Salon double - Réalisme magique http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/310/0 fr Éloge de la relecture ou L’invraisemblance qui réactive le récit http://salondouble.contemporain.info/antichambre/eloge-de-la-relecture-ou-l-invraisemblance-qui-reactive-le-recit <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/landry-pierre-luc">Landry, Pierre-Luc </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-text field-field-soustitre"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> Pour une (re)lecture réaliste magique du roman Un an de Jean Echenoz </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><div class="rteindent3"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Tout l&rsquo;art de Kafka consiste &agrave; obliger le lecteur &agrave; <em>relire</em>. Ses d&eacute;nouements &mdash;ou ses absences de d&eacute;nouements&mdash; sugg&egrave;rent des explications mais qui n&rsquo;apparaissent pas en clair et qui exigent que l&rsquo;histoire soit relue sous un nouvel angle pour appara&icirc;tre fond&eacute;es. Quelquefois il y a une double ou triple possibilit&eacute; d&rsquo;interpr&eacute;tation d&rsquo;o&ugrave; appara&icirc;t la n&eacute;cessit&eacute; de deux ou trois lectures. Mais on aurait tort de vouloir tout interpr&eacute;ter dans le d&eacute;tail chez Kafka. Un symbole est toujours dans le g&eacute;n&eacute;ral et l&rsquo;artiste en donne une traduction en gros. Il n&rsquo;y a pas de mot &agrave; mot. Le mouvement seul est restitu&eacute;. Et pour le reste il faut faire la part du hasard qui est grande chez tout cr&eacute;ateur.</span> <p>Albert Camus, <em>Carnets</em></p></div> <p> <a href="#note1a" name="note1"><strong>[1]</strong></a></p> <p>On retrouve dans la production litt&eacute;raire contemporaine plusieurs occurrences de r&eacute;cits qui permettent la cohabitation non probl&eacute;matis&eacute;e de naturel et de surnaturel dans un m&ecirc;me univers de fiction, et qui en appellent ainsi &agrave; une lecture diff&eacute;rente du roman en g&eacute;n&eacute;ral en posant autrement la question de l&rsquo;adh&eacute;sion au racont&eacute;. Certains de ces r&eacute;cits, que l&rsquo;on peut qualifier de r&eacute;alistes magiques &agrave; la suite d&rsquo;Amaryll Beatrice Chanady<a href="#note2a" name="note2"><strong>[2]</strong></a>, r&eacute;inventent en quelque sorte le paradigme de la transmission narrative; le lecteur n&rsquo;est pas appel&eacute; &agrave; questionner les &eacute;v&eacute;nements surnaturels du r&eacute;cit r&eacute;aliste magique et accepte les invraisemblances qui le ponctuent comme allant de soi: il les consid&egrave;re comme faisant partie de la r&eacute;alit&eacute; du texte &mdash;r&eacute;alit&eacute; artificielle, certes, mais coh&eacute;rente &agrave; l&rsquo;univers di&eacute;g&eacute;tique mise en place dans le roman. Le cas que je propose d&rsquo;&eacute;tudier est assez particulier: lors d&rsquo;une premi&egrave;re lecture, le roman <em>Un an</em><a href="#note3a" name="note3"><strong>[3]</strong></a> de l&rsquo;&eacute;crivain fran&ccedil;ais Jean Echenoz, paru aux &Eacute;ditions de Minuit en 1997, ne semble pas appartenir au r&eacute;alisme magique comme je le d&eacute;finirai. Toutefois, l&rsquo;invraisemblance di&eacute;g&eacute;tique finale qui vient d&eacute;savouer le r&eacute;cit tout entier permet de relire le roman &agrave; l&rsquo;aune du r&eacute;alisme magique. Cette invraisemblance majeure perd alors de son impossible et la relecture ainsi activ&eacute;e, orient&eacute;e par le r&eacute;alisme magique, vient &agrave; son tour mettre en lumi&egrave;re d&rsquo;autres invraisemblances qui, jusque-l&agrave;, ont pu passer inaper&ccedil;ues. C&rsquo;est ce cas particulier de fiction vertigineuse que je propose d&rsquo;observer dans le cadre de ce texte. Je souhaite, d&rsquo;une certaine