crier ce fameux &laquo;OP OP&raquo; qui embraye son texte <em>Oui</em><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn10"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:<br /> footnote">[10]</span></span></strong></a>. Embrayer comme faire avancer, se faire entra&icirc;ner &agrave; avancer: &laquo;Hop! Hop! Ma ch&eacute;rie il n'y a plus d'avant ni d'arri&egrave;re, rien &agrave; g&eacute;rer seulement avancer[...]&raquo; (p. 119). La lign&eacute;e des po&egrave;tes a parl&eacute;. Comme elle parle ailleurs dans le texte, que ce soit &agrave; travers cette phrase tautologique &agrave; la Gertrude Stein &laquo;<em>Mais toujours un po&egrave;me est un po&egrave;me est un po&egrave;me</em><span style="mso-bidi-font-style:italic">[...]</span>&raquo; (p. 116) ou ce mallarm&eacute;en &laquo;IL N'Y A D'EXPLOSION QUE LE LIVRE.<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn11"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[11]</span></span></strong></a>&raquo;. La lign&eacute;e des po&egrave;tes parle car, si &laquo;&nbsp;un po&egrave;me n'existe jamais seul&raquo; (p. 73), un po&egrave;te n'existe jamais seul non plus. Cette donn&eacute;e semble &ecirc;tre la plus centrale de l'exercice homobiographique et contribue &agrave; distinguer le travail po&eacute;tique de Liliane Giraudon. Le po&egrave;te et son &oelig;uvre ne sont pas hors du champ po&eacute;tique pas plus qu'ils ne se trouvent hors de l'histoire litt&eacute;raire. Ils se positionnent, avec ce que cela implique comme enjeux, alliances et engagement.</p> <p>&nbsp;</p> <div style="mso-element:footnote-list"> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn1" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[1]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Entretien datant du 28 novembre 2007 avec Liliane Giraudon et Jean-Jacques Viton dans le cadre de la sixi&egrave;me &eacute;dition du Festival ActOral, en 2007. ActOral, <a href="http://actoral.blogspilotes.marseille-provence2013.fr/archives/11"><span style="color:windowtext;text-decoration:none;text-underline:none">http://actoral.blogspilotes.marseille-provence2013.fr/archives/11</span></a> . Consult&eacute; le 26 ao&ucirc;t 2010.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn2" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[2]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>&laquo;Le papier intervient chaque fois qu'une image, d'elle-m&ecirc;me, cesse ou rentre, acceptant la succession d'autres et, comme il ne s'agit pas, ainsi que toujours, de traits sonores r&eacute;guliers ou vers <span style="mso-fareast-font-family:&quot;Lucida Grande&quot;;mso-bidi-font-family:&quot;Lucida Grande&quot;">&mdash;</span>plut&ocirc;t, de subdivisions prismatiques de l'Id&eacute;e, l'instant de para&icirc;tre et que dure leur concours, dans la mise en sc&egrave;ne exacte, c'est &agrave; des places variables, pr&egrave;s ou loin du fil conducteur latent, en raison de la vraisemblance, que s'impose le texte&raquo;. St&eacute;phane Mallarm&eacute;, Pr&eacute;face d' &laquo;Un coup de d&eacute;s jamais n'abolira le hasard&raquo; dans <em>&OElig;uvres compl&egrave;tes</em>, Paris, Gallimard, &laquo;&nbsp;Biblioth&egrave;que de la Pl&eacute;iade&nbsp;&raquo;, 1945, p. 455.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn3" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[3]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Par ce terme, j'entends que les autres morts r&eacute;pertori&eacute;es seraient &agrave; la fois moins r&eacute;currentes dans le recueil que celles des parents et sembleraient moins &laquo;douloureuses&raquo;, tout en voulant &eacute;viter ici une b&ecirc;te hi&eacute;rarchie des morts.