Salon double - Minimalisme http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/304/0 fr Des corps tristes http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-corps-tristes <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/dufour-genevieve">Dufour, Geneviève</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/les-petites-filles-dans-leurs-papiers-de-soie">Les petites filles dans leurs papiers de soie</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p>La chute des corps n&rsquo;est pas seulement une exp&eacute;rience physique, mais &eacute;galement une exp&eacute;rience narrative et po&eacute;tique &agrave; laquelle s&rsquo;est pr&ecirc;t&eacute;e Morgan Le Thiec, auteure fran&ccedil;aise maintenant &eacute;tablie &agrave; Montr&eacute;al, dans son premier recueil de nouvelles <em>Les petites filles dans leurs papiers de soie</em>. Les personnages s&rsquo;ab&icirc;ment, abandonn&eacute;s &agrave; eux-m&ecirc;mes par les leurs, et suivent en cela un mouvement descendant que la chute intime aux corps. Cette trajectoire que suivent les personnages est &eacute;galement un mouvement qui sied au genre de la nouvelle. La contrainte de la chute, un d&eacute;nouement conventionnellement abrupt laissant le lecteur pantois, n&rsquo;est cependant pas toujours respect&eacute;e d&rsquo;un texte &agrave; l&rsquo;autre. Parfois, on se contente de laisser en suspens la fin du r&eacute;cit de sorte &agrave; entretenir un certain flou, par moments po&eacute;tique, plut&ocirc;t que de conclure avec force et fracas. Quatorze textes composent l&rsquo;ouvrage. Quatorze portraits de famille, quelque peu impressionnistes, o&ugrave; parents et enfants sont s&eacute;par&eacute;s par des murs de silence et ce, depuis l&rsquo;aspirante vedette porno dans &laquo;Coquelicot&raquo; &agrave; cette autre femme &agrave; la poitrine lourde comme une enclume dans &laquo;Santa Luc&iacute;a aux deux collines&raquo;.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bourbe d'enfance</strong></span></p> <p>Chacun des textes, d&rsquo;une concision efficace (en moyenne cinq &agrave; six pages), offre un personnage embourb&eacute; dans son enfance. Peu de mots sont &eacute;chang&eacute;s entre les personnages. Ce sont ces creux, ces failles de la parole et de l&rsquo;explicite que Morgan Le Thiec exploite avec justesse. Dans &laquo;Le Plus Grand Jardin des bords de l&rsquo;Erdre&raquo;, par exemple, une veuve fait le bilan de ses ann&eacute;es pass&eacute;es aupr&egrave;s de son d&eacute;funt mari, des ann&eacute;es faites de silences apathiques:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je me demande si les gens se parlent parfois, malgr&eacute; la distance. De son vivant, il y avait si peu de mots entre nous. Je me demande si les gens se parlent &agrave; travers leurs r&ecirc;ves. [&hellip;] Mais je me demande quand m&ecirc;me si les gens se parlent comme &ccedil;a, avec cette facilit&eacute;. Malgr&eacute; la distance et la mort. Malgr&eacute; les souvenirs et les manques (p.45).