Salon double - Quotidien http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/308/0 fr Double Houellebecq : littérature et art contemporain http://salondouble.contemporain.info/lecture/double-houellebecq-litterature-et-art-contemporain <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/balint-babos-adina-0">Balint-Babos, Adina</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-carte-et-le-territoire">La carte et le territoire</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p><br /><br />Quiconque s’intéresse à l’art, à la littérature, ne reste pas indifférent à ces paroles: «Je veux rendre compte du monde… <em>Je veux simplement rendre compte du monde</em>» (p.420). Insérés vers la fin de <em>La carte et le territoire </em>de Michel Houellebecq, ces mots de Jed Martin, l’artiste contemporain qui est également le personnage principal du roman, peuvent nous servir de fil conducteur pour une lecture à rebours et nous investir d’une mission: tenter de décrypter un dialogue entre l’art et le monde, la représentation et le réel, l’artiste et son pouvoir de créativité. Car rappelons-le: ces dialogues complémentaires ou antinomiques se trouvent au cœur du dernier texte de Houellebecq primé cette année avec le Prix Goncourt.&nbsp;</p> <div>&nbsp;</div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Le monde de l’art contemporain</strong></span><br />&nbsp;</div> <div>Le roman, construit en trois parties auxquelles s’ajoutent un prologue et un épilogue, nous introduit dans le monde de l’art contemporain. Il dévoile une toile de fond sur laquelle émergent et se modèlent le travail de l’artiste Jed et son univers: le quotidien, le rapport à l’attachée de presse, les liens avec l’écrivain Michel Houellebecq qui fera un texte de cinquante pages pour le catalogue de son exposition, la relation avec le père, avec différentes femmes dont la Russe Olga, en particulier. Le texte d’une belle fluidité, ingénieusement composé en strates d’événements et de significations, avance sur une crête de contrastes et d’analogies, des pastiches du marché de l’art et des critiques de la presse, de «la magie du terroir», de «l’esprit de famille», en faisant des clins d’œil à des artistes reconnus: Jeff Koons, Damien Hirst, Picasso, avec de brèves remarques sur des écrivains et des personnalités publiques du moment: Frédéric Beigbeder, Jean-Pierre Pernaut. Tout cela dans un récit hybride, fait de juxtapositions et d’une mosaïque de personnages, de faits et de styles: de la description, au dialogue, à la digression, à l’essai, en passant par le roman policier et le récit autofictionnel.&nbsp;<br />&nbsp;</div> <div><em>La carte et le territoire</em> nous convie à partager l’existence de Jed Martin, d’abord artiste photographe et peintre par la suite, passionné par les cartes routières Michelin et la prise de vue des objets prosaïques, qui aborde par la suite la peinture de portraits. À travers l’œil et la voix du narrateur omniscient, on entre dans les coulisses de la création pour découvrir les aléas du travail de l’artiste, ses amours et la venue à une reconnaissance internationale de son œuvre. Dans le prologue déjà, on s’aperçoit que dans l’entourage de Jed, il y aura un autre personnage principal: Michel Houellebecq l’écrivain, celui qui composera le texte pour son exposition et recevra en retour un portrait que l’artiste fera de lui. Le personnage de Houellebecq, double de l’écrivain, devient particulièrement intéressant si on pense à la portée autofictionnelle du récit, notion que l’auteur se retient de commenter ou d’intégrer dans son discours lors d’une interview récente avec Catherine Millet dans <em>Art Press</em>&nbsp;<a href="#note1a" name="note1"><strong>[1]</strong></a>. Néanmoins, le jeu entre le référentiel –soit, l’écrivain Houellebecq lui-même– et le personnage fictionnel, les frontières poreuses entre la vie et la fiction, entretiennent la tension narrative et l’intérêt du lecteur pris dans un va-et-vient de l’identification à la réflexion ou à la projection. On a le sentiment d’une complicité entre le narrateur, les personnages et le lecteur, renforcée souvent par des incises: «Beaucoup d’écrivain, <em>si vous y regardez de près</em>, ont écrit sur des peintres ; et cela depuis des siècles. C’est curieux» (p.141, nous soulignons). Chemin faisant, cette complicité signale la transgression des limites de la fiction qui déborde dans la réalité. Se crée ainsi un effet de théâtralité de la représentation où on change de «décor» comme on change de registre de la conversation: en un clin d’œil, on passe du familial au formel, d’un échange amical, intime, à une discussion soutenue sur l’art, sur l’organisation d’une exposition de peinture.&nbsp;</div> <div><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Structure en paliers</strong></span></div> <div><br />Vu la composition en paliers superposés du récit, il y a des strates de significations à déchiffrer. Il s’agit d’emblée –comme l’indique le titre du roman– de saluer la pertinence de l’art contemporain par rapport à la situation historique, autrement dit, le pouvoir de la représentation face au réel, de la carte routière <em>Michelin</em> par rapport à un coin de terroir en Alsace. Avoir choisi un artiste comme personnage principal donne à l’écrivain, comme il l’indique dans la même interview, la liberté de penser la réalité économique et sociale contemporaine sans courir le risque des polémiques. Il est d’ailleurs intéressant de noter les <em>remerciements</em> à la fin du roman où Houellebecq prend ses précautions et avertit le lecteur: «Il va de soi que je me suis senti libre de modifier les faits et que les opinions exprimées n’engagent que les personnages qui les expriment; en somme que l’on se situe dans le cadre d’un ouvrage de fiction» (p.429). En dépit de ce pacte de lecture qui insiste sur le statut fictionnel du texte, à plusieurs endroits au fil des pages, le lecteur éprouve le sentiment de lire un essai sur l’art, de se trouver dans le référentiel au point de suivre l’artiste Jed Martin dans les rues de Paris, et de découvrir une monographie ou un texte biographique sur lui. Ce sentiment est évident dans les deux premières parties du roman.&nbsp;<br />&nbsp;</div> <div>La troisième partie marque une coupure dans le registre du discours narratif : on passe à un récit policier. Des nouveaux personnages entrent en scène. Il y a du suspense, du mystère et du danger imminent. Au chapitre six de cette dernière partie, on apprend que: «l’écrivain Michel Houellebecq fut sauvagement assassiné» (p.313). C’est une intrigue de polar qui démarre; il y a eu un meurtre : l’artiste et son chien furent assassinés et coupés et morceaux; le portrait de Houellebecq volé. Dans ce brouhaha, les deux policiers qui s’occupent de l’affaire font preuve de «sensibilité» et sous peu, ils tombent sur Jed, ce qui nous conduit à revenir au fil principal de la trame narrative.&nbsp;<br />&nbsp;</div> <div>Dans le jeu de <em>puzzle</em> où manquent des éléments, entre recherches du meurtrier et questions sur l’art, au cœur du récit, se maintient le rapport père-fils: Jed marche dans les pas de son père en Suisse où ce dernier, vieux et affaibli, est parti pour se faire euthanasier. C’est l’occasion de développer en toute simplicités des pensées analogiques sur la mort choisie et la technologie, sur le crime et l’art: «Le crime lui paraissait un acte profondément humain, relié aux zones les plus sombres de l’humain, mais humain tout de même. L’art était relié à tout : aux zones sombres, aux zones lumineuses, aux zones intermédiaires» (p.331). Pas à pas, la digression prend de l’ampleur. Elle apparaît comme une figure de style privilégiée.&nbsp;</div> <div>&nbsp;</div> <div><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Désir et langueur</span></strong><br />&nbsp;</div> <div>Un autre aspect digne d’être mis en lumière est le contraste entre le désir de travailler, de chercher des sujets à explorer: de la photographie, à la peinture, à la pensée concrète et abstraite sur des radiateurs, sur des insectes, sur la vie et la mort, et le manque d’énergie vitale de Jed. Nous ne saurions ignorer que chez Houellebecq, il y a souvent des personnages saisis par l’impossibilité d’aimer. L’écrivain le reconnaît: «C’est plus simple de travailler [que d’aimer], ça pose moins de problèmes» (interview<em> Art Press</em>). Et c’est le cas de Jed qui montre peu de sentiments et d’enthousiasme envers Olga, la Russe amoureuse de lui, qui finira par s’en aller travailler à Moscou. Néanmoins, en dépit du manque de tendresse qu’il exprime, Jed ne peut s’empêcher d’être triste au départ d’Olga. La tristesse le saisit souvent dans ses rencontres avec le père, surtout à Noël, quand les deux hommes semblent avoir une première et dernière tentative de communication. Il y a quelque chose d’amer dans les paroles de Jed lorsqu’il examine assez sereinement les chances que peut donner une vie:&nbsp;<br />&nbsp;</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">[…] La vie nous offre une chance parfois mais lorsqu’on est trop lâche ou trop indécis pour la saisir la vie reprend ses cartes, il y a un moment pour faire les choses et pour entrer dans un bonheur possible, […] mais il ne se produit qu’une fois et une seule, et si l’on veut y revenir plus tard c’est tout simplement impossible, il n’y a plus de place pour l’enthousiasme, la croyance et la foi, demeure une résignation douce, une pitié réciproque et attristée, la sensation inutile et juste que quelque chose aurait pu avoir lieu, qu’on s’est simplement montré indigne du don qui vous a été fait. (p.251)&nbsp;</span></div> <div>&nbsp;</div> <div>Ce passage nous fait palper quelque chose des forces et des faiblesses de l’être humain; des ambivalences et hésitations que chacun croise à un moment donné dans l’existence. À nos yeux, c’est à travers de telles réflexions porteuses de vérité que le texte de Houellebecq atteint une portée universelle, parle de notre humanité.