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a name="_ftn4" title="" href="#_ftnref"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><b>[4]</b></span></a><b> </b>Avec ce qualificatif, je fais r&eacute;f&eacute;rence au texte <em>Mes bien-aim&eacute;(e)s</em> (Inventaire / Invention, 2007) o&ugrave; Giraudon revisite les biographies d'auteurs mythiques (Walser, Rimbaud, Sappho...). &Agrave; la fa&ccedil;on d'un collage-hommage, elle recompose et redynamise avec libert&eacute; et affection leur vie qui sont devenues, avec le temps, des fant&ocirc;mes derri&egrave;re le processus de mythification. &laquo;&nbsp;[J']ai voulu leur redonner une existence parmi les n&ocirc;tres&nbsp;&raquo;, &eacute;crit-elle en quatri&egrave;me de couverture.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p><strong><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn5" title="" href="#_ftnref"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[5]</span></span></a><span style="mso-tab-count:1">&nbsp;</span></strong>Publi&eacute; en 1984 chez Manicle.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn6" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[6]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Pensons au travail propos&eacute; par Susan Sontag dans son essai &laquo;&nbsp;La maladie comme m&eacute;taphore&nbsp;&raquo;. Paris, Christian Bourgois &Eacute;diteur, coll. &laquo;&nbsp;Choix-Essais&nbsp;&raquo;, 1993.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn7" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[7]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1">&nbsp;</span>Liliane Giraudon, <em>Sker</em>, Paris, P.O.L, 2002, p. 12-13.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn8" title="" href="#_ftnref"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><b>[8]</b></span></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Citation de la quatri&egrave;me de couverture de <i>La Po&eacute;tesse</i>. Peut-on voir, en ce &laquo;&nbsp;<i>f&eacute;minin terrible</i>&nbsp;&raquo;, le cancer du sein ?</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a name="_ftn9" title="" href="#_ftnref"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><b>[9]</b></span></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Liliane Giraudon, Henri Deluy, <em>Po&eacute;sies en France depuis 1960, 29 femmes, une anthologie</em>, Paris, Stock, coll. &laquo;&nbsp;Versus&nbsp;&raquo;, 1994, p. 11.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p><a name="_ftn10" title="" href="#_ftnref"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><b>[10]</b></span></a><b>&nbsp;</b>Christophe Tarkos, <em>Oui</em><i> </i>[1996] dans <em>&Eacute;crits po&eacute;tiques</em><i>,</i> Paris, P.O.L, 2008, p. 161-259.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn11" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[11]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Giraudon paraphrasant ici cette phrase de Mallarm&eacute; &laquo;&nbsp;Je ne sais pas d'autre bombe qu'un livre.&nbsp;&raquo;. <em>&OElig;uvres compl&egrave;tes</em>, Tome II, Paris, Gallimard, &laquo;&nbsp;Biblioth&egrave;que de la Pl&eacute;iade&nbsp;&raquo;, 2003, p. 660.