Salon double - Indicibilité http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/301/0 fr Traces, tracés, trajets: itinéraires d'un fils en deuil http://salondouble.contemporain.info/lecture/traces-traces-trajets-itineraires-dun-fils-en-deuil <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/merel-fabienne">Mérel, Fabienne</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/ce-matin">Ce matin</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Une filiation en question</strong></span></p> <p>Dominique Viart a montr&eacute; que le r&eacute;cit contemporain prend souvent la forme d&rsquo;une introspection, particuli&egrave;rement lorsque le sujet se met en qu&ecirc;te d&rsquo;une filiation<a href="#note1a">[1]</a>. <em>Ce matin</em> s&rsquo;inscrit bien dans cette voie puisque la mort de la m&egrave;re oblige le narrateur &agrave; effectuer un retour parmi les siens et &agrave; renouer des liens distendus avec cette m&egrave;re, f&ucirc;t-elle morte. Cependant, g&eacute;n&eacute;ralement, le r&eacute;cit de filiation tente de retrouver une continuit&eacute;, &agrave; tout le moins des points de convergence, avec les ascendants; ici, au contraire, il enregistre la rupture et les divergences qui s&eacute;parent irr&eacute;m&eacute;diablement le personnage principal de sa famille. L&rsquo;accident, dont le r&eacute;cit retranscrit en son sein les d&eacute;finitions aussi s&egrave;ches que significatives du dictionnaire (p.85), est certes un &laquo;&eacute;v&eacute;nement fortuit et impr&eacute;visible&raquo;, entra&icirc;nant d&eacute;g&acirc;ts et malheurs, mais il constitue avant tout une circonstance r&eacute;v&eacute;latrice qui donne &agrave; voir, de fa&ccedil;on brutale et &eacute;clatante, la s&eacute;paration d&eacute;j&agrave; advenue d&rsquo;avec la m&egrave;re et la fracture qui brise le <em>continuum</em> familial. L&rsquo;accident ne fait qu&rsquo;accentuer la d&eacute;composition avanc&eacute;e de la filiation et la valider. C&rsquo;est pourquoi le narrateur refuse de s&rsquo;&eacute;pancher, de communiquer sa peine &agrave; cet entourage si lointain; l&rsquo;expression de l&rsquo;affliction est r&eacute;serv&eacute;e au monologue int&eacute;rieur.</p> <p>L&rsquo;&eacute;loignement ancien d&rsquo;avec la m&egrave;re n&rsquo;emp&ecirc;che pas le narrateur d&rsquo;&eacute;prouver, &agrave; sa disparition, une vive douleur car il reste <em>son</em> fils, c&rsquo;est-&agrave;-dire qu&rsquo;il se sait attach&eacute; &agrave; elle par un lien intime impossible &agrave; d&eacute;nouer tout &agrave; fait, lien d&rsquo;appartenance quand m&ecirc;me rappel&eacute; &agrave; plusieurs reprises, et comme avec stup&eacute;faction, par l&rsquo;emploi en italiques du possessif &laquo;<em>ma</em> m&egrave;re&raquo;. Une des fonctions de l&rsquo;&eacute;criture, dans ce roman, est du reste d&rsquo;approcher, d&rsquo;&eacute;baucher une figure maternelle. Les traits de celle-ci les plus directement saisissables par le lecteur sont ceux de la morte qui g&icirc;t au fun&eacute;rarium. Il y a dans la description du visage d&eacute;figur&eacute; de l&rsquo;accident&eacute;e une violence qui atteint au plus pr&egrave;s l&rsquo;&eacute;tranget&eacute; de la mort, et qui redouble celle de la m&egrave;re pour le narrateur. Le r&eacute;cit montre alors que la mort, loin d&rsquo;&ecirc;tre une question m&eacute;taphysique ou po&eacute;tique, est plus que toute autre chose une confrontation du vivant &agrave; son aspect le plus mat&eacute;riel, le plus concret: &laquo;La mort des gens, c&rsquo;est d&rsquo;abord un corps. Un corps &agrave; g&eacute;rer&raquo; (p.64). Mais la d&eacute;pouille informe brouille d&eacute;finitivement l&rsquo;identit&eacute; de la m&egrave;re si mal connue du narrateur.