</span></p> <p>L&rsquo;&eacute;criture de Le Thiec fonctionne un peu comme la nouvelle compose avec la mise en r&eacute;cit, soit par ellipse, suggestion, raccourci, bri&egrave;vet&eacute;. Le style est parfaitement adapt&eacute; au genre nouvellistique. Une ad&eacute;quation se d&eacute;gage donc entre les univers narratifs et le genre de la nouvelle, tous deux gouvern&eacute;s par une esth&eacute;tique du strict n&eacute;cessaire, de la mesure. Car ce qui fait la marque de Le Thiec, ce n&rsquo;est pas tant la bri&egrave;vet&eacute; en termes de nombre de pages (les nouvellistes s&rsquo;y adonnent tous), mais plut&ocirc;t cette concision et cette densit&eacute; narratives qui s&rsquo;articulent au d&eacute;tour de chaque phrase.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Demi-teintes formelles et narratives</strong></span></p> <p>L&rsquo;auteure d&eacute;veloppe d&rsquo;ailleurs une po&eacute;tique de l&rsquo;implicite, du non-dit. L&rsquo;&eacute;conomie narrative de la nouvelle impose un sens de la bri&egrave;vet&eacute;. En r&eacute;sultent des &eacute;changes r&eacute;duits &agrave; leur plus simple expression, d&rsquo;o&ugrave; l&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;une &eacute;conomie de moyens. Les d&eacute;tails r&eacute;v&egrave;lent des &eacute;l&eacute;ments narratifs les plus signifiants dans la construction de la nouvelle. &laquo;Les petites filles dans leurs papiers de soie&raquo;, par exemple, est un texte &eacute;labor&eacute; sous forme d&rsquo;&eacute;num&eacute;ration; les gestes pos&eacute;s par la m&egrave;re de la narratrice sont r&eacute;pertori&eacute;s dans le d&eacute;tail de sorte &agrave; mettre en relief son caract&egrave;re minutieux, voire maniaque, de m&ecirc;me qu&rsquo;&agrave; souligner son abusive discr&eacute;tion: &laquo;[J]e d&eacute;place parfois un des affreux bibelots qui justifient tes heures de m&eacute;nage. Petite vengeance idiote. Tu t&rsquo;en rends compte en quelques secondes et tu le replaces imm&eacute;diatement &agrave; sa place&raquo; (p.58). Les rituels domestiques d&rsquo;une douceur pointilleuse s&rsquo;av&egrave;rent une source d&rsquo;irritation excessive pour la narratrice et sont mis en opposition avec ses propres comportements, lesquels traduisent une certaine rudesse. Au bout du compte, la narratrice se d&eacute;gage de son exasp&eacute;ration et finit par interpr&eacute;ter les gestes maternels d&rsquo;un oeil bienveillant, t&eacute;moignant d&rsquo;un changement de perspective, d&rsquo;un rel&acirc;chement de la tension: &laquo;Je t&rsquo;observe mettre un peu de ce lait sur le dos de ta main pour en respirer l&rsquo;odeur, souriante et r&ecirc;veuse. Et je t&rsquo;&eacute;coute me dire, dans un presque murmure: &quot;Tu verras, ce parfum, tu t&rsquo;en souviendras toute ta vie&quot;&raquo; (p.60). L&rsquo;intrigue se trouve enti&egrave;rement absorb&eacute;e par les d&eacute;tails et l&rsquo;implicite, et cet implicite se recompose dans la chair sensible des personnages.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>M&eacute;moire de chair et d'os</strong></span></p> <p>Bien que la plupart de leurs souvenirs d&rsquo;enfance repose sur des v&eacute;tilles, des instants anodins, ce sont tout de m&ecirc;me ces bribes de pass&eacute; qui sont la source des angoisses. Le rapport au corps est intimement reli&eacute; &agrave; ces difficiles r&eacute;miniscences, &eacute;l&eacute;ment-cl&eacute; de la premi&egrave;re nouvelle &laquo;Coquelicot&raquo; qui exploite habilement le d&eacute;soeuvrement un peu b&ecirc;te d&rsquo;une femme m&eacute;tonymique r&eacute;duite &agrave; une paire de jambes infinies et &agrave; ses &laquo;yeux de poup&eacute;e&raquo; (p.15). Le m&ecirc;me motif est