</p> </div> </div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-poete-nexiste-jamais-seul#comments ARTAUD, Antonin Autobiographie Autofiction BECKETT, Samuel Filiation France FREYTAG-LORINGHOVEN, Elsa von GIRAUDON, Liliane Identité MALLARMÉ, Stéphane Mémoire PÉLIEU, Mary Beach SONTAG, Susan TARKOS, Christophe Temps TSVETAÏEVA, Marina WALSER, Robert Poésie Wed, 22 Sep 2010 17:11:39 +0000 Anne-Renée Caillé 270 at http://salondouble.contemporain.info Des charognes et des hommes http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-charognes-et-des-hommes <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/grenier-daniel">Grenier, Daniel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/epique">Épique</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>De Trois-Pistoles &agrave; Bedsford<br /> </strong></span><br /> Il est difficile, &agrave; la lecture du premier roman de William S. Messier, <em>&Eacute;pique</em>, de ne pas se souvenir de cette lettre-ouverte aux jeunes romanciers que Victor-L&eacute;vy Beaulieu avait fait para&icirc;tre dans La Presse, il y a de cela quelques ann&eacute;es<a href="fckeditor.html?InstanceName=oFCK_1&amp;Toolbar=DrupalFull#note1a"><strong>[1]</strong></a>. &Agrave; l&rsquo;&eacute;poque, la lettre avait cr&eacute;&eacute; tout un &eacute;moi dans la communaut&eacute; litt&eacute;raire et avait forc&eacute; les &eacute;crivains vis&eacute;s directement et indirectement &agrave; r&eacute;agir ainsi qu&rsquo;&agrave; prendre position. Beaulieu reprochait plusieurs choses aux &eacute;crivains de la g&eacute;n&eacute;ration montante, comme leur absence d&rsquo;exp&eacute;rimentation langagi&egrave;re, leur renfermement sur eux-m&ecirc;mes et leur obsession pour un Plateau Mont-Royal de trentenaires d&eacute;sabus&eacute;s. Il les accusait de ne pas s&rsquo;int&eacute;resser &agrave; leurs anc&ecirc;tres et de se confiner &agrave; une &eacute;tude fragmentaire et fragment&eacute;e de leur propre nombril.</p> <p>Cette lettre-ouverte, qui date de 2004, s&rsquo;adressait &agrave; des &eacute;crivains et &eacute;crivaines n&eacute;(e)s dans les ann&eacute;es soixante-dix, &agrave; la queue de ce qu&rsquo;on a appel&eacute; la g&eacute;n&eacute;ration X. Qu&rsquo;on soit d&rsquo;accord ou non avec le plaidoyer et les constats de l&rsquo;auteur du <em>Don Quichotte de la d&eacute;manche</em>, il est int&eacute;ressant de constater qu&rsquo;en quelques six ann&eacute;es, le vent a tourn&eacute;, et qu&rsquo;il lui serait maintenant difficile d&rsquo;atteindre les m&ecirc;mes conclusions. L&rsquo;arriv&eacute;e sur le march&eacute; d&rsquo;une toute nouvelle g&eacute;n&eacute;ration d&rsquo;&eacute;diteurs y est peut-&ecirc;tre pour quelque chose, en ce que l&rsquo;offre litt&eacute;raire qu&eacute;b&eacute;coise traditionnelle s&rsquo;est vue transform&eacute;e profond&eacute;ment. L&rsquo;apparition durant les derniers dix ans de jeunes maisons dynamiques et t&eacute;m&eacute;raires comme Les Allusifs (2001), Marchand de feuilles (2001), Le Quartanier (2003), ou Alto (2005), t&eacute;moigne non seulement de la vigueur de la rel&egrave;ve &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur m&ecirc;me du champ litt&eacute;raire, mais &eacute;galement d&rsquo;un v&eacute;ritable renouveau des enjeux, des th&egrave;mes et des espaces fictionnels abord&eacute;s et investis par les jeunes cr&eacute;ateurs. Par exemple, il n&rsquo;est plus tout &agrave; fait soutenable d&rsquo;avancer que le Montr&eacute;al contemporain soit la seule &laquo;&nbsp;sc&egrave;ne d&rsquo;&eacute;nonciation&nbsp;&raquo; possible, alors que quantit&eacute; de romans et r&eacute;cits qu&eacute;b&eacute;cois se r&eacute;clament d&rsquo;une identit&eacute; r&eacute;gionale forte ainsi que d&rsquo;un cheminement historique particulier. On n&rsquo;a qu&rsquo;&agrave; penser au <em>Tarmac</em> de Nicolas Dickner (2009) ou au <em>Bestiaire</em> d&rsquo;&Eacute;ric Dupont (2008).