Salon double - Mémoire http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/303/0 fr Un roman français : un phénomène de réminiscence planifié http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-roman-fran-ais-un-ph-nom-ne-de-r-miniscence-planifi <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/gauthier-melissajane">Gauthier, MélissaJane</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/un-roman-francais">Un roman français</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>«Je vous préviens&nbsp;: si vous ne me libérez pas tout de suite, j’écris un livre» (p.122).<em> Un roman français</em> en est la preuve&nbsp;: la menace a été exécutée. C’est à la suite d’une garde à vue, après que Beigbeder a été appréhendé pour consommation de drogue sur la voie publique, que le célèbre auteur écrit et publie le livre qui m’intéresse ici. Ce roman, dont la forme se serait esquissée dans la «cage» qui tenait l’écrivain prisonnier, se construit de façon à imiter le flot des pensées de ce dernier, celles-ci étant entrecoupées d’épisodes d’interrogatoires, de terreurs <em>claustrophobiques</em>, des divers déplacements du claustré, etc.: «J’aurais donné n’importe quoi pour un livre ou un somnifère. N’ayant ni l’un ni l’autre, j’ai commencé d’écrire ceci dans ma tête, sans stylo, les yeux fermés. Je souhaite que ce livre vous permette de vous évader autant que moi cette nuit-là» (p.15). Toutefois, quoique l’écriture du roman ait été entamée lors de la première nuit d’enfermement de l’auteur, celle-ci ne se termine qu’au terme de quelques jours, la garde à vue de Beigbeder ayant été prolongée. Le narrateur cherche en quelque sorte à faire croire qu’il construit son récit suivant le flux des résurgences du passé dans sa mémoire défaillante. En effet, les souvenirs qui sont évoqués suivent un certain ordre, plus ou moins cohérent, qui semble soumis au hasardeux voyage de Beigbeder dans son enfance oubliée. Néanmoins, il ne s’agit là que d’une reconstruction planifiée, soit faussement aléatoire, l’écriture du texte ne souffrant pas des failles d’un travail mémoriel ni des ruptures lui étant caractéristiques.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Un détour par l’autofiction&nbsp;</strong></span><br /><br />Bien que le pacte générique conclu avec le lecteur d’<em>Un roman français</em> soit romanesque, la page couverture portant la mention «roman», l’auteur joue avec ce pacte en employant, à plus d’une reprise, les termes «autobiographie», «autobiographique» et «autobiographe»&nbsp;pour aborder son propre texte: «Si j’ose me citer – et dans un texte autobiographique, chercher à éviter le nombrilisme serait ajouter le ridicule à la prétention […]» (p.22);&nbsp;«C’est à Bali qu’a débuté ma carrière d’autobiographe» (p.139); «C’est pour cela que j’aime l’autobiographie: il me semble qu’il y a, enfouie en nous, une aventure qui ne demande qu’à être découverte […]» (p.269).<br /><br />Certes, quelques-uns, dont Philippe Vilain dans son article «L’égo beigbederien», ont déjà qualifié l’œuvre de l’auteur de «pratique autofictionnelle» (Vilain, 2008, p.59), en raison notamment des nombreuses références – plus ou moins explicites selon la connaissance du lecteur de l’existence de l’écrivain – que Beigbeder fait à sa propre vie. Cependant, c’est la toute première fois que l’auteur s’assume narrateur-personnage de l’un de ses textes<a href="#note1a"><strong>[1]</strong></a><a name="note1"></a>. Doubrovsky, par le biais de Lejeune, nous rappelle qu’il s’agit là de la condition <em>sine qua non</em> pour que l’on puisse qualifier un texte d’autofiction:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p><br /><span style="color:#808080;">Aujourd’hui encore, il y a une confusion chez certains critiques entre roman autobiographique, autofiction, récit personnel… On tourne autour du mot, mais je crois que Philippe Lejeune l’a dit avec justesse&nbsp;: il faut que le nom propre de l’écrivain soit le nom du personnage. C’est tout ou rien, il n’y a pas de solution intermédiaire… (Doubrovsky, 2007, p.59)</span></p> </blockquote> <p><br />Ce qui est intéressant dans <em>Un roman français</em>, c’est la réflexion de l’auteur sur sa propre démarche d’écriture en ce qui a trait à son passé, réflexion qui s’étend alors à l’écriture dite «autobiographique». Selon Doubrovsky, «[l]’autofiction, c’est le moyen d’essayer de rattraper, de recréer, de refaçonner dans un texte, dans une écriture, des expériences vécues, de sa propre vie qui ne sont en aucune manière une reproduction, une photographie… C’est littéralement et littérairement une <em>réinvention</em>» (Doubrovsky, 2007, p.64). Cette idée de réinvention, Beigbeder en fait mention alors que le récit tire à sa fin:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p><br /><span style="color:#808080;">Ce qui est narré ici n’est pas forcément la réalité mais mon enfance telle que je l’ai perçue et reconstituée en tâtonnant. Chacun a des souvenirs différents. Cette enfance réinventée, ce passé recréé, c’est ma seule vérité désormais. Ce qui est écrit devenant vrai, ce roman raconte ma vie véritable, qui ne changera plus, et qu’à compter d’aujourd’hui je vais cesser d’oublier. J’ai rangé ici mes souvenirs comme dans une armoire. Ils ne bougeront plus d’ici. Je ne les verrai plus autrement qu’avec ces mots, ces images, dans cet ordre […]. (p.268)</span></p> </blockquote> <p><br />Tout le long du texte, il y a ce jeu entre réel et imaginaire, réalité et fiction. L’auteur remet sans cesse en doute ces notions, se demandant continuellement si ce qu’il raconte relève bel et bien de souvenirs réels ou s’il reconstitue, réinvente, imagine…:&nbsp;«Ai-je vécu cela ou suis-je en train d’effectuer une reconstitution historique de moi-même&nbsp;?» (p.114-115) Doubrovsky souligne que «[d]e toute façon, on se réinvente sa vie quand on se la remémore» (Doubrovsky, 2010, p.393). Selon le désormais célèbre auteur et critique, il ne saurait y avoir d’insurmontable fossé entre roman et pratique autobiographique puisqu’«[a]ucune mémoire n’est complète ni fiable […]», il n’y a que «faux souvenirs, souvenirs-écrans, souvenirs tronqués ou remaniés selon les besoins de la cause» (Doubrovsky, 2010, p.391).<br /><br />Toutefois le fait de réaliser le récit de ses origines n’implique pas seulement le narrateur. «On reproche parfois à l’autofiction de favoriser le narcissisme, l’autisme… Ce n’est pas vrai. Ainsi que le disait Camille Laurens, quand on parle de soi, on parle aussi forcément des autres» (Doubrovksy, 2007, p.65). Ainsi, Beigbeder doit aborder l’existence de tous ceux qui ont étroitement fait partie de sa vie, les membres de sa famille plus particulièrement. Bien qu’il affirme avoir&nbsp;«horreur des règlements de compte familiaux, des autobiographies trop exhibitionnistes, des psychanalyses déguisées en livres et des lavages de linge sale en public» (p.56), cela ne l’empêche pas d’écrire un texte qui implique d’autres vies que la sienne, notamment celle de son frère, de ses parents et de ses grands-parents. Il décrit, à travers divers moments de leur existence respective, l’histoire de ceux-ci: les «héros anonymes&nbsp;d’un courage inouï» (p.87) qu’ont été ses grands-parents durant la Seconde Guerre mondiale alors qu’ils ont aidé une famille de Juifs à se protéger de la menace nazie; les amoureux attendrissants qu’ont été ses parents à leurs débuts; les rôles de modèle et d’ennemi qu’a endossés son frère en alternance tout le long de sa vie, ce frère à l’opposé de qui le narrateur s’est forgé dans le seul et unique but d’en être le parfait contraire. Malgré son intrusion impudique dans la vie de ses proches, Beigbeder prend tout de même soin de mentionner que la <em>vérité</em> qui est relatée dans le récit ne relève que de lui: «Je suppose que toute vie a autant de versions que de narrateurs: chacun possède sa vérité; précisons d’emblée que ce récit n’exposera que la mienne» (p.57).<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>L’amnésie: une capacité ou une fatalité?</strong></span><br /><br />Ce jeu que je viens tout juste d’aborder entre réel et imaginaire, réalité et fiction, prend tout son sens, dans <em>Un roman français</em>, dans cette simple phrase: «Mon enfance est à réinventer&nbsp;: l’enfance est un roman» (p.135). La raison pour laquelle l’enfance est ici à imaginer tient dans l’amnésie du narrateur qui semble avoir complètement oublié les quinze premières années de sa vie: «Le seul moyen de savoir ce qui s’est passé dans ma vie entre le 21 septembre 1965 et le 21 septembre 1980, c’est de l’inventer» (p.135).<br /><br />Cependant, la notion même d’amnésie relève, pour le narrateur, d’une conception quelque peu ambivalente. D’une part, Beigbeder affirme que l’amnésie le frappe sans qu’il ne puisse y faire quoi que ce soit, que c’est une forme de fatalité. Alors, «[son] seul espoir, en entamant ce plongeon, est que l’écriture ranime la mémoire[,] [r]anime le souvenir» (p.21). D’autre part toutefois, il témoigne du caractère salvateur de l’amnésie: «J’ai développé une <em>capacité </em>surhumaine d’oubli, comme un <em>don</em>: l’amnésie comme talent précoce et stratégie de survie» (p.236 ; j’ai mis en italique).<br /><br />En plus de cette position plus ou moins paradoxale face à ses propres pertes de mémoire, le narrateur se contredit par rapport à sa vision globale de l’amnésie. D’un côté, il soutient ceci: «je ne mens pas par omission […]; je suis désert» (p.17). D’un autre côté, il déclare que «l’amnésie est un mensonge par omission». Puis, comme pour brouiller davantage ce concept, il révèle, en traitant alors de l’oubli qui rompait le lien avec ses souvenirs d’enfance,&nbsp;qu’il «&nbsp;étai[t] enfermé dans un mensonge&nbsp;» (p.238).<br /><br />De nombreuses hypothèses ponctuent d’ailleurs le texte en ce qui concerne l’amnésie en soi ou les raisons des pertes de mémoire du narrateur. Celui-ci se remet souvent en doute: «Il est possible que j’aie cru être amnésique alors que j’étais juste un paresseux sans imagination» (p.135). Cette amnésie, qu’elle soit volontaire ou non, qu’elle relève d’une faculté ou soit imposée comme une fatalité, est ce qui constitue la source même du récit de Beigbeder, ce dernier ayant imaginé son enfance pour combler les trous: «Toutes les enfances ne sont peut-être pas des romans mais la mienne en est un» (p.231). L’auteur, avec toute la charge de signification que cela suppose, nous raconte sa vie «[t]elle qu[’il l’a] vécue: un roman français» (quatrième de couverture). &nbsp;<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Le (prétendu) miracle de l’écriture</strong></span><br /><br />Dès le départ, le dénouement du récit est prévisible: «Je prie pour que le miracle advienne ici, et que mon passé se développe petit à petit dans ce livre, à la façon d’un polaroïd» (p.22). Puisqu’il y a un récit, le lecteur se doute d’emblée que le texte révèlera au narrateur ses souvenirs oubliés. Ceux qui connaissent les romans de Beigbeder ne sauraient être surpris de ce manque de raffinement qui caractérise la démarche entamée dans le texte. Il n’est effectivement pas rare que les narrateurs mis en scène par l’écrivain manipulent leur histoire de façon à créer certains effets, à «contrôler» en quelque sorte la réception du lecteur<a href="#note2a" name="note2"><strong>[2]</strong></a>: les narrateurs cherchent ainsi à choquer ou à insulter, à inspirer la pitié ou la compassion, à susciter le mépris ou le dégout, à séduire, à repousser, à faire réfléchir…, et ce, en mettant de l’avant, plus ou moins explicitement, les stratégies employées dans le but d’obtenir les effets recherchés. Alors, lorsque le narrateur affirme que l’«écriture possède un pouvoir surnaturel» (p.21) et aborde les phénomènes de réminiscences involontaires qui ont frappé certains auteurs, dont Proust, le lecteur sait d’avance ce qui adviendra. Certains clins d’œil de la part de l’auteur confirme cette idée de <em>stratégie</em>:&nbsp;«(Note de l’auteur de moins en moins amnésique à mesure que son récit approche de son dénouement)» (p.214).<br /><br /><em>Un roman français</em> est alors ponctué de résurgences diverses, de souvenirs qui réapparaissent comme des «boomerang[s] spatio-temporel[s]» (p.175). Le simple fait d’être enfermé semble permettre le retour du passé oublié, «il suffit d’être en prison et l’enfance remonte à la surface» (p.46). Même s’il affirme à de nombreuses reprises que rien ne lui revient jamais, que son enfance demeure une énigme, que ses souvenirs relèvent du domaine de l’inaccessible, le narrateur parvient à recoller les morceaux du «puzzle» (p.174). Il suffisait de le priver de sa liberté: «Tapez sur la tête d’un écrivain, il n’en sort rien. Enfermez-le, il recouvre la mémoire» (p.128).<br /><br />Si l’on pouvait classifier, en suivant l’idée de Doubrovsky, les auteurs en deux types, soit les écrivains «à programme» et ceux «à processus», Beigbeder se classerait certes lui-même dans la seconde catégorie, qui ne peut toutefois l’accueillir. L’écrivain à programme planifie son œuvre alors que l’écrivain à processus se laisse guider par elle, «les mots avec lesquels ce récit est écrit surgiss[ant] d’eux-mêmes, […] s’appel[ant] les uns les autres par consonance» (Doubrovsky, 2010, p.389). Le titre de cette lecture, «<em>Un roman français</em>: un phénomène de réminiscence planifié», est représentatif de cette erreur de classement, Beigbeder étant un faux écrivain à processus, donnant à son texte l’apparence d’un flot de pensées spontané et irréfléchi alors que celui-ci est organisé et calculé.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p><br />J’hallucine. Je lui cite la seule phrase de Giono dont je me souvienne&nbsp;: «&nbsp;Mon livre est fini, je n’ai plus qu’à l’écrire.&nbsp;» Elle résume bien ma situation présente. Le flic me vante l’influence de la privation de liberté sur l’écriture romanesque. Je le remercie pour l’étroitesse des conditions de ma garde à vue, qui contribue effectivement à épanouir mon imaginaire. (p.93)</p> </blockquote> <p><br />C’est en effet l’imaginaire de Beigbeder, et non sa mémoire, qui semble au final sous-tendre l’écriture d’<em>Un roman français</em>. «Tapez sur la tête d’un écrivain, il n’en sort rien. Enfermez-le» (p.128), il écrit un roman.</p> <p>&nbsp;</p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p><br />BEIGBEDER, Frédéric (2009). <em>Un roman français</em>, Paris, Grasset, 281 p.<br />BEIGBEDER, Frédéric (2000). <em>99 F</em>, Paris, Gallimard, collection «&nbsp;folio&nbsp;», 304 p.<br />BEIGBEDER, Frédéric (1997). <em>L’Amour dure trois ans</em>, Paris, Grasset, 194 p.<br />DOUBROVSKY, Serge (2010). «Le dernier moi», dans Claude Burgelin, Isabelle Grell et Roger-Yves Roche (dir.), <em>Autofiction(s). Colloque de Cerisy 2008</em>, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, p.383-393.<br />DOUBROVSKY, Serge (2007).&nbsp;«Les points sur les "i"», dans Jean-Louis Janelle et Catherine Viollet (dir.), <em>Genèse et autofiction</em>, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, p.53-65.<br />VILAIN, Philippe (2008). «L’ego beigbederien», dans Alain-Philippe Durand (dir.), <em>Beigbeder et ses doubles</em>, Amsterdam, Rodopi, p.59-60.</p> <p><strong><a href="#note1">[1]</a><a name="note1a"></a> </strong>Il s’agit en fait de la première fois que Beigbeder s’assume narrateur-personnage de l’un de ses textes si l’on exclut le bref épisode qui conclut L’amour dure trois ans dans lequel Beigbeder affirme clairement ceci&nbsp;: «Marc Marronnier est mort. Je l’ai tué. À partir de maintenant il n’y a plus que moi ici et moi je m’appelle Frédéric Beigbeder.» (Beigbeder, 1997, p.193)</p> <p><a href="#note2"><strong>[2]</strong></a><a name="note2a"></a> <em>99 F</em> est sans doute le meilleur exemple. Octave, le narrateur, y met de l’avant toutes les stratégies, notamment de manipulation, qu’il emploie, entre autres par rapport à sa démarche d’écriture.</p> <p><br /><br />*<em>Ce texte intègre l’orthographe recommandée (ou nouvelle orthographe).</em><br />&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-roman-fran-ais-un-ph-nom-ne-de-r-miniscence-planifi#comments Ambiguïté Autofiction Autofiction Autoréflexivité Autorité narrative BEIGBEDER, Frédéric DOUBROVSKY, Serge France Identité LEJEUNE, Philippe Mémoire Narrativité Roman Mon, 01 Oct 2012 13:45:17 +0000 Simon Brousseau 592 at http://salondouble.contemporain.info Should I Stay or Should I Go? Être indécis en compagnie de Mister Wonderful http://salondouble.contemporain.info/article/should-i-stay-or-should-i-go-tre-ind-cis-en-compagnie-de-mister-wonderful <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/berthiaume-jean-michel">Berthiaume, Jean-Michel </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/mister-wonderful">Mister Wonderful</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/daniel-clowes">Daniel Clowes</a> </div> </div> </div> <p>En toute franchise, je dois confesser éprouver beaucoup de sympathie envers Marshall, le protagoniste principal de <em>Mister Wonderful</em>. Non pas pour des raisons d’identification ni de catharsis mais plutôt car je crois ressentir, comme Marshall, d’énormes problèmes face aux gens qui arrivent en retard aux rendez-vous.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful001.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, non paginé"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful001.jpg" alt="44" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, non paginé" width="580" height="429" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Mister Wonderful, non paginé</span></span></span></p> <p>Même si j’ai peine à imaginer être le seul dans cette situation, permettez-moi de préciser mon affirmation. Je ressens cette filiation avec Marshall non pas parce que les retardataires me causent des préjudices mais plutôt parce qu’un retardataire possède un pouvoir effrayant sur ma personne&nbsp;: le pouvoir du doute, c’est-à-dire que chaque retardataire a le potentiel de me faire douter de tout avec chaque minute qui passe.</p> <p>Autrement dit, lorsque j’attends à un rendez-vous et que l’autre personne n’apparaît pas Je deviens une sorte de chat de Schrödinger&nbsp;: <em>Est-ce que j’ai mal compris l’heure? Le lieu? Peut-être qu’il est arrivé et après avoir attendu trop longtemps, il est parti à ma recherche? Suis-je assez visible? Peut-être que j’ai changé depuis? Mes cheveux? Mon rasage? Devrais-je partir à la recherche et risquer de manquer d’être absent lorsque l’autre arrivera? Ou devrais-je rester ici et attendre, tout en risquant de poiroter ici longtemps?</em></p> <p>Le retard me confronte toujours à moi-même et à, la manière de Dewey Cox, je dois revoir mon existence entière à chaque fois que quelqu’un tarde. Je pense aux minutes qui précèdent mon arrivée, puis à la journée qui vient de se dérouler et comment j’aurais pu arriver plus tôt, ensuite lorsque j’atteins la fin de ma réflexion précédente, je me tourne vers le futur en élaborant de longs récits potentiels de ce qui pourra découler de cette situation. Cette excursion forcée vers le monde des possibles s’alourdit et se précise au fil du temps. Les histoires se dédoublent, je crée des personnages et des situations que je dois douloureusement éliminer lorsque la personne désirée arrive. Je vois cette terreur dans <em>Mister Wonderful</em>&nbsp;: celle de l’inévitable réalisation d’être pris dans un Catch 22 qui se serre.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful002.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 8"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful002.jpg" alt="45" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 8" width="580" height="144" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 8</span></span></span></p> <p>Le récit de <em>Mister Wonderful</em> de Daniel Clowes se résume facilement; Marshall se fait emballer dans une histoire de rendez-vous galant par son ami Tim mais, une fois arrivé au rendez-vous, Nathalie (la dame en question) n’y est pas. Forcé de se garder actif devant la longue attente qui s’amorce&nbsp; Marshall se perd dans un monologue intérieur. Il regarde son environnement et réfléchit&nbsp; Natalie arrive, mais contrairement à l’étiquette prescrite, Marshall n’arrête pas sa dérive mentale. S’en suit alors une histoire d’amour potentielle qui existe à mi-chemin entre ce rendez-vous merveilleux et le monde de réflexions personnelles qui habitent l’univers mental de Mister Wonderful.</p> <p>MAIS</p> <p>Une doute plane tout au long du récit&nbsp;: tout ceci arrive-t-il véritablement ou sommes-nous toujours dans le café, voguant au gré de l’imagination de Marshall? Ces chemins possibles façonnent l’œuvre de manière unique car ce qui existe indubitablement entre ces deux récits est le doute. Donc, afin de ne pas louper mon rendez-vous avec le texte, ce qui suivra forment deux analyses complémentaires de <em>Mister Wonderful</em>. En premier lieu, opérant avec la certitude que ce que nous lisons arrive véritablement, nous traiterons de l’imagerie utilisée pour aborder le sujet des pensées encombrantes durant le rendez-vous. De l’autre côté, nous observerons comment Clowes suggère discrètement la fabulation entière d’une histoire d’amour qui vient à remplir l’ennui de Marshall durant l’absence de Natalie.</p> <p><strong>Première analyse&nbsp;: tout ce que vous voyez est VRAI</strong></p> <p>Il m’apparait opportun de commencer avec cette perspective car elle nous permet de souligner les magnifiques accomplissements formels de la part de Daniel Clowes. L’usage de la case, la suggestion des échanges verbaux en plus des ruptures fréquentes des fils de pensée et de conversation offrent une place magistrale à une lecture interprétative de l’œuvre. Premièrement, l’usage de la case coupée et le flux de paroles interrompues nous offre une façon de lire la conversation de manière beaucoup plus active, non pas à la manière d’un spectateur mais plutôt comme si l’usage du dialogue de Clowes était si bien engonsé dans les habitudes sociales que nous nous y identifions immédiatement. On navigue entre des bribes de conversations, des échantillons de pollution sonore et des pistes de réflexion non abouties. Là où l’innovation de la case personnalisée est poussée à son paroxysme, Clowes nous présente des phylactères qui reflètent l’attention de Marshall envers son environnement. Car si ce que vous lisez est vrai, l’usage que Clowes fait des bulles est une amplification, voire une caricature, du vrai, car il imite parfaitement le mouvement d’attention d’une personne moyenne dans une société polluée par les stimuli et le bruit. À sa manière, Clowes nous présente le portrait d’un homme qui doit bloquer une partie de sa vie en société afin d’offrir un répit à son monologue intérieur.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful004.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 19"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful004.jpg" alt="46" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 19" width="580" height="222" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 19</span></span></span></p> <p>Malheureusement pour le personnage, cette technique sert à renforcer le constat pessimiste que Marshall, malgré le fait qu’il se retrouve au centre d’une soirée pleine de péripéties, ne réussit jamais à suffisamment assourdir on monologue intérieur afin de pouvoir apprécier cette soirée. Il nous apparaît évident qu’à tout moment, Marshall fuit vers une perspective intime de ce qui se passe devant lui à la manière d’un homme qui regarderait le film de sa soirée. Clowes ne permet jamais à son personnage de vivre, il ne fait que commenter les évènements qui se déroulent devant ses yeux tout en gardant une distance objective, un froid interprétatif. Cette distance qui se forme entre Marshall et les évènements qui se déroulent devant lui se manifestent de manière à créer une distance identique entre le lecteur et le récit. Nous sommes continuellement renvoyés au rang de spectateur&nbsp; au lieu de véritablement sentir une filiation avec Marshall. Nous sommes pris dans la peau du personnage, regardant l’histoire se dérouler de derrière sa toile de subjectivité. De manière bien efficace, Clowes ajoute un niveau de lecture, quasi-métaréflective au récit. Tout au long de <em>Mister Wonderful</em> nous sommes sans contredit en processus de lecture du récit d’un homme qui lit sa propre existence. La force du commentaire dialogué réside dans cette distance crée entre nous et lui et lui et sa soirée. &nbsp;</p> <p>Nous ressentons le même type de rupture avec la superposition des cases de «&nbsp;souvenir&nbsp;» au-dessus des cases de «&nbsp; récit&nbsp;». Clowes, usant une technique qui vise à souligner les méthodes de construction d’une bande dessinée, effectue une autre distanciation forcée chez le lecteur. Il nous arrive à maintes reprises de bouger notre regard afin de pouvoir déceler ce qui se passe derrière la case supérieure mais en vain, car Clowes fait de la case souvenir un obstacle encombrant devant les yeux. La disposition des cases vient appuyer le point de l’histoire, nous calquons notre existence sur des expériences passées qui viennent toujours teinter nos comportements et notre interprétation des choses. Le souvenir rappelle souvent une leçon valable mais il vient aussi régir notre comportement. Le tout ne fait qu’amplifier la frustration du lecteur pris de manière métaphorique derrière un homme de sept pieds durant un concert de musique, si seulement Marshall pouvait cesser les distraction et enfin se dévouer à sa soirée, non seulement aboutirait-il avec une expérience de vie concluante, mais le lecteur&nbsp; aurait droit à une histoire non-tronquée qui accomplirait le contrat de lecture initial&nbsp;:&nbsp; «&nbsp;<em>A Love Story</em>&nbsp;».</p> <p>Mais en plus d’illustrer les divagations de l’esprit de Marshall, le travail graphique de Clowes nous offre aussi l’opportunité d’être témoin des rares moments d’attention soutenue de la part du personnage principal. Avec l’usage de la case géante (qui couvre une ou deux pages entières) nous sommes véritablement mis face-à-face avec les uniques éléments qui ont marqué Marshall au long de la soirée. Avec l’usage des cases géantes nous pouvons retracer de façon mnésique la soirée de Mister Wonderful.</p> <p>Tom&nbsp;: <em>Dis, Marshall, t’as passé une belle soirée hier?</em></p> <p>Marshall&nbsp;: <em>Oui, malgré le fait qu’elle soit arrivée en retard, quand je l’ai vu elle était parfaite. Après avoir parlé un peu d’elle, elle m’a dit qu’il fallait qu’elle parte tôt, c’est dommage mais elle voulait quand même en apprendre sur moi (ce qui prouve qu’elle ne m’a pas pris pour un «&nbsp;loser&nbsp;» complet). C’est drôle mais j’ai eu beaucoup de misère à parler de moi, c’est pas grave parce qu’elle est partie tout de suite après. Je suis allé prendre un marche tout seul et je l’ai recroisé. Je lui ai offert de la déposer en voiture à son événement mondain, ou j’ai rencontré quelques gens, on s’est parlé un peu et j’ai surpris son ex dans une chambre à coucher en train de chicaner sa blonde. J’imagine que ça s’est bien passé parce qu’elle m’a réécrit le lendemain. Je pense qu’on pourrait être heureux ensemble.</em></p> <p>À la manière de Simonide de Céos, les cases géantes de <em>Mister Wonderful</em> semblent devenir les piliers de l’histoire, les moments d’importance qui semblent arracher Marshall des distractions environnantes. Ils servent à démontrer ses véritables instants de présence d’esprit. Le gros plan devient un indice de focus, comme si tout ce qui est d’importance s’approchait violemment l’instant d’un moment précis, pour ensuite retourner au brouhaha environnant. Daniels Clowes présente donc, avec <em>Mister Wonderful</em> le portrait d’un rendez-vous galant, du point de vue d’un déficitaire d’attention. Ce qui est toujours mieux que du point de vue d’un mythomane.</p> <p><strong>Deuxième analyse&nbsp;: tout ce que vous voyez est FAUX.</strong></p> <p>Malgré le fait que cette interprétation positionne Marshall comme un fabulateur fini, il nous semble ironique que cette lecture nous offre le récit le plus optimiste des deux. Clowes semble prendre position pour l’idée que n’importe quelle aventure, fictive ou non, est meilleure que la léthargie de notre vie quotidienne et que, malgré le fait que l’histoire déroulée ne soit qu’une fabrication de l’espace mental de notre protagoniste, au moins il vit quelque chose. Cette interprétation vient contrebalancer le pessimisme évident de la première analyse. Car malgré le fait que les péripéties sont imaginées au moins dans celle-ci, Marshall est mentalement disponible pour vivre une expérience véritable, à l’inverse de son acte manqué dans le cas d’une analyse comme nous l’avons fait plus haut. &nbsp;</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful003.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 9"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful003.jpg" alt="47" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 9" width="580" height="359" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 9</span></span></span></p> <p>En dépit de cette interprétation du texte, il est important de souligner que nous ne possédons aucune indication appuyée par un changement au niveau graphique malgré que ce soit une technique souvent utilisée par Clowes que ce soit dans <em>David Boring (2000)</em>, <em>Ice Haven (2005)</em> ou même <em>Wilson</em> (2010). Très tôt dans l’histoire, Clowes nous démontre qu’il y a apparition d’un segment «&nbsp; souvenir&nbsp;» à la page 13 en effectuant une transition de couleur (la même technique sera utilisée pour illustrer les souvenirs de Nathalie concernant les problématiques liés à sa relation d’antan). Mais en aucun cas y-a-t-il un indice visuel quand nous somme propulsé dans les pensées du protagoniste. Toutefois rien n’empêche Clowes de venir saupoudrer des indices narratifs qui viendraient soutenir la théorie de la fabulation. La présence d’un mini-<em>Great Gazoo</em> <a name="renvoi1"></a><a href="#note1">[1]</a> en plus de l’illustration de l’esprit d’escalier vu en page 36-37 supporte l’idée que <em>Mister Wonderful</em> serait une hallucination de mondes possibles. Le récit met en scène plusieurs moments de rupture dans l’histoire, ruptures qui suggèrent la prise d’une voie particulière et le délaissement d’une autre voix possible à la manière de scénarios possibles. Vu de cette manière, <em>Mister Wonderful</em> nous rappelle la thèse de Kierkegaard&nbsp;concernant la reprise: «la vie ne peut-être comprise qu'en revenant en arrière mais doit être vécue en allant de l'avant» <a name="renvoi2"></a><a href="#note2">[2]</a>. N’est-ce pas le projet qu’annonce <em>Mister Wonderful</em> dans son titre&nbsp;: La possibilité de rencontrer un homme merveilleux qui possède le pouvoir de revoir chacun des évènements et des phrases du rendez-vous afin d’offrir le meilleur scénario possible?</p> <p>Pour continuer dans l’analyse existentialiste Kierkegaardienne, il est important de ne pas négliger le fait que Marshall nous fait aussi part des erreurs qu’il garde en souvenir, ces erreurs ne sont pas regrettées car elles alimentent le vécu du personnage, Marshall est absolument conscient du fait que les défaites autant que les réussites forgent le caractère. C’est pour cette raison que plusieurs des pistes erronées de la soirée semblent conservées dans le fantasme. Cette manière de voir les occurrences les plus négatives comme incitantes à d’expériences nouvelles nous révèle beaucoup concernant la nature aventureuse de notre «&nbsp;Mister Wonderful&nbsp;».</p> <p>Un autre indice de cette fabulation apparait dans la cyclicité des thématiques de conversation entre Marshall et Nathalie. Très tôt dans l’histoire, Marshall admet lire la rubrique <em>Sex Advice</em>&nbsp; du journal en premier, réfléchit au mariage comme une institution et est horripilé par les gens qui bavardent sur leur téléphone cellulaire. Ces détails sont insérés dans les vignettes durant l’attente de Nathalie, il est donc convenu que Clowes illustre ici un monologue intérieur. Néanmoins il semble donc particulièrement suspect comme coïncidence que Nathalie aborde, de la même manière, les trois sujets. En plus, Nathalie partage les mêmes opinions que Marshall sur ces sujets. En quelque sorte, la reprise de ces thématiques vient confirmer le fait que Marshall construit le dialogue entre lui et Nathalie, vérifiant les opinions et réponses de sa conjointe modèle. Rien n’est innocent dans la soirée qui se déroule entre les deux célibataires, chaque moment et chaque renversement est une pièce dans la construction du rendez-vous doux idéal de Marshall. Chaque réplique est la réplique désirée; chaque péripétie correspond à la soirée idéale.&nbsp; Sachant cela il est difficile d’argumenter que le titre de l’œuvre réfère à Marshall, car seul lui possède un pouvoir despotique sur son imagination nécessaire à la création d’un conjointe idéale pour lui, le rendant le seul et véritable <em>Mister Wonderful</em>. Il nous semble que Clowes explore ici les libertés liées à l’omnipotence, comme si son personnage était non pas accablé de la force de voir le monde dans son entièreté mais plutôt amusé par le fait qu’il peut vivre dans une fiction à la fois le séducteur et le séduit, le marionnettiste et la marionnette, dans un monde qu’il crée au fur et à mesure, libre de corriger et d’altérer les évènements qui lui déplaise. <em>Mister Wonderful</em> devient donc la chronique d’un rendez-vous galant d’un démiurge qui décide de s’inventer une soirée en ville à fins de divertissement. Que feriez-vous avec le don d’ubiquité, vous? &nbsp;</p> <p>Nous ne serons jamais absolument certains de quelle perspective Clowes tentait d’illustrer dans Mister Wonderful. Il me semble évident que même avec un billet de confirmation signé de l’auteur lui-même nous serions toujours dans le doute d’un leurre probable venant de la part d’un fripon qui joue à beaucoup trop de jeux avec le lecteur pour être pris au pied de la lettre. Il m’apparaît difficile à argumenter que la valeur énigmatique de l’œuvre prendra toujours le dessus sur nos convictions. D’autant plus, chaque lecture du livre ne fera qu’engendrer d’autres lectures potentielles similaires aux soirées potentielles crées dans l’œuvre. Un nouveau lecteur peut donc se réjouir de faire la connaissance d’une œuvre qui comporte un vaste potentiel interprétatif. Nous devons donc nous contenter de lire <em>Mister Wonderful</em> qui restera toujours un mystère insoluble&nbsp;à la manière de la soirée décrite.&nbsp; Le livre, réfléchissant sur soi-même, devient son propre rendez-vous manqué qui se déplie dans notre imaginaire comme un arbre des possibles.</p> <p><em>Les </em><em>directeurs du dossier</em><em> tiennent à remercier chaleureusement Alvin Buenaventura, agent de Daniel Clowes, qui leur a accordé une autorisation de reproduction d'extraits des oeuvres de ce dernier.</em></p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>&nbsp;</p> <p>CLOWES, Daniel, <em>David Boring</em>, New York, Pantheon, 2000.</p> <p>____,<em> Ice Haven</em>, New York, Pantheon, 2005.</p> <p>____, <em>Mister Wonderful</em>, New York, Pantheon, 2011.</p> <p>____,<em>Wilson</em>, Montréal, Drawn &amp; Quarterly, 2010.</p> <p>KIERKEGAARD, Soren, <em>Journaux et Cahiers de notes, tome 1 AA-DD,</em> Paris, Fayard, 2007</p> <p><a name="note1"></a><a href="#renvoi1">[1]</a> Personnage des <em>Flintstones </em>qui fût baptisé Grand Gazoo dans la version française. C’est aussi le personnage qui s’adressait toujours à Fred avec l’appellation affectueuse&nbsp;: «&nbsp;Gros Gras&nbsp;»</p> <p><a name="note2"></a><a href="#renvoi2">[2]</a> Kierkegaard Soren, <em>Journaux et Cahiers de notes, tome 1 AA-DD.</em></p> Ambiguïté Autorité narrative CLOWES, Daniel Cynisme Doute Équivocité États-Unis d'Amérique Exploration des possibles Fabulation Humour Imaginaire Indétermination Mémoire Narrateur Narration Relations humaines Solitude Subjectivité Bande dessinée Fri, 13 Jul 2012 20:21:04 +0000 Jean-Michel Berthiaume 551 at http://salondouble.contemporain.info Des vertus de la rumination http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-vertus-de-la-rumination <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/parent-marie">Parent, Marie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/atavismes-0">Atavismes</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p>Comment parler du Québec aujourd’hui? Comment parler d’histoire nationale, de projet politique, d’identité collective sans verser ni dans un pessimisme radical ni dans un enthousiasme chauvin? Question ô combien usée et en apparence encore irrésolue. En saturant l’espace public de débats stériles et sclérosants, le discours <em>politicien</em> a contribué à réduire la possibilité même de penser le Québec en dehors des ornières idéologiques. Alors qu’en 2006, Jacques Godbout prédisait la «disparition» du Québec pour 2076<a name="note1"></a><a href="#note1a">[1]</a>, la revue <em>Liberté</em> répliquait quelques mois plus tard avec un numéro intitulé «La mort du Québec: pour qui sonne le glas?» où Alain Farah, dans un texte qui mettait tout en œuvre pour échapper au langage figé de la parole militante, nous enjoignait à «renouer avec l’invention.» (Farah, 2007 : 102) Dans un numéro subséquent de <em>Liberté</em> aussi consacré à l’avenir du Québec, Catherine Mavrikakis réfléchissait à son tour à l’identité québécoise en termes d’invention, affirmant que la tâche des intellectuels était «de trahir, de traduire en d’autres termes, souvent très peu fidèles, ce qui [leur] a été confié, afin d’arriver à quelque chose comme une pensée natale ou une terre natale. […] De détourner, de défaire, de traduire et même parfois de détruire ce dont ils sont les gardiens.» (Mavrikakis, 2008 : 36)<br /><br />Il me semble avoir reconnu un tel projet dans <em>Atavismes</em><a name="note2"></a><a href="#note2a">[2]</a> de Raymond Bock, publié il y a tout juste un an au Quartanier. Les treize nouvelles qui composent ce recueil pourraient être considérées comme de multiples variations sur «l’art de la défaite», selon l’expression d’Aquin, treize récits mêlant petite et grande histoire du Québec, entrecroisant époques et décors, de la rude terre de l’Abitibi s’ouvrant à la colonisation vers 1900 aux ruelles du Montréal contemporain. Le principal fil conducteur constitue, pour reprendre les mots de Christian Desmeules du <em>Devoir</em>, «cette défaite-génome inscrite au cœur même de l’homme et du peuple québécois.» (Desmeules, 2011 : F4) L’écriture de la défaite offrira ici l’occasion de trahir l’histoire, de la tordre pour mieux la penser.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>La révolution n’était pas dans le texte</strong></span></p> <p><br />J’ai voulu m’attarder sur un texte en particulier, celui qui m’intriguait le plus et me semblait pourtant fournir une «clé» pour lire ce recueil étrange, d’une rare cohérence malgré la diversité des voix et des styles empruntés. Dans la nouvelle «Effacer le tableau», nous nous retrouvons au sein d’un groupe de révolutionnaires québécois-français, dans un Québec du 23e siècle où, selon le texte, «la minorisation des francophones du Québec [est] achevée depuis longtemps» (153). Le jour de la révolution venu, la cellule Blaireau aura pour mission de protéger le pavillon québécois du Musée des arts canadiens, situé à Montréal, avant d’organiser le déménagement des œuvres à Québec, future capitale. Mais la prise du Musée tourne mal. Après avoir perdu deux hommes au combat, les cinq survivants de la cellule, réussissant à emporter avec eux quelques tableaux, tenteront de se cacher dans un tunnel sans issue, rattaché aux voies du métro. C’est un cri de désespoir qui permettra à leurs opposants de les repérer, cri poussé par Lalonde, chef de la cellule, alors qu’elle découvre que le seul tableau ayant échappé au feu des mitraillettes est une œuvre d’Edwin Holgate, peintre canadien ayant vécu la majeure partie de sa vie à Montréal. Cette mission courageuse se termine donc sur un échec retentissant, presque comique.<br /><br />Dans cette fiction spéculative hautement pathétique, la culture avec un grand C occupe une place centrale, à la fois comme moteur de la révolution et objet de sa dévotion, une culture élevée au statut de fétiche. Ce qu’on tente de sauver est symbolisé par cette toile qu’on arrache du mur en désespoir de cause, dont on ne connaît ni l’auteur ni ce qu’elle représente, pourvu qu’on arrive à préserver une preuve tangible de cette Culture qui semble tenir entièrement dans quelques morceaux choisis.</p> <p><br />Tout ce qui constitue la culture québécoise se résume à cette chose précieuse, fragile, extérieure au corps et à l’esprit humain, tendue sur un cadre, pouvant être réduite en miettes à la moindre offensive. Si le but de cette opération révolutionnaire se réduit à la protection d’œuvres d’art, la mission en tant que telle peut être considérée comme un simple projet artistique. Le texte s’ouvre sur une phrase qui souligne la beauté de l’action vue de haut, comme depuis le balcon d’un théâtre: «Si cette échappée avait été mise en scène, on aurait salué le génie esthétique de Bernatchez et Lalonde, leur habileté à diriger les figurants dans les espaces que le hasard offre à l’interprétation, leur incomparable audace dans l’usage des accessoires.» (151) Ainsi dès le début de la nouvelle, le cadrage de la fiction est souligné, la qualité esthétique du drame mise de l’avant. La révolution, l’effort de survivance, le désir de liberté qui y sont racontés sont immédiatement mis en abyme; on nous signifie que nous sommes encore et toujours dans le cadre d’un récit. En se posant d’abord et avant tout comme représentation, le texte évoque bien davantage qu’un fantasme de passage à l’acte radical, bien davantage qu’une politique-fiction à demi-sérieuse. Il enferme plutôt ce fantasme de révolution dans un texte qui se sait texte, réduit l’énergie que porte cette violence à la force d’une représentation. Ainsi il porte un diagnostic plus dur qu’il n’y paraît, et réécrit à sa manière un constat formulé par René Lapierre, en 1995, dans <em>Écrire l’Amérique</em>.<br /><br />René Lapierre y proposait une série de textes à travers lesquels il tentait entre autres de faire l’autopsie de l’échec référendaire de 1980. Le poète déplorait que le projet d’indépendance ait été piégé dans l’ordre du texte, du symbolique, élevé au statut d’œuvre d’art jusqu’à être définitivement figé, coupé du réel: «Le discours de l’indépendance à partir de 1976 […] a évolué à l’intérieur d’une logique abstraite et close de représentation, il a voulu se résoudre <em>d’abord</em> dans le langage. […] tout devint en même temps de plus en plus rigide, et de plus en plus sommaire.» (Lapierre, 1995 : 33) Comme si la parole, se voulant toute-puissante, avait remplacé le passage à l’acte, et en avait ainsi annulé la pertinence.</p> <p><br />Dans la nouvelle de Bock, cette tension entre discours et action est constamment reconduite. Lalonde profite de toutes les occasions possibles pour prononcer une allocution, sorte de liturgie de la parole qui ponctue les étapes de leur action, dans l’espoir peut-être que le Verbe s’incarne, que le langage fonde à lui seul le pays à naître et les libère de leurs lourdes responsabilités. Mais cette prise de parole n’est pas dénuée de cynisme, de complaisance. Tandis qu’elle parle pour fouetter ses troupes, Lalonde a bien conscience qu’il s’agit «du sursaut de conscience du mourant» (157) plutôt que d’une véritable révolution. Une fois dans le musée, elle choisit de s’adresser à ses combattants devant <em>L’étoile noire</em> de Borduas, puisque, selon ses mots, «un épilogue concédant leur défaite aurait gagné en gravité devant le grand tableau» (164). Dans la toile de Borduas, les formes «convergent vers une impossibilité, une antimatière, un néant à l’attraction incoercible» (164). Comme dans <em>L’étoile noire</em>, le discours de Lalonde et le projet qu’il porte convergent eux-mêmes vers cette impossibilité, ce néant. Toute cette mise en scène de l’acte révolutionnaire semble équivaloir à une savante programmation de la défaite, en la réduisant à un jeu toujours à recommencer, sans aboutissement. Dans le texte «L’art de la défaite», publié en 1965, l’analyse que propose Aquin de la débandade des patriotes se situe dans le même registre: dans la pièce tragique que serait la révolte de 1837, la victoire de Saint-Denis-sur-Richelieu constitue «un événement qui n’était pas dans le texte.» (Aquin, 1998 : 133) Les patriotes n’auraient pas su quoi en faire, au point de fomenter leur échec. La révolution n’a pu avoir lieu, selon Aquin, parce qu’elle ne faisait pas partie des possibles.</p> <p><br />Dans la nouvelle de Bock, la chef Lalonde formule devant ses complices un objectif bien clair: ancrer l’horizon de leur combat dans le réel: «[…] notre mission héroïque aura rendu les discours inutiles, les envolées lyriques retourneront à la littérature, les obus seront fondus pour qu’on en fasse des maisons et nous pourrons enfin nous consacrer à l’essentiel […].» (156) Mais le discours ne fait pas ce qu’il dit. Il retourne plutôt la violence contre le sujet qui la profère, le passage à l’acte est saboté de l’intérieur, puisque le discours semble griser le sujet, l’avaler, le mener vers sa propre disparition plutôt que vers l’avènement d’un ordre nouveau.</p> <p><br />Dans ce cheminement conscient vers l’échec, Lalonde, qui tient autant de l’écrivaine que de la révolutionnaire, adopte une position douloureuse, sacrificielle. Puisque la victoire n’est écrite nulle part, puisque «de toute manière l’histoire fera d’eux des traîtres et des terroristes» (151), autant faire de la défaite un art, une pratique qui comporte ses exigences, sa rigueur. Même si on lit dans ce projet la jouissance de l’insoumis qui restera aux yeux de l’histoire l’élément inassimilable, non réhabilitable, on perçoit surtout la détresse du perdant qui n’a pas su s’inventer d’autres rôles, qui n’a pas su sortir du cadre étroit d’un scénario inlassablement répété.<br /><br />La critique féroce que formule ce texte peut sembler reconduire un constat défaitiste de l’avenir du Québec, lequel s’inscrit dans un certain discours dominant<a name="note3"></a><a href="#note3a">[3]</a>. En effet, les personnages représentés ici, tout en tentant courageusement de s’extraire d’un cul-de-sac, sont eux-mêmes porteurs d’un projet sans issue. Leur révolution vise à reproduire un idéal figé, dans lequel l’œuvre de Holgate, par exemple, ne cadre pas, puisqu’elle ne représente pas le «bon» Québec. Leur vision du pays, bien que le récit se situe au 23e siècle, ne semble pas avoir évolué depuis Refus global et se résume à ce pavillon d’art québécois, où sont exposés les restes d’une culture pratiquement déjà morte. Leur aveuglement les empêche de voir qu’ils sacrifient leur vie pour protéger un héritage déjà folklorisé.<br /><br />Mais il faut resituer la nouvelle dans le contexte de son recueil. Il y a une vitalité dans la fiction de Bock qui s’écarte d’un discours de rejet, de répudiation du «destin» québécois. Même si on suit tout au long d’<em>Atavismes</em> «l’homme typique, errant, exorbité» d’Aquin, «fatigué de son identité atavique et condamné à elle<a name="note4"></a><a href="#note4a">[4]</a>», il y a chez ce sujet la soif de traquer partout les traces de son histoire, une histoire ancrée dans la mémoire du corps. Les photographies, les meubles, les amulettes anciennes trouvées au fond des boîtes servent à raconter le Québec, à en épouser complètement les formes pour mieux les repousser, les malmener. Il s’y dessine exactement le contraire d’une Culture réduite à ses effigies et à «ses envolées lyriques», telle qu’elle est critiquée dans la nouvelle «Effacer le tableau», on y perçoit plutôt toute la force d’évocation d’une culture matérielle, dont les objets les moins sacrés sont les sources infinies de fictions individuelles et collectives.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Le choix de l’héritier</strong></span></p> <p><br />La thématique de l’héritage dans <em>Atavismes</em> est placée sous le signe du legs concret, physique. Dans deux autres nouvelles à caractère fantastique, il est question d’un personnage héritant de la demeure familiale. Dans «Le ver», la maison se trouve envahie par les plantes et les animaux, et finit par s’enfoncer dans la terre en emportant avec elle le narrateur, enfin apaisé, son titre de propriété implanté sous la peau. Dans «Le voyageur immobile», qui clôt le recueil, un archiviste, en cherchant à se débarrasser des souvenirs de ses ancêtres accumulés au sous-sol, découvrira un œil de métal qui le mettra sur les traces d’un Québec encore plus ancien que celui des premiers colons français, celui des Basques, des Inuit et des Viking. Le narrateur en viendra à recomposer une «histoire nationale» débordant les limites du territoire québécois, faisant voler en éclats la linéarité de nos récits d’origine. Dans les deux cas, les personnages choisissent d’habiter un lieu qui leur échoit, mais le premier est avalé par ce lieu, tandis que l’autre se l’approprie en ne conservant parmi ses souvenirs poussiéreux que l’artéfact mystérieux, voire dangereux, qui le forcera à affronter l’inconnu.</p> <p><br />Si le mot «atavisme» désigne une forme de transmission inconsciente, passive, ces textes situent plutôt le processus de transmission au cœur de la conscience du sujet, à travers ses sensations, sa vision du monde, sa lecture du paysage. Contrairement à ce que le titre de la nouvelle analysée plus tôt laisse supposer, il n’y est jamais question «d’effacer le tableau» pour repartir à zéro, mais plutôt de s’immiscer dans ce «tableau en perpétuelle réécriture» (139), de «remettre le passé au travail», pour reprendre une expression de Robert Richard.</p> <p><br />Par son énergie à réécrire l’histoire, à en jouer, à en détisser et en retisser les fils, <em>Atavismes</em> nous invite à nous écarter d’un ressassement stérile pour instaurer ce qu’on pourrait appeler une poétique de la rumination, rumination ludique, productive, qui réussit à explorer certains aspects de «notre identité atavique» qui ressortent de l’impensé, de l’indéterminé, qui réussit à y dégager quelque chose comme un espace de liberté. Chez Bock, l’imaginaire de la défaite devient le principe opérant d’une réappropriation quasi sensorielle de l’Histoire, d’une relecture intime du «texte national», un texte national traversé d’étrangetés et de scories, joyeusement souillé par la trahison, la lâcheté, la perversion.</p> <p>À la question «Comment parler du Québec aujourd’hui?», <em>Atavismes</em> ne fournit pas une réponse facile mais propose un projet ambitieux: nous enfoncer dans le lieu que nous occupons pour y déterrer des objets hétéroclites, abîmés, non identifiables et recomposer à partir d’eux d’autres fictions que celles qui gisent inertes à la surface. Accepter ce bordel en héritage à condition de pouvoir sauter dedans à pieds joints et d’écraser au passage quelques pièces précieuses.<br />&nbsp;</p> <p><em>* Ce texte est une version remaniée d’une communication présentée dans le cadre de la table ronde «Le Québec malgré tout» tenue le 13 janvier 2012 à l’Université de Montréal et organisée par le CRIST (Centre de recherche interuniversitaire en sociocritique des textes).</em></p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>AQUIN, Hubert, <em>Blocs erratiques</em>, Montréal, Typo, 1998 [1977].<br />DESMEULES,Christian, «Littérature québécoise – L’art ancien de la défaite», <em>Le Devoir</em>, 16 avril 2011, p. F4.<br />FARAH, Alain, «L’épisode des provinces», <em>Liberté</em>, no 275-276, mars 2007.<br />GODBOUT, Jacques, «2076: la fin du Québec!», <em>L’Actualité</em>, 1er septembre 2006, En ligne : <a href="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0" title="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0">http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0</a> (page consultée le 7 février 2012).<br />LAPIERRE, René, <em>Écrire l’Amérique</em>, Montréal, Les Herbes rouges, 1995.<br />MAVRIKAKIS, Catherine, «Trahir la race. Portrait de l’intellectuel québécois en Judas», <em>Liberté</em>, no 279, février 2008, p. 36-39.<br />RICHARD, Robert, «Scouiner la littérature nationale pour lire Aquin…», <em>Liberté</em>, no 278, novembre 2007, p. 78.<br />&nbsp;</p> <p><a href="#note1">[1]</a><a name="note1a"></a> Godbout déplorait en fait la disparition du Québec tel qu’il l’avait connu et rêvé, un Québec dont «la tribu canadienne-française» constituait le coeur. Michel Vastel, «2076: la fin du Québec!», <em>L’Actualité</em>, 1er septembre 2006, <a href="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0" title="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0">http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0</a> (7 février 2012).</p> <p><a href="#note2">[2]</a><a name="note2a"></a> Raymond Bock, <em>Atavismes</em>, Montréal, Le Quartanier, (coll. Polygraphe), 2011, 230 p. Toutes les références à ce recueil seront désormais intégrées entre parenthèses au corps du texte.<br />&nbsp;</p> <p><a href="#note3">[3]</a><a name="note3a"></a> Dans un billet, l’éditorialiste Mario Roy reprochait lui aussi à la mouvance souverainiste d’être «convaincue que la victoire de l’option ne dépend que de quelques… mots de plus.» «La liturgie de la parole», <em>Cyberpresse (Le blogue de l’édito)</em>, 17 août 2011, <a href="http://blogues.cyberpresse.ca/edito/2011/08/17/la-liturgie-de-la-parole/" title="http://blogues.cyberpresse.ca/edito/2011/08/17/la-liturgie-de-la-parole/">http://blogues.cyberpresse.ca/edito/2011/08/17/la-liturgie-de-la-parole/</a> (7 février 2012).</p> <p><a href="#note4">[4]</a><a name="note4a"></a> La citation exacte, tirée de «La fatigue culturelle du Canada français», se lit comme suit: «Je suis moi-même cet homme “typique”, errant, exorbité, fatigué de mon identité atavique et condamné à elle.» Hubert Aquin, <em>op. cit.</em>, p.&nbsp;110.<br />&nbsp;</p> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-vertus-de-la-rumination#comments Action politique BOCK, Raymond Combat Engagement Filiation GODBOUT, Jacques Histoire Identité LAPIERRE, René MAVRIKAKIS, Catherine Mémoire Origine Politique Québec Résistance culturelle Solitude Tradition Nouvelles Fri, 24 Feb 2012 01:35:30 +0000 Marie Parent 461 at http://salondouble.contemporain.info L'art de la légèreté http://salondouble.contemporain.info/lecture/lart-de-la-l-g-ret <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/parent-marie">Parent, Marie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/a-gate-at-the-stairs">A Gate at the Stairs</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>Dans une critique dévastatrice du roman <em>Extremely Loud and Incredibly Close</em> de Jonathan Safran Foer, Harry Siegel adressait un reproche aux écrivains s’étant intéressés aux événements du 11 septembre: «[They] reduced the attack to the horizon of their writerliness […]. They felt that the world had become too large and ill-contained to do anything else<a name="ancre1"></a><a href="#note1"><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong>[1]</strong></span></a>.» Cette phrase m’est revenue en tête alors que je lisais <em>A Gate at the Stairs</em> de Lorrie Moore, qui s’ouvre sur une brève évocation, particulièrement étrange, des jours ayant suivi le 11 septembre:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Though the movie theaters closed for two nights, and for a week even our yoga teacher put up an American flag and sat in front of it, in a lotus position, eyes closed, saying, “Let us now breathe deeply in honor of our great country” (I looked around frantically, never getting the breathing right), mostly our conversation slid back shockingly, resiliently, to other topics: backup singers for Aretha Franklin, or which Korean-owned restaurant had the best Chinese food. (p. 6)</span></p> </blockquote> <p>Cette insouciance, cet humour décalé parfaitement caractéristiques du style que Moore a développé depuis <em>Self-Help</em> (1985) se présentent toutefois différemment dans <em>A Gate at the Stairs</em>. Car cette fois-ci, l’écrivaine prend pour trame de fond l’Amérique avec un grand A, ses illusions et ses faux-semblants dans le contexte post-11 septembre. Pourtant, elle le fait à sa manière, entremêlant tragédies collectives et individuelles avec une étonnante nonchalance — du moins en apparence. À l’instar de Siegel, on pourrait penser que Moore, en renonçant à aborder l’horreur de front, en soumettant les drames qui secouent l’Amérique aux exigences de son écriture, a cédé à la facilité. Mais ce n’est pas tout à fait ça.</p> <p><br />La «légèreté» dont je tenterai de cerner les contours et les conséquences ici est à la fois ce qui fait la réussite et l’échec de ce roman initiatique déconcertant, portrait d’un sujet à côté de lui-même, incapable de rendre l’ampleur des drames qui s’abattent sur lui, comme si le réel devenait insoutenable au point de ne pouvoir être raconté sérieusement. Comme s’il ne pouvait que prendre la forme d’une anecdote vaguement embarrassante, d’une blague un peu ratée. Ce roman pose, dans la précarité même de sa forme, la question du rapport au tragique en littérature contemporaine. Ici, la fiction semble «glisser» à côté de l’horreur sans jamais vouloir y faire face. Et pourtant elle nous laisse entrevoir toutes ses potentialités. Ce qui est peut-être encore plus effrayant.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);">And then the baby fell down the stairs. This could be funny! Especially in a place and time where worse things happened. It wasn’t that suffering was a sweepstakes, but it certainly was relative. For understanding and for perspective, suffering required a butcher’s weighing. And to ease the suffering of the listener, things had better be funny. Though they weren’t always. And this is how, sometimes, stories failed us: Not that funny. Or worse, not funny in the least. (p. 251)</span></p> </blockquote> <p>Cette réflexion énoncée par la narratrice éclaire la posture qu’empruntera l’auteure tout au long du récit. Raconter la souffrance humaine exige un dosage des plus habiles. On peut arriver à faire d’un drame une histoire drôle. Ou plus ou moins drôle. Ainsi, dans <em>A Gate at the Stairs</em>, nous ne savons jamais si nous rions au bon moment. C’est cette incertitude qui s’avère particulièrement dérangeante.<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>La voix du corail</strong></span></p> <p><em>A Gate at the Stairs</em> raconte une année dans la vie de Tassie Keltjin, jeune femme de 20 ans originaire de la campagne profonde. Tassie étudie dans une petite université du Wisconsin et se cherche un boulot à temps partiel en ce mois de décembre 2001. Elle est finalement engagée comme gardienne chez Sarah et Ed, un couple qui n’a pas d’enfant. En fait, pas <em>encore</em>, car ceux-ci souhaitent adopter un bébé. Ce sera Mary-Emma, une enfant mulâtre âgée de deux ans, à laquelle Tassie s’attache très vite. Au cours de cette année, Tassie connaîtra l’amour et le deuil, l’émerveillement et la détresse. Pourtant, le ton de la narratrice oscille entre l’indifférence comique et une forme d’ahurissement douloureux mais rarement pathétique. Tassie apparaît presque détachée, ou engourdie, comme si elle n’était pas sûre que l’histoire qu’elle raconte la concerne vraiment. «I was floating away from myself», (p. 107) constate la jeune femme le jour où elle accompagne Sarah et Ed au bureau d’adoption. Cette impression persistera tout au long du roman. La naïveté de la narratrice est progressivement déconstruite par des réflexions d’une placide lucidité: «I began to feel there was no wisdom. Only lack of wisdom.» (p. 125) Les expériences pénibles se succèdent et la laissent perdue, abasourdie, «as if a tornado had hit and lifted me up, then dropped me down and moved on, bored». (p. 137) Et même quand Tassie tente une action pour changer le cours des choses, pour retenir tous ceux qui la quitteront inévitablement, elle se rétracte, retourne à l’immobilité. «I had mostly in life tried to stand still like a glob of coral so as not to be spotted by sharks.» (p. 184)<br /><br />En particulier dans la deuxième moitié du roman, les événements semblent soudainement s’inscrire dans une tonalité grave, dramatique. Ces rebondissements sont si surprenants qu’ils en paraissent presque invraisemblables, voire parfois grotesques: un couple qui, pour le punir, laisse son enfant de quatre ans sur le bord de la route le voit se jeter devant une voiture pour tenter de les rejoindre; un jeune homme du New Jersey converti à l’islam, et <em>peut-être</em> un futur djihadiste, révèle son endoctrinement par cette formule creuse et presque comique: «It is not the jihad that is the wrong thing […]. It is the wrong things that are the wrong things.» (p. 210); un jeune homme, qui vient tout juste, à 18 ans, de s’engager dans l’armée, revient d’Afghanistan dans un cercueil.</p> <p><br />Cependant, même dans cette lourde deuxième partie, la «légèreté» prévaut: Moore ne laisse jamais le tragique se déployer complètement. Soit le récit est interrompu alors qu’il s’approche de l’horreur, soit il se replie dans un dialogue farfelu ou déplacé, soit il mène rapidement à un dénouement anecdotique, non dénué d’intelligence et d’autodérision.<br /><br />Ce parti pris en faveur de la «légèreté» conduit l’auteure à poser le drame et l’anecdote sur le même plan, entre autres par l’agencement d’événements de différentes natures, qui n’ont apparemment aucun rapport entre eux: alors que Sarah confie à Tassie le plus sombre secret de son existence, une canette de Coke explose dans le congélateur. Le texte est construit de manière à ce que nous ne sachions plus lequel de ces incidents constitue la catastrophe. Le récit expose la variété et la richesse des expériences de la vie, mais aussi la confusion dans laquelle elles sont vécues le plus souvent. Notre incapacité à les hiérarchiser et à les mettre en forme. Moore prouve encore une fois son habileté à raconter le réel d’une manière si aiguë, si précise qu’il en devient étrange, comme lorsqu’on s’amuse à répéter un mot familier jusqu’à ce qu’il perde sa signification initiale et révèle ainsi d’un coup toute la contingence du langage. Bien qu’il s’inscrive résolument dans une veine réaliste, le roman esquisse un univers où les interactions entre les individus et les événements eux-mêmes s’enchaînent de façon arbitraire, sans entretenir de relation causale.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">The people in this house, I felt, and I included myself, were like characters each from a different story. We were all grotesques, and self-riveted, but in separate narratives, and so our interactions seemed weird and richly meaningless, like the characters in a Tennessee Williams play, with their bursting, unimportant, but spell-bindingly mad speeches. (p. 249)</span></p> </blockquote> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Raconter l’horreur</strong></span></p> <p>«I can do quasi-amusing phone dialogue. I can do succinct descriptions of weather. […] I do the careful ironies of daydreams. I do the marshy ideas upon which intimate life is built<a href="#note2"><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong>[2]</strong></span></a><a name="ancre2"></a>», déclare la narratrice-écrivaine de «People Like That Are the Only People Here», tiré du recueil <em>Birds of America</em>, pour expliquer à son mari son refus d’écrire sur la maladie de leur enfant. «But this? Our baby with cancer? […] This is irony at its most gaudy and careless. This is a Hieronymus Bosch of facts and figures and blood and graphs. This is a nightmare of narrative slop. This cannot be designed.» Comment raconter un drame humain sans verser ni dans le pathos le plus gluant ni dans l’ironie la plus cruelle? Comment la fiction peut-elle rendre l’ampleur des catastrophes — collectives ou intimes — qui ponctuent la vie quotidienne du Nord-Américain moyen? Chez Moore, c’est à travers le prisme de l’existence familière et de ses détails insignifiants que sont saisies l’horreur et la violence les plus crues. Dans <em>A Gate at the Stairs</em>, comme dans le reste de son œuvre, elle ne s’intéresse <em>qu’à</em> ce dont est bâtie la vie intime, et tout semble s’y trouver déjà. Les éléments tragiques sont racontés parmi d’autres faits de la vie courante, placés dans une relation d’équivalence avec eux, et c’est ce chevauchement qui permet de saisir toute l’ambiguïté de la souffrance humaine. Raconter une rupture amoureuse découlant indirectement du 11 septembre peut sembler une façon frivole de traiter les attentats. Mais ce choix révèle une forme de vérité sur la manière dont nous faisons l’expérience de l’Histoire. En tant que sujets, nous sommes bel et bien condamnés à appréhender les événements par l’entremise de notre corps, de nos sens, de notre quotidien. Peut-être sommes-nous condamnés à la légèreté. Moore met en scène cette terrible impuissance.<br /><br />Pourtant, quelque chose cloche. L’équilibre entre lourdeur et légèreté mis en place dans <em>A gate at the Stairs</em> demeure fragile. On peut croire que Moore souhaitait enfin produire le grand roman à l’aune duquel on semble mesurer tout écrivain américain digne de ce nom (même le grand nouvelliste Raymond Carver souffrait de ce complexe<a href="#note3"><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong>[3]</strong></span></a><a name="ancre3"></a>). C’est du moins ce que perçoit la critique: enfin Moore démontre qu’elle n’est pas qu’une «miniaturiste<a href="#note4"><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong>[4]</strong></span></a><a name="ancre4"></a>». «Will Moore prove that she is not synonymous with less? Hell yes!<a href="#note5"><span style="color: rgb(255, 0, 0);"><strong>[5]</strong></span></a><a name="ancre5"></a>» Mais malgré un éventail de thématiques plutôt imposantes (racisme, adoption, terrorisme, guerre, deuil), <em>A Gate at the Stairs</em> n’a rien de la fresque sociale annoncée. La manière dont le texte est composé, structuré, tend toujours fortement du côté d’une écriture «sans envergure», au sens le plus noble du terme (s’il existe). Voilà bien ce qui est déconcertant dans cette lecture. Alors que Moore semble enfin s’attaquer à un «gros morceau», elle refuse radicalement de saisir le monde autrement que par l’entremise de la subjectivité et de l’intimité. Le monde représenté ne nous parvient que sous forme d’échos parcellaires, comme ces bribes de conversation que Tassie entend le mercredi soir, quand Sarah et Ed reçoivent chez eux d’autres parents d’enfants métissés.<br /><br />Mais dans certains passages, la posture de l’auteure se fragilise; on croirait qu’elle reprend brusquement l’histoire des mains de son personnage pour glisser une observation générale — et plus romanesque! — qui provient visiblement d’un regard extérieur à l’histoire et qui ne cadre pas avec le ton de la narratrice — par exemple, des remarques sur les expressions utilisées par les gens du Midwest ou sur les comportements des jeunes adultes appartenant à la génération de Tassie. Moore aurait-elle craint que son héroïne n’y arrive pas toute seule, que sa voix, que sa vision du monde ne soient pas suffisantes? La tension délicate établie entre tragique et anecdotique souffre donc par moments d’un manque de cohérence dans l’approche de l’écrivaine. Comme si, pendant qu’elle retravaillait son manuscrit, Moore avait fini par céder aux cris de la foule réclamant son <em>Great American Novel</em>...<br /><br />Peu importe, <em>A Gate at the Stairs</em> doit être lu comme un essai sur l’improbable art de la légèreté en ce début de siècle marqué par la vision de l’effondrement des Tours. Et en voici la principale ambition: réussir à élever le réel dans toute sa lourdeur, à lui donner une certaine grâce, jusqu’à ce qu’il s’écrase sur vous de tout son poids.<br />&nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><a name="note1"></a><a href="#ancre1">[1]</a></strong></span> Siegel vise tout particulièrement les auteurs qui ont participé à l’édition spéciale du <em>New Yorker</em> portant sur les attentats. Harry Siegel, «Extremely Cloying &amp; Incredibly False. Why the Author of <em>Everything is Illuminated</em> is a Fraud and a Hack», <em>The New York Press</em>, 20 avril 2005. En ligne: <a href="http://www.nypress.com/article-11418-extremely-cloying-incredibly-false.html" title="http://www.nypress.com/article-11418-extremely-cloying-incredibly-false.html">http://www.nypress.com/article-11418-extremely-cloying-incredibly-false....</a> (site consulté le 21 août 2011.)</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><a name="note2"></a><a href="#ancre2">[2]</a></strong></span> Lorrie Moore, <em>Birds of America</em>, New York, Picador, 1998, p. 223. (L’auteure souligne.)</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><a name="note3"></a><a href="#ancre3">[3]</a></strong></span> Bien que sa réputation d’écrivain eût été établie depuis plusieurs années, Raymond Carver écrivait dans un essai qu’il souffrait de ne jamais avoir écrit le grand roman dont il rêvait&nbsp;: «J’avais vite compris […] qu’avec l’angoisse permanente qui m’empêchait de fixer mon attention durablement sur quoi que ce soit, j’allais avoir un mal de chien à écrire un roman. Avec le recul, je me rends compte que durant ces années dévorantes, la frustration dont je souffrais me faisait lentement sombrer dans la démence. Quoi qu’il en soit, ce sont les circonstances de ma vie qui ont déterminé, pour une très large part, la forme qu’allait prendre mon écriture. Je ne m’en plains pas, loin de là. Je me borne à le constater, le cœur lourd et transi d’effroi.» Raymond Carver, <em>Les feux</em>, Paris, Éditions de l’Olivier, 1991, p. 48.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><a name="note4"></a><a href="#ancre4">[4]</a></strong></span> Jonathan Lethem, «Eyes Wide Open», <em>The New York Times</em>, 30 août 2009, p. BR1. En ligne: <a href="http://www.nytimes.com/2009/08/30/books/review/Lethem-t.html" title="http://www.nytimes.com/2009/08/30/books/review/Lethem-t.html">http://www.nytimes.com/2009/08/30/books/review/Lethem-t.html</a> (site consulté le 21 août 2011.)</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><a name="note5"></a><a href="#ancre5">[5]</a></strong></span> Geoff Dyer, «A Gate at the Stairs by Lorrie Moore», <em>The Observer</em>, 27 septembre 2009. En ligne: <a href="http://www.guardian.co.uk/books/2009/sep/27/gate-at-stairs-lorrie-moore" title="http://www.guardian.co.uk/books/2009/sep/27/gate-at-stairs-lorrie-moore">http://www.guardian.co.uk/books/2009/sep/27/gate-at-stairs-lorrie-moore</a> (site consulté le 21 août 2011.)</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/lart-de-la-l-g-ret#comments Ambiguïté CARVER, Raymond DYER, Geoff Effet de réel États-Unis d'Amérique Événement Histoire Mémoire MOORE, Lorrie Polémique SAFRAN FOER, Jonathan SIEGEL, Harry Terrorisme Vraisemblance Roman Wed, 24 Aug 2011 16:02:22 +0000 Marie Parent 364 at http://salondouble.contemporain.info Un poète n'existe jamais seul http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-poete-nexiste-jamais-seul <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/caille-anne-renee">Caillé, Anne-Renée</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-poetesse">La Poétesse</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> Depuis <em>Homobiographie</em> publi&eacute; en 2000 chez Farrago, la po&egrave;te, traductrice et plasticienne fran&ccedil;aise Liliane Giraudon travaille ce genre invent&eacute; et fait sien depuis plusieurs titres: l'homobiographie. &laquo;M&ecirc;me ex&eacute;cut&eacute;, le projet de l'Homobiographie demeurera sans cesse &agrave; l'&eacute;tat de projet&raquo;, &eacute;crit-elle dans <em>Sker</em><i> </i>en 2002. Il sera ainsi poursuivi en 2005 avec <em>Greffe de spectres</em> (m&ecirc;me si ce dernier n'est pas identifi&eacute; g&eacute;n&eacute;riquement comme tel) et tout derni&egrave;rement, le travail se voit continuer dans <em>La Po&eacute;tesse</em> (2009), o&ugrave; point un certain aboutissement de l'entreprise homobiographique. D&eacute;finie par n&eacute;ologisme, cette forme po&eacute;tique veut allier le double (le &laquo;m&ecirc;me&raquo; du grec <em>homos</em>) au biographique : il est question des vies de celle que l'on nomme &laquo;La Po&egrave;te&raquo;, de ses alter ego, d'autres <em>bien-aim&eacute;s </em>po&egrave;tes rapport&eacute;es par bribes mais aussi, de la vie plus intime d'une femme qui s'&eacute;crit dans des carnets de diff&eacute;rentes couleurs. Dans cette tentative de d&eacute;doublement, entre autobiographie et autofiction, il faut surtout y voir l'effort de rendre prot&eacute;iforme l'entreprise biographique. Comme Giraudon l'explique dans un entretien en 2007<a style="mso-footnote-id:<br /> ftn" href="#_ftn1" name="_ftnref" title=""><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[1]</span></span></strong></a>, l'homobiographie op&egrave;re des &laquo;d&eacute;placements&raquo; entre les diff&eacute;rentes &laquo;enveloppes&raquo; que constituent le soi, l'autre et la fiction. Cette forme hybride permet aussi de supporter les vies et les morts qui nous parcourent: Liliane Giraudon expose ce qui pluralise l'identit&eacute; &laquo;Po&egrave;te&raquo;. Par filiation ou emprunt, assembler des fragments de m&eacute;moire de fa&ccedil;on non-lin&eacute;aire, coller sa vie &agrave; celle des autres; par cette abolition des fronti&egrave;res, la po&egrave;te joue au double.</p> <p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:150%"><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Pass&eacute; et post&eacute;rit&eacute;</strong></span><b><o:p></o:p></b></p> <p>L'architecture du recueil est tripartite et s'ouvre sur &laquo;Ma ch&eacute;rie je t'ai fait des phrases trouv&eacute;es partout&nbsp;&raquo; qui se d&eacute;ploie sous forme de fragments. L'unit&eacute; de la page est mise en p&eacute;ril et la po&egrave;te en t&eacute;moigne par ce commentaire m&eacute;tapo&eacute;tique: &laquo;&nbsp;La page comme unit&eacute;? D&eacute;truisons la page.&raquo; (p. 26). L'h&eacute;ritage de Mallarm&eacute; se fait sentir ici, sur l'importance d'une forme po&eacute;tique coh&eacute;rente au d&eacute;veloppement de l'id&eacute;e et d'une lecture qui puisse d&eacute;passer l'unit&eacute; de la page pour embrasser plus d'une page &agrave; la fois<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn2"><strong><span style="mso-special-character:footnote">[2]</span></strong></a>. Ainsi dans cette section, de courts segments de prose se succ&egrave;dent en deux colonnes sur la page, laissant tr&egrave;s peu de place au blanc, et cr&eacute;ant un rythme qui invite &agrave; une lecture rapide. C'est par l'adverbe &laquo;Hier&raquo; qu'ils d&eacute;butent presque tous, traduisant un go&ucirc;t &eacute;vident pour une narrativit&eacute; non-lin&eacute;aire (les blocs ne se suivent pas n&eacute;cessairement) ainsi qu'un d&eacute;sir de r&eacute;pertorier, de l'<em>hier</em><i> </i>anecdotique: &laquo;Hier on a fait un trou dans la gencive de La Po&egrave;te pour y installer sa premi&egrave;re fausse dent.&raquo; (p. 27), &agrave; l'<em>hier</em><i> </i>historique: &laquo;Hier, c'est-&agrave;-dire au XVe si&egrave;cle, certains croyaient que le c&oelig;ur des nouveaux-n&eacute;s [...] rendaient invisibles les voleurs qui en mangeaient.&raquo; (p. 28) jusqu'&agrave; l'<em>hier</em><i> </i>intime: &laquo;Hier La Po&egrave;te d&eacute;clarant sa m&egrave;re seule, cern&eacute;e par la neige.&raquo; (p. 26). L'unit&eacute; de mesure n'est plus la page, au profit d'une forme qui accumule de page en page, &agrave; la mani&egrave;re d'une liste, de multiples visages discontinus du pass&eacute;.</p> <p>Ce qui para&icirc;t pouvoir r&eacute;insuffler une certaine suite formelle et th&eacute;matique serait les <em>morts</em> de la po&egrave;te, qui ponctuent cette &laquo;liste&raquo;. Celle du p&egrave;re suivie de pr&egrave;s par celle de la m&egrave;re: &laquo;La Po&egrave;te passe son premier No&euml;l d'orpheline. Elle les imagine dans leur cercueil. Papa est sous maman. On dit qu'il y a beaucoup de mouvements et de bruit dans les cercueils, surtout la premi&egrave;re ann&eacute;e. Lorsque les cages thoraciques explosent.&raquo; (p. 43). Elles constituent deux pertes majeures, deux morts majeures si on les compare aux autres morts, plus &laquo;mineures<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn3"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[3]</span></span></strong></a>&raquo; qui se c&ocirc;toient dans cette premi&egrave;re section de <em>La Po&eacute;tesse</em>,<i> </i>comme la mort du cousin ou du loir tu&eacute; par les chats, mais aussi celles de Elsa von Freytag-Loringhoven, Mary Beach P&eacute;lieu ou Samuel Beckett... D'ailleurs, la pr&eacute;sence de figures litt&eacute;raires exc&egrave;de cette partie du recueil et me semble incarner le r&ocirc;le de &laquo;substitut filial&raquo;. Si les morts du p&egrave;re et de la m&egrave;re mettent le ciseau dans le tissu familial, Robert Walser, Marina Tsveta&iuml;eva ou Antonin Artaud se voient greff&eacute;s au tissu filial litt&eacute;raire. L'on soustrait &agrave; sa lign&eacute;e pour additionner dans l'autre; alors que les alliances familiales se d&eacute;font par soustraction (p&egrave;re, m&egrave;re), les alliances po&eacute;tiques se multiplient. Les fant&ocirc;mes de ses <em>bien-aim&eacute;s</em><strong><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn4"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[4]</span></span></a> </strong>sont nombreux et mettent en place une autre post&eacute;rit&eacute;.&nbsp;</p> <p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:150%"><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><b>Autor&eacute;f&eacute;rentialit&eacute;</b></span><b><o:p></o:p></b><b><br /> </b></p> <p>La deuxi&egrave;me partie du recueil est tr&egrave;s diff&eacute;rente de la pr&eacute;c&eacute;dente autant par la forme, le rythme et le ton. Elle se distingue face aux deux autres qui elles, se r&eacute;pondent &agrave; plusieurs &eacute;gards. D'abord, dans &laquo;Kara Walker n'est pas Jos&eacute;phine Baker&raquo;, Giraudon r&eacute;utilise la page comme unit&eacute;: un po&egrave;me par page, num&eacute;rot&eacute;s de 1 &agrave; 47, de quoi r&eacute;int&eacute;grer <span style="mso-fareast-font-family:&quot;Times New Roman&quot;;<br /> mso-bidi-font-family:&quot;Times New Roman&quot;">&ndash;</span>&agrave; l'exc&egrave;s<span style="mso-fareast-font-family:&quot;Times New Roman&quot;;mso-bidi-font-family:&quot;Times New Roman&quot;">&ndash;</span> le proc&eacute;d&eacute; formel rejet&eacute; plus t&ocirc;t. Exit l'effet de prise de notes diaristique d'un registre plus intime, la po&egrave;te emprunte ici une voix plus d&eacute;tach&eacute;e (plus d&eacute;sincarn&eacute;e), plus hachur&eacute;e et plus herm&eacute;tique aussi. Par herm&eacute;tisme, il faut entendre <em>brouillage</em>, &agrave; la fois des pistes de lecture (des pistes de sens) et du d&eacute;veloppement narratif entre les diff&eacute;rents po&egrave;mes.<o:p>&nbsp;</o:p></p> <p> L'utilisation de la majuscule comme proc&eacute;d&eacute; po&eacute;tique laisse <i>a priori</i> un peu perplexe. Les majuscules d&eacute;limitent-elles le d&eacute;but des vers ou insistent-elles sur la sonorit&eacute; ou le sens du mot? Par exemple au po&egrave;me num&eacute;ro 9: &laquo;Recomposition d'une vie si br&egrave;ve / pourtant durant ces Ann&eacute;es / en deux colonnes et sans alin&eacute;a / absence totale d'intervention / postures &agrave; tenir / chutes ou s&eacute;quences / une id&eacute;e d'Objet trouv&eacute;&raquo; (p. 59), les deux majuscules ne d&eacute;limitent pas le d&eacute;but d'un vers qui aurait &eacute;t&eacute; tronqu&eacute;, alors peut-&ecirc;tre mettent-elles simplement ces mots en lumi&egrave;re? Remarquons au passage que la po&egrave;te, dans cet extrait, commente m&eacute;tapo&eacute;tiquement la forme et le contenu de la section pr&eacute;c&eacute;dente. Il faut dire que ce type de commentaire r&eacute;troactif est fr&eacute;quent chez Giraudon et permet, comme c'est le cas ici, de pr&eacute;ciser certaines lectures. Il arrive, inversement, que la glose figure le texte &agrave; venir. D'ailleurs, c'est le cas du proc&eacute;d&eacute; po&eacute;tique des majuscules, expliqu&eacute; dans la premi&egrave;re partie de<em> La Po&eacute;tesse</em>: &laquo;Une nuit, La Po&egrave;te trouve un moyen optique de ralentir la lecture du po&egrave;me: ce moyen s'appelle La Majuscule D&eacute;plac&eacute;e. Un vieux proc&eacute;d&eacute; visuel &agrave; revisiter et rafra&icirc;chir.&raquo; (p. 45). Ce qui sera accompli dans &laquo;Kara Walker n'est pas Jos&eacute;phine Baker&raquo;. Cette pratique performative gomme la perplexit&eacute; initiale. Globalement, bien que le sous-titre nous ram&egrave;ne au travail sur le &laquo;double&raquo; identitaire, la po&egrave;te s'int&eacute;resse surtout ici aux th&eacute;matiques de langue et du travail po&eacute;tique. Mais le plus souvent il y a camouflage, dans la mesure o&ugrave; l'autor&eacute;f&eacute;rentialit&eacute; est entrem&ecirc;l&eacute;e aux bribes d'histoires de figures comme Lancelot ou Jack Spicer. Et l'ensemble ne se laisse pas saisir du premier coup d'&oelig;il en raison des renvois intertextuels avec ses &oelig;uvres pr&eacute;c&eacute;dentes comme son <em>Billy the kid (In memoriam Jack Spicer)</em><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn5"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[5]</span></span></strong></a><i> </i>mais aussi en raison de certains &eacute;l&eacute;ments stylistiques comme une d&eacute;coupe du vers plus complexe.</p> <p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:150%"><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><b>Menaces doubles</b></span><b><o:p></o:p></b><b><br /> </b></p> <p>Dans cette troisi&egrave;me et derni&egrave;re partie, &laquo;Le go&ucirc;t du crabe&raquo;, le commentaire autor&eacute;f&eacute;rentiel se double d'un recul critique sur la <em>production</em> m&ecirc;me du texte po&eacute;tique. Il est question de d&eacute;composition, de d&eacute;coupage, de collage, de modelage et de recopiage. L'acte de recopier prend place dans la mise en forme d'extraits de carnets de diff&eacute;rentes couleurs (vert, bleu et gris) qui se succ&egrave;dent, &agrave; la mani&egrave;re d'un dialogue auquel participent aussi deux autres voix (&laquo;Une voix&raquo; et &laquo;L'autre&raquo;). Avec l'ajout de didascalies, la po&egrave;te propose l'&eacute;bauche d'une pi&egrave;ce de th&eacute;&acirc;tre combinant la prose au vers libre. Une fois de plus, il y a un jeu de d&eacute;doublement dans cette r&eacute;&eacute;criture des carnets <span style="mso-fareast-font-family:<br /> &quot;Times New Roman&quot;;mso-bidi-font-family:&quot;Times New Roman&quot;">&ndash;de </span>l'origine<span style="mso-fareast-font-family:&quot;Times New Roman&quot;;mso-bidi-font-family:&quot;Times New Roman&quot;">&ndash;</span> jusqu'&agrave; <em>La Po&eacute;tesse</em>. Dans cette mise &agrave; nu de la production, les carnets repr&eacute;sentent le <i>chantier </i>de l'&eacute;criture. Mais l'op&eacute;ration n'est peut-&ecirc;tre pas aussi simple: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Filandreuses &agrave; l'infini les phrases se d&eacute;tachent d'un corps, il faut les teindre pour mieux les voir, redistribuer les paragraphes selon la couleur et craindre, craindre de plus en plus la couleur qui l'emporte, une masse, une masse d'un gris de crevette o&ugrave; chaque lettre indistincte se dissout pour ne former qu'un tumulus, la section d&eacute;plac&eacute;e d'un nuage d&eacute;truit. (p. 110-111)</span></div> <p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:150%">La menace plane sur l'entreprise de la po&egrave;te, sur la mise en forme et en ordre des phrases.</p> <p>Cycliquement, la mort r&eacute;appara&icirc;t dans &laquo;Le go&ucirc;t du crabe&raquo;. Une toute autre menace se pr&eacute;sente. Ce vers, au d&eacute;but du recueil, la figurait peut-&ecirc;tre: &laquo;&nbsp;Avec son p&egrave;re, en six mois, &ccedil;a fait d&eacute;j&agrave; cinq morts. Elle (la m&egrave;re) elle s'en fout elle se sent Chabert. La Po&egrave;te s'est dit qu'elle n'avait jamais eu qu'un nom, celui-l&agrave; o&ugrave; pr&eacute;sentement on meurt.&raquo; (p. 19). Le couple maladie et &eacute;criture a &eacute;t&eacute; abord&eacute; &agrave; maintes reprises<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn6"><strong><span style="mso-special-character:footnote">[6]</span></strong></a>mais Giraudon conna&icirc;t les obstacles &agrave; &eacute;viter pour ne pas tomber ni dans la banalit&eacute; ni dans le path&eacute;tique. L'arriv&eacute;e de la maladie sera d&eacute;crite avec finesse, intelligence, une pointe de sarcasme et juste assez d'affects. Pour un temps, la maladie a l'effet de la <i>tabula rasa </i>pour la po&egrave;te: &laquo;Balancer. Balancer &agrave; la mer ce corps ancien et tous les livres qu'il a sign&eacute;s. Maintenant tu &eacute;cris parce que tu as peur de tout ce que tu n'as pas su &eacute;crire [...].&raquo; (p. 115). Par contre, ce fantasme n'est en rien le constat d'une renaissance de son &eacute;criture comme telle mais celle d'une poursuite, accident&eacute;e, de l'exp&eacute;rience de la langue. Chez Giraudon, il y aura toujours un corps ancien ou une langue ancienne &agrave; balancer &agrave; la mer. Mais nommer cela renaissance ou retour &agrave; l'origine serait un topos inexact (et banal, ce que son travail n'est surtout pas). Apr&egrave;s tout, &laquo;[t]rouver une langue ce n'est pas la trouver.<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn7"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[7]</span></span></strong></a>&raquo;. Sa modulation est constante, marqu&eacute;e de dons, d'emprunts, de ruptures et d'accidents.</p> <p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:150%"><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><b>La Po&egrave;te n'est peut-&ecirc;tre pas <i>La Po&eacute;tesse</i></b></span><b><i><o:p></o:p></i></b><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><b><o:p><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">&nbsp;</span></o:p></b></span><b><o:p></o:p></b></p> <p>Giraudon essaie d' &laquo;<em>essuyer un f&eacute;minin terrible</em>&nbsp;<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn8"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[8]</span></span></strong></a>&raquo; en ne gardant l'archa&iuml;que <em>po&eacute;tesse</em><i> </i>que pour le titre. Pied de nez &agrave; cette d&eacute;finition-identification surann&eacute;e, elle sera &laquo;La Po&egrave;te&raquo;: elle met non seulement &agrave; distance la construction que peut constituer le r&ocirc;le ou l'identit&eacute; &laquo;po&egrave;te&raquo; (avec le r&eacute;current &laquo;La Po&egrave;te&raquo;) mais elle met aussi &agrave; distance ce f&eacute;minin insistant (<em>esse</em>) qu'elle raille peut-&ecirc;tre au passage. Car Giraudon n'en a pas besoin, pas plus que la communaut&eacute; des femmes convoqu&eacute;e (Kara Walker, Jos&eacute;phine Baker ou H&eacute;l&egrave;ne Bessette) n'en a besoin, leurs voix &eacute;tant fortes, engag&eacute;es et se tenant au-del&agrave; d'un carcan f&eacute;minin &laquo;insistant&raquo;. Apr&egrave;s tout, Giraudon &eacute;crit<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn9"><strong><span style="mso-special-character:footnote">[9]</span></strong></a>: &laquo;Il n'y a pas d'&eacute;criture f&eacute;minine. Ne pas se laisser enfermer dans les cercles des anatomies manifestes et des sexualit&eacute;s militantes (ou l'identit&eacute; tente de rep&eacute;rer les secrets de son apparence pour y transformer ce qu'elle symbolise...).&raquo;.</p> <p>Ce n'est qu'&agrave; la fin du recueil que la po&egrave;te revient &agrave; <i>sa</i> premi&egrave;re personne, au <i>je </i>plus intime: quand la mort se pointe, l'on n'est peut-&ecirc;tre plus qu'un et le jeu du double peut attendre un instant. La fin de <em>La Po&eacute;tesse</em> est ponctu&eacute;e de cet &laquo;Hop! Hop! Ma ch&eacute;rie&raquo;: on y entend la parole encourageante qui invite au combat (contre la maladie, la mort, la peur) mais on a aussi l'impression d'entendre le po&egrave;te Christophe Tarkos crier ce fameux &laquo;OP OP&raquo; qui embraye son texte <em>Oui</em><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn10"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:<br /> footnote">[10]</span></span></strong></a>. Embrayer comme faire avancer, se faire entra&icirc;ner &agrave; avancer: &laquo;Hop! Hop! Ma ch&eacute;rie il n'y a plus d'avant ni d'arri&egrave;re, rien &agrave; g&eacute;rer seulement avancer[...]&raquo; (p. 119). La lign&eacute;e des po&egrave;tes a parl&eacute;. Comme elle parle ailleurs dans le texte, que ce soit &agrave; travers cette phrase tautologique &agrave; la Gertrude Stein &laquo;<em>Mais toujours un po&egrave;me est un po&egrave;me est un po&egrave;me</em><span style="mso-bidi-font-style:italic">[...]</span>&raquo; (p. 116) ou ce mallarm&eacute;en &laquo;IL N'Y A D'EXPLOSION QUE LE LIVRE.<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn11"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[11]</span></span></strong></a>&raquo;. La lign&eacute;e des po&egrave;tes parle car, si &laquo;&nbsp;un po&egrave;me n'existe jamais seul&raquo; (p. 73), un po&egrave;te n'existe jamais seul non plus. Cette donn&eacute;e semble &ecirc;tre la plus centrale de l'exercice homobiographique et contribue &agrave; distinguer le travail po&eacute;tique de Liliane Giraudon. Le po&egrave;te et son &oelig;uvre ne sont pas hors du champ po&eacute;tique pas plus qu'ils ne se trouvent hors de l'histoire litt&eacute;raire. Ils se positionnent, avec ce que cela implique comme enjeux, alliances et engagement.</p> <p>&nbsp;</p> <div style="mso-element:footnote-list"> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn1" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[1]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Entretien datant du 28 novembre 2007 avec Liliane Giraudon et Jean-Jacques Viton dans le cadre de la sixi&egrave;me &eacute;dition du Festival ActOral, en 2007. ActOral, <a href="http://actoral.blogspilotes.marseille-provence2013.fr/archives/11"><span style="color:windowtext;text-decoration:none;text-underline:none">http://actoral.blogspilotes.marseille-provence2013.fr/archives/11</span></a> . Consult&eacute; le 26 ao&ucirc;t 2010.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn2" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[2]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>&laquo;Le papier intervient chaque fois qu'une image, d'elle-m&ecirc;me, cesse ou rentre, acceptant la succession d'autres et, comme il ne s'agit pas, ainsi que toujours, de traits sonores r&eacute;guliers ou vers <span style="mso-fareast-font-family:&quot;Lucida Grande&quot;;mso-bidi-font-family:&quot;Lucida Grande&quot;">&mdash;</span>plut&ocirc;t, de subdivisions prismatiques de l'Id&eacute;e, l'instant de para&icirc;tre et que dure leur concours, dans la mise en sc&egrave;ne exacte, c'est &agrave; des places variables, pr&egrave;s ou loin du fil conducteur latent, en raison de la vraisemblance, que s'impose le texte&raquo;. St&eacute;phane Mallarm&eacute;, Pr&eacute;face d' &laquo;Un coup de d&eacute;s jamais n'abolira le hasard&raquo; dans <em>&OElig;uvres compl&egrave;tes</em>, Paris, Gallimard, &laquo;&nbsp;Biblioth&egrave;que de la Pl&eacute;iade&nbsp;&raquo;, 1945, p. 455.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn3" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[3]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Par ce terme, j'entends que les autres morts r&eacute;pertori&eacute;es seraient &agrave; la fois moins r&eacute;currentes dans le recueil que celles des parents et sembleraient moins &laquo;douloureuses&raquo;, tout en voulant &eacute;viter ici une b&ecirc;te hi&eacute;rarchie des morts.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a name="_ftn4" title="" href="#_ftnref"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><b>[4]</b></span></a><b> </b>Avec ce qualificatif, je fais r&eacute;f&eacute;rence au texte <em>Mes bien-aim&eacute;(e)s</em> (Inventaire / Invention, 2007) o&ugrave; Giraudon revisite les biographies d'auteurs mythiques (Walser, Rimbaud, Sappho...). &Agrave; la fa&ccedil;on d'un collage-hommage, elle recompose et redynamise avec libert&eacute; et affection leur vie qui sont devenues, avec le temps, des fant&ocirc;mes derri&egrave;re le processus de mythification. &laquo;&nbsp;[J']ai voulu leur redonner une existence parmi les n&ocirc;tres&nbsp;&raquo;, &eacute;crit-elle en quatri&egrave;me de couverture.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p><strong><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn5" title="" href="#_ftnref"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[5]</span></span></a><span style="mso-tab-count:1">&nbsp;</span></strong>Publi&eacute; en 1984 chez Manicle.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn6" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[6]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Pensons au travail propos&eacute; par Susan Sontag dans son essai &laquo;&nbsp;La maladie comme m&eacute;taphore&nbsp;&raquo;. Paris, Christian Bourgois &Eacute;diteur, coll. &laquo;&nbsp;Choix-Essais&nbsp;&raquo;, 1993.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn7" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[7]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1">&nbsp;</span>Liliane Giraudon, <em>Sker</em>, Paris, P.O.L, 2002, p. 12-13.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn8" title="" href="#_ftnref"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><b>[8]</b></span></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Citation de la quatri&egrave;me de couverture de <i>La Po&eacute;tesse</i>. Peut-on voir, en ce &laquo;&nbsp;<i>f&eacute;minin terrible</i>&nbsp;&raquo;, le cancer du sein ?</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a name="_ftn9" title="" href="#_ftnref"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><b>[9]</b></span></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Liliane Giraudon, Henri Deluy, <em>Po&eacute;sies en France depuis 1960, 29 femmes, une anthologie</em>, Paris, Stock, coll. &laquo;&nbsp;Versus&nbsp;&raquo;, 1994, p. 11.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p><a name="_ftn10" title="" href="#_ftnref"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><b>[10]</b></span></a><b>&nbsp;</b>Christophe Tarkos, <em>Oui</em><i> </i>[1996] dans <em>&Eacute;crits po&eacute;tiques</em><i>,</i> Paris, P.O.L, 2008, p. 161-259.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn11" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[11]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Giraudon paraphrasant ici cette phrase de Mallarm&eacute; &laquo;&nbsp;Je ne sais pas d'autre bombe qu'un livre.&nbsp;&raquo;. <em>&OElig;uvres compl&egrave;tes</em>, Tome II, Paris, Gallimard, &laquo;&nbsp;Biblioth&egrave;que de la Pl&eacute;iade&nbsp;&raquo;, 2003, p. 660.</p> </div> </div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-poete-nexiste-jamais-seul#comments ARTAUD, Antonin Autobiographie Autofiction BECKETT, Samuel Filiation France FREYTAG-LORINGHOVEN, Elsa von GIRAUDON, Liliane Identité MALLARMÉ, Stéphane Mémoire PÉLIEU, Mary Beach SONTAG, Susan TARKOS, Christophe Temps TSVETAÏEVA, Marina WALSER, Robert Poésie Wed, 22 Sep 2010 17:11:39 +0000 Anne-Renée Caillé 270 at http://salondouble.contemporain.info Des charognes et des hommes http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-charognes-et-des-hommes <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/grenier-daniel">Grenier, Daniel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/epique">Épique</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>De Trois-Pistoles &agrave; Bedsford<br /> </strong></span><br /> Il est difficile, &agrave; la lecture du premier roman de William S. Messier, <em>&Eacute;pique</em>, de ne pas se souvenir de cette lettre-ouverte aux jeunes romanciers que Victor-L&eacute;vy Beaulieu avait fait para&icirc;tre dans La Presse, il y a de cela quelques ann&eacute;es<a href="fckeditor.html?InstanceName=oFCK_1&amp;Toolbar=DrupalFull#note1a"><strong>[1]</strong></a>. &Agrave; l&rsquo;&eacute;poque, la lettre avait cr&eacute;&eacute; tout un &eacute;moi dans la communaut&eacute; litt&eacute;raire et avait forc&eacute; les &eacute;crivains vis&eacute;s directement et indirectement &agrave; r&eacute;agir ainsi qu&rsquo;&agrave; prendre position. Beaulieu reprochait plusieurs choses aux &eacute;crivains de la g&eacute;n&eacute;ration montante, comme leur absence d&rsquo;exp&eacute;rimentation langagi&egrave;re, leur renfermement sur eux-m&ecirc;mes et leur obsession pour un Plateau Mont-Royal de trentenaires d&eacute;sabus&eacute;s. Il les accusait de ne pas s&rsquo;int&eacute;resser &agrave; leurs anc&ecirc;tres et de se confiner &agrave; une &eacute;tude fragmentaire et fragment&eacute;e de leur propre nombril.</p> <p>Cette lettre-ouverte, qui date de 2004, s&rsquo;adressait &agrave; des &eacute;crivains et &eacute;crivaines n&eacute;(e)s dans les ann&eacute;es soixante-dix, &agrave; la queue de ce qu&rsquo;on a appel&eacute; la g&eacute;n&eacute;ration X. Qu&rsquo;on soit d&rsquo;accord ou non avec le plaidoyer et les constats de l&rsquo;auteur du <em>Don Quichotte de la d&eacute;manche</em>, il est int&eacute;ressant de constater qu&rsquo;en quelques six ann&eacute;es, le vent a tourn&eacute;, et qu&rsquo;il lui serait maintenant difficile d&rsquo;atteindre les m&ecirc;mes conclusions. L&rsquo;arriv&eacute;e sur le march&eacute; d&rsquo;une toute nouvelle g&eacute;n&eacute;ration d&rsquo;&eacute;diteurs y est peut-&ecirc;tre pour quelque chose, en ce que l&rsquo;offre litt&eacute;raire qu&eacute;b&eacute;coise traditionnelle s&rsquo;est vue transform&eacute;e profond&eacute;ment. L&rsquo;apparition durant les derniers dix ans de jeunes maisons dynamiques et t&eacute;m&eacute;raires comme Les Allusifs (2001), Marchand de feuilles (2001), Le Quartanier (2003), ou Alto (2005), t&eacute;moigne non seulement de la vigueur de la rel&egrave;ve &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur m&ecirc;me du champ litt&eacute;raire, mais &eacute;galement d&rsquo;un v&eacute;ritable renouveau des enjeux, des th&egrave;mes et des espaces fictionnels abord&eacute;s et investis par les jeunes cr&eacute;ateurs. Par exemple, il n&rsquo;est plus tout &agrave; fait soutenable d&rsquo;avancer que le Montr&eacute;al contemporain soit la seule &laquo;&nbsp;sc&egrave;ne d&rsquo;&eacute;nonciation&nbsp;&raquo; possible, alors que quantit&eacute; de romans et r&eacute;cits qu&eacute;b&eacute;cois se r&eacute;clament d&rsquo;une identit&eacute; r&eacute;gionale forte ainsi que d&rsquo;un cheminement historique particulier. On n&rsquo;a qu&rsquo;&agrave; penser au <em>Tarmac</em> de Nicolas Dickner (2009) ou au <em>Bestiaire</em> d&rsquo;&Eacute;ric Dupont (2008).</p> <p>Publi&eacute; cette ann&eacute;e aux &eacute;ditions Marchand de feuilles, le roman <em>&Eacute;pique</em> de William S. Messier appartient &agrave; ce nouveau souffle &eacute;ditorial. Il s&rsquo;inscrit dans cette lign&eacute;e particuli&egrave;re de r&eacute;cits qu&eacute;b&eacute;cois contemporains qui ne t&eacute;moignent pas d&rsquo;un besoin de s&rsquo;interroger sur le fait d&rsquo;&ecirc;tre en p&eacute;riph&eacute;rie puisque le centre n&rsquo;est plus un concept programmatique. <em>&Eacute;pique</em> est le second livre de Messier, apr&egrave;s le recueil de nouvelles conceptuel intitul&eacute; <em>Townships</em>, &eacute;galement paru au Marchand de feuilles, en 2009, et sous-titr&eacute; &laquo;&nbsp;R&eacute;cits d'origine &raquo;. Comme le premier, le second livre installe son r&eacute;cit et sa narration dans les Townships, les Cantons-de-l&rsquo;Est, &agrave; la mani&egrave;re d&rsquo;un bateau jetant l&rsquo;ancre, autant pour observer prudemment un paysage connu et ch&eacute;ri par l&rsquo;auteur que pour survivre &agrave; un d&eacute;luge de r&eacute;f&eacute;rences symboliques fortes qui viennent nourrir l&rsquo;histoire et le folklore de la r&eacute;gion. Les individus l&eacute;gendaires comme les magasins &agrave; rayons ont leur place ici, agrandis et/ou d&eacute;form&eacute;s par le langage hyperbolique de l&rsquo;imaginaire&nbsp;:</p> <div class="rteindent1">&nbsp;&nbsp;&nbsp;<span style="color: rgb(128, 128, 128);"> -Sais-tu ce qu&rsquo;ils devraient faire? Ils devraient obliger tout le monde &agrave; magasiner chez Korvette. En plus de forcer le propri&eacute;taire &agrave; changer sa christie de vitrine ultra-laide, &ccedil;a ferait r&eacute;aliser au monde entier &agrave; quel point c&rsquo;est le magasin le plus incroyablement <em>hot</em> de l&rsquo;existence.<br /> &nbsp;&nbsp;&nbsp; -Qu&rsquo;est-ce que t&rsquo;as achet&eacute;?<br /> &nbsp;&nbsp;&nbsp; -&laquo;&nbsp;Achet&eacute;&nbsp;&raquo;? Non, non, tu, ouvre les guillemets, ach&egrave;tes, ferme les guillemets, du lait. Tu, ouvre les guillemets, ach&egrave;tes, ferme les guillemets, des bobettes. OK, d&rsquo;accord, tr&egrave;s bien. Mais, chez Korvette, t&rsquo;ach&egrave;tes rien. T&rsquo;adoptes et t&rsquo;assimiles une fa&ccedil;on de vivre, de consommer. T&rsquo;ach&egrave;tes rien, <em>man</em>.<br /> &nbsp;&nbsp;&nbsp; [&hellip;]<br /> &nbsp;&nbsp;&nbsp; -J&rsquo;avoue quand m&ecirc;me que le Korvette a sa fa&ccedil;on unique de nous charmer. Savais-tu que celui &agrave; Stanstead a chang&eacute; la typo de son affiche? &Ccedil;a ressemble &agrave; une pancarte de <em>bed and breakfast </em>&agrave; th&eacute;matique de donjons et dragons.<br /> &nbsp;&nbsp;&nbsp; -C&rsquo;est &agrave; peu pr&egrave;s les quatre seules affaires qu&rsquo;ils ne vendent pas&nbsp;: des lits, des d&eacute;jeuners, des donjons et des dragons. (p. 42-43)&nbsp; </span></div> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><br /> Sur la route des Cantons<br /> </strong></span><br /> La premi&egrave;re partie du roman, justement intitul&eacute;e &laquo;&nbsp;Un d&eacute;bit maximal de donn&eacute;es&nbsp;&raquo;, nous pr&eacute;sente le narrateur, &Eacute;tienne, un jeune homme litt&eacute;ralement sans histoire, mais assailli par les anecdotes et les souvenirs, qu&rsquo;il tentera de r&eacute;unir dans un r&eacute;cit coh&eacute;rent, &agrave; la mani&egrave;re d&rsquo;une de ses idoles, Einstein&nbsp;:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> Je me dis qu&rsquo;entre mon pr&eacute;nom, &Eacute;tienne, et le nom d&rsquo;Einstein, il n&rsquo;y a que tr&egrave;s peu de diff&eacute;rence. C&rsquo;est-&agrave;-dire qu&rsquo;on pourrait facilement faire une faute en &eacute;crivant &laquo;&nbsp;Einstein&nbsp;&raquo; et &ccedil;a donnerait mon pr&eacute;nom, et vice-versa. Entre l&rsquo;homme et moi, c&rsquo;est autre chose. Il est grandiose et moi, je suis quoi? Je suis convaincu, en tous cas, qu&rsquo;apr&egrave;s avoir surv&eacute;cu au d&eacute;luge qui a frapp&eacute; la r&eacute;gion de Brome-Missisquoi en 2005, j&rsquo;ai atteint une salle voisine de celle des grands hommes comme Einstein, dans le Temple de la renomm&eacute;e de la race humaine. (p. 13)</span><br /> &nbsp;</div> <div>Que ce r&eacute;cit soit en bout de ligne &laquo; &eacute;pique&nbsp;&raquo;, cela ne fait aucun doute, dans la mesure o&ugrave; l&rsquo;histoire que nous raconte &Eacute;tienne n&rsquo;est ni la sienne, ni celle de Valvoline, son amie &laquo;&nbsp;costaude&nbsp;&raquo;, mais celle d&rsquo;une situation &agrave; la fois banale et catastrophique, et des moyens entrepris par des hommes et des femmes &agrave; la fois ordinaires et mythiques afin de s&rsquo;y adapter.</div> <p> &Eacute;tienne, d&egrave;s l&rsquo;incipit, nous pr&eacute;vient que son r&ocirc;le n&rsquo;a &eacute;t&eacute; qu&rsquo;accessoire dans &laquo;&nbsp;les &eacute;v&eacute;nements de 2005&nbsp;&raquo; (p. 13), et que s&rsquo;il fait figure de protagoniste, c&rsquo;est uniquement parce qu&rsquo;en racontant, il devient automatiquement le centre de la perception. Mais son r&eacute;cit en est un parmi tant d&rsquo;autres, qui s&rsquo;inscrira id&eacute;alement dans un folklore, dans la mythologie d&eacute;j&agrave; grandissante du d&eacute;luge de juin 2005 et dans l&rsquo;imaginaire toujours un peu plus d&eacute;bordant de la r&eacute;gion enti&egrave;re. &Eacute;tienne, en prenant la parole, cherche &agrave; la fois &agrave; nous faire part d&rsquo;une surabondance de r&eacute;cits et &agrave; appartenir &agrave; cette m&ecirc;me surabondance.</p> <p>Au moment o&ugrave; le roman commence, &Eacute;tienne est en train de terminer son dernier quart de travail &agrave; l&rsquo;entrep&ocirc;t de produits pharmaceutique de McStetson Canada Inc. et s&rsquo;appr&ecirc;te &agrave; faire un choix qui va changer le cours de son &eacute;t&eacute;, pour ne pas dire de son existence. Lors de la pause du souper, apr&egrave;s avoir longuement pes&eacute; le pour et le contre, le jeune employ&eacute; d&eacute;cide en effet de quitter son poste et de retourner sur le march&eacute; du travail. Il appelle alors sa grande amie Valvoline qui vient le chercher en voiture. Dans les jours qui suivent, &Eacute;tienne se pr&eacute;sente au Centre local d&rsquo;emploi o&ugrave; il fait la connaissance de la jolie &Eacute;lizabeth qu&rsquo;il surnomme la licorne, &agrave; cause de sa beaut&eacute; mythique, qui lui trouve rapidement une place d&rsquo;&eacute;quarisseur-pigiste aux c&ocirc;t&eacute;s du non moins mythique Jacques Prud&rsquo;homme, l&eacute;gende vivante du comt&eacute;.</p> <p>Commence alors l&rsquo;histoire d&rsquo;un &eacute;t&eacute; fatidique pass&eacute; &agrave; ramasser des carcasses d&rsquo;animaux le long des routes qui sillonnent les cantons. &Eacute;tienne raconte avec un bonheur teint&eacute; d&rsquo;un doux sarcasme la relation qu&rsquo;il entretient durant quelques semaines avec Prud&rsquo;homme, cet &ecirc;tre dou&eacute; d&rsquo;ubiquit&eacute; qui tr&ocirc;ne au sommet du panth&eacute;on des personnages de la mythologie r&eacute;gionale. On le dit fort comme dix hommes et aussi infatigable qu&rsquo;une locomotive. On dit de lui qu&rsquo;il a tout fait, et souvent qu&rsquo;il a r&eacute;alis&eacute; trois ou quatre exploits en m&ecirc;me temps. Les r&eacute;cits sur sa vie et sur son compte sont aussi in&eacute;puisables que la pluie qui commence &agrave; s&rsquo;abattre sur le tout Brome-Missisquoi &agrave; la fin juin 2005.</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> Son nom figure en lettres attach&eacute;es sous chaque viaduc, sous chaque pont, enfin sous chaque structure en b&eacute;ton de la r&eacute;gion. Quelqu&rsquo;un sillonne les villages depuis qu&rsquo;il est tout jeune pour repasser par-dessus les lettres qu&rsquo;on aurait effac&eacute;es ou que la pluie aurait lav&eacute;es, avec un morceau de charbon, de sorte que personne ne l&rsquo;oublie. La directrice de l&rsquo;&eacute;cole primaire Sainte-Famille, &agrave; Granby, &eacute;tait une fan finie et lui vouait un culte semi-&eacute;rotique&nbsp;: chaque ann&eacute;e, les enfants du deuxi&egrave;me cycle avaient comme projet de compiler les r&eacute;cits qui circulaient au sujet de Prud&rsquo;homme, pendant que les jeunes du premier cycle devaient tenter d&rsquo;en faire le portrait, en fonction des descriptions que la directrice leur donnait. M&ecirc;me les plus r&eacute;alistes le dessinaient comme un g&eacute;ant disproportionn&eacute; et monstrueux, certains lui faisaient cracher du feu, d&rsquo;autres le faisaient voler. (p. 75-76)</span><br /> &nbsp;</div> <p>Accol&eacute; &agrave; Prud&rsquo;homme, et au fil des anecdotes et des &eacute;pisodes racont&eacute;s sous forme de chapitres courts, le narrateur nous fait part de ses interrogations et de ses angoisses, parfois existentielles, parfois pu&eacute;riles. Les p&eacute;rip&eacute;ties se succ&egrave;dent, sur fond de pluie battante qui m&egrave;nera aux pires inondations que la r&eacute;gion ait connues. Le ton du r&eacute;cit reste toutefois l&eacute;ger et digressif. &Eacute;tienne nous explique entre autres comment s&rsquo;est form&eacute;e la &laquo;&nbsp;secte&nbsp;&raquo; des Charognards, nous montre comment ramasser un cadavre de moufette, nous rappelle en dialoguant avec Valvoline qu&rsquo;il est difficile de choisir entre deux super-pouvoirs aussi diff&eacute;rents que l&rsquo;invisibilit&eacute; et la capacit&eacute; de voler&nbsp;:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> -&Eacute;coute &ccedil;a&nbsp;: entre voler pis &ecirc;tre invisible, c&rsquo;est l&rsquo;id&eacute;e de justice qui fait la diff&eacute;rence. Lequel des deux pouvoirs permet de combattre le crime de la fa&ccedil;on la plus compl&egrave;te et efficace?<br /> -Euh, j&rsquo;ai pas trop pens&eacute; &agrave; &ccedil;a, ts&eacute;.<br /> -Dans un braquage de d&eacute;panneur mettons, &ccedil;a te donne pas grand-chose de voler, &agrave; moins d&rsquo;&ecirc;tre dans un d&eacute;panneur ultramoderne, ts&eacute; avec un plafond cath&eacute;drale comme en sortant de l&rsquo;autoroute 10, &agrave; Bromont. Encore l&agrave;, imagine que tu voles au-dessus du criminel. Apr&egrave;s, tu fais quoi? (p. 221-222)</span> <br /> &nbsp;</div> <p>Par l&rsquo;entremise de la voix d&rsquo;&Eacute;tienne, Messier nous informe sur la vie comme elle est v&eacute;cue &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur d&rsquo;un syst&egrave;me g&eacute;ographique et identitaire quasi autarcique, en retrait des grands centres urbains et pr&egrave;s d&rsquo;une certaine r&eacute;alit&eacute; plus grande que nature. Les Cantons que le lecteur d&eacute;couvre, visite ou revisite, sont un lieu hybride, profond&eacute;ment teint&eacute; par le m&eacute;lange in&eacute;dit des cultures qui s&rsquo;y est op&eacute;r&eacute; depuis que les Loyalistes sont venus s&rsquo;y installer lors de la R&eacute;volution Am&eacute;ricaine. Le bilinguisme ambiant, l&rsquo;influence de la culture am&eacute;ricaine frontali&egrave;re, la recrudescence d&eacute;mographique francophone des trois derni&egrave;res g&eacute;n&eacute;rations, sont quelques-uns des aspects de la r&eacute;gion qui sont int&eacute;gr&eacute;s &agrave; l&rsquo;univers de Messier &agrave; travers une fascination pour la topographie, par exemple, ou &agrave; travers l&rsquo;appropriation douce-am&egrave;re d&rsquo;un certain kitsch nostalgique propre au passage g&eacute;n&eacute;rationnel.<br /> &nbsp;&nbsp;&nbsp; <br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Le banal et l&rsquo;extraordinaire</strong><br /> </span><br /> Loin du Plateau Mont-Royal et de ses 5 &agrave; 7 branch&eacute;s, <em>&Eacute;pique</em> est un roman d&rsquo;apprentissage en <em>pick-up</em> rapaill&eacute; sur fond de d&eacute;luge biblique. Le lecteur y est invit&eacute; &agrave; faire la connaissance de personnages qui sont &agrave; la fois plus complexes qu&rsquo;ils ne paraissent et bien plus simples que ce qu&rsquo;on en dit. Les quelques semaines pass&eacute;es en compagnie de Jacques Prud&rsquo;homme, le h&eacute;ros surhumain des Townships, vont faire comprendre &agrave; &Eacute;tienne que ce n&rsquo;est pas tant les l&eacute;gendes qui font les hommes que leur capacit&eacute; &agrave; se d&eacute;finir et &agrave; agir au milieu d&rsquo;un continuel tourbillon de l&eacute;gendes. Et &agrave; l&rsquo;inverse, que ce n&rsquo;est pas tant dans les l&eacute;gendes qu&rsquo;on trouve les surhommes, mais plut&ocirc;t dans les hommes qu&rsquo;on trouve les l&eacute;gendes&nbsp;: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> Je pus le regarder ramasser une douzaine de charognes dans diff&eacute;rents coins de la ville, pliant les genoux et poussant un soupir &eacute;nergique en se relevant, Jacques n&rsquo;avait vraiment rien d&rsquo;h&eacute;ro&iuml;que. Je le vis effectuer le m&ecirc;me genre de mouvement dans son salon pour ramasser une miette de biscuit soda ou dans sa cour pour arracher une mauvaise herbe. Dans ma t&ecirc;te, il n&rsquo;avait jamais fracass&eacute; de record sportif&nbsp;: il nettoyait sa piscine, il d&eacute;montait son abri Tempo, il chauffait un tracteur &agrave; gazon dont il aiguisait r&eacute;guli&egrave;rement les lames. (p. 81)</span></div> <p>&nbsp;&nbsp;&nbsp; <br /> Lui-m&ecirc;me personnage &eacute;nigmatique et difficile &agrave; cerner, en sa qualit&eacute; confuse d&rsquo;adulte-enfant, oscillant sans cesse entre son d&eacute;sir de voler et son d&eacute;sir d&rsquo;invisibilit&eacute;, &Eacute;tienne d&eacute;crit le monde qui l&rsquo;entoure avec les yeux d&rsquo;un conteur &agrave; la fois exp&eacute;riment&eacute; et na&iuml;f, avec la voix d&rsquo;un jeune homme &agrave; la fois d&eacute;sabus&eacute; et fascin&eacute; par les personnages hauts en couleur qui peuplent son quotidien et son imagination. De la premi&egrave;re charogne de raton &eacute;cras&eacute; sur le bord de la route 139 entre Cowansville et Dunham jusqu&rsquo;&agrave; la mont&eacute;e fulgurante des eaux qui donnera son vrai sens au nom du mont Pinacle, &agrave; Coaticook, &Eacute;tienne am&egrave;ne le lecteur avec lui sur les chemins raboteux de son &eacute;t&eacute; aussi orageux que merveilleux. Le ton de sa narration est celui du raconteur, rappelant le <em>tall tale</em><a href="#note2a"><strong>[2]</strong></a> am&eacute;ricain, qui se doit d&rsquo;&ecirc;tre d&rsquo;un c&ocirc;t&eacute; banalisant et de l&rsquo;autre incroyable. </p> <p>En fait, c&rsquo;est l&agrave; tout son charme; et c&rsquo;est l&agrave; toute la force de l&rsquo;&eacute;criture de Messier, &agrave; la fois archa&iuml;que et oralisante, dans son jeu constant sur le vernaculaire et le pass&eacute; simple, qui s&rsquo;ancre dans une r&eacute;flexion sur les origines de nos r&eacute;cits communs. Avec <em>&Eacute;pique</em>, Messier reconduit la puissance du conte et du conteur, cet &ecirc;tre un peu sournois qui sait tr&egrave;s bien que c&rsquo;est &agrave; travers une apparente banalisation des &eacute;v&eacute;nements et des acteurs aux prises avec leurs cons&eacute;quences que ceux-ci acqui&egrave;rent leur r&eacute;elle dimension extraordinaire.<br /> <a href="#note1a"><br /> </a><br /> <hr /> <strong><a href="#note1a">[1]</a> </strong>Victor-L&eacute;vy Beaulieu, &laquo;Nos jeunes sont si seuls&raquo;, <em>La Presse</em>, 29 f&eacute;vrier 2004. La lettre n&rsquo;est pas disponible sur le web, mais il est encore possible de lire la r&eacute;ponse de l&rsquo;&eacute;crivaine Marie H&eacute;l&egrave;ne Poitras, dans les archives du journal <em>Voir</em> : Marie H&eacute;l&egrave;ne Poitras, &laquo;Nous ne sommes pas si seuls&raquo;, dans <em>Voir</em>, [en ligne]. <a href="http://www.voir.ca/publishing/article.aspx?zone=1&amp;section=10&amp;article=30096" title="http://www.voir.ca/publishing/article.aspx?zone=1&amp;section=10&amp;article=30096">http://www.voir.ca/publishing/article.aspx?zone=1&amp;section=10&amp;article=30096</a> [Texte en ligne depuis le 11 mars 2004].<strong><br /> <a href="#note2a"><br /> </a> <a href="#note2a">[2]</a></strong> Le <em>tall tale</em> est un r&eacute;cit typique de la tradition orale am&eacute;ricaine qui raconte des &eacute;v&egrave;nements extraordinaires tout en les ins&eacute;rant dans une narration banalisante, de mani&egrave;re &agrave; donner l&rsquo;impression qu&rsquo;ils sont v&eacute;ridiques. Par l&rsquo;entremise de l&rsquo;hyperbole, de l&rsquo;exag&eacute;ration et autres techniques rh&eacute;toriques, le conteur raconte habituellement ses propres exploits et m&eacute;saventures ou celles d&rsquo;un h&eacute;ros que tout le monde conna&icirc;t, tel Davy Crockett ou Paul Bunyan.</p> <p></p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-charognes-et-des-hommes#comments BEAULIEU, Victor-Lévy Culture populaire Espace Événement Identité Mémoire MESSIER, William S. Mythologie Oralité Origine POITRAS, Marie-Hélène Québec Théorie des champs Tradition Roman Thu, 09 Sep 2010 16:04:27 +0000 Daniel Grenier 259 at http://salondouble.contemporain.info Regards littéraires sur une crise du temps http://salondouble.contemporain.info/antichambre/regards-litteraires-sur-une-crise-du-temps <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-text field-field-soustitre"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> Intertextes et présentisme </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p class="MsoNormal rteindent1" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><em><span lang="FR">Tout a d&eacute;sormais un autre rythme, je vis d&eacute;j&agrave; en dehors de la vie qui n&rsquo;existe pas. Je m&rsquo;arr&ecirc;te parfois pour regarder le cours des nuages, je regarde tout avec la curiosit&eacute; flegmatique d&rsquo;un diariste volubile et d&rsquo;un promeneur fortuit&nbsp;: je sais que je fais rire, mais je marche d&rsquo;un bon pas. Et quand j&rsquo;&eacute;cris &agrave; la maison, je me souviens des jours o&ugrave;, tr&egrave;s jeune, assis &agrave; cette &eacute;ternelle m&ecirc;me table, j&rsquo;ai commenc&eacute; &agrave; &eacute;crire, ce qui, pour moi, signifiait me mettre &agrave; l&rsquo;&eacute;cart, m&rsquo;arr&ecirc;ter, m&rsquo;attarder, reculer, d&eacute;faire, r&eacute;sister pr&eacute;cis&eacute;ment &agrave; cette course mortelle, &agrave; cette vitesse fr&eacute;n&eacute;tique g&eacute;n&eacute;rale qui, par la suite, a &eacute;t&eacute; aussi la mienne.</span></em></span><strong><span lang="FR"><a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn1">[1]</a></span></strong><span lang="FR"><a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn1"></a></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Le 9 novembre 2009, nous soulignions les vingt ans de la chute du mur de Berlin. Si cet &eacute;v&eacute;nement a &eacute;t&eacute; l&rsquo;occasion de r&eacute;jouissances &agrave; travers le monde, plusieurs penseurs ont propos&eacute; qu&rsquo;il repr&eacute;sente &eacute;galement de fa&ccedil;on symbolique la fin des grandes utopies sociales. Il s&rsquo;agit de l&rsquo;une des bornes historiques &agrave; partir desquelles il est permis de penser l&rsquo;&eacute;mergence d&rsquo;une exp&eacute;rience collective du temps <em>pr&eacute;sentiste</em>, que l&rsquo;historien Fran&ccedil;ois Hartog d&eacute;finit &laquo;comme [&eacute;tant un] refermement sur le seul pr&eacute;sent et point de vue du pr&eacute;sent sur lui-m&ecirc;me<a style="" href="#_ftn2" name="_ftnref" title=""><strong><span style="">[2]</span></strong></a>.&raquo; Zaki La&iuml;di ouvre son essai <em>Le sacre du pr&eacute;sent</em> en insistant sur le fait que la chute du mur de Berlin a &eacute;galement occasionn&eacute; l&rsquo;&eacute;croulement d&rsquo;un certain rapport au temps au profit de &laquo;l&rsquo;homme-pr&eacute;sent [qui] veut abolir le temps&raquo;. Cet homme-pr&eacute;sent, toujours selon La&iuml;di, est &laquo;[r]evenu de toutes les utopies sociales qu&rsquo;il tend d&eacute;sormais &agrave; ravaler au rang d&rsquo;illusions de masses, il radicalise son besoin d&rsquo;utopie par la recherche d&rsquo;un pr&eacute;sent sans cesse reconduit, le pr&eacute;sent &eacute;ternel<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn3"><span class="msoIns"><ins cite="mailto:Pierre-Luc%20Landry" datetime="2010-08-19T10:34"><span style="">[3]</span></ins></span></a>.&raquo; Ainsi, en opposition au r&eacute;gime d&rsquo;historicit&eacute; traditionnel o&ugrave; le pr&eacute;sent reconduit le pass&eacute; et au r&eacute;gime d&rsquo;historicit&eacute; moderne, quant &agrave; lui tendu vers un avenir jug&eacute; prometteur, le pr&eacute;sentisme serait un moment de crise o&ugrave; les rapports au pass&eacute; et au futur sont pr&eacute;caris&eacute;s au profit d&rsquo;un pr&eacute;sent immobile. Cette fragilisation de notre rapport au temps, loin d&rsquo;&ecirc;tre anodine, met en p&eacute;ril la capacit&eacute; de l&rsquo;individu &agrave; se figurer comme faisant partie d&rsquo;un devenir collectif. Paul Zawadzki, dans son article &laquo;Malaise dans la temporalit&eacute;. Dimensions d&rsquo;une transformation anthropologique silencieuse&raquo;, n&rsquo;h&eacute;site pas &agrave; parler d&rsquo;une crise du temps qui vient pr&eacute;cariser le devenir collectif: &laquo;Si <em>crise du temps</em> il y a, cette crise porte sur l&rsquo;inscription symbolique de l&rsquo;individu dans un devenir et un sens commun qui lui permettraient de se penser comme contemporain de ses contemporains, autrement dit de <em>faire soci&eacute;t&eacute;</em><a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn4"><strong><span style="">[4</span><span style="">]</span></strong></a>.&raquo;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR"><o:p>&nbsp;<br /> </o:p></span><span lang="FR">Il ne me semble pas irr&eacute;aliste de croire que cette crise du temps diagnostiqu&eacute;e par de nombreux penseurs se refl&egrave;te dans la production litt&eacute;raire contemporaine. L&rsquo;importance des &eacute;critures autofictionnelles dans les derni&egrave;res ann&eacute;es, par exemple, pourrait &ecirc;tre interrog&eacute;e &agrave; l&rsquo;aune de ce constat. Cependant, d&rsquo;autres pratiques litt&eacute;raires fragilisent l&rsquo;&eacute;quation. Je souhaite ici proposer une mise &agrave; l&rsquo;&eacute;preuve de l&rsquo;id&eacute;e du pr&eacute;sentisme contemporain par le biais d&rsquo;une r&eacute;flexion sur l&rsquo;intertextualit&eacute;. Le texte <em>Le mal de Montano</em> (2002) d&rsquo;Enrique Vila-Matas, qui se construit en multipliant les r&eacute;f&eacute;rences aux &oelig;uvres litt&eacute;raires qui le pr&eacute;c&egrave;dent, me permettra de questionner les rapports au temps qu&rsquo;une &eacute;criture intertextuelle peut d&eacute;velopper. J&rsquo;interpr&eacute;terai le regard sur le monde contemporain qui est v&eacute;hicul&eacute; dans ce texte, pour ensuite interroger la signification d&rsquo;une des id&eacute;es centrales dans celui-ci, soit la n&eacute;cessit&eacute; pour le narrateur de lutter contre la mort de la litt&eacute;rature. Nous verrons que cette lutte entra&icirc;ne un rapport particulier au temps. J&rsquo;aborderai aussi la repr&eacute;sentation dans ce texte de deux &eacute;v&eacute;nements contemporains majeurs, soit le passage dans le XXIe si&egrave;cle et les attentats du 11 septembre 2001, qui peuvent &ecirc;tre consid&eacute;r&eacute;s, &agrave; la suite de la chute du mur de Berlin, comme &eacute;tant des moments phares dans la pr&eacute;carisation de notre rapport au temps. Cela me permettra de donner un bref aper&ccedil;u de la relation singuli&egrave;re au pr&eacute;sentisme qui s&rsquo;instaure dans le cas d&rsquo;une &eacute;criture intertextuelle. &Eacute;videmment, l&rsquo;analyse d&rsquo;un seul texte de fiction ne permet pas de tirer de grandes conclusions. J&rsquo;esp&egrave;re ici, plus modestement, montrer qu&rsquo;il peut &ecirc;tre fructueux d&rsquo;interpr&eacute;ter une &oelig;uvre litt&eacute;raire en interrogeant le regard qu&rsquo;elle v&eacute;hicule sur l&rsquo;exp&eacute;rience du temps qui semble dominer son &eacute;poque, dans ce cas-ci le pr&eacute;sentisme. </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span lang="FR">I. Na&icirc;tre posthume&nbsp;: L&rsquo;exp&eacute;rience intempestive de Rosario Girondo</span></span></strong></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR"><span style=""> </span><em>Le mal de Montano</em> met en sc&egrave;ne Rosario Girondo, un personnage narrateur obs&eacute;d&eacute; par la litt&eacute;rature. Sa manie de tout voir &agrave; partir de la litt&eacute;rature est si forte qu&rsquo;il devient irritant pour ses proches. S&rsquo;il fallait r&eacute;sumer en une phrase l&rsquo;intrigue de ce livre, comme l&rsquo;a fait Genette avec le monument de Proust, je dirais ceci: &laquo;Rosario devient la m&eacute;moire de la litt&eacute;rature.&raquo; Cette n&eacute;cessit&eacute; pour Rosario d&rsquo;incarner la m&eacute;moire de la litt&eacute;rature est motiv&eacute;e par une crainte qui parcourt l&rsquo;ensemble du texte, soit l&rsquo;imminence de la mort de la litt&eacute;rature. Rosario s&rsquo;inqui&egrave;te aussi du sort de l&rsquo;humanit&eacute;, dont l&rsquo;avenir lui semble li&eacute; &agrave; celui des Lettres: &laquo;[J]e me suis demand&eacute; ce qu&rsquo;il adviendra de nous quand, avec l&rsquo;&eacute;chec de l&rsquo;humanisme dont nous ne sommes plus que les funambules d&eacute;s&eacute;quilibr&eacute;s de la vieille corde coup&eacute;e, dispara&icirc;tra la litt&eacute;rature.<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn5"><strong><span style="">[5]</span></strong></a>&raquo; Cette image &eacute;trange o&ugrave; des funambules se trouvent sur une vieille corde coup&eacute;e fait admirablement &eacute;cho &agrave; l&rsquo;id&eacute;e corollaire &agrave; la notion de pr&eacute;sentisme selon laquelle la ligne du temps est rompue, r&eacute;duisant le sujet contemporain &agrave; l&rsquo;errance dans un pr&eacute;sent &eacute;ternel. Ce passage montre bien que le narrateur est conscient de la fin &mdash;ou du moins de l&rsquo;agonie&mdash; de la foi humaniste contenue dans l&rsquo;id&eacute;e de progr&egrave;s. Il est fascinant de voir &agrave; quel point cette id&eacute;e de la mort de la litt&eacute;rature, largement comment&eacute;e par la critique litt&eacute;raire, de Blanchot<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn6"><strong><span style="">[6]</span></strong></a> &agrave; Maingueneau<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn7"><strong><span style="">[7]</span></strong></a> en passant par William Marx<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn8"><strong><span style="">[8]</span></strong></a>, est r&eacute;investie par la fiction pour devenir, paradoxalement, le sujet d&rsquo;une &oelig;uvre litt&eacute;raire. En 2006, dans son essai intitul&eacute;<em> Contre Saint Proust ou la fin de la litt&eacute;rature</em>, Dominique Maingueneau affirmait ceci: &laquo;Sympt&ocirc;me de cette nouvelle condition de la cr&eacute;ation litt&eacute;raire, la multiplication des &oelig;uvres qui prennent pour mati&egrave;re les &oelig;uvres d&eacute;j&agrave; &eacute;crites. Par un l&eacute;ger mais d&eacute;cisif d&eacute;calage, la relation entre la litt&eacute;rature et le monde contemporain s&rsquo;affaiblit au profit de celle entre la litt&eacute;rature et le patrimoine litt&eacute;raire. [...] Le pouvoir de fascination de la Litt&eacute;rature majuscule s&rsquo;accro&icirc;t au fur et &agrave; mesure qu&rsquo;elle s&rsquo;ext&eacute;nue<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn9"><strong><span style="">[9]</span></strong></a>.&raquo; Cette &eacute;quation que Maingueneau &eacute;tablit et qui veut que la relation au monde contemporain s&rsquo;affaiblisse lorsque la litt&eacute;rature prend le patrimoine litt&eacute;raire comme mati&egrave;re &agrave; fabulation me semble inexacte, &agrave; tout le moins &agrave; la lecture du <em>Mal de Montano</em>. La fascination pour la litt&eacute;rature constitue ici un moyen fort pour &eacute;tablir un regard critique face au monde contemporain. Le lien avec celui-ci ne serait donc pas affaibli, comme le propose Maingueneau, mais plut&ocirc;t une source de conflit qui renforce et multiplie les tensions. Contre un pr&eacute;sent chronocentrique oublieux du pass&eacute; et dont l&rsquo;avenir est incertain, Rosario adopte une posture intempestive o&ugrave; l&rsquo;actuel est jug&eacute; &agrave; l&rsquo;aune du pass&eacute; litt&eacute;raire. Il est le d&eacute;positaire du pass&eacute; litt&eacute;raire, celui qui permet au pass&eacute; d&rsquo;introduire une faille dans le monolithe du pr&eacute;sent. </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">La fascination pour la litt&eacute;rature, dans le <em>Mal de Montan</em><em>o</em>, va de pair avec la critique de certains ph&eacute;nom&egrave;nes reli&eacute;s au pr&eacute;sentisme. La sc&egrave;ne o&ugrave; Rosario rencontre Teixeira, un homme &eacute;trange qui a abandonn&eacute; la litt&eacute;rature pour devenir un th&eacute;rapeute du rire, est exemplaire. Cet abandon de la litt&eacute;rature par Teixeira est rapidement associ&eacute; par le narrateur &agrave; l&rsquo;homme nouveau, &agrave; son d&eacute;sint&eacute;r&ecirc;t pour l&rsquo;art et la litt&eacute;rature. Rosario affirme que &laquo;Teixera n&rsquo;&eacute;tait pas, bien s&ucirc;r, un artiste, mais un criminel moderne ou, plut&ocirc;t l&rsquo;homme &agrave; venir, &agrave; moins qu&rsquo;il ne f&ucirc;t l&rsquo;homme d&eacute;j&agrave; venu, l&rsquo;homme nouveau avec son indiff&eacute;rence &agrave; l&rsquo;&eacute;gard de l&rsquo;art d&rsquo;autrefois et d&rsquo;aujourd&rsquo;hui, un homme au rire amoral, d&eacute;shumanis&eacute;. Un homme au rire de plastique, au rire de la mort.&raquo; (MM, p.111) De toute &eacute;vidence, selon ce passage, l&rsquo;homme contemporain est assimil&eacute; &agrave; une indiff&eacute;rence envers l&rsquo;art et la litt&eacute;rature. N&rsquo;est-il pas d&egrave;s lors possible de penser que l&rsquo;omnipr&eacute;sence de l&rsquo;intertextualit&eacute; soit un moyen mobilis&eacute; pour critiquer le pr&eacute;sentisme et l&rsquo;oubli de l&rsquo;histoire litt&eacute;raire qui le caract&eacute;rise? Le texte de Vila-Matas invite &agrave; le croire! Quelques pages plus loin, Rosario d&eacute;crit l&rsquo;homme moderne en convoquant sa m&eacute;moire litt&eacute;raire: &laquo;J&rsquo;ai fait un supr&ecirc;me effort de concentration et pris grossi&egrave;rement cong&eacute; de l&rsquo;homme sans qualit&eacute;s, de l&rsquo;<em>homme disponible</em> &mdash;comme l&rsquo;appelait Gide&mdash;, de l&rsquo;homme moderne qui ne fait rien, du nihiliste de notre temps.&raquo; (MM, p.139) Les occurrences de cette critique de notre &eacute;poque sont nombreuses dans le texte. De fait, Rosario tient ses contemporains pour responsables de la situation pr&eacute;caire de la litt&eacute;rature. C&rsquo;est son ami Tongoy qui lui propose de mobiliser son obsession de la litt&eacute;rature au service d&rsquo;une cause noble, celle de lutter contre la mort de la litt&eacute;rature. Il lui dit: &laquo;N&rsquo;as-tu pas pens&eacute; qu&rsquo;&agrave; l&rsquo;&eacute;poque o&ugrave; nous vivons, la pauvre litt&eacute;rature est assaillie par mille dangers, directement menac&eacute;e de mort et qu&rsquo;elle a besoin de ton aide?&raquo; (MM,<span class="msoIns"><ins cite="mailto:Pierre-Luc%20Landry" datetime="2010-08-19T10:57"> </ins></span>p.64) De fait, Rosario se donne pour mission d&rsquo;aider la litt&eacute;rature &agrave; se d&eacute;fendre contre les dangers qui la guette, et il le fait en renversant l&rsquo;id&eacute;e selon laquelle l&rsquo;homme contemporain risque de tuer la litt&eacute;rature. &Agrave; ce danger bien pr&eacute;sent, il oppose la force de la litt&eacute;rature qui a le pouvoir de sauver l&rsquo;humanit&eacute;. Remarquons dans ce passage que c&rsquo;est encore une fois une &oelig;uvre litt&eacute;raire qui est mobilis&eacute;e dans l&rsquo;argumentation de Rosario, qui cite les paroles d&rsquo;Ulrich, un personnage de <em>L&rsquo;homme sans qualit&eacute;s </em>de Robert Musil: </span></p> <p class="MsoNormal rteindent1" style="text-align: justify;"><span lang="FR"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">&laquo;Notre vie devrait &ecirc;tre totalement et uniquement litt&eacute;rature.&raquo; Applaudissements pour Ulrich. Je me demande pourquoi je serais si b&ecirc;te et ai cru pendant si longtemps que je devrais &eacute;radiquer mon mal de Montano, alors que celui-ci est la seule chose pr&eacute;cieuse et vraiment confortable que je poss&egrave;de. Je me demande aussi pourquoi je dois me repentir d&rsquo;&ecirc;tre si litt&eacute;raire alors que, tout compte fait, la litt&eacute;rature est le seul moyen de parvenir &agrave; sauver l&rsquo;esprit &agrave; une &eacute;poque aussi d&eacute;plorable que la n&ocirc;tre. Ma vie devrait &ecirc;tre, une bonne fois pour toutes, totalement et uniquement litt&eacute;rature. (MM, p.251) </span></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">On le voit, l&rsquo;utilisation du patrimoine litt&eacute;raire dans une &oelig;uvre de fiction n&rsquo;est pas n&eacute;cessairement, comme le propose Maingueneau, le sympt&ocirc;me d&rsquo;un affaiblissement de la relation au r&eacute;el. Bien au contraire, l&rsquo;&eacute;criture intertextuelle de Vila-Matas est motiv&eacute;e par un constat qui concerne la r&eacute;alit&eacute;: la litt&eacute;rature est menac&eacute;e par l&rsquo;oubli, et cet oubli est caract&eacute;ristique de l&rsquo;homme contemporain. L&rsquo;exemple du <em>Mal de Montano</em> montre que ce n&rsquo;est pas la litt&eacute;rature qui oublie la r&eacute;alit&eacute;, mais bien davantage notre exp&eacute;rience pr&eacute;sentiste de temps qui nous m&egrave;ne &agrave; d&eacute;laisser les tr&eacute;sors du pass&eacute;. Le regard que porte Rosario sur ses contemporains &eacute;tonne par sa proximit&eacute; avec le constat de Zaki La&iuml;di qui affirme que &laquo;[l]e pr&eacute;sent veut et pr&eacute;tend se suffire &agrave; lui-m&ecirc;me. Il construit son autarcie en se montrant d&eacute;lib&eacute;r&eacute;ment oublieux de sa gen&egrave;se comme de son &eacute;panouissement<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn10"><strong><span style="">[10]</span></strong></a>.&raquo; Dans cet ordre d&rsquo;id&eacute;e, l&rsquo;&eacute;criture intertextuelle implique un travail de m&eacute;moire qui est &eacute;galement un acte de r&eacute;sistance &agrave; l&rsquo;&eacute;gard du pr&eacute;sentisme ambiant. En d&eacute;veloppant un imaginaire de la litt&eacute;rature, Vila-Matas cr&eacute;e une interface entre le sujet et le monde o&ugrave; le pr&eacute;sent est largement investi par la m&eacute;moire, et par ce fait m&ecirc;me propose une sorte de contrepoint au pr&eacute;sentisme ambiant.</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><span lang="FR">II. Un m&eacute;lancolique face &agrave; l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement&nbsp;: Rilke et le nouveau mill&eacute;naire, Kafka et les tours en flammes</span></strong></span><span lang="FR"> </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><em><span lang="FR">Le Mal de Montano</span></em><span lang="FR"> met en sc&egrave;ne deux &eacute;v&eacute;nements historiques d&rsquo;une grande importance&nbsp;: le passage &agrave; l&rsquo;an 2000 et les attentats du 11 septembre 2001, &agrave; Manhattan. Dans les deux cas, ces &eacute;v&eacute;nements sont relat&eacute;s par Rosario en &eacute;voquant des souvenirs litt&eacute;raires. Le rapport qu&rsquo;il entretient avec ces &eacute;v&eacute;nements appara&icirc;t empreint de m&eacute;lancolie &agrave; l&rsquo;&eacute;gard d&rsquo;un temps qui finit et d&rsquo;inqui&eacute;tude face &agrave; un temps qui commence. La description de ces &eacute;v&eacute;nements historiques est d&rsquo;abord le r&eacute;sultat d&rsquo;une pr&eacute;sence du pass&eacute;<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn11"><strong><span style="">[11]</span></strong></a> qui semble motiv&eacute;e par une &laquo;absence de futur&raquo;. </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Le passage &agrave; l&rsquo;an 2000, on s&rsquo;en souvient, a &eacute;t&eacute; l&rsquo;occasion d&rsquo;innombrables sp&eacute;culations. Les ordinateurs seront-ils capables de franchir le seuil du nouveau mill&eacute;naire&nbsp;? Serait-ce la fin du monde tel que nous le connaissons&nbsp;? Pour le dire simplement, nous vivions une p&eacute;riode d&rsquo;intense pr&eacute;carisation de notre rapport au futur, comme si le temps, litt&eacute;ralement, mena&ccedil;ait de s&rsquo;arr&ecirc;ter. Ainsi, il est enrichissant d&rsquo;analyser la repr&eacute;sentation du passage &agrave; l&rsquo;an 2000 qui se trouve dans <em>Le Mal de Montano</em>. &Agrave; la veille du nouvel an, Rosario rumine ces sombres pens&eacute;es:</span></p> <p class="MsoNormal rteindent1" style="text-align: justify;"><span lang="FR"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Cette nuit, je pourrais &eacute;crire les vers les plus tristes, pensais-je en suivant les dessins de poussi&egrave;re dans l&rsquo;air. Margot et Tongoy, voyant que j&rsquo;&eacute;tais mal, essayaient de me remonter le moral, mais j&rsquo;avais l&rsquo;&acirc;me tr&egrave;s m&eacute;taphysique tandis que je me promenais mentalement dans des espaces de poussi&egrave;re, des cimeti&egrave;res solitaires et des tombes pleines d&rsquo;os muets. Et quand le Valpara&iacute;so &eacute;lectrique a pris fin, il m&rsquo;a sembl&eacute; que la nuit se transformait en un grand h&ocirc;pital et, tel Rilke un jour, je me suis demand&eacute;: &laquo;Est-ce donc ici que les gens viennent vivre? Je dirais plut&ocirc;t qu&rsquo;ici on meurt.&raquo; J&rsquo;ai regard&eacute; la mer et je n&rsquo;ai vu qu&rsquo;une larme noire fumante et, lentement, comme vaincu par le mal de Montano, j&rsquo;ai &eacute;t&eacute; gagn&eacute; par une m&eacute;lancolie absolue. (MM, p.66)</span> </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Ce qui est frappant dans ce passage, c&rsquo;est d&rsquo;abord le lexique qui est d&eacute;ploy&eacute;, enti&egrave;rement tourn&eacute; vers le pass&eacute;. Il y est question de poussi&egrave;re, de cimeti&egrave;re, de tombe et d&rsquo;ossements. C&rsquo;est sous le signe d&rsquo;une m&eacute;lancolie absolue que Rosario d&eacute;crit son exp&eacute;rience du temps qui passe, et s&rsquo;il s&rsquo;inqui&egrave;te du futur, c&rsquo;est d&rsquo;abord &agrave; l&rsquo;&eacute;gard de <em>ce qui ne sera plus</em>, plut&ocirc;t que de ce qui est &agrave; venir. La convocation de la c&eacute;l&egrave;bre pens&eacute;e de Rilke tir&eacute;e des <em>Carnets de Malte Laurids Brigge</em>, introduit la m&eacute;moire litt&eacute;raire en tant que moteur d&rsquo;une r&eacute;flexion sur l&rsquo;exp&eacute;rience du temps. Comment interpr&eacute;ter cette pens&eacute;e sombre qui affirme la confusion entre la vie et la mort? J&rsquo;y vois en tout cas une manifestation sans &eacute;quivoque d&rsquo;un malaise &agrave; l&rsquo;&eacute;gard du pr&eacute;sent. Tout ici se meurt, nous dit Rosario &agrave; la suite de Rilke. Notons aussi que la premi&egrave;re phrase, &laquo;Cette nuit, je pourrais &eacute;crire les vers les plus tristes<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn12"><strong><span style="">[12]</span></strong></a>&raquo;, est une reprise int&eacute;grale de l&rsquo;un des vers les plus c&eacute;l&egrave;bres de Pablo Neruda: &laquo;Puedo escribir los versos m&aacute;s tristes esta noche&raquo;. Cette r&eacute;f&eacute;rence cach&eacute;e, bien qu&rsquo;ais&eacute;ment rep&eacute;rable pour la plupart des lecteurs hispanophones, trahit tout de m&ecirc;me une certaine inqui&eacute;tude face au cr&eacute;puscule d&rsquo;une &eacute;poque. Le moment o&ugrave; cette r&eacute;f&eacute;rence &agrave; Neruda surgit dans le r&eacute;cit, au tournant du mill&eacute;naire, donne &agrave; voir l&rsquo;inqui&eacute;tude de Rosario quant &agrave; la mort de la litt&eacute;rature et &agrave; l&rsquo;oubli qui la guette, et le moment fatal o&ugrave; une telle r&eacute;f&eacute;rence n&rsquo;interpellera plus le lecteur, tellement gav&eacute; de pr&eacute;sent qu&rsquo;il n&rsquo;aura plus d&rsquo;app&eacute;tit pour le pass&eacute;. </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">M&ecirc;me si la convocation du pass&eacute; litt&eacute;raire vise &agrave; donner consistance &agrave; une exp&eacute;rience du temps qui est v&eacute;cue douloureusement, il est difficile de ne pas y voir le sympt&ocirc;me de cette crise du temps dont parle Fran&ccedil;ois Hartog. Celui-ci conclut que ce qui fait la sp&eacute;cificit&eacute; d&rsquo;une telle crise, c&rsquo;est le fait que le monde actuel est plac&eacute; entre deux impossibilit&eacute;s: celle du pass&eacute; comme celle du futur. Il faut souligner que l&rsquo;exp&eacute;rience de Rosario n&rsquo;est pas diff&eacute;rente: sa m&eacute;lancolie le tourne r&eacute;solument vers un pass&eacute; qu&rsquo;il admire pour ses grands &eacute;crivains, mais il convient n&eacute;anmoins que cette &eacute;poque est d&eacute;sormais inaccessible, d&rsquo;abord parce que ses contemporains sont oublieux de leurs origines. De la m&ecirc;me mani&egrave;re, son discours ne laisse aucune place &agrave; la possibilit&eacute; du futur. Ici, les gens meurent et il ne lui reste plus qu&rsquo;&agrave; errer parmi ses souvenirs personnels. Tout porte &agrave; croire que cette difficult&eacute; que nous remarquions avec Paul Zawadzki en introduction, celle qu&rsquo;a l&rsquo;individu de s&rsquo;inscrire dans un devenir commun pour &ecirc;tre le <em>contemporain de ses contemporains</em>, correspond bien &agrave; l&rsquo;exp&eacute;rience du temps de Rosario. Il appara&icirc;t d&egrave;s lors comme &eacute;tant prisonnier de son &eacute;poque. Malgr&eacute; le fait que son rapport au temps soit traditionnel, principalement par sa volont&eacute; de reconduire le pass&eacute; litt&eacute;raire dans un pr&eacute;sent qu&rsquo;il juge d&eacute;nud&eacute; de vie, il n&rsquo;en demeure pas moins que cette exp&eacute;rience n&rsquo;est pas partag&eacute;e. Dans sa valorisation de l&rsquo;histoire litt&eacute;raire, Rosario fait cavalier seul, un peu comme le Quichotte. Mais dans son monde, qui se souvient du Quichotte?</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Le regard que porte Rosario sur les attentats du 11 septembre 2001 est tout aussi instructif quant au rapport qu&rsquo;il entretient avec son temps. Je veux rappeler au passage que, pour Fran&ccedil;ois Hartog, le traitement m&eacute;diatique du 11 septembre est typique de l&rsquo;<em>autocomm&eacute;moration</em> qui caract&eacute;rise notre &eacute;poque&nbsp;: &laquo;Aujourd&rsquo;hui, ce trait est devenu une r&egrave;gle: tout &eacute;v&eacute;nement inclut son autocomm&eacute;moration. C&rsquo;&eacute;tait vrai de mai 1968. Ce l&rsquo;est jusqu&rsquo;&agrave; l&rsquo;extr&ecirc;me du 11 septembre 2001, avec toutes les cam&eacute;ras filmant le second avion venant s&rsquo;&eacute;craser sur la seconde tour du World Trade Center<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn13"><strong><span style="">[13]</span></strong></a>.&raquo; Cette logique de l&rsquo;autocomm&eacute;moration o&ugrave; la m&ecirc;me s&eacute;quence vid&eacute;o est rediffus&eacute;e sur toutes les cha&icirc;nes t&eacute;l&eacute;vis&eacute;es jusqu&rsquo;&agrave; cr&eacute;er un effet <em>d&rsquo;arr&ecirc;t du temps</em>, Rosario la court-circuite en se demandant ce qu&rsquo;aurait pens&eacute; Franz Kafka de ces images:</span></p> <p class="MsoNormal rteindent1" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span lang="FR">Vous voyez &agrave; la t&eacute;l&eacute;vision d&rsquo;un bar les images de l&rsquo;attentat et tu repenses &agrave; Kafka qui a imagin&eacute; quelque chose qui, &agrave; sa mani&egrave;re, a aussi chang&eacute; le monde: la transformation d&rsquo;un employ&eacute; de bureau en cancrelat. Qu&rsquo;aurait-il pens&eacute; en voyant le spectacle d&rsquo;avions et de feu de Manhattan? Kafka &eacute;tait un &ecirc;tre extr&ecirc;mement visuel qui ne pouvait pas supporter le cin&eacute;ma, parce que la rapidit&eacute; des mouvements et sa vertigineuse succession d&rsquo;images le condamnaient &agrave; la vision superficielle d&rsquo;une forme continue. Il disait qu&rsquo;au cin&eacute;ma, ce n&rsquo;est jamais le regard qui choisit les images mais les images qui choisissent le regard. (MM, p.337)</span></span><span lang="FR"> </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Cet extrait t&eacute;moigne de la complexit&eacute; du rapport au temps qu&rsquo;implique la convocation d&rsquo;un intertexte. Il semble qu&rsquo;il y ait deux fa&ccedil;ons de penser cette relation: d&rsquo;abord, on peut croire que Rosario se pose comme &eacute;tant le contemporain de Kafka. Ce faisant, il adopte face &agrave; son &eacute;poque une posture d&eacute;phas&eacute;e en introduisant une distance historique. Il est &eacute;tonnant de constater qu&rsquo;en regardant les images du 11 septembre, Rosario se demande comment Kafka y aurait r&eacute;agi. Il fait sienne la m&eacute;fiance de Kafka &agrave; l&rsquo;&eacute;gard de l&rsquo;image. D&rsquo;un autre c&ocirc;t&eacute;, il est possible de croire que cette proximit&eacute; avec Kafka est rendue n&eacute;cessaire par l&rsquo;inconsistance du pr&eacute;sent auquel appartient Rosario. Pour que son pr&eacute;sent ait du sens, il est n&eacute;cessaire que Rosario l&rsquo;observe &agrave; l&rsquo;aide de sa m&eacute;moire litt&eacute;raire. Un peu plus loin dans le texte, il parle en effet d&rsquo;une &laquo;&eacute;poque o&ugrave; la r&eacute;alit&eacute; n&rsquo;a plus de sens et o&ugrave; la litt&eacute;rature est un instrument id&eacute;al pour l&rsquo;utopie, pour construire une vie spirituelle donnant enfin l&rsquo;heure exacte.&raquo; (MM, p.386) C&rsquo;est parce que la r&eacute;alit&eacute; n&rsquo;a plus de sens que Rosario y introduit ses souvenirs de lecture. Ainsi, la crise du temps appara&icirc;t &ecirc;tre un facteur d&eacute;terminant dans la mise en place d&rsquo;une po&eacute;tique intertextuelle telle qu&rsquo;on la constate dans le texte d&rsquo;Enrique Vila-Matas. </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><span lang="FR">Et si le pass&eacute; pouvait encore &eacute;clairer l&rsquo;avenir&hellip;?</span></strong></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Au terme de ce survol, on peut conclure minimalement que le pr&eacute;sentisme remarqu&eacute; par les penseurs de la soci&eacute;t&eacute; occidentale trouve des &eacute;chos dans la production litt&eacute;raire contemporaine. C&rsquo;est le cas du <em>Mal du Montano</em> d&rsquo;Enrique Vila-Matas, qui t&eacute;moigne d&rsquo;un malaise dans l&rsquo;exp&eacute;rience collective du temps. On a vu &eacute;galement que les r&eacute;f&eacute;rences litt&eacute;raires jouent un r&ocirc;le important dans l&rsquo;&eacute;laboration de ce rapport temporel. &Eacute;videmment, aurais-je pu proposer d&rsquo;entr&eacute;e de jeu, puisque les textes cit&eacute;s appartiennent n&eacute;cessairement au pass&eacute;. Cependant, ce qui m&rsquo;appara&icirc;t plus important, c&rsquo;est que ce pass&eacute; litt&eacute;raire soit convoqu&eacute; dans la critique du pr&eacute;sent. La crise du temps que l&rsquo;on d&eacute;signe par le terme de pr&eacute;sentisme n&rsquo;appara&icirc;t alors plus comme &eacute;tant uniquement la condition dans laquelle le sujet contemporain se trouve. Il y a aussi, et je crois que c&rsquo;est le cas chez Vila-Matas, des exp&eacute;riences temporelles v&eacute;cues sous un mode mineur, minoritaire. Il m&rsquo;appara&icirc;t important de rendre compte de ces exp&eacute;riences en marge, de ces &icirc;lots anachroniques si l&rsquo;on souhaite brosser un portrait juste de notre contemporan&eacute;it&eacute;. D&rsquo;autant plus qu&rsquo;il y a un rapport de force manifeste entre ces diverses exp&eacute;riences du temps. La nostalgie d&rsquo;un pass&eacute; litt&eacute;raire, telle qu&rsquo;elle se manifeste chez Vila-Matas, constitue un exemple marquant du fait que notre contemporan&eacute;it&eacute; permet encore la coexistence de rapports au temps divergents. Il faut y voir un travail m&eacute;moriel en faveur d&rsquo;un pass&eacute; qui, comme le rappelle Zawadzki, pour demeurer vivant, doit &ecirc;tre int&eacute;gr&eacute; au pr&eacute;sent en vue d&rsquo;&ecirc;tre recompos&eacute; pour l&rsquo;avenir<a style="" href="#_ftn14" name="_ftnref" title=""><strong><span style="">[14]</span></strong></a>. La possibilit&eacute; de critiquer une condition r&eacute;side dans le fait de conna&icirc;tre une alternative &agrave; celle-ci. C&rsquo;est pr&eacute;cis&eacute;ment en cela que le pr&eacute;sentisme est inqui&eacute;tant: en &eacute;vacuant le pass&eacute; comme le futur, il solidifie l&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;un pr&eacute;sent immuable. &Agrave; mes yeux, ce danger suffit &agrave; justifier l&rsquo;&eacute;tude et l&rsquo;analyse des objets contemporains dans leur rapport au temps, malgr&eacute; les difficult&eacute;s m&eacute;thodologiques qui en d&eacute;coulent. J&rsquo;esp&egrave;re en avoir montr&eacute; la pertinence. </span></p> <div style=""> <hr width="33%" size="1" align="left" /> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn1" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span lang="FR" style="font-size: 10pt;"><span style="">[1]</span></span></span></a>Enrique Vila-Matas, <i style="">Journal volubile</i>, Paris, Christian Bourgois &Eacute;diteur, 2009 [2008], p. 46. [traduit de l&rsquo;espagnol par Andr&eacute; Gabastou].<o:p></o:p></p> <p><a style="" name="_ftn1" title="" href="#_ftnref"> </a></p></div> <p><a style="" name="_ftn1" title="" href="#_ftnref"> </a></p> <div style="" id="ftn"><a style="" name="_ftn1" title="" href="#_ftnref"> </a> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn2" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[2]</span></span></a>Fran&ccedil;ois Hartog, <i style="">R&eacute;gimes d&rsquo;historicit&eacute;, pr&eacute;sentisme et exp&eacute;riences du temps</i>, Paris, &Eacute;ditions du Seuil (coll. La librairie du XXIe si&egrave;cle), 2003, p.210-211.<span style="font-size: 10pt; color: windowtext;"><o:p></o:p></span></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn3" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[3]</span></span></a> Zaki La&iuml;di, <i style="">Le sacre du pr&eacute;sent</i>, Paris, Flammarion, 2000, p.7. <o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText" style=""><a style="" name="_ftn4" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[4]</span></span></a><span lang="FR"> </span>Paul Zawadzki, &laquo;Malaise dans la temporalit&eacute;. Dimensions d&rsquo;une transformation anthropologique silencieuse&raquo;, dans <i style="">Malaise dans la temporalit&eacute;</i>, Publications de la Sorbonne, 2002, p.12.<span class="msoIns"><ins cite="mailto:Pierre-Luc%20Landry" datetime="2010-08-19T10:37"><o:p></o:p></ins></span></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn5" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[5]</span></span></a> Enrique Vila-Matas, <i style="">Le mal de Montano</i>, Paris, Christian Bourgois &Eacute;diteur, 2003 [2002], p. 80 [traduit de l&rsquo;espagnol par Andr&eacute; Gabastou] Les r&eacute;f&eacute;rences ult&eacute;rieures &agrave; ce texte seront signal&eacute;es dans le corps du texte avec la mention (MM).<o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn6" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[6]</span></span></a><span lang="FR"> </span>Maurice Blanchot, <i style="">Le livre &agrave; venir</i>, Paris, &Eacute;ditions Gallimard, 1959.<o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="Textedenotedebasdepage"><a style="" name="_ftn7" title="" href="#_ftnref"><sup><span lang="FR"><span style="">[7]</span></span></sup></a><span lang="FR"> </span>Dominique Maingueneau, <i style="">Contre Saint Proust ou la fin de la litt&eacute;rature</i>, Paris, &Eacute;ditions Belin, 2006.<o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><a style="" name="_ftn8" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[8]</span></span></a> William Marx, <i style="">L&rsquo;adieu &agrave; la litt&eacute;rature; histoire d&rsquo;une d&eacute;valorisation. XVIIIe-XXe</i>, Paris, Les &Eacute;ditions de Minuit, 2005.<o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn9" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[9]</span></span></a><span lang="FR"> </span>Dominique Maingueneau, <i style="">Contre Saint Proust ou la fin de la litt&eacute;rature</i>, Paris, &Eacute;ditions Belin, 2006, p. 157. <o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn10" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[10]</span></span></a><span lang="FR"> <i style="">Op. Cit.</i>, p.101. </span><o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="Textedenotedebasdepage"><a style="" name="_ftn11" title="" href="#_ftnref"><sup><span lang="FR"><span style="">[11]</span></span></sup></a><span lang="FR"> L&rsquo;expression est d&rsquo;Augustin, qui d&eacute;coupe dans ses <i style="">Confessions</i> le temps en trois cat&eacute;gories: la pr&eacute;sence du pass&eacute;, la pr&eacute;sence du pr&eacute;sent et la pr&eacute;sence du futur. Dans <i style="">Temps et r&eacute;cit 1. L&rsquo;intrigue et le r&eacute;cit historique</i>, Paul Ricoeur s&rsquo;arr&ecirc;te longuement sur la conception augustinienne du temps.</span><span style="font-family: &quot;Times New Roman&quot;; color: windowtext;"><o:p></o:p></span></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="Textedenotedebasdepage"><a style="" name="_ftn12" title="" href="#_ftnref"><sup><span lang="FR"><span style="">[12]</span></span></sup></a><span lang="FR"> Il s&rsquo;agit du premier vers du 20e po&egrave;me du recueil <i style="">20 poemas de amor y una canci&oacute;n desesperada</i> de Pablo Neruda (1924). </span><o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn13" title="" href="#_ftnref"><span style="">[13]</span></a><span lang="FR"> <i style="">Op. Cit.</i>, p.156. </span><o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn14" title="" href="#_ftnref"><span class="msoIns"><ins cite="mailto:Simon%20Brousseau" datetime="2010-08-19T11:54"><span style="">[14]</span></ins></span></a><span lang="FR"><span class="msoIns"><ins cite="mailto:Simon%20Brousseau" datetime="2010-08-19T11:54"> </ins></span>Zawadzki &eacute;crit&nbsp;: &laquo;</span><span lang="EN-US" style="">Un pass&eacute; vivant est un pass&eacute; int&eacute;gr&eacute; au pr&eacute;sent, recompos&eacute; en vue de l&rsquo;avenir.&raquo; (p. 18)</span></p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> <p><i> </i></p> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/regards-litteraires-sur-une-crise-du-temps#comments AUGUSTIN BLANCHOT, Maurice Contemporain Devenir Espagne Esthétique Fonctions du récit HARTOG, François Histoire Imaginaire Intertextualité KAFKA, Franz LAÏDI, Zaki MAINGUENEAU, Dominique MARX, William Mémoire MUSIL, Robert Narrativité NERUDA, Pablo Présentisme RICOEUR, Paul Temps Tradition VILA-MATAS, Enrique ZAWADZKI, Paul Essai(s) Roman Mon, 23 Aug 2010 04:00:00 +0000 Simon Brousseau 253 at http://salondouble.contemporain.info Exercice de style en dix-huit crimes http://salondouble.contemporain.info/lecture/exercice-de-style-en-dix-huit-crimes <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/guilet-anais">Guilet, Anaïs</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/lhomme-qui-tua-roland-barthes-et-autres-nouvelles">L&#039;homme qui tua Roland Barthes et autres nouvelles </a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><div>&nbsp;</div> <div class="rteright"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> Ce que nous contemplons, nous autres vivants, est le spectacle ambigu et effroyable, des hommes devant la mort, qui, comme le soleil, ne peut se regarder en face. (p. 66)</span></div> <p> Et c&rsquo;est bien &agrave; une forme d&rsquo;agonie que nous assistons &agrave; la lecture des dix-huit nouvelles qui composent le recueil de Thomas Clerc, intitul&eacute; <em>L&rsquo;homme qui tua Roland Barthes et autres nouvelles</em>. Chacune des personnes &ndash;devenues ici personnages&ndash; choisies par Thomas Clerc va mourir, les titres anaphoriques &laquo;L&rsquo;homme qui tua&hellip;&raquo; nous le rappellent, les connaissances du lecteur souvent le lui confirment (Gianni Versace, Abraham Lincoln, Pier Paolo Pasolini et Marvin Gaye sont morts assassin&eacute;s, nous le savons tous). Ils sont d&eacute;c&eacute;d&eacute;s, victimes d&rsquo;un crime et s&rsquo;appr&ecirc;tent &agrave; &ecirc;tre de nouveau tu&eacute;s sous nos yeux. Pour nous faire partager ce spectacle &agrave; l&rsquo;issue fatale et sans surprise, Thomas Clerc, dans un &eacute;lan oulipien, change &agrave; chaque nouvelle de style d&rsquo;&eacute;criture mais aussi de point de vue, semblant d&rsquo;ailleurs avoir une pr&eacute;f&eacute;rence pour la focalisation sur le meurtrier plut&ocirc;t que sur la victime. Si les d&eacute;nouements de chaque intrigue sont donc connus d&rsquo;avance, chaque nouvelle, par l&rsquo;exercice de style qu&rsquo;elle propose, se fait singuli&egrave;re et manifeste une certaine virtuosit&eacute; dans l&rsquo;&eacute;criture de la part de Thomas Clerc. Le crime, dans sa violence et son traitement, se renouvelle sans cesse, comme une variation sur un m&ecirc;me th&egrave;me. Ceci forme l&rsquo;architecture particuli&egrave;re de ce recueil dessin&eacute; par un auteur, ardent d&eacute;fenseur de l&rsquo;art de la nouvelle litt&eacute;raire. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong> Le recueil de nouvelles entre variation et unit&eacute;</strong></span></p> <p><em>L&rsquo;homme qui tua Roland Barthes</em> pourrait se lire en commen&ccedil;ant par la fin puisque c&rsquo;est l&agrave; que le projet de l&rsquo;auteur se r&eacute;v&egrave;le, &eacute;clairant d&rsquo;un jour nouveau la lecture des nouvelles qui ont pr&eacute;c&eacute;d&eacute;. En effet, dans sa postface Thomas Clerc compose une v&eacute;ritable d&eacute;fense du recueil de nouvelles, qui selon lui n&rsquo;est pas estim&eacute; &agrave; sa juste valeur&nbsp;:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">L&rsquo;une des raisons de ce discr&eacute;dit tient &agrave; la forme du cadre o&ugrave; s&rsquo;inscrivent les nouvelles, le recueil. Sa volatilit&eacute;, son &eacute;clectisme gratuit font qu&rsquo;une nouvelle lue est une nouvelle vite oubli&eacute;e. Figurant de fa&ccedil;on hasardeuse dans un ensemble qui ne l&rsquo;est pas moins. (p. 349-350)</span></div> <p>Pour lui, la nouvelle ne doit pas &ecirc;tre consid&eacute;r&eacute;e comme une unit&eacute; s&eacute;par&eacute;e, mais comme appartenant &agrave; un ensemble plus vaste. Le recueil doit poss&eacute;der une architecture, un objectif vers lequel chaque nouvelle s&rsquo;achemine et ainsi &laquo;lutte[r] contre l&rsquo;oubli et la contingence de recueil de nouvelles<a href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>&raquo;. Il s&rsquo;agit pour lui de structurer son &oelig;uvre comme un album concept, prenant pour exemple <em>Sergent Peppers</em> des Beatles mais surtout <em>Pin Ups</em> de David Bowie, un &laquo;[&hellip;] album de seules reprises, o&ugrave; Bowie, revisitant certains standards du rock, r&eacute;alise un album personnel &agrave; partir d&rsquo;une base qui ne l&rsquo;est pas. Dans mon livre, ce sont les noms propres qui sont les airs.&raquo; (p.350) Dans <em>L&rsquo;homme qui tua Roland Barthes</em>, c&rsquo;est le th&egrave;me du crime, sa violence, qui structurent et unifient le recueil &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur duquel chaque meurtre abord&eacute;, chaque homme qui tue ou est tu&eacute;, composent une variation, que Clerc appelle, nous l&rsquo;avons vu, un &laquo;air&raquo;. La vari&eacute;t&eacute; ici se joue dans l&rsquo;&eacute;num&eacute;ration, dans la r&eacute;p&eacute;tition de &laquo;l&rsquo;homme qui tua&raquo;. La notion de crime est alors d&eacute;clin&eacute;e &agrave; chaque nouvelle, &agrave; l&rsquo;image de l&rsquo;alternance des styles, r&eacute;v&eacute;lant de la part de Thomas Clerc un amour du dispositif tout droit h&eacute;rit&eacute; des pratiques d&rsquo;un Raymond Queneau ou d&rsquo;un George Perec<a href="#note2a"><strong>[2]</strong></a>.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Dix-huit nouvelles, dix-huit crimes, dix-huit styles </strong></span></p> <p>Ce qui aurait pu &ecirc;tre une accumulation assez vaine de faits divers morbides trouve tout son int&eacute;r&ecirc;t et son relief dans la recherche stylistique dont chaque nouvelle fait l&rsquo;objet. Au-del&agrave; de l&rsquo;exercice de virtuosit&eacute;, il s&rsquo;agit pour Thomas Clerc de jouer encore sur la variation. Thomas Clerc est un sp&eacute;cialiste de Roland Barthes et est ma&icirc;tre de conf&eacute;rences &agrave; l&rsquo;universit&eacute; Paris X-Nanterre. Il a jusqu&rsquo;&agrave; aujourd&rsquo;hui publi&eacute; deux ouvrages: deux essais aux th&eacute;matiques tr&egrave;s diff&eacute;rentes intitul&eacute;s <em>Maurice Sachs, le d&eacute;s&oelig;uvr&eacute;</em> (&eacute;d. Allia) et <em>Paris, mus&eacute;e du XXIe si&egrave;cle: Le Xe arrondissement </em>(&eacute;d. Gallimard). Le premier compose le portrait kal&eacute;idoscopique de cet &eacute;crivain maudit, dans une tonalit&eacute; &agrave; mi-chemin entre la biographie et l&rsquo;analyse. Le second proc&egrave;de d&rsquo;une longue, m&eacute;thodique et po&eacute;tique description du Xe arrondissement de Paris.</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je me d&eacute;finis comme un &eacute;crivain omni-genre: j'esp&egrave;re &eacute;crire de tout; jusqu'&agrave; pr&eacute;sent j'ai publi&eacute; un essai (<em>Maurice Sachs le d&eacute;s&oelig;uvr</em>&eacute;), une description topographique (<em>Le Xe arrondissement</em>) et des nouvelles<a href="#note3a"><strong>[3]</strong></a>.</span></div> <p>Thomas Clerc est donc un &eacute;crivain prot&eacute;iforme qui se pla&icirc;t &agrave; se renouveler sans cesse: ce dont t&eacute;moigne aussi l&rsquo;esth&eacute;tique de son recueil. Ainsi qu&rsquo;il le dit dans une interview pour <em>Le magazine litt&eacute;raire</em>&nbsp;: &laquo;D'une certaine fa&ccedil;on, j'ai voulu tuer le Style, c'est-&agrave;-dire la marque de fabrique de l'&eacute;crivain, o&ugrave; il s'enferme selon moi, trop souvent<a href="#note4a"><strong>[4]</strong></a>.&raquo;</p> <p>Le lecteur ne peut d&eacute;finir exactement le style de Thomas Clerc et cependant se doit de relier les modes d&rsquo;&eacute;criture choisis par l&rsquo;auteur aux crimes qu&rsquo;il d&eacute;crit. La nouvelle inaugurale est des plus troublantes en la mati&egrave;re. Les jeux de mots grivois, le style tr&egrave;s oralis&eacute;, les descriptions crues, utilis&eacute;s par l&rsquo;auteur semblent en totale opposition avec l&rsquo;univers intellectuel que l&rsquo;on associe &agrave; Roland Barthes. Toute la nouvelle est focalis&eacute;e &agrave; la premi&egrave;re personne du singulier sur le futur meurtrier du c&eacute;l&egrave;bre&nbsp;essayiste:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Pour fuir la canicule ennemie de l&rsquo;humaine, je suis all&eacute; &agrave; la piscine du centre pleine de queue. &Agrave; la caisse, l&rsquo;Antillaise m&rsquo;a dit qu&rsquo;ils n&rsquo;avaient plus de maillots suite &agrave; l&rsquo;affluence, je lui ai demand&eacute; s&rsquo;il en fallait vraiment un, elle est rest&eacute;e bouche-bite. (p. 13)</span></div> <p>Un certain malaise se cr&eacute;e du c&ocirc;t&eacute; du lecteur. D&rsquo;autant plus que la nouvelle, avec son montage altern&eacute; et ses bonds temporels, nous entra&icirc;ne dans une dimension fantastique tout &agrave; fait inattendue. Ici, le style se veut &agrave; l&rsquo;oppos&eacute; de la victime. Thomas Clerc d&eacute;clare &agrave; ce propos: &laquo;la mort de Barthes me touche &agrave; cause de ce que cela repr&eacute;sente all&eacute;goriquement: la litt&eacute;rature &eacute;cras&eacute;e par l'insignifiance du personnage principal<a href="#note5a"><strong>[5]</strong></a>.&raquo; Ainsi, ce sp&eacute;cialiste de Roland Barthes se d&eacute;tache sans doute aussi un peu de son sujet de pr&eacute;dilection. Il s&rsquo;agit, pour sa premi&egrave;re &oelig;uvre de fiction, de symboliquement se lib&eacute;rer de l&rsquo;image de Barthes qui le hante. Autre exemple de d&eacute;centrement, &laquo;L&rsquo;homme qui tua Thierry Paulin&raquo;, aussi surnomm&eacute; le &laquo;Tueur aux vieilles dames&raquo;. Dans cette nouvelle, Thomas Clerc r&eacute;alise ce qu&rsquo;il appelle en postface un &laquo;ready-made&raquo;, probablement r&eacute;alis&eacute; &agrave; partir de l&rsquo;article de Wikip&eacute;dia consacr&eacute; au meurtrier martiniquais. Il y ajoute des d&eacute;tails, corrige quelques dates et le confronte au traducteur automatique&nbsp;sur Internet: le texte, quoique lisible, devient asyntaxique, grammaticalement incorrect.</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Comme un m&eacute;tis blanc &eacute;tudiant entre pairs, Paulin avait peu d&rsquo;amis, et mal effectu&eacute; &agrave; l&rsquo;&eacute;cole, &agrave; d&eacute;faut ses examens. &Agrave; l&rsquo;&acirc;ge de 17 ans, il a d&eacute;cid&eacute; d&rsquo;inscrire le service militaire. Au d&eacute;but l&rsquo;adh&eacute;sion &agrave; l&rsquo;parachutistes des troupes, mais ses camarades m&eacute;prisait pour lui sa race et l&rsquo;homosexualit&eacute;. (p.117)</span></div> <p>On peut trouver le lien entre le style et le sujet dans le processus de traduction. Thomas Clerc passe d&rsquo;une langue &agrave; une autre comme Thierry Paulin a d&ucirc; passer d&rsquo;une culture &agrave; une autre, ceci provoquant des d&eacute;formations incontestables, des &eacute;carts. La langue se fait incompr&eacute;hensible quand Paulin est incompris, incorrecte pour d&eacute;crire la marginalit&eacute; ressentie par le tueur en s&eacute;rie. </p> <p>Ainsi, chaque nouvelle poss&egrave;de sa propre langue, son style caract&eacute;ristique: Guillaume Dustan se fait victime symbolique, rattach&eacute; au dialogue philosophique dans une joute verbale avec Daniel Bell. Anna Politkovska&iuml;a est assassin&eacute;e par un accro au langage des messages textes sur t&eacute;l&eacute;phones portables. Le lecteur entre dans la t&ecirc;te de H.B. gr&acirc;ce &agrave; un monologue int&eacute;rieur qui permet de participer de l&rsquo;int&eacute;rieur &agrave; la fameuse prise d&rsquo;otage de la maternelle de Neuilly<a href="#note6a"><strong>[6]</strong></a>. Marvin Gaye est au centre d&rsquo;un conte au d&eacute;nouement en forme d&rsquo;antiparricide. Quant &agrave; Pierre Goldman, il fait l&rsquo;objet d&rsquo;un po&egrave;me en d&eacute;casyllabes.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong> De la grande Histoire et des petites histoires</strong></span></p> <p><em>L&rsquo;homme qui tua Roland Barthes</em> propose &agrave; son lecteur une succession de crimes r&eacute;solument violents. Violence sur laquelle les lecteurs, comme Thomas Clerc ne peuvent s&rsquo;emp&ecirc;cher de s&rsquo;interroger. Qu'est-ce qui fait, au-del&agrave; du simple jeu des styles, que le recueil ne sombre pas dans l&rsquo;accumulation de faits-divers sordides (J&eacute;sus le SDF, H.B., Thierry Paulin, le meurtre de l&rsquo;arri&egrave;re-grand-p&egrave;re) ou de crimes &agrave; sensation (Versace, Marvin Gaye, Lady Di)? On sait qu&rsquo;aujourd&rsquo;hui la violence, dans ce qu&rsquo;elle provoque d&rsquo;attirance et de r&eacute;vulsion est omnipr&eacute;sente et fait ind&eacute;niablement vendre. Ce go&ucirc;t du public, comme de Thomas Clerc, pour les crimes violents est, ainsi que le souligne Barbara Michel dans <em>Figures et M&eacute;tamorphoses du Meurtre</em><a href="#note7a"><strong>[7]</strong></a>, un r&eacute;v&eacute;lateur sociologique, un aper&ccedil;u de nos propres failles. Mais la violence dans le recueil n&rsquo;est pas gratuite et ceci doublement. D&rsquo;abord parce qu&rsquo;elle est fondatrice de l&rsquo;identit&eacute; de l&rsquo;auteur, le lecteur l&rsquo;apprendra dans la derni&egrave;re nouvelle du recueil et nous y reviendrons; ensuite parce que chaque nouvelle touche de pr&egrave;s o&ugrave; de loin &agrave; la grande Histoire, dont on ne peut non plus nier la violence. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong> </strong></span><span style="color: rgb(0, 0, 0);">L&rsquo;Histoire, &laquo;avec sa grande hache<a href="#note8a"><strong>[8]</strong></a>&raquo; </span>dirait Perec, surgit avant tout dans la dimension politique omnipr&eacute;sente dans le recueil notamment &agrave; travers le choix de certains personnages aux opinions et positions fortes, tels qu&rsquo;Ernest, Abraham Lincoln, V. D. Nabokov, Anna Politska&iuml;a ou encore Guillaume Dustan. Chacun des crimes, chacune des personnalit&eacute;s s&eacute;lectionn&eacute;es peut &ecirc;tre consid&eacute;r&eacute; comme appartenant &agrave; l&rsquo;Histoire tant ils ont ponctu&eacute; le XXe et le jeune XXIe si&egrave;cle (&agrave; l&rsquo;exception du meurtre, non moins historique, de Lincoln). C&rsquo;est par cet aspect historique que les nouvelles s&rsquo;&eacute;loignent de leur statut de simple fait divers&nbsp;; leur violence n&rsquo;a rien &agrave; voir avec la gratuit&eacute; de celle des images diffus&eacute;es quotidiennement par les m&eacute;dias. Olivier Mongin, dans <em>La violence des images ou comment s&rsquo;en d&eacute;barrasser?</em>, note la perte de la catharsis dans l&rsquo;image contemporaine:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">La violence des images contemporaines sort le plus souvent des sentiers trac&eacute;s par le muthos (r&eacute;cit) et ne cherche pas &agrave; offrir au regard du spectateur des objets eux-m&ecirc;mes &eacute;pur&eacute;s. La d&eacute;sensibilisation contemporaine [&hellip;] participe d&rsquo;un double &eacute;chec de la catharsis: &eacute;chec d&rsquo;un regard brouill&eacute; par une violence diffuse et trouble, &eacute;chec d&rsquo;une &laquo;configuration&raquo; de la violence par un r&eacute;cit susceptible de l&rsquo;&eacute;purer<a href="#note9a"><strong>[9]</strong></a>. </span></div> <p>Les violences d&eacute;crites dans <em>L&rsquo;homme qui tua Roland Barthes</em> ne sont pas non plus d&eacute;nu&eacute;es d&rsquo;un aspect cathartique:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">La repr&eacute;sentation de la violence se distingue du spectacle de la violence du fait qu&rsquo;elle permet une catharsis, for&ccedil;ant le lecteur ou le spectateur &agrave; prendre parti et &agrave; &eacute;valuer la violence pour lui-m&ecirc;me et selon ses propres crit&egrave;res<a href="#note10a"><strong>[10]</strong></a>. <p></p></span></div> <div>Et nous avons r&eacute;solument affaire &agrave; des repr&eacute;sentations. Thomas Clerc prend pour base des faits r&eacute;els qui souvent parlent aux lecteurs, pour ensuite les mettre en sc&egrave;ne, les fictionnaliser, d&eacute;routant les attentes lectorales, obligeant ainsi &agrave; cr&eacute;er cette distance indispensable &agrave; la catharsis. Une distanciation qui n&rsquo;a d&rsquo;ailleurs pas lieu seulement pour le lecteur, mais qui est aussi centrale pour Thomas Clerc, qui, par l&rsquo;&eacute;criture, se d&eacute;tache de la violence qui fonde son identit&eacute;.&nbsp; C&rsquo;est que le crime fait partie int&eacute;grante de la vie de l&rsquo;auteur, il est &agrave; l&rsquo;origine de son &laquo;roman familial&raquo;, pour reprendre l&rsquo;expression freudienne<a href="#note11a"><strong>[11]</strong></a>. Il est au c&oelig;ur de sa fiction et de son r&eacute;el, les deux se m&ecirc;lant en lui, comme dans ses nouvelles, mais aussi comme dans l&rsquo;Histoire, ou peut &ecirc;tre plus pr&eacute;cis&eacute;ment l&rsquo;imaginaire historique. La dimension autobiographique est omnipr&eacute;sente dans le recueil. Si elle se fait discr&egrave;te au d&eacute;but, plus le lecteur avance dans l&rsquo;&oelig;uvre plus la proximit&eacute; avec Thomas Clerc se fait sentir. Il est &eacute;vident que chaque personne choisie par l&rsquo;auteur est importante pour lui, Roland Barthes et Maurice Sachs en premier lieu, puisqu&rsquo;il les a &eacute;tudi&eacute;s plus que qui qu&rsquo;autre. Mais de mani&egrave;re plus intime, on retrouve &agrave; travers le r&eacute;cit de la mort d&rsquo;Ernest le quartier o&ugrave; l&rsquo;auteur a pass&eacute; son enfance. Le &laquo;je&raquo; diffus au d&eacute;but, se fait de plus en plus pr&eacute;sent &agrave; partir du po&egrave;me consacr&eacute; &agrave; Pierre Goldman. La premi&egrave;re strophe permet de bien constater comment chez Clerc, l&rsquo;historique, le politique et l&rsquo;autobiographique se m&ecirc;lent:<br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> </span></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je vais conter l&rsquo;histoire ici de Pierre<br /> Goldman le Juif le gauchiste et gangster<br /> Un pur h&eacute;ros des archives de France<br /> Pour qui le crime rime avec l&rsquo;Histoire.<br /> Troubles ann&eacute;es et c&rsquo;est un peu les miennes<br /> La d&eacute;cennie d&rsquo;&eacute;poque soixante-dix<br /> Moi qui n&rsquo;eus pas d&rsquo;adolescence &agrave; cause<br /> De l&rsquo;extension si forte de l&rsquo;enfance. (p.273)</span></div> <p>Vient ensuite la nouvelle consacr&eacute;e &agrave; Pierre Lev&eacute;, ami de Thomas Clerc, puis le texte cl&eacute; &laquo;L&rsquo;homme qui tua mon arri&egrave;re-grand-p&egrave;re&raquo;. Une nouvelle &eacute;crite dans un style sobre qui d&eacute;crit la mal&eacute;diction familiale et o&ugrave; le n&oelig;ud du crime est toujours l&rsquo;argent. Si la violence dans le recueil a une dimension cathartique, la litt&eacute;rature en a pour Clerc une encore plus grande. C&rsquo;est en effet gr&acirc;ce &agrave; l&rsquo;&eacute;criture qu&rsquo;il compte rompre la mal&eacute;diction familiale et expurger sa violence. Clerc fait l&rsquo;aveu total de sa sacralisation de la litt&eacute;rature, seule vraie richesse &agrave; ses yeux, puisqu&rsquo;elle est de celle pour laquelle a priori on ne tue pas.</p> <p><em>L&rsquo;homme qui tua Roland Barthes</em> est un recueil de nouvelles dont on a la tentation de parler comme d&rsquo;un roman tant son architecture est travaill&eacute;e. Entre unit&eacute; des th&egrave;mes et variations, chacun des r&eacute;cits peut se lire de mani&egrave;re ind&eacute;pendante, tout en restant rattach&eacute;s les uns aux autres par de multiples n&oelig;uds de sens. Ces N&oelig;uds, o&ugrave; fiction et r&eacute;alit&eacute; se m&eacute;langent, sont principalement le crime et la violence, mais ils sont surtout l&rsquo;occasion pour Thomas Clerc de dire quelque chose de lui et de son &eacute;poque. Si, au risque de vous g&acirc;cher le suspens je dois r&eacute;p&eacute;ter que les personnages tr&eacute;passent tous &agrave; la fin, l&rsquo;&oelig;uvre, qui traite de la mort, n&rsquo;est pas morbide pour autant. &Agrave; ce propos Thomas Clerc souligne avoir &eacute;crit 18 nouvelles plut&ocirc;t que 17, parce que ce nombre, de mauvais augure, s&rsquo;&eacute;crit XVII en chiffre romain et est ainsi l&rsquo;anagramme de VIXI &laquo;qui signifie &quot;je suis mort&quot;&raquo; (p.350). La mort se veut donc d&eacute;pass&eacute;e: pour Thomas Clerc la litt&eacute;rature est ind&eacute;niablement synonyme de vitalit&eacute;.<br /> <a href="#note1a"><br /> </a></p> <hr /> <p><strong><a href="#note1a">[1]</a> </strong>Thomas Clerc, entretien dans le cadre de l&rsquo;&eacute;mission radiophonique Atelier Litt&eacute;raire, &laquo;Silhouettes, pastiche et listes&raquo; par Pascale Casanova sur France Inter le 23 mai 2010.<strong><a href="#note2a"><br /> </a> <a href="#note2a">[2]</a> </strong>George Perec et Raymond Queneau appartiennent au mouvement d&rsquo;avant-garde l&rsquo;OULIPO (l&rsquo;ouvroir de litt&eacute;rature potentielle) centr&eacute; sur l'invention et l'exp&eacute;rimentation de contraintes litt&eacute;raires nouvelles. Pour exemple&nbsp;: Queneau dans <em>Exercices de style</em>, paru en 1947, raconte 99 fois la m&ecirc;me histoire de 99 fa&ccedil;ons diff&eacute;rentes ou encore Perec m&ecirc;le fiction et r&eacute;alit&eacute; autobiographique dans ses &oelig;uvres comme <em>W ou le souvenir d'enfance</em> (1975)&nbsp; <em>La disparition</em> (1969) ou<em> La Vie mode d&rsquo;emploi</em> (1978).<strong><a href="#note3a"><br /> </a> <a href="#note3a">[3]</a> </strong>Thomas Clerc, entretien r&eacute;alis&eacute; par Minh Tran Huy, Le magazine litt&eacute;raire, En ligne: <a href="http://www.magazine-litteraire.com/content/Homepage/article.html?id=16108" title="http://www.magazine-litteraire.com/content/Homepage/article.html?id=16108">http://www.magazine-litteraire.com/content/Homepage/article.html?id=16108</a> [consult&eacute; le 7 juillet 2010]<strong><a href="#note4a"><br /> </a> <a href="#note4a">[4]</a> </strong><em>Ibid.</em><strong><a href="#note5a"><br /> </a> <a href="#note5a">[5]</a> </strong><em>Ibid.</em><a href="#note7a"><strong><br /> </strong></a><strong><a name="note6a" href="#note6a">[6]</a></strong> En Mai 1993, &Eacute;rick Schmitt, plus connu sous le surnom de H.B (Human Bomb), prit en otage les enfants et l&rsquo;institutrice d&rsquo;une classe de maternelle &agrave; Neuilly (r&eacute;gion Parisienne). Ce ch&ocirc;meur d&eacute;pressif, arm&eacute; d&rsquo;un pistolet d&rsquo;alarme et ceintur&eacute; d&rsquo;explosifs, r&eacute;clamait une ran&ccedil;on de cent millions de francs. Cet &eacute;v&egrave;nement tr&egrave;s m&eacute;diatis&eacute; devint un &eacute;v&egrave;nement national, la France resta en alerte pendant pr&egrave;s de deux jours. Si aucune victime ne fut compt&eacute;e parmi les otages, H.B fut tu&eacute; pendant l&rsquo;assaut de la police.<a href="#note6a"><strong><br /> </strong></a><strong><a name="note7a" href="#note7a">[7]</a></strong> Barbara Michel, <em>Figures et M&eacute;tamorphoses du Meurtre</em>, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1991, 331 p.<strong><a href="#note6a"><br /> </a> <a href="#note6a">[8]</a> </strong>George Perec, <em>W ou le souvenir d&rsquo;enfance</em>, Paris, Messageries du Livre, &laquo;L&rsquo;imaginaire&raquo;, 1993, p.17.<strong> <a href="#note9a"><br /> </a> <a href="#note9a">[9]</a> </strong>Olivier Mongin, <em>Essai sur les passions d&eacute;mocratiques tome 2&nbsp;: La violence des images ou comment s&rsquo;en d&eacute;barrasser?</em>, Paris, Seuil, 1997, 184 p., p. 149.<strong><a href="#note10a"><br /> </a> <a href="#note10a">[10]</a> </strong>Bertrand Gervais, &laquo;La ligne de flottaison&raquo;,<em> Cahiers &eacute;lectroniques de l'imaginaire, Centre de recherche sur l&rsquo;Imaginaire (UCL)</em>, vol. 4, 2006, En ligne: <a href="http://zeus.fltr.ucl.ac.be/autres_entites/CRI/CRI%202/Montaigne.htm" title="http://zeus.fltr.ucl.ac.be/autres_entites/CRI/CRI%202/Montaigne.htm">http://zeus.fltr.ucl.ac.be/autres_entites/CRI/CRI%202/Montaigne.htm</a>, [consult&eacute; le 10 juillet 2010]<strong><a href="#note11a"><br /> </a> <a href="#note11a">[11]</a> </strong>La psychanalyse est aussi une th&eacute;matique ch&egrave;re &agrave; l&rsquo;auteur.<strong></strong></p> <p></p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/exercice-de-style-en-dix-huit-crimes#comments BARTHES, Roland CLERC, Thomas Contraintes Culture populaire Deuil Événement Filiation France Mémoire MICHEL, Barbara MONGIN, Olivier Mort PEREC, Georges Poétique du recueil QUENEAU, Raymond Style Nouvelles Mon, 26 Jul 2010 14:03:04 +0000 Anaïs Guilet 250 at http://salondouble.contemporain.info La plus petite unité de temps http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-plus-petite-unite-de-temps <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/cote-fournier-laurence">Côté-Fournier, Laurence </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/les-annees">Les Années</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> &Agrave; la lecture de <em>Les Ann&eacute;es</em> d&rsquo;Annie Ernaux, il appara&icirc;t que le projet de ce livre, d&eacute;j&agrave;, &eacute;tait contenu en germe dans toute la production romanesque ant&eacute;rieure de l&rsquo;&eacute;crivaine, dont les particularit&eacute;s semblent avoir &eacute;t&eacute; fondues en un seul ouvrage pour aboutir &agrave; ce livre aux allures de somme. L&rsquo;auteure qui, issue d&rsquo;un milieu populaire, voulait &eacute;crire pour &laquo;venger sa race<a name="note1" href="#note1a">[1]</a>&raquo;, n&rsquo;a eu de cesse depuis son entr&eacute;e en litt&eacute;rature de cartographier les m&oelig;urs, les diff&eacute;rences sociales et les discours de son temps, en prenant appui sur sa propre exp&eacute;rience pour donner corps &agrave; son entreprise et l&rsquo;ancrer dans le r&eacute;el. <em>Les Ann&eacute;es</em> est, &agrave; cet &eacute;gard, l&rsquo;aboutissement annonc&eacute; d&rsquo;une qu&ecirc;te visant &agrave; retracer par le biais d&rsquo;une vie singuli&egrave;re le mouvement de toute une g&eacute;n&eacute;ration. </p> <p>C&rsquo;est du d&eacute;licat balancement entre intime et collectif que na&icirc;t la singularit&eacute; du livre, impossible &agrave; r&eacute;duire &agrave; une cat&eacute;gorie g&eacute;n&eacute;rique. Pas de personnages, pas de r&eacute;cit, plut&ocirc;t une collection de fragments bruts, d&eacute;vers&eacute;s sans aucun pathos, qui mettent c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te des souvenirs de voyage et des sc&egrave;nes de films, des &eacute;chos de la rumeur publique et des rappels historiques. Dispers&eacute;s de 1940 &agrave; la fin des ann&eacute;es 2000, ils dressent ensemble le portrait d&rsquo;une g&eacute;n&eacute;ration, exprim&eacute; &agrave; travers le &laquo;elle&raquo;, le &laquo;on&raquo; et le &laquo;nous&raquo;, jamais le &laquo;je&raquo;. Ce qui aurait pu se transformer en une suite de lieux communs et d&rsquo;anecdotes sans grand int&eacute;r&ecirc;t sur diff&eacute;rentes &eacute;poques est r&eacute;cup&eacute;r&eacute; par la volont&eacute; de l&rsquo;auteure de se compromettre pour r&eacute;v&eacute;ler le corps nu de chacune de ces ann&eacute;es, d&rsquo;exposer son exp&eacute;rience intime pour la perdre dans une r&eacute;alit&eacute; plus vaste. Les rapports troubles &agrave; la religion, &agrave; la sexualit&eacute; ou &agrave; la famille qui sont d&eacute;crits sur un mode impersonnel sont certes ceux de sa g&eacute;n&eacute;ration, mais aussi les siens. Des allusions br&egrave;ves, phrases en apparence banales parmi tant d&rsquo;autres, ouvrent des portes sur des pans de la vie de l&rsquo;auteure relat&eacute;s dans d&rsquo;autres livres: son avortement dans l&rsquo;ill&eacute;galit&eacute; (<em>L&rsquo;&Eacute;v&eacute;nement</em>), la tentative d&rsquo;assassinat de son p&egrave;re sur sa m&egrave;re (<em>La Honte</em>), sa passion sans issue pour un Sovi&eacute;tique (<em>Se perdre</em>). Ces moments intimes, toutefois, ne sont pas approfondis: ils ne forment finalement rien d&rsquo;autre que quelques-uns des innombrables destins offerts aux gens de sa g&eacute;n&eacute;ration, en cela &agrave; la fois uniques et anodins.</p> <p><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">D&rsquo;une Histoire l&rsquo;autre</span></strong></p> <p>L&rsquo;ouvrage d&eacute;bute au cr&eacute;puscule d&rsquo;un temps h&eacute;ro&iuml;que: la fin de la Deuxi&egrave;me Guerre mondiale a permis de d&eacute;partager, non sans violence, les h&eacute;ros des tra&icirc;tres, et a consacr&eacute; la bravoure ordinaire des petites gens. Les enfants grandissent &agrave; l&rsquo;ombre du r&eacute;cit de l&rsquo;Occupation, &laquo;plein de morts et de violence, de destruction, narr&eacute; avec une jubilation que semblait vouloir d&eacute;mentir par intervalles un &ldquo;il ne faut plus jamais revoir &ccedil;a&rdquo;&raquo; (p.24), qui leur inculque d&egrave;s leur prime jeunesse le regret &laquo;de ne pas avoir &eacute;t&eacute; n&eacute;s, ou &agrave; peine, quand il fallait partir en cohorte sur les routes et dormir sur la paille comme des boh&eacute;miens&raquo; (p.25).</p> <p>La nostalgie d&rsquo;&ecirc;tre n&eacute;e trop tard ne se dissipera pas, bien que surviennent la guerre d&rsquo;Alg&eacute;rie, la mort de John F. Kennedy, Mai 68 et la chute du mur de Berlin; toutes ces dates qui forment la trame des manuels d&rsquo;histoire. Or la narratrice, comme une &eacute;crasante majorit&eacute; des gens de sa g&eacute;n&eacute;ration, &eacute;prouve le plus souvent le sentiment de vivre &agrave; l&rsquo;&eacute;cart de cette histoire-l&agrave;, ou de n&rsquo;y participer que bri&egrave;vement, le temps d&rsquo;&eacute;pauler et de se reconna&icirc;tre &laquo;dans les &eacute;tudiants &agrave; peine plus jeunes que nous balan&ccedil;ant des pav&eacute;s sur les CRS&raquo; (p.103) ou de voter &laquo;contre de Gaulle pour le candidat fringant dont le nom plongeait confus&eacute;ment dans les ann&eacute;es de l&rsquo;Alg&eacute;rie fran&ccedil;aise, Fran&ccedil;ois Mitterrand.&raquo; (p.95) L&rsquo;auteure insiste encore et toujours pour r&eacute;p&eacute;ter l&rsquo;absence de cons&eacute;quences qu&rsquo;ont dans sa vie et dans celle de son entourage les moments marquants du si&egrave;cle, qui paradent devant elle comme un spectacle lointain de troubles et de d&eacute;cisions n&rsquo;ayant qu&rsquo;un rapport oblique, d&eacute;tourn&eacute;, avec son quotidien et ses drames personnels. Ainsi explique-t-elle,</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><br /> aucun rapport entre sa vie et l&rsquo;Histoire dont les traces demeurent d&eacute;j&agrave; pourtant fix&eacute;es par la sensation de froid et le temps gris d&rsquo;un mois de mars [&hellip;]. Dans quelques mois, l&rsquo;assassinat de Kennedy &agrave; Dallas la laissera plus indiff&eacute;rente que la mort de Marilyn Monroe l&rsquo;&eacute;t&eacute; d&rsquo;avant, parce que ses r&egrave;gles ne seront pas venues depuis huit semaines. (p.89) <br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <p>Pourtant, si la narratrice ne cesse de d&eacute;mentir le r&ocirc;le de l&rsquo;Histoire et de son cort&egrave;ge d&rsquo;&eacute;v&eacute;nements, c&rsquo;est pour mieux r&eacute;affirmer son appropriation insidieuse des corps et des mots, son poids imperceptible sur chacune des d&eacute;cisions qui dictent, &agrave; un moment pr&eacute;cis, le cours d&rsquo;une vie, renforc&eacute;e en cela par les barri&egrave;res qu&rsquo;imposent le sexe, la classe sociale, l&rsquo;&acirc;ge. Un demi-si&egrave;cle de discours social, de dicible et de scriptible d&eacute;filent p&ecirc;le-m&ecirc;le. Les interdits qui p&egrave;sent sur chacun &agrave; un moment pr&eacute;cis de l&rsquo;Histoire se d&eacute;placent, atteignent d&rsquo;autres zones. La condamnation de la sexualit&eacute; devient dictature du plaisir, les termes autrefois jug&eacute;s obsc&egrave;nes sont r&eacute;admis alors que sont nettoy&eacute;es d&rsquo;autres zones du langage: &laquo;On se d&eacute;shabituait des mots &agrave; la moralit&eacute; courante, pour d&rsquo;autres mesurant les actions, les comportements et les sentiments &agrave; l&rsquo;aune du plaisir, &ldquo;frustration&rdquo; et &ldquo;gratification&rdquo;.&raquo; (p.125) L&rsquo;Histoire laisse son empreinte dans le choix de chacun des mots, des v&ecirc;tements, des gestes amoureux, non pas bien s&ucirc;r par simple effet de mode, mais par un conditionnement dont n&rsquo;est mesur&eacute;e l&rsquo;importance que bien plus tard, lorsque l&rsquo;angle mort d&rsquo;une &eacute;poque se trouve soudainement &eacute;clair&eacute; d&rsquo;une lumi&egrave;re nouvelle. &laquo;Les signes de changements collectifs ne sont pas perceptibles dans la particularit&eacute; des vies, sauf peut-&ecirc;tre dans le d&eacute;go&ucirc;t et la fatigue qui font penser secr&egrave;tement &ldquo;rien ne changera donc jamais&rdquo; &agrave; des milliers d&rsquo;individus en m&ecirc;me temps&raquo; (p.74), &eacute;crit la narratrice, et ce sont pr&eacute;cis&eacute;ment sur ces modifications subtiles de la pens&eacute;e que s&rsquo;attarde Ernaux. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Les d&eacute;buts de temps nouveaux</strong></span></p> <p>Dans son essai &laquo;Sur le concept d&rsquo;histoire&raquo; Walter Benjamin &eacute;nonce: &laquo;L&rsquo;image vraie du pass&eacute; passe en un &eacute;clair. On ne peut retenir le pass&eacute; que dans une image qui surgit et s&rsquo;&eacute;vanouit pour toujours &agrave; l&rsquo;instant m&ecirc;me o&ugrave; elle s&rsquo;offre &agrave; la connaissance<a name="note2" href="#note2a">[2]</a>&raquo;. C&rsquo;est dans cette fulgurance des mots que travaille Ernaux, accumulant les phrases br&egrave;ves, sans lyrisme, qui ressuscitent par un d&eacute;tail l&rsquo;esprit d&rsquo;une &eacute;poque. Cette concision acc&eacute;l&egrave;re le rythme, conf&egrave;re un puissant dynamisme au texte qui semble reprendre dans son mouvement les avanc&eacute;es d&rsquo;une g&eacute;n&eacute;ration obs&eacute;d&eacute;e par le progr&egrave;s et la nouveaut&eacute;, constamment au seuil d&rsquo;un plus grand bien-&ecirc;tre qui, s&rsquo;il n&rsquo;est jamais tout &agrave; fait l&agrave;, ne peut manquer de survenir bient&ocirc;t. </p> <p>Les possibles d&rsquo;une &eacute;poque sont inscrits en creux dans le discours, formant un imaginaire de l&rsquo;avenir qui aura bri&egrave;vement exist&eacute; avant d&rsquo;&ecirc;tre remplac&eacute; par un autre. Ainsi, en lieu du r&eacute;cit d&rsquo;une Histoire comme succession de faits causals, logiques et implacables, surgit une autre histoire, autrement plus brouill&eacute;e et confuse. Pendant un temps il est &laquo;inutile de partir sur les routes comme en 40, la bombe atomique ne laisserait aucune chance&raquo; (p.61). Malgr&eacute; la parano&iuml;a entretenue durant la Guerre Froide, la bombe atomique, il va sans dire, ne tombera pas, pas plus que n&rsquo;adviendront les r&eacute;volutions attendues impatiemment apr&egrave;s les &eacute;v&eacute;nements de Mai 68. La croyance positiviste d&rsquo;une marche vers le progr&egrave;s, qui culmine quelque part au seuil des ann&eacute;es 70, n&rsquo;est, finalement, qu&rsquo;une forme de leurre, et se fait alors ressentir un terrible &laquo;vertige de l&rsquo;immuable, comme si rien n&rsquo;avait boug&eacute; dans la soci&eacute;t&eacute;&raquo; (p.136). Les transformations de l&rsquo;horizon d&rsquo;attente de chaque &eacute;poque, l&rsquo;&eacute;puisement des id&eacute;ologies qui la fa&ccedil;onnait, surviennent avec une rapidit&eacute; qui n&rsquo;offre qu&rsquo;une faible prise sur la situation. Les nouvelles babioles technologiques, ces avatars du progr&egrave;s, ne causent plus qu&rsquo;un vague &eacute;merveillement. Une autre g&eacute;n&eacute;ration se l&egrave;ve, insouciante et inconsciente des luttes du pass&eacute;, et pour transmettre &agrave; leurs enfants l&rsquo;exp&eacute;rience d&rsquo;une vie qui avait &eacute;t&eacute; la leur, leurs parents n&rsquo;ont en bouche que &laquo;des mots en circulation et des st&eacute;r&eacute;otypes&raquo; (p.156), impuissants &agrave; rendre compte de la densit&eacute; du monde qui existait nagu&egrave;re. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Prosopop&eacute;e de la photographie</strong></span></p> <p>Roland Barthes, dans son ouvrage sur la photographie <em>La Chambre claire</em>, avait racont&eacute; ainsi l&rsquo;&eacute;trange &eacute;moi que lui causait l&rsquo;observation de portraits de sa m&egrave;re jeune: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Je lisais mon inexistence dans les v&ecirc;tements que ma m&egrave;re avait port&eacute;s avant que je puisse me souvenir d&rsquo;elle. [&hellip;] Pour retrouver ma m&egrave;re, fugitivement, h&eacute;las, et sans jamais pouvoir tenir longtemps cette r&eacute;surrection, il faut que, bien plus tard, je retrouve sur quelques photos les objets qu&rsquo;elle avait sur sa commode. [&hellip;] Ainsi, la vie de quelqu&rsquo;un dont l&rsquo;existence a pr&eacute;c&eacute;d&eacute; d&rsquo;un peu la n&ocirc;tre tient enclose dans sa particularit&eacute; la tension m&ecirc;me de l&rsquo;Histoire, son partage. L&rsquo;Histoire est hyst&eacute;rique: elle ne se constitue que si on la regarde &ndash; et pour la regarder, il faut en &ecirc;tre exclu.</span><span style="color: rgb(0, 0, 0); "><a name="note3" href="#note3a">[3]<br /> <br type="_moz" /><br /> </a></span></div> <p>Cette Histoire hyst&eacute;rique dont sont retrouv&eacute;es les traces sur la pellicule ne diff&egrave;re pas de celle mise en sc&egrave;ne dans <em>Les Ann&eacute;es.</em> Les descriptions de photographie abondent et permettent la m&eacute;diation entre des temporalit&eacute;s autrement irr&eacute;conciliables. C&rsquo;est par l&rsquo;observation froide, clinique, de clich&eacute;s de la narratrice &agrave; diff&eacute;rents &acirc;ges que sont transmises une multitude d&rsquo;informations qui redonnent vie &agrave; ce qui semblait perdu, qu&rsquo;est rendu objectivement ce qui autrefois relevait d&rsquo;une &eacute;motion subjective. L&rsquo;auteure regarde des portraits d&rsquo;elle-m&ecirc;me comme d&rsquo;une inconnue dont tant les v&ecirc;tements, les mani&egrave;res, que les &eacute;tats d&rsquo;&acirc;me lui sont &eacute;trangers: &laquo;Photo en couleurs: une femme, un gar&ccedil;onnet d&rsquo;une douzaine d&rsquo;ann&eacute;es et un homme, tous trois distants les uns des autres, comme dispos&eacute;s en triangle sur une esplanade sableuse, blanche de soleil, avec leurs ombres &agrave; c&ocirc;t&eacute; d&rsquo;eux, devant un &eacute;difice qui pourrait &ecirc;tre un mus&eacute;e.&raquo; (p.140) Si, dans <em>L&rsquo;Usage de la pho</em><em>to</em>, Annie Ernaux avait inclus les photographies qu&rsquo;elle commentait, elle se contente dans <em>Les Ann&eacute;es</em> de les raconter, bien qu&rsquo;elles occupent un r&ocirc;le de premier plan dans la construction du livre et la scansion des ann&eacute;es, effa&ccedil;ant ainsi davantage sa propre pr&eacute;sence. </p> <p>&Agrave; la photographie s&rsquo;adjoignent au fil du si&egrave;cle d&rsquo;autres modes de conservation du temps: la vid&eacute;o, la t&eacute;l&eacute;vision, Internet, qui participent &agrave; la naissance d&rsquo;un nouveau rapport &agrave; la m&eacute;moire et au pass&eacute;. &Agrave; ce titre,<em> Les Ann&eacute;es</em> forme une chronique de la transformation des processus m&eacute;moriels au fil du si&egrave;cle, sous l&rsquo;impact des avanc&eacute;es technologiques et des changements sociaux. La grande &eacute;tendue de temps couverte par le livre permet de faire contraster les d&eacute;cennies, de jauger l&rsquo;&eacute;volution survenue en un demi-si&egrave;cle dans la conception m&ecirc;me de la temporalit&eacute; au sein de la soci&eacute;t&eacute;. Ainsi au sortir de la guerre la m&eacute;moire est d&rsquo;abord corporelle, elle se lit dans l&rsquo;identit&eacute; physique des &ecirc;tres: &laquo;Hors des r&eacute;cits, les fa&ccedil;ons de marcher, de s&rsquo;asseoir, de parler et de rire, h&eacute;ler dans la rue, les gestes pour manger, se saisir des objets, transmettaient la m&eacute;moire pass&eacute;e de corps en corps du fond des campagnes fran&ccedil;aises et europ&eacute;ennes&raquo; (p.31). Les anecdotes entourant des photographies &laquo;brunies au dos tach&eacute; par tous les doigts qui les avaient tenues&raquo; (p.30), partag&eacute;es et pr&eacute;serv&eacute;es, peu nombreuses et pr&eacute;cieuses, sont racont&eacute;es lors de repas o&ugrave; d&eacute;filent les r&eacute;cits des exploits de jadis. Or ces m&eacute;moires ancr&eacute;es dans le corps se d&eacute;sincarnent de plus en plus, repr&eacute;sent&eacute;es &agrave; la t&eacute;l&eacute;vision par &laquo;des documents d&rsquo;archives comment&eacute;s par une voix de nulle part&raquo; (p.151) qui &eacute;liminent toute relation personnelle &agrave; l&rsquo;Histoire. La t&eacute;l&eacute;vision, puis Internet, deviennent gardiens du pass&eacute;, biblioth&egrave;ques in&eacute;puisables de ressources qui, en entrem&ecirc;lant une quantit&eacute; toujours grandissante de souvenirs et d&rsquo;informations de toutes les &eacute;poques sans qu&rsquo;un tri ne soit effectu&eacute;, maintiennent les gens dans un &laquo;pr&eacute;sent infini&raquo; (p.223):<br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128); "><br /> </span></p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">L&rsquo;enregistrement h&eacute;t&eacute;roclite, continu, du monde, au fur et &agrave; mesure des jours, passait par la t&eacute;l&eacute;vision. Une nouvelle m&eacute;moire naissait. Du magma des milliers de choses virtuelles, vues, oubli&eacute;es et d&eacute;barrass&eacute;es du commentaire qui les accompagnait, surnageraient les pubs de longue dur&eacute;e, les figures les plus pittoresques ou abondamment prodigu&eacute;es, les sc&egrave;nes insolites ou violentes, dans une superposition o&ugrave; Jean Seberg et Aldo Moro sembleraient avoir &eacute;t&eacute; trouv&eacute;s morts dans la m&ecirc;me voiture. (p.133) <p><br type="_moz" /><br /> </p></span></div> <p>Tandis qu&rsquo;on cherche &laquo;&agrave; sauvegarder en une fr&eacute;n&eacute;sie de photos et de films visibles sur-le-champ&raquo; (p.223) chaque instant du pr&eacute;sent, le pass&eacute; devient paradoxalement p&eacute;rim&eacute; avec une rapidit&eacute; croissante. &laquo;Toutes les images dispara&icirc;tront&raquo; (p.11), est-il &eacute;crit en ouverture du livre, et cette certitude conf&egrave;re poids et nostalgie au d&eacute;sir d&rsquo;Ernaux de faire revivre par son &eacute;criture des bribes d&rsquo;un pass&eacute; qui ne manquera pourtant pas de s&rsquo;effacer. </p> <p>Le projet qui fonde<em> les Ann&eacute;es</em> est par ailleurs inscrit tout au long du livre, d&rsquo;une mani&egrave;re de plus en plus pr&eacute;cise, alors que la voix impersonnelle qui forme la narration avance en &acirc;ge. L&rsquo;auteure t&acirc;tonne au fil des d&eacute;cennies pour aboutir &agrave; la structure qui formera finalement son oeuvre, et qui sera explicit&eacute;e dans son enti&egrave;ret&eacute; &agrave; la toute fin de l&rsquo;ouvrage. &laquo;Capter le reflet projet&eacute; sur l&rsquo;&eacute;cran de la m&eacute;moire individuelle par la m&eacute;moire collective&raquo; (p.54), &laquo;saisir cette dur&eacute;e qui constitue son passage sur la terre &agrave; une &eacute;poque donn&eacute;e, ce temps qui l&rsquo;a travers&eacute;e, ce monde qu&rsquo;elle a enregistr&eacute; rien qu&rsquo;en vivant&raquo; (p.238), celui d&rsquo;&laquo;une existence singuli&egrave;re donc mais fondue aussi dans le mouvement d&rsquo;une g&eacute;n&eacute;ration&raquo; (p.179): la narratrice reformule sans cesse le m&ecirc;me plan, qui ne pourra s&rsquo;accomplir qu&rsquo;avec l&rsquo;arriv&eacute;e de sa propre vieillesse. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Entre Marcel Proust et Scarlett O&rsquo;Hara<br /> </strong></span><br /> Compte tenu de l&rsquo;importance capitale que prend la question du temps dans le roman, il n&rsquo;est gu&egrave;re surprenant d&rsquo;y trouver de fr&eacute;quentes allusions &agrave; Proust et &agrave; son projet romanesque. Un autre nom, autrement moins pr&eacute;visible, s&rsquo;insinue toutefois &agrave; ses c&ocirc;t&eacute;s, celui de Scarlett O&rsquo;Hara (p.240), dans la peau de laquelle l&rsquo;auteure affirme avoir souhait&eacute; se r&eacute;veiller jadis. Comment comprendre la mention de ce personnage, h&eacute;ro&iuml;ne romantique par excellence, dans<em> Les Ann&eacute;es</em>? Peut-&ecirc;tre la vie de Scarlett O&rsquo;Hara, haute en aventures et p&eacute;rip&eacute;ties, symbolise-t-elle l&rsquo;appartenance &agrave; une Histoire dans laquelle il serait possible pour chacun d&rsquo;agir et de prendre place, et qui &agrave; ce titre saurait marier destins singulier et collectif dans un m&ecirc;me mouvement vers l&rsquo;avant. Or l&rsquo;utopie d&rsquo;une telle fusion devra &ecirc;tre oubli&eacute;e pour le commun des mortels, dont les exploits ordinaires ne poss&egrave;deront pas, ou tr&egrave;s bri&egrave;vement seulement, ce souffle romanesque. Ne restera du passage d&rsquo;une vie individuelle que de minuscules et fugitives traces, maigre butin qu&rsquo;expose <em>Les Ann&eacute;es</em>.</p> <div>&nbsp;</div> <hr /> <div><a name="note1a" href="#note1">[1]</a>&nbsp;Cit&eacute; par Pierre-Louis Fort dans le dossier critique d&rsquo;Annie Ernaux, <i>La Place</i>, Paris, Gallimard, (Folio), 2006 [1983], p. 93.<span style="mso-spacerun: yes">&nbsp;<br /> <a name="note2a" href="#note2">[2]</a>&nbsp; Walter Benjamin, &laquo;&nbsp;Sur le concept d&rsquo;histoire&nbsp;&raquo;, <i>&OElig;uvres III</i>, Paris, Gallimard, (Folio Essais), 2000 [1942], p. 430.&nbsp;</span> <br /> <a name="note3a" href="#note3">[3]</a>&nbsp;Roland Barthes, <i>La Chambre claire. Note sur la photographie</i>, Paris, Gallimard (Cahiers du cin&eacute;ma), 1980, p. 102.&nbsp;</div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-plus-petite-unite-de-temps#comments Archives Autofiction BARTHES, Roland BENJAMIN, Walter ERNAUX, Annie Événement Expérience France Guerre Histoire Mémoire Oubli Temps Roman Mon, 05 Jul 2010 14:45:04 +0000 Laurence Côté-Fournier 245 at http://salondouble.contemporain.info L'impasse de l'oubli http://salondouble.contemporain.info/lecture/limpasse-de-loubli <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/dionne-charles">Dionne, Charles</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/le-ciel-de-bay-city">Le ciel de Bay City</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p class="MsoNormal">Le thème de la mort chez Catherine Mavrikakis, ou plus précisément, l’impact que peut avoir la mort sur les «survivants» semble s’inscrire dans l’ensemble de son travail. «Les vivants n’ont pas pitié des morts»<a name="_ftnref" href="#_ftn1">[1]</a>, mais pourtant ils passent leur vie à ressasser un passé qui n’est plus le leur, légué arbitrairement par ces morts qui parsèment le chemin des personnages de Mavrikakis. Cet impact qu’a la mort s’incarne dans le paradoxe entre <em>La mort grandissante</em> de Saint-Denys Garneau<a name="_ftnref" href="#_ftn2">[2]</a>, qui place les corps sous une fine couche de terre, nous empêchant toute forme de pitié et les Hervé de <em>Deuils cannibales et mélancoliques</em><a name="_ftnref" href="#_ftn3">[3]</a>, qui, au contraire, reviennent sans cesse et appellent un souvenir éternel aux vivants. La mort s’incarne dans<em> Le ciel de Bay City</em>. Elle est l’invisible ennemie du combat perdu d’avance que livre Amy&nbsp;–le personnage principal et la narratrice– avec le passé de ses aïeux juifs et de l’Amérique tout entière. C’est un désir d’identité qui motive l’effort d’oubli du personnage. Elle se voit imposer un passé, une condition mémorielle qui la déchire et cette commande de l’Histoire la pousse à maudire le ciel mauve de sa ville.</p> <p class="MsoNormal">Dans sa petite maison aseptisée d’une banlieue du Flint, Amy voudra défaire la force invisible du passé qui la hante. Cette banlieue où le ciel est mauve, où le bruit des climatiseurs parasite un silence impossible, où le K-Mart ravitaille tout le monde et où un enfant naît déjà cicatrisé par l’influence de l’Amérique, est rapidement décrite par la narratrice :</p> <p class="MsoNormal rteindent2"><span style="color: #808080;">Je suis née sous le ciel mauve du Michigan. Les vents des grands lacs ont soufflé sur mes cheveux dès ma naissance et les ont emmêlés à jamais. Les nuages pollués ont pénétré dans mes poumons et ont fait virer ma peau au vert. Je donne le change. Je sens le parfum en vaporisateur à l’odeur de poudre pour bébés, le Tampax déodorant, le rince-bouche à la menthe verte. J’exhale par tous mes pores l’odeur de produits chimiques. Je suis une Américaine. Une poupée gonflable dont l’intérieur est toxique. Tout en moi est nocif. (p. 138)</span></p> <p class="MsoNormal">Ainsi, l’endroit de la naissance empreint profondément ses enfants, et ce, dès le tout début de la vie, «dès [la] naissance.» (p. 138) La ville transmet les premiers éléments identitaires et c’est contre ceux-ci qu’Amy orientera son combat, son désir de détachement.</p> <p class="MsoNormal">Dans cet ordre d’idée, <em>Le ciel de Bay City</em> présente une femme qui tente, sous un amalgame infini d’éléments de mémoire, de constituer son identité en voulant rejeter certaines parties de son passé, du passé des membres de sa famille proche ou non et des influences de la ville qu’elle habite. En effet, la mémoire, dans ce dernier roman de Mavrikakis, apparaît chargée d’«abolis de l’histoire» (p. 182) qui s’imposent dans la vie de la narratrice, laquelle transporte tout spécialement un bagage de souvenirs qui ne lui appartiennent pas.</p> <p class="MsoNormal">De concert avec une mémoire fragmentaire, <em>Le ciel de Bay Ci</em><em>ty</em>, évolue dans un constant jeu sur la temporalité des événements du récit. La narratrice raconte une période terminée de sa vie en insérant des moments de son présent pour clarifier certains détails ou pour présenter un peu anachroniquement des événements qui lui sont contemporains, suspendant ainsi un moment le récit de son enfance pour nous projeter avec elle dans un passé plus proche ou dans son quotidien immédiat. Ce motif particulier du temps narratif va de pair avec le thème de la mémoire que développe la narratrice. Un récit fragmentaire pour une mémoire composée de souvenirs épars. En ce sens, on alterne entre un simulacre de journal intime racontant le passé qui fait le décompte des jours jusqu’à l’anniversaire des 18 ans d’Amy et le récit contemporain de la narratrice. Le passé installe un suspense particulier en appelant sans cesse un drame annoncé très tôt dans le roman. Pourtant, ce nœud dramatique est déjà révolu dans la vie de la narratrice, empêchant ainsi toute forme de destin fatal. Mais la quête de la protagoniste est ailleurs et cet événement important vers lequel nous tendons n’est que le moyen de révéler l’impasse du personnage principal.</p> <p class="MsoNormal"><span style="color: #808080;"><strong>Les parasites de l’Histoire</strong></span></p> <p class="MsoNormal">Deux thèmes orientent le roman, et plus précisément, la quête du personnage principal&nbsp;: les influences multiples de mémoires déconstruites qui définissent malgré elle la protagoniste et le problème de la transmission d’un héritage auquel Amy voudra soustraire sa fille à défaut d’avoir pu s’y soustraire elle-même.</p> <p class="MsoNormal">Tout d’abord, Amy tente de se dérober à sa ville aseptisée, à l’ennui que provoque en elle la banlieue. Il y a, chez la protagoniste, une profonde lassitude quotidienne, un poids qui pousse vers la mort et qui jamais ne se relâche. «À Bay City, dès ma plus tendre enfance, je regrette tous les jours d’être née.» (p. 34) «À Bay City, je n’ai que la mort dans l’âme.» (p. 34). Le personnage attribue la source de ce profond ennui à la ville. L’indifférence chronique que macère Amy et ce poids qui la conduit vers des pulsions suicidaires pèsent sur les épaules du personnage qui se trouve en Amérique et cette influence n’est pas sans rappeler «l’écho» du Nouveau-Monde dont traite Pierre Nepveu en considérant l’Amérique comme un territoire qui a &nbsp;«représenté à l’origine une expérience&nbsp; de profonde privation»<a name="_ftnref" href="#_ftn4">[4]</a> dans son ouvrage <em>Intérieurs du Nouveau Monde</em>. Selon lui, cette terre reste «sauvage».&nbsp; Devant la vastitude et le néant&nbsp;–substantifs attribuables sans grand effort à la banlieue de Bay City–, l’auteur et le personnage ressentent un malaise intérieur qu’ils ne peuvent comprendre, comme s’ils restaient sous l’emprise de la réminiscence des douleurs du passé ou sous l’étreinte subjective de ce que l’Amérique peut provoquer chez lui. À Bay City, Amy attribue ce mal au passé qui est imprimé dans le sol américain. Au Canada, étudié par Nepveu, Angéline de Montbrun, dans le roman de Laure Conan, explique la détresse psychologique qui ne la quitte jamais par l’ennui tandis que Marie de l’Incarnation, dans ses correspondances, y verra une influence sous laquelle il faut devenir sainte, ou mourir. Ce territoire, malgré l’ellipse temporelle entre les ouvrages précédents, reste le même et ne peut qu’avoir emmagasiné plus de douleur, plus de privation. Amy a des réserves par rapport à une confrontation unidirectionnelle avec l’Amérique en ramenant aussi ses sentiments au passé de sa famille, mais elle n’oublie pas que les morts qui la hantent ne sont pas uniquement juifs. «Je suis hantée par une histoire que je n'ai pas tout à fait vécue. Et les âmes des juifs morts se mêlent dans mon esprit à celles des Indiens d'Amérique exterminés ici et là, sur cette terre.» (p. 53) Le passé des Amérindiens est scellé à celui de l’Amérique et vient donc, de concert avec les relents de la Shoah de sa famille et le désabusement provoqué pas la banlieue, étreindre Amy par les lourds souvenirs d’une vie vécue par procuration.</p> <p class="MsoNormal">Ainsi, très vite, elle sait qu’il ne s’agit pas seulement d’une langueur de banlieue. Tout un monde disparu la hante. «Mais je ne fais pas exprès de vivre avec les morts. C’est simplement ainsi. Je ne décide pas de ce qui me hante.» (p.50) D’une part, sa mère et sa tante essaient d’oublier l’Holocauste, période sombre de l’Histoire durant laquelle elles ont perdu leurs parents, mais la maison est remplie d’éléments qui appellent le passé. Une lettre d’Yvonne de Gaulle est encadrée dans laquelle elle remercie les gens des condoléances reçues concernant son mari, un piano rappelant la jeunesse des deux tantes est placé au salon, etc. D’autre part, les «morts» hantent aussi Amy. En effet, sœur cadette d’une mort-née, l’image de sa «sœur morte» (p.25) l’accompagne sans cesse&nbsp;: «La nuit, ma sœur, embryon décomposé, m’apparaît. Son visage rongé par l’informe me persécute.» (p.28) Ainsi, elle sent l’influence d’une mort –celle de sa sœur– qui lui est directement liée. Pourtant, les mêmes rêves seront infiltrés par des souvenirs qui n’appartiennent pas encore à Amy, car sa tante ne lui a pas encore révélé le massacre de ses grands-parents dans un camp de concentration. «La nuit, je suis poussée dans une chambre à gaz alors que des milliers de gens hurlent en se crevant les yeux.» (p. 28) En somme, le présent de la protagoniste est parasité par un nombre imposant d’échos qui proviennent de différentes époques (les Amérindiens au 18e siècle, la Deuxième Guerre mondiale au 20e siècle et la mort de sa sœur qui n’est séparée du personnage que par dix-huit années.) et de plusieurs lieux.</p> <p class="MsoNormal">De plus, ce passé, même vécu à travers des réminiscences étrangères, constitue intuitivement l’identité du personnage d’Amy, puisque après avoir enterré l’ensemble de sa famille du Flint, elle renonce en même temps qu’eux à la vie qu’elle avait. «J’ai donné une sépulture à tout le monde. Il ne me reste plus qu’à partir. Amy Duchesnay n’est plus. Elle est morte et enterrée. Sous le ciel mauve, toxique, de Bay City.» (p. 281) La quête de liberté de la protagoniste semble vouloir s’assouvir à travers l’enterrement de son passé, le désir de se constituer une identité doit rejeter une partie de ce patrimoine. Pour pouvoir se libérer et pour forger soi-même son identité, il faut, selon elle, détruire les traces de ce qui nous hante. Elle tente ainsi de chasser de sa vie toute influence extérieure, des morts qui la suivent, des souvenirs de sa tante et de sa mère. Bien entendu, la solution n’est pas si simple puisque la mémoire de l’Amérique qui habite tout autant Amy que celle de sa famille proche n’arrête pas son influence invisible, même enterrée et oubliée depuis longtemps. En ce sens, elle n’est pas la seule dans sa famille à tenter de faire disparaître son passé. Après avoir été mise au courant de la mort de ses grands-parents, Amy comprendra que les ménages chroniques de sa tante représentent son moyen à elle pour «&nbsp;laver&nbsp;» son présent des influences de son passé.</p> <p class="MsoNormal rteindent2"><span style="color: #808080;">Du corps de mes parents, de mes oncles, de mes tantes, nous continuons à respirer les restes, poussés par les grands vents. Nous avalons depuis plus de cinquante ans nos morts, cela nous entre par le nez, les poumons, par tous les pores de la peau. C’est bien pour cela qu’il faut tout laver, tout le temps, pour ne pas étouffer sous les cendres des nôtres. (p.85)</span></p> <p class="MsoNormal">Ainsi, le dénouement du <em>Ciel de Bay City</em>, viendra justifier les moyens qu’Amy et sa tante utilisaient pour expliquer leur mal de vivre lorsque, les souvenirs auxquels elles ont tenté d’échapper toute leur vie seront transmis à la fille d’Amy, Heaven. Cet échec instaure alors péremptoirement le cycle infini de mémoire ou d’héritage, collectif ou personnel, auquel personne ne peut se soustraire, en l’incarnant par des morts-vivants, par ces «abolis de l’histoire» qui passent d’Amy à sa fille.</p> <p class="MsoNormal"><span style="color: #808080;"><strong>Transmettre l’impasse</strong></span></p> <p class="MsoNormal">En ce sens, le thème de la mémoire dans <em>Le ciel de Bay City</em> est intimement rattaché à celui de la transmission d’un héritage et du rapport à l’enfant. Il y a un sentiment de protection nécessaire, un choix arbitraire du passé que l’on doit léguer.</p> <p class="MsoNormal rteindent2"><span style="color: #808080;">Je me suis donnée à mon enfant. Je suis devenue son garde du corps. J’ai mené des combats sanglants contre les furies du passé. Autour&nbsp; de ma fille, j’ai construit un rempart contre l’histoire, j’ai creusé des fosses gigantesques pour que les mauvais rêves, les cauchemars grimaçants, les souvenirs-croquemitaines ne puissent jamais passer. J’ai fait exploser toutes les gargouilles monstrueuses du temps. (p. 284)</span></p> <p class="MsoNormal">Ainsi, selon Amy, se soustraire à quelqu’un –ici, se soustraire soi-même à son enfant– semble pouvoir nous éliminer du passé de cette personne pour éviter une éternelle vie par procuration dans les souvenirs d’un d’autre.</p> <p class="MsoNormal rteindent2"><span style="color: #808080;">Heaven, je le sens, a besoin de m’oublier. Je dois m’effacer de l’histoire et surtout ne pas, par ma présence, rappeler à mon enfant que quelque chose comme la Deuxième Guerre mondiale a pu avoir lieu. […] Heaven se défait de moi, comme on doit se séparer d’une amarre qui entrave la liberté. (p. 285).</span></p> <p class="MsoNormal">Pourtant, cette entreprise est vouée à l’échec. Le passé, incarné par les grands-parents d’Amy et par la famille qu’elle a enterrée, sera tout de même transmis à Heaven. Amy abdique et sait pertinemment «qu’il n’est pas aisé d’effacer toute trace de soi. D’[elle], il restera quelque vestige.» (p.35)</p> <p class="MsoNormal">Somme toute, «le rejet ne va pas sans identification»<a name="_ftnref" href="#_ftn5">[5]</a>, puisqu’il définit l’individu par ce qu’il ne doit pas être. L’aliénation du passé incarnée par Amy est forte dans <em>Le ciel de Bay City</em>. C’est une aliénation impossible à «irradier» ou à «gazer» une deuxième fois et sa transmission est inexorable.</p> <p class="MsoNormal rteindent2"><span style="color: #808080;">Il r</span><span style="color: #808080;">estera toujours une âme qui entendra, malgré elle, la violence des exterminations qui ont lieu ou qui ont pris place de par le monde. Il restera toujours les plaintes des morts qui résonneront bien après eux, qui feront vibrer l’air et le ciel.&nbsp;(p.52)</span></p> <p class="MsoNormal">Il y a, chez Mavrikakis, une réflexion profonde au sujet de cette mémoire arbitraire, une conscience de la mort qui crée cet «imaginaire où les ‘’morts’’ continuent de nous habiter et nous hantent comme ce que Freud appelle ‘’l’inquiétante étrangeté’’, remontée […] de ce qui avait été refoulé dans l’inconscient.»<a name="_ftnref" href="#_ftn6">[6]</a>. Le thème de la transmission et de l’influence du passé semblent des leitmotivs de la littérature québécoise contemporaine. Ces lieux communs établis autour de la Révolution tranquille –en filigrane du corpus aquinien, fortement théorisé et commenté, et dans son essai<em> L’art de la défaite</em><a name="_ftnref" href="#_ftn7">[7]</a> par exemple– semblent toujours influencer le domaine littéraire d’aujourd’hui. Toute l’œuvre de Ying Chen s’y penche. Jacques Brault avec <em>Agonie</em> et sa poésie, Suzanne Jacob avec <em>Fugueuses</em>, pour ne nommer que ceux-là, réfléchissent aussi sur le phénomène du legs du passé. &nbsp;Pourtant, <em>Le ciel de Bay City </em>intègre ces thématiques dans un contexte américain, presque international, en optant pour une histoire universelle plutôt que locale, en ramenant l’identité à un amalgame mémoriel extensif, ouvrant ainsi les portes sur un questionnement plus large qui n’est pas circonscrit autour du désir national de la Révolution tranquille ou des autres littératures de la révolution qui, dans un désir d’éthos national et marqué par le militantisme, se limitent à leurs frontières.</p> <p class="MsoNormal">&nbsp;</p> <p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn1" href="#_ftnref">[1]</a> Garneau, St-Denys, «&nbsp;La mort grandissante&nbsp;» dans<em> Regards et jeux dans l’espace</em>, Québec, CEC, 1996.</p> <p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn2" href="#_ftnref">[2]</a> <em>Idem</em>.</p> <p class="MsoNormal"><a name="_ftn3" href="#_ftnref">[3]</a> Mavrikakis, Catherine, <em>Deuils cannibales et mélancoliques</em>, Montréal, Héliotrope, 2009 [2001], 193 pages.</p> <p class="MsoNormal"><a name="_ftn4" href="#_ftnref">[4]</a> Nepveu, Pierre, <em>Intérieurs du Nouveau Monde. Essais sur les littératures du Québec et des Amériques</em>, Montréal, Boréal, «&nbsp;Papiers collés&nbsp;», 1998, p. 32.</p> <p class="MsoNormal"><a name="_ftn5" href="#_ftnref">[5]</a> Nepveu, Pierre, <em>L’écologie du réel. Mort et naissance de la littérature québécoise contemporaine</em>, Montréal, Boréal, 1999, p.63.</p> <p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn6" href="#_ftnref">[6]</a> <em>Ibid.</em>, p. 92.</p> <p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn7" href="#_ftnref">[7]</a> Aquin, Hubert, <em>L’art de la défaite. Considérations stylistiques, Blocs Erratique</em>s, textes rassemblés et présentés par René Lapierre, Montréal, Quinze, 1977, p.113-122.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/limpasse-de-loubli#comments Filiation GARNEAU, Hector de Saint-Denys Guerre Histoire Identité MAVRIKAKIS, Catherine Mémoire Mort NEPVEU, Pierre Québec Roman Thu, 15 Apr 2010 18:56:43 +0000 Charles Dionne 224 at http://salondouble.contemporain.info