repris dans &laquo;Les yeux de ma m&egrave;re&raquo;, o&ugrave; Daniel et son fr&egrave;re se disputent la couleur des yeux de leur m&egrave;re d&eacute;c&eacute;d&eacute;e. Cette information, sur laquelle ils ne parviennent pas &agrave; s&rsquo;entendre, peut &ecirc;tre jug&eacute;e de peccadille, mais elle devient un sujet de litige entre les deux fr&egrave;res, exposant ainsi toute la lourdeur d&rsquo;une relation conflictuelle depuis leur enfance : &laquo;Je me souviens de tout. Je n&rsquo;avais pas le droit d&rsquo;allumer la t&eacute;l&eacute;vision sans son autorisation. Je me souviens de tous les d&eacute;tails. Je n&rsquo;avais pas le droit de commencer un dessert avant lui. Il n&rsquo;avait qu&rsquo;&agrave; me regarder et je reposais ma cuill&egrave;re&raquo; (p.103). Et c&rsquo;est justement parce que les univers narratifs reposent sur l&rsquo;infime, le petit, le d&eacute;tail, comme c&rsquo;est le cas dans &laquo;Les yeux de ma m&egrave;re&raquo; notamment, que la souffrance des personnages para&icirc;t encore plus dramatique. L&rsquo;auteure privil&eacute;gie la diffusion de cette souffrance, non pas par l&rsquo;entremise d&rsquo;envol&eacute;es lyriques ni par de gros plans dramatiques de la douleur, mais en exploitant plut&ocirc;t le pathos depuis une esth&eacute;tique de l&rsquo;anodin, du minime. En mettant l&rsquo;accent sur les d&eacute;tails des souvenirs d&rsquo;enfance, l&rsquo;angoisse se voit accentu&eacute;e, de m&ecirc;me que la tension entre les personnages. Et cette tension exprim&eacute;e de mani&egrave;re sensible &agrave; travers le corps des personnages agit comme une ge&ocirc;le, une prison tapiss&eacute;e de souvenirs.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Minimalisme et obsession</strong></span></p> <p>De ce souci du particulier qu&rsquo;affichent les personnages se d&eacute;tachent forc&eacute;ment des lubies et obsessions. C&rsquo;est le cas de la sculptrice qui se fascine pour les &laquo;Histoires de nos mains&raquo;. Les mains racontent, selon elle, la pr&eacute;sence perdue d&rsquo;un &ecirc;tre cher:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Chacun cherche une main, les poings ferm&eacute;s, l&rsquo;air inquiet. Chacun cherche une main, une ancienne main, une main tomb&eacute;e beaucoup plus t&ocirc;t, une main qui leur rappelle quelque chose, un visage. [&hellip;] Moi, je ne sais plus tr&egrave;s bien &agrave; quoi ressemble la main que je cherche. Je la cherche quand m&ecirc;me comme tout le monde. Je cherche une main, une main connue. C&rsquo;est une recherche circonstancielle. Parce que d&rsquo;autres cherchent une main sous cette pluie de mains tomb&eacute;es (p.79-80). </span></p> <p>Parcourant la ville pieds nus, la sculptrice investigue toutes les mains en qu&ecirc;te d&rsquo;une seule qu&rsquo;elle saurait reconna&icirc;tre (son excentricit&eacute; fait d&rsquo;ailleurs penser &agrave; celle de Camille Claudel, sculptrice et apprentie de Rodin, pour qui elle modelait des mains et des pieds, notamment). Le personnage &eacute;tant presque amn&eacute;sique, la m&eacute;moire physique prend le relais. Dans le corps se configurent les souvenirs, s&rsquo;impr&egrave;gne un pass&eacute; inaccessible autrement que par ces souches temporelles diss&eacute;min&eacute;es de part et d&rsquo;autre du corps. En cela, l&rsquo;auteure demeure fid&egrave;le &agrave; son attrait pour le particulier, voire l&rsquo;exigu. Car de ce souci du d&eacute;tail et de l&rsquo;infime, certes le caract&egrave;re obsessif des personnages se r&eacute;v&egrave;le, mais &eacute;galement leur propension &agrave; rester coinc&eacute;s dans la contrainte du pass&eacute;. Ce sentiment d&rsquo;enfermement est d&rsquo;ailleurs expos&eacute; d&egrave;s les premi&egrave;res lignes du recueil: &laquo;Sa cravate orange et son costume gris. Il l&rsquo;ausculte. Elle sourit. Elle s&rsquo;&eacute;vade poliment en jetant mille coups d&rsquo;&oelig;il autour d&rsquo;elle mais il n&rsquo;y a rien &agrave; d&eacute;couvrir. Tout est fait pour que le regard se cogne au d&eacute;cor impersonnel et termine sa course dans l&rsquo;&oelig;il de l&rsquo;homme qui porte une cravate orange et un costume gris&raquo; (p.15). Cet enfermement est symboliquement repr&eacute;sent&eacute; dans le titre du recueil par l&rsquo;entremise du papier de soie, sorte de cage jolie mais fragile dans laquelle sont pr&eacute;cieusement conserv&eacute;es les poup&eacute;es et l&rsquo;enfance en quelque sorte.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Anatomie du recueil : un corps diss&eacute;min&eacute;</strong></span></p> <p>Cependant, bien que l&rsquo;on puisse cerner des points de recoupement entre les nouvelles, il serait malais&eacute; d&rsquo;associer le recueil aux autres ouvrages du m&ecirc;me genre parus au cours des derni&egrave;res ann&eacute;es. Je parle en fait de ces recueils de nouvelles qui proposent une forte coh&eacute;sion narrative. L&rsquo;article &laquo;Le recueil litt&eacute;raire, une variante formelle de la p&eacute;rip&eacute;tie &raquo; de Ren&eacute; Audet et Thierry Bissonnette<a name="note1" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a> s&rsquo;attache d&rsquo;ailleurs &agrave; mettre de l&rsquo;avant cette tendance qu&rsquo;ont les recueils contemporains &agrave; se rapprocher du roman. On pense entre autres &agrave; des auteurs comme &Eacute;ric Fourlanty, &Eacute;lise Turcotte, Michael Delisle, Pierre Yergeau, Bertrand Bergeron. Mais il serait rapide de conclure que Le Thiec renoue avec une quelconque tradition du recueil, celui-ci &eacute;tant par d&eacute;finition composite et &eacute;clectique. La tendance &laquo;romanesque&raquo; ne s&rsquo;est pas suffisamment &eacute;tendue &agrave; l&rsquo;ensemble de la production pour que l&rsquo;on puisse percevoir un &laquo;retour&raquo; &agrave; la tradition en examinant un ouvrage comme celui de Le Thiec. Dans le cas pr&eacute;sent, les textes offrent certes des r&eacute;currences et un filon th&eacute;matique facilement rep&eacute;rable, sans pour autant, cependant, que les nouvelles se r&eacute;pondent entre elles et que l&rsquo;on soit en pr&eacute;sence d&rsquo;un m&ecirc;me univers fictionnel traversant tout le recueil. Certaines nouvelles &eacute;chappent &agrave; ce filon, notamment &laquo;La naine rouge&raquo; o&ugrave; l&rsquo;amiti&eacute;, et non la famille, occupe l&rsquo;espace narratif. Par contre, force est de constater que la simplicit&eacute; du style de l&rsquo;&eacute;crivaine unifie l&rsquo;ensemble de fa&ccedil;on subtile et r&eacute;duit sa port&eacute;e dramatique. Le cama&iuml;eu succinct de drames demeure ainsi au rang des m&eacute;lancolies. La tension d&eacute;licatement &eacute;chafaud&eacute;e s&rsquo;apparente d&rsquo;ailleurs aux univers musicaux auxquels r&eacute;f&egrave;re l&rsquo;auteure en exergue, soit Bashung, Leonard Cohen, Barbara.<em> Les petites filles dans leurs papiers de soie</em> &eacute;vite la grisaille opaque, la bri&egrave;vet&eacute; esth&eacute;tique contribuant certainement &agrave; r&eacute;duire la surcharge dramatique.</p> <p><a name="note1a" href="#note1">[1]</a>Ren&eacute; Audet et Thierry Bissonnette, &laquo;Le recueil litt&eacute;raire, une variante formelle de la p&eacute;rip&eacute;tie&raquo;, dans Ren&eacute; Audet et Andr&eacute;e Mercier [dir.], <em>La narrativit&eacute; contemporaine au Qu&eacute;bec</em>, vol.1: <em>La litt&eacute;rature et ses enjeux narratifs</em>, Qu&eacute;bec, Presses de l'Universit&eacute; Laval, 2004, p.15-43.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-corps-tristes#comments AUDET, René et BISSONNETTE, Thierry Esthétique LE THIEC, Morgan Minimalisme Poétique du recueil Québec Théories des genres Nouvelles Thu, 17 Sep 2009 12:57:00 +0000 Geneviève Dufour 159 at http://salondouble.contemporain.info Sous le signe de l'amour http://salondouble.contemporain.info/lecture/sous-le-signe-de-lamour <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/asselin-viviane">Asselin, Viviane</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/les-oublies">Les oubliés</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p align="justify" texte="">En lisant <em>Les oubli&eacute;s</em>, on imagine ais&eacute;ment Albert Brighton et Paul Schooner, personnages journalistes du roman, rencontrer Christian Gailly pour leur chronique culturelle &laquo;Que sont-ils devenus?&raquo;, d&eacute;di&eacute;e aux artistes qui ont disparu de la sc&egrave;ne publique. Non pas que Gailly ne se rappelle pas r&eacute;guli&egrave;rement au souvenir de ses lecteurs &ndash; treize livres en vingt ans de m&eacute;tier &ndash;, mais il suffit d&rsquo;avoir parcouru les rares entrevues de l&rsquo;auteur<a name="note1" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a> pour soup&ccedil;onner que ces &laquo;oubli&eacute;s&raquo; qui baptisent le dernier opus concernent, au moins en partie, ses propres romans. Il ne craint pas tant l&rsquo;oubli qu&rsquo;il le sait in&eacute;vitable; il tente de s&rsquo;accommoder du peu de valeur accord&eacute;e aujourd&rsquo;hui &agrave; la litt&eacute;rature &ndash; et &agrave; la sienne en particulier, peut-&ecirc;tre.</p> <p>&laquo;C&rsquo;&eacute;tait quand m&ecirc;me leur treizi&egrave;me mission. &Ccedil;a commen&ccedil;ait &agrave; bien faire. Le m&ecirc;me chagrin derri&egrave;re la m&ecirc;me grandeur. Que ce soit celle du peintre Marcel Soti. Le compositeur Paul C&eacute;drat. Le jazzman Simon Nardis. L&rsquo;&eacute;crivain Martin Fissel. Le sculpteur Louis Pr&eacute;delle.&raquo; (p. 19) Pour qui est familier avec l&rsquo;&oelig;uvre du romancier, il reconna&icirc;tra l&agrave; les personnages de <em>L&rsquo;air</em><a name="note2" href="#note2a"><strong>[2]</strong></a> (1991), de<em> Dernier amour</em> (2004), d&rsquo;<em>Un soir au club</em> (2002) et de <em>La passion de Martin Fissel-Brandt</em> (1998). Par voie de cons&eacute;quence, il s&rsquo;interrogera sur l&rsquo;identit&eacute; de ce Pr&eacute;delle, qu&rsquo;il d&eacute;couvrira &ecirc;tre l&rsquo;amant avou&eacute; de l&rsquo;&eacute;pouse de Brighton &ndash; un m&eacute;nage &agrave; trois pour un couple dont l&rsquo;amour s&rsquo;essouffle. Surtout, le lecteur renouera avec celle que Gailly lui permet rarement d&rsquo;oublier d&rsquo;un livre &agrave; l&rsquo;autre: Suzanne qui, apr&egrave;s avoir notamment incarn&eacute; une employ&eacute;e de bureau dans <em>L&rsquo;incident</em> (1996) et une pourvoyeuse dans <em>Nuage rouge</em> (2000), appara&icirc;t cette fois sous les traits d&rsquo;une violoncelliste qui s&rsquo;est jadis retir&eacute;e en pleine gloire. &laquo;Catastrophe mentale? [&hellip;] Drame terrible? Perdition? D&eacute;pression? Destruction totale, du c&oelig;ur, de l&rsquo;&acirc;me, de l&rsquo;&ecirc;tre? D&eacute;sespoir? D&eacute;possession? Errement [sic]?&raquo; (p. 89) Le myst&egrave;re de sa soudaine retraite incite Albert Brighton et Paul Schooner &agrave; lui consacrer leur treizi&egrave;me article.</p> <p>Sauf que. De la m&ecirc;me fa&ccedil;on que les anciennes c&eacute;l&eacute;brit&eacute;s interview&eacute;es ont d&eacute;gringol&eacute; la pente du succ&egrave;s, Schooner, dont les reportages en collaboration avec Brighton sont fort appr&eacute;ci&eacute;s du lectorat, conna&icirc;t un sort tout aussi triste. En route vers la Bretagne pour y rencontrer Suzanne Moss, les deux journalistes ont un accident de voiture a priori sans gravit&eacute;, mais des suites desquelles Schooner meurt &eacute;trangement. </p> <p>Apr&egrave;s ce drame inaugural, que reste-t-il &agrave; raconter? Brighton pr&eacute;vient l&rsquo;&eacute;pouse de son coll&egrave;gue. Il est re&ccedil;u &laquo;avec une gifle d&rsquo;une violence peu commune&raquo; (p. 47). Il veille sur leurs deux enfants pendant qu&rsquo;elle se pr&eacute;cipite &agrave; la morgue. &laquo;Deux jeunes vies contre la mort&raquo; (p. 53). Il assiste aux obs&egrave;ques &agrave; contrec&oelig;ur, indign&eacute; de l&rsquo;incin&eacute;ration de son ami. &laquo;La cr&eacute;mation est une pratique barbare. Une volont&eacute; d&rsquo;an&eacute;antissement. La destruction totale de l&rsquo;&ecirc;tre&raquo; (p. 77). Il se r&eacute;sout &agrave; r&eacute;aliser l&rsquo;entrevue avec Moss, en souvenir de Schooner, pour qu&rsquo;il &laquo;ne soit pas mort pour rien&raquo; (p. 94). Il n&rsquo;a d&rsquo;autre choix que de s&rsquo;enticher de la musicienne d&eacute;chue, car il veut &laquo;continuer &agrave; vivre [et] continuer &ccedil;a veut dire aimer&raquo; (p. 125). &laquo;Et ils se sont aim&eacute;s. Et &ccedil;a s&rsquo;est bien pass&eacute; &raquo; (p. 140).<br /> &nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"> <strong>&laquo;&lsquo;&lsquo;Les Oubli&eacute;s&rsquo;&rsquo; c&rsquo;est mieux. Plus parlant. Plus &eacute;mouvant&raquo; (p. 83)<br /> </strong></span></p> <p align="justify" texte="">Chez Gailly, l&rsquo;amour surgit souvent de cette fa&ccedil;on, moins comme un coup de foudre que comme une fatalit&eacute; naturelle. &laquo;Le faut-il? Il le faut&raquo;, reprenait-il de Beethoven (&laquo;<em>Mu&beta; es sein? Es mu&beta; sein!</em>&raquo;) en exergue dans <em>La passion de Martin Fissel-Brandt</em>. Aussi, sur la quatri&egrave;me de couverture des <em>Oubli&eacute;s</em>: &laquo;T&ocirc;t ou tard. &Ccedil;a nous arrivera. On nous oubliera&raquo;: une m&ecirc;me in&eacute;luctabilit&eacute; que les personnages accueillent g&eacute;n&eacute;ralement sans r&eacute;sister ni rechigner. Tout se passe comme si, humbles devant les choses qui les d&eacute;passent (l&rsquo;amour, la mort, la beaut&eacute;, la musique, l&rsquo;&eacute;criture&hellip;), ils pr&eacute;f&eacute;raient s&rsquo;en tenir &agrave; l&rsquo;infime et au concret, &agrave; ce qui se formule et se con&ccedil;oit ais&eacute;ment. D&rsquo;o&ugrave; une narration it&eacute;rative qui compulse les moindres d&eacute;tails, offrant &agrave; ses acteurs un environnement rassurant, mais provoquant parfois une l&eacute;g&egrave;re naus&eacute;e chez le lecteur qui relit en boucle les m&ecirc;mes &eacute;nonc&eacute;s d&eacute;risoires. Encore que, dans <em>Les oubli&eacute;s</em>, l&rsquo;obsession appara&icirc;t beaucoup moins vertigineuse qu&rsquo;ailleurs dans l&rsquo;&oelig;uvre de Gailly (<em>L&rsquo;air</em>, entre autres); l&rsquo;attention excessive &agrave; certains faits peut alors &ecirc;tre per&ccedil;ue comme un trait d&rsquo;humour<a name="note3" href="#note3a"><strong>[3]</strong></a>, poussant la banalit&eacute; &agrave; ses extr&ecirc;mes limites:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Elle s&rsquo;appelait Suzanne Moss. Moss? Oui, comme ce port de Norv&egrave;ge, dans une baie, &agrave; l&rsquo;est du fjord d&rsquo;Oslo. Il para&icirc;t que c&rsquo;est tr&egrave;s beau. Schooner n&rsquo;y est jamais all&eacute;. Brighton non plus. <br /> Moss, c&rsquo;est aussi le nom d&rsquo;un pilote de course britannique. Mais qui se souvient de lui? &Agrave; part Brighton? Schooner n&rsquo;en avait jamais entendu parler. Stirling Moss, tr&egrave;s c&eacute;l&egrave;bre en son temps. <br /> </span></p> <p align="justify" texte="" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Savez-vous que tout en haut, dans le nord de l&rsquo;Europe, il existe un port qui s&rsquo;appelle comme vous? Une question comme une autre. Faisant partie de celles que Brighton envisageait pour commencer. Il faut bien. D&rsquo;une mani&egrave;re ou d&rsquo;une autre. C&rsquo;est difficile. Lui et Schooner ne savaient pas ce qu&rsquo;ils allaient trouver. Sur qui ils allaient tomber. Quel type de caract&egrave;re.<br /> Elle appartient peut-&ecirc;tre, qui sait, &agrave; la famille du coureur automobile, dit Brighton. Tu crois que je peux le lui demander? Sans risquer de la froisser? J&rsquo;en doute, r&eacute;pondit Schooner. Je doute qu&rsquo;elle appr&eacute;cie. Qu&rsquo;une artiste de sa qualit&eacute; appr&eacute;cie d&rsquo;&ecirc;tre m&ecirc;l&eacute;e &agrave; des courses de bagnoles, m&ecirc;me aristocratiques comme dans le temps (p. 12-13)</span></p> <p align="justify" texte="">Si humour il y a, il demeure cependant discret, car le style de Gailly &eacute;vite tout flamboiement. Les marques sensibles semblent gomm&eacute;es par la sobri&eacute;t&eacute; narrative, laquelle vaut &agrave; l&rsquo;&eacute;crivain l&rsquo;&eacute;tiquette de &laquo;minimaliste&raquo; chez la critique, en cela repr&eacute;sentatif d&rsquo;une certaine &laquo;&eacute;cole de Minuit<a name="note4" href="#note4a"><strong>[4]</strong></a>&raquo;. Ainsi, la r&eacute;duction de l&rsquo;intrigue en un encha&icirc;nement de faits l&acirc;chement li&eacute;s, la pr&eacute;dominance d&rsquo;un discours chirurgical sur un r&eacute;cit enveloppant, et l&rsquo;adoption d&rsquo;un ton laconique et d&rsquo;une syntaxe saccad&eacute;e inspirent d&rsquo;abord un sentiment de compte rendu clinique. En fait, cela est surtout vrai pour les premiers r&eacute;cits de l&rsquo;auteur; dans <em>Les oubli&eacute;s</em>, la simplicit&eacute; d&rsquo;une &eacute;criture plus d&eacute;tendue, moins heurt&eacute;e, tend &agrave; favoriser une rencontre plus sensible avec le lecteur. Certes, l&rsquo;amour manque de passion, la mort manque de douleur, mais la d&eacute;tresse de Brighton n&rsquo;est pas moins palpable, ne serait-ce que dans son r&eacute;flexe de s&rsquo;attarder &agrave; des d&eacute;tails insignifiants qui l&rsquo;emp&ecirc;chent de &laquo;[c&eacute;der] de partout&raquo; (p. 57) Il faut y voir la difficult&eacute; de traduire l&rsquo;&eacute;motion en mots. Il n&rsquo;est d&rsquo;ailleurs pas innocent que le texte se referme sur un <em>miaulement </em>d&rsquo;amour: &laquo;Mia-mia, r&eacute;pondit Franklin [le chat de Suzanne Moss]. Je ne comprends pas, dit Brighton. Puis il entendit la voix de Moss: Il dit qu&rsquo;il vous aime&raquo; (p. 141) Ce Franklin, c&rsquo;est aussi celui &agrave; qui est d&eacute;di&eacute; le r&eacute;cit, inscrivant ainsi la trajectoire du livre sous le signe de l&rsquo;amour. D&rsquo;une certaine fa&ccedil;on, le roman le sauve de l&rsquo;oubli.<br /> &nbsp;</p> <p align="justify" texte=""><a name="note1a" href="#note1">1</a>Notamment le portrait r&eacute;alis&eacute; par Nathalie Crom, &laquo;Les mots blues&raquo;,&nbsp;<em>T&eacute;l&eacute;rama</em>, reproduit sur le site des&nbsp;<em>&Eacute;ditions de Minuit</em>,&nbsp;<a title="http://www.leseditionsdeminuit.eu/f/index.php?sp=liv&amp;livre_id=2515" href="http://www.leseditionsdeminuit.eu/f/index.php?sp=liv&amp;livre_id=2515">http://www.leseditionsdeminuit.eu/f/index.php?sp=liv&amp;livre_id=2515</a>. [Consult&eacute; le 16 f&eacute;vrier 2009]</p> <p align="justify" texte=""><a name="note2a" href="#note2">2</a>En fait, le personnage de <em>L&rsquo;air</em> se pr&eacute;nomme Charles, et non Marcel. On ne peut que questionner cette diff&eacute;rence qui touche ce seul personnage. L&rsquo;hypoth&egrave;se de l&rsquo;erreur appara&icirc;t plus plausible que celle de la strat&eacute;gie mystificatrice, l&rsquo;&eacute;criture de Gailly n&rsquo;en faisant rarement sinon jamais usage, &agrave; ma connaissance.</p> <p align="justify" texte=""><a name="note3a" href="#note3">3</a>Pour les usages de l&rsquo;humour chez Gailly, on consultera Elisa Bricco, &laquo;Christian Gailly: ironie et humour, aller et retour&raquo;, dans Elisa Bricco et Christine J&eacute;rusalem [dir.], <em>Christian Gailly, &laquo;l&rsquo;&eacute;criture qui sauve&raquo;</em>, Saint-&Eacute;tienne, Publications de l&rsquo;Universit&eacute; de Vincennes (CIEREC, Travaux 136 &ndash; Lire au pr&eacute;sent), 2007, p. 69-82.</p> <p align="justify" texte=""><a name="note4a" href="#note4">4</a>Voir, entre autres, l&rsquo;article de Christine J&eacute;rusalem, &laquo;Rose des vents. Cartographie des &eacute;critures de Minuit&raquo;, dans Bruno Blanckeman et Jean-Christophe Millois [dir.], <em>Le roman fran&ccedil;ais aujourd&rsquo;hui. Transformations, perceptions, mythologies</em>, Paris, Pr&eacute;texte (Critique), 2004, p. 53-77.</p> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/sous-le-signe-de-lamour#comments BRICCO, Elisa France GAILLY, Christian JÉRUSALEM, Christine Mémoire Minimalisme Roman Wed, 25 Feb 2009 02:08:00 +0000 Viviane Asselin 78 at http://salondouble.contemporain.info