</p> <p>Publi&eacute; cette ann&eacute;e aux &eacute;ditions Marchand de feuilles, le roman <em>&Eacute;pique</em> de William S. Messier appartient &agrave; ce nouveau souffle &eacute;ditorial. Il s&rsquo;inscrit dans cette lign&eacute;e particuli&egrave;re de r&eacute;cits qu&eacute;b&eacute;cois contemporains qui ne t&eacute;moignent pas d&rsquo;un besoin de s&rsquo;interroger sur le fait d&rsquo;&ecirc;tre en p&eacute;riph&eacute;rie puisque le centre n&rsquo;est plus un concept programmatique. <em>&Eacute;pique</em> est le second livre de Messier, apr&egrave;s le recueil de nouvelles conceptuel intitul&eacute; <em>Townships</em>, &eacute;galement paru au Marchand de feuilles, en 2009, et sous-titr&eacute; &laquo;&nbsp;R&eacute;cits d'origine &raquo;. Comme le premier, le second livre installe son r&eacute;cit et sa narration dans les Townships, les Cantons-de-l&rsquo;Est, &agrave; la mani&egrave;re d&rsquo;un bateau jetant l&rsquo;ancre, autant pour observer prudemment un paysage connu et ch&eacute;ri par l&rsquo;auteur que pour survivre &agrave; un d&eacute;luge de r&eacute;f&eacute;rences symboliques fortes qui viennent nourrir l&rsquo;histoire et le folklore de la r&eacute;gion. Les individus l&eacute;gendaires comme les magasins &agrave; rayons ont leur place ici, agrandis et/ou d&eacute;form&eacute;s par le langage hyperbolique de l&rsquo;imaginaire&nbsp;:</p> <div class="rteindent1">&nbsp;&nbsp;&nbsp;<span style="color: rgb(128, 128, 128);"> -Sais-tu ce qu&rsquo;ils devraient faire? Ils devraient obliger tout le monde &agrave; magasiner chez Korvette. En plus de forcer le propri&eacute;taire &agrave; changer sa christie de vitrine ultra-laide, &ccedil;a ferait r&eacute;aliser au monde entier &agrave; quel point c&rsquo;est le magasin le plus incroyablement <em>hot</em> de l&rsquo;existence.<br /> &nbsp;&nbsp;&nbsp; -Qu&rsquo;est-ce que t&rsquo;as achet&eacute;?<br /> &nbsp;&nbsp;&nbsp; -&laquo;&nbsp;Achet&eacute;&nbsp;&raquo;? Non, non, tu, ouvre les guillemets, ach&egrave;tes, ferme les guillemets, du lait. Tu, ouvre les guillemets, ach&egrave;tes, ferme les guillemets, des bobettes. OK, d&rsquo;accord, tr&egrave;s bien. Mais, chez Korvette, t&rsquo;ach&egrave;tes rien. T&rsquo;adoptes et t&rsquo;assimiles une fa&ccedil;on de vivre, de consommer. T&rsquo;ach&egrave;tes rien, <em>man</em>.<br /> &nbsp;&nbsp;&nbsp; [&hellip;]<br /> &nbsp;&nbsp;&nbsp; -J&rsquo;avoue quand m&ecirc;me que le Korvette a sa fa&ccedil;on unique de nous charmer. Savais-tu que celui &agrave; Stanstead a chang&eacute; la typo de son affiche? &Ccedil;a ressemble &agrave; une pancarte de <em>bed and breakfast </em>&agrave; th&eacute;matique de donjons et dragons.