&nbsp;<br />&nbsp;</div> <div>Après tout, c’est dans le travail de symbolisation, dans le don de faire passer des expériences humaines et des figures d’artistes, de père, d’amants, et dans la mise en lumière des événements du contemporain, que réside la force d’un écrivain. Cela porte aussi le nom de <em>créativité</em>, comme dirait Romain Gary<a href="#note2b" name="note2"><strong>[2]</strong></a>, car: «écrire un livre, c’est toujours de la créativité, cela veut dire se réincarner, se multiplier, se diversifier» (p.280). Il s’agit également de varier le monde, de le regarder de loin et de proche, de l’intérieur et de l’extérieur, de sortir de sa peau pour s’installer dans celle d’un personnage. On n’aura pas tort de reconnaître que <em>La carte et le territoire</em> contribue à repenser ce que c’est que d’écrire aujourd’hui, à réfléchir autrement à la forme du roman contemporain et à interroger l’espace scriptural sans négliger qu’à présent, les frontières du livre et du texte sont souvent débordées par une esthétique de l’excès. Au pôle opposé, ce serait représenter l’abattement et la langueur qui peuvent s’emparer du créateur et du monde.&nbsp;<br />&nbsp;</div> <div>À l’instar de <em>l’anneau de Moebius</em> qui repose sur la tombe du personnage Michel Houellebecq en signe d’une certaine harmonie, l’épilogue du roman nous laisse avec l’impression que la boucle est bouclée: les meurtriers sont arrêtés, il y a des dialogues apaisés entre des camarades policiers. Et enfin, on croise le narrateur une dernière fois, qui nous confie: «Jed Martin <em>prit congé</em> d’une existence à laquelle il n’avait jamais totalement adhéré» (p. 426). Ainsi arrive-t-on encore au point de départ, à une pensée sur les sens de la vie et de la mort, sur l’origine et le parcours qu’on peut en faire, même sans avoir «totalement adhéré». À la fin du roman, lorsque tous les êtres s’en vont et que les personnages meurent, demeure symboliquement l’espoir. Il s’agit de la force de régénération de la nature, donc de la vie qui passe et nous dépasse: «le triomphe de la végétation» (p.428). Clin d’œil aux éléments où tout s’engloutit, même l’art: «les représentations des êtres humains qui avaient accompagné Jed Martin au cours de sa vie terrestre», «l’âge industriel en Europe», «l’industrie humaine» (p.428). Vision assez pessimiste où prime malgré tout quelque chose de vivant, frêle et fort à la fois: «il n’y a plus que des herbes agitées par le vent» (p. 428). Au demeurant, <em>le territoire</em> l’emporte-t-il sur <em>la carte</em>?<br />&nbsp;</div> <hr /> <p><a href="#note1" name="note1a">1</a> Millet, Catherine et Jacques Henric, «&nbsp;Michel Houellebecq&nbsp;: sous la parka, l’esthète&nbsp;», <i style="mso-bidi-font-style:normal">ArtPress</i>, n<sup>o </sup>371, en ligne&nbsp;: <a href="http://www.artpress.com/Michel-Houellebecq--sous-la-parka--l39esthete,1.media?a=24229">http://www.artpress.com/Michel-Houellebecq--sous-la-parka--l39esthete,1.media?a=24229</a> (page consultée le 20 novembre 2010).<br /><a href="#note2" name="note2b">2 </a>Gary, Romain, <i style="mso-bidi-font-style:normal">La nuit sera calme</i>, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1976, 264p.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/double-houellebecq-litterature-et-art-contemporain#comments Art contemporain Autofiction BEIGBEDER, Frédéric Deuil Espace Filiation France GARY, Romain HOUELLEBECQ, Michel MILLET, Catherine Portrait de l'artiste Quotidien Représentation Roman policier Roman Tue, 30 Nov 2010 13:28:07 +0000 Adina Balint-Babos 294 at http://salondouble.contemporain.info Mourir de sa belle mort http://salondouble.contemporain.info/lecture/mourir-de-sa-belle-mort <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/dufour-genevieve">Dufour, Geneviève</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/journal">Journal</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><div>Le <em>Journal</em> de Marie Uguay, paru en 2005 chez Bor&eacute;al, offre, comme d&rsquo;autres avant lui &mdash; qu&rsquo;on pense &agrave; ceux d&rsquo;Hector de Saint-Denys Garneau et d&rsquo;Hubert Aquin, pour ne nommer que ceux-l&agrave; &mdash;, une proximit&eacute; peu commune, non pas avec une repr&eacute;sentation fabul&eacute;e de l&rsquo;auteur, mais bien avec l&rsquo;auteure r&eacute;elle<span>&nbsp; </span>elle-m&ecirc;me.&nbsp;Le journal &eacute;tant une trace contextualis&eacute;e et temporelle d&rsquo;une &eacute;poque, d&rsquo;une p&eacute;riode, les &eacute;crits de Marie Uguay ne ressemblent donc pas &agrave; ceux des autres &eacute;crivains qu&eacute;b&eacute;cois, aussi diaristes (quoiqu&rsquo;en disent les rumeurs<a name="_ftnref" href="#_ftn1"><span>[1]</span></a>). Marie Uguay ne partage pas le sacr&eacute; et la pr&eacute;ciosit&eacute; de Garneau, ni la fougue violente, dense et tumultueuse d&rsquo;Aquin. Il s&rsquo;agit plus s&ucirc;rement, dans le cas de Marie Uguay, d&rsquo;une qu&ecirc;te litt&eacute;raire existentielle mue par des pr&eacute;occupations esth&eacute;tiques et sociales: la recherche d&rsquo;une &eacute;criture affranchie de ses ali&eacute;nations (comme Qu&eacute;b&eacute;coise, comme femme, comme &eacute;crivaine) et d&rsquo;une po&eacute;sie prosa&iuml;que, &eacute;l&eacute;mentaire, qui s&rsquo;&eacute;labore &agrave; partir du quotidien tangible, de ses manifestations mat&eacute;rielles. La transcendance et la v&eacute;rit&eacute; du po&egrave;me ne repr&eacute;sentent pas une fin en soi comme pour les &eacute;crivains mystiques. Uguay poursuit un projet: la r&eacute;activation du banal et de la r&eacute;alit&eacute; rudimentaire. Joli paradoxe s&rsquo;il en est un: le <em>Journal</em>, contrairement &agrave; la po&eacute;sie de l&rsquo;auteure, n&rsquo;est pas tellement un espace o&ugrave; le quotidien s&rsquo;introduit de fa&ccedil;on nette. Il est plut&ocirc;t d&eacute;vi&eacute; de son ancrage initial pour mieux &ecirc;tre transfigur&eacute; en une fresque r&eacute;flexive, le quotidien &eacute;tant davantage un tremplin qu&rsquo;un aboutissement.</div> <p>&nbsp;</p> <div>Po&egrave;te qu&eacute;b&eacute;coise connue notamment pour son texte sur C&eacute;zanne &laquo;Il existe pourtant des pommes et des oranges&raquo; (<em>L&rsquo;Outre-vie</em>, Noro&icirc;t, 1979), Marie Uguay se voue compl&egrave;tement &agrave; la conqu&ecirc;te du po&egrave;me, mais plus g&eacute;n&eacute;ralement &agrave; l&rsquo;&eacute;criture en elle-m&ecirc;me, une &eacute;criture qui &laquo;tranche nettement par rapport &agrave; la po&eacute;sie des ann&eacute;es 1970. Elle cesse d&rsquo;&ecirc;tre un soliloque ou un dialogue pour initi&eacute;s, et s&rsquo;autorise &agrave; nouveau le plaisir et la chaleur de la s&eacute;duction<a name="note2" href="#note2b">[2]</a>&raquo;. Atteinte du cancer des os &agrave; l&rsquo;&acirc;ge de vingt-deux ans puis amput&eacute;e d&rsquo;une jambe, Marie Uguay a travers&eacute; maintes &eacute;preuves alors qu&rsquo;elle venait &agrave; peine de publier son premier recueil de po&egrave;mes, <em>Signe et rumeur,</em> en 1976 aux &eacute;ditions du Noro&icirc;t (le recueil fut d&rsquo;abord accept&eacute; chez Gallimard, mais le projet &eacute;choua &agrave; la suite de la publication au Noro&icirc;t). Le <em>Journal</em> s&rsquo;amorce sur ce pivot, au moment o&ugrave; elle vient tout juste de subir son amputation: &laquo;15 novembre 1977. Premi&egrave;re neige ce matin sur mon corps mutil&eacute;, parcelles silencieuses de la mort. Je suis couch&eacute;e sous des bancs de glaces ce matin. La neige m&rsquo;est d&rsquo;une tristesse infinie et sereine.&raquo; (<em>Journal</em>, p. 17)</div> <p>&nbsp;</p> <div>C&rsquo;est donc &agrave; cette &eacute;poque que Marie Uguay entame l&rsquo;&eacute;criture de ses cahiers (qu&rsquo;elle poursuivra jusqu&rsquo;&agrave; sa mort en 1981). Son compagnon St&eacute;phan Kovacs remaniera des ann&eacute;es plus tard l&rsquo;ensemble de ces textes pour en faire, ultimement, une publication en dix cahiers. Plusieurs ann&eacute;es s&eacute;parent la mort de la po&egrave;te et la diffusion de son journal. En sa qualit&eacute; d&rsquo;&oelig;uvre intime, le <em>Journal</em> de Marie Uguay n&rsquo;expose pas seulement les tumultes de l&rsquo;&eacute;criture; il met &eacute;galement au jour une passion amoureuse maintenue secr&egrave;te pour son m&eacute;decin, Paul. St&eacute;phan Kovacs mentionne d&rsquo;ailleurs subtilement, en introduction, quel travail d&eacute;licat qu&rsquo;a repr&eacute;sent&eacute; la restructuration de ces cahiers renfermant une part de confidences&nbsp;troublantes: &laquo;Beaucoup d&rsquo;ann&eacute;es se sont &eacute;coul&eacute;es depuis le d&eacute;c&egrave;s de Marie Uguay; ce temps &eacute;tait sans doute n&eacute;cessaire pour accueillir avec plus d&rsquo;objectivit&eacute; cette part occulte de sa vie, ce tragique intime&raquo; (14). C&rsquo;est &agrave; lui que l&rsquo;on doit le travail d&rsquo;assemblage et d&rsquo;&eacute;lagage qu&rsquo;implique une &oelig;uvre aussi personnelle, laiss&eacute;e en suspend depuis la mort de l&rsquo;&eacute;crivaine.