Salon double - Imaginaire
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frUn mythe canadien?
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<a href="/equipe/ferland-pierre-paul">Ferland, Pierre-Paul</a> </div>
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<a href="/biblio/du-bon-usage-des-etoiles">Du bon usage des étoiles </a> </div>
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<p style="text-align: justify;">La maison d’édition de Québec Alto se distingue notamment grâce à la publication de traductions d’œuvres canadiennes anglaises. Dominique Fortier, auteure de trois romans et traductrice de six titres canadiens pour la jeune maison d’édition, se trouve au cœur de ce dialogue entrepris entre les deux cultures du Canada. Son premier roman, <em>Du bon usage des étoiles</em> (2009), finaliste pour de nombreuses distinctions (Prix littéraire du Gouverneur Général, Prix des libraires du Québec, Grand prix littéraire Archambault, Prix Senghor du premier roman) et bientôt adapté au cinéma par Jean-Marc Vallée, nous montre un autre versant des échanges culturels qui se développent entre les cultures québécoise et canadienne: celui de l’imaginaire.</p>
<p style="text-align: justify;"><br /><em>Du bon usage des étoiles</em> relate le périple historique des navires <em>Erebus</em> et <em>Terror</em> dans l’océan Arctique à partir de l’été 1845 selon les perspectives parallèles des marins se dirigeant vers leur mort et de leurs flammes demeurées en Angleterre, liant la trame épique à une intrigue amoureuse. L’expédition, commandée par l’explorateur de renom Sir John Franklin et son second Francis Crozier, reste prisonnière des glaces. Les quelque 130 membres de l’équipage périssent dans des conditions terribles. Cette exploration avortée du «passage du Nord-Ouest», pratiquement inconnue au Québec, constitue un sujet de fascination ailleurs au Canada, où la chanson folklorique «Northwest Passage» de Stan Rogers a contribué à immortaliser l’équipée dans l’imaginaire collectif. Des auteurs de renom tels que Margaret Atwood, avec la nouvelle «Age of Lead» parue dans <em>Wilderness Tips</em> (1991), Mordecai Richler, avec <em>Solomon Gursky was Here</em> (1989), ou plus récemment Elizabeth Hay, avec <em>Late Nights on Air </em>(2007) se sont inspiré de l’épopée britannique. Atwood, dans <em>Strange Things: the Malevolent North in Canadian Literature </em>(1995), l’associe même à une sorte de mythe fondateur destiné à entrer dans le folklore afin d’être ressassé par chaque génération. En ce sens, le choix de Fortier d’«importer» au Québec un tel récit pourrait s’apparenter à un transfert culturel continental <strong><a href="#1">[1]</a><a id="1a" name="1a"></a></strong>. Il s’agirait, dans ces circonstances, non pas seulement d’habiter, par les artifices de la fiction, un événement marquant de l’Histoire impériale britannique et du Canada, mais surtout de s’approprier un mythe fondateur d’une collectivité américaine et de l’enrichir d’une nouvelle sensibilité.</p>
<p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;"><strong>Mythe américain</strong></span><br />À première vue, cette épopée s’inscrit pleinement dans ce qu’il est convenu de nommer le «mythe américain». Jean Morency (1994) indique que </p>
<blockquote><div class="quote_start">
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<div class="quote_end">
<div></div>
</div>
<p style="text-align: justify;"><br />le mythe américain raconterait bientôt comment les hommes, aux temps héroïques de l’exploration du continent, c’est-à-dire aux temps primordiaux –[…]– se sont arrachés à un monde caractérisé par la stabilité, ou imaginé en tant que tel, pour s’enfoncer dans l’espace américain, à la recherche d’un éden [sic] ou d’une utopie, pour s’y retrouver face à face avec l’Indien, et en revenir finalement transformés (12).</p>
</blockquote>
<p style="text-align: justify;"><br />L’organisation narrative du mythe «qui met en place des réseaux d’oppositions traduisant une hésitation de nature ontologique et débouchant sur l’expression d’une nouvelle réalité» (Morency, 2007: 354) s’inspire directement du «parcours initiatique» qu’ont décrit notamment les anthropologues Claude Lévi-Strauss et Mircea Eliade. Parmi les oppositions les plus emblématiques de ce schéma mythique qui définirait l’américanité, notons par exemple le Nomade contre le Sédentaire, l’Indien contre le Blanc, la Liberté contre l’Ordre, la Civilisation contre la Sauvagerie, etc. Les personnages de <em>Du bon usage des étoiles</em> semblent d’ailleurs pleinement imprégnés de cet imaginaire lorsqu’ils veulent motiver leur entreprise. Ainsi, Franklin part «à la conquête du <em>mythique</em> passage du Nord-Ouest, toujours pour la plus grande gloire de l’empire» (13, je souligne). On raconte même qu’il s’agirait de «la découverte du siècle, qui n’a peut-être d’égale dans l’histoire que la découverte de l’Amérique» (143). Crozier, dans son journal, traite quant à lui avec un vocabulaire biblique de son exaltation de «baptiser le territoire» de ce «nouvel Éden»: «Avant nous, le paysage grandiose fait de glace et de ciel n’existait pas; nous le tirions du néant où il ne retournera jamais, car désormais il a un nom. […] Il a rejoint le domaine toujours grandissant de ce qui est nôtre sur cette Terre» (43).</p>
<p style="text-align: justify;"><br />Lorsque l’équipage rencontre une famille d’Esquimaux, la narration insiste également sur la dimension mythique de ce «premier contact»: «On jurerait qu’ils ont découvert quelque créature mythique, une baleine blanche, une licorne qu’ils ne connaissaient que par les livres, et que cette rencontre les fait, eux, entrer dans la légende» (119). Le clin d’œil (tout à fait anachronique) à <em>Moby Dick</em>, le chef-d’œuvre de Melville paru en 1851 que Morency considère comme emblématique de l’américanité, rattache clairement <em>Du bon usage des étoiles</em> à cette matière mythologique. Attrait de la nouveauté, contact bouleversant avec l’Indien (qui engage moult débats au sein de l’équipage entre les partisans du «mythe du Bon Sauvage» et ceux du «primitif» proche de la bête), quête de domestication de la Nature par la Main civilisatrice: à première vue, la perspective que Fortier donne à l’expédition de Franklin se rattache à l’appréhension euphorique du mythe.</p>
<p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;"><strong>Revoir les stéréotypes de l’américanité</strong></span><br />Pourtant, malgré l’impression d’une mission divine, le recours à la forme narrative du journal de bord permet à Fortier de dévoiler les motivations toutes personnelles du second capitaine, Crozier, qui ne satisfont pas nécessairement au portrait du «héros civilisateur» à qui on pourrait l’associer. Indiquant qu’il quitte à regret la jeune Sophia qui refuse ses avances, il écrit: «Je ne pars plus vers quelque chose comme je l’ai fait tant de fois, le cœur battant, l’esprit enflammé à la pensée de découvrir une partie de notre monde que personne n’avait aperçue, je quitte quelque chose […]» (35). Au «voyageur dionysiaque» ou au héros civilisateur généralement associés au mythe américain se substitue donc un amant rejeté et nostalgique de celle qui serait « [s]a femme, [s]a maison et [s]on pays» (35).</p>
<p style="text-align: justify;"><br />L’enlisement des navires dans les glaciers permet d’ailleurs de présenter la dimension tragique de l’épopée continentale, ce triomphe de la Nature contre la Conquête des Hommes qui s’assimile désormais à un quelconque crime d’<em>hubris</em>: «Venus en découvreurs arpenter une terre inconnue et sillonner des eaux légendaires, les hommes voient leur royaume réduit aux dimensions de deux navires de bois dont ils connaissent […] chaque centimètre carré» (254). Véritable voyage immobile, l’expédition s’avère un échec complet tant aux yeux de l’histoire collective que de celle, personnelle, de Crozier.</p>
<p style="text-align: justify;"><br />D’ailleurs, <em>Du bon usage des étoiles</em> traite presque autant des voyageurs perdus dans l’Arctique que de l’épouse de Sir Franklin, lady Jane, demeurée en Angleterre. Si la tradition de l’américanité relègue souvent les femmes au rôle de «gardiennes du foyer», «victimes de ces départs», «avocates de la sédentarité» ou de «vestales chargées de garder le feu sacré» (Lemire, 2003: 108), lady Jane, qui prend sa nièce Sophia sous son aile, se présente volontiers comme une scientifique, une femme de culture qui, sous le couvert de ses activités d’aquarelliste, se permet de redessiner les cartes du Nouveau Monde. Celle qui épouse Franklin en raison de ses mœurs domestiques libérales recommande d’ailleurs à Sophia de tout simplement ne pas se marier (312). Ces éléments correspondent à une véritable mise à mal du voyageur, une sorte d’immense bémol sur l’aventure américaine où on réintègre désormais une sensibilité féminine.</p>
<p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;"><strong>Une occasion ratée ?</strong></span><br />Cependant, il m’est d’avis que la problématisation du mythe américain que propose Dominique Fortier demeure insuffisante parce qu’<em>elle se prend encore au sérieux</em>. Certes, Fortier, en épilogue, prend bien soin d’avertir que son texte ne constitue qu’une fiction dérivée de faits historiques. <em>Du bon usage des étoiles</em> est donc, fondamentalement, une fabulation, une réinvention libre de l’Histoire. L’occasion ratée de Fortier, selon moi, est précisément de ne pas avoir <em>joué</em> suffisamment avec elle. Pourtant, on connait de nos jours l’objectivité vacillante de l’Histoire, son asservissement au <em>récit</em>, le récit d’un sujet avec son propre biais, ses propres intentions pragmatiques. Si un «roman historique traditionnel» entend être jugé entre autres pour la part qu’il donne à son exactitude factuelle, un roman historique «postmoderne» s’affaire plutôt à scander avec des artifices ludiques la <em>fragilité</em>, voire l’<em>obsolescence</em> de ce savoir soi-disant objectif sur lequel les nations fondent leur unité grâce à divers mythes fondateurs. Or <em>Du bon usage des étoiles</em>, s’il ne prétend qu’à la fabulation en revendiquant ses libertés prises face à l’Histoire, ne va pas assez loin dans son travail de déconstruction. À mon avis, il manque à <em>Du bon usage des étoiles</em> un narrateur servant de médiateur entre l’Histoire et le roman. Ce personnage d’archiviste-ethnologue parcourant divers documents aurait d’ailleurs pu mieux justifier l’insertion dans le roman de textes hétéroclites tels un cantique biblique (21), un texte dramaturgique (91), un manuel d’instructions navales (39), un recueil de vers (116) ou un poème en prose (187-188), un traité de sciences appliquées (135-139), un l’herbier (223), une chanson (233), un menu et une recette (267 et 276) ou une partition musicale (304). Cette nature composite du texte, aussi intéressante puisse-t-elle sembler, m’apparaît plutôt comme une sorte de rendez-vous manqué avec le «grand roman américain» <strong><a href="#2">[2]</a><a id="2a" name="2a"></a></strong>. Tout au long du roman, le collage de textes scientifiques m’a semblé digressif, accessoire à une intrigue déjà ténue. En présence d’un narrateur-archiviste aux prises avec une documentation lacunaire afin de circonscrire le mythe historique, ces insertions auraient pu avoir du sens, car elles auraient pu être liées au cheminement ontologique de ce narrateur. Car c’est bien ce qui manque à <em>Du bon usage des étoiles</em>: pourquoi revit-on cette Histoire dont nous connaissons déjà la fin? Pourquoi devons-nous lire ces pages sur le magnétisme, cette recette de pouding qui nuisent à l’avancée de l’intrigue? Pourquoi ce délire encyclopédique s’il ne provient pas du plaisir de fabuler d’un sujet mégalomane désireux de défigurer un mythe national? <em>Du bon usage des étoiles</em>, il me semble, ne cultive pas une intrigue assez soutenue pour constituer un véritable roman historique «traditionnel» où on s’identifie aux émotions des personnages –les amours de Sophia sont traitées de manière très secondaire− mais ne questionne pas assez la conception de l’Histoire pour être un <em>jeu</em> tout postmoderne avec celle-ci. Pire, on voit, dans la scène du «premier contact» des Blancs avec les Esquimaux narrée à la fois par un narrateur hétérodiégétique, par Crozier dans son journal et par Franklin dans le sien (où il ne manque pas de s’interroger sur l’efficacité de sa plume et les modifications que son épouse apportera au récit pour l’embellir), que Fortier flirte avec cette envie de dévoiler la faillibilité du récit officiel, de carnavaliser un mythe national. L’ajout d’un narrateur-archiviste en tant que témoin mais aussi <em>créateur</em> d’une histoire à la fois personnelle et continentale aurait pu rendre mon expérience de lecture véritablement jouissive.</p>