<br /> &nbsp;&nbsp;&nbsp; -C&rsquo;est &agrave; peu pr&egrave;s les quatre seules affaires qu&rsquo;ils ne vendent pas&nbsp;: des lits, des d&eacute;jeuners, des donjons et des dragons. (p. 42-43)&nbsp; </span></div> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><br /> Sur la route des Cantons<br /> </strong></span><br /> La premi&egrave;re partie du roman, justement intitul&eacute;e &laquo;&nbsp;Un d&eacute;bit maximal de donn&eacute;es&nbsp;&raquo;, nous pr&eacute;sente le narrateur, &Eacute;tienne, un jeune homme litt&eacute;ralement sans histoire, mais assailli par les anecdotes et les souvenirs, qu&rsquo;il tentera de r&eacute;unir dans un r&eacute;cit coh&eacute;rent, &agrave; la mani&egrave;re d&rsquo;une de ses idoles, Einstein&nbsp;:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> Je me dis qu&rsquo;entre mon pr&eacute;nom, &Eacute;tienne, et le nom d&rsquo;Einstein, il n&rsquo;y a que tr&egrave;s peu de diff&eacute;rence. C&rsquo;est-&agrave;-dire qu&rsquo;on pourrait facilement faire une faute en &eacute;crivant &laquo;&nbsp;Einstein&nbsp;&raquo; et &ccedil;a donnerait mon pr&eacute;nom, et vice-versa. Entre l&rsquo;homme et moi, c&rsquo;est autre chose. Il est grandiose et moi, je suis quoi? Je suis convaincu, en tous cas, qu&rsquo;apr&egrave;s avoir surv&eacute;cu au d&eacute;luge qui a frapp&eacute; la r&eacute;gion de Brome-Missisquoi en 2005, j&rsquo;ai atteint une salle voisine de celle des grands hommes comme Einstein, dans le Temple de la renomm&eacute;e de la race humaine. (p. 13)</span><br /> &nbsp;</div> <div>Que ce r&eacute;cit soit en bout de ligne &laquo; &eacute;pique&nbsp;&raquo;, cela ne fait aucun doute, dans la mesure o&ugrave; l&rsquo;histoire que nous raconte &Eacute;tienne n&rsquo;est ni la sienne, ni celle de Valvoline, son amie &laquo;&nbsp;costaude&nbsp;&raquo;, mais celle d&rsquo;une situation &agrave; la fois banale et catastrophique, et des moyens entrepris par des hommes et des femmes &agrave; la fois ordinaires et mythiques afin de s&rsquo;y adapter.</div> <p> &Eacute;tienne, d&egrave;s l&rsquo;incipit, nous pr&eacute;vient que son r&ocirc;le n&rsquo;a &eacute;t&eacute; qu&rsquo;accessoire dans &laquo;&nbsp;les &eacute;v&eacute;nements de 2005&nbsp;&raquo; (p. 13), et que s&rsquo;il fait figure de protagoniste, c&rsquo;est uniquement parce qu&rsquo;en racontant, il devient automatiquement le centre de la perception. Mais son r&eacute;cit en est un parmi tant d&rsquo;autres, qui s&rsquo;inscrira id&eacute;alement dans un folklore, dans la mythologie d&eacute;j&agrave; grandissante du d&eacute;luge de juin 2005 et dans l&rsquo;imaginaire toujours un peu plus d&eacute;bordant de la r&eacute;gion enti&egrave;re. &Eacute;tienne, en prenant la parole, cherche &agrave; la fois &agrave; nous faire part d&rsquo;une surabondance de r&eacute;cits et &agrave; appartenir &agrave; cette m&ecirc;me surabondance.</p> <p>Au moment o&ugrave; le roman commence, &Eacute;tienne est en train de terminer son dernier quart de travail &agrave; l&rsquo;entrep&ocirc;t de produits pharmaceutique de McStetson Canada Inc. et s&rsquo;appr&ecirc;te &agrave; faire un choix qui va changer le cours de son &eacute;t&eacute;, pour ne pas dire de son existence. Lors de la pause du souper, apr&egrave;s avoir longuement pes&eacute; le pour et le contre, le jeune employ&eacute; d&eacute;cide en effet de quitter son poste et de retourner sur le march&eacute; du travail. Il appelle alors sa grande amie Valvoline qui vient le chercher en voiture. Dans les jours qui suivent, &Eacute;tienne se pr&eacute;sente au Centre local d&rsquo;emploi o&ugrave; il fait la connaissance de la jolie &Eacute;lizabeth qu&rsquo;il surnomme la licorne, &agrave; cause de sa beaut&eacute; mythique, qui lui trouve rapidement une place d&rsquo;&eacute;quarisseur-pigiste aux c&ocirc;t&eacute;s du non moins mythique Jacques Prud&rsquo;homme, l&eacute;gende vivante du comt&eacute;.