</div> <div><span style="font-family: Arial;">&nbsp;</span></div> <div><span style="color: #808080;"><strong>Reformuler l&rsquo;intime</strong></span><strong> <p></p></strong></div> <div>Contrairement &agrave; ce que l&rsquo;on pourrait croire d&rsquo;embl&eacute;e, en raison de la souffrance physique affront&eacute;e, les textes du <em>Journal</em> ne suintent pas la douleur et les sanglots. Certes les premiers moments de l&rsquo;&oelig;uvre sont empreints de cette &eacute;preuve que repr&eacute;sente l&rsquo;amputation, mais cet &eacute;cueil est rapidement remplac&eacute; par d&rsquo;autres, pour l&rsquo;heure plus pr&eacute;occupants pour l&rsquo;&eacute;crivaine&nbsp;: le d&eacute;sir du po&egrave;me et le d&eacute;sir amoureux. J&rsquo;emploie le terme &laquo;&eacute;cueils&raquo; puisque tant le po&egrave;me que l&rsquo;amour sont &eacute;lev&eacute;s au rang des combats quotidiens. Alors que la po&eacute;sie de Uguay prend appui sur la mat&eacute;rialit&eacute; du r&eacute;el &mdash; &laquo;[La po&eacute;sie] est &eacute;minemment de ce monde, et je pense que les aspects les plus palpables du r&eacute;el forment le lieu privil&eacute;gi&eacute; de ses investigations&raquo; (183) &mdash;, le <em>Journal</em> pour sa part ne fait pas la recension des gestes anodins et ne convoque pas le monde prosa&iuml;que. Il s&rsquo;agit v&eacute;ritablement d&rsquo;un carnet d&rsquo;&eacute;criture o&ugrave; l&rsquo;on interroge l&rsquo;appr&eacute;hension du monde, la composition du po&egrave;me, l&rsquo;impossibilit&eacute; d&rsquo;&eacute;crire, et o&ugrave; l&rsquo;on travaille &agrave; des &eacute;bauches de roman (dont un qui aurait eu pour titre <em>Ma&icirc;tre et paria</em>). Y est m&ecirc;me &eacute;nonc&eacute;e l&rsquo;id&eacute;e de transformer &eacute;ventuellement le journal en une &oelig;uvre romanesque: &laquo;&nbsp;Nul ne doit lire ces lignes, elles serviront peut-&ecirc;tre plus tard &agrave; un roman&nbsp;&raquo; (19). L&rsquo;&eacute;criture, comme objet de r&eacute;flexion, est la mati&egrave;re premi&egrave;re de ces cahiers, &agrave; tel point que l&rsquo;actualit&eacute; et le monde du dehors en sont presque compl&egrave;tement &eacute;vacu&eacute;s, &agrave; quelques exceptions pr&egrave;s: le r&eacute;f&eacute;rendum de 1980 fait l&rsquo;objet de deux entr&eacute;es et la mort de Sartre est &eacute;voqu&eacute;e sur quelques lignes. Autre signe de la pr&eacute;sence du monde ext&eacute;rieur: des extraits de correspondance ont &eacute;t&eacute; joints au reste &mdash; ces lettres sont, qui plus est, r&eacute;dig&eacute;es avec une &eacute;gale po&eacute;sie:</div> <div class="rteindent1"><span style="color: #808080;">Ma ch&egrave;re douce, J&rsquo;ai renou&eacute; avec la po&eacute;sie ce soir. Je ne t&rsquo;apprendrai rien &agrave; te dire qu&rsquo;elle est l&rsquo;extr&ecirc;me de la clart&eacute;, le basculement vers l&rsquo;indicible, l&rsquo;obscur. [&hellip;] Tous les lieux-dits de mon amour se sont concentr&eacute;s en une seule &eacute;pop&eacute;e lyrique, celle d&rsquo;un vieux m&eacute;decin enterr&eacute; dans le ventre d&rsquo;une femme. [&hellip;] J&rsquo;ai renou&eacute; avec la po&eacute;sie la plus &eacute;l&eacute;mentaire, celle de l&rsquo;oubli avec le soir le plus diffus, celui des rayonnements tendres du noir. (130)</span></div> <div>&nbsp;</div> <div>Ces occurrences sont les quelques indices qui relient l&rsquo;&eacute;crivaine &agrave; son &eacute;poque, avec le monde social &mdash; sans compter la nomenclature des jours qui chapeaute chaque texte. Comme je l&rsquo;ai &eacute;voqu&eacute; plus t&ocirc;t, le monde selon Marie Uguay transite par une exp&eacute;rimentation personnelle et ph&eacute;nom&eacute;nologique du r&eacute;el. C&rsquo;est une mani&egrave;re, en fait, de s&rsquo;introduire en lui, de le faire sien malgr&eacute; sa r&eacute;sistance premi&egrave;re,&nbsp;comme elle le formule dans les <em>Entretiens</em> r&eacute;alis&eacute;s par Jean Royer: &laquo;Je ne me suis jamais int&eacute;gr&eacute;e &agrave; la r&eacute;alit&eacute;<a name="#_ftn3"><span>[3]</span></a>&raquo;; &laquo;L&rsquo;&eacute;criture me met au monde<a name="_ftnref" href="#_ftn4"><span>[4]</span></a>&raquo;; &laquo;La po&eacute;sie est peut-&ecirc;tre la recherche d&rsquo;un absolu tr&egrave;s humble. Un absolu non m&eacute;taphysique mais qui cherche au contraire &agrave; fixer les choses de la vie de tous les jours<a name="_ftnref" href="#_ftn5"><span>[5]</span></a>&raquo;. Peu &agrave; peu, le fondement de ce sentiment de marginalit&eacute; se d&eacute;place: ce n&rsquo;est plus tant le r&eacute;el dans sa globalit&eacute; qui pose probl&egrave;me mais plut&ocirc;t le statut de femme.</div> <div>&nbsp;</div> <div><span style="color: #808080;"><strong>Le seuil marginal du corps</strong></span><strong> <p></p></strong></div> <div>C&rsquo;est le fait d&rsquo;&ecirc;tre n&eacute;e femme, pour Marie Uguay, qui cause la frustration et rend difficile l&rsquo;affranchissement. Le d&eacute;chirement se consolide dans un lieu: le corps, &laquo;seule preuve de l&rsquo;existence (de son existence au monde)&raquo; (302). Il s&rsquo;exprime de deux mani&egrave;res: le corps-ali&eacute;nant (celui qui est soumis &agrave; ses d&eacute;sirs, domin&eacute; par eux) et le corps-jouissance (celui qui cultive les pulsions de chair, les exploite &agrave; bon escient pour en extraire le potentiel de cr&eacute;ation):</div> <div class="rteindent1"><span style="color: #808080;">Je suis scind&eacute;e, une partie de moi cherche &agrave; se valoriser par l&rsquo;amour d&rsquo;un homme qu&rsquo;elle a choisi prestigieux, et une autre est fi&egrave;re d&rsquo;elle et de ses capacit&eacute;s et s&rsquo;aime pour elle-m&ecirc;me. C&rsquo;est-&agrave;-dire en moi la femme et l&rsquo;individu. L&rsquo;individu est cr&eacute;ateur et libre, la femme est insatisfaite et d&eacute;pendante. De la femme vient un &eacute;ternel d&eacute;sir maladroit et autodestructeur, de l&rsquo;individu, le plaisir. Et l&rsquo;individu cherche sans cesse &agrave; r&eacute;cup&eacute;rer cette femme par l&rsquo;&eacute;criture, faire de cette ali&eacute;nation un lieu de cr&eacute;ation. J&rsquo;&eacute;cris pour ne pas &ecirc;tre d&eacute;truite par moi-m&ecirc;me. (50) <p></p></span></div> <div>Elle parle &agrave; plusieurs reprises d&rsquo;ali&eacute;nation pour d&eacute;signer ce d&eacute;chirement qui l&rsquo;habite:</div> <div class="rteindent1"><span style="color: #808080;">Rien ne m&rsquo;emp&ecirc;chera d&rsquo;aller au bout de mes ali&eacute;nations, car c&rsquo;est pour moi la meilleure fa&ccedil;on d&rsquo;en revenir, de les transgresser, et de voir surgir, au-del&agrave;, l&rsquo;individu et la femme r&eacute;unis ensemble dans la cr&eacute;atrice. (50) <p></p></span></div> <div>Ce corps-ali&eacute;nant est certainement celui qui la torture le plus. Une v&eacute;ritable lutte s&rsquo;instaure entre la volont&eacute; d&rsquo;atteindre Paul et d&rsquo;&eacute;crire une po&eacute;sie satisfaisante, et l&rsquo;impossible r&eacute;alisation de ces d&eacute;sirs, le d&eacute;sir se caract&eacute;risant d&rsquo;ailleurs par cette fuite incessante de l&rsquo;objet convoit&eacute;. Cette lutte est personnifi&eacute;e par Paul, le m&eacute;decin de Marie Uguay qui l&rsquo;accompagne presque jusqu&rsquo;&agrave; la fin de ses traitements. Il demeure la manifestation la plus tangible du combat que m&egrave;ne l&rsquo;&eacute;crivaine pour rester en vie, qu&ecirc;te intimement li&eacute;e &agrave; une autre, celle d&rsquo;assouvir le d&eacute;sir amoureux.</div> <div>&nbsp;</div> <div><span style="color: #808080;"><strong>Le d&eacute;sir, ce pharmakon</strong></span><strong> <p></p></strong></div> <div>M&eacute;decin mais &eacute;galement homme mari&eacute; et p&egrave;re de famille, Paul est l&rsquo;un des personnages les plus marquants du <em>Journal</em>. Il est celui par lequel le discours transite sans cesse, sorte de filtre vorace et douloureux qui mine et anime &agrave; la fois l&rsquo;univers de l&rsquo;&eacute;crivaine:&nbsp;&laquo;J&rsquo;aime jusqu&rsquo;&agrave; l&rsquo;an&eacute;antissement de toutes limites, et je voudrais aimer avec une d&eacute;sinvolture sauvage, avec une aisance primesauti&egrave;re, aimer avec la seule certitude qu&rsquo;un jour tout s&rsquo;accomplira et chaque instant serait une mesure de lumi&egrave;re, un renforcement de ma solitude, tout serait utile.&raquo; (140) La d&eacute;chirure est pleinement int&eacute;gr&eacute;e, v&eacute;cue comme telle, et en cela se rapproche du concept platonicien de &laquo;pharmakon&raquo;, &laquo;qui signifie quelque chose comme une drogue, &agrave; la fois rem&egrave;de et poison&raquo;<a name="_ftnref" href="#_ftn6"><span>[6]</span></a>. Cette notion appartient &agrave; l&rsquo;implicite du texte de Marie Uguay. Elle se mat&eacute;rialise fr&eacute;quemment dans le texte: la po&egrave;te a besoin de l&rsquo;agitation que suscite le d&eacute;sir amoureux, mais cette passion impossible la ronge et rend l&rsquo;&eacute;criture difficile. Le d&eacute;sir est responsable de l&rsquo;ali&eacute;nation, du d&eacute;sespoir, mais il est &eacute;galement la pierre angulaire de sa po&eacute;sie. C&rsquo;est par lui que le monde arrive:</div> <div class="rteindent1"><span style="color: #808080;">D&rsquo;o&ugrave; vient donc ce d&eacute;sespoir du d&eacute;sir qui nous fait regretter sans cesse et poursuivre sans cesse? Les choses apparaissent et s&rsquo;effacent d&rsquo;elles-m&ecirc;mes. [&hellip;] Et moi je suis devant un homme, &eacute;tonn&eacute;e, fascin&eacute;e comme devant un corps inalt&eacute;rable et soumis aux fontaines, aux ab&icirc;mes. L&rsquo;obscurit&eacute; qui occupe tous les hommes multiplie en elle toutes mes pens&eacute;es. Mon d&eacute;sir interpr&egrave;te toujours l&rsquo;homme qui se tient devant moi. Que le d&eacute;sir est long et saisonnier, en lui bat le c&oelig;ur mat&eacute;riel du monde, l&rsquo;instant puissant, tous les signifiants possibles et impossibles. On approche toujours le d&eacute;sir par ellipses. Il nous parle en permanence de nous-m&ecirc;me. Tous les paysages de la terre lui ressemblent. (195)</span></div> <div>&nbsp;</div> <div>Puis &agrave; mesure que le texte s&rsquo;&eacute;crit, le corps, sorte de courroie de transmission d&rsquo;o&ugrave; tout part et s&rsquo;ach&egrave;ve, devient peu &agrave; peu transparent et se pr&eacute;pare &agrave; dispara&icirc;tre compl&egrave;tement.</div> <div>&nbsp;</div> <div><span style="color: #808080;"><strong>S&rsquo;acheminer vers sa fin <p></p></strong></span><strong>&nbsp;</strong></div> <div>L&rsquo;ardeur n&rsquo;est plus la m&ecirc;me devant la maladie et la mort. La fatigue s&rsquo;installe. Les diagnostics de m&eacute;tastases ponctuent ses derni&egrave;res ann&eacute;es de vie. Entre le d&eacute;but et la fin du <em>Journal</em>, soit entre 1976 et 1981, Marie Uguay est hospitalis&eacute;e plusieurs fois pour subir des traitements de chimioth&eacute;rapie; la mort revient constamment la terroriser:</div> <div class="rteindent1"><span style="color: #808080;">Il y a trois jours Paul m&rsquo;annon&ccedil;ait une tumeur canc&eacute;reuse au poumon. Il est confiant d&rsquo;en venir &agrave; bout. Tout est devenu si pr&eacute;cieux et si fragile &agrave; la fois. Tout semblait accourir vers moi sans arriver &agrave; m&rsquo;atteindre vraiment. Le beau visage de Paul, la douceur de l&rsquo;air, l&rsquo;agitation des rues. J&rsquo;ai march&eacute; longtemps seule, d&eacute;bord&eacute;e par un trop-plein d&rsquo;amour et par une peur grandissante. La stupeur m&rsquo;a paralys&eacute;e, il n&rsquo;y avait m&ecirc;me plus de po&egrave;mes pour assoupir ma peine. (196)</span></div> <div>&nbsp;</div> <div>Peu &agrave; peu, le corps se m&eacute;tamorphose, s'alanguit, alors qu&rsquo;il a &eacute;t&eacute; jusque-l&agrave; le seuil f&eacute;brile par lequel advenait le d&eacute;sir de l&rsquo;autre, le d&eacute;sir du monde. Elle tente de se ressaisir:&nbsp;</div> <div class="rteindent1"><span style="color: #808080;">J&rsquo;ai si peu d&rsquo;espoir. Je dois penser au jour le jour. Chaque jour est un d&eacute;sir &agrave; r&eacute;soudre, une pens&eacute;e &agrave; absoudre, qui m&rsquo;entra&icirc;nent vers la non-pr&eacute;sence au monde et aux choses. Je vis trop dans un r&ecirc;ve. Je dois me forcer de me maintenir en acte de pr&eacute;sence. Investir le r&eacute;el par les capacit&eacute;s informatives de mon &ecirc;tre, apprendre &agrave; respirer. (294)</span></div> <div>&nbsp;</div> <div>Mais malgr&eacute; cette volont&eacute; de se recentrer sur l&rsquo;espoir, le corps s&rsquo;abolit de lui-m&ecirc;me graduellement. Le corps &eacute;chappe &agrave; toute pr&eacute;hension et annonce la fin&nbsp;pr&eacute;sag&eacute;e: &laquo;Je n&rsquo;esp&egrave;re rien ou si peu. C&rsquo;est si vague et si monotone. Je prendrais par milliers des photos de moi pour me convaincre que j&rsquo;ai un visage, un corps. Dans ce monde, je n&rsquo;ai ni signification ni r&eacute;alit&eacute;. Je n&rsquo;existe &agrave; partir de rien ni personne. Je n&rsquo;ai pas de place &agrave; moi, ni de royaume, ni de secret.&raquo; (289) T&eacute;moignant de cet affaiblissement, les derniers cahiers (sans titre quant &agrave; eux)<span class="msoIns"><ins datetime="2010-04-20T10:55" cite="mailto:Pierre-Luc%20Landry"> </ins></span>offrent des textes moins fournis, de plus en plus espac&eacute;s dans le temps, empreints d&rsquo;un d&eacute;sespoir r&ecirc;che et dur. L&rsquo;&eacute;crivaine sombre lentement avec la crainte de laisser une &oelig;uvre mineure, sans int&eacute;r&ecirc;t. Elle redoute l&rsquo;oubli, la derni&egrave;re et v&eacute;ritable diffraction de soi: &laquo;Cette &oelig;uvre si m&eacute;diocre qui ne peut justifier aucune pr&eacute;sence sur terre. Cette &oelig;uvre qui ira mourir dans le grand silence de mes art&egrave;res. &OElig;uvre insignifiante et imb&eacute;cile. Poursuite du po&egrave;me exact, conscient et musical, alors que je suis aveugle et sourde.&raquo; (308)</div> <div>&nbsp;</div> <div>Une peur visc&eacute;rale de s&rsquo;ab&icirc;mer dans l&rsquo;oubli tenaille Marie Uguay. Or quatre &oelig;uvres seront &eacute;labor&eacute;es &agrave; partir de ce carnet d&rsquo;&eacute;criture: le <em>Journal,</em> et ses derniers textes po&eacute;tiques publi&eacute;s de fa&ccedil;on posthume: <em>Po&egrave;mes en marge</em>, <em>Po&egrave;mes en prose</em> et <em>Autoportraits</em>. M&acirc;tin&eacute;es de plusieurs univers textuels &agrave; la fois, ces &oelig;uvres ont &eacute;t&eacute; &eacute;crites en parall&egrave;le. <em>Autoportraits,</em> appareil po&eacute;tique en prose auquel s&rsquo;est consacr&eacute;e Marie Uguay, repr&eacute;sente le dernier grand droit de l&rsquo;&eacute;crivaine. Y est investi le rapport &agrave; soi, sa repr&eacute;sentation. Comme le <em>Journal</em> le propose dans une version plus longue, ces multiples autoportraits d&eacute;peignent une &eacute;crivaine aux interrogations nombreuses, aux d&eacute;sirs multiples, confront&eacute;e &agrave; une conscience aigu&euml; et exigeante d&rsquo;elle-m&ecirc;me et de sa fin: &laquo;Maintenant je marche au dedans de moi / je suis seule inond&eacute;e d&rsquo;une p&acirc;le clart&eacute; l&eacute;g&egrave;rement fauve / maintenant je suis seule &agrave; jamais&raquo;<a name="_ftnref" href="#_ftn7"><span>[7]</span></a>.</div> <div>Il demeure difficile de situer l&rsquo;&oelig;uvre dans un contexte contemporain puisque l&rsquo;&eacute;laboration du <em>Journal</em> de Marie Uguay comprend deux phases chronologiquement distinctes: il fut d&rsquo;abord r&eacute;dig&eacute; dans les ann&eacute;es quatre-vingt puis annot&eacute; et publi&eacute; en 2005. Qui plus est, deux personnes y ont travaill&eacute;: l&rsquo;auteure et son compagnon jouant ici le r&ocirc;le d&rsquo;&eacute;diteur critique. Les singularit&eacute;s du texte &ndash; introspectif, r&eacute;flexif, litt&eacute;raire &ndash; sont directement li&eacute;es au statut du texte comme tel et au statut de po&egrave;te de son auteure; il va donc aller de soi qu&rsquo;un journal d&rsquo;&eacute;crivain repose sur l&rsquo;intimit&eacute;, la litt&eacute;rature et l&rsquo;&eacute;criture. En cela, le <em>Journal</em> de Marie Uguay ne se distingue pas tellement des textes de ce genre, ni m&ecirc;me des textes de la litt&eacute;rature contemporaine &ndash; davantage ax&eacute;s sur l&rsquo;individu, le rapport &agrave; soi, l&rsquo;introspection, l&rsquo;autor&eacute;flexion. En fait, c&rsquo;est plut&ocirc;t le moment de la publication du <em>Journal</em> qui nous m&egrave;ne &agrave; interroger le statut de l&rsquo;&oelig;uvre dans le champ litt&eacute;raire qu&eacute;b&eacute;cois. Plus de vingt ans s&eacute;parent la fin de l&rsquo;&eacute;criture du <em>Journal</em> et sa parution aux &eacute;ditions du Bor&eacute;al. Il est vrai que le remaniement du texte est un travail consid&eacute;rable qui n&eacute;cessite du temps et de l&rsquo;investissement. Or, ne pourrait-on pas y voir un indice quant &agrave; la nature du champ litt&eacute;raire qu&eacute;b&eacute;cois contemporain? Le milieu litt&eacute;raire qu&eacute;b&eacute;cois accueille depuis peu les &oelig;uvres intimes. L&rsquo;&eacute;criture diaristique n&rsquo;a pas toujours re&ccedil;u un accueil favorable &agrave; cause de son statut litt&eacute;raire ambigu. Les lieux dits litt&eacute;raires, et c&rsquo;est l&agrave; la particularit&eacute; de la litt&eacute;rature contemporaine (et non pas seulement de la litt&eacute;rature qu&eacute;b&eacute;coise), ont subi un d&eacute;placement; l&rsquo;institution int&egrave;gre depuis les ann&eacute;es quatre-vingt des &eacute;crits jadis non reconnus, qu&rsquo;on pense &agrave; la paralitt&eacute;rature (le fantastique, la science-fiction, le merveilleux, le n&eacute;o-fantastique, le r&eacute;alisme magique), ou &agrave; litt&eacute;rature dite de masse (le roman historique, l&rsquo;autobiographie, la biographie). La litt&eacute;rature intime (les journaux, les correspondances, les carnets d&rsquo;&eacute;criture) s&rsquo;inscrit dans cette mouvance contemporaine qui fait de l&rsquo;institution le lieu non pas d&rsquo;une r&eacute;sistance, mais plut&ocirc;t d&rsquo;une ouverture, un lieu d&eacute;cloisonn&eacute; de ses r&eacute;ticences pass&eacute;es concernant, dans ce cas-ci, la litt&eacute;rarit&eacute; d&rsquo;une &oelig;uvre. Le <em>Journal</em> de Marie Uguay semble donc favoris&eacute; par cette modification du champ de la litt&eacute;rature nous permettant, certes de lier l&rsquo;&oelig;uvre &agrave; la litt&eacute;rature contemporaine, mais &eacute;galement de repenser la litt&eacute;rarit&eacute; du texte et la pudeur qu&rsquo;on affiche envers les &oelig;uvres personnelles. Le discours critique reste d&rsquo;ailleurs assez discret &agrave; ce sujet, nomm&eacute;ment l&rsquo;<em>Histoire de la litt&eacute;rature qu&eacute;b&eacute;coise </em>(Biron, Dumont, Nardout-Lafarge) dans laquelle le journal ne figure pas en tant que cat&eacute;gorie, ni m&ecirc;me en tant que sous-cat&eacute;gorie. Le faible int&eacute;r&ecirc;t des &eacute;tudes litt&eacute;raires ne d&eacute;signe toutefois en rien la non-pertinence de ces &oelig;uvres.</div> <div> <div>&nbsp;</div> <hr /> <div>&nbsp;</div> <div id="ftn"> <div><a name="_ftn1" href="#_ftnref">[1]</a><span style="font-family: Arial;"> Myl&egrave;ne Durand, &laquo; Marie Uguay et Saint-Denys Garneau, au bord du vide &raquo;, <em>Conserveries m&eacute;morielles</em> [En ligne] </span><a title="http://cm.revues.org/453" href="http://cm.revues.org/453"><span style="font-family: Arial;">http://cm.revues.org/453</span></a><span style="font-family: Arial;"> (Consult&eacute; le 30 mai 2010). <p><a name="note2b" href="#note2">[2]</a> Michel Biron, Fran&ccedil;ois Dumont et &Eacute;lizabeth Nardout-Lafarge, &laquo;La po&eacute;sie et la fiction intimistes&raquo;, dans <em>Histoire de la litt&eacute;rature qu&eacute;b&eacute;coise</em>, Montr&eacute;al, &Eacute;ditions Bor&eacute;al, 2007, p. 605-606.</p></span></div> </div> <div id="ftn"> <div><span style="font-family: Arial;"> <br /> </span></div> </div> <div id="ftn"> <div><a name="_ftn3" href="#_ftnref"><span style="font-family: Arial;">[3]</span></a><span style="font-family: Arial;"> Jean Royer, <em>Entretiens</em>, Montr&eacute;al, &Eacute;ditions du Silence, 1983, p. 19. <p></p></span></div> </div> <div id="ftn"> <div><a name="_ftn4" href="#_ftnref"><span style="font-family: Arial;">[4]</span></a><span style="font-family: Arial;"> <em>Ibid</em>., p. 22. <p></p></span></div> </div> <div id="ftn"> <div><a name="_ftn5" href="#_ftnref"><span style="font-family: Arial;">[5]</span></a><span style="font-family: Arial;"> <em>Ibid</em>., p. 26. <p></p></span></div> </div> <div id="ftn"> <div><a name="_ftn6" href="#_ftnref"></a><a name="_ftn6" href="#_ftnref"><span style="font-family: Arial;">[6]</span></a><span style="font-family: Arial;"> Jacqueline Lagr&eacute;e,&nbsp;&laquo;&nbsp;<em>Le pharmakon</em>&nbsp;&raquo;, <em>Cours de philosophie de l&rsquo;Universit&eacute; de Rennes</em>, [En ligne] </span><a title="http://www.med.univ-rennes1.fr/etud/pharmaco/pharmakon.htm" href="http://www.med.univ-rennes1.fr/etud/pharmaco/pharmakon.htm"><span style="font-family: Arial;">http://www.med.univ-rennes1.fr/etud/pharmaco/pharmakon.htm</span></a><span style="font-family: Arial;"> (Consult&eacute; le 15 mai 2010). <p></p></span></div> </div> <div id="ftn"> <div><a name="_ftn7" href="#_ftnref"></a><a name="_ftn7" href="#_ftnref"><span style="font-family: Arial;">[7]</span></a><span style="font-family: Arial;"> Marie Uguay, <em>Autoportraits</em>, Montr&eacute;al, Bor&eacute;al compact, 2005, p. 303.</span><span style="font-size: 10pt;">&nbsp;</span></div> </div> </div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/mourir-de-sa-belle-mort#comments Archives BIRON, DUMONT et NARDOUT-LAFARGE Expérience Féminisme Identité Journaux et carnets LAGRÉE, Jacqueline Mort Obsession Québec Quotidien Représentation de la sexualité Représentation du corps ROYER, Jean UGUAY, Marie Poésie Mon, 31 May 2010 14:16:51 +0000 Geneviève Dufour 226 at http://salondouble.contemporain.info L'exploration du quotidien http://salondouble.contemporain.info/lecture/lexploration-du-quotidien <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/tremblay-gaudette-gabriel">Tremblay-Gaudette, Gabriel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/curses">Curses</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p align="justify">Depuis sa naissance, la bande dessin&eacute;e am&eacute;ricaine s&rsquo;est impos&eacute;e comme un terreau fertile pour des artistes &agrave; l&rsquo;imagination f&eacute;brile. Des r&eacute;cits oniriques de Windsor McKay aux explorations psych&eacute;d&eacute;liques de Robert Crumb, en passant par les d&eacute;cors surr&eacute;alistes de Georges Herriman et les super-h&eacute;ros dynamiques de Jack Kirby, le comic art am&eacute;ricain a de tout temps pr&eacute;f&eacute;r&eacute; repr&eacute;senter la fantaisie et l&rsquo;esbroufe &agrave; la r&eacute;alit&eacute; et au quotidien. Toutefois, depuis l&rsquo;av&egrave;nement de la BD alternative dans le milieu des ann&eacute;es 1980, on constate un glissement dans les pr&eacute;occupations des artistes, plus int&eacute;ress&eacute;s &agrave; d&eacute;peindre leur monde r&eacute;el et connu qu&rsquo;&agrave; se lancer dans des d&eacute;lires spectaculaires. Cette tendance a atteint sa pleine expression avec Kevin Huizenga, jeune b&eacute;d&eacute;iste du Michigan qui s&rsquo;efforce de traduire sa r&eacute;alit&eacute; par le biais de son personnage Glenn Ganges, &agrave; force d&rsquo;images et de mots.</p> <p align="justify">Un des r&eacute;cits de Huizenga incarne pleinement cette pr&eacute;occupation pour la contemporan&eacute;it&eacute; et le regard de l&rsquo;imaginaire avec lequel il traduit ses r&eacute;flexions. Dans &laquo;Lost and Found&raquo;, Glenn Ganges fait le tri dans son courrier lorsqu&rsquo;il aper&ccedil;oit sur une enveloppe une de ces annonces pr&eacute;sentant les photos d&rsquo;un enfant disparu et de son possible ravisseur (<a name="figure1a" href="#figure1">figure 1</a>). Ces images troublent Glenn qui, malgr&eacute; le peu d&rsquo;informations mis &agrave; sa disposition par les annonces, ne peut s&rsquo;emp&ecirc;cher de songer au destin de ces enfants kidnapp&eacute;s. Peu apr&egrave;s, Glenn aper&ccedil;oit de l&rsquo;autre c&ocirc;t&eacute; de sa rue deux Africains qu&rsquo;il soup&ccedil;onne d&rsquo;appartenir &agrave; un groupe de r&eacute;fugi&eacute;s soudanais r&eacute;cemment immigr&eacute;s aux &Eacute;tats-Unis qui portent le nom de &laquo;lost boys&raquo; (<a name="figure2a" href="#figure2">figure 2</a>). Le r&eacute;cit reproduit un article de journal qui d&eacute;crit les &eacute;preuves qu&rsquo;ont d&ucirc; traverser ces victimes de la guerre avant de pouvoir s&rsquo;&eacute;tablir aux &Eacute;tats-Unis. Ayant finalement r&eacute;cup&eacute;r&eacute; son courrier, Glenn rentre chez lui mais conserve un air penaud qui inqui&egrave;te sa femme. En guise de r&eacute;ponse, Glenn d&eacute;clare &agrave; Wendy qu&rsquo;il croit que les tapis devraient &ecirc;tre nettoy&eacute;s (<a name="figure3a" href="#figure3">figure 3</a>).</p> <p align="justify">&nbsp;</p> <p align="justify">&Agrave; la lecture de cette description, il semble que les divers &eacute;l&eacute;ments du r&eacute;cit ne peuvent &ecirc;tre mis en lien. Cependant, il en va autrement; autant les enfants &laquo;perdus&raquo; pr&eacute;sent&eacute;s par les annonces que les &laquo;lost boys&raquo; qui ont trouv&eacute; une terre d&rsquo;accueil en Am&eacute;rique, sont transpos&eacute;s dans l&rsquo;inconnu suite &agrave; une rupture dans leur existence quotidienne, les premiers en raison d&rsquo;un enl&egrave;vement de la part d&rsquo;un proche, les seconds &agrave; cause d&rsquo;une fuite loin de la guerre qui les am&egrave;ne dans un pays riche faisant figure &agrave; leurs yeux de contr&eacute;e &eacute;trang&egrave;re. Ces ruptures sont exprim&eacute;es par des strat&eacute;gies formelles diff&eacute;rentes.</p> <p align="justify">Les annonces qui servent &agrave; retrouver des enfants disparus piquent la curiosit&eacute; de Glenn : peu d&rsquo;informations sont disponibles &agrave; propos de ces enl&egrave;vements et il ne peut s&rsquo;emp&ecirc;cher de se questionner &agrave; propos de ces histoires sordides : &laquo;What happened? What&rsquo;s the story? Father? Mother? Uncle? Friend? Au pair? How do people disappear? Why can&rsquo;t anyone find them? Are they all that tricky? Is America still that big? Maybe they are safer lost? (&hellip;) Is the kid in school now? Underground? With best friends and homework? Or on the street or something? Who wants to know? And you - why did you take them away?