<p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span><br /><br />MORENCY, Jean (1994), <em>Le mythe américain dans les fictions d’Amérique. De Washington Irving à Jacques Poulin</em>, Québec, Nuit Blanche éditeur.<br /><br />MORENCY, Jean (2007), «Les tribulations d’un mythe littéraire américain : l’odyssée continentale d’Évangéline, poème de Longfellow», dans BOUCHARD, Gérard et ANDRÈS, Bernard [dir.], <em>Mythes et sociétés des Amériques</em>, Montréal, Québec/Amérique (Essais et documents), p. 349-367.</p>
<p style="text-align: justify;">NAREAU, Michel (2008), <em>Transferts culturels et sportifs continentaux. Fonctions du baseball dans les littératures des Amériques</em>, thèse de doctorat en études littéraires, Montréal, Université du Québec à Montréal.<br /><br />NAREAU, Michel (2007), «Les taches solaires de Jean-François Chassay», dans Gilles Dupuis, Klaus-Dierter Ertler [dir.], <em>À la carte Le roman québécois (2000-2005)</em>, Frankfurt am Main, Peter Lang, 2007, p. 87-106.</p>
<hr />
<p style="text-align: justify;"><a href="#1a"><strong>[1]</strong></a><a id="1" name="1"></a> Dans sa thèse de doctorat, Michel Nareau donne cette définition des transferts culturels continentaux: «Les chercheurs des transferts culturels se sont surtout attardés à l’analyse de la sélection des objets transférés, puis à celle des méthodes employées pour assurer la médiation des éléments choisis (traduction, amalgame, métissage, discours de la différence, appropriation discursive) et enfin à la réception de l’échange (interdiscursivité, utilisation de l’objet, déplacement de sens, modification de l’usage, etc.). Ces trois éléments (sélection, médiation et réception) permettent une juste compréhension des enjeux identitaires et culturels (perception de l’Autre, émergence d'une identité renouvelée, résolution de contradictions, acceptation d'une interculturalité constitutive) des transferts culturels.» (Nareau, 2008 : 54)</p>
<p style="text-align: justify;"><a href="#2a"><strong>[2]</strong></a><a id="2" name="2"></a> Michel Nareau (2007) définit le «grand roman américain» à partir de trois caractéristiques: l’usage du principe de témoignage pour rendre compte de l’expérience originale des Amériques, corollaire de la recherche d’une forme originale, puis la nécessité de se distinguer de l’Europe par des pratiques singulières et enfin, le renversement de ce modèle européen. À cela, il faut ajouter une expérimentation concrète de l’espace continental et une perspective singulière à propos du temps historique (91).</p>
<p style="text-align: justify;"> </p>
http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-mythe-canadien#commentsAmériqueATWOOD, MargaretAutochtoneAutorité narrativeCanadaDéplacementsDialogues culturelsEspaceEspace culturelFORTIER, DominiqueHistoireImaginaireLittératures nationalesNAREAU, MichelQuêteRécit de voyageRomanSat, 14 Sep 2013 14:09:24 +0000Laurence Côté-Fournier792 at http://salondouble.contemporain.infoShould I Stay or Should I Go? Être indécis en compagnie de Mister Wonderful
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<a href="/equipe/berthiaume-jean-michel">Berthiaume, Jean-Michel </a> </div>
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<a href="/dossier/daniel-clowes">Daniel Clowes</a> </div>
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<p>En toute franchise, je dois confesser éprouver beaucoup de sympathie envers Marshall, le protagoniste principal de <em>Mister Wonderful</em>. Non pas pour des raisons d’identification ni de catharsis mais plutôt car je crois ressentir, comme Marshall, d’énormes problèmes face aux gens qui arrivent en retard aux rendez-vous.</p>
<p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful001.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, non paginé"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful001.jpg" alt="44" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, non paginé" width="580" height="429" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Mister Wonderful, non paginé</span></span></span></p>
<p>Même si j’ai peine à imaginer être le seul dans cette situation, permettez-moi de préciser mon affirmation. Je ressens cette filiation avec Marshall non pas parce que les retardataires me causent des préjudices mais plutôt parce qu’un retardataire possède un pouvoir effrayant sur ma personne : le pouvoir du doute, c’est-à-dire que chaque retardataire a le potentiel de me faire douter de tout avec chaque minute qui passe.</p>
<p>Autrement dit, lorsque j’attends à un rendez-vous et que l’autre personne n’apparaît pas Je deviens une sorte de chat de Schrödinger : <em>Est-ce que j’ai mal compris l’heure? Le lieu? Peut-être qu’il est arrivé et après avoir attendu trop longtemps, il est parti à ma recherche? Suis-je assez visible? Peut-être que j’ai changé depuis? Mes cheveux? Mon rasage? Devrais-je partir à la recherche et risquer de manquer d’être absent lorsque l’autre arrivera? Ou devrais-je rester ici et attendre, tout en risquant de poiroter ici longtemps?</em></p>
<p>Le retard me confronte toujours à moi-même et à, la manière de Dewey Cox, je dois revoir mon existence entière à chaque fois que quelqu’un tarde. Je pense aux minutes qui précèdent mon arrivée, puis à la journée qui vient de se dérouler et comment j’aurais pu arriver plus tôt, ensuite lorsque j’atteins la fin de ma réflexion précédente, je me tourne vers le futur en élaborant de longs récits potentiels de ce qui pourra découler de cette situation. Cette excursion forcée vers le monde des possibles s’alourdit et se précise au fil du temps. Les histoires se dédoublent, je crée des personnages et des situations que je dois douloureusement éliminer lorsque la personne désirée arrive. Je vois cette terreur dans <em>Mister Wonderful</em> : celle de l’inévitable réalisation d’être pris dans un Catch 22 qui se serre.</p>
<p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful002.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 8"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful002.jpg" alt="45" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 8" width="580" height="144" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 8</span></span></span></p>
<p>Le récit de <em>Mister Wonderful</em> de Daniel Clowes se résume facilement; Marshall se fait emballer dans une histoire de rendez-vous galant par son ami Tim mais, une fois arrivé au rendez-vous, Nathalie (la dame en question) n’y est pas. Forcé de se garder actif devant la longue attente qui s’amorce Marshall se perd dans un monologue intérieur. Il regarde son environnement et réfléchit Natalie arrive, mais contrairement à l’étiquette prescrite, Marshall n’arrête pas sa dérive mentale. S’en suit alors une histoire d’amour potentielle qui existe à mi-chemin entre ce rendez-vous merveilleux et le monde de réflexions personnelles qui habitent l’univers mental de Mister Wonderful.</p>
<p>MAIS</p>
<p>Une doute plane tout au long du récit : tout ceci arrive-t-il véritablement ou sommes-nous toujours dans le café, voguant au gré de l’imagination de Marshall? Ces chemins possibles façonnent l’œuvre de manière unique car ce qui existe indubitablement entre ces deux récits est le doute. Donc, afin de ne pas louper mon rendez-vous avec le texte, ce qui suivra forment deux analyses complémentaires de <em>Mister Wonderful</em>. En premier lieu, opérant avec la certitude que ce que nous lisons arrive véritablement, nous traiterons de l’imagerie utilisée pour aborder le sujet des pensées encombrantes durant le rendez-vous. De l’autre côté, nous observerons comment Clowes suggère discrètement la fabulation entière d’une histoire d’amour qui vient à remplir l’ennui de Marshall durant l’absence de Natalie.</p>
<p><strong>Première analyse : tout ce que vous voyez est VRAI</strong></p>
<p>Il m’apparait opportun de commencer avec cette perspective car elle nous permet de souligner les magnifiques accomplissements formels de la part de Daniel Clowes. L’usage de la case, la suggestion des échanges verbaux en plus des ruptures fréquentes des fils de pensée et de conversation offrent une place magistrale à une lecture interprétative de l’œuvre. Premièrement, l’usage de la case coupée et le flux de paroles interrompues nous offre une façon de lire la conversation de manière beaucoup plus active, non pas à la manière d’un spectateur mais plutôt comme si l’usage du dialogue de Clowes était si bien engonsé dans les habitudes sociales que nous nous y identifions immédiatement. On navigue entre des bribes de conversations, des échantillons de pollution sonore et des pistes de réflexion non abouties. Là où l’innovation de la case personnalisée est poussée à son paroxysme, Clowes nous présente des phylactères qui reflètent l’attention de Marshall envers son environnement. Car si ce que vous lisez est vrai, l’usage que Clowes fait des bulles est une amplification, voire une caricature, du vrai, car il imite parfaitement le mouvement d’attention d’une personne moyenne dans une société polluée par les stimuli et le bruit. À sa manière, Clowes nous présente le portrait d’un homme qui doit bloquer une partie de sa vie en société afin d’offrir un répit à son monologue intérieur.</p>
<p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful004.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 19"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful004.jpg" alt="46" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 19" width="580" height="222" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 19</span></span></span></p>
<p>Malheureusement pour le personnage, cette technique sert à renforcer le constat pessimiste que Marshall, malgré le fait qu’il se retrouve au centre d’une soirée pleine de péripéties, ne réussit jamais à suffisamment assourdir on monologue intérieur afin de pouvoir apprécier cette soirée. Il nous apparaît évident qu’à tout moment, Marshall fuit vers une perspective intime de ce qui se passe devant lui à la manière d’un homme qui regarderait le film de sa soirée. Clowes ne permet jamais à son personnage de vivre, il ne fait que commenter les évènements qui se déroulent devant ses yeux tout en gardant une distance objective, un froid interprétatif. Cette distance qui se forme entre Marshall et les évènements qui se déroulent devant lui se manifestent de manière à créer une distance identique entre le lecteur et le récit. Nous sommes continuellement renvoyés au rang de spectateur au lieu de véritablement sentir une filiation avec Marshall. Nous sommes pris dans la peau du personnage, regardant l’histoire se dérouler de derrière sa toile de subjectivité. De manière bien efficace, Clowes ajoute un niveau de lecture, quasi-métaréflective au récit. Tout au long de <em>Mister Wonderful</em> nous sommes sans contredit en processus de lecture du récit d’un homme qui lit sa propre existence. La force du commentaire dialogué réside dans cette distance crée entre nous et lui et lui et sa soirée. </p>
<p>Nous ressentons le même type de rupture avec la superposition des cases de « souvenir » au-dessus des cases de « récit ». Clowes, usant une technique qui vise à souligner les méthodes de construction d’une bande dessinée, effectue une autre distanciation forcée chez le lecteur. Il nous arrive à maintes reprises de bouger notre regard afin de pouvoir déceler ce qui se passe derrière la case supérieure mais en vain, car Clowes fait de la case souvenir un obstacle encombrant devant les yeux. La disposition des cases vient appuyer le point de l’histoire, nous calquons notre existence sur des expériences passées qui viennent toujours teinter nos comportements et notre interprétation des choses. Le souvenir rappelle souvent une leçon valable mais il vient aussi régir notre comportement. Le tout ne fait qu’amplifier la frustration du lecteur pris de manière métaphorique derrière un homme de sept pieds durant un concert de musique, si seulement Marshall pouvait cesser les distraction et enfin se dévouer à sa soirée, non seulement aboutirait-il avec une expérience de vie concluante, mais le lecteur aurait droit à une histoire non-tronquée qui accomplirait le contrat de lecture initial : « <em>A Love Story</em> ».</p>