</p> <p>Commence alors l&rsquo;histoire d&rsquo;un &eacute;t&eacute; fatidique pass&eacute; &agrave; ramasser des carcasses d&rsquo;animaux le long des routes qui sillonnent les cantons. &Eacute;tienne raconte avec un bonheur teint&eacute; d&rsquo;un doux sarcasme la relation qu&rsquo;il entretient durant quelques semaines avec Prud&rsquo;homme, cet &ecirc;tre dou&eacute; d&rsquo;ubiquit&eacute; qui tr&ocirc;ne au sommet du panth&eacute;on des personnages de la mythologie r&eacute;gionale. On le dit fort comme dix hommes et aussi infatigable qu&rsquo;une locomotive. On dit de lui qu&rsquo;il a tout fait, et souvent qu&rsquo;il a r&eacute;alis&eacute; trois ou quatre exploits en m&ecirc;me temps. Les r&eacute;cits sur sa vie et sur son compte sont aussi in&eacute;puisables que la pluie qui commence &agrave; s&rsquo;abattre sur le tout Brome-Missisquoi &agrave; la fin juin 2005.</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> Son nom figure en lettres attach&eacute;es sous chaque viaduc, sous chaque pont, enfin sous chaque structure en b&eacute;ton de la r&eacute;gion. Quelqu&rsquo;un sillonne les villages depuis qu&rsquo;il est tout jeune pour repasser par-dessus les lettres qu&rsquo;on aurait effac&eacute;es ou que la pluie aurait lav&eacute;es, avec un morceau de charbon, de sorte que personne ne l&rsquo;oublie. La directrice de l&rsquo;&eacute;cole primaire Sainte-Famille, &agrave; Granby, &eacute;tait une fan finie et lui vouait un culte semi-&eacute;rotique&nbsp;: chaque ann&eacute;e, les enfants du deuxi&egrave;me cycle avaient comme projet de compiler les r&eacute;cits qui circulaient au sujet de Prud&rsquo;homme, pendant que les jeunes du premier cycle devaient tenter d&rsquo;en faire le portrait, en fonction des descriptions que la directrice leur donnait. M&ecirc;me les plus r&eacute;alistes le dessinaient comme un g&eacute;ant disproportionn&eacute; et monstrueux, certains lui faisaient cracher du feu, d&rsquo;autres le faisaient voler. (p. 75-76)</span><br /> &nbsp;</div> <p>Accol&eacute; &agrave; Prud&rsquo;homme, et au fil des anecdotes et des &eacute;pisodes racont&eacute;s sous forme de chapitres courts, le narrateur nous fait part de ses interrogations et de ses angoisses, parfois existentielles, parfois pu&eacute;riles. Les p&eacute;rip&eacute;ties se succ&egrave;dent, sur fond de pluie battante qui m&egrave;nera aux pires inondations que la r&eacute;gion ait connues. Le ton du r&eacute;cit reste toutefois l&eacute;ger et digressif. &Eacute;tienne nous explique entre autres comment s&rsquo;est form&eacute;e la &laquo;&nbsp;secte&nbsp;&raquo; des Charognards, nous montre comment ramasser un cadavre de moufette, nous rappelle en dialoguant avec Valvoline qu&rsquo;il est difficile de choisir entre deux super-pouvoirs aussi diff&eacute;rents que l&rsquo;invisibilit&eacute; et la capacit&eacute; de voler&nbsp;:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> -&Eacute;coute &ccedil;a&nbsp;: entre voler pis &ecirc;tre invisible, c&rsquo;est l&rsquo;id&eacute;e de justice qui fait la diff&eacute;rence. Lequel des deux pouvoirs permet de combattre le crime de la fa&ccedil;on la plus compl&egrave;te et efficace?<br /> -Euh, j&rsquo;ai pas trop pens&eacute; &agrave; &ccedil;a, ts&eacute;.