fa&ccedil;on et par extension, appliquer ce que Camus a affirm&eacute; des textes de Kafka au roman d&rsquo;Echenoz, et faire ainsi l&rsquo;&eacute;loge de la relecture, qui ouvre l&rsquo;interpr&eacute;tation sur des avenues que le lecteur qui ne s&rsquo;en tient qu&rsquo;&agrave; une seule lecture n&rsquo;aurait peut-&ecirc;tre pas soup&ccedil;onn&eacute;es. Ma d&eacute;marche s&rsquo;apparente ainsi &agrave; celle men&eacute;e par Richard Saint-Gelais dans un article sur le roman <em>Le meurtre de Roger Ackroyd</em> d&rsquo;Agatha Christie, o&ugrave; il affirme que</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> le r&eacute;sultat de la relecture est non seulement de voir des indices compromettants l&agrave; o&ugrave; la premi&egrave;re lecture n&rsquo;en voyait pas, mais aussi de voir comment les dispositifs d&eacute;courageaient dans un premier temps des op&eacute;rations de lecture qu&rsquo;en m&ecirc;me temps ils permettaient<a name="note4" href="#note4a"><strong>[4]</strong></a>.</span></div> <p> Et l&rsquo;on verra bien assez vite que c&rsquo;est tout &agrave; fait le cas dans le roman qui nous int&eacute;resse ici.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Quelques pr&eacute;cautions</strong></span></p> <p>La lecture que je proposerai du roman <em>Un an</em> est une lecture immanente du texte. Je souhaite montrer ainsi qu&rsquo;il est possible de lire le roman en modifiant notre r&eacute;ponse esth&eacute;tique &agrave; l&rsquo;aune du r&eacute;alisme magique. On pourrait &mdash;et on peut&mdash; accepter la fin vertigineuse et choquante du roman comme telle, la consid&eacute;rer comme une paralipse, une r&eacute;tention d&rsquo;information par le narrateur, mais on peut aussi l&rsquo;envisager autrement. Il me semble que le r&eacute;alisme magique propose des pistes de r&eacute;flexion int&eacute;ressantes par rapport &agrave; cet effet de lecture singulier. Et s&rsquo;il y a consensus dans les &eacute;tudes sur l&rsquo;&oelig;uvre romanesque d&rsquo;Echenoz, c&rsquo;est bien autour de la question de la subversion des genres; ailleurs, Echenoz se joue des codes du roman d&rsquo;aventures (<em>Le M&eacute;ridien de Greenwich</em>, 1979&nbsp;; <em>L&rsquo;&Eacute;quip&eacute;e malaise</em>, 1986), du roman noir (<em>Le M&eacute;ridien de Greenwich</em>), du roman d&rsquo;espionnage (<em>Lac</em>, 1989) et du roman policier (<em>Cherokee</em>, 1983), par exemple, ce qui rend, il me semble, encore plus plausible la (re)lecture r&eacute;aliste magique que je proposerai ici. Une certaine exploration ludique des codes du myst&egrave;re se trouvait d&eacute;j&agrave;, en 1995, dans <em>Les Grandes blondes</em> et s&rsquo;est poursuivie, en 2003, dans le roman <em>Au piano</em>. J&rsquo;observerai donc sous une loupe r&eacute;aliste magique ce que Christine J&eacute;rusalem, dans son livre <em>Jean Echenoz: g&eacute;ographies du vide</em>, appelle l&rsquo;effet de romanesque: &laquo;L&rsquo;effet de romanesque constitue en quelque sorte la contrepartie sym&eacute;trique du fameux &ldquo;effet de r&eacute;el&rdquo;. Il vise l&rsquo;adh&eacute;sion du lecteur &agrave; l&rsquo;aspect invraisemblable du r&eacute;cit<a name="note5" href="#note5a"><strong>[5]</strong></a>&raquo;. La mise &agrave; mal des codes de la repr&eacute;sentation r&eacute;aliste participe de cet effet de romanesque et, par le fait m&ecirc;me, du r&eacute;alisme magique. Et je tiens &agrave; pr&eacute;ciser, avant de me lancer enfin, que je ne sugg&egrave;re pas de hi&eacute;rarchiser les lectures (ou les relectures) possibles de <em>Un an</em>: les textes d&rsquo;Echenoz sont suffisamment riches pour soutenir une multitude d&rsquo;hypoth&egrave;ses interpr&eacute;tatives, et celle-ci, orient&eacute;e par le r&eacute;alisme magique, n&rsquo;est qu&rsquo;une lecture parmi tant d&rsquo;autres. Il existe