<p>Mais en plus d’illustrer les divagations de l’esprit de Marshall, le travail graphique de Clowes nous offre aussi l’opportunité d’être témoin des rares moments d’attention soutenue de la part du personnage principal. Avec l’usage de la case géante (qui couvre une ou deux pages entières) nous sommes véritablement mis face-à-face avec les uniques éléments qui ont marqué Marshall au long de la soirée. Avec l’usage des cases géantes nous pouvons retracer de façon mnésique la soirée de Mister Wonderful.</p>
<p>Tom : <em>Dis, Marshall, t’as passé une belle soirée hier?</em></p>
<p>Marshall : <em>Oui, malgré le fait qu’elle soit arrivée en retard, quand je l’ai vu elle était parfaite. Après avoir parlé un peu d’elle, elle m’a dit qu’il fallait qu’elle parte tôt, c’est dommage mais elle voulait quand même en apprendre sur moi (ce qui prouve qu’elle ne m’a pas pris pour un « loser » complet). C’est drôle mais j’ai eu beaucoup de misère à parler de moi, c’est pas grave parce qu’elle est partie tout de suite après. Je suis allé prendre un marche tout seul et je l’ai recroisé. Je lui ai offert de la déposer en voiture à son événement mondain, ou j’ai rencontré quelques gens, on s’est parlé un peu et j’ai surpris son ex dans une chambre à coucher en train de chicaner sa blonde. J’imagine que ça s’est bien passé parce qu’elle m’a réécrit le lendemain. Je pense qu’on pourrait être heureux ensemble.</em></p>
<p>À la manière de Simonide de Céos, les cases géantes de <em>Mister Wonderful</em> semblent devenir les piliers de l’histoire, les moments d’importance qui semblent arracher Marshall des distractions environnantes. Ils servent à démontrer ses véritables instants de présence d’esprit. Le gros plan devient un indice de focus, comme si tout ce qui est d’importance s’approchait violemment l’instant d’un moment précis, pour ensuite retourner au brouhaha environnant. Daniels Clowes présente donc, avec <em>Mister Wonderful</em> le portrait d’un rendez-vous galant, du point de vue d’un déficitaire d’attention. Ce qui est toujours mieux que du point de vue d’un mythomane.</p>
<p><strong>Deuxième analyse : tout ce que vous voyez est FAUX.</strong></p>
<p>Malgré le fait que cette interprétation positionne Marshall comme un fabulateur fini, il nous semble ironique que cette lecture nous offre le récit le plus optimiste des deux. Clowes semble prendre position pour l’idée que n’importe quelle aventure, fictive ou non, est meilleure que la léthargie de notre vie quotidienne et que, malgré le fait que l’histoire déroulée ne soit qu’une fabrication de l’espace mental de notre protagoniste, au moins il vit quelque chose. Cette interprétation vient contrebalancer le pessimisme évident de la première analyse. Car malgré le fait que les péripéties sont imaginées au moins dans celle-ci, Marshall est mentalement disponible pour vivre une expérience véritable, à l’inverse de son acte manqué dans le cas d’une analyse comme nous l’avons fait plus haut. </p>
<p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful003.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 9"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful003.jpg" alt="47" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 9" width="580" height="359" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 9</span></span></span></p>
<p>En dépit de cette interprétation du texte, il est important de souligner que nous ne possédons aucune indication appuyée par un changement au niveau graphique malgré que ce soit une technique souvent utilisée par Clowes que ce soit dans <em>David Boring (2000)</em>, <em>Ice Haven (2005)</em> ou même <em>Wilson</em> (2010). Très tôt dans l’histoire, Clowes nous démontre qu’il y a apparition d’un segment « souvenir » à la page 13 en effectuant une transition de couleur (la même technique sera utilisée pour illustrer les souvenirs de Nathalie concernant les problématiques liés à sa relation d’antan). Mais en aucun cas y-a-t-il un indice visuel quand nous somme propulsé dans les pensées du protagoniste. Toutefois rien n’empêche Clowes de venir saupoudrer des indices narratifs qui viendraient soutenir la théorie de la fabulation. La présence d’un mini-<em>Great Gazoo</em> <a name="renvoi1"></a><a href="#note1">[1]</a> en plus de l’illustration de l’esprit d’escalier vu en page 36-37 supporte l’idée que <em>Mister Wonderful</em> serait une hallucination de mondes possibles. Le récit met en scène plusieurs moments de rupture dans l’histoire, ruptures qui suggèrent la prise d’une voie particulière et le délaissement d’une autre voix possible à la manière de scénarios possibles. Vu de cette manière, <em>Mister Wonderful</em> nous rappelle la thèse de Kierkegaard concernant la reprise: «la vie ne peut-être comprise qu'en revenant en arrière mais doit être vécue en allant de l'avant» <a name="renvoi2"></a><a href="#note2">[2]</a>. N’est-ce pas le projet qu’annonce <em>Mister Wonderful</em> dans son titre : La possibilité de rencontrer un homme merveilleux qui possède le pouvoir de revoir chacun des évènements et des phrases du rendez-vous afin d’offrir le meilleur scénario possible?</p>
<p>Pour continuer dans l’analyse existentialiste Kierkegaardienne, il est important de ne pas négliger le fait que Marshall nous fait aussi part des erreurs qu’il garde en souvenir, ces erreurs ne sont pas regrettées car elles alimentent le vécu du personnage, Marshall est absolument conscient du fait que les défaites autant que les réussites forgent le caractère. C’est pour cette raison que plusieurs des pistes erronées de la soirée semblent conservées dans le fantasme. Cette manière de voir les occurrences les plus négatives comme incitantes à d’expériences nouvelles nous révèle beaucoup concernant la nature aventureuse de notre « Mister Wonderful ».</p>
<p>Un autre indice de cette fabulation apparait dans la cyclicité des thématiques de conversation entre Marshall et Nathalie. Très tôt dans l’histoire, Marshall admet lire la rubrique <em>Sex Advice</em> du journal en premier, réfléchit au mariage comme une institution et est horripilé par les gens qui bavardent sur leur téléphone cellulaire. Ces détails sont insérés dans les vignettes durant l’attente de Nathalie, il est donc convenu que Clowes illustre ici un monologue intérieur. Néanmoins il semble donc particulièrement suspect comme coïncidence que Nathalie aborde, de la même manière, les trois sujets. En plus, Nathalie partage les mêmes opinions que Marshall sur ces sujets. En quelque sorte, la reprise de ces thématiques vient confirmer le fait que Marshall construit le dialogue entre lui et Nathalie, vérifiant les opinions et réponses de sa conjointe modèle. Rien n’est innocent dans la soirée qui se déroule entre les deux célibataires, chaque moment et chaque renversement est une pièce dans la construction du rendez-vous doux idéal de Marshall. Chaque réplique est la réplique désirée; chaque péripétie correspond à la soirée idéale. Sachant cela il est difficile d’argumenter que le titre de l’œuvre réfère à Marshall, car seul lui possède un pouvoir despotique sur son imagination nécessaire à la création d’un conjointe idéale pour lui, le rendant le seul et véritable <em>Mister Wonderful</em>. Il nous semble que Clowes explore ici les libertés liées à l’omnipotence, comme si son personnage était non pas accablé de la force de voir le monde dans son entièreté mais plutôt amusé par le fait qu’il peut vivre dans une fiction à la fois le séducteur et le séduit, le marionnettiste et la marionnette, dans un monde qu’il crée au fur et à mesure, libre de corriger et d’altérer les évènements qui lui déplaise. <em>Mister Wonderful</em> devient donc la chronique d’un rendez-vous galant d’un démiurge qui décide de s’inventer une soirée en ville à fins de divertissement. Que feriez-vous avec le don d’ubiquité, vous? </p>
<p>Nous ne serons jamais absolument certains de quelle perspective Clowes tentait d’illustrer dans Mister Wonderful. Il me semble évident que même avec un billet de confirmation signé de l’auteur lui-même nous serions toujours dans le doute d’un leurre probable venant de la part d’un fripon qui joue à beaucoup trop de jeux avec le lecteur pour être pris au pied de la lettre. Il m’apparaît difficile à argumenter que la valeur énigmatique de l’œuvre prendra toujours le dessus sur nos convictions. D’autant plus, chaque lecture du livre ne fera qu’engendrer d’autres lectures potentielles similaires aux soirées potentielles crées dans l’œuvre. Un nouveau lecteur peut donc se réjouir de faire la connaissance d’une œuvre qui comporte un vaste potentiel interprétatif. Nous devons donc nous contenter de lire <em>Mister Wonderful</em> qui restera toujours un mystère insoluble à la manière de la soirée décrite. Le livre, réfléchissant sur soi-même, devient son propre rendez-vous manqué qui se déplie dans notre imaginaire comme un arbre des possibles.</p>
<p><em>Les </em><em>directeurs du dossier</em><em> tiennent à remercier chaleureusement Alvin Buenaventura, agent de Daniel Clowes, qui leur a accordé une autorisation de reproduction d'extraits des oeuvres de ce dernier.</em></p>
<p><strong>Bibliographie</strong></p>
<p> </p>
<p>CLOWES, Daniel, <em>David Boring</em>, New York, Pantheon, 2000.</p>
<p>____,<em> Ice Haven</em>, New York, Pantheon, 2005.</p>
<p>____, <em>Mister Wonderful</em>, New York, Pantheon, 2011.</p>
<p>____,<em>Wilson</em>, Montréal, Drawn & Quarterly, 2010.</p>
<p>KIERKEGAARD, Soren, <em>Journaux et Cahiers de notes, tome 1 AA-DD,</em> Paris, Fayard, 2007</p>
<p><a name="note1"></a><a href="#renvoi1">[1]</a> Personnage des <em>Flintstones </em>qui fût baptisé Grand Gazoo dans la version française. C’est aussi le personnage qui s’adressait toujours à Fred avec l’appellation affectueuse : « Gros Gras »</p>
<p><a name="note2"></a><a href="#renvoi2">[2]</a> Kierkegaard Soren, <em>Journaux et Cahiers de notes, tome 1 AA-DD.</em></p>
AmbiguïtéAutorité narrativeCLOWES, DanielCynismeDouteÉquivocitéÉtats-Unis d'Amérique Exploration des possiblesFabulationHumourImaginaireIndétermination MémoireNarrateurNarrationRelations humainesSolitudeSubjectivitéBande dessinéeFri, 13 Jul 2012 20:21:04 +0000Jean-Michel Berthiaume551 at http://salondouble.contemporain.infoPour une contemporanéité de l’imaginaire
http://salondouble.contemporain.info/antichambre/pour-une-contemporan-it-de-l-imaginaire
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<a href="/equipe/gauvin-francis">Gauvin, Francis</a> </div>
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<p align="right"><span style="color:#808080;">Le temps ne fait pas que s’écouler; il travaille.</span></p>
<p align="right"><span style="color:#808080;">Georges Didi-Huberman (2002: 320)</span></p>
<p> </p>
<p><em>Qu’est-ce que le contemporain?</em> Après deux publications récentes (Agamben, 2008; Ruffel, 2010) posant cette question, sans compter les conférences et articles à ce sujet, la contemporanéité demeure un phénomène obscur. Cette indétermination se répercute jusque dans l’utilisation du terme. Par exemple, <em>Salon double</em> se veut un portrait de la littérature contemporaine en préconisant une réflexion sur des œuvres récemment publiées, et ce, à partir d’enjeux théoriques ou esthétiques qui sont également dits contemporains. Cela dit, il est difficile de distinguer où la contemporanéité commence et où elle s’achève, étant donné la relativité du contemporain. Ce qui l’est aujourd’hui est appelé à ne plus l’être demain. Une telle incertitude se remarque également lorsqu’on dit d’une personne qu’elle est contemporaine à tel ou tel phénomène, et ce, même si la concordance historique n’est pas tout à fait précise. Comprise ainsi, la contemporanéité devient une sorte d’espace-temps plus ou moins élastique qui permet de relever le parfum d’une époque. Dans cette mesure, il serait tentant de savoir jusqu’où cette élasticité peut tenir le coup; mais je pense que cette manière d’envisager le contemporain est inadéquate. Il n’est pas une période historique malléable.</p>
