Salon double - Mythologie http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/305/0 fr Autour d'une rhétorique musicale qui convoque les morts http://salondouble.contemporain.info/antichambre/autour-dune-rh-torique-musicale-qui-convoque-les-morts <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/fontille-brigitte">Fontille, Brigitte</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p align="right" style="margin-left: 8cm;">&nbsp;</p> <p align="right" style="margin-left:8.0cm;"><span style="color:#696969;">Sans la musique, certains d’entre nous <em>mourraient</em>.</span></p> <p align="right" style="margin-left:8.0cm;"><span style="color:#696969;">—Pascal Quignard, <em>Boutès</em></span></p> <p>&nbsp;</p> <p>Le passé, les disparus, les morts et les absents hantent la littérature de Pascal Quignard. Avec des titres tels que <em>Les Ombres errantes </em>(2002), <em>Sur le Jadis </em>(2002), <em>L’Enfant au visage couleur de la mort </em>(2006) ou <em>Pour trouver les enfers </em>(2005), l’œuvre de Pascal Quignard foisonne çà et là de revenants, et le lecteur n’est pas surpris d’errer, au cours de sa lecture, parmi quelques fantômes. Leur revenance repose sur une saisie sensorielle de ce qui, quelques instants auparavant, se dérobait à la perception. Ces apparitions sont le dévoilement subit, la manifestation surprenante d’un phénomène qui sort d’une logique raisonnée de la réalité. Ainsi l’apparition du revenant peut-elle être appréhendée comme une forme d’illusion ou d’hallucination perceptive s’apparentant à l’effet de présence vécu lors des rêves, mais elle peut être aussi au centre d’une expérience esthétique. Ma réflexion se base ici sur la prémisse selon laquelle l’illusion existentielle liée au phénomène de revenance, qu’elle soit optique ou sonore, peut être utilisée comme procédé artistique; plus précisément, elle peut résulter d’une expérience artistique. Concurremment et corrélativement, le concept d’apparition, que Quignard nomme «visitation», s’enchevêtre dans la <em>praxis</em> musicale telle qu’éprouvée dans les œuvres de fiction quignardiennes. L’entrelacs de ces deux concepts participe de son cadre poétique. Et c’est justement cette expérience musicale du revenant que je propose de creuser en examinant tout d’abord les variations que prend le motif du revenant, les pouvoirs intrinsèques qui sont associés à la musique par l’auteur, le rôle du chaman que tient le musicien, pour finalement éclairer les mises en scène musicales qui font naître les fantômes des textes romanesques.</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Variations sur un motif d’absence</strong></span></p> <p>On peut, me semble-t-il, déceler une présence récurrente et protéiforme des phénomènes de revenance au sein des œuvres quignardiennes. Dans les romans, plus spécifiquement, cette présence revenante sous la forme d’une panoplie de morts et de disparus vient hanter les récits. Qu’ils soient personnages historiques ou romanesques, ils font tous le voyage pour traverser la frontière entre un système binaire spatial, temporel ou métaphysique.</p> <p>Cette expérience qui m’a menée à relire les romans quignardiens en concentrant mon attention sur le disparu et l’absent qui se manifeste au cœur de la fiction s’est avérée un exercice fort révélateur. Il est à noter que chaque roman possède ses morts, chaque protagoniste évolue avec ses défunts. C’est le cas d’Ann Hidden dans <em>Villa Amalia </em>(2006), qui vit dans le deuil de son frère, de la petite Lena, de son amante Giulia, de son ami George et de sa mère. Elle vit aussi de multiples séparations brutales avec les hommes de sa vie, dont l’abandon par son père et la rupture avec son mari. C’est aussi Monsieur de Sainte Colombe qui fait le deuil de sa femme et de sa fille aînée dans <em>Tous les matins du monde </em>(1991), et Marin Marais qui a perdu sa voix dans la mue; ou encore George Furfooz qui est hanté par le souvenir d’une petite amie d’enfance dans <em>Les Escaliers de Chambord </em>(1989) tandis que son amie, la pianiste Laurence, tente d’adoucir la noyade de son frère et le décès de son père; et Madame d’Oreiras qui reçoit la visite de son mari défunt dans <em>La Frontière </em>(1992); Charles Chenogne, protagoniste du <em>Salon du Wurtemberg </em>(1986), se démêle également avec ses nombreuses pertes –sa chatte Didon, la logeuse Mademoiselle Aubier, son ami Florent Seinecé…; Patrick Carrion, de <em>L’Occupation américaine </em>(1994), se remémore une période de sa vie jusqu’au suicide de son amie d’enfance; le narrateur de <em>Vie secrète </em>(1998) utilise le récit pour retrouver l’initiation reçue de son amante-professeure de piano; jusqu’à Claire Methuen, personnage principal du dernier roman de Quignard, <em>Les Solidarités mystérieuses </em>(2011), qui vit et survit hantée par la mort de l’homme qu’elle aimait. On pourrait multiplier les exemples, pour simplement y voir que les «visitations» des morts ne sont plus de l’ordre du hasard ou de l’anecdote, mais deviennent bien un motif dominant dans chacun des romans de Quignard. Il se présente encore une variante de ressuscités, soit ces personnages qui reparaissent d’une œuvre à l’autre comme Charles Chenogne, soit les personnages historiques à qui il est donné un second souffle comme Monsieur de Sainte Colombe et Marin Marais.</p> <p>J’ajoute à cette liste les lambeaux de souvenirs qui accompagnent l’écriture tout comme la lecture, telles des ombres fugaces, et qui incarnent «des traces, des énigmes, des dates, des fantômes dans nos têtes [qui] se racontent à eux-mêmes» (<em>Le Salon du Wurtemberg</em>, p.433). Ces exemples montrent à quel point les romans quignardiens, indéniablement hantés par un passé qui ne veut disparaître, ne peuvent exister sans quelques spectres, figures de l’indicible et de l’irreprésentable qui tourmentent, obsèdent et pourchassent avec persistance.</p> <p>Il demeure toutefois intéressant de noter que ce phénomène continu de la figure du revenant ne va pas sans une certaine mise en scène qui s’impose de plus en plus au fil des lectures. Ce parcours de lecture m’a menée à relever un rapport significatif entre le disparu et la musique. Il apparaît en effet que celui-ci requiert, d’une manière directe ou de façon plus subtile, une nécessaire expérience de la musique. Si le revenant revêt de nombreuses formes, une constante est perçue dans son lien avec la musique. Aussi le revenant est-il une présence vaporeuse qui erre autour de l’univers fictionnel, mais c’est la musique qui permet de le susciter, comme en témoignera l’apparition de la femme de Sainte Colombe dans <em>Tous les matins du monde</em>. Quignard étant un écrivain pour lequel la musique occupe une place toute particulière, le lien singulier que celle-ci tisse avec les revenants dans ses œuvres de fiction mérite d’être creusé. Le rapprochement dont il va être question est ici un pur jeu de lecture qui permettra peut-être d’évaluer la validité d’une poétique musico-littéraire.</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Les pouvoirs de la musique </strong></span></p> <p>Si, pour se manifester, le revenant semble nécessiter soit l’appel enchanteur du musicien, soit une certaine expérience musicale, l’art musical serait vraisemblablement, dans les romans de Quignard, doté de pouvoirs inusités. Trois pouvoirs se trouvent dès lors directement associés à la musique et découlent de la maîtrise et de la pratique du <em>bon</em> musicien: trouver sa source au plus profond de la douleur, lancer la force d’un appel incantatoire et éprouver la porosité des frontières. C’est par ces pouvoirs que le musicien instaure une certaine répétition qui permet aux morts un retour pour une dernière visite chez les vivants.&nbsp;&nbsp;</p> <p>Tout d’abord, dans les œuvres de Pascal Quignard, nous trouvons l’idée essentielle selon laquelle la musique doit procéder de la douleur. C’est en effet la leçon la plus claire que reçoit Marin Marais de son maître Sainte Colombe dans <em>Tous les matins du monde</em>. À la question «Que cherchez-vous, Monsieur, dans la musique?», Marais répond finalement&nbsp;qu’il y cherche «les regrets et les pleurs» (p.112). Enseignement réitéré avec le récit de la leçon du maître Tch’eng Lien au «plus grand musicien du monde», Po Ya, dans <em>La Leçon de musique</em>. L’idée selon laquelle la musique émane de la souffrance devient primordiale dans l’œuvre de Quignard.</p> <p>Certains aspects de ce principe peuvent sans doute être expliqués par l’hypothèse fondamentale d’Ernst Broch, selon qui «l’expression humaine» est inhérente à la musique et c’est «[e]n vertu de cette faculté directe qu’elle a d’exprimer l’Humain […] [que] la musique a […] plus que tous les arts la propriété d’accueillir la souffrance sous ses multiples aspects» (1991, p.178 et 180). Si elle a, effectivement, quelque chose à voir avec la «souffrance», il n’est peut-être pas si singulier de noter que dans les caractéristiques essentielles de la musique baroque, musique de prédilection de Quignard, il y a cette idée fondamentale «d’exprimer les passions de l’âme». J’emprunte cette idée à Jean Rousset (1972, p.82), qui l’utilise pour rappeler que l’étymologie de la passion (<em>patio</em>) a partie liée avec la souffrance (<em>patior</em>, souffrir). La musique permettrait donc d’exprimer et de supporter les grands chagrins.</p> <p>À cet effet, comme je l’ai mentionné, les musiciens quignardiens portent tous, sans exception, le deuil inconsolable de la perte d’un être cher. C’est donc marqués par la douleur, abandonnés sur la rive des lamentations, que les musiciens quignardiens recourent à la musique pour «aller au bout du monde de la tristesse» (<em>Boutès</em>, p.20). N’est-ce pas d’ailleurs un mari inconsolable qui composa <em>Le Tombeau des Regrets</em> dans <em>Tous les matins du monde</em>? Pour donner une répercussion plus adéquate à cette plainte, il ajoute «une corde basse [à sa viole] pour [la] doter d’une possibilité plus grave et […] lui procurer un tour plus mélancolique» (<em>Tous les matins du monde</em>, p.12). Cette affinité entre la souffrance et la musique est également relevée dans <em>Villa Amalia</em>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>À la vérité, la musique d’Ann Hidden était simplement marquée par la douleur.</p> <p>C’était une douleur toute simple.</p> <p>C’était la douleur inconsolable qui fait le fond du jour qu’on découvre.</p> <p>Pudique, elle tournait en rond –rond qui tournait court dans un brusque abîme se souvenant de l’ombre (p.276).</p> </blockquote> <p>Les compositions musicales suscitent nombre de pleurs, car elles provoquent «une tristesse trop grande, vertigineuse, qui ne cessait pas, qui même s’accroissait» (<em>Villa Amalia</em>, p.170), allant jusqu’à finalement faire s’accorder les pleurs des musiciens à la dernière scène de <em>Tous les matins du monde</em> ou étouffer avec difficulté les sanglots de Charles Chenogne dans <em>Le Salon du Wurtemberg</em>: «Et alors que je me souviens, que j’écoute en moi ce minuscule fragment de comptine, je ne pleure pas mais ma lèvre frémit» (p.37). La beauté de la musique semble donc être liée à une blessure qui envahit l’âme. C’est l’idée d’une «percussion douloureuse, d’une efficacité insensée sur l’âme» (<em>Vie secrète</em>, p.35) qui terrifie l’auditeur au point que l’écoute en devient insupportable.</p> <p>La musique est liée à la douleur parce qu’elle permet la rencontre improbable avec le souvenir, cette altérité refoulée. En s’accordant avec le rythme du corps, elle offre un écho à cet état de souffrance en se substituant à une parole défaillante. Aussi, dans l’œuvre de Quignard, le musicien se tient-il «sur les rives du Gémissement» (<em>Triomphe du Temps</em>, p.46) et lance-t-il un appel empreint de désespoir et de déchirement vers le disparu, cette altérité invisible.</p> <p>Car la musique n’est-elle pas à l’origine un cri, un cri lancé comme un appel? N’est-ce pas d’ailleurs Diderot qui a écrit dans <em>Les Bijoux indispensables</em>, <em>Le Neveu de Rameau</em> et plusieurs autres textes, que le chant est né «du cri animal et indistinctif de la passion»? Peut-être faut-il rappeler que l’instrument de musique est, dans l’œuvre de Quignard, un substitut de la voix humaine puisque les instruments à cordes ont la troublante particularité de ressembler au souffle de la voix humaine:&nbsp;la viole de Sainte Colombe peut «imiter toutes les inflexions de la voix humaine»&nbsp;(<em>Tous les matins du monde</em>, p.13). Cela me permet d’arriver au deuxième pouvoir accordé à la musique dans les œuvres de Quignard: la musique possède la force d’un appel.</p> <p>Car le musicien, explique Quignard, est celui qui hèle, «celui qui s’est fait une spécialité de ce verbe, héler» (<em>La Leçon de musique</em>, p.54). Or héler, c’est interpeler, c’est appeler au loin. Comme Sainte Colombe, comme Charles Chenogne pour qui les «sons […] hèlent un souvenir» (<em>Tous les matins du monde</em>, p.337), ou comme Ann Hidden qui «hélait ses perdus» (<em>Villa Amalia</em>, p.277). C’est bien ce que découvre le musicien chez Quignard:&nbsp;le sens même que peut avoir la musique en tant que&nbsp;<em>médium</em>&nbsp;–ses effets médiumniques et chamaniques. Au-delà de ce que les mythes relatent, outre la réflexion anthropologique associée à la réflexion musicologique, la musique détermine la force d’un appel:&nbsp;«Je hèle, je vous le jure, je hèle avec ma main une chose invisible» (<em>Tous les matins du monde</em>, p.74). Ainsi la musique serait-elle la formulation d’une convocation:&nbsp;l’instrument remplace la voix modifiée par la mue et sert d’«appeau» (<em>La Haine de la musique</em>, p.177) vers le disparu. D’où son aptitude à appeler les morts par un appel qui serait presque incantatoire. En ce sens, ainsi que le pensait Bloch, «la musique commence par être nostalgique et fait ses débuts comme <em>appel lancé à l’adresse de ce qui manque</em>» (1991, p.174).</p> <p>Ces appels lancés vers l’absent, qui ne sont destinés «à personne –surtout pas à ceux qu’ils appellent (parce qu’il faut bien avouer que tous ceux qu’ils appelleraient, s’ils appelaient, sont morts)» (<em>Villa Amalia</em>, p.223), ces appels prennent conséquemment la forme d’un <em>desideratum</em>: dire le manque et le désir par la musique.