<br /> -Dans un braquage de d&eacute;panneur mettons, &ccedil;a te donne pas grand-chose de voler, &agrave; moins d&rsquo;&ecirc;tre dans un d&eacute;panneur ultramoderne, ts&eacute; avec un plafond cath&eacute;drale comme en sortant de l&rsquo;autoroute 10, &agrave; Bromont. Encore l&agrave;, imagine que tu voles au-dessus du criminel. Apr&egrave;s, tu fais quoi? (p. 221-222)</span> <br /> &nbsp;</div> <p>Par l&rsquo;entremise de la voix d&rsquo;&Eacute;tienne, Messier nous informe sur la vie comme elle est v&eacute;cue &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur d&rsquo;un syst&egrave;me g&eacute;ographique et identitaire quasi autarcique, en retrait des grands centres urbains et pr&egrave;s d&rsquo;une certaine r&eacute;alit&eacute; plus grande que nature. Les Cantons que le lecteur d&eacute;couvre, visite ou revisite, sont un lieu hybride, profond&eacute;ment teint&eacute; par le m&eacute;lange in&eacute;dit des cultures qui s&rsquo;y est op&eacute;r&eacute; depuis que les Loyalistes sont venus s&rsquo;y installer lors de la R&eacute;volution Am&eacute;ricaine. Le bilinguisme ambiant, l&rsquo;influence de la culture am&eacute;ricaine frontali&egrave;re, la recrudescence d&eacute;mographique francophone des trois derni&egrave;res g&eacute;n&eacute;rations, sont quelques-uns des aspects de la r&eacute;gion qui sont int&eacute;gr&eacute;s &agrave; l&rsquo;univers de Messier &agrave; travers une fascination pour la topographie, par exemple, ou &agrave; travers l&rsquo;appropriation douce-am&egrave;re d&rsquo;un certain kitsch nostalgique propre au passage g&eacute;n&eacute;rationnel.<br /> &nbsp;&nbsp;&nbsp; <br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Le banal et l&rsquo;extraordinaire</strong><br /> </span><br /> Loin du Plateau Mont-Royal et de ses 5 &agrave; 7 branch&eacute;s, <em>&Eacute;pique</em> est un roman d&rsquo;apprentissage en <em>pick-up</em> rapaill&eacute; sur fond de d&eacute;luge biblique. Le lecteur y est invit&eacute; &agrave; faire la connaissance de personnages qui sont &agrave; la fois plus complexes qu&rsquo;ils ne paraissent et bien plus simples que ce qu&rsquo;on en dit. Les quelques semaines pass&eacute;es en compagnie de Jacques Prud&rsquo;homme, le h&eacute;ros surhumain des Townships, vont faire comprendre &agrave; &Eacute;tienne que ce n&rsquo;est pas tant les l&eacute;gendes qui font les hommes que leur capacit&eacute; &agrave; se d&eacute;finir et &agrave; agir au milieu d&rsquo;un continuel tourbillon de l&eacute;gendes. Et &agrave; l&rsquo;inverse, que ce n&rsquo;est pas tant dans les l&eacute;gendes qu&rsquo;on trouve les surhommes, mais plut&ocirc;t dans les hommes qu&rsquo;on trouve les l&eacute;gendes&nbsp;: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> Je pus le regarder ramasser une douzaine de charognes dans diff&eacute;rents coins de la ville, pliant les genoux et poussant un soupir &eacute;nergique en se relevant, Jacques n&rsquo;avait vraiment rien d&rsquo;h&eacute;ro&iuml;que. Je le vis effectuer le m&ecirc;me genre de mouvement dans son salon pour ramasser une miette de biscuit soda ou dans sa cour pour arracher une mauvaise herbe. Dans ma t&ecirc;te, il n&rsquo;avait jamais fracass&eacute; de record sportif&nbsp;: il nettoyait sa piscine, il d&eacute;montait son abri Tempo, il chauffait un tracteur &agrave; gazon dont il aiguisait r&eacute;guli&egrave;rement les lames. (p. 81)</span></div> <p>&nbsp;&nbsp;&nbsp; <br /> Lui-m&ecirc;me personnage &eacute;nigmatique et difficile &agrave; cerner, en sa qualit&eacute; confuse d&rsquo;adulte-enfant, oscillant sans cesse entre son d&eacute;sir de voler et son d&eacute;sir d&rsquo;invisibilit&eacute;, &Eacute;tienne d&eacute;crit le monde qui l&rsquo;entoure avec les yeux d&rsquo;un conteur &agrave; la fois exp&eacute;riment&eacute; et na&iuml;f, avec la voix d&rsquo;un jeune homme &agrave; la fois d&eacute;sabus&eacute; et fascin&eacute; par les personnages hauts en couleur qui peuplent son quotidien et son imagination. De la premi&egrave;re charogne de raton &eacute;cras&eacute; sur le bord de la route 139 entre Cowansville et Dunham jusqu&rsquo;&agrave; la mont&eacute;e fulgurante des eaux qui donnera son vrai sens au nom du mont Pinacle, &agrave; Coaticook, &Eacute;tienne am&egrave;ne le lecteur avec lui sur les chemins raboteux de son &eacute;t&eacute; aussi orageux que merveilleux. Le ton de sa narration est celui du raconteur, rappelant le <em>tall tale</em><a href="#note2a"><strong>[2]</strong></a> am&eacute;ricain, qui se doit d&rsquo;&ecirc;tre d&rsquo;un c&ocirc;t&eacute; banalisant et de l&rsquo;autre incroyable. </p> <p>En fait, c&rsquo;est l&agrave; tout son charme; et c&rsquo;est l&agrave; toute la force de l&rsquo;&eacute;criture de Messier, &agrave; la fois archa&iuml;que et oralisante, dans son jeu constant sur le vernaculaire et le pass&eacute; simple, qui s&rsquo;ancre dans une r&eacute;flexion sur les origines de nos r&eacute;cits communs. Avec <em>&Eacute;pique</em>, Messier reconduit la puissance du conte et du conteur, cet &ecirc;tre un peu sournois qui sait tr&egrave;s bien que c&rsquo;est &agrave; travers une apparente banalisation des &eacute;v&eacute;nements et des acteurs aux prises avec leurs cons&eacute;quences que ceux-ci acqui&egrave;rent leur r&eacute;elle dimension extraordinaire.<br /> <a href="#note1a"><br /> </a><br /> <hr /> <strong><a href="#note1a">[1]</a> </strong>Victor-L&eacute;vy Beaulieu, &laquo;Nos jeunes sont si seuls&raquo;, <em>La Presse</em>, 29 f&eacute;vrier 2004. La lettre n&rsquo;est pas disponible sur le web, mais il est encore possible de lire la r&eacute;ponse de l&rsquo;&eacute;crivaine Marie H&eacute;l&egrave;ne Poitras, dans les archives du journal <em>Voir</em> : Marie H&eacute;l&egrave;ne Poitras, &laquo;Nous ne sommes pas si seuls&raquo;, dans <em>Voir</em>, [en ligne]. <a href="http://www.voir.ca/publishing/article.aspx?zone=1&amp;section=10&amp;article=30096" title="http://www.voir.ca/publishing/article.aspx?zone=1&amp;section=10&amp;article=30096">http://www.voir.ca/publishing/article.aspx?zone=1&amp;section=10&amp;article=30096</a> [Texte en ligne depuis le 11 mars 2004].<strong><br /> <a href="#note2a"><br /> </a> <a href="#note2a">[2]</a></strong> Le <em>tall tale</em> est un r&eacute;cit typique de la tradition orale am&eacute;ricaine qui raconte des &eacute;v&egrave;nements extraordinaires tout en les ins&eacute;rant dans une narration banalisante, de mani&egrave;re &agrave; donner l&rsquo;impression qu&rsquo;ils sont v&eacute;ridiques. Par l&rsquo;entremise de l&rsquo;hyperbole, de l&rsquo;exag&eacute;ration et autres techniques rh&eacute;toriques, le conteur raconte habituellement ses propres exploits et m&eacute;saventures ou celles d&rsquo;un h&eacute;ros que tout le monde conna&icirc;t, tel Davy Crockett ou Paul Bunyan.</p> <p></p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-charognes-et-des-hommes#comments BEAULIEU, Victor-Lévy Culture populaire Espace Événement Identité Mémoire MESSIER, William S. Mythologie Oralité Origine POITRAS, Marie-Hélène Québec Théorie des champs Tradition Roman Thu, 09 Sep 2010 16:04:27 +0000 Daniel Grenier 259 at http://salondouble.contemporain.info