<p>Le véritable problème qui relève de ces exemples est d’ordre phénoménologique, puisqu’ils font de la contemporanéité une simple extension de l’actualité. Ce qui est actuel, c’est ce qui est en acte, ce qui s’actualise à tout instant. Que tel phénomène soit contemporain d’un autre, cela signifie simplement que tous deux s’actualisent à peu près en même temps. De la même manière que la proposition <em>ce qui est contemporain aujourd’hui ne le sera plus demain</em> ne fait qu’illustrer l’actualité dans sa succession. En aucun cas ces exemples ne permettent d’atteindre quelconque phénomène de contemporanéité. Il faut donc pousser l’examen plus loin si l’on veut se rendre à l’origine de ces manifestations.</p>
<p><span style="color:#808080;"><strong>Une approche du contemporain</strong></span></p>
<p><em>Le Grand Robert</em> définit le contemporain comme ce qui est «en même temps que» ou «du même temps que». Bien que ces deux acceptions semblent identiques, elles sont phénoménologiquement distinctes. «En même temps» suppose que certaines choses se produisent au même moment, alors que «du même temps» suggère plutôt que ces choses se produisent à peu près durant la même période historique. L’un signifie une simultanéité temporelle, tandis que l’autre, une concordance historique. Au-delà de cette distinction (sur laquelle je ne peux insister<a href="#_ftn1" name="_ftnref" title="">[1]</a>), l’idée de <em>mêmeté</em> revient à travers ces deux acceptions, et c’est à partir de celle-ci qu’il faut réfléchir à ce qu’est la contemporanéité.</p>
<p>Le «même» est un concept embêtant car il sous-entend que plusieurs entités, reconnues comme étant différentes, sont perçues identiquement. Il faut d’emblée admettre qu’il y a la présence effacée –mais non moins silencieuse– d’un observateur qui soutient cette <em>mêmeté</em>. En ce qui concerne le contemporain, il serait impossible de faire fi de l’interaction imaginaire d’un sujet qui, par l’entremise d’opérations sémiotiques, constate au mieux de ses perceptions un rapprochement historico-temporel. La validité du «en même temps que» et «du même temps que» est toujours déterminée par une présence subjective. Aussi simple et naïve que puisse être cette constatation, ses implications ne le sont pas.</p>
<p>Cela implique de savoir si le sujet est témoin du contemporain, ou s’il en est lui-même sujet. Autrement dit, est-ce que la contemporanéité se résume à l’image actuelle des choses, ou participe-t-elle d’un processus de l’imaginaire, sans lequel il ne peut y avoir de temporalité? Évidemment il serait absurde de penser que le sujet est similaire à une caméra qui observe les choses telles qu’elles sont, toujours en distinguant le moment présent du passé et de l’avenir. La relation entre moments passés, présents et futurs est beaucoup plus complexe puisqu’elle fait intervenir la mémoire. Sans son support, il serait impossible de juxtaposer diverses images afin d’assumer quelconque chronologie.</p>
<p>Mais encore, il faut une faculté permettant cette juxtaposition. Mon hypothèse est que la contemporanéité n’est pas un simple effet du cours des choses, mais qu’elle est un véritable travail de l’intérieur, sorte de tension temporale au sein de l’imaginaire. Pour reprendre l’expression de Bertrand Gervais, elle serait une des <em>logiques de l’imaginaire</em><a href="#_ftn2" name="_ftnref" title="">[2]</a>. Je propose en ce sens de pénétrer au cœur de l’imaginaire afin d’observer, à la source, le phénomène de contemporanéité. Cette entreprise permettra ultérieurement d’étudier ses manifestations à partir d’un regard porté sur son origine.</p>
<p><span style="color:#808080;"><strong>Pour une contemporanéité de l’imaginaire</strong></span></p>
<p>Afin d’illustrer l’implication de l’imaginaire dans toute manifestation de contemporanéité, il serait opportun de mettre en parallèle les notions de temps et d’histoire avec celle de récit. Que l’histoire soit un récit, cela va pratiquement de soi; mais qu’en est-il du temps? À prime abord, le temps est irreprésentable. Au mieux on peut le considérer comme une intuition qui ne se démontre qu’à partir de sa mesure. Ceci dit, toute unité de temps correspond à un <em>micro-récit</em>. Par exemple, une année correspond à une révolution de la Terre autour du soleil. En disant : «il y a un an de cela», il est sous-entendu que depuis ce jour la Terre a tourné une fois autour du soleil. Un récit est ainsi mis en parallèle. Lors de chaque mesure temporelle, deux événements sont toujours comparés l’un par rapport à l’autre, et cette comparaison suppose une activité sémiotique qui dépasse la prise de mesure. Il y a une mise en perspective entre deux événements perçus.</p>
<p>Conséquemment, la perspective à l’intérieur de laquelle il y a mise en relation détermine la valeur de la mesure. Ce fait s’observe aisément dans notre rapport à l’histoire. Selon les conditions socio-historiques dans lesquelles nous évoluons, notre façon d’interpréter le cours des événements peut varier. Il n’y a pas d’Histoire universelle, puisque les balises servant à définir les périodes historiques ne sont pas unanimes. Notre perspective est toujours orientée par les points de repère employés; et c’est là que l’imaginaire intervient de la manière la plus déterminante. Les points de repère sont –et il ne peut pas en être autrement– des figures de l’imaginaire. Bien que ce à quoi ces figures référent puisse être réel (nous pouvons croire dur comme fer qu’il y a un soleil et qu’il y a une Terre), il n’en demeure pas moins que ces entités sont d’abord et avant tout des figures de notre imaginaire. Une preuve de cela, c’est l’évolution de notre conception de la Terre. Seule une figure peut passer d’une surface plane à une sphère, puisque l’imaginaire offre la souplesse nécessaire à ce que nos représentations se défigurent.</p>
<p>Étant donné que ce n’est qu’à partir de figures de l’imaginaire qu’il y a perspective, il résulte que toute conception historique ou temporelle des choses corresponde en une juxtaposition de figures qui sont <em>déjà présentes</em> au sein de l’imaginaire. Des figures du passé, du présent et de l’avenir se rencontrent <em>en même temps</em> pour penser <em>une même histoire</em>. Dans cette optique, la contemporanéité n’est donc pas une simple concordance historique ou temporelle, pas plus qu’elle n’est réductible à l’actualité. Elle est l’horizon à l’intérieur duquel il y a temps et histoire. En d’autres termes, elle est leur condition de possibilité, soit la tension temporale permettant à ce que certaines choses soient considérées temporellement ou historiquement.</p>
<p><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span></p>
<p>Giorgio AGAMBEN (2008), <em>Qu’est-ce que le contemporain?</em>, Paris, Payot & Rivages.</p>
<p>Georges DIDI-HUBERMAN (2002), <em>L’image survivante</em>, Paris, Minuit.</p>
<p>Bertrand GERVAIS (2007), <em>Figures, lectures. Logiques de l’imaginaire tome I</em>, Montréal, Le Quartanier.</p>
<p>Bertrand GERVAIS (2008), <em>La ligne brisée</em><em>: labyrinthe, oubli et violence</em><em>. Logiques de l’imaginaire tome II</em>, Montréal, Le Quartanier.</p>
<p>Bertrand GERVAIS (2009), <em>L'imaginaire de la fin: temps, mots et signes. Logiques de l’imaginaire. Tome III</em>, Montréal, Le Quartanier.</p>
<p>Martin HEIDEGGER ([1927] 1985), <em>Être et temps</em>, traduit de l’allemand par Emmanuel Martineau, édition numérique hors-commerce, Authentica, [en ligne]. <a href="http://nicolas.rialland.free.fr/heidegger/">http://nicolas.rialland.free.fr/heidegger/</a> (Texte consulté le 17 novembre 2011).</p>
<p>Lionel RUFFEL [dir.] (2010), <em>Qu’est-ce que le contemporain?</em>, Nantes, Cécile Defaut.</p>
<div><br clear="all" /><br />
<hr align="left" size="1" width="33%" />
<div id="ftn">
<p><a href="#_ftnref" name="_ftn1" title="">[1]</a> Ce serait laborieux d’entrer ici dans les détails au sujet de la distinction entre temporalité et histoire. À ce compte, le paragraphe §72 de l’ouvrage <em>Être et temps </em>(Heidegger, [1927] 1985) est assez explicite.</p>
</div>
<div id="ftn">
<p><a href="#_ftnref" name="_ftn2" title="">[2]</a> Cette formulation sert de titre à un ouvrage en trois tomes: <em>Figures, lectures. Logiques de l’imaginaire tome I</em>, Montréal, Le Quartanier, 2007; <em>La ligne brisée</em><em>: labyrinthe, oubli et violence</em><em>. Logiques de l’imaginaire tome II</em>, Montréal, Le Quartanier, 2008; <em>L'imaginaire de la fin: temps, mots et signes. Logiques de l’imaginaire. Tome III</em>, Montréal, Le Quartanier, 2009.</p>
<p> </p>
</div>
</div>
<p> </p>
http://salondouble.contemporain.info/antichambre/pour-une-contemporan-it-de-l-imaginaire#commentsAGAMBEN, GiorgioContemporainDIDI-HUBERMAN, GeorgesGERVAIS, BertrandHEIDEGGER, MartinHistoireImaginairePrésentismeRécitRUFFEL, LionelTempsEssai(s)Sun, 20 Nov 2011 23:40:31 +0000Francis Gauvin409 at http://salondouble.contemporain.infoRegards littéraires sur une crise du temps
http://salondouble.contemporain.info/antichambre/regards-litteraires-sur-une-crise-du-temps
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<a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div>
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Intertextes et présentisme </div>
</div>
</div>
<!--break--><!--break--><p class="MsoNormal rteindent1" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><em><span lang="FR">Tout a désormais un autre rythme, je vis déjà en dehors de la vie qui n’existe pas. Je m’arrête parfois pour regarder le cours des nuages, je regarde tout avec la curiosité flegmatique d’un diariste volubile et d’un promeneur fortuit : je sais que je fais rire, mais je marche d’un bon pas. Et quand j’écris à la maison, je me souviens des jours où, très jeune, assis à cette éternelle même table, j’ai commencé à écrire, ce qui, pour moi, signifiait me mettre à l’écart, m’arrêter, m’attarder, reculer, défaire, résister précisément à cette course mortelle, à cette vitesse frénétique générale qui, par la suite, a été aussi la mienne.</span></em></span><strong><span lang="FR"><a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn1">[1]</a></span></strong><span lang="FR"><a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn1"></a></span></p>
<p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Le 9 novembre 2009, nous soulignions les vingt ans de la chute du mur de Berlin. Si cet événement a été l’occasion de réjouissances à travers le monde, plusieurs penseurs ont proposé qu’il représente également de façon symbolique la fin des grandes utopies sociales. Il s’agit de l’une des bornes historiques à partir desquelles il est permis de penser l’émergence d’une expérience collective du temps <em>présentiste</em>, que l’historien François Hartog définit «comme [étant un] refermement sur le seul présent et point de vue du présent sur lui-même<a style="" href="#_ftn2" name="_ftnref" title=""><strong><span style="">[2]</span></strong></a>.» Zaki Laïdi ouvre son essai <em>Le sacre du présent</em> en insistant sur le fait que la chute du mur de Berlin a également occasionné l’écroulement d’un certain rapport au temps au profit de «l’homme-présent [qui] veut abolir le temps». Cet homme-présent, toujours selon Laïdi, est «[r]evenu de toutes les utopies sociales qu’il tend désormais à ravaler au rang d’illusions de masses, il radicalise son besoin d’utopie par la recherche d’un présent sans cesse reconduit, le présent éternel<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn3"><span class="msoIns"><ins cite="mailto:Pierre-Luc%20Landry" datetime="2010-08-19T10:34"><span style="">[3]</span></ins></span></a>.» Ainsi, en opposition au régime d’historicité traditionnel où le présent reconduit le passé et au régime d’historicité moderne, quant à lui tendu vers un avenir jugé prometteur, le présentisme serait un moment de crise où les rapports au passé et au futur sont précarisés au profit d’un présent immobile. Cette fragilisation de notre rapport au temps, loin d’être anodine, met en péril la capacité de l’individu à se figurer comme faisant partie d’un devenir collectif. Paul Zawadzki, dans son article «Malaise dans la temporalité. Dimensions d’une transformation anthropologique silencieuse», n’hésite pas à parler d’une crise du temps qui vient précariser le devenir collectif: «Si <em>crise du temps</em> il y a, cette crise porte sur l’inscription symbolique de l’individu dans un devenir et un sens commun qui lui permettraient de se penser comme contemporain de ses contemporains, autrement dit de <em>faire société</em><a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn4"><strong><span style="">[4</span><span style="">]</span></strong></a>.»</span></p>