</p> <p>En véritable rhétorique de l’indicible, la musique est présentée comme «un appel qui dresse, une sommation temporelle, un dynamisme qui ébranle, qui fait se déplacer, qui fait se lever et se diriger vers la source sonore» (<em>Boutès</em>, p.13). Car «[o]uïr, c’est obéir», précise Quignard dans <em>La Haine de la musique</em>, en développant à partir de l’étymologie du verbe <em>écouter</em> un lien direct entre l’audition (<em>audientia</em>) et l’obéissance (<em>obaudientia</em>) (p.108). Parce que: «1. La musique convoque au lieu où elle a lieu, 2. elle assujettit les rythmes biologiques jusqu’à la danse, 3. fait tomber par terre, dans le cercle de la transe, le mugissement qui parle dans le chaman» (p.180). Ces réflexions l’amènent à conclure que la «fonction secrète de la musique est convocative» (p.208).</p> <p>Le propre de la musique est donc de héler quelque chose d’égaré, ailleurs, autre part, dans un autre monde, dans un temps plus ancien, et de le faire venir à l’endroit de la tentation. Appel lancé comme une sommation et qui fait apparaître le passé au sein du présent. La pratique musicale est le coup d’archet vécu comme le déchirement d’«un petit morceau» du «cœur vivant» (<em>Tous les matins du monde</em>, p.75). Et c’est peut-être parce qu’elle trouve sa source dans la souffrance qu’elle touche l’âme aussi profondément et devient le seuil de la communication entre deux mondes, un lié au monde du réel, du tangible et du dicible, et l’autre, associé au monde du fantasme, de l’invisible et de l’indicible. Aussi la musique tend-elle moins vers l’altérité qu’elle n’est l’expression douloureuse de l’absence, de l’ombre de l’Autre qui est enseveli dans un passé, un souvenir, une mémoire qui prend la forme d’un «rêve-souhait sonore» (Bloch, 1991, p.175). De la perte au fantasme, il n’y a qu’une rivière à traverser et le musicien se propose d’en assurer le passage.</p> <p>Sur ce point en particulier, Quignard propose même de faire du musicien la figure du célèbre nocher Charon, le symbole par excellence du passeur des mondes, dans de nombreuses séquences romanesques lors desquelles le musicien est celui qui assure la traversée du temps, du monde des morts et des vivants (<em>Le Salon du Wurtemberg</em>, <em>Tous les matins du monde</em>, <em>Villa Amalia</em>, <em>Les Escaliers de Chambord</em>). Car en fin de compte, c’est un véritable voyage qu’entame et guide la musique. Plus fondamentalement, l’entreprise artistique de Charles Chenogne, d’Ann Hidden, de Sainte Colombe ou de Marin Marais permet de voyager dans le temps et dans l’espace afin de susciter l’ombre errante d’une disparition. Et, effectivement, tout comme l’illustre avec conviction le mythe d’Orphée auquel il est fait maintes allusions dans l’œuvre de Quignard, la musique est une convocation à laquelle il est difficile d’échapper; elle possède un pouvoir de persuasion envoûtant puisque faisant appel au sonore, à l’ouïe –les oreilles n’ont pas de paupière nous rappelle-t-on dans <em>La Leçon de musique</em> justement–, et le son est ce qui pénètre au plus profond de l’homme et a la force de traverser toutes les cloisons. Le musicien «ouvre à un au-delà du sens» (<em>Vie secrète</em>, p.184), libère une brèche vers le perdu, le disparu, le désiré. Faille qui semble accessible tout spécialement aux musiciens, car «le signifiant sidérant est le passeur (ce qui fait passer la passion au réel inaccessible, à l’autre côté du monde)» (<em>Vie secrète</em>, p.184).</p> <p>Tout comme la lyre d’Orphée a réussi à ouvrir les portes des Enfers, la musique ouvre à l’homme un royaume inconnu dans lequel il s’abandonne à un indicible et à un invisible. La force magique de la musique, son enchantement, se manifeste à la manière de l’élixir merveilleux des sages et conduit au-delà du monde tangible et externe. C’est en des termes similaires que la compositrice Ann Hidden décrit son expérience d’écoute musicale dans <em>Villa Amalia</em>: «Le monde intérieur s’ouvrit ainsi en moi. Par cette ouverture obscure mon esprit prit l’habitude de passer, quitter la terre, quitter l’espace externe» (p.172).</p> <p>La transgression des frontières entre le vivant et la mort, d’une part, et l’enchantement au sens de transport métamorphique des sons, d’autre part, n’offrent pas seulement des développements thématiques aux œuvres quignardiennes; ils désignent l’aboutissement d’une entreprise artistique capable de restituer cet&nbsp;<em>effet de présence</em>&nbsp;dont parle Bloch à partir de&nbsp;<em>ce qui a disparu</em>:&nbsp;«Chaque musique a quelque chose à voir avec quelqu’un que nous avons perdu», rappelle-t-on dans <em>Boutès</em> (p.81). Avec la musique, Charles Chenogne, Ann Hidden, Sainte Colombe ou Marin Marais voyagent dans le temps et dans l’espace, suscitant les <em>ombres errantes</em> d’un perdu. Cette relation singulière entre musique et absence trouve encore une fois un écho éloquent dans la mythologie:&nbsp;«Eurydice ne représente rien d’autre que cette dépendance magique qui hors du chant fait de lui une ombre» (Blanchot, 1955, p.227).&nbsp;Cette présence est d’autant plus volatile que les fantômes se distinguent «à l'impuissance où sont leurs corps disparus de porter une ombre sur les choses» (<em>Une gêne technique à l’égard des fragments</em>, p.40). Le fantôme n’est que du vent vers qui est porté le son de la musique, tel que le précise Madame de Sainte Colombe à un époux déçu de ne pouvoir la toucher:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>«- Il n’y a rien, Monsieur, à toucher que du vent.»</p> <p>Elle parlait lentement comme font les morts. Elle ajouta:</p> <p>«Croyez-vous qu’il n’y a pas de souffrance à être du vent? Quelquefois ce vent porte jusqu’à nous des bribes de musique. Quelquefois la lumière porte jusqu’à vos regards des morceaux de nos apparences» (<em>Tous les matins du monde</em>, p.91).</p> </blockquote> <p>Et effectivement, dans la noirceur à laquelle ils sont confinés, l’invisibilité qui est leur monde, seuls l’écho des sons et l’appel de la musique permettent aux fantômes de se guider, de se déplacer. Cela vient appuyer la fonction intrinsèque que Quignard fait jouer à la musique et son lien avec le passé en rappelant la première demeure utérine de l’<em>infans</em> et la première grotte originaire de l’Homme.</p> <p>La musique ne ramène pas l’individu, n’a pas le pouvoir de redonner vie, mais crée plutôt une sorte d’anamnèse. Car la musique ne «re-présente rien:&nbsp;elle re-sent» (<em>Boutès</em>, p.21). C’est donc dire qu’elle permet de résoudre l’oxymore présent-absent par le souvenir de l’être disparu qui fait ressortir l’absence qu’elle sous-tend, en ravivant momentanément sa présence, de ressentir une intense impression de présence dans cette absence.</p> <p>C’est ainsi que le disparu, le perdu, l’oublié, le désiré, l’absent, le passé deviennent un véritable <em>agrégat</em> <em>mémoriel</em>, en ce sens qu’ils se développent plus fréquemment autour du son que du sens –exactement comme les comptines ou les bribes de chansons qui tarabustent les personnages du <em>Salon du Wurtemberg</em> ou les bégaiements et les tics de langages répétés qui deviennent des traits de personnalité chez d’autres personnages romanesques. Le fantôme se développe ainsi à l’image de la musique, dans l’invisible, l’affect et la mémoire.&nbsp;</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Le portrait du musicien en chaman </strong></span></p> <p>Ces pouvoirs associés à la musique demeurent toutefois tributaires de la magie de l’interprétation par le musicien. C’est véritablement à celui-ci que revient l’art de maîtriser et de jouer de ces pouvoirs. Quignard envisage d’ailleurs le musicien comme une sorte de magicien incarné par le chaman. La figure du chaman, ce grand «maître de l’extase» (Eliade, 1968, p.22), se trouve chez le musicien quignardien en «spécialiste d’une transe» (Eliade, 1968, p.23) associée aux «terreurs princeps» (<em>Villa Amalia</em>, p.170), aux «tristesses abyssales» (<em>Villa Amalia</em>, p. 70) qu’Ann Hidden, la compositrice de <em>Villa Amalia</em>, utilise pour décrire l’effet que produisit sa première écoute musicale. Sa réaction relève d’une intense réaction physique qui va au-delà d’un simple état d’esprit ou d’une émotion exaltée à l’extrême: «Ce n’était pas psychologique. Je ne sais pas de quoi mon corps tremblait» (p.171). Et voilà décrite avec précision l’expérience musicale comme telle: «Chaque fois que ma gorge se serrait, ma peau se hérissait, le muscle de mon cœur tremblait, j’avais envie de sangloter, je ne savais plus comment respirer, j’étais submergée» (p.172).</p> <p>En ce sens, les figures musiciennes des romans de Quignard sont immanquablement présentées sous les traits d’une personne «singulière» (<em>Villa Amalia</em>, p.34) dotée d’«un caractère étrange» (p.35), d’un être «ombrageux» (<em>Le Salon du Wurtemberg</em>, p.241), mutique et «taciturne» (<em>Tous les matins du monde</em>, p.11), qui ne peut que «se mordre les lèvres» (<em>Vie secrète</em>, p.38), aux «aguets» (<em>Les Escaliers de Chambord, </em>p.97), en «err[ant] dans ce monde» (p.45). Le musicien est clairement et textuellement décrit comme quelqu’un qui a «l’air de venir d’un autre monde» (<em>Villa Amalia</em>, p.198), un être appartenant «à une autre espèce, à une autre planète, à un autre millénaire» (<em>Les Escaliers de Chambord, </em>p.101). Le musicien apparaît donc, pour Pascal Quignard, étrangement marqué de singularité et muni d’un caractère insolite, un individu différent qui vit en marge de la société. Cette marge symbolise déjà la position stratégique qu’occupent les figures de musiciens dont la <em>praxis </em>musicale permet de susciter les émotions les plus vives et les plus intenses. Si je propose l’hypothèse selon laquelle l’expérience musicale, dans les œuvres de Pascal Quignard, est vécue comme un «voyage chamanique» (<em>Vie secrète</em>, p.407), c’est que, pour l’écrivain, «le musicien européen est un chaman qui se réveille après son rêve» (p.60). Car le<em> vrai</em>, <em>le bon</em> musicien, d’après les leçons de musique quignardiennes, est celui qui peut déclencher les pouvoirs enchanteurs de la musique.</p> <p>Si l’expérience chamanique est bien, selon la définition proposée par Mircea Eliade, celle d’une extase reproduisant «une “situation” primordiale, accessible au reste des humains uniquement par la mort» (1968, p.383), le musicien de Quignard devient aisément cette figure récurrente guidant les revenants dans leurs mutations entre deux mondes. Il parvient ainsi à réactualiser le mythe du musicien de Pan à Orphée en reprenant un rite de passage de frontière. Au fur et à mesure qu’on avance dans l’œuvre de Quignard, on s’aperçoit que le musicien mène une vie de chaman, qu’il possède autorité et pouvoir inusités, et ce, de plus d’une façon:&nbsp;après avoir traversé lui-même les frontières «entre langage et silence» (<em>Vie secrète</em>, p.468), il creuse une voie fragile entre le visible et l’invisible, trace un passage entre la fiction et le fait historique, entre le songe et le réel, entre le récit réaliste et l’épisode fantastique, entre le présent et le passé, entre «le cœur et l’expiration, la synchronie et la diachronie» (p.470). En ce sens, l’exécution musicale crée un effet de présence de l’absence, du perdu ou du disparu. Pascal Quignard insistera d’ailleurs aussi sur la figure du chaman qui, par la sidération, accède à l’invisible.</p> <p>Ainsi donc, le musicien-chaman lance l’appel, convoque et assure la traversée des mondes frontaliers à la réalité, car il est avant tout un «un accélérateur du transport, du temps, c’est-à-dire de la métaphore, de la métamorphose. Enfin, il est le plus sonore des sonores. Son territoire est de l’air borné de chants» (<em>La Haine de la musique</em>, p.179). L’explication de Pascal Quignard laisse entendre que la «musique a une fonction précise dans le chamanisme et ne concerne que le linguiste: c’est le cri déclencheur de la transe, comme la respiration est déclenchée à la naissance dans le cri» (<em>La Haine de la musique</em>, p.120-121). Elle donne un second souffle de vie.</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Revenants et scènes musicales </strong></span></p> <p>Si ce parcours m’a amenée à révéler, dans le rapport entre musique et revenant, le sillon de chemins invisibles entre deux mondes, l’un réel, tangible et social, et l’autre, pour sa part, ancré dans la mémoire, le fantasme et l’indicible, il me permet également d’avancer vers l’argument nodal d’une poétique musicale dans son rapport avec les phénomènes de revenance. En traçant un passage entre le monde des morts et celui des vivants,&nbsp;la musique est l’entaille sonore de ce déchirement, mais aussi l’instrument d’une nouvelle rencontre, à la fois heureuse et douloureuse. Car si Charon transporte vers la mort, la musique, quant à elle, opère inversement et ramène vers le vivant, vers la mémoire.</p> <p>Il y a tout d’abord une série de scènes explicites où le musicien, par sa pratique instrumentale, fait revenir un mort. On pense bien évidemment à Sainte Colombe interprétant le <em>Tombeau des Regrets</em>, œuvre qu’il avait composée à la mort de sa femme et qui crée ces scènes dignes d’un véritable roman fantastique, lors desquelles le fantôme de sa femme disparue réapparaît au son de la musique:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Tandis que le chant montait, près de la porte une femme très pâle apparut qui lui souriait tout en posant le doigt sur son sourire en signe qu’elle ne parlerait pas et qu’il ne se dérangeât pas de ce qu’il était en train de faire. Elle contourna en silence le pupitre de Monsieur de Sainte Colombe. Elle s’assit sur le coffre à musique qui était dans le coin auprès de la table et du flacon de vin et elle l’écouta.</p> <p>C’était sa femme et ses larmes coulaient. Quand il leva les paupières, après qu’il eut terminé d’interpréter son morceau, elle n’était plus là (<em>Tous les matins du monde</em>, p.36-37).</p> </blockquote> <p>Celle-ci effectue neuf «visitations» dans le court roman et à chacune d’elles une expérience musicale est à sa source. Pareille expérience anime la pratique musicale d’Ann Hidden qui retrouve soudainement la compagnie de ses disparus:&nbsp;</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>J’ouvris le clavier et je me mis à jouer. L’instrument était magnifique, hélas un peu étouffé par le mobilier, le volume de la pièce, les tentures.</p> <p>Je n’étais plus avec Juliette, je n’étais plus à Ischia.</p> <p>J’étais avec mes sœurs mortes.</p> <p>J’étais à Bergheim (<em>Villa Amalia</em>, p.212).</p> </blockquote> <p>C’est encore dans une mise en scène musicale que le vieil ami décédé visite le violiste Charles Chenogne: «Seinecé m’apparaissait en songe, un peu chaman, dans la douleur, entrant dans le petit bureau où je m’exerçais aux violes –c’était Egbert Heminghos sortant d’un cauchemar» (<em>Le Salon du Wurtemberg</em>, p.304).</p> <p>Or, si les liens entre la musique et la «visitation» des morts sont fort nombreux pour appuyer mon argumentation, c’est le contre-exemple du roman <em>Les Escaliers de Chambord</em> qui me semble le plus à même d’illustrer l’importance de la musique dans le phénomène de revenance chez Quignard.</p> <p>Le personnage d’Édouard Furfooz retiendra ici mon attention. Ce personnage qui n’aime pas la musique, ce mélophobe des romans quignardiens, est littéralement tarabusté par une forme revenante avec laquelle il ne peut entrer en relation. La première partie du roman illustre bien cette hantise empreinte de frustration et d’inapaisement que vit le collectionneur de jouets anciens. Or, il est possible de trouver dans la diégèse nombre croissant de situations intégrant la musique dans sa vie, sinon au premier plan, du moins dans un contexte suffisant à faire croire qu’il se trouve délivré lorsqu’il connaît une <em>forme d’expérience musicale</em>, soit même celle aussi simple que d’avoir une musicienne dans sa vie, un instrument de musique à sa portée ou un souvenir qui fredonne inlassablement et tourmente la mémoire et l’esprit.</p> <p>D’emblée, le personnage est présenté par le détail inouï de son aversion pour la musique: «Édouard détestait les sons. Il haïssait jusqu’à l’idée de musique» (p.14). Cette profonde aversion contre la musique n’a pas nécessairement pour conséquence de l’isoler de «l’autre monde», mais surtout de lui en priver l’accès, lui barrant le passage entre les deux mondes. Son quotidien se trouvera ainsi hanté par des «chuchotements» (p.72), des sensations d’être suivi, pourchassé, obsédé, «poursuivi[...] à la trace où qu’il allât» (p.125). Les impressions se multiplient tout au long du récit mais demeurent floues et incompréhensibles. Cette ombre qui semble le hanter, il ne la connaît pas, il ne la <em>reconnaît</em> pas. L’accès à ce souvenir semble bloqué, contrairement aux nombreux épisodes des autres romans lors desquels le personnage est tarabusté par un souvenir et sa mémoire s’éclaire, par le biais d’une expérience musicale, pour faire face au sens, aux mots, au signe qu’il tente de retrouver. Ici, l’obscurité demeure totale, Édouard Furfooz évolue perplexe et intrigué par ce signe qui ne cesse de ne pas aboutir. C’est que, de la nuit de sa mémoire «quelque chose le hélait et il ne savait quoi» (p.36). De fait, nombreux sont dans le roman les signes par lesquels se manifeste le caractère itératif de ces anamnèses qui n’aboutissent pas. Ainsi, de sa première visitation floue il n’arrive à saisir la voix qui l’«appelait au loin en pleurant» (p.36) et demeure par la suite empreint de «l’impression confuse que quelqu’un le recherchait» (p.45). Mais il n’arrive jamais à semer ce «suiveur imaginaire» (p.45).</p> <p>Ce souvenir perdu est le nom de la petite amie qu’il a aimée lorsqu’il était enfant et qu’il a vue périr noyée. Il faut comprendre en fait que le passage entre les deux univers, entre le monde des morts et celui des vivants, entre le réalisme et le fantastique, entre le rêve et le fantasme, ne peut se faire dans l’univers quignardien sans «ritournelle» musicale. Si le revenant est celui qui frappe trois coups avant d’apparaître (<em>La Haine de la musique</em>, p.73), il nécessite l’intervention du musicien pour se manifester. C’est justement cette expérience musicale que je tente de creuser qui vient graduellement guider le voyage du personnage.</p> <p>Un premier signe se manifeste lorsque «[b]rusquement, le corps tremblant faiblement», Édouard Furfooz s’éloigne de l’ombre d’un souvenir qui l’envahit,&nbsp;et voilà finalement la musicienne qui se manifeste subtilement:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>[il] murmurait le nom de Laurence comme un brahmane la formulette à la fois indifférente et divine d’un mantra. Il quitta brusquement ce lieu. Il ressentait physiquement que les deux syllabes de ce nom venaient de bouleverser le monde. Il ressentait que quelque chose l’attendait qui compterait plus que toute sa vie et allait en modifier le cours (<em>Les Escaliers de Chambord</em>, p.73).</p> </blockquote> <p>Je précise que Laurence, son amante, est une pianiste accomplie et qu’il est mentionné dans le texte qu’elle voue «plus de quatre heures chaque jour à l’étude du piano» (p.76). Apparaît alors toute la force de la formule magique du nom de la musicienne qui entame le voyage chamanique vers le perdu. Il me faut encore ajouter que cette petite disparue était elle-même musicienne et que, dans la grande majorité de ses «visitations», elle apparaît sur son banc de piano en train de jouer de la musique.</p> <p>Ce n’est que plus tard qu’un autre incident vient encore éclairer les ténèbres de sa mémoire. C’est un événement tout simple, qui serait anodin mais qui devient fort révélateur dans notre contexte. Édouard reçoit la visite de façon plus claire de la petite fille qui le hante depuis longtemps avec autant d’insistance, et l’élément déclencheur est simplement le contact brutal avec l’instrument de musique:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Il se releva et tout en portant sa main gauche à sa hanche qui avait heurté le piano du premier salon il eut une nouvelle vision en un éclair. C’était la petite fille de l’école de la rue Michelet qui avait tourné son visage vers lui. Mais il ne parvenait pas à voir les traits de ce visage. Il ne voyait que le regard, deux yeux magnifiques et intenses, des yeux marron. Elle lui prenait la main (p.124-125).</p> </blockquote> <p>Au bout du long cheminement d’écoute, Édouard Furfooz connecte avec son passé, avec ce fredon de souvenir qui le tarabustait par un long itinéraire parsemé d’instruments de musique, de musiciennes et surtout de la musique de la langue qui taraude et se joue entre le récit linéaire et les épisodes cycliques, les leitmotive et un contrepoint de deux histoires parallèles.</p> <p>J’ai essayé de montrer ici comment la musique pouvait devenir la langue des souvenirs. À noter que de «cette vie antérieure, la musique [en] porte la “rémanence” comme une “trace sonore”, et cela fait d’elle un art qui non seulement garde un cordon ombilical avec l’antériorité perdue mais la traite sans recours à la représentation», explique Midori Ogawa (2011, p.161). La musique témoigne, par ce fait, de l’importance du passé, de «l’avant-monde» dans l’œuvre de Quignard, et de la tension invisible qui le lie avec l’art. En somme, comme le note Jean Fisette, la musique formule la tension entre un désir présent et un bonheur perdu, ce qui semble, selon lui, le «fondement de toute démarche créatrice» (1997, p.96).</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Dire le manque et le désir par la musique</strong></span></p> <p>Si j’ai tenté de traquer le jeu des associations et des liens entre la musique et le revenant dans l’œuvre romanesque de Quignard, c’était avant tout pour révéler cet intervalle signifiant des références et mises en scènes musicales en lien avec les «visitations» du passé. J’ai pu montrer comment ce lien s’instaurait et se développait dans la poétique de Quignard. Pour clore cette excursion musico-littéraire, il me reste toutefois à soulever la question du pourquoi d’une telle démarche et esquisser quelques-uns des rôles que vient jouer cette alliance musique/revenant dans l’œuvre romanesque de Quignard.</p> <p>L’apparition du revenant, brève suspension des réalités spatiales et temporelles, permet dès lors de formuler l’adieu, de laisser partir, d’accepter la séparation. La compositrice Ann Hidden explique ce rituel lors duquel on «faisait ses adieux au piano» (<em>Villa Amalia</em>, p.90), parce que «l’adieu même est lié à la musique comme la non-synchronie de deux rythmes», précise Quignard dans <em>Vie secrète </em>(p.378). La musique permet à la fois de préserver de l’oubli et d’énoncer l’ultime séparation:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Par tradition familiale (sa mère faisait ainsi, son grand-père maternel faisait ainsi, son père avait dû se soumettre lui aussi à cette règle particulière, elle avait aussi vu sa grand-mère faire de même dans l’appartement de Rennes), on faisait ses adieux au piano. Chaque famille a ses rituels très vite inintelligibles. On posait les valises l’une à côté de l’autre dans l’entrée, on mettait sur elles le manteau ou l’imperméable et –sur l’imperméable – le chapeau, on se mettait au piano et on jouait une pièce pour dire au revoir. On n’embrassait pas. On s’enfuyait alors sans un mot alors que l’espace résonnait encore de musique (<em>Villa Amalia</em>, p.90).</p> </blockquote> <p>Dans cet au revoir, dans cette sorte d’énonciation de l’adieu, s’inscrit parfois une seconde fonction visant à rendre justice au passé. Pour Quignard, il y a des oubliés au souvenir du monde. Le romancier se doit alors de</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>céder un peu d’eau pure, c’est-à-dire un peu de langue écrite, aux vieux noms qu’on ne prononce plus. Il faut se pencher et exhumer les tombes qui se sont perdues dans les herbes et les siècles et les pierres. Il faut ouvrir un instant la porte d’un livre à ces héros de la vie légendaire ou à ces fantômes de la vie historiques qui ont été délaissés [...] (<em>Boutès</em>, p.29).</p> </blockquote> <p>Aussi, lorsqu’il nous parle de Sainte Colombe, de Marais, veut-il également rendre justice aux oubliés de l’histoire en leur donnant un nouveau souffle de vie, geste répété par la compositrice de <em>Villa Amalia</em>: «À mon tour j’aime bien transmettre ce qui fut oublié» (p.277). Le musicien quignardien apparaît comme étant le mieux à même d’assurer la liaison, de faire des liens (<em>Les Escaliers de Chambord</em>), de favoriser la traversée, d’ouvrir le passage secret (<em>Vie secrète</em>), de «désharmoniser» (<em>Villa Amalia</em>).</p> <p>C’est en définitive le roman lui-même qui est visé par des linéarités temporelle et narrative du récit entremêlées par les anamnèses. C’est parce que le son ne connaît pas de dichotomie spatiale entre intériorité et extériorité qu’il permet de <em>voyager</em>. Cette traversée musicale représente, avant tout, la traversée d’un seuil sonore; elle joue avec les frontières&nbsp;temporelles (mémoire) et spatiales (ce qui est lointain et invisible devient soudain proche et visible). La musique, de même que toute expérience musicale, a ceci de particulier que, comme l’écrit Quignard dans <em>La Haine de la musique</em>, elle «[introduit] du retard dans l’immédiat» (p.33), donc de la mémoire. Elle permet alors, en quelque sorte, la rétention. Ainsi, Monsieur de Sainte Colombe&nbsp;avec le <em>Tombeau des Regrets</em>, et sa musique en général, ne cesse de préserver, indéfiniment et à chaque nouvelle écoute, le fantôme de sa femme défunte. Avec la musique, l’espace/temps créé ne coïncide pas avec celui du monde réel:&nbsp;c’est un espace imaginaire, «dans une espèce de zone de transition à mi-chemin entre le fantasme et l’hallucinat» (<em>Écrits de l’éphémère</em>, p.245). Lieux, temps:&nbsp;rien n’est fixe, tout devient mouvant et bascule dans une indétermination qui fait du musicien un errant hors de lui-même. Jouer ou écouter, c’est se laisser attirer vers l’espace sonore; c’est, par le même mouvement, être rejeté dans et hors du monde.</p> <p>C’est également le jeu entre fiction et réalité, réalisme et fantasmagorie, genre musical et genre littéraire qui est perturbé par cette pratique inusitée d’un passé mis en musique dans le texte. L’expérience musicale travaille conjointement à l’écriture. À la fin du <em>Salon du Wurtemberg</em>, Charles Chenogne laisse tomber la musique et s’oriente peu à peu vers l’écriture:&nbsp;«Ici je ne fais plus de musique. […] Pour la première fois de ma vie, je ne traduisais pas, je n’interprétais pas un morceau. Je suis le morceau. J’ai transcrit ma vie» (p.423-424). Au-delà des références singulières et des descriptions de pratiques musicales, la musique met ensemble divers éléments qui forment une sorte d’appel pour l’écriture. La thèse développée, en filigrane et en creux par les textes quignardiens, pourrait se résumer ainsi:&nbsp;«La musique est simplement là pour parler de ce dont la parole ne peut parler. En ce sens elle n’est pas tout à fait humaine» (<em>Tous les matins du monde</em>, p.113). Cette conception particulière de la musique sert de relais quand la parole, les mots, atteignent une limite de l’expérience humaine, la frontière du dicible. La musique sous forme de métaphore, de symbole, avec sa mythologie, parvient à révéler, à faire entrevoir, à faire connaître ce que les frontières du langage maintenaient inaccessible. Ce n’est pas la musique en tant que telle, mais ici une certaine idée de la musique qui est une élégie, un cri de deuil lancé en direction d’une perte inénarrable et informulable autrement. Chez Quignard c'est la littérature dans son entier qui, à travers ce prétexte musical, se laisse ici penser, et là où l’ouverture de l’un compense les limites de l’autre, on touche un «rapport singulier au savoir» (Rabaté, 2008, p.156). La musique, sans être une fin en soi, permet alors une ouverture vers un autre art, un autre monde, un autre temps. Le revenant, par un jeu d’écho polysémique, associe de ce fait, par un chemin d’initiation chamanique, traversée des frontières, écriture et musique.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span></p> <p>BLANCHOT, Maurice, <em>L’Espace littéraire</em>, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1955.</p> <p>BLOCH, Ernst,&nbsp;<em>Le Principe espérance III. Les images souhaits de l’Instant exaucé</em>, Paris, Gallimard, 1991.</p> <p>ELIADE, Mircea, <em>Le Chamanisme et les techniques archaïques de l’extase</em>, Paris, Payot, 1968.</p> <p>FISETTE Jean, «Faire parler la musique… à propos de&nbsp;<em>Tous les matins du monde</em>», <em>Protée</em>, vol.25, n<sup>o</sup>2, automne 1997, p.85-96.</p> <p>OGAWA, Midori, «Tout est couvert du sang lié au son», dans Mireille Calle-Gruber, Gilles Declercq et Stella Spriet [dir.], <em>Pascal Quignard <em>ou</em> la littérature démembrée par les muses</em>, Paris, Presses&nbsp;Sorbonne&nbsp;nouvelle, 2011, p.161-170.</p> <p>QUIGNARD, Pascal, <em>Le Salon du Wurtemberg</em>, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1989.</p> <p>—, <em>Tous les matins du monde</em>, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1998.