</p> <p>Nonobstant, dans sa volont&eacute; de cerner raisonnablement l&rsquo;incompr&eacute;hensibilit&eacute; de la disparition accidentelle, celui-ci essaie, &agrave; plusieurs reprises, de retracer le trajet fatal qui, au petit matin, m&egrave;ne la m&egrave;re &agrave; sa mort. Mais l&rsquo;&eacute;criture a beau, par la focalisation interne, imaginer les derniers instants et les perceptions maternelles, elle bute contre le myst&egrave;re &laquo;de ce qui a eu lieu dans le lieu&raquo; et dont le corps demeure le seul souvenir tangible et muet (p.78). De m&ecirc;me, ce corps, bien qu&rsquo;inanim&eacute; et d&eacute;natur&eacute;, para&icirc;t, par sa pr&eacute;sence, suppl&eacute;er &agrave; l&rsquo;absence durable de la m&egrave;re &agrave; laquelle le narrateur s&rsquo;&eacute;tait habitu&eacute;. Pourtant, l&rsquo;incin&eacute;ration, choisie par les deux enfants de l&rsquo;accident&eacute;e, non seulement d&eacute;sagr&egrave;ge la mati&egrave;re, la rendant d&eacute;finitivement inaccessible, mais dissout &eacute;galement l&rsquo;identit&eacute; de cette femme. Ses secrets restent intacts&nbsp; &ndash; le narrateur, d&rsquo;ailleurs, ne souhaite pas les &eacute;luder, parce que, pense-t-il, il n&rsquo;y a &laquo;rien &agrave; savoir. Rien &agrave; trouver&raquo; (p.148). Sans doute quelques pi&egrave;ces du puzzle identitaire apparaissent-elles &ccedil;&agrave; et l&agrave;, mais toujours incompl&egrave;tes ou inexpliqu&eacute;es: un certificat m&eacute;dical&nbsp; ancien signalant les traces d&rsquo;une agression physique, un journal intime qui tourne court, un message t&eacute;l&eacute;phonique obscur laiss&eacute; par une amie de la m&egrave;re. Le roman &eacute;parpille, comme des cendres, les &eacute;l&eacute;ments de la biographie maternelle, n&eacute;cessairement lacunaire. La fragmentation textuelle atteste de l&rsquo;&eacute;nigme ontologique que la filiation n&rsquo;autorise pas &agrave; forcer. </p> <p> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Une vision apor&eacute;tique<br /> </strong></span><br /> Il est vain, pour le r&eacute;cit, de viser &agrave; la transparence, autant dans sa saisie de l&rsquo;identit&eacute; maternelle que dans la perception incertaine que le narrateur a de lui-m&ecirc;me et du monde. Ainsi, co&iuml;ncide avec cet &eacute;pisode dramatique la d&eacute;couverte par le narrateur de l&rsquo;utilisation de lentilles oculaires. Son premier mouvement enthousiaste le porte &agrave; croire qu&rsquo;il acc&egrave;de enfin &agrave; une meilleure vision du monde, une &laquo;clart&eacute; sur toute la ligne d&rsquo;horizon&raquo; (p.45). Pourtant, l&rsquo;&eacute;v&egrave;nement accidentel et ses suites vont l&rsquo;obliger &agrave; r&eacute;viser cette impression. De fait, son regard oscille contin&ucirc;ment entre acuit&eacute; et myopie. D&rsquo;un c&ocirc;t&eacute;, le narrateur observe avec lucidit&eacute; le microcosme familial, l&rsquo;univers confin&eacute;, immuable, m&eacute;diocre de ses grands parents; il per&ccedil;oit leurs regards fuyants, vides, et le pouvoir destructeur de leur &eacute;troitesse d&rsquo;esprit. Pareillement, le personnage appr&eacute;hende certaines aberrations du monde moderne, la laideur des p&eacute;riph&eacute;ries urbaines, la soci&eacute;t&eacute; de consommation, la commercialisation de la mort. Pourtant, d&rsquo;un autre c&ocirc;t&eacute;, la vision corrig&eacute;e ne saurait abolir la distance qui s&eacute;pare le narrateur de ses proches, ni &eacute;claircir leur opacit&eacute;. Comme la m&egrave;re, les figures du p&egrave;re ou de la s&oelig;ur n&rsquo;offrent au regard que des contours flous. L&rsquo;espace et les anonymes qui entourent l&rsquo;endeuill&eacute; deviennent eux aussi indistincts (p.139). Enfin, les verres de contact donnent provisoirement l&rsquo;illusion au narrateur de se voir tel qu&rsquo;il est; mais, au bout du compte, lorsqu&rsquo;il se regarde dans le miroir, l&rsquo;&oelig;il nu, il retrouve ses propres traits estomp&eacute;s, &laquo;un vaste brouillard qui remplace le visage, une brume qui ne figure rien&raquo; (p.125). L&agrave; encore, avec ou sans loupe grossissante, l&rsquo;identit&eacute; se d&eacute;robe.</p> <p>&nbsp;<br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Une topographie signifiante</strong></span></p> <p>A d&eacute;faut d&rsquo;&eacute;tablir avec certitude la nature de la relation &agrave; soi-m&ecirc;me et aux autres, le r&eacute;cit, en suivant les routes qui m&egrave;nent le narrateur en diff&eacute;rents points de l&rsquo;hexagone, retrace le parcours d&rsquo;une vie et fait &eacute;merger les diff&eacute;rentes strates qui composent l&rsquo;individu. L&rsquo;itin&eacute;raire du fils en deuil passe ainsi par trois villes: Paris, Sens, Les Sables-d&rsquo;Olonne. Cette g&eacute;ographie intime s&rsquo;organise en r&eacute;alit&eacute; suivant une opposition topique entre la Province et la capitale, entre les lieux de l&rsquo;enfance, de l&rsquo;adolescence et celui de l&rsquo;&acirc;ge adulte. </p> <p>Paris, contrairement aux <em>topo&iuml;</em> des romans d&rsquo;apprentissage, n&rsquo;est pas un espace d&eacute;ceptif ou une ville ind&eacute;chiffrable. Il est, pour le narrateur qui y habite, un monde circonscrit rassurant, hors de prise de la famille provinciale. Des &eacute;l&eacute;ments embl&eacute;matiques de la capitale, &eacute;voqu&eacute;s de fa&ccedil;on &eacute;parse (terrasses de caf&eacute;, jardin public, bouquiniste), contribuent &agrave; cr&eacute;er une atmosph&egrave;re sereine, dans laquelle sont favoris&eacute;es la lecture et les relations amicales. Si la mort de la m&egrave;re fait irruption dans cet espace et en rend temporairement les b&eacute;n&eacute;fices caducs, au terme du r&eacute;cit, les d&eacute;marches fun&eacute;raires finies, le retour dans la capitale appara&icirc;t comme une possibilit&eacute;, m&ecirc;me pr&eacute;caire et fragile, de renouer avec soi.</p> <p>&Agrave; l&rsquo;oppos&eacute;, Les Sables-d&rsquo;Olonne, o&ugrave; vivent la m&egrave;re et les grands-parents, est &laquo;la ville fant&ocirc;me&raquo; (p.57) mal d&eacute;limit&eacute;e. C&rsquo;est le lieu de l&rsquo;enfance et de l&rsquo;adolescence sans enchantement, l&rsquo;&eacute;cueil o&ugrave; viennent s&rsquo;&eacute;chouer ceux qui sont en mal d&rsquo;&eacute;vasion. La ville, par sa laideur, par la duret&eacute; du b&eacute;ton qui sature son espace, mais aussi &agrave; cause de &laquo;l&rsquo;oc&eacute;an, la plage, [l]e soleil radieux qui &eacute;puise&raquo; (p.141), d&eacute;ploie toutes sortes de signes hostiles qui se surajoutent au marquage mortif&egrave;re, puisque Les Sables-d&rsquo;Olonne est le cadre de l&rsquo;accident et&nbsp; des obs&egrave;ques. Les cendres de la m&egrave;re, r&eacute;pandues &laquo;sur les rochers noirs, au bord de l&rsquo;Atlantique en tumulte&raquo; (p.145), ne paraissent pas pouvoir &eacute;chapper &agrave; cet espace sinistre.</p> <p>L&rsquo;autre ville de l&rsquo;adolescence, Sens, est lieu de passage &agrave; partir duquel il est possible de fuir pour Paris. Certes, il s&rsquo;agit du pays natal de la m&egrave;re et de ses illusions perdues, d&rsquo;une ville morne, mais, pour le narrateur, c&rsquo;est aussi un lieu marqu&eacute; par un certain h&eacute;ritage litt&eacute;raire: c&rsquo;est l&agrave; qu&rsquo;Albert Camus est mort dans un accident de voiture &ndash; l&rsquo;&eacute;pisode, r&eacute;v&eacute;lant par anticipation la brutalit&eacute; inconcevable de la mort accidentelle, ouvre le roman &ndash;; c&rsquo;est dans un lyc&eacute;e s&eacute;nonais que le narrateur est initi&eacute; &agrave; son &oelig;uvre &ndash; <em>Ce matin</em> partage d&rsquo;ailleurs avec <em>L&rsquo;Etranger</em> sa situation initiale, son monologue int&eacute;rieur et sa sobri&eacute;t&eacute; stylistique &ndash;; enfin, c&rsquo;est de Sens que Mallarm&eacute; est parti &agrave; la recherche d&rsquo;un Ailleurs po&eacute;tique. Toutefois, ces r&eacute;f&eacute;rences culturelles sont discr&egrave;tes. L&rsquo;&eacute;crivain reste humble, mais libre aussi, faisant entendre sa voix singuli&egrave;re.</p> <p>Pour formuler l&rsquo;impensable et l&rsquo;indicible de la mort, pour dire l&rsquo;incertitude identitaire, cette voix choisit une &eacute;criture qui refuse toute emphase. La phrase est courte, souvent nominale, pr&eacute;f&egrave;re le pronom&nbsp; &laquo;on&raquo; au &laquo;je&raquo;. Mais les &eacute;nonc&eacute;s n&rsquo;en sont pas moins charg&eacute;s de l&rsquo;affectivit&eacute; du narrateur : sous une apparente distance, il livre la force de ses &eacute;motions. L&rsquo;&eacute;conomie verbale redonne aux mots tout leur sens, voire toute leur violence. Cette forme de minimalisme, associ&eacute;e &agrave; la bri&egrave;vet&eacute; des chapitres, reconstitue la perception imm&eacute;diate des faits par le narrateur, leur soudainet&eacute;. Le lecteur c&egrave;de, &agrave; son tour, au sentiment d&rsquo;urgence, et, le souffle coup&eacute;, lit d&rsquo;une traite ce voyage au bout du deuil. </p> <p><a href="#note1a"><br /> </a><a name="note1a" href="#note1">1</a> Voir notamment, en collaboration avec B. Vercier, <em>La Litt&eacute;rature fran&ccedil;aise au pr&eacute;sent. H&eacute;ritage, modernit&eacute;, mutations</em>, Paris, Bordas, 2005, premi&egrave;re partie, chapitre 3, &laquo;R&eacute;cits de filiation&raquo;, p.76-98.</p> <p></p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/traces-traces-trajets-itineraires-dun-fils-en-deuil#comments Deuil Filiation France Indicibilité Intertextualité RONGIER, Sébastien VIART, Dominique et VERCIER, Bruno Roman Tue, 14 Apr 2009 13:49:12 +0000 Fabienne Mérel 105 at http://salondouble.contemporain.info