en effet d&rsquo;autres interpr&eacute;tations, mais j&rsquo;aimerais en pr&eacute;senter une qui a l&rsquo;avantage d&rsquo;aborder le cas d&rsquo;Echenoz moins comme une subversion des codes (approche par la n&eacute;gation, fr&eacute;quente chez la critique<a name="note6" href="#note6a"><strong>[6]</strong></a>) que comme une strat&eacute;gie positive et, en ce sens, originale. Je souhaite d&eacute;placer quelque peu les enjeux: alors que de nombreuses &eacute;tudes parlent d&rsquo;impossibilit&eacute; et de non-fiabilit&eacute; du narrateur (ou de la narration), je m&rsquo;int&eacute;resserai plut&ocirc;t au revers ignor&eacute; de cette m&eacute;daille maintes fois astiqu&eacute;e, c&rsquo;est-&agrave;-dire &agrave; la <em>possibilit&eacute;</em>. En effet, la plupart des critiques qui s&rsquo;int&eacute;ressent &agrave; ce roman se butent &agrave; ses impossibilit&eacute;s (narratives, fictionnelles)<a href="#note7a" name="note7"><strong>[7]</strong></a>, alors que ma lecture sera plut&ocirc;t &laquo;positive&raquo;.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>&Agrave; propos du r&eacute;alisme magique</strong></span></p> <p>Le terme &laquo;r&eacute;alisme magique&raquo; a &eacute;t&eacute; employ&eacute; pour la premi&egrave;re fois par le critique d&rsquo;art allemand Franz Roh dans le titre d&rsquo;un texte publi&eacute; en 1925. Il utilise le terme sans vraiment s&rsquo;engager sur sa signification: il &eacute;crit dans la pr&eacute;face de son texte qu&rsquo;il n&rsquo;attribue pas &laquo;de valeur sp&eacute;ciale au titre &ldquo;r&eacute;alisme magique&rdquo;<a href="#note8a" name="note8"><strong>[8]</strong></a>&raquo;, avec lequel il d&eacute;crit le &laquo;retour de la peinture au r&eacute;alisme apr&egrave;s le style plus abstrait de l&rsquo;expressionnisme<a href="#note9a" name="note9"><strong>[9]</strong></a>&raquo;. Le terme a ensuite migr&eacute; vers l&rsquo;Am&eacute;rique latine et en est venu &agrave; d&eacute;signer &laquo;la tendance contraire, qui est l&rsquo;<em>&eacute;cart</em> d&rsquo;un texte par rapport au r&eacute;alisme plut&ocirc;t que le r&eacute;investissement du r&eacute;alisme par le texte<a href="#note10a" name="note10"><strong>[10]</strong></a>&raquo;. Il a &eacute;t&eacute; employ&eacute; de fa&ccedil;on de plus en plus affirm&eacute;e avec la parution d&rsquo;un essai &eacute;crit par Angel Flores en 1955, intitul&eacute; &laquo;Le r&eacute;alisme magique dans les fictions latino-am&eacute;ricaines<a href="#note11a" name="note11"><strong>[11]</strong></a>&raquo;. Cette double migration &mdash;d&rsquo;une part vers la litt&eacute;rature et d&rsquo;autre part vers l&rsquo;Am&eacute;rique latine&mdash; est devenue plut&ocirc;t permanente apr&egrave;s 1967; selon Maria Takolander, c&rsquo;est la traduction et la diffusion &agrave; travers le monde du roman <em>Cent ans de solitude</em> du Colombien Gabriel Garc&iacute;a M&aacute;rquez qui ont fait en sorte que le terme r&eacute;alisme magique soit accol&eacute; de fa&ccedil;on consensuelle et &laquo;officielle&raquo;, si l&rsquo;on veut, &agrave; cette &laquo;forme fictionnelle hybride qui combine fantastique et r&eacute;alisme, que les auteurs latino-am&eacute;ricains avaient produite et continuaient de produire<a href="#note12a" name="note12"><strong>[12]</strong></a>&raquo;. Dans un ouvrage paru en 1985, Amaryll Beatrice Chanady affirme que la principale caract&eacute;ristique du r&eacute;alisme magique est la suivante: &laquo;[A]lors que dans le fantastique, le surnaturel est per&ccedil;u comme probl&eacute;matique, puisqu&rsquo;il est manifestement antinomique par rapport au cadre rationnel du texte, le surnaturel dans le r&eacute;alisme magique est accept&eacute; comme faisant partie de la r&eacute;alit&eacute;<a name="note13" href="#note13a"><strong>[13]</strong></a>&raquo;. Toutefois, la