</p> <p>—, <em>Vie secrète</em>, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1998.</p> <p>—, <em>Les Escaliers de Chambord</em>, Paris Gallimard, coll. «Folio», 2002.</p> <p>—, <em>Une gêne technique à l’égard des fragments</em>, Paris, Galilée, coll. «Lignes fictives», 2005.</p> <p>—, <em>La Leçon de musique</em>, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 2005.</p> <p>—, <em>Écrits de l’éphémère</em>, Paris, Galilée, 2005.</p> <p>—, <em>La Haine de la musique</em>, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 2006.</p> <p>—, <em>Triomphe du temps</em>, Paris, Galilée, 2006.</p> <p>—, <em>Villa Amalia</em>, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 2007.</p> <p>—, <em>Boutès</em>, Paris, Galilée, coll. «Lignes fictives», 2008.</p> <p>RABATÉ, Dominique, <em>Pascal Quignard, étude de l’œuvre</em>, Paris, Bordas, 2008.</p> <p>ROUSSET, Jean, <em>La Littérature de l’âge baroque en France. Circé et le paon</em>, Paris, José Corti, 1972.</p> <p>STÉPANOFF, Charles, «La figure mythique du chamane dans ses représentations audiovisuelles occidentales», <em>Études mongoles et sibériennes, centrasiatiques et tibétaines</em>, n<sup>o</sup>35, 2004, p.17-68.</p> <p>SZENDY, Peter, <em>Membres fantômes: Des corps musiciens</em>, Paris, Éditions de Minuit, 2002.</p> <p>TLEMSANI-CANTIN, Jawad, «La musique et les fantômes dans l’œuvre de Pascal Quignard», <em>Europe</em>, n<sup>o</sup>976-977, août-septembre 2010, p.41-51.</p> <p>TURIN, Gaspard, «Entre centre et absence. Fragmentation et style chez Quignard», <em>Littérature</em>, n<sup>o</sup>153, mars 2009, p.86-101.</p> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/autour-dune-rh-torique-musicale-qui-convoque-les-morts#comments BLANCHOT, Maurice Deuil ELIADE, Mircea FISETTE, Jean France Langage Musique Mythologie OGAWA, Midori Poétique Poétique musico-littéraire QUIGNARD, Pascal Revenance ROUSSET, Jean STÉPANOFF, Charles SZENDY, Peter TLEMSANI-CANTIN, Jawad TURIN, Gaspard Roman Fri, 22 Jun 2012 16:06:58 +0000 Brigitte Fontille 534 at http://salondouble.contemporain.info Des charognes et des hommes http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-charognes-et-des-hommes <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/grenier-daniel">Grenier, Daniel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/epique">Épique</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>De Trois-Pistoles &agrave; Bedsford<br /> </strong></span><br /> Il est difficile, &agrave; la lecture du premier roman de William S. Messier, <em>&Eacute;pique</em>, de ne pas se souvenir de cette lettre-ouverte aux jeunes romanciers que Victor-L&eacute;vy Beaulieu avait fait para&icirc;tre dans La Presse, il y a de cela quelques ann&eacute;es<a href="fckeditor.html?InstanceName=oFCK_1&amp;Toolbar=DrupalFull#note1a"><strong>[1]</strong></a>. &Agrave; l&rsquo;&eacute;poque, la lettre avait cr&eacute;&eacute; tout un &eacute;moi dans la communaut&eacute; litt&eacute;raire et avait forc&eacute; les &eacute;crivains vis&eacute;s directement et indirectement &agrave; r&eacute;agir ainsi qu&rsquo;&agrave; prendre position. Beaulieu reprochait plusieurs choses aux &eacute;crivains de la g&eacute;n&eacute;ration montante, comme leur absence d&rsquo;exp&eacute;rimentation langagi&egrave;re, leur renfermement sur eux-m&ecirc;mes et leur obsession pour un Plateau Mont-Royal de trentenaires d&eacute;sabus&eacute;s. Il les accusait de ne pas s&rsquo;int&eacute;resser &agrave; leurs anc&ecirc;tres et de se confiner &agrave; une &eacute;tude fragmentaire et fragment&eacute;e de leur propre nombril.</p> <p>Cette lettre-ouverte, qui date de 2004, s&rsquo;adressait &agrave; des &eacute;crivains et &eacute;crivaines n&eacute;(e)s dans les ann&eacute;es soixante-dix, &agrave; la queue de ce qu&rsquo;on a appel&eacute; la g&eacute;n&eacute;ration X. Qu&rsquo;on soit d&rsquo;accord ou non avec le plaidoyer et les constats de l&rsquo;auteur du <em>Don Quichotte de la d&eacute;manche</em>, il est int&eacute;ressant de constater qu&rsquo;en quelques six ann&eacute;es, le vent a tourn&eacute;, et qu&rsquo;il lui serait maintenant difficile d&rsquo;atteindre les m&ecirc;mes conclusions. L&rsquo;arriv&eacute;e sur le march&eacute; d&rsquo;une toute nouvelle g&eacute;n&eacute;ration d&rsquo;&eacute;diteurs y est peut-&ecirc;tre pour quelque chose, en ce que l&rsquo;offre litt&eacute;raire qu&eacute;b&eacute;coise traditionnelle s&rsquo;est vue transform&eacute;e profond&eacute;ment. L&rsquo;apparition durant les derniers dix ans de jeunes maisons dynamiques et t&eacute;m&eacute;raires comme Les Allusifs (2001), Marchand de feuilles (2001), Le Quartanier (2003), ou Alto (2005), t&eacute;moigne non seulement de la vigueur de la rel&egrave;ve &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur m&ecirc;me du champ litt&eacute;raire, mais &eacute;galement d&rsquo;un v&eacute;ritable renouveau des enjeux, des th&egrave;mes et des espaces fictionnels abord&eacute;s et investis par les jeunes cr&eacute;ateurs. Par exemple, il n&rsquo;est plus tout &agrave; fait soutenable d&rsquo;avancer que le Montr&eacute;al contemporain soit la seule &laquo;&nbsp;sc&egrave;ne d&rsquo;&eacute;nonciation&nbsp;&raquo; possible, alors que quantit&eacute; de romans et r&eacute;cits qu&eacute;b&eacute;cois se r&eacute;clament d&rsquo;une identit&eacute; r&eacute;gionale forte ainsi que d&rsquo;un cheminement historique particulier. On n&rsquo;a qu&rsquo;&agrave; penser au <em>Tarmac</em> de Nicolas Dickner (2009) ou au <em>Bestiaire</em> d&rsquo;&Eacute;ric Dupont (2008).</p> <p>Publi&eacute; cette ann&eacute;e aux &eacute;ditions Marchand de feuilles, le roman <em>&Eacute;pique</em> de William S. Messier appartient &agrave; ce nouveau souffle &eacute;ditorial. Il s&rsquo;inscrit dans cette lign&eacute;e particuli&egrave;re de r&eacute;cits qu&eacute;b&eacute;cois contemporains qui ne t&eacute;moignent pas d&rsquo;un besoin de s&rsquo;interroger sur le fait d&rsquo;&ecirc;tre en p&eacute;riph&eacute;rie puisque le centre n&rsquo;est plus un concept programmatique. <em>&Eacute;pique</em> est le second livre de Messier, apr&egrave;s le recueil de nouvelles conceptuel intitul&eacute; <em>Townships</em>, &eacute;galement paru au Marchand de feuilles, en 2009, et sous-titr&eacute; &laquo;&nbsp;R&eacute;cits d'origine &raquo;. Comme le premier, le second livre installe son r&eacute;cit et sa narration dans les Townships, les Cantons-de-l&rsquo;Est, &agrave; la mani&egrave;re d&rsquo;un bateau jetant l&rsquo;ancre, autant pour observer prudemment un paysage connu et ch&eacute;ri par l&rsquo;auteur que pour survivre &agrave; un d&eacute;luge de r&eacute;f&eacute;rences symboliques fortes qui viennent nourrir l&rsquo;histoire et le folklore de la r&eacute;gion. Les individus l&eacute;gendaires comme les magasins &agrave; rayons ont leur place ici, agrandis et/ou d&eacute;form&eacute;s par le langage hyperbolique de l&rsquo;imaginaire&nbsp;:</p> <div class="rteindent1">&nbsp;&nbsp;&nbsp;<span style="color: rgb(128, 128, 128);"> -Sais-tu ce qu&rsquo;ils devraient faire? Ils devraient obliger tout le monde &agrave; magasiner chez Korvette. En plus de forcer le propri&eacute;taire &agrave; changer sa christie de vitrine ultra-laide, &ccedil;a ferait r&eacute;aliser au monde entier &agrave; quel point c&rsquo;est le magasin le plus incroyablement <em>hot</em> de l&rsquo;existence.<br /> &nbsp;&nbsp;&nbsp; -Qu&rsquo;est-ce que t&rsquo;as achet&eacute;?<br /> &nbsp;&nbsp;&nbsp; -&laquo;&nbsp;Achet&eacute;&nbsp;&raquo;? Non, non, tu, ouvre les guillemets, ach&egrave;tes, ferme les guillemets, du lait. Tu, ouvre les guillemets, ach&egrave;tes, ferme les guillemets, des bobettes. OK, d&rsquo;accord, tr&egrave;s bien. Mais, chez Korvette, t&rsquo;ach&egrave;tes rien. T&rsquo;adoptes et t&rsquo;assimiles une fa&ccedil;on de vivre, de consommer. T&rsquo;ach&egrave;tes rien, <em>man</em>.<br /> &nbsp;&nbsp;&nbsp; [&hellip;]<br /> &nbsp;&nbsp;&nbsp; -J&rsquo;avoue quand m&ecirc;me que le Korvette a sa fa&ccedil;on unique de nous charmer. Savais-tu que celui &agrave; Stanstead a chang&eacute; la typo de son affiche? &Ccedil;a ressemble &agrave; une pancarte de <em>bed and breakfast </em>&agrave; th&eacute;matique de donjons et dragons.<br /> &nbsp;&nbsp;&nbsp; -C&rsquo;est &agrave; peu pr&egrave;s les quatre seules affaires qu&rsquo;ils ne vendent pas&nbsp;: des lits, des d&eacute;jeuners, des donjons et des dragons. (p. 42-43)&nbsp; </span></div> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><br /> Sur la route des Cantons<br /> </strong></span><br /> La premi&egrave;re partie du roman, justement intitul&eacute;e &laquo;&nbsp;Un d&eacute;bit maximal de donn&eacute;es&nbsp;&raquo;, nous pr&eacute;sente le narrateur, &Eacute;tienne, un jeune homme litt&eacute;ralement sans histoire, mais assailli par les anecdotes et les souvenirs, qu&rsquo;il tentera de r&eacute;unir dans un r&eacute;cit coh&eacute;rent, &agrave; la mani&egrave;re d&rsquo;une de ses idoles, Einstein&nbsp;:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> Je me dis qu&rsquo;entre mon pr&eacute;nom, &Eacute;tienne, et le nom d&rsquo;Einstein, il n&rsquo;y a que tr&egrave;s peu de diff&eacute;rence. C&rsquo;est-&agrave;-dire qu&rsquo;on pourrait facilement faire une faute en &eacute;crivant &laquo;&nbsp;Einstein&nbsp;&raquo; et &ccedil;a donnerait mon pr&eacute;nom, et vice-versa. Entre l&rsquo;homme et moi, c&rsquo;est autre chose. Il est grandiose et moi, je suis quoi? Je suis convaincu, en tous cas, qu&rsquo;apr&egrave;s avoir surv&eacute;cu au d&eacute;luge qui a frapp&eacute; la r&eacute;gion de Brome-Missisquoi en 2005, j&rsquo;ai atteint une salle voisine de celle des grands hommes comme Einstein, dans le Temple de la renomm&eacute;e de la race humaine. (p. 13)</span><br /> &nbsp;</div> <div>Que ce r&eacute;cit soit en bout de ligne &laquo; &eacute;pique&nbsp;&raquo;, cela ne fait aucun doute, dans la mesure o&ugrave; l&rsquo;histoire que nous raconte &Eacute;tienne n&rsquo;est ni la sienne, ni celle de Valvoline, son amie &laquo;&nbsp;costaude&nbsp;&raquo;, mais celle d&rsquo;une situation &agrave; la fois banale et catastrophique, et des moyens entrepris par des hommes et des femmes &agrave; la fois ordinaires et mythiques afin de s&rsquo;y adapter.</div> <p> &Eacute;tienne, d&egrave;s l&rsquo;incipit, nous pr&eacute;vient que son r&ocirc;le n&rsquo;a &eacute;t&eacute; qu&rsquo;accessoire dans &laquo;&nbsp;les &eacute;v&eacute;nements de 2005&nbsp;&raquo; (p. 13), et que s&rsquo;il fait figure de protagoniste, c&rsquo;est uniquement parce qu&rsquo;en racontant, il devient automatiquement le centre de la perception. Mais son r&eacute;cit en est un parmi tant d&rsquo;autres, qui s&rsquo;inscrira id&eacute;alement dans un folklore, dans la mythologie d&eacute;j&agrave; grandissante du d&eacute;luge de juin 2005 et dans l&rsquo;imaginaire toujours un peu plus d&eacute;bordant de la r&eacute;gion enti&egrave;re. &Eacute;tienne, en prenant la parole, cherche &agrave; la fois &agrave; nous faire part d&rsquo;une surabondance de r&eacute;cits et &agrave; appartenir &agrave; cette m&ecirc;me surabondance.</p> <p>Au moment o&ugrave; le roman commence, &Eacute;tienne est en train de terminer son dernier quart de travail &agrave; l&rsquo;entrep&ocirc;t de produits pharmaceutique de McStetson Canada Inc. et s&rsquo;appr&ecirc;te &agrave; faire un choix qui va changer le cours de son &eacute;t&eacute;, pour ne pas dire de son existence. Lors de la pause du souper, apr&egrave;s avoir longuement pes&eacute; le pour et le contre, le jeune employ&eacute; d&eacute;cide en effet de quitter son poste et de retourner sur le march&eacute; du travail. Il appelle alors sa grande amie Valvoline qui vient le chercher en voiture. Dans les jours qui suivent, &Eacute;tienne se pr&eacute;sente au Centre local d&rsquo;emploi o&ugrave; il fait la connaissance de la jolie &Eacute;lizabeth qu&rsquo;il surnomme la licorne, &agrave; cause de sa beaut&eacute; mythique, qui lui trouve rapidement une place d&rsquo;&eacute;quarisseur-pigiste aux c&ocirc;t&eacute;s du non moins mythique Jacques Prud&rsquo;homme, l&eacute;gende vivante du comt&eacute;.</p> <p>Commence alors l&rsquo;histoire d&rsquo;un &eacute;t&eacute; fatidique pass&eacute; &agrave; ramasser des carcasses d&rsquo;animaux le long des routes qui sillonnent les cantons. &Eacute;tienne raconte avec un bonheur teint&eacute; d&rsquo;un doux sarcasme la relation qu&rsquo;il entretient durant quelques semaines avec Prud&rsquo;homme, cet &ecirc;tre dou&eacute; d&rsquo;ubiquit&eacute; qui tr&ocirc;ne au sommet du panth&eacute;on des personnages de la mythologie r&eacute;gionale. On le dit fort comme dix hommes et aussi infatigable qu&rsquo;une locomotive. On dit de lui qu&rsquo;il a tout fait, et souvent qu&rsquo;il a r&eacute;alis&eacute; trois ou quatre exploits en m&ecirc;me temps. Les r&eacute;cits sur sa vie et sur son compte sont aussi in&eacute;puisables que la pluie qui commence &agrave; s&rsquo;abattre sur le tout Brome-Missisquoi &agrave; la fin juin 2005.</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> Son nom figure en lettres attach&eacute;es sous chaque viaduc, sous chaque pont, enfin sous chaque structure en b&eacute;ton de la r&eacute;gion. Quelqu&rsquo;un sillonne les villages depuis qu&rsquo;il est tout jeune pour repasser par-dessus les lettres qu&rsquo;on aurait effac&eacute;es ou que la pluie aurait lav&eacute;es, avec un morceau de charbon, de sorte que personne ne l&rsquo;oublie. La directrice de l&rsquo;&eacute;cole primaire Sainte-Famille, &agrave; Granby, &eacute;tait une fan finie et lui vouait un culte semi-&eacute;rotique&nbsp;: chaque ann&eacute;e, les enfants du deuxi&egrave;me cycle avaient comme projet de compiler les r&eacute;cits qui circulaient au sujet de Prud&rsquo;homme, pendant que les jeunes du premier cycle devaient tenter d&rsquo;en faire le portrait, en fonction des descriptions que la directrice leur donnait. M&ecirc;me les plus r&eacute;alistes le dessinaient comme un g&eacute;ant disproportionn&eacute; et monstrueux, certains lui faisaient cracher du feu, d&rsquo;autres le faisaient voler. (p. 75-76)</span><br /> &nbsp;</div> <p>Accol&eacute; &agrave; Prud&rsquo;homme, et au fil des anecdotes et des &eacute;pisodes racont&eacute;s sous forme de chapitres courts, le narrateur nous fait part de ses interrogations et de ses angoisses, parfois existentielles, parfois pu&eacute;riles. Les p&eacute;rip&eacute;ties se succ&egrave;dent, sur fond de pluie battante qui m&egrave;nera aux pires inondations que la r&eacute;gion ait connues. Le ton du r&eacute;cit reste toutefois l&eacute;ger et digressif. &Eacute;tienne nous explique entre autres comment s&rsquo;est form&eacute;e la &laquo;&nbsp;secte&nbsp;&raquo; des Charognards, nous montre comment ramasser un cadavre de moufette, nous rappelle en dialoguant avec Valvoline qu&rsquo;il est difficile de choisir entre deux super-pouvoirs aussi diff&eacute;rents que l&rsquo;invisibilit&eacute; et la capacit&eacute; de voler&nbsp;:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> -&Eacute;coute &ccedil;a&nbsp;: entre voler pis &ecirc;tre invisible, c&rsquo;est l&rsquo;id&eacute;e de justice qui fait la diff&eacute;rence. Lequel des deux pouvoirs permet de combattre le crime de la fa&ccedil;on la plus compl&egrave;te et efficace?<br /> -Euh, j&rsquo;ai pas trop pens&eacute; &agrave; &ccedil;a, ts&eacute;.<br /> -Dans un braquage de d&eacute;panneur mettons, &ccedil;a te donne pas grand-chose de voler, &agrave; moins d&rsquo;&ecirc;tre dans un d&eacute;panneur ultramoderne, ts&eacute; avec un plafond cath&eacute;drale comme en sortant de l&rsquo;autoroute 10, &agrave; Bromont. Encore l&agrave;, imagine que tu voles au-dessus du criminel. Apr&egrave;s, tu fais quoi? (p. 221-222)</span> <br /> &nbsp;</div> <p>Par l&rsquo;entremise de la voix d&rsquo;&Eacute;tienne, Messier nous informe sur la vie comme elle est v&eacute;cue &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur d&rsquo;un syst&egrave;me g&eacute;ographique et identitaire quasi autarcique, en retrait des grands centres urbains et pr&egrave;s d&rsquo;une certaine r&eacute;alit&eacute; plus grande que nature. Les Cantons que le lecteur d&eacute;couvre, visite ou revisite, sont un lieu hybride, profond&eacute;ment teint&eacute; par le m&eacute;lange in&eacute;dit des cultures qui s&rsquo;y est op&eacute;r&eacute; depuis que les Loyalistes sont venus s&rsquo;y installer lors de la R&eacute;volution Am&eacute;ricaine. Le bilinguisme ambiant, l&rsquo;influence de la culture am&eacute;ricaine frontali&egrave;re, la recrudescence d&eacute;mographique francophone des trois derni&egrave;res g&eacute;n&eacute;rations, sont quelques-uns des aspects de la r&eacute;gion qui sont int&eacute;gr&eacute;s &agrave; l&rsquo;univers de Messier &agrave; travers une fascination pour la topographie, par exemple, ou &agrave; travers l&rsquo;appropriation douce-am&egrave;re d&rsquo;un certain kitsch nostalgique propre au passage g&eacute;n&eacute;rationnel.<br /> &nbsp;&nbsp;&nbsp; <br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Le banal et l&rsquo;extraordinaire</strong><br /> </span><br /> Loin du Plateau Mont-Royal et de ses 5 &agrave; 7 branch&eacute;s, <em>&Eacute;pique</em> est un roman d&rsquo;apprentissage en <em>pick-up</em> rapaill&eacute; sur fond de d&eacute;luge biblique. Le lecteur y est invit&eacute; &agrave; faire la connaissance de personnages qui sont &agrave; la fois plus complexes qu&rsquo;ils ne paraissent et bien plus simples que ce qu&rsquo;on en dit. Les quelques semaines pass&eacute;es en compagnie de Jacques Prud&rsquo;homme, le h&eacute;ros surhumain des Townships, vont faire comprendre &agrave; &Eacute;tienne que ce n&rsquo;est pas tant les l&eacute;gendes qui font les hommes que leur capacit&eacute; &agrave; se d&eacute;finir et &agrave; agir au milieu d&rsquo;un continuel tourbillon de l&eacute;gendes. Et &agrave; l&rsquo;inverse, que ce n&rsquo;est pas tant dans les l&eacute;gendes qu&rsquo;on trouve les surhommes, mais plut&ocirc;t dans les hommes qu&rsquo;on trouve les l&eacute;gendes&nbsp;: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> Je pus le regarder ramasser une douzaine de charognes dans diff&eacute;rents coins de la ville, pliant les genoux et poussant un soupir &eacute;nergique en se relevant, Jacques n&rsquo;avait vraiment rien d&rsquo;h&eacute;ro&iuml;que. Je le vis effectuer le m&ecirc;me genre de mouvement dans son salon pour ramasser une miette de biscuit soda ou dans sa cour pour arracher une mauvaise herbe. Dans ma t&ecirc;te, il n&rsquo;avait jamais fracass&eacute; de record sportif&nbsp;: il nettoyait sa piscine, il d&eacute;montait son abri Tempo, il chauffait un tracteur &agrave; gazon dont il aiguisait r&eacute;guli&egrave;rement les lames. (p. 81)</span></div> <p>&nbsp;&nbsp;&nbsp; <br /> Lui-m&ecirc;me personnage &eacute;nigmatique et difficile &agrave; cerner, en sa qualit&eacute; confuse d&rsquo;adulte-enfant, oscillant sans cesse entre son d&eacute;sir de voler et son d&eacute;sir d&rsquo;invisibilit&eacute;, &Eacute;tienne d&eacute;crit le monde qui l&rsquo;entoure avec les yeux d&rsquo;un conteur &agrave; la fois exp&eacute;riment&eacute; et na&iuml;f, avec la voix d&rsquo;un jeune homme &agrave; la fois d&eacute;sabus&eacute; et fascin&eacute; par les personnages hauts en couleur qui peuplent son quotidien et son imagination. De la premi&egrave;re charogne de raton &eacute;cras&eacute; sur le bord de la route 139 entre Cowansville et Dunham jusqu&rsquo;&agrave; la mont&eacute;e fulgurante des eaux qui donnera son vrai sens au nom du mont Pinacle, &agrave; Coaticook, &Eacute;tienne am&egrave;ne le lecteur avec lui sur les chemins raboteux de son &eacute;t&eacute; aussi orageux que merveilleux. Le ton de sa narration est celui du raconteur, rappelant le <em>tall tale</em><a href="#note2a"><strong>[2]</strong></a> am&eacute;ricain, qui se doit d&rsquo;&ecirc;tre d&rsquo;un c&ocirc;t&eacute; banalisant et de l&rsquo;autre incroyable. </p> <p>En fait, c&rsquo;est l&agrave; tout son charme; et c&rsquo;est l&agrave; toute la force de l&rsquo;&eacute;criture de Messier, &agrave; la fois archa&iuml;que et oralisante, dans son jeu constant sur le vernaculaire et le pass&eacute; simple, qui s&rsquo;ancre dans une r&eacute;flexion sur les origines de nos r&eacute;cits communs. Avec <em>&Eacute;pique</em>, Messier reconduit la puissance du conte et du conteur, cet &ecirc;tre un peu sournois qui sait tr&egrave;s bien que c&rsquo;est &agrave; travers une apparente banalisation des &eacute;v&eacute;nements et des acteurs aux prises avec leurs cons&eacute;quences que ceux-ci acqui&egrave;rent leur r&eacute;elle dimension extraordinaire.<br /> <a href="#note1a"><br /> </a><br /> <hr /> <strong><a href="#note1a">[1]</a> </strong>Victor-L&eacute;vy Beaulieu, &laquo;Nos jeunes sont si seuls&raquo;, <em>La Presse</em>, 29 f&eacute;vrier 2004. La lettre n&rsquo;est pas disponible sur le web, mais il est encore possible de lire la r&eacute;ponse de l&rsquo;&eacute;crivaine Marie H&eacute;l&egrave;ne Poitras, dans les archives du journal <em>Voir</em> : Marie H&eacute;l&egrave;ne Poitras, &laquo;Nous ne sommes pas si seuls&raquo;, dans <em>Voir</em>, [en ligne]. <a href="http://www.voir.ca/publishing/article.aspx?zone=1&amp;section=10&amp;article=30096" title="http://www.voir.ca/publishing/article.aspx?zone=1&amp;section=10&amp;article=30096">http://www.voir.ca/publishing/article.aspx?zone=1&amp;section=10&amp;article=30096</a> [Texte en ligne depuis le 11 mars 2004].<strong><br /> <a href="#note2a"><br /> </a> <a href="#note2a">[2]</a></strong> Le <em>tall tale</em> est un r&eacute;cit typique de la tradition orale am&eacute;ricaine qui raconte des &eacute;v&egrave;nements extraordinaires tout en les ins&eacute;rant dans une narration banalisante, de mani&egrave;re &agrave; donner l&rsquo;impression qu&rsquo;ils sont v&eacute;ridiques. Par l&rsquo;entremise de l&rsquo;hyperbole, de l&rsquo;exag&eacute;ration et autres techniques rh&eacute;toriques, le conteur raconte habituellement ses propres exploits et m&eacute;saventures ou celles d&rsquo;un h&eacute;ros que tout le monde conna&icirc;t, tel Davy Crockett ou Paul Bunyan.</p> <p></p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-charognes-et-des-hommes#comments BEAULIEU, Victor-Lévy Culture populaire Espace Événement Identité Mémoire MESSIER, William S. Mythologie Oralité Origine POITRAS, Marie-Hélène Québec Théorie des champs Tradition Roman Thu, 09 Sep 2010 16:04:27 +0000 Daniel Grenier 259 at http://salondouble.contemporain.info Le sort des mécaniques défaillantes http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-sort-des-mecaniques-defaillantes <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/tremblay-gaudette-gabriel">Tremblay-Gaudette, Gabriel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/abandoned-cars">Abandoned Cars</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>En mettant au point la technique de la chaîne de montage au début du XX<sup>e</sup> siècle, Henry Ford a réussi à accélérer la production de son modèle T. La légende veut qu’il aurait convoqué plusieurs journalistes à l’une de ses usines afin de faire la démonstration de l’efficacité de ses constructions. Il ordonna aux contremaîtres de lancer les machines: après un certain délai, une voiture apparut à la sortie de l’usine. Les journalistes n’y virent rien de bien exceptionnel jusqu’à ce que, quelques instants plus tard, une autre voiture jaillisse des entrailles de l’usine, puis une autre, et une autre… L’anecdote est emblématique d’une certaine pensée magique participant de l’<em>American Dream</em>, c’est-à-dire la croyance en une abondance infinie qui ne connaît pas l’épuisement et le prévoit encore moins. Le rêve américain s’incarne notamment sous la forme d’une poursuite individuelle du bonheur, défendue par la Constitution américaine et faisant miroiter la promesse pour tous d’une plénitude matérielle apparemment intarissable. Or, il s’avère plutôt que ce rêve est donné à peu d’élus pour beaucoup d’appelés,&nbsp;ces<span class="msoIns"><ins cite="mailto:amelie%20paquet" datetime="2010-02-23T13:36"> </ins></span>derniers croupissant dans l’ombre des tours d’ivoire des opulents.<br /><br />Dans les faits, qu’advient-il de toutes ces voitures construites année après année, qui sont achetées par des gens aisés, davantage par vanité et par ostentation que par besoin pressant? Force est de constater que l’entièreté de la production ne trouve pas acquéreurs, comme l’attestent les déboires des constructeurs automobiles qui meublent les pages économiques depuis quelques mois. En effet, pour bien des gens, ce qui a jadis été la voiture de l’année d’un conducteur aux poches plus profondes est rachetée à moindre prix, puis usée jusqu’à la corde avant d’être abandonnée, puisqu’il faut se résoudre à son sort de moins bien nanti et étirer les derniers kilomètres de fonctionnement avant de l’acheminer, par nécessité, à la casse.<br /><br />L’accident automobile est une catastrophe beaucoup plus retentissante et spectaculaire que le simple abandon d’une vieille mécanique. Pensons simplement à l’œuvre de J.G. Ballard qui, de <em>Atrocity Exhibition </em>(1970)<em> </em>à<em> Crash </em>(1973), macule les pages de ses œuvres avec des épanchements d’huile et de chair, en faisant même un moteur érotique: «<span>A car crash harnesses elements of eroticism, aggression, desire, speed, drama, kinesthetic factors, the stylizing of motion, consumer goods, status - all these in one event. </span><span>I myself see the car crash as a tremendous sexual event really: a liberation of human and machine libido (if there is such a thing)</span><span class="MsoFootnoteReference"><span><a href="#_ftn1" name="_ftnref">[1]</a></span></span><span>.» </span>Le drame instantané que représente la collision d’une voiture avec un obstacle est un événement qui marque la vie du conducteur —quand elle ne la termine pas tout simplement— alors que l’abandon est un processus qui s’étire dans le temps et s’effectue en apparence sans trop de heurt. Il n’en reste pas moins que le déclin graduel menant à l’abandon se vit dans une douleur interne sourde et une indifférence externe silencieuse. C’est pour donner une voix à ces drames muets que Tim Lane dresse un portrait allégorique des laissés-pour-compte de l’Amérique, grâce à <em>Abandoned Cars</em>, recueil bigarré d’illustrations, de paragraphes illustrés et de récits courts sous forme de bandes dessinées. Le dessin de l’artiste, au détail scrupuleux qui n’est pas sans rappeler le travail de Charles Burns, emploie souvent une technique de hachure (<em>cross-hatching</em>) évoquant les <em>woodcut novels</em><span class="MsoFootnoteReference"><a href="#_ftn2" name="_ftnref">[2]</a></span>&nbsp;de la première moitié du vingtième siècle dans lesquels des artistes comme Frans Maesserel et Lynd Ward s’affairaient brillamment à créer des récits muets du prolétariat en Amérique, et auxquels Lane rend hommage dans le récit <em>Ghost Road</em> <a href="#image_1" name="img1"><strong>(image 1)</strong></a>. Le noir et blanc, qui est décliné en gradations, instaure une ambiance lourde et glauque qui hante les pages du volume tout autant que les personnages des multiples récits sont hantés par leur condition oppressante et leur sort lugubre.<br /><br />Les pages de garde, en couleur, présentent une illustration large où de nombreux individus se baladent face aux devantures de plusieurs restaurants servant de la nourriture blafarde et baveuse, digne des meilleurs <em>greasy spoons</em> <a href="#image_2" name="img2"><strong>(image 2)</strong></a>. La table est mise. Quelques pages plus loin, une parodie de réclame pour une voiture Chevrolet («The Great American Mythological Dream!» (p.3) présente un couple moderne des années 1940 qui se réjouit devant la carrosserie étincelante d’une voiture pimpante aux lignes chatoyantes <a href="#image_3" name="img3"><strong>(image 3)</strong></a>. Toutefois, le texte de la réclame tranche résolument avec l’optimisme un brin facétieux des joyeux drilles étalés à la grandeur de la page, surtout lorsqu’il explique en quoi l’œuvre qui sera lue est un drame: «Because it IS a drama, or theater, and that drama is played out by Americains every day, in greater or lesser degrees of intensity and awareness!» <span>(p.3) et, plus bas, pour renchérir: «It’s the cement that exists between the bricks of a building — something you don’t think about very much, but is responsible for holding everything together.» </span>(p.3)</p> <div>Lane explique qu’il a choisi de représenter le drame mythologique américain plutôt que le traditionnel <em>American Dream</em> puisque le drame est l’envers du rêve, la concrétisation imparfaite et inadéquate d’un idéal:</div> <p class="rteindent1" style="padding-left: 30px;"><span style="color: #808080;">The Dream becomes diluted, compromised. It is a product that looks nothing like its picture on the box; something incapable of doing everything its advertisers said it would. The myth reveals itself in our convoluted attempts to describe the American Dream’s meaning; the drama is in the way our actions play out in attempting to realize our interpretation of that dream. And then there are the nightmarish aspects of what the American Dream’s dark side can do to the human spirit – the horrors its absence creates. And it’s on this side of the American Dream that most of the stories in <em>Abandoned Cars</em> take place. (p.165) </span></p> <p>Ceci est suffisant pour démontrer qu’il ne sera pas ici question de reconduire naïvement la gloire du capitalisme entériné par les sbires de Madison Avenue, mais plutôt de considérer le visage maculé et défait des habitants d’une réalité où le rêve s’est dégonflé et dissipé.<br /><br />Le ton est donné: oscillant entre le sarcasme et la lucidité, l’univers d’<em>Abandoned Cars</em> a une portée carnavalesque au sens bakhtinien<span class="MsoFootnoteReference"><a href="#_ftn3" name="_ftnref">[3]</a></span>, à ceci près que les paysans ne renversent jamais le roi, même temporairement: ils ne cessent de croupir dans la misère d’une routine sans espoir. Néanmoins, Lane ne propose pas un traitement caustique de ces citoyens abandonnés par le rêve américain. Il ne fait pas plus preuve d’une approche misérabiliste: en optant pour un regard sobre et direct sur une brochette de personnages naïfs, illuminés, paranoïaques et déprimés, le bédéiste offre une vision de ces humanités ordinaires qui ne se distinguent que par leur inclusion dans une classe hétérogène, mais certes exclue du <em>success story</em>.<br /><br />Si Lane aborde le mythe américain avec un tel scepticisme, c’est parce qu’il a lui-même été à sa rencontre, pour finir par admettre que ce mythe était chose du passé, si tant est qu’il ait déjà existé. Dans l’aventure autobiographique en trois actes «The Spirit», Lane décrit sa tentative d’expérimenter la vie trépidante du bohème parcourant l’Amérique en faisant du «train hopping», armé d’un sac à dos, d’une flasque de vin et d’admiration pour les écrivains américains les plus célèbres (Jack Kerouac au premier titre). <span>Il décrit ses objectifs en ces termes: «I try to re-align myself with the epic mythology of America in which I imagine myself to be a minor character» (p.47), et, relativement à ce mythe: «The myth is the ghost I’m chasing. The myth is the American romance that nobody talks about anymore.» </span>(p.92) Son périple sera de courte durée: il aura bien vu quelques paysages splendides, mais la solitude vient à bout de sa raison et ses délires l’entraînent à revisiter la figure disparue d’une Amérique sur le déclin, soit un Elvis Presley en fin de carrière, gras, las et s’ennuyant de sa mère décédée, qui livre une interprétation poignante devant une salle vide <a href="#image4" name="img4"><strong>(image 4)</strong></a>. Il décide d’abandonner momentanément sa quête insensée d’une «route» évanescente construite à partir d’un héritage littéraire appartenant à une autre époque, mais il rééditera à quelques reprises cette vaine tentative, puisque son désir ne s’est jamais éteint:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: #808080;">The longing remains – for something inexpressible. It’s the longing that continues to flow out from me - restless, unsatisfied, never-ending. The reckless poem I started remains unfinished. Maybe that longing is what binds me to all the hoboes who traveled before me. Maybe that longing links my spirit to the greater spirit of America, and my story washes into an epic continuum that involves all of our stories, one following another, and the epic never really ends. Maybe. I don’t know: I’m only a small piece of a huge story that’s too big for me to comprehend. And one of my character flaws is seeking meaning in experiences that may not have any... (p.131)</span></p> <p>Lane abandonne donc son projet de sauter de train en train comme un <em>travelling hobo</em>, mais conserve une fascination pour ce mythe auquel il se sent lié. L’ambivalence face à cet objet de l’esprit, qui le fascine tout en lui échappant, se manifeste dans un projet de création où ce mythe américain n’est plus un rêve abstrait et indiscernable, mais devient plutôt un drame concret et ambigu. De la sorte, le mythe n’est pas célébré ou reconduit, il est plutôt complexifié, puisqu’étendu aux âmes en peine qui participent également au tissu social ayant alimenté et fait vivre l’Amérique depuis sa fondation. Il s’avère en effet que, quand on y regarde de près, la plupart des histoires que les quidams ont à raconter sont sordides ou mélancoliques, et il est difficile d’y espérer beaucoup de <em>happy endings</em> hollywoodiens...<br /><br />Pour ajouter à ce ton pessimiste, Lane tient à rappeler que même les célébrités ne sont pas à l’abri du tourment. Sur une des premières pages de l’œuvre, une illustration présente Marlon Brando, jeune et à son apogée de sex-symbol, qui dévisage le lecteur avec un regard pénétrant et plein d’une assurance pétrie par son statut et sa jeunesse <a href="#image5" name="img5"><strong>(image 5)</strong></a>. Une centaine de pages plus loin, en guise de conclusion, le même Brando réapparaît, la chair boursouflée, le regard légèrement hagard et la chevelure ayant quitté graduellement la section frontale du crâne à mesure que son étoile s’étiolait <a href="#image6" name="img6"><strong>(image 6)</strong></a>. Jadis l’incarnation resplendissante du jeune premier à l’avant-plan de l’écran d’argent, il a amorcé une déglingue l’ayant mené au quasi-abandon de la part des producteurs de films, son aura lui valant tout juste un rôle mineur dans une adaptation d’un roman presque oublié. Dans cette dernière apparition au grand écran, Brando le légendaire était bouffi et empâté, au bout de sa course, l’odomètre augmenté de manière alarmante. Cette ultime présence, gravée à jamais dans la mémoire des cinéphiles et reproduite de manière troublante par le dessin de Lane, sert de monstration pour ce qui advient de la machine flamboyante qui est abandonnée par ses conducteurs après un certain temps, rendant justice à une déclaration de Ballard: «The American Dream has run out of gas. The car has stopped<span class="MsoFootnoteReference"><a href="#_ftn4" name="_ftnref">[4]</a></span>.»<span class="MsoCommentReference"><span style="font-size: 9pt; display: none;"> </span></span><br /><br />Tout au long de la route sinueuse tracée par <em>Abandoned Cars</em>, certaines pages ponctuent la traversée comme autant de panneaux de signalisation qui se fondent dans le décor. Sur ces interruptions de parcours sont offerts des personnages à l’apparence distincte et à deux facettes superposables, qui, par la magie du <em>cut-out</em>, se découpent et s’assemblent afin de former une galerie de clichés en deux dimensions (ou trois, pour autant que l’on accepte de charcuter le livre). Les <em>Rockabillies</em>, <em>Beatle Bob</em>, <em>The Magnificent Old-Timer Grifter</em>, <em>Tai-Chi Dude</em> et autres résidus d’une culture américaine surannée pourront ainsi trôner à l’endroit où l’on choisira de les installer comme objets décoratifs <a href="#image7" name="img7"><strong>(image 7)</strong></a>. Une fois posés, il est aisé de ne plus leur porter la moindre attention. On peut les remarquer du coin de l’œil, au passage, sans s’attarder à leur sort outre mesure, si ce n’est que comme divertissement passager. Ils existent néanmoins, ne serait-ce que comme statues de papier reflétant des existences bien réelles, mais ils sont révélés grâce à leur déploiement lectural: leur anonymat automatique serait resté tel n’eut été de leur incarnation préalable dans les pages d’une œuvre magistrale. Même sans l’opération élémentaire de sculpture qui est suggérée au lecteur, Tim Lane fait émerger de la page, par le biais de la lecture, un panorama de citoyens invisibles, inconnus et inoubliables qui meubleront l’imaginaire.</p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <div> <div>&nbsp;</div> <hr size="1" /> <div id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a href="#_ftnref" name="_ftn1"><strong><span class="MsoFootnoteReference"><span>1</span></span></strong></a>&nbsp;Cité en entrevue dans le magazine <em>Penthouse</em>, septembre 1970, vol.5. n.5 (pp.26-30), reproduit à l’adresse suivante&nbsp;: <a href="http://www.jgballard.ca/interviews/penthouse_barber_1970.html">http://www.jgballard.ca/interviews/penthouse_barber_1970.html</a> (consulté le 10 février 2010).</p> </div> <div id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a href="#_ftnref" name="_ftn2"><strong><span class="MsoFootnoteReference"><span>2</span></span></strong></a>&nbsp;Pour en apprendre plus sur ce courant, on se réfèrera à George Walker, <em>Graphic Witness. </em>New York: Firefly Books, 424&nbsp;p.</p> </div> <div id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a href="#_ftnref" name="_ftn3"><strong><span class="MsoFootnoteReference"><span>3</span></span></strong></a>&nbsp;Mikhaïl Bakhtine, <em>L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen âge et sous la Renaissance</em>. Paris: Gallimard, collection Tel, 1970, 477 pages.</p> </div> <div id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a href="#_ftnref" name="_ftn4"><strong><span class="MsoFootnoteReference"><span>4</span></span></strong></a>&nbsp;<span>Cité dans BRESSON, Catherine, "Ballard at home", in <em>Métaphores</em>, numéro 7, 1983, pp.3-30.</span><br /><br /><span style="text-decoration: underline;"><em>L'auteur de ce texte tient à remercier chaleureusement Kim Thompson, éditrice chez Fantagraphics Books, pour l'autorisation accordée à Salon Double de reproduire des extraits d'</em>Abandoned Cars.</span><br /><br /><span><strong><a href="#img1">Image 1</a></strong></span><br /><a name="image_1"><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/deuxiemecasewoodcut.jpg" width="425" height="200" /></a><br /><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/troisiemeimagewoodcut.jpg" width="425" height="404" /><br /><br /><strong><a href="#img2">Image 2</a></strong><br /><a name="image_2"><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/pagedegardecouleur.jpg" width="425" height="289" /></a><br /><br /><strong><a href="#img3">Image 3</a></strong><br /><a name="image_3"><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/extraitpublicitevoiture.jpg" width="425" height="145" /></a><br /><br /><strong><a href="#img4">Image 4</a></strong><br /><a name="image4"><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/elvisseul.jpg" width="425" height="202" /></a><br /><br /><strong><a href="#img5">Image 5</a></strong></p> </div> </div> <p><a name="image5"><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/brando%20jeune.jpg" width="425" height="583" /></a><br /><br /><strong><a href="#img6">Image 6</a></strong><br /><a name="image6"><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/brando%20vieux.jpg" width="425" height="576" /></a><br /><br /><strong><a href="#img7">Image 7</a></strong><br /><a name="image7"><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/crazydudecutout.jpg" width="425" height="571" /></a></p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-sort-des-mecaniques-defaillantes#comments BAKHTINE, Mikhaïl Culture populaire États-Unis d'Amérique LANE, Tim Mythologie WALKER, George Bande dessinée Tue, 02 Mar 2010 18:38:00 +0000 Gabriel Gaudette 215 at http://salondouble.contemporain.info La première énigme http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-premiere-enigme <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/lapeyre-desmaison-chantal">Lapeyre-Desmaison, Chantal</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/lengendrement">L&#039;engendrement</a> </div> </div> </div> <p>Lionel Bourg est de ces &eacute;crivains fran&ccedil;ais contemporains qui, dans le silence, la discr&eacute;tion, ont construit une &oelig;uvre d&eacute;j&agrave; importante, &agrave; tous les sens du terme. Pour l'essentiel journalistiques, les rares critiques qui se sont pench&eacute;s sur cette &oelig;uvre &eacute;voquent la &laquo;qu&ecirc;te autobiographique&raquo;, &laquo;la recherche du temps perdu&raquo;, &laquo;la naissance &agrave; soi&raquo;, axes th&eacute;matiques ou formels qui apparaissent nettement &agrave; la lecture. Mais <em>L&rsquo;engendrement</em>, ouvrage paru en 2007 aux &eacute;ditions Quidam, permet de donner &agrave; cette naissance, &agrave; cette vie surgissante, une tout autre orientation.</p> <!--break--><!--break--><p> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L&rsquo;engendrement donc</strong></span></p> <p>Engendrer, c&rsquo;est faire na&icirc;tre, donner la vie. Les dix chapitres qui composent ce tr&egrave;s bref r&eacute;cit men&eacute; &agrave; la premi&egrave;re personne reconduisent au pr&eacute;sent de l&rsquo;&eacute;criture le milieu familial ouvrier, la r&eacute;gion de Saint &Eacute;tienne, le plateau d&rsquo;Essalois et les &laquo;gen&ecirc;ts noircis de septembre&raquo; (p.18), les jeux, la neige et les mots entendus, &acirc;pres, parfois violents. Oui, il s&rsquo;agit bien de faire (re)na&icirc;tre les temps d&rsquo;avant, mais non dans une volont&eacute; de dire sa vie, de l&rsquo;exposer au jour, de vaincre l&rsquo;irr&eacute;missible nostalgie. &Eacute;crire, pour Lionel Bourg, c&rsquo;est penser, en images, cr&eacute;er l&rsquo;espace d&rsquo;une r&eacute;flexion qui se donne pour objet de &laquo;comprendre, essayer de comprendre pourquoi l&rsquo;on f&ucirc;t ce m&ocirc;me qui souffrait, qui marchait quelquefois comme un forcen&eacute; sur une route vicinale ou se barricadait derri&egrave;re des cailloux, ces tessons de poterie, des bouquins, des po&egrave;mes.&raquo; (p.45) Comprendre ici, ce sera regarder, &eacute;couter sans finir la m&egrave;re, celle &agrave; qui on rend visite&ndash; c&rsquo;est le c&oelig;ur de l&rsquo;ouvrage&ndash; alors que la maladie d&rsquo;Alzheimer la confine dans &laquo;cette saloperie de mouroir&raquo;, h&ocirc;pital ou maison de repos, on ne sait pas trop. Mais cette maladie, comme une eau du L&eacute;th&eacute;, pr&eacute;cocement venue ravir l&rsquo;&acirc;me de la m&egrave;re, qui la prive de tout souvenir, ne fait au fond qu&rsquo;accro&icirc;tre son &eacute;tranget&eacute;, l&rsquo;&eacute;nigme qu&rsquo;elle a toujours repr&eacute;sent&eacute;e aux yeux de l&rsquo;enfant, puis aux diff&eacute;rents &acirc;ges de sa vie. C&rsquo;est cette &eacute;nigme qu&rsquo;il s&rsquo;agit de r&eacute;soudre, et c&rsquo;est ainsi que l&rsquo;on devient &eacute;crivain:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Tu te souviens, dis, tu te souviens, nous bavardions la nuit dans la cuisine o&ugrave; tu me laissais seul apr&egrave;s avoir lav&eacute; la cafeti&egrave;re, les phrases se bousculaient en vrac, tu le savais bien s&ucirc;r, j&rsquo;avais beau les planquer derri&egrave;re des livres de classe, mes feuilles, mes cahiers, ton songe m&rsquo;habitait, tu pourrais me ha&iuml;r, et m&rsquo;aimer, te ruer sur moi, le couteau<br /> <em>-j&rsquo;vais te crever, j&rsquo;vais te crever</em><br /> ou m&rsquo;empoigner les couilles en riant grassement, je n&rsquo;&eacute;tais plus que &ccedil;a, ta fi&egrave;vre, ta tourmente.<br /> C&rsquo;&eacute;tait un pi&egrave;ge, maman. Il aura fonctionn&eacute;.<br /> Les po&egrave;tes de sept ou de seize ans s&rsquo;y prennent. Vivre, &eacute;crire ne commencent qu&rsquo;apr&egrave;s. (p.28) </span>&nbsp;</div> <p> On devient &eacute;crivain, faute de mieux sans doute, quand on ne comprend pas et qu&rsquo;on reste p&eacute;trifi&eacute; devant la Sphinge &agrave; l&rsquo;entr&eacute;e du Royaume de Th&egrave;bes. Le temps ne passe pas alors, le temps se p&eacute;trifie lui aussi. Dans l&rsquo;espace que fonde cette mortification prend naissance le fil des mots qui va essayer de penser la chute dans l&rsquo;effroi qui sourd de cette poseuse d&rsquo;&eacute;nigmes, cette Lilith venue du fond des &acirc;ges, elle qui, tout aussi soudainement que surgissaient ses acc&egrave;s de fureur, &laquo;renon&ccedil;ait &agrave; [ses] &eacute;treintes, [ses] cris, [son] chamanisme de vieille pythie prol&eacute;taire vaticinant d&rsquo;un bout &agrave; l&rsquo;autre de la nuit, n&rsquo;&eacute;tant soudain que du silence, un bloc granuleux de silence ou cette chair broy&eacute;e maintenant.&raquo; (p.58)</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Subterfuges</strong></span></p> <p>On n&rsquo;interroge pas le myst&egrave;re de la Sphinge, de M&eacute;duse ou de Lilith &agrave; visage d&eacute;couvert; tous les mythes le disent sous une forme ou sous une autre. Pour d&eacute;couvrir le fin mot de l&rsquo;histoire&ndash; ou pour l&rsquo;inventer&ndash; il est n&eacute;cessaire de recourir au bouclier de Pers&eacute;e et, comme le h&eacute;ros grec, il faut s&rsquo;encapuchonner de nuit. L&rsquo;&eacute;criture sera ce truchement, toujours un peu transgressif, toujours un peu dangereux, et son investigation portera sur les temps, les lieux et les &ecirc;tres de ce pass&eacute; o&ugrave; cette Lilith &eacute;tait ma&icirc;tresse des heures, mani&egrave;re de mouvement concentrique autour de l&rsquo;&eacute;nigme centrale. &Agrave; cet &eacute;gard, le chapitre VII est exemplaire; il s&rsquo;organise en deux temps: une premi&egrave;re investigation se d&eacute;clinera sous la forme d&rsquo;une liste, inaugur&eacute;e par une phrase br&egrave;ve &agrave; valeur programmatique pour l&rsquo;ensemble de l&rsquo;ouvrage: &laquo;Il faut peser ce que l&rsquo;on porte.&raquo; Il faut en effet peser ce que l&rsquo;on porte, pour dessiner, comme par la n&eacute;gative, ce qui nous porte et qu&rsquo;approche la seconde partie du chapitre, &eacute;voquant les lectures maternelles.</p> <p>Ce que l&rsquo;on porte, c&rsquo;est l&rsquo;enti&egrave;re matit&eacute; du temps, &laquo;la cohue sur le quai d&rsquo;une gare en partance&raquo;, comme &laquo;le vol des papillons, l&rsquo;&eacute;t&eacute;&raquo;, &laquo;l&rsquo;amour ou les matins quand il g&egrave;le&raquo;, &laquo;la cousine qui sauta par la fen&ecirc;tre&raquo;, comme &laquo;la micheline que l&rsquo;on esp&eacute;rait voir passer sous le pont&raquo;. On le voit, la liste est la modalit&eacute; privil&eacute;gi&eacute;e de l&rsquo;&eacute;vocation: parce qu&rsquo;elle &eacute;num&egrave;re ces morceaux de temps, ces bribes de lieux, ces objets ou ces sensations, elle tend &agrave; rendre avec simplicit&eacute;&ndash; avec &eacute;galit&eacute;&ndash; ce qui tramait le pass&eacute;, ce qui lui conf&eacute;rait sa diversit&eacute; in&eacute;galable. L&rsquo;&eacute;criture est ici mime de l&rsquo;arch&eacute;ologie, cette qu&ecirc;te sans fin des origines, ce d&eacute;sir &eacute;perdu du temps inaugural, premi&egrave;re passion de l&rsquo;enfant, de l&rsquo;adolescent rapportant &agrave; la maison ces &laquo;fabuleux vestiges qui finissaient &agrave; la poubelle&raquo; sous le regard ironique du p&egrave;re. Par cette enqu&ecirc;te arch&eacute;ologique vou&eacute;e &agrave; l&rsquo;&eacute;vocation de ce temps perdu&ndash; un temps convoqu&eacute; dans l&rsquo;espace, entre ordre et d&eacute;sordre, de la liste&ndash;, se dessine soudain le c&oelig;ur de l&rsquo;&eacute;nigme maternelle, sa singularit&eacute;. Et elle donne le v&eacute;ritable sens de cet <em>engendrement</em>: &laquo;Je n&rsquo;ai jamais su comment maman s&rsquo;y &eacute;tait prise&raquo;, pauvre femme d&eacute;bord&eacute;e, presque nativement, toujours au bord du d&eacute;lire, comment&ndash; et la longue s&eacute;rie de propositions en incise donne &agrave; entendre l&rsquo;immensit&eacute; des obstacles&ndash; elle a pu &laquo;s&rsquo;&eacute;prendre, passionn&eacute;ment il va de soi, de Dostoievski et de William Faulkner&raquo;. Amour &eacute;perdu qui va lester son d&eacute;lire d&rsquo;une th&eacute;&acirc;tralit&eacute; &eacute;pique, intens&eacute;ment fascinante pour l&rsquo;enfant qui regarde et &eacute;coute la m&egrave;re trouvant dans la langue litt&eacute;raire &laquo;son compte d&rsquo;exaltation&raquo; (p.63). Pour dire, alors, tr&egrave;s logiquement, il y a les mots des livres qui viennent donner chair curieuse aux r&ecirc;veries de l&rsquo;adolescent, comme cette Hermantride que Lionel Bourg avoue avoir vol&eacute; &agrave; la famille d&rsquo;Urf&eacute;, dont l&rsquo;&eacute;vocation sera la premi&egrave;re figuration de la m&egrave;re:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je vous aimais sur les marches d&rsquo;escalier ou dans la haute chambre du ch&acirc;teau d&rsquo;Essalois, supposant vos cris et vos aveux, vos tuniques froiss&eacute;es par des chevaliers d&rsquo;aventures tandis que je lan&ccedil;ais des pierres contre la muraille ou contemplais la Loire. Vous couriez pourtant sur la lande, folle soudain, violente, et comme en proie &agrave; d&rsquo;impromptues m&eacute;tamorphoses: sorci&egrave;re, paysanne, pr&ecirc;tresse callipyge ou V&eacute;nus de Lespugue, ange, b&ecirc;te, mondaine &agrave; son divan [&hellip;]. (p.46)</span></div> <p> La m&egrave;re obsc&egrave;ne (&laquo;t&rsquo;es mon chiotte, Lionel&raquo; [p.47]) ou Hermantride: sous l&rsquo;<em>&eacute;lusion</em><strong><a name="_ftnref" href="#_ftn1">[1]</a></strong> de la r&eacute;&eacute;criture, c&rsquo;est encore la m&ecirc;me, la m&egrave;re/femme archa&iuml;que que l&rsquo;&oelig;uvre murmure, d&eacute;ployant le faisceau des temps, des lieux et des livres. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Une &laquo;autobiographie du genre humain&raquo;</strong></span></p> <p>&laquo;[&hellip;] tout est en moi o&ugrave; tu l&rsquo;as d&eacute;vers&eacute;&raquo;, &eacute;crit Lionel Bourg. L&rsquo;&eacute;criture est aussi, paradoxalement, un contre-engendrement, le paiement d&rsquo;une dette envers cette origine fatale, destinale. C&rsquo;est aussi conf&eacute;rer un espace ultime de germination pour ce &laquo;placenta des phrases qui naissent de ton ventre.&raquo; (p.86)&nbsp; C&rsquo;est enfin faire exister, donner consistance &agrave; cet ailleurs dont r&ecirc;vait l&rsquo;enfant, &agrave; &laquo;ce monde qui existait par-del&agrave; l&rsquo;&eacute;troitesse des ruelles et les ciels bourbeux amass&eacute;s sur la ville&raquo; (p.17) Au-del&agrave; vit aussi le lecteur confront&eacute; &agrave; ces r&eacute;miniscences par le livre, <em>symbolum</em> que tend l&rsquo;&eacute;crivain, dans un geste qui d&eacute;passe de loin l&rsquo;enjeu autobiographique strictement d&eacute;fini. Comme l&rsquo;&eacute;crivain, le lecteur est invit&eacute; &agrave; la lecture de ces pages &agrave; &laquo;peser ce qu&rsquo;il porte&raquo;. Pour lui aussi g&icirc;t une &eacute;nigme au c&oelig;ur de sa vie, et c&rsquo;est la m&ecirc;me pour tous, pour chacun confront&eacute; &agrave; un temps, des lieux, des images et des visages disparus ou au bord du n&eacute;ant qui les guette incessamment. Autobiographie, oui, mais autobiographie du genre humain, selon le mot de Pierre Michon: &laquo;L&rsquo;autobiographie du genre humain, enfin un petit morceau, c&rsquo;est plus tonique que la vie d&rsquo;un seul&raquo;, note-t-il dans <em>Le roi vient quand il veut</em> (p.151) <a name="_ftnref" href="#_ftn2">[2]</a>. Plus tonique, et peut-&ecirc;tre plus vrai. Pour lui, le <em>je</em> n&rsquo;est l&agrave; que pour ancrer le r&eacute;cit, pour lui donner une assise, pour l&rsquo;orienter d&rsquo;un point de vue, singulier, non strictement <em>personnel</em>. Ce <em>je</em> n&rsquo;est plus l&rsquo;enjeu du r&eacute;cit, il n&rsquo;en est m&ecirc;me pas le centre. C&rsquo;est ce que montre en particulier l&rsquo;emploi des pronoms dits personnels. L&rsquo;emploi du <em>on</em>, indice discret, vient souligner le fait que le <em>je</em> n&rsquo;est qu&rsquo;une variante particuli&egrave;re, qu&rsquo;il ne prend sens que par rapport aux autres et qu&rsquo;il ne vaut pas mieux qu&rsquo;eux. Parfois m&ecirc;me la r&eacute;f&eacute;rence personnelle, au sens grammatical du terme, se fond et dispara&icirc;t au fil des phrases: &laquo;On joue sa vie, jeune homme, puisqu&rsquo;on ne la vit pas. Pose au Meaulnes de province ou cultive clope sur clope sa fausse ressemblance avec le Bogart de <em>Casablanca</em>&raquo; (p.37). Participe de ce mouvement abrasif, qui renvoie le subjectif au communautaire, la dynamique d&rsquo;une &eacute;vocation qui n&rsquo;est pas sans rappeler les <em>Je me souviens</em> de Georges Perec, avec un autre usage de la liste qui renvoie &agrave; la m&eacute;moire d&rsquo;une &eacute;poque, et non seulement d&rsquo;un sujet:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Elvis, Brando, les anges &agrave; lunettes de motard des bals du samedi, qui cherchaient la castagne, les nouvelles du jour comme la rumeur brouill&eacute;e d&eacute;j&agrave; des ondes avant de nous atteindre, les films dans les salles moquett&eacute;es de velours rouges et les flacons de shampooing Dop, la mort de Marylin, le soulier tapageur de Nikita Sergueievitch Kroutchev &agrave; l&rsquo;ONU, et Chuck Berry, et Cochran, l&rsquo;assassinat de Lumumba ou celui de John Fitzgerald Kennedy n&rsquo;avaient pas mis toutes les pendules &agrave; l&rsquo;heure [&hellip;]. (p.14)</span></div> <p> La phrase s&rsquo;&eacute;tire, les sujets grammaticaux se multiplient au point que le verbe attendu, par cet effet de retard, sera sans importance pour le lecteur qui voit passer des images d&rsquo;un temps r&eacute;volu. Lionel Bourg radicalise ici cet effet d&rsquo;abrasion en jetant p&ecirc;le-m&ecirc;le ces souvenirs qui appartiennent &agrave; tous, et que chacun peut reconna&icirc;tre. C&rsquo;est cette tension du singulier d&rsquo;une &eacute;vocation et d&rsquo;une inscription qui verse &agrave; l&rsquo;universel, et peut-&ecirc;tre m&ecirc;me &agrave; une certaine forme d&rsquo;intemporel, qui peut prendre le nom d&rsquo; &laquo;autobiographie du genre humain&raquo;. Par l&agrave; l&rsquo;&oelig;uvre transcende tout soup&ccedil;on d&rsquo;autobiographisme nombriliste. Par l&agrave; aussi, et en intimit&eacute; profonde avec quelques &eacute;crivains de la p&eacute;riode contemporaine, embarrass&eacute;s du <em>je</em> et du <em>moi</em>, fr&egrave;res actuels d&rsquo;un Pascal ou d&rsquo;un Pierre Nicole, Lionel Bourg r&eacute;invente le genre autobiographique &agrave; partir de ses impasses.</p> <p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn1" href="#_ftnref"><strong>1</strong></a> Terme notamment employ&eacute; par Maurice Blanchot, qui signifie &laquo;d&eacute;robade&raquo;.</p> <p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn2" href="#_ftnref"><strong>2</strong></a> Pierre Michon, <em>Le roi vient quand il veut</em>, Paris, Albin Michel, 2007.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-premiere-enigme#comments Autobiographie BLANCHOT, Maurice BOURG, Lionel Filiation France Mythologie Théories des genres Récit(s) Thu, 04 Feb 2010 13:10:10 +0000 Chantal Lapeyre-Desmaison 209 at http://salondouble.contemporain.info Ces illusions de mémoire à écrire http://salondouble.contemporain.info/lecture/ces-illusions-de-memoire-a-ecrire <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/rioux-annie">Rioux, Annie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/corps-du-roi">Corps du roi</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p></p> <p class="rteindent4"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Le mythe de l&rsquo;abb&eacute; Pierre dispose d&rsquo;un atout pr&eacute;cieux : la t&ecirc;te de l&rsquo;abb&eacute;. C&rsquo;est une belle t&ecirc;te, qui pr&eacute;sente clairement tous les signes de l&rsquo;apostolat : le regard bon, la coupe franciscaine, la barbe missionnaire, tout cela compl&eacute;t&eacute; par la canadienne du pr&ecirc;tre-ouvrier et la canne du p&egrave;lerin. Ainsi sont r&eacute;unis les chiffres de la l&eacute;gende et ceux de la modernit&eacute;.<br /> Roland Barthes</span></p> <p> Nous avons d&eacute;j&agrave; parl&eacute; de Pierre Michon ici, mais il importe de rappeler qui est l&rsquo;auteur majuscule de ces fictions qui portent un regard arch&eacute;ologique sur le monde (avec d&rsquo;autres) et qui, de ce fait, colorent d&rsquo;une mani&egrave;re singuli&egrave;re le paysage francophone actuel. &Agrave; mon avis nous ne parlerons jamais assez du recueil <em>Corps du roi</em>, dont l&rsquo;originalit&eacute; d&eacute;passe sans contredit la rh&eacute;torique propre &agrave; l&rsquo;&eacute;criture du tombeau d&rsquo;&eacute;crivain. Je propose ici une r&eacute;flexion en surplomb sur les enjeux de filiation et d&rsquo;imaginaire litt&eacute;raire soulev&eacute;s par l&rsquo;&oelig;uvre de Michon, &agrave; partir du recueil qui m&rsquo;a longtemps questionn&eacute;e.</p> <p>&nbsp;</p> <p class="rteindent4"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Notre h&eacute;ritage n&rsquo;est pr&eacute;c&eacute;d&eacute; d&rsquo;aucun testament.