<p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR"><o:p> <br />
</o:p></span><span lang="FR">Il ne me semble pas irréaliste de croire que cette crise du temps diagnostiquée par de nombreux penseurs se reflète dans la production littéraire contemporaine. L’importance des écritures autofictionnelles dans les dernières années, par exemple, pourrait être interrogée à l’aune de ce constat. Cependant, d’autres pratiques littéraires fragilisent l’équation. Je souhaite ici proposer une mise à l’épreuve de l’idée du présentisme contemporain par le biais d’une réflexion sur l’intertextualité. Le texte <em>Le mal de Montano</em> (2002) d’Enrique Vila-Matas, qui se construit en multipliant les références aux œuvres littéraires qui le précèdent, me permettra de questionner les rapports au temps qu’une écriture intertextuelle peut développer. J’interpréterai le regard sur le monde contemporain qui est véhiculé dans ce texte, pour ensuite interroger la signification d’une des idées centrales dans celui-ci, soit la nécessité pour le narrateur de lutter contre la mort de la littérature. Nous verrons que cette lutte entraîne un rapport particulier au temps. J’aborderai aussi la représentation dans ce texte de deux événements contemporains majeurs, soit le passage dans le XXIe siècle et les attentats du 11 septembre 2001, qui peuvent être considérés, à la suite de la chute du mur de Berlin, comme étant des moments phares dans la précarisation de notre rapport au temps. Cela me permettra de donner un bref aperçu de la relation singulière au présentisme qui s’instaure dans le cas d’une écriture intertextuelle. Évidemment, l’analyse d’un seul texte de fiction ne permet pas de tirer de grandes conclusions. J’espère ici, plus modestement, montrer qu’il peut être fructueux d’interpréter une œuvre littéraire en interrogeant le regard qu’elle véhicule sur l’expérience du temps qui semble dominer son époque, dans ce cas-ci le présentisme. </span></p>
<p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span lang="FR">I. Naître posthume : L’expérience intempestive de Rosario Girondo</span></span></strong></p>
<p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR"><span style=""> </span><em>Le mal de Montano</em> met en scène Rosario Girondo, un personnage narrateur obsédé par la littérature. Sa manie de tout voir à partir de la littérature est si forte qu’il devient irritant pour ses proches. S’il fallait résumer en une phrase l’intrigue de ce livre, comme l’a fait Genette avec le monument de Proust, je dirais ceci: «Rosario devient la mémoire de la littérature.» Cette nécessité pour Rosario d’incarner la mémoire de la littérature est motivée par une crainte qui parcourt l’ensemble du texte, soit l’imminence de la mort de la littérature. Rosario s’inquiète aussi du sort de l’humanité, dont l’avenir lui semble lié à celui des Lettres: «[J]e me suis demandé ce qu’il adviendra de nous quand, avec l’échec de l’humanisme dont nous ne sommes plus que les funambules déséquilibrés de la vieille corde coupée, disparaîtra la littérature.<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn5"><strong><span style="">[5]</span></strong></a>» Cette image étrange où des funambules se trouvent sur une vieille corde coupée fait admirablement écho à l’idée corollaire à la notion de présentisme selon laquelle la ligne du temps est rompue, réduisant le sujet contemporain à l’errance dans un présent éternel. Ce passage montre bien que le narrateur est conscient de la fin —ou du moins de l’agonie— de la foi humaniste contenue dans l’idée de progrès. Il est fascinant de voir à quel point cette idée de la mort de la littérature, largement commentée par la critique littéraire, de Blanchot<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn6"><strong><span style="">[6]</span></strong></a> à Maingueneau<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn7"><strong><span style="">[7]</span></strong></a> en passant par William Marx<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn8"><strong><span style="">[8]</span></strong></a>, est réinvestie par la fiction pour devenir, paradoxalement, le sujet d’une œuvre littéraire. En 2006, dans son essai intitulé<em> Contre Saint Proust ou la fin de la littérature</em>, Dominique Maingueneau affirmait ceci: «Symptôme de cette nouvelle condition de la création littéraire, la multiplication des œuvres qui prennent pour matière les œuvres déjà écrites. Par un léger mais décisif décalage, la relation entre la littérature et le monde contemporain s’affaiblit au profit de celle entre la littérature et le patrimoine littéraire. [...] Le pouvoir de fascination de la Littérature majuscule s’accroît au fur et à mesure qu’elle s’exténue<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn9"><strong><span style="">[9]</span></strong></a>.» Cette équation que Maingueneau établit et qui veut que la relation au monde contemporain s’affaiblisse lorsque la littérature prend le patrimoine littéraire comme matière à fabulation me semble inexacte, à tout le moins à la lecture du <em>Mal de Montano</em>. La fascination pour la littérature constitue ici un moyen fort pour établir un regard critique face au monde contemporain. Le lien avec celui-ci ne serait donc pas affaibli, comme le propose Maingueneau, mais plutôt une source de conflit qui renforce et multiplie les tensions. Contre un présent chronocentrique oublieux du passé et dont l’avenir est incertain, Rosario adopte une posture intempestive où l’actuel est jugé à l’aune du passé littéraire. Il est le dépositaire du passé littéraire, celui qui permet au passé d’introduire une faille dans le monolithe du présent. </span></p>
<p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">La fascination pour la littérature, dans le <em>Mal de Montan</em><em>o</em>, va de pair avec la critique de certains phénomènes reliés au présentisme. La scène où Rosario rencontre Teixeira, un homme étrange qui a abandonné la littérature pour devenir un thérapeute du rire, est exemplaire. Cet abandon de la littérature par Teixeira est rapidement associé par le narrateur à l’homme nouveau, à son désintérêt pour l’art et la littérature. Rosario affirme que «Teixera n’était pas, bien sûr, un artiste, mais un criminel moderne ou, plutôt l’homme à venir, à moins qu’il ne fût l’homme déjà venu, l’homme nouveau avec son indifférence à l’égard de l’art d’autrefois et d’aujourd’hui, un homme au rire amoral, déshumanisé. Un homme au rire de plastique, au rire de la mort.» (MM, p.111) De toute évidence, selon ce passage, l’homme contemporain est assimilé à une indifférence envers l’art et la littérature. N’est-il pas dès lors possible de penser que l’omniprésence de l’intertextualité soit un moyen mobilisé pour critiquer le présentisme et l’oubli de l’histoire littéraire qui le caractérise? Le texte de Vila-Matas invite à le croire! Quelques pages plus loin, Rosario décrit l’homme moderne en convoquant sa mémoire littéraire: «J’ai fait un suprême effort de concentration et pris grossièrement congé de l’homme sans qualités, de l’<em>homme disponible</em> —comme l’appelait Gide—, de l’homme moderne qui ne fait rien, du nihiliste de notre temps.» (MM, p.139) Les occurrences de cette critique de notre époque sont nombreuses dans le texte. De fait, Rosario tient ses contemporains pour responsables de la situation précaire de la littérature. C’est son ami Tongoy qui lui propose de mobiliser son obsession de la littérature au service d’une cause noble, celle de lutter contre la mort de la littérature. Il lui dit: «N’as-tu pas pensé qu’à l’époque où nous vivons, la pauvre littérature est assaillie par mille dangers, directement menacée de mort et qu’elle a besoin de ton aide?» (MM,<span class="msoIns"><ins cite="mailto:Pierre-Luc%20Landry" datetime="2010-08-19T10:57"> </ins></span>p.64) De fait, Rosario se donne pour mission d’aider la littérature à se défendre contre les dangers qui la guette, et il le fait en renversant l’idée selon laquelle l’homme contemporain risque de tuer la littérature. À ce danger bien présent, il oppose la force de la littérature qui a le pouvoir de sauver l’humanité. Remarquons dans ce passage que c’est encore une fois une œuvre littéraire qui est mobilisée dans l’argumentation de Rosario, qui cite les paroles d’Ulrich, un personnage de <em>L’homme sans qualités </em>de Robert Musil: </span></p>
<p class="MsoNormal rteindent1" style="text-align: justify;"><span lang="FR"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">«Notre vie devrait être totalement et uniquement littérature.» Applaudissements pour Ulrich. Je me demande pourquoi je serais si bête et ai cru pendant si longtemps que je devrais éradiquer mon mal de Montano, alors que celui-ci est la seule chose précieuse et vraiment confortable que je possède. Je me demande aussi pourquoi je dois me repentir d’être si littéraire alors que, tout compte fait, la littérature est le seul moyen de parvenir à sauver l’esprit à une époque aussi déplorable que la nôtre. Ma vie devrait être, une bonne fois pour toutes, totalement et uniquement littérature. (MM, p.251) </span></span></p>
<p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">On le voit, l’utilisation du patrimoine littéraire dans une œuvre de fiction n’est pas nécessairement, comme le propose Maingueneau, le symptôme d’un affaiblissement de la relation au réel. Bien au contraire, l’écriture intertextuelle de Vila-Matas est motivée par un constat qui concerne la réalité: la littérature est menacée par l’oubli, et cet oubli est caractéristique de l’homme contemporain. L’exemple du <em>Mal de Montano</em> montre que ce n’est pas la littérature qui oublie la réalité, mais bien davantage notre expérience présentiste de temps qui nous mène à délaisser les trésors du passé. Le regard que porte Rosario sur ses contemporains étonne par sa proximité avec le constat de Zaki Laïdi qui affirme que «[l]e présent veut et prétend se suffire à lui-même. Il construit son autarcie en se montrant délibérément oublieux de sa genèse comme de son épanouissement<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn10"><strong><span style="">[10]</span></strong></a>.» Dans cet ordre d’idée, l’écriture intertextuelle implique un travail de mémoire qui est également un acte de résistance à l’égard du présentisme ambiant. En développant un imaginaire de la littérature, Vila-Matas crée une interface entre le sujet et le monde où le présent est largement investi par la mémoire, et par ce fait même propose une sorte de contrepoint au présentisme ambiant.</span></p>
<p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><span lang="FR">II. Un mélancolique face à l’événement : Rilke et le nouveau millénaire, Kafka et les tours en flammes</span></strong></span><span lang="FR"> </span></p>
<p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><em><span lang="FR">Le Mal de Montano</span></em><span lang="FR"> met en scène deux événements historiques d’une grande importance : le passage à l’an 2000 et les attentats du 11 septembre 2001, à Manhattan. Dans les deux cas, ces événements sont relatés par Rosario en évoquant des souvenirs littéraires. Le rapport qu’il entretient avec ces événements apparaît empreint de mélancolie à l’égard d’un temps qui finit et d’inquiétude face à un temps qui commence. La description de ces événements historiques est d’abord le résultat d’une présence du passé<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn11"><strong><span style="">[11]</span></strong></a> qui semble motivée par une «absence de futur». </span></p>
<p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Le passage à l’an 2000, on s’en souvient, a été l’occasion d’innombrables spéculations. Les ordinateurs seront-ils capables de franchir le seuil du nouveau millénaire ? Serait-ce la fin du monde tel que nous le connaissons ? Pour le dire simplement, nous vivions une période d’intense précarisation de notre rapport au futur, comme si le temps, littéralement, menaçait de s’arrêter. Ainsi, il est enrichissant d’analyser la représentation du passage à l’an 2000 qui se trouve dans <em>Le Mal de Montano</em>. À la veille du nouvel an, Rosario rumine ces sombres pensées:</span></p>
<p class="MsoNormal rteindent1" style="text-align: justify;"><span lang="FR"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Cette nuit, je pourrais écrire les vers les plus tristes, pensais-je en suivant les dessins de poussière dans l’air. Margot et Tongoy, voyant que j’étais mal, essayaient de me remonter le moral, mais j’avais l’âme très métaphysique tandis que je me promenais mentalement dans des espaces de poussière, des cimetières solitaires et des tombes pleines d’os muets. Et quand le Valparaíso électrique a pris fin, il m’a semblé que la nuit se transformait en un grand hôpital et, tel Rilke un jour, je me suis demandé: «Est-ce donc ici que les gens viennent vivre? Je dirais plutôt qu’ici on meurt.» J’ai regardé la mer et je n’ai vu qu’une larme noire fumante et, lentement, comme vaincu par le mal de Montano, j’ai été gagné par une mélancolie absolue. (MM, p.66)</span> </span></p>
<p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Ce qui est frappant dans ce passage, c’est d’abord le lexique qui est déployé, entièrement tourné vers le passé. Il y est question de poussière, de cimetière, de tombe et d’ossements. C’est sous le signe d’une mélancolie absolue que Rosario décrit son expérience du temps qui passe, et s’il s’inquiète du futur, c’est d’abord à l’égard de <em>ce qui ne sera plus</em>, plutôt que de ce qui est à venir. La convocation de la célèbre pensée de Rilke tirée des <em>Carnets de Malte Laurids Brigge</em>, introduit la mémoire littéraire en tant que moteur d’une réflexion sur l’expérience du temps. Comment interpréter cette pensée sombre qui affirme la confusion entre la vie et la mort? J’y vois en tout cas une manifestation sans équivoque d’un malaise à l’égard du présent. Tout ici se meurt, nous dit Rosario à la suite de Rilke. Notons aussi que la première phrase, «Cette nuit, je pourrais écrire les vers les plus tristes<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn12"><strong><span style="">[12]</span></strong></a>», est une reprise intégrale de l’un des vers les plus célèbres de Pablo Neruda: «Puedo escribir los versos más tristes esta noche». Cette référence cachée, bien qu’aisément repérable pour la plupart des lecteurs hispanophones, trahit tout de même une certaine inquiétude face au crépuscule d’une époque. Le moment où cette référence à Neruda surgit dans le récit, au tournant du millénaire, donne à voir l’inquiétude de Rosario quant à la mort de la littérature et à l’oubli qui la guette, et le moment fatal où une telle référence n’interpellera plus le lecteur, tellement gavé de présent qu’il n’aura plus d’appétit pour le passé. </span></p>
<p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Même si la convocation du passé littéraire vise à donner consistance à une expérience du temps qui est vécue douloureusement, il est difficile de ne pas y voir le symptôme de cette crise du temps dont parle François Hartog. Celui-ci conclut que ce qui fait la spécificité d’une telle crise, c’est le fait que le monde actuel est placé entre deux impossibilités: celle du passé comme celle du futur. Il faut souligner que l’expérience de Rosario n’est pas différente: sa mélancolie le tourne résolument vers un passé qu’il admire pour ses grands écrivains, mais il convient néanmoins que cette époque est désormais inaccessible, d’abord parce que ses contemporains sont oublieux de leurs origines. De la même manière, son discours ne laisse aucune place à la possibilité du futur. Ici, les gens meurent et il ne lui reste plus qu’à errer parmi ses souvenirs personnels. Tout porte à croire que cette difficulté que nous remarquions avec Paul Zawadzki en introduction, celle qu’a l’individu de s’inscrire dans un devenir commun pour être le <em>contemporain de ses contemporains</em>, correspond bien à l’expérience du temps de Rosario. Il apparaît dès lors comme étant prisonnier de son époque. Malgré le fait que son rapport au temps soit traditionnel, principalement par sa volonté de reconduire le passé littéraire dans un présent qu’il juge dénudé de vie, il n’en demeure pas moins que cette expérience n’est pas partagée. Dans sa valorisation de l’histoire littéraire, Rosario fait cavalier seul, un peu comme le Quichotte. Mais dans son monde, qui se souvient du Quichotte?</span></p>
<p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Le regard que porte Rosario sur les attentats du 11 septembre 2001 est tout aussi instructif quant au rapport qu’il entretient avec son temps. Je veux rappeler au passage que, pour François Hartog, le traitement médiatique du 11 septembre est typique de l’<em>autocommémoration</em> qui caractérise notre époque : «Aujourd’hui, ce trait est devenu une règle: tout événement inclut son autocommémoration. C’était vrai de mai 1968. Ce l’est jusqu’à l’extrême du 11 septembre 2001, avec toutes les caméras filmant le second avion venant s’écraser sur la seconde tour du World Trade Center<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn13"><strong><span style="">[13]</span></strong></a>.» Cette logique de l’autocommémoration où la même séquence vidéo est rediffusée sur toutes les chaînes télévisées jusqu’à créer un effet <em>d’arrêt du temps</em>, Rosario la court-circuite en se demandant ce qu’aurait pensé Franz Kafka de ces images:</span></p>
<p class="MsoNormal rteindent1" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span lang="FR">Vous voyez à la télévision d’un bar les images de l’attentat et tu repenses à Kafka qui a imaginé quelque chose qui, à sa manière, a aussi changé le monde: la transformation d’un employé de bureau en cancrelat. Qu’aurait-il pensé en voyant le spectacle d’avions et de feu de Manhattan? Kafka était un être extrêmement visuel qui ne pouvait pas supporter le cinéma, parce que la rapidité des mouvements et sa vertigineuse succession d’images le condamnaient à la vision superficielle d’une forme continue. Il disait qu’au cinéma, ce n’est jamais le regard qui choisit les images mais les images qui choisissent le regard. (MM, p.337)</span></span><span lang="FR"> </span></p>
<p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Cet extrait témoigne de la complexité du rapport au temps qu’implique la convocation d’un intertexte. Il semble qu’il y ait deux façons de penser cette relation: d’abord, on peut croire que Rosario se pose comme étant le contemporain de Kafka. Ce faisant, il adopte face à son époque une posture déphasée en introduisant une distance historique. Il est étonnant de constater qu’en regardant les images du 11 septembre, Rosario se demande comment Kafka y aurait réagi. Il fait sienne la méfiance de Kafka à l’égard de l’image. D’un autre côté, il est possible de croire que cette proximité avec Kafka est rendue nécessaire par l’inconsistance du présent auquel appartient Rosario. Pour que son présent ait du sens, il est nécessaire que Rosario l’observe à l’aide de sa mémoire littéraire. Un peu plus loin dans le texte, il parle en effet d’une «époque où la réalité n’a plus de sens et où la littérature est un instrument idéal pour l’utopie, pour construire une vie spirituelle donnant enfin l’heure exacte.» (MM, p.386) C’est parce que la réalité n’a plus de sens que Rosario y introduit ses souvenirs de lecture. Ainsi, la crise du temps apparaît être un facteur déterminant dans la mise en place d’une poétique intertextuelle telle qu’on la constate dans le texte d’Enrique Vila-Matas. </span></p>
<p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><span lang="FR">Et si le passé pouvait encore éclairer l’avenir…?</span></strong></span></p>
<p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Au terme de ce survol, on peut conclure minimalement que le présentisme remarqué par les penseurs de la société occidentale trouve des échos dans la production littéraire contemporaine. C’est le cas du <em>Mal du Montano</em> d’Enrique Vila-Matas, qui témoigne d’un malaise dans l’expérience collective du temps. On a vu également que les références littéraires jouent un rôle important dans l’élaboration de ce rapport temporel. Évidemment, aurais-je pu proposer d’entrée de jeu, puisque les textes cités appartiennent nécessairement au passé. Cependant, ce qui m’apparaît plus important, c’est que ce passé littéraire soit convoqué dans la critique du présent. La crise du temps que l’on désigne par le terme de présentisme n’apparaît alors plus comme étant uniquement la condition dans laquelle le sujet contemporain se trouve. Il y a aussi, et je crois que c’est le cas chez Vila-Matas, des expériences temporelles vécues sous un mode mineur, minoritaire. Il m’apparaît important de rendre compte de ces expériences en marge, de ces îlots anachroniques si l’on souhaite brosser un portrait juste de notre contemporanéité. D’autant plus qu’il y a un rapport de force manifeste entre ces diverses expériences du temps. La nostalgie d’un passé littéraire, telle qu’elle se manifeste chez Vila-Matas, constitue un exemple marquant du fait que notre contemporanéité permet encore la coexistence de rapports au temps divergents. Il faut y voir un travail mémoriel en faveur d’un passé qui, comme le rappelle Zawadzki, pour demeurer vivant, doit être intégré au présent en vue d’être recomposé pour l’avenir<a style="" href="#_ftn14" name="_ftnref" title=""><strong><span style="">[14]</span></strong></a>. La possibilité de critiquer une condition réside dans le fait de connaître une alternative à celle-ci. C’est précisément en cela que le présentisme est inquiétant: en évacuant le passé comme le futur, il solidifie l’idée d’un présent immuable. À mes yeux, ce danger suffit à justifier l’étude et l’analyse des objets contemporains dans leur rapport au temps, malgré les difficultés méthodologiques qui en découlent. J’espère en avoir montré la pertinence. </span></p>
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<hr width="33%" size="1" align="left" />
<div style="" id="ftn">
<p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn1" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span lang="FR" style="font-size: 10pt;"><span style="">[1]</span></span></span></a>Enrique Vila-Matas, <i style="">Journal volubile</i>, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 2009 [2008], p. 46. [traduit de l’espagnol par André Gabastou].<o:p></o:p></p>
<p><a style="" name="_ftn1" title="" href="#_ftnref"> </a></p></div>
<p><a style="" name="_ftn1" title="" href="#_ftnref"> </a></p>
<div style="" id="ftn"><a style="" name="_ftn1" title="" href="#_ftnref"> </a>
<p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn2" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[2]</span></span></a>François Hartog, <i style="">Régimes d’historicité, présentisme et expériences du temps</i>, Paris, Éditions du Seuil (coll. La librairie du XXIe siècle), 2003, p.210-211.<span style="font-size: 10pt; color: windowtext;"><o:p></o:p></span></p>
</div>
<div style="" id="ftn">
<p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn3" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[3]</span></span></a> Zaki Laïdi, <i style="">Le sacre du présent</i>, Paris, Flammarion, 2000, p.7. <o:p></o:p></p>
</div>
<div style="" id="ftn">
<p class="MsoFootnoteText" style=""><a style="" name="_ftn4" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[4]</span></span></a><span lang="FR"> </span>Paul Zawadzki, «Malaise dans la temporalité. Dimensions d’une transformation anthropologique silencieuse», dans <i style="">Malaise dans la temporalité</i>, Publications de la Sorbonne, 2002, p.12.<span class="msoIns"><ins cite="mailto:Pierre-Luc%20Landry" datetime="2010-08-19T10:37"><o:p></o:p></ins></span></p>
</div>
<div style="" id="ftn">
<p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn5" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[5]</span></span></a> Enrique Vila-Matas, <i style="">Le mal de Montano</i>, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 2003 [2002], p. 80 [traduit de l’espagnol par André Gabastou] Les références ultérieures à ce texte seront signalées dans le corps du texte avec la mention (MM).<o:p></o:p></p>
</div>
<div style="" id="ftn">
<p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn6" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[6]</span></span></a><span lang="FR"> </span>Maurice Blanchot, <i style="">Le livre à venir</i>, Paris, Éditions Gallimard, 1959.<o:p></o:p></p>
</div>
<div style="" id="ftn">
<p class="Textedenotedebasdepage"><a style="" name="_ftn7" title="" href="#_ftnref"><sup><span lang="FR"><span style="">[7]</span></span></sup></a><span lang="FR"> </span>Dominique Maingueneau, <i style="">Contre Saint Proust ou la fin de la littérature</i>, Paris, Éditions Belin, 2006.<o:p></o:p></p>
</div>
<div style="" id="ftn">
<p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><a style="" name="_ftn8" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[8]</span></span></a> William Marx, <i style="">L’adieu à la littérature; histoire d’une dévalorisation. XVIIIe-XXe</i>, Paris, Les Éditions de Minuit, 2005.<o:p></o:p></p>
</div>
<div style="" id="ftn">
<p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn9" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[9]</span></span></a><span lang="FR"> </span>Dominique Maingueneau, <i style="">Contre Saint Proust ou la fin de la littérature</i>, Paris, Éditions Belin, 2006, p. 157. <o:p></o:p></p>
</div>
<div style="" id="ftn">
<p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn10" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[10]</span></span></a><span lang="FR"> <i style="">Op. Cit.</i>, p.101. </span><o:p></o:p></p>
</div>
<div style="" id="ftn">
<p class="Textedenotedebasdepage"><a style="" name="_ftn11" title="" href="#_ftnref"><sup><span lang="FR"><span style="">[11]</span></span></sup></a><span lang="FR"> L’expression est d’Augustin, qui découpe dans ses <i style="">Confessions</i> le temps en trois catégories: la présence du passé, la présence du présent et la présence du futur. Dans <i style="">Temps et récit 1. L’intrigue et le récit historique</i>, Paul Ricoeur s’arrête longuement sur la conception augustinienne du temps.</span><span style="font-family: "Times New Roman"; color: windowtext;"><o:p></o:p></span></p>
</div>
<div style="" id="ftn">
<p class="Textedenotedebasdepage"><a style="" name="_ftn12" title="" href="#_ftnref"><sup><span lang="FR"><span style="">[12]</span></span></sup></a><span lang="FR"> Il s’agit du premier vers du 20e poème du recueil <i style="">20 poemas de amor y una canción desesperada</i> de Pablo Neruda (1924). </span><o:p></o:p></p>
</div>
<div style="" id="ftn">
<p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn13" title="" href="#_ftnref"><span style="">[13]</span></a><span lang="FR"> <i style="">Op. Cit.</i>, p.156. </span><o:p></o:p></p>
</div>
<div style="" id="ftn">
<p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn14" title="" href="#_ftnref"><span class="msoIns"><ins cite="mailto:Simon%20Brousseau" datetime="2010-08-19T11:54"><span style="">[14]</span></ins></span></a><span lang="FR"><span class="msoIns"><ins cite="mailto:Simon%20Brousseau" datetime="2010-08-19T11:54"> </ins></span>Zawadzki écrit : «</span><span lang="EN-US" style="">Un passé vivant est un passé intégré au présent, recomposé en vue de l’avenir.» (p. 18)</span></p>
</div>
</div>
<p> </p>
<p><i> </i></p>
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http://salondouble.contemporain.info/antichambre/regards-litteraires-sur-une-crise-du-temps#commentsAUGUSTINBLANCHOT, MauriceContemporainDevenirEspagneEsthétiqueFonctions du récitHARTOG, FrançoisHistoireImaginaireIntertextualité KAFKA, FranzLAÏDI, ZakiMAINGUENEAU, DominiqueMARX, WilliamMémoireMUSIL, RobertNarrativitéNERUDA, PabloPrésentismeRICOEUR, PaulTempsTraditionVILA-MATAS, EnriqueZAWADZKI, PaulEssai(s)RomanMon, 23 Aug 2010 04:00:00 +0000Simon Brousseau253 at http://salondouble.contemporain.infoCes illusions de mémoire à écrire
http://salondouble.contemporain.info/lecture/ces-illusions-de-memoire-a-ecrire
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<p class="rteindent4"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Le mythe de l’abbé Pierre dispose d’un atout précieux : la tête de l’abbé. C’est une belle tête, qui présente clairement tous les signes de l’apostolat : le regard bon, la coupe franciscaine, la barbe missionnaire, tout cela complété par la canadienne du prêtre-ouvrier et la canne du pèlerin. Ainsi sont réunis les chiffres de la légende et ceux de la modernité.<br />
Roland Barthes</span></p>
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Nous avons déjà parlé de Pierre Michon ici, mais il importe de rappeler qui est l’auteur majuscule de ces fictions qui portent un regard archéologique sur le monde (avec d’autres) et qui, de ce fait, colorent d’une manière singulière le paysage francophone actuel. À mon avis nous ne parlerons jamais assez du recueil <em>Corps du roi</em>, dont l’originalité dépasse sans contredit la rhétorique propre à l’écriture du tombeau d’écrivain. Je propose ici une réflexion en surplomb sur les enjeux de filiation et d’imaginaire littéraire soulevés par l’œuvre de Michon, à partir du recueil qui m’a longtemps questionnée.</p>
<p> </p>
<p class="rteindent4"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Notre héritage n’est précédé d’aucun testament.<br />
(René Char)</span></p>
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Les livres de Pierre Michon illustrent bien cette condition contemporaine de la littérature, que l’on dit «inquiète», parce qu’ils interrogent de manière très libre le legs des siècles passés. Pour Michon, l’Histoire est en effet le terreau privilégié à partir duquel découlent toutes ses mises en fiction. Dans cette posture résolument contemporaine, l’auteur des <em>Vies minuscules</em> (1984) trace néanmoins sa voie originale en proposant des variations qui réinventent la mémoire culturelle et historique commune, notamment à travers des figures de Grands Auteurs du XIXe siècle qu’il revisite à coups de doutes et d’imagination. <em>Corps du roi</em> problématise la question du legs des anciens en passant par un questionnement périphérique, celui sur la figure et l’imaginaire de la création, l’auteur s’attachant par ailleurs à redonner un nouveau développement temporel à des photographies d’écrivains. L’intérêt de ce livre réside pour l’essentiel dans le propos général tenu sur l’écrivain et sa double corporéité qui traverse le recueil (d’un côté l’homme, mortel; de l’autre l’écrivain, l’âme, le mythe qui perdure à travers le temps), propos qui dépasse de loin l’anecdote autour des figures convoquées.</p>
<p>Le recueil est composé de cinq textes qui présentent des portraits d’écrivains célèbres, dont deux, ceux de Samuel Beckett et William Faulkner, se doublent d’une photographie de ceux-ci représentés en plan américain. Le livre s’inscrit dans une production qui débute en 1984 avec la parution des<em> Vies minuscules</em>. Entre 1984 et 2002, paraissent successivement dans différentes maisons d’édition: <em>Vie de Joseph Roulin</em> (1988), <em>L’Empereur d’Occident </em>(1989), <em>Maîtres et serviteurs</em> (1990), <em>Rimbaud le fils </em>(1993), <em>Le Roi du bois et La Grande Beune</em> (1996), <em>Trois Auteurs</em> et <em>Mythologies d’hiver </em>(1997), <em>Corps du roi</em> et <em>Abbés</em> (simultanément, en 2002). Plus récemment, nous avons eu droit à un recueil d’entretiens commenté sur ce site par Mahigan Lepage<a href="#note1a" name="note1">[1]</a>. Arnaud Maïsetti a aussi brillamment commenté sur son Journal en ligne<a href="#note2a" name="note2">[2]</a> le tout dernier livre intitulé <em>Les Onze</em>, «un récit surnuméraire qui donne peut-être sens aux onze autres». <em>Corps du roi</em> se distingue d’abord par le recours à la photographie qui vient influencer les différents régimes de perception des figures. Si <em>Rimbaud le fils</em> a aussi été écrit à partir d’un album photographique, aucune photo ne figurait directement dans le livre. <em>Trois Auteurs</em> présente également le même canevas narratif et formel en donnant à lire des portraits littéraires de Balzac, Cingria et Faulkner. Mais<em> Corps du roi</em> se détache à la fois de<em> Rimbaud le fils</em> et de <em>Trois Auteurs</em> par la diversité des types d’archives convoqués. La photographie (qui convoque la littérature), nous l’avons dit, occupe une place de choix, mais aussi l’épistolaire, le traité de chasse et le quotidien de l’auteur lui-même. Si l’épistolaire et la vie de l’auteur demeurent par extension des types d’<em>archives littéraires</em> évidents, il en va de même mais plus subtilement pour le traité de chasse qui, par son grand âge et son caractère documentaire, finit lui aussi par basculer dans la littérature. Il s’agirait de faire de la littérature à partir du document <em>extralittéraire</em> dans le but de redonner vie à des hommes de lettres oubliés.<br />
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<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Le legs</strong></span></p>
<p>On reconnaît bien l’héritage des nouveaux romanciers, duquel découle l’écriture qui fait la part belle à la mise en abyme de l’écrivain par lui-même, dans le geste même d’écrire autant que dans la mise en scène du personnage écrivain en tant que figure qui réfléchit la littérature. En marge du Nouveau Roman mais à la même époque, on reconnaît aussi cette écriture de la mémoire dont le principal enjeu est un questionnement sur le temps, notion bouleversée dès lors qu’une main tente de l’investir par l’écriture (nous pensons à la difficulté des récits d’après-guerre dont le but est de témoigner d’une mémoire blessée, et d’autant plus fractionnée par le temps qui passe – <em>La route des Flandres</em> de Claude Simon en est un bel exemple). Mais dans cette poursuite du courant caractérisé par des procédés autoreprésentatifs et une reprise du passé par le témoignage, pour produire entre autres un métadiscours sur l’écriture, il faut tout de même reconnaître chez Pierre Michon une certaine émancipation. Car là où, d’abord, le Nouveau Roman a voulu isoler le texte de tout contexte socioculturel déterminé, Pierre Michon, lui, ouvre pleinement et de manière itérative le texte aux imaginaires culturels et plus précisément littéraires. L’auteur initie également une grande réflexion sur la tradition littéraire et ce que nous pourrions nommer un souci de filiation eu égard aux écrivains qui l’ont précédé. En ce sens la reprise du passé moderne n’est pas réalisée dans un but strictement mimétique, elle est ce qui permet à l’écrivain de s’inscrire dans le grand monde des lettres tout en proposant de nouvelles avenues de pensée face à cette époque révolue. Car à suivre Michon, cette époque moderne est bel et bien révolue : l'auteur a souvent affirmé, au détour d’entrevues que l’on ne compte plus, que les écrivains d’aujourd’hui n’égaleront jamais plus les Grands Auteurs d’hier (Joyce, Beckett, Faulkner, etc.) et que le roman, dans sa forme absolue (tel qu’il a été écrit au XIXe siècle et au début du XXe), est un genre fatigué dont il se méfie.<br />
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<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>La chute ou la réhabilitation du mythe</strong></span></p>
<p>À la suite de <em>Vies minuscules</em> (1984), cette croyance a trouvé de plus en plus un sens dans son incarnation au sein des formes brèves et sérielles, tantôt dans la nouvelle ou la chronique, tantôt dans le recueil de portraits ballottant entre le factuel et le fictionnel<a href="#note3a" name="note3">[3]</a>. Cela dit, les récits de Michon se présentent indubitablement comme des <em>passeurs</em>, c’est-à-dire des médiums de transmission d’une culture et des relais entre les imaginaires de la littérature indifféremment rappelés à travers les époques. Figurer l’écrivain devient dès lors pour Michon un impératif contemporain qui modifie la narration moderne tout en représentant les principaux agents qui l’ont édifiée. Mais à cet égard, la fugacité de l’image de l’écrivain dans <em>Corps du roi </em>est pour le moins déconcertante. Relevant à la fois des figures d’un passé avéré, des écrivains souvent élevés au rang de mythes dans nos imaginaires sociaux (de rois dans nos imaginaires de lecteurs michoniens), et des dérives imaginatives du narrateur devant ces figures, l’image de l’écrivain se dessine suivant une double dynamique. Fractionnés dans différentes figures emblématiques qui ont marqué le cours de l’histoire littéraire, disloqués dans la virtuosité de la forme qui soutient l’entreprise narrative, les écrivains de Pierre Michon sont tour à tour repositionnés dans les limites de ce qu’ils ont été et de ce qu’ils sont aujourd’hui dans l’imaginaire d’un lecteur: à la fois des mythes et des hommes. Michon construit l’Écrivain et le déconstruit librement dans un mouvement qui consiste, pourrait-on dire, en une mythification doublée d’une démystification. L’un des paramètres de cette construction est l’utilisation de l’archive, du biographique, de la matière historique, mais on doit considérer qu’un critère second prend rapidement le dessus sur le réel: l’imaginaire. L’imaginaire a fait naître une multitude de formes de récits mythiques depuis les premières configurations du langage, farcis de leurs symboles pleins de culture. D’ailleurs si, pour raconter, nous avons besoin à différents degrés de recourir au réel, nous pouvons néanmoins nous demander ce qu’est en réalité ce réel, si ce n’est l’idée que nous nous en faisons.<br />
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<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Le réel n'est pas impératif, comme on le croit. Ses apparences sont fragiles et son essence est cachée ou inconnue. Sa matière, son origine, son fondement, son devenir sont incertains. Sa complexité est tissée d'incertitudes. D'où son extrême faiblesse devant la sur-réalité formidable du mythe, de la religion, de l'idéologie et même d'une idée</span><a href="#note4a" name="note4">[4]</a>.</p>
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La construction de l’Écrivain opérée dans <em>Corps du roi </em>montre bien que la part biographique dans l’oeuvre ne peut être que relative, d’autant plus qu'elle est précisément détournée par l’affabulation autour de figures maintes fois réifiées. On comprend bien l’allusion qui est faite en ce sens à la doctrine des «deux corps du roi» théorisée par Ernst Kantorowicz (<em>The King’s Two Bodies</em>, 1957), qui repose sur l’idée d’une image royale possédant le pouvoir de gouverner. Michon reprend à son compte cette division des <em>King’s two bodies</em> afin d’éclairer la thèse du pouvoir incontestable de l’image et de la puissance de l’imaginaire rattaché à l’écrivain. À la lumière de ce mouvement, on mesure aussi clairement cette obsession à forger des récits dont les personnages sauront nous rappeler les uns après les autres les «minuscules» et les «majuscules» de ce monde — produit de nos représentations. Alors que les personnages des fictions modernes habitaient des mondes virtuels où le rapport de distance entre réel et fiction tendait à disparaître<a href="#note5a" name="note5">[5]</a>, les «demi-fictions» de Pierre Michon ne se contentent plus seulement de camper des récits au plus près de la réalité des consciences, mais puisent directement dans des figures de la réalité historique pour en faire de vrais personnages. Tandis que l’éclatement des formes narratives traduisait une impressionnante réfutation de la tradition dix-huitiémiste, les recueils de Pierre Michon, qui convoquent différents savoirs artistiques (littéraire, photographique), utilisent la sérialité du recueil de récits brefs pour établir des ponts avec ce qui, de la tradition, mérite sans doute de ne pas être trop rapidement évincé de notre bibliothèque et de nos mémoires.</p>
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<p><a href="#note1" name="note1a">1</a>. À lire «Pierre Michon, roi et bouffon», par Mahigan Lepage, <em>Salon double</em>: <a href="http://salondouble.contemporain.info/lecture/66 ">http://salondouble.contemporain.info/lecture/66 </a><br />
<a href="#note2" name="note2a">2</a>. Voir le Journal | contretemps d’Arnaud Maïsetti: <a target="_blank" rel="nofollow" href="http://www.facebook.com/l.php?u=http%3A%2F%2Fwww.arnaudmaisetti.net%2Fspip%2Fspip.php%3Farticle7&h=10801ijcLZ94cn6cYqmXThiomfQ">http://www.arnaudmaisetti.net/spip/spip.php?article7</a>(consulté le 22 septembre 2010)<br />
<a href="#note3" name="note3a">3</a>. Seul le récit intitulé <em>La Grande Beune</em> se rapproche du genre romanesque en donnant à voir des lieux et des personnages entièrement inventés.<br />
<a href="#note4" name="note4a">4</a>. Edgar Morin, <em>La Méthode, 4. Les idées</em>, Paris, Seuil, 1991, p. 243.<br />
<a href="#note5" name="note5a">5</a>. Sur cette question, voir la réflexion de Thomas Pavel dans<em> L'art de l'éloignement, Essai sur l'imagination classique</em>, Paris, Gallimard (coll. «folio essais [inédit]»), 1996.</p>
http://salondouble.contemporain.info/lecture/ces-illusions-de-memoire-a-ecrire#commentsArchivesBARTHES, RolandCHAR, RenéFiliationFranceImaginaireMICHON, PierreMORIN, EdgarMythologie PAVEL, ThomasSérialitéRécit(s)Tue, 28 Jul 2009 13:09:33 +0000Annie Rioux142 at http://salondouble.contemporain.infoL'imagination en matière de navigation
http://salondouble.contemporain.info/lecture/limagination-en-matiere-de-navigation
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<a href="/equipe/marcotte-josee">Marcotte, Josée</a> </div>
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<a href="/biblio/du-bon-usage-des-etoiles">Du bon usage des étoiles </a> </div>
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<!--break--><!--break--><p>Même si l’éclatement textuel incarne l’une des diverses avenues expérimentales de la littérature contemporaine, le caractère éclaté du premier roman de Dominique Fortier, <em>Du bon usage des étoiles</em>, peut, lors d’un premier contact, dérouter son lecteur. Ce dernier avait pourtant été averti, la quatrième de couverture lui mentionnant qu’un objet littéraire singulier se trouvait entre ses mains: «un patchwork qui mêle avec bonheur le roman au journal, l’histoire, la poésie, le théâtre, le récit d’aventure, le traité scientifique et la recette d’un plum-pudding réussi».</p>
<p><em>Du bon usage des étoiles </em>renferme une double quête mythique. La première est celle des navires Terror et Erebus, sous le commandement des capitaines Francis Crozier et John Franklin. Menée entre 1845 et 1848, cette expédition qui devait percer à jour le mythique passage du Nord-Ouest, pour la gloire de l’Angleterre, se termine fatalement dans l’immensité glaciaire. C’est à partir de ce cadre historique précis que Dominique Fortier élabore sa première œuvre de fiction. La deuxième quête est celle des multiples personnages: les commandants Crozier et Franklin, Adam et les matelots, les femmes demeurées sur la terre ferme, Lady Jane Franklin et Lady Sophia. Il s’agit d’un voyage immobile où chacun tente de donner un sens à sa vie, pourchassant la transcendante vérité en soi et en l’Autre.</p>
<p>Alors que les deux quêtes s’entremêlent (de soi et du passage), les éléments factuels et la fiction font de même. L’œuvre oscille entre narration omnisciente, poésie narrative, extraits de journaux de Crozier et de Franklin, entrées de dictionnaires, psaumes bibliques, partition de musique (Jean-Sébastien Bach, «Das Wohltemperierte Klavier. Praeludium I»), complainte («Complainte de Lady Franklin (air populaire)»), recette (d’un plum-pudding), menu (celui de la réception de Noël de Lady Jane), pièce de théâtre («Le Voyage dans la Lune», adaptation dramatique des <em>États et Empires de la Lune</em> d’Hector Savinien de Cyrano de Bergerac) et poème (extrait de <em>The Veils</em> d’Eleanor Porden). Aussi, l’éclatement textuel et sa narrativité déroutante participent grandement de cette logique éclatée, où les individus représentés cherchent des points de repère.</p>
<p>Les étoiles demeurent l’outil d’orientation le plus probant pour les marins – le ciel incarnant alors la seule réalité à observer et à analyser afin d’arriver à bon port. Mais qu’arrive-t-il lorsque nous ne savons même pas quel port convoiter? Lorsque le but à atteindre nous est encore inconnu, que nous sommes en quête d’une quête – comme cette Sophia qui veut donner un sens à sa vie – ou que nous devons trouver les ressources pour tout simplement continuer d’avancer… Alors que la jeune Sophia est de plus en plus désoeuvrée, pour les matelots, l’objectif à atteindre apparaît de plus en plus fuyant, voire chimérique, et ceux-ci cherchent à l’intérieur d’eux-mêmes une vérité à laquelle se raccrocher qui leur amènerait la paix.</p>
<p>Quand Sophia demande à Francis Crozier de discourir sur les étoiles, ce dernier lui confie :<br />
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<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Quand j’étais petit, commença-t-il sans la regarder, nous avions à la maison trois livres : la Bible, un almanach écorné et un vieil ouvrage d’astronomie récupéré de je ne sais où, auquel il manquait la moitié des pages. Ainsi, après avoir appris à reconnaître Orion, Cassiopée, la Grande et la Petite Ourses, j’ai dû me résoudre à inventer le reste. De la fenêtre de ma chambre sous les combles, je distinguais dans le ciel noir la constellation du cochon, celle de la Poule et celle de l’Épi de Blé. Il y avait aussi Mr. Pincher, le forgeron du village, avec son nez crochu, le Hibou et la Chaise percée. (p. 203-204)<br />
</span></p>
<p>Au-delà de la réalité, la fabulation nous permet d’avancer. C’est dans cette perspective qu’à la fin du roman, Sophia fait une double découverte : elle réalise qu’elle est amoureuse de Crozier, que son destin est inexorablement lié au sien, un soir où, admirant la voûte étoilée, elle y découvre la constellation de la Chaise percée, cette pure invention de Crozier. De la fabulation naît la vérité cachée au cœur de la jeune femme. Sophia s’abandonne alors à l’imagination, elle scrute le ciel à la recherche d’autres constellations inventées, et elle réorganise les étoiles. Cet amour apparaît donc à Sophia (trop tard) en même temps que les plaisirs de l’action imaginante.<br />
</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">On veut toujours que l’imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. S’il n’y a pas de changement d’images, union inattendue des images, il n’y a pas d’imagination, il n’y a pas d’action imaginante<a name="note1" href="#note1a">[1]</a>.</span></p>
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L’opération à laquelle se livre Sophia n’est pas si différente de celle du lecteur qui explore <em>Du bon usage des étoiles</em>, ce dernier réorganisant les différents fragments de l’oeuvre afin de produire du sens.</p>
<p>Après coup, cette œuvre n’est pas si déconcertante. Sur les cartes de Lady Jane Franklin, les «îles et péninsules réels ou imaginaires» (p. 340) se fondent finalement en un tout. Le lecteur, consentant, a participé au voyage qui lui était proposé, il l’a accepté en entier. Il a vogué sur les pages à la recherche de ses propres points de repère, où les éclats textuels incarnent autant de vagues. Il a découvert ce fil, qui a bien l’apparence d’une conclusion: <em>Du bon usage des étoiles</em> opère une valorisation de la fabulation comme outil probant dans la quête de soi et d’une paix intérieure. L’imagination et la poésie, en matière de navigation, ne se soldent pas par une catastrophe, mais nous entraînent ailleurs, un ailleurs plus près de soi et de l’Autre.<br />
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<p><a name="note1a" href="#note1">1</a> Gaston Bachelard, <em>L'Air et les songes. Essai sur l'imagination en mouvement</em>, Paris, José Corti (Rien de commun), 1994 [1938], p. 7.</p>
http://salondouble.contemporain.info/lecture/limagination-en-matiere-de-navigation#commentsBACHELARD, GastonÉclatement textuelEspaceFabulationFORTIER, DominiqueImaginaireQuébecRomanThu, 23 Apr 2009 13:09:00 +0000Josée Marcotte103 at http://salondouble.contemporain.info