pr&eacute;sence du surnaturel n&rsquo;est pas suffisante pour d&eacute;crire le r&eacute;alisme magique. Il importe que le cadre de r&eacute;f&eacute;rence r&eacute;aliste soit aussi d&eacute;velopp&eacute; que le cadre de r&eacute;f&eacute;rence surnaturel dans le r&eacute;cit, sinon le texte bascule vers le merveilleux. Selon Chanady, l&rsquo;histoire doit &ecirc;tre situ&eacute;e dans le monde contemporain et contenir une somme importante de descriptions r&eacute;alistes de ce monde et des &ecirc;tres qui l&rsquo;habitent afin de cr&eacute;er un tout harmonieux et coh&eacute;rent. Est r&eacute;aliste magique, en somme, une fiction qui r&eacute;pond aux trois crit&egrave;res suivants: tout d&rsquo;abord, le surnaturel dans le texte n&rsquo;est pas pr&eacute;sent&eacute; comme probl&eacute;matique; ensuite, le conflit de sens habituel entre le naturel et le surnaturel est r&eacute;solu par la narration; finalement, il n&rsquo;y a pas de jugement par rapport &agrave; la v&eacute;racit&eacute; des &eacute;v&eacute;nements dans la fiction, les deux niveaux de r&eacute;alit&eacute; n&rsquo;&eacute;tant pas hi&eacute;rarchis&eacute;s. La diff&eacute;rence principale entre le r&eacute;alisme magique et le fantastique r&eacute;side dans la condition de non probl&eacute;matisation du surnaturel. Dans le fantastique, le surnaturel cr&eacute;e une h&eacute;sitation que Todorov &eacute;rigeait en condition essentielle au genre: &laquo;D&rsquo;abord, il faut que le texte oblige le lecteur &agrave; consid&eacute;rer le monde des personnages comme un monde de personnes vivantes et &agrave; h&eacute;siter entre une explication naturelle et une explication surnaturelle des &eacute;v&eacute;nements &eacute;voqu&eacute;s<a href="#note14a" name="note14"><strong>[14]</strong></a>&raquo;. De plus, dans le r&eacute;alisme magique, l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement surnaturel, parce qu&rsquo;il est plac&eacute; sur le m&ecirc;me pied d&rsquo;&eacute;galit&eacute; que l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement naturel, n&rsquo;attire pas plus l&rsquo;attention ni des personnages ni du lecteur.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les impossibilit&eacute;s du roman <em>Un an</em></strong></span></p> <p>L&rsquo;incipit de <em>Un an</em> plonge directement le lecteur dans l&rsquo;action du roman: &laquo;Victoire, s&rsquo;&eacute;veillant un matin de f&eacute;vrier sans rien se rappeler de la soir&eacute;e puis d&eacute;couvrant F&eacute;lix mort pr&egrave;s d&rsquo;elle dans leur lit, fit sa valise avant de passer &agrave; la banque et de prendre un taxi vers la gare Montparnasse&raquo; (p.7). L&rsquo;entr&eacute;e du narrateur dans l&rsquo;imperceptible, avec le bout de phrase &laquo;sans rien se rappeler&raquo;, donne d&rsquo;embl&eacute;e le ton de ce qui sera une narration omnisciente, h&eacute;t&eacute;rodi&eacute;g&eacute;tique et non-repr&eacute;sent&eacute;e, et dot&eacute;e d&rsquo;une personnalit&eacute; forte, au demeurant. Victoire, donc, craint d&rsquo;&ecirc;tre suspect&eacute;e pour la mort de F&eacute;lix parce qu&rsquo;elle ne se souvient de rien; elle fuit Paris et va errer pendant presqu&rsquo;un an, d&rsquo;abord sur la C&ocirc;te basque, puis dans les Landes, &agrave; Toulouse, dans les Landes encore, pour finalement rejoindre Paris en novembre de la m&ecirc;me ann&eacute;e, dix mois apr&egrave;s son d&eacute;part. Au d&eacute;but, <em>tout va bien</em>, pour reprendre les mots de Pierre Lepape qui signe la quatri&egrave;me de couverture: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> Elle loue une villa au Pays basque, se trouve un amant. Mais l&rsquo;amant lui vole ses sous et Victoire va parcourir une &agrave; une les &eacute;tapes de la d&eacute;gringolade sociale: apr&egrave;s la villa, les chambres d&rsquo;h&ocirc;tel, de plus en plus miteuses, puis la belle &eacute;toile; le v&eacute;lo, puis l&rsquo;autostop et, quand elle est devenue trop sale, trop d&eacute;penaill&eacute;e pour le stop, la marche au hasard, l&rsquo;association avec d&rsquo;autres clochards, le chapardage, la promiscuit&eacute;, la perte progressive de soi et du monde.