<br /> (Ren&eacute; Char)</span></p> <p> Les livres de Pierre Michon illustrent bien cette condition contemporaine de la litt&eacute;rature, que l&rsquo;on dit &laquo;inqui&egrave;te&raquo;, parce qu&rsquo;ils interrogent de mani&egrave;re tr&egrave;s libre le legs des si&egrave;cles pass&eacute;s. Pour Michon, l&rsquo;Histoire est en effet le terreau privil&eacute;gi&eacute; &agrave; partir duquel d&eacute;coulent toutes ses mises en fiction. Dans cette posture r&eacute;solument contemporaine, l&rsquo;auteur des <em>Vies minuscules</em> (1984) trace n&eacute;anmoins sa voie originale en proposant des variations qui r&eacute;inventent la m&eacute;moire culturelle et historique commune, notamment &agrave; travers des figures de Grands Auteurs du XIXe si&egrave;cle qu&rsquo;il revisite &agrave; coups de doutes et d&rsquo;imagination. <em>Corps du roi</em> probl&eacute;matise la question du legs des anciens en passant par un questionnement p&eacute;riph&eacute;rique, celui sur la figure et l&rsquo;imaginaire de la cr&eacute;ation, l&rsquo;auteur s&rsquo;attachant par ailleurs &agrave; redonner un nouveau d&eacute;veloppement temporel &agrave; des photographies d&rsquo;&eacute;crivains. L&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t de ce livre r&eacute;side pour l&rsquo;essentiel dans le propos g&eacute;n&eacute;ral tenu sur l&rsquo;&eacute;crivain et sa double corpor&eacute;it&eacute; qui traverse le recueil (d&rsquo;un c&ocirc;t&eacute; l&rsquo;homme, mortel; de l&rsquo;autre l&rsquo;&eacute;crivain, l&rsquo;&acirc;me, le mythe qui perdure &agrave; travers le temps), propos qui d&eacute;passe de loin l&rsquo;anecdote autour des figures convoqu&eacute;es.</p> <p>Le recueil est compos&eacute; de cinq textes qui pr&eacute;sentent des portraits d&rsquo;&eacute;crivains c&eacute;l&egrave;bres, dont deux, ceux de Samuel Beckett et William Faulkner, se doublent d&rsquo;une photographie de ceux-ci repr&eacute;sent&eacute;s en plan am&eacute;ricain. Le livre s&rsquo;inscrit dans une production qui d&eacute;bute en 1984 avec la parution des<em> Vies minuscules</em>. Entre 1984 et 2002, paraissent successivement dans diff&eacute;rentes maisons d&rsquo;&eacute;dition: <em>Vie de Joseph Roulin</em> (1988), <em>L&rsquo;Empereur d&rsquo;Occident </em>(1989), <em>Ma&icirc;tres et serviteurs</em> (1990), <em>Rimbaud le fils </em>(1993), <em>Le Roi du bois et La Grande Beune</em> (1996), <em>Trois Auteurs</em> et <em>Mythologies d&rsquo;hiver </em>(1997), <em>Corps du roi</em> et <em>Abb&eacute;s</em> (simultan&eacute;ment, en 2002). Plus r&eacute;cemment, nous avons eu droit &agrave; un recueil d&rsquo;entretiens comment&eacute; sur ce site par Mahigan Lepage<a href="#note1a" name="note1">[1]</a>. Arnaud Ma&iuml;setti a aussi brillamment comment&eacute; sur son Journal en ligne<a href="#note2a" name="note2">[2]</a>&nbsp; le tout dernier livre intitul&eacute; <em>Les Onze</em>, &laquo;un r&eacute;cit surnum&eacute;raire qui donne peut-&ecirc;tre sens aux onze autres&raquo;. <em>Corps du roi</em> se distingue d&rsquo;abord par le recours &agrave; la photographie qui vient influencer les diff&eacute;rents r&eacute;gimes de perception des figures. Si <em>Rimbaud le fils</em> a aussi &eacute;t&eacute; &eacute;crit &agrave; partir d&rsquo;un album photographique, aucune photo ne figurait directement dans le livre. <em>Trois Auteurs</em> pr&eacute;sente &eacute;galement le m&ecirc;me canevas narratif et formel en donnant &agrave; lire des portraits litt&eacute;raires de Balzac, Cingria et Faulkner. Mais<em> Corps du roi</em> se d&eacute;tache &agrave; la fois de<em> Rimbaud le fils</em> et de <em>Trois Auteurs</em> par la diversit&eacute; des types d&rsquo;archives convoqu&eacute;s. La photographie (qui convoque la litt&eacute;rature), nous l&rsquo;avons dit, occupe une place de choix, mais aussi l&rsquo;&eacute;pistolaire, le trait&eacute; de chasse et le quotidien de l&rsquo;auteur lui-m&ecirc;me. Si l&rsquo;&eacute;pistolaire et la vie de l&rsquo;auteur demeurent par extension des types d&rsquo;<em>archives litt&eacute;raires</em> &eacute;vidents, il en va de m&ecirc;me mais plus subtilement pour le trait&eacute; de chasse qui, par son grand &acirc;ge et son caract&egrave;re documentaire, finit lui aussi par basculer dans la litt&eacute;rature. Il s&rsquo;agirait de faire de la litt&eacute;rature &agrave; partir du document <em>extralitt&eacute;raire</em> dans le but de redonner vie &agrave; des hommes de lettres oubli&eacute;s.<br /> &nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Le legs</strong></span></p> <p>On reconna&icirc;t bien l&rsquo;h&eacute;ritage des nouveaux romanciers, duquel d&eacute;coule l&rsquo;&eacute;criture qui fait la part belle &agrave; la mise en abyme de l&rsquo;&eacute;crivain par lui-m&ecirc;me, dans le geste m&ecirc;me d&rsquo;&eacute;crire autant que dans la mise en sc&egrave;ne du personnage &eacute;crivain en tant que figure qui r&eacute;fl&eacute;chit la litt&eacute;rature. En marge du Nouveau Roman mais &agrave; la m&ecirc;me &eacute;poque, on reconna&icirc;t aussi cette &eacute;criture de la m&eacute;moire dont le principal enjeu est un questionnement sur le temps, notion boulevers&eacute;e d&egrave;s lors qu&rsquo;une main tente de l&rsquo;investir par l&rsquo;&eacute;criture (nous pensons &agrave; la difficult&eacute; des r&eacute;cits d&rsquo;apr&egrave;s-guerre dont le but est de t&eacute;moigner d&rsquo;une m&eacute;moire bless&eacute;e, et d&rsquo;autant plus fractionn&eacute;e par le temps qui passe &ndash; <em>La route des Flandres</em> de Claude Simon en est un bel exemple). Mais dans cette poursuite du courant caract&eacute;ris&eacute; par des proc&eacute;d&eacute;s autorepr&eacute;sentatifs et une reprise du pass&eacute; par le t&eacute;moignage, pour produire entre autres un m&eacute;tadiscours sur l&rsquo;&eacute;criture, il faut tout de m&ecirc;me reconna&icirc;tre chez Pierre Michon une certaine &eacute;mancipation. Car l&agrave; o&ugrave;, d&rsquo;abord, le Nouveau Roman a voulu isoler le texte de tout contexte socioculturel d&eacute;termin&eacute;, Pierre Michon, lui, ouvre pleinement et de mani&egrave;re it&eacute;rative le texte aux imaginaires culturels et plus pr&eacute;cis&eacute;ment litt&eacute;raires. L&rsquo;auteur initie &eacute;galement une grande r&eacute;flexion sur la tradition litt&eacute;raire et ce que nous pourrions nommer un souci de filiation eu &eacute;gard aux &eacute;crivains qui l&rsquo;ont pr&eacute;c&eacute;d&eacute;. En ce sens la reprise du pass&eacute; moderne n&rsquo;est pas r&eacute;alis&eacute;e dans un but strictement mim&eacute;tique, elle est ce qui permet &agrave; l&rsquo;&eacute;crivain de s&rsquo;inscrire dans le grand monde des lettres tout en proposant de nouvelles avenues de pens&eacute;e face &agrave; cette &eacute;poque r&eacute;volue. Car &agrave; suivre Michon, cette &eacute;poque moderne est bel et bien r&eacute;volue : l'auteur a souvent affirm&eacute;, au d&eacute;tour d&rsquo;entrevues que l&rsquo;on ne compte plus, que les &eacute;crivains d&rsquo;aujourd&rsquo;hui n&rsquo;&eacute;galeront jamais plus les Grands Auteurs d&rsquo;hier (Joyce, Beckett, Faulkner, etc.) et que le roman, dans sa forme absolue (tel qu&rsquo;il a &eacute;t&eacute; &eacute;crit au XIXe si&egrave;cle et au d&eacute;but du XXe), est un genre fatigu&eacute; dont il se m&eacute;fie.<br /> &nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>La chute ou la r&eacute;habilitation du mythe</strong></span></p> <p>&Agrave; la suite de <em>Vies minuscules</em> (1984), cette croyance a trouv&eacute; de plus en plus un sens dans son incarnation au sein des formes br&egrave;ves et s&eacute;rielles, tant&ocirc;t dans la nouvelle ou la chronique, tant&ocirc;t dans le recueil de portraits ballottant entre le factuel et le fictionnel<a href="#note3a" name="note3">[3]</a>. Cela dit, les r&eacute;cits de Michon se pr&eacute;sentent indubitablement comme des <em>passeurs</em>, c&rsquo;est-&agrave;-dire des m&eacute;diums de transmission d&rsquo;une culture et des relais entre les imaginaires de la litt&eacute;rature indiff&eacute;remment rappel&eacute;s &agrave; travers les &eacute;poques. Figurer l&rsquo;&eacute;crivain devient d&egrave;s lors pour Michon un imp&eacute;ratif contemporain qui modifie la narration moderne tout en repr&eacute;sentant les principaux agents qui l&rsquo;ont &eacute;difi&eacute;e. Mais &agrave; cet &eacute;gard, la fugacit&eacute; de l&rsquo;image de l&rsquo;&eacute;crivain dans <em>Corps du roi </em>est pour le moins d&eacute;concertante. Relevant &agrave; la fois des figures d&rsquo;un pass&eacute; av&eacute;r&eacute;, des &eacute;crivains souvent &eacute;lev&eacute;s au rang de mythes dans nos imaginaires sociaux (de rois dans nos imaginaires de lecteurs michoniens), et des d&eacute;rives imaginatives du narrateur devant ces figures, l&rsquo;image de l&rsquo;&eacute;crivain se dessine suivant une double dynamique. Fractionn&eacute;s dans diff&eacute;rentes figures embl&eacute;matiques qui ont marqu&eacute; le cours de l&rsquo;histoire litt&eacute;raire, disloqu&eacute;s dans la virtuosit&eacute; de la forme qui soutient l&rsquo;entreprise narrative, les &eacute;crivains de Pierre Michon sont tour &agrave; tour repositionn&eacute;s dans les limites de ce qu&rsquo;ils ont &eacute;t&eacute; et de ce qu&rsquo;ils sont aujourd&rsquo;hui dans l&rsquo;imaginaire d&rsquo;un lecteur: &agrave; la fois des mythes et des hommes. Michon construit l&rsquo;&Eacute;crivain et le d&eacute;construit librement dans un mouvement qui consiste, pourrait-on dire, en une mythification doubl&eacute;e d&rsquo;une d&eacute;mystification. L&rsquo;un des param&egrave;tres de cette construction est l&rsquo;utilisation de l&rsquo;archive, du biographique, de la mati&egrave;re historique, mais on doit consid&eacute;rer qu&rsquo;un crit&egrave;re second prend rapidement le dessus sur le r&eacute;el: l&rsquo;imaginaire. L&rsquo;imaginaire a fait na&icirc;tre une multitude de formes de r&eacute;cits mythiques depuis les premi&egrave;res configurations du langage, farcis de leurs symboles pleins de culture. D&rsquo;ailleurs si, pour raconter, nous avons besoin &agrave; diff&eacute;rents degr&eacute;s de recourir au r&eacute;el, nous pouvons n&eacute;anmoins nous demander ce qu&rsquo;est en r&eacute;alit&eacute; ce r&eacute;el, si ce n&rsquo;est l&rsquo;id&eacute;e que nous nous en faisons.<br /> &nbsp;</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Le r&eacute;el n'est pas imp&eacute;ratif, comme on le croit. Ses apparences sont fragiles et son essence est cach&eacute;e ou inconnue. Sa mati&egrave;re, son origine, son fondement, son devenir sont incertains. Sa complexit&eacute; est tiss&eacute;e d'incertitudes. D'o&ugrave; son extr&ecirc;me faiblesse devant la sur-r&eacute;alit&eacute; formidable du mythe, de la religion, de l'id&eacute;ologie et m&ecirc;me d'une id&eacute;e</span><a href="#note4a" name="note4">[4]</a>.</p> <p> La construction de l&rsquo;&Eacute;crivain op&eacute;r&eacute;e dans <em>Corps du roi </em>montre bien que la part biographique dans l&rsquo;oeuvre ne peut &ecirc;tre que relative, d&rsquo;autant plus qu'elle est pr&eacute;cis&eacute;ment d&eacute;tourn&eacute;e par l&rsquo;affabulation autour de figures maintes fois r&eacute;ifi&eacute;es. On comprend bien l&rsquo;allusion qui est faite en ce sens &agrave; la doctrine des &laquo;deux corps du roi&raquo; th&eacute;oris&eacute;e par Ernst Kantorowicz (<em>The King&rsquo;s Two Bodies</em>, 1957), qui repose sur l&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;une image royale poss&eacute;dant le pouvoir de gouverner. Michon reprend &agrave; son compte cette division des <em>King&rsquo;s two bodies</em> afin d&rsquo;&eacute;clairer la th&egrave;se du pouvoir incontestable de l&rsquo;image et de la puissance de l&rsquo;imaginaire rattach&eacute; &agrave; l&rsquo;&eacute;crivain. &Agrave; la lumi&egrave;re de ce mouvement, on mesure aussi clairement cette obsession &agrave; forger des r&eacute;cits dont les personnages sauront nous rappeler les uns apr&egrave;s les autres les &laquo;minuscules&raquo; et les &laquo;majuscules&raquo; de ce monde &mdash; produit de nos repr&eacute;sentations. Alors que les personnages des fictions modernes habitaient des mondes virtuels o&ugrave; le rapport de distance entre r&eacute;el et fiction tendait &agrave; dispara&icirc;tre<a href="#note5a" name="note5">[5]</a>, les &laquo;demi-fictions&raquo; de Pierre Michon ne se contentent plus seulement de camper des r&eacute;cits au plus pr&egrave;s de la r&eacute;alit&eacute; des consciences, mais puisent directement dans des figures de la r&eacute;alit&eacute; historique pour en faire de vrais personnages. Tandis que l&rsquo;&eacute;clatement des formes narratives traduisait une impressionnante r&eacute;futation de la tradition dix-huiti&eacute;miste, les recueils de Pierre Michon, qui convoquent diff&eacute;rents savoirs artistiques (litt&eacute;raire, photographique), utilisent la s&eacute;rialit&eacute; du recueil de r&eacute;cits brefs pour &eacute;tablir des ponts avec ce qui, de la tradition, m&eacute;rite sans doute de ne pas &ecirc;tre trop rapidement &eacute;vinc&eacute; de notre biblioth&egrave;que et de nos m&eacute;moires.</p> <p>&nbsp;</p> <p><a href="#note1" name="note1a">1</a>.&nbsp;&Agrave; lire &laquo;Pierre Michon, roi et bouffon&raquo;, par Mahigan Lepage, <em>Salon double</em>: <a href="http://salondouble.contemporain.info/lecture/66 ">http://salondouble.contemporain.info/lecture/66 </a><br /> <a href="#note2" name="note2a">2</a>. Voir le Journal | contretemps d&rsquo;Arnaud Ma&iuml;setti: <a target="_blank" rel="nofollow" href="http://www.facebook.com/l.php?u=http%3A%2F%2Fwww.arnaudmaisetti.net%2Fspip%2Fspip.php%3Farticle7&amp;h=10801ijcLZ94cn6cYqmXThiomfQ">http://www.arnaudmaisetti.net/spip/spip.php?article7</a>(consult&eacute; le 22 septembre 2010)<br /> <a href="#note3" name="note3a">3</a>. Seul le r&eacute;cit intitul&eacute; <em>La Grande Beune</em> se rapproche du genre romanesque en donnant &agrave; voir des lieux et des personnages enti&egrave;rement invent&eacute;s.<br /> <a href="#note4" name="note4a">4</a>. Edgar Morin, <em>La M&eacute;thode, 4. Les id&eacute;es</em>, Paris, Seuil, 1991, p. 243.<br /> <a href="#note5" name="note5a">5</a>. Sur cette question, voir la r&eacute;flexion de Thomas Pavel dans<em> L'art de l'&eacute;loignement, Essai sur l'imagination classique</em>, Paris, Gallimard (coll. &laquo;folio essais [in&eacute;dit]&raquo;), 1996.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/ces-illusions-de-memoire-a-ecrire#comments Archives BARTHES, Roland CHAR, René Filiation France Imaginaire MICHON, Pierre MORIN, Edgar Mythologie PAVEL, Thomas Sérialité Récit(s) Tue, 28 Jul 2009 13:09:33 +0000 Annie Rioux 142 at http://salondouble.contemporain.info