&raquo; (pp.42-43). Autant de questions qui demeurent sans r&eacute;ponse mais pour lesquelles Glenn s&rsquo;imagine des sc&egrave;nes qui colmatent les br&egrave;ches. Une chose est certaine, l&rsquo;existence de ces enfants est plong&eacute;e dans le myst&egrave;re &agrave; partir du moment o&ugrave; ils se font enlever, et il ne semble que seule la sp&eacute;culation permette d&rsquo;imaginer leur vie quotidienne suite &agrave; cet &eacute;v&eacute;nement. Les photographies reproduites sur les cartes postales sont dessin&eacute;es dans une couleur vert kaki qui les distingue tout au long du r&eacute;cit, soulignant ainsi l&rsquo;impossibilit&eacute; de les localiser. D&rsquo;abord pr&eacute;sent&eacute;es en plan rapproch&eacute;, ces images deviennent de petits ic&ocirc;nes, flottant dans le ciel ou recouvrant le visage de personnages dont on comprend qu&rsquo;ils appartiennent au groupe des disparus, menant une existence de fugitifs contre leur gr&eacute;. (<a name="figure4a" href="#figure4">figure 4</a>) Leur accumulation produit un myst&eacute;rieux r&eacute;cit dans lequel on suppose des zones d&rsquo;ombres et de drames : &laquo;It adds up and becomes like an accidental graphic novel whose story is mostly hidden, though sprawling landscapes are implied and tragic scenes are hinted at&raquo; (<a name="figure5a" href="#figure5">figure 5, p.43</a>). L&rsquo;&eacute;talement de ces visages de disparus est tel qu&rsquo;il d&eacute;borde le cadre des cases et, par le fait m&ecirc;me, du r&eacute;cit. Se d&eacute;portant au-del&agrave; des fronti&egrave;res &eacute;tanches que constituent habituellement les bordures des cases, ces ic&ocirc;nes s&rsquo;&eacute;tendent donc au-del&agrave; de la fiction, mani&egrave;re pour Huizenga de signaler que ces enfants disparus n&rsquo;appartiennent pas qu&rsquo;&agrave; l&rsquo;imagination de Glenn Ganges et que ce drame n&rsquo;est que trop r&eacute;el.</p> <p align="justify">En contraste avec ces enfants invisibles que Huizenga distingues en employant une couleur sp&eacute;cifique pour les repr&eacute;senter, les Soudanais&nbsp; immigr&eacute;s aux &Eacute;tats-Unis sont bien pr&eacute;sents dans l&rsquo;environnement de Glenn, au point o&ugrave; il peut les saluer de la main lorsqu&rsquo;ils passent sur sa rue. Curieusement, ces &ecirc;tres tangibles sont repr&eacute;sent&eacute;s de mani&egrave;re plus distante. La description de leur histoire et de leur situation n&rsquo;est pas faite par le biais d&rsquo;un monologue int&eacute;rieur, comme ce fut le cas pour les enfants disparus, mais plut&ocirc;t par la reproduction d&rsquo;un article de journal &agrave; leur sujet. Alors que graphiquement, ces visages anonymes d&rsquo;enfants disparus sont appos&eacute;s sur plusieurs personnages et imagin&eacute;s dans plusieurs situations malgr&eacute; la quasi-totale absence d&rsquo;information &agrave; leur sujet, les &laquo;lost boys&raquo; ne sont pas repr&eacute;sent&eacute;s dans leur s&eacute;rie de malheurs tels que d&eacute;crite &agrave; grand renfort de d&eacute;tails dans l&rsquo;article qui porte sur eux. En lieu de la re-cr&eacute;ation de leur long p&eacute;riple en Afrique, on voit plut&ocirc;t les &laquo;lost boys&raquo; se balader dans une banlieue am&eacute;ricaine de la classe moyenne, faisant leur &eacute;picerie dans un magasin &agrave; rayons, s&rsquo;arr&ecirc;tant pour admirer une voiture de sport et constater leur &eacute;garement au beau milieu d&rsquo;un quartier au plan de rue labyrinthique. Ici, Huizenga ne choisit pas tant de censurer le r&eacute;cit du parcours horrible des r&eacute;fugi&eacute;s soudanais que de pr&eacute;senter ces &laquo;gar&ccedil;on perdus&raquo; dans leur nouvel environnement, dans un contraste entre texte et image qui fait ressortir d&rsquo;autant plus fortement l&rsquo;opposition entre le mode de vie pr&eacute;caire des enfants soudanais et l&rsquo;existence cossue &agrave; laquelle ils ont maintenant acc&egrave;s. Ce contraste n&rsquo;est jamais aussi &eacute;vident que dans la case pr&eacute;sentant une vue a&eacute;rienne d&rsquo;une banlieue constitu&eacute;e de plusieurs maisons individuelles, accompagn&eacute;e du texte &laquo;Sudan is one of the most underdeveloped countries in the world&raquo; (<a name="figure6a" href="#figure6">figure 6, p.48</a>). Ces individus jadis menac&eacute;s de toutes parts sont plong&eacute;s dans un monde dont l&rsquo;opulence n&rsquo;a cesse de les &eacute;tonner et de les confondre. Il est donc difficile d&rsquo;imaginer ce qu&rsquo;ils peuvent ressentir au contact de cet univers qui leur est inconnu, ce pourquoi ils ne semblent pas alimenter les r&eacute;flexions de Glenn et sont pr&eacute;sent&eacute;s de mani&egrave;re r&eacute;aliste et figurative, comparativement &agrave; la valeur iconique que prenaient les photos d&rsquo;enfants disparus dans les pages pr&eacute;c&eacute;dentes du r&eacute;cit.</p> <p align="justify">&Agrave; l&rsquo;aune de cette comparaison, comment interpr&eacute;ter la conclusion digne d&rsquo;une nouvelle de Raymond Carver, o&ugrave; Glenn d&eacute;clare &agrave; sa femme qu&rsquo;il pense que les tapis devraient &ecirc;tre nettoy&eacute;s? Aucune r&eacute;ponse d&eacute;finitive ne peut &ecirc;tre donn&eacute;e &agrave; cette question, mais proposons tout de m&ecirc;me plusieurs pistes de lecture. Il n&rsquo;est pas impossible que, fatigu&eacute; de ses r&eacute;flexions portant sur des drames humains, Glenn se soit repli&eacute; dans un mat&eacute;rialisme digne de la banlieue am&eacute;ricaine, en se pr&eacute;occupant de la propret&eacute; de sa demeure&nbsp; plut&ocirc;t que du sort des malheureux. Toutefois, les photographies d&rsquo;enfants disparus apparaissent sur des r&eacute;clames publicitaires, et celle qui sert d&rsquo;exemple dans le r&eacute;cit en est une qui fait la promotion d&rsquo;une compagnie de nettoyage de tapis appel&eacute;e &laquo;Modernistic Carpet Cleaning&raquo;. Peut-&ecirc;tre que Glenn est tout simplement influenc&eacute; par la publicit&eacute;, ce qui explique la d&eacute;claration &agrave; sa femme! N&eacute;anmoins, il est &eacute;galement mentionn&eacute; que certaines des compagnies faisant de la publicit&eacute; par courrier commanditent le &laquo;processus de vieillissement informatis&eacute;&raquo;, une technique qui permet de fabriquer un portrait d&rsquo;un enfant dont on a vieilli le visage en esp&eacute;rant que cette image de synth&egrave;se am&eacute;liore les chances de retrouver un enfant disparu depuis plusieurs ann&eacute;es. Une des compagnies &agrave; commanditer ce processus est justement &laquo;Modernistic Carpet Cleaning&raquo;. Il est donc possible que Glenn, en faisant affaire avec cette compagnie, tente de favoriser indirectement le retour &agrave; la maison d&rsquo;un enfant disparu. Les enfants trouv&eacute;s pourraient r&eacute;int&eacute;grer leur quotidien, qui leur semblerait peut-&ecirc;tre &eacute;tranger de prime abord, mais auquel ils finiraient par s&rsquo;habituer et qui pr&eacute;senterait une am&eacute;lioration par rapport &agrave; leur existence de fugitif. Ce sentiment de vouloir venir en aide aux enfants disparus, lui, se serait accentu&eacute; &agrave; la vue des &laquo;lost boys&raquo;, eux-m&ecirc;mes anciens fugitifs qui ont trouv&eacute; asile dans un nouveau pays et dans un quotidien paisible. Si c&rsquo;est bel et bien le cas, cette curieuse conclusion ferait une synth&egrave;se des deux groupes pr&eacute;sent&eacute;s dans le r&eacute;cit, soit les kidnapp&eacute;s et les Soudanais. Il n&rsquo;est donc pas exag&eacute;r&eacute; de penser que la volont&eacute; de faire nettoyer ses tapis qu&rsquo;exprime Glenn renvoie plut&ocirc;t &agrave; un d&eacute;sir de venir en aide &agrave; ces personnes &eacute;plor&eacute;es qui peuplent son quotidien r&eacute;el et imaginaire, ne serait-ce que par une contribution minimale.</p> <p align="justify">En mettant en rapport direct deux situations traumatiques, soit l&rsquo;enl&egrave;vement et la guerre, dans un court r&eacute;cit par le biais d&rsquo;une r&eacute;flexion d&rsquo;un personnage occidental qui n&rsquo;est pas indiff&eacute;rent &agrave; ces malheurs sans toutefois en avoir une exp&eacute;rience de premi&egrave;re main, Huizenga fournit un exemple de la transformation dans les pr&eacute;occupations des b&eacute;d&eacute;istes contemporains, dont la production ne tend plus &agrave; mettre en sc&egrave;ne un protagoniste surpuissant d&eacute;termin&eacute; &agrave; sauver un monde fictif de la destruction, mais plut&ocirc;t &agrave; interroger le monde r&eacute;el. Will Eisner, une l&eacute;gende de la bande dessin&eacute;e am&eacute;ricaine, a d&eacute;clar&eacute; vers la fin de sa vie : &laquo;I believe strongly that this medium is capable of subject matter well beyond the business of pursuit and vengeance or two mutant trashing each other<a name="note1" href="#note1a"><strong>1</strong></a>&raquo;. La production de Huizenga donne raison &agrave; cette croyance.</p> <p>&nbsp;</p> <p><a name="note1a" href="#note1">1</a>Charles Brownstein, <em>Eisner/Miller</em>, Dark Horse Publishing, Milwaukie, 2005, p.342.</p> <p><u><em>L'auteur de ce texte tient &agrave; remercier chaleureusement Kevin Huizenga pour l'autorisation accord&eacute;e &agrave; Salon Double de reproduire des extraits de </em>Curses.</u></p> <p><a name="figure1" href="#figure1a"> Figure 1</a>, Page 41</p> <p>&nbsp;<img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/figure%201_1.jpg" /></p> <p><a name="figure2" href="#figure2a">Figure 2</a>, Page 46</p> <p><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/figure%204.jpg" /></p> <p><a name="figure3" href="#figure3a">Figure 3</a>, Page 50</p> <p><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/figure%206.jpg" /></p> <p><a name="figure4" href="#figure4a">Figure 4</a>, Page 45</p> <p><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/figure%203%20%28va%20chier%20genette%29.jpg" /></p> <p><a name="figure5" href="#figure5a"> Figure 5</a>, Page 43</p> <p><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/figure 2.jpg" /></p> <p><a name="figure6" href="#figure6a"> Figure 6</a>, Page 48</p> <p><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/figure 5.jpg" /></p> <p>&nbsp;</p> <div class="field field-type-filefield field-field-image"> <div class="field-label">Image:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <div class="filefield-file"><img class="filefield-icon field-icon-image-jpeg" alt="icône image/jpeg" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/all/modules/contrib/filefield/icons/image-x-generic.png" /><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/figure 1_1.jpg" type="image/jpeg; length=76819">figure 1.jpg</a></div> </div> </div> </div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/lexploration-du-quotidien#comments BROWNSTEIN, Charles États-Unis d'Amérique Histoire HUIZENGA, Kevin Média Quotidien Bande dessinée Tue, 20 Jan 2009 18:17:00 +0000 Gabriel Gaudette 64 at http://salondouble.contemporain.info Le Bonheur ou l'art de la perte http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-bonheur-ou-lart-de-la-perte <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/bordeleau-benoit">Bordeleau, Benoit </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/traces">Traces</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p align="justify"><i>Avec La premi&egrave;re Gorg&eacute;e de bi&egrave;re et autres plaisirs minuscules</i>, Philippe Delerm entrait, en 1997, dans le cercle d&rsquo;une reconnaissance bien m&eacute;rit&eacute;e. Publiant depuis 1983 (<i>La Cinqui&egrave;me Saison</i>, &Eacute;ditions du Rocher), Delerm est surtout connu pour ses recueils de courts r&eacute;cits, mettant en lumi&egrave;re des moments de bonheur fragiles, des instantan&eacute;s du quotidien dont l&rsquo;adjectif et le verbe sont toujours pr&eacute;cis. Son tout dernier livre, intitul&eacute; <i>Traces </i>invite le lecteur &agrave; le suivre &agrave; travers ses fl&acirc;neries urbaines, comme ce f&ucirc;t le cas avec <i>Rouen</i> (Champ Vallon, 1993). Si <i>La Premi&egrave;re Gorg&eacute;e de bi&egrave;re</i> nous poussait dans les sentiers de la pl&eacute;nitude permettant de nous accrocher &agrave; une luminosit&eacute; propre &agrave; l&rsquo;enfance, le moteur de <i>Traces </i>se trouve plut&ocirc;t dans les petites disparitions qui pars&egrave;ment le parcours de l&rsquo;environnement urbain, des disparitions essentielles &agrave; la saisie du quotidien. Ces traces sont d&rsquo;ailleurs bien rendues par une cinquantaine de photographies prises par Martine Delerm. Le livre rassemble trente-quatre courts textes o&ugrave; l&rsquo;abondant usage du &laquo;on&raquo;, comme instance narrative, permet au lecteur de s&rsquo;identifier facilement aux sensations v&eacute;hicul&eacute;es&nbsp;&ndash;un sentiment d&rsquo;universalit&eacute;. Il ne sera pas question de cerne la totalit&eacute; des &eacute;l&eacute;ments trait&eacute;s dans <i>Traces, </i>mais d&rsquo;en soutirer quelques-uns permettant de saisir une mouvance litt&eacute;raire r&eacute;cente, soit le minimalisme positif tel que d&eacute;fini par R&eacute;mi Bertrand<a name="note1" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>. On verra d&rsquo;autre part comment <i>Traces</i> se d&eacute;marque l&eacute;g&egrave;rement de ce cadre pour int&eacute;grer des &eacute;l&eacute;ments plus pr&egrave;s de l&rsquo;actualit&eacute; en plus d&rsquo;inclure la violence du si&egrave;cle pass&eacute;.</p> <p> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>&Eacute;crire le quotidien: une tension vers l'effacement</strong></span></p> <p align="justify">&laquo;Il ne doit pas &ecirc;tre loin. Mais il a momentan&eacute;ment abandonn&eacute; son radeau de survie, car&eacute;n&eacute; dans un renfoncement du mur, une porte condamn&eacute;e.&raquo; (p. 9) C&rsquo;est de cette fa&ccedil;on que d&eacute;bute le premier texte, intitul&eacute; <i>Coque &eacute;chou&eacute;e</i>. Le grand absent c&rsquo;est un itin&eacute;rant qui d&rsquo;habitude est plong&eacute; dans un livre et s&rsquo;interrompt pour discuter avec les passants. &laquo;Mais contempler cette couette ind&eacute;cise quand il a disparu c&rsquo;est plus fort, presque insoutenable.&raquo; (p. 10) L&rsquo;absence est ici fondatrice d&rsquo;une apparition au sein de la m&eacute;moire du narrateur &ndash; ce dernier &eacute;tant bien souvent une deuxi&egrave;me peau de Delerm lui-m&ecirc;me. Si on tombe ensuite dans un r&ecirc;ve d&rsquo;enfance o&ugrave; le narrateur se voyait comme un &laquo;grognard au bivouac&raquo;, ce n&rsquo;est que pour mieux avoir honte de ce contraste, c&rsquo;est aussi revenir &agrave; l&rsquo;&acirc;ge adulte, &agrave; la raison. &laquo;Devenir un adulte, pour le sujet delermien, est toujours un d&eacute;senchantement, analogue &agrave; celui qui &eacute;merge lors du passage de la fiction &agrave; la r&eacute;alit&eacute;<a name="note2" href="#note2a"><strong>[2]</strong></a>&raquo;, &eacute;crit R&eacute;mi Betrand dans <i>Philippe Delerm et le minimalisme positif. </i>C&rsquo;est que la fiction de Delerm nous a habitu&eacute;s &agrave; ces moments o&ugrave; il n&rsquo;y avait aucun jugement sur l&rsquo;&eacute;tat des choses, mais simplement une intensit&eacute; du moment v&eacute;hicul&eacute;e dans le texte&nbsp;: intensit&eacute; o&ugrave; le temps &eacute;tait aboli pour donner toute la libert&eacute; &agrave; la qualit&eacute; des choses.<br /> &nbsp;</p> <p align="justify">Le quotidien est toujours ce qui fuit et il ne peut-&ecirc;tre compris qu&rsquo;apr&egrave;s-coup. La compr&eacute;hension toutefois implique l&rsquo;entr&eacute;e dans l&rsquo;&acirc;ge adulte, dans le cercle du langage, impliquant du coup un &eacute;cart entre le senti et la transmission de la sensation, c&rsquo;est connu&nbsp;: pour l&rsquo;auteur, il s&rsquo;agit beaucoup moins de comprendre que de <i>regarder</i>. L&rsquo;&eacute;criture devient le lieu d&rsquo;une &laquo;traduction du quotidien<a name="note3" href="#note3a"><strong>[3]</strong></a>&raquo;, selon les mots de R&eacute;mi Bertrand. Toujours selon ce dernier, l&rsquo;amplification du r&eacute;el pose le risque de retomber dans la morne r&eacute;alit&eacute; lorsque vient le temps de la voir sous notre propre regard. Bertrand nous rappelle que &laquo;[l]e bonheur minimaliste est [&hellip;] inconcevable sans la connaissance de la finitude<a name="note4" href="#note4a"><strong>[4]</strong></a>&raquo;. Ce bonheur, c&rsquo;est la vie elle-m&ecirc;me en tant qu&rsquo;elle est v&eacute;cue, travers&eacute;e. Les travers&eacute;es, d&rsquo;autre part, laissent des marques, font entrevoir la fragilit&eacute; des choses.<span lang="FR-CA"><o:p><br /> </o:p></span></p> <p align="justify"><span lang="FR-CA">Ces fins quotidiennes sont d&rsquo;ailleurs repr&eacute;sent&eacute;es par la disparition de l&rsquo;humain au sein des objets. Prenons pour exemple cet extrait de <i>Nuage d&rsquo;avion&nbsp;</i>: </span></p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">On peut distinguer si on le cherche vraiment le petit triangle &agrave; l&rsquo;avant, et c&rsquo;est &eacute;trange de penser que cette forme minuscule est &agrave; l&rsquo;origine de la branche neigeuse qui treillage l&rsquo;espace. Quant &agrave; imaginer des hommes install&eacute;s dans ce jouet, non. Pas m&ecirc;me l&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;un trajet, d&rsquo;une destination. (p. <i>21</i>)</span></p> <p align="justify">Les passagers sont ici confondus &agrave; la mati&egrave;re et comme fig&eacute;s en elle. C&rsquo;est le texte lui-m&ecirc;me, les mots, plus pr&eacute;cis&eacute;ment, qui permettent la fusion entre corps, d&eacute;cor et pens&eacute;e. Un effacement de soi pour laisser place &agrave; l&rsquo;&eacute;tonnement que procure le monde. Ce devenir-chose est d&rsquo;ailleurs mis de l&rsquo;avant dans <i>Un peu de neige dans la cour, </i>o&ugrave; le narrateur &eacute;met des hypoth&egrave;ses sur ce que c&rsquo;est que d&rsquo;&ecirc;tre b&eacute;guine&nbsp;:</p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">D&eacute;canter le monde jusqu'&agrave; n&rsquo;en garder qu&rsquo;une transparence &eacute;blouie. Se compter pour rien, pardonner &agrave; tous ceux qui se croient quelque chose. (p.<i> 39</i>)</span><o:p></o:p></p> <p align="justify">J&rsquo;avancerai ici l&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;un <i>d&eacute;-corps</i> dans l&rsquo;intentionnalit&eacute; de l&rsquo;&eacute;criture delermienne. S&rsquo;il s&rsquo;agit de se compter pour rien, il reste qu&rsquo;on doit s&rsquo;inclure dans le calcul. C&rsquo;est &ecirc;tre comme en suspension ou, mieux encore, devenir cette lumi&egrave;re m&ecirc;me du quotidien, cette intensit&eacute; qui fait du moment une totalit&eacute;. Le texte devient la possibilit&eacute; de<i> mieux voir</i> le mat&eacute;riau du monde en l&rsquo;usant, en le fatiguant. Le texte deviendrait dans cette optique un tissu conjonctif, un <i>liant</i> et un <i>lisant </i>du monde. Ce <i>d&eacute;-corps, </i>n&rsquo;est-ce pas aussi une d&eacute;route, puisqu&rsquo;il n&rsquo;y a &laquo;[p]as m&ecirc;me l&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;un trajet, d&rsquo;une destination&raquo;? Peut-&ecirc;tre y a-t-il un point de rencontre entre cette id&eacute;e et une soci&eacute;t&eacute; qui fait la promotion de la vitesse, de l&rsquo;efficacit&eacute; &agrave; tout prix. Ce <i>d&eacute;-corps </i>c&rsquo;est accepter de s&rsquo;abandonner aux lieux et entrer avec eux dans une enti&egrave;re complicit&eacute;, les faire participer &agrave; l&rsquo;espace de notre corps. Il s&rsquo;agit en m&ecirc;me temps de refuser l&rsquo;aseptisation grandissante des lieux publics, aseptisation qui emp&ecirc;che de sentir non seulement sa propre pr&eacute;sence, mais celle des autres comme le propose le texte <i>Blessures de table</i>.</p> <p> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Un ton sur ton</strong></span></p> <p align="justify">Ce <i>d&eacute;-corps</i> on le retrouve aussi chez Delerm dans <i>Le pull d&rsquo;automne</i>, un r&eacute;cit de <i>La Premi&egrave;re Gorg&eacute;e de bi&egrave;re&nbsp;</i>: &laquo;Un pull tr&egrave;s grand&nbsp;: le corps va s&rsquo;abolir, on sera la saison. Un pull en creux d&rsquo;&eacute;paule en esp&eacute;rant&hellip; M&ecirc;me pour soi, c&rsquo;est bon, cette fa&ccedil;on de jouer la fin des choses ton sur ton.<a name="note5" href="#note5a"><strong>[5]</strong></a>&raquo; Dans <i>Escargots</i>, Francis Ponge d&eacute;finissait ce ton sur ton ainsi&nbsp;: &laquo;un &eacute;l&eacute;ment passif, un &eacute;l&eacute;ment actif, le passif baignant &agrave; la fois et nourrissant l&rsquo;actif<a name="note6" href="#note6a"><strong>[6]</strong></a>&raquo;. Ce proc&eacute;d&eacute; a pour effet, dans <i>Souvenez-vous</i>, d&rsquo;activer la m&eacute;moire involontaire chez le sujet qui sera surpris par un imp&eacute;ratif de m&eacute;moire qui n&rsquo;est plus seulement individuelle, mais aussi culturelle, comme en t&eacute;moigne cet extrait&nbsp;:</p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Et tout d&rsquo;un coup, contre le mur&hellip; Juste un nombre d&rsquo;enfants morts. Une date. Rien &agrave; consommer, aucun march&eacute;, aucun commerce. Alors notre capacit&eacute; &agrave; sentir la Shoah s&rsquo;&eacute;veille, s&rsquo;extirpe de cette gangue naus&eacute;euse de produits manufactur&eacute;s o&ugrave; elle perd chaque jour de sa force. Un ordre. Souvenez-vous. L&rsquo;imp&eacute;ratif nous saisit de plein fouet, aux angles droits de la plaque grav&eacute;e. Dans l&rsquo;&eacute;cole, &ccedil;a doit &ecirc;tre la r&eacute;cr&eacute;, on entend une rumeur derri&egrave;re les murs, une bouff&eacute;e de vie, de joie, qui souligne si bien l&rsquo;&eacute;tendue du silence. (p.<i> 76</i>)</span><o:p></o:p></p> <p align="justify">Dans le texte <i>Grande section</i>, c&rsquo;est la situation des sans-papiers qui est abord&eacute;e. C&rsquo;est par un acte de r&eacute;appropriation de la rue, tracts et affiches au menu, qu&rsquo;on veut reprendre une situation en mains. L&rsquo;acte semble vain&nbsp;: &laquo;Et combien de milliers de papiers pour esp&eacute;rer sauver un sans-papiers?&raquo; (p.<i> 126</i>) Mais peut-&ecirc;tre s&rsquo;agit-il de laisser possible l&rsquo;espoir d&rsquo;une justice sociale? En effet, Delerm offre moins des solutions aux probl&egrave;mes sociaux qu&rsquo;une constatation de ceux-ci&nbsp;: il se pose &agrave; nouveau en situation de spectateur, mais tout juste ce qu&rsquo;il faut pour laisser l&rsquo;impression au lecteur que le narrateur pourrait agir sur les &eacute;v&eacute;nements. C&rsquo;est le chemin parcouru qui importe, mais qu&rsquo;arrive-t-il lorsqu&rsquo;on ne sait pas &ndash;ou que l&rsquo;on ne veut pas savoir!&ndash; o&ugrave; le chemin nous m&egrave;ne? Nous retrouvons de nouveau cette id&eacute;e de d&eacute;route soulev&eacute;e pr&eacute;c&eacute;demment.</p> <p> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Nostalgie des rapports &agrave; l'ancienne</strong></span></p> <p align="justify">Il y a une nostalgie &eacute;vidente, dans l&rsquo;&eacute;criture de Delerm, d&rsquo;un temps o&ugrave; la lenteur et les contacts humains se faisaient par autre chose que l&rsquo;interm&eacute;diaire des t&eacute;l&eacute;phones portables et d&rsquo;Internet. D&eacute;j&agrave; dans <i>La Sieste assassin&eacute;e</i>, il &eacute;crivait ceci &agrave; propos des utilisateurs de cellulaires&nbsp;: &laquo;&nbsp;Mais il y a cet air un peu pench&eacute;, qui navigue sur les trottoirs en solitudes parall&egrave;les. Comme si on &eacute;tait tous exil&eacute;s de l&rsquo;enfance, un peu perdus.<a name="note7" href="#note7a"><strong>[7]</strong></a>&raquo; Dans <i>Traces</i>, un texte intitul&eacute; <i>Le bon r&eacute;seau</i> nous donne &agrave; lire ceci&nbsp;: &laquo;Ils n&rsquo;ont m&ecirc;me pas besoin de passer des SMS, de s&rsquo;enfoncer dans la technologie. Leurs rapports sont encore &agrave; l&rsquo;ancienne, des rapports de quartier, de pr&eacute;sence physique, des rapports d&rsquo;habitude.&raquo; (p. 91) Il y a ici d&eacute;sir de sortir d&rsquo;un temps rapide pour entrer dans un temps o&ugrave; la lenteur et m&ecirc;me la paresse, si on a lu <i>Mister Mouse</i>, sont ma&icirc;tres. Par ces chemins dont on ne veut savoir la destination et qui font incursion dans presque tous les livres de l&rsquo;auteur, il y a le d&eacute;sir de sortir de la fonctionnalit&eacute; de plus en plus poignante du monde moderne. Delerm offre &agrave; son lecteur un art de vivre au quotidien, celui-ci ayant pour principale caract&eacute;ristique d&rsquo;&ecirc;tre fuyant. C&rsquo;est constamment vivre sous le joug de l&rsquo;oubli, n&eacute;cessaire mais angoissant.</p> <p align="justify"><em>Stylet d&rsquo;angoisse</em><span lang="FR-CA">, texte concluant <i>Traces</i>, pose comme d&eacute;cor un mur qui change constamment sous les attaques d&rsquo;un graphomane. Les derni&egrave;res phrases vont comme suit&nbsp;:&nbsp;</span></p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">C&rsquo;&eacute;tait une autre fa&ccedil;on de se cogner contre les murs [en y gravant des mots], contre le monde, cette mani&egrave;re de s&rsquo;inscrire, de vouloir &eacute;chapper &agrave; la surface, &agrave; l&rsquo;effacement. Inqui&eacute;tante aussi, car apr&egrave;s tout le stylet obstin&eacute; des graphomanes n&rsquo;est que la m&eacute;taphore de tous ceux qui &eacute;crivent. Entre les livres et les murs, diff&eacute;remment dilu&eacute;e, c&rsquo;est l&rsquo;angoisse qui m&egrave;ne. Il n&rsquo;y a pas de cr&eacute;ation paisible.</span><o:p></o:p></p> <p align="justify">Aucune cr&eacute;ation paisible, certes, car les mots m&ecirc;me grav&eacute;s finissent par dispara&icirc;tre. Avec <i>Traces</i>, il semble qu&rsquo;une conscience encore plus importante de l&rsquo;impermanence se fait porteuse des mots, toujours bien fil&eacute;s, de Philippe Delerm. &laquo;&Agrave; chaque risque le bonheur est l&agrave;<a name="note9" href="#note8a"><strong>[8]</strong></a>&raquo;, &eacute;crivait-il dans <i>Fragiles. </i>Vivre le bonheur, de nos jours, c&rsquo;est &ecirc;tre conscient d&rsquo;une perte &eacute;ventuelle qui nous guette&nbsp;: il faut opter pour le risque.<span> </span></p> <p> <a name="note1a" href="#note1"> 1</a> R&eacute;mi Bertrand,<em>&nbsp;Philippe Delerm et le minimalisme positif</em>, Monaco, &Eacute;ditions du Rocher, 2005, 235 p.<br /> <a name="note2a" href="#note2"> 2</a> <em>Ibid</em>., p. 144.<br /> <a name="note3a" href="#note3"> 3</a> <em>Ibid</em>., p. 42.<br /> <a name="note4a" href="#note4"> 4</a> <em>Ibid.,</em> p. 152<br /> <a name="note5a" href="#note5"> 5</a> Philippe Delerm, <em>La Premi&egrave;re gorg&eacute;e de bi&egrave;re et autres plaisirs minuscules</em>, Paris, Gallimard, coll. &laquo;L&rsquo;Arpenteur&raquo;, 1997, p. 58.<br /> <a name="note6a" href="#note6"> 6</a> Francis Ponge, <em>Le Parti pris des chose </em>pr&eacute;c&eacute;d&eacute; de <em>Douze petits &eacute;crits </em>et suivi de <em>Pro&ecirc;mes</em>, Paris, Gallimard, 1948, p. 51. <br /> <a name="note7a" href="#note7"> 7</a> Philippe Delerm, <em>L</em><em>a Sieste assassin&eacute;e</em>, Paris, Gallimard, coll. &laquo;L&rsquo;Arpenteur&raquo;, 2001, p. 16.<br /> <a name="note8a" href="#note9"> 8</a> Philippe Delerm, Martine Delerm (aquarelles), <em>Fragiles</em>, Paris, &Eacute;ditions du Seuil, coll. &laquo;Points&raquo;, Paris, 2001, p. 30.</p> <p></p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-bonheur-ou-lart-de-la-perte#comments BERTRAND, Rémi DELERM, Martine DELERM, Philippe Flânerie France PONGE, Francis Quotidien Réalisme Urbanité Récit(s) Mon, 22 Dec 2008 11:25:00 +0000 Benoit Bordeleau 47 at http://salondouble.contemporain.info