</span></div> <p> &Agrave; quelques reprises dans le roman, Louis-Philippe, ami commun de Victoire et de F&eacute;lix, appara&icirc;t l&agrave; o&ugrave; Victoire se trouve pour lui donner des nouvelles de l&rsquo;enqu&ecirc;te. Il lui recommande de ne pas rentrer tout de suite &agrave; Paris, au d&eacute;but, parce que sa responsabilit&eacute; dans la mort de F&eacute;lix n&rsquo;a pas encore &eacute;t&eacute; &eacute;cart&eacute;e (p.30-31). Puis, alors que le roman s&rsquo;ach&egrave;ve, Louis-Philippe annonce &agrave; Victoire que l&rsquo;affaire F&eacute;lix est close, qu&rsquo;elle peut rentrer &agrave; Paris (p.104). Dix heures plus tard, elle y est. Le r&eacute;cit se termine sur un excipit qui ne r&eacute;sout pas grand-chose, en quelque sorte:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> Victoire, les semaines suivantes, &eacute;vita les lieux qu&rsquo;elle avait l&rsquo;habitude de fr&eacute;quenter auparavant. Puis quand m&ecirc;me un soir de la mi-novembre, ayant presque retrouv&eacute; son apparence normale, elle se risqua jusqu&rsquo;au Central. Elle ne s&rsquo;y &eacute;tait plus rendue depuis la veille de son d&eacute;part mais &agrave; peine entr&eacute;e, debout pr&egrave;s du bar en compagnie d&rsquo;une belle femme, elle aper&ccedil;ut F&eacute;lix. <p>F&eacute;lix, qui avait l&rsquo;air en pleine forme, ne parut pas manifester quelque &eacute;motion particuli&egrave;re en voyant approcher Victoire. Alors, s&rsquo;exclama-t-il seulement, o&ugrave; est-ce que tu &eacute;tais pass&eacute;e? Je t&rsquo;ai cherch&eacute;e partout, je te pr&eacute;sente H&eacute;l&egrave;ne. Victoire, souriant &agrave; H&eacute;l&egrave;ne, s&rsquo;abstint de demander &agrave; F&eacute;lix comment il n&rsquo;&eacute;tait pas mort, ce qui e&ucirc;t risqu&eacute; d&rsquo;infl&eacute;chir l&rsquo;ambiance, et pr&eacute;f&eacute;ra commander un blanc sec. Et Louis-Philippe, dit-elle, tu l&rsquo;as vu ces jours-ci? Ah, dit F&eacute;lix, tu n&rsquo;as pas su. Je suis d&eacute;sol&eacute;. Je vous laisse un instant, dit H&eacute;l&egrave;ne. Je suis d&eacute;sol&eacute;, r&eacute;p&eacute;ta F&eacute;lix &agrave; voix basse apr&egrave;s qu&rsquo;elle se fut &eacute;loign&eacute;e, je croyais que tu savais. On n&rsquo;a pas trop compris ce qui s&rsquo;est pass&eacute; pour Louis-Philippe, on n&rsquo;a jamais bien su, je crois qu&rsquo;on l&rsquo;a trouv&eacute; deux ou trois jours apr&egrave;s dans sa salle de bains. C&rsquo;est tout le probl&egrave;me quand on vit seul. &Ccedil;a s&rsquo;est pass&eacute; juste au moment de ton d&eacute;part, &ccedil;a va faire quoi, un an, un peu moins d&rsquo;un an. J&rsquo;ai m&ecirc;me cru un moment que tu &eacute;tais partie &agrave; cause de &ccedil;a. Mais non, dit Victoire, bien s&ucirc;r que non (p.110-111).</p></span></div> <p> Le roman s&rsquo;ach&egrave;ve sur cette invraisemblance empirique et di&eacute;g&eacute;tique majeure: empirique, d&rsquo;une part, parce que Louis-Philippe, mort, &eacute;tait bien vivant tout au long du r&eacute;cit et que F&eacute;lix, vivant, &eacute;tait plut&ocirc;t mort d&egrave;s l&rsquo;ouverture du r&eacute;cit; di&eacute;g&eacute;tique, d&rsquo;autre part, pour les m&ecirc;mes raisons: la mise en intrigue par le narrateur omniscient perd ici de sa coh&eacute;rence et de sa cr&eacute;dibilit&eacute;. De deux choses l&rsquo;une: ou Louis-Philippe serait un fant&ocirc;me et aurait menti &agrave; Victoire concernant la mort de F&eacute;lix, d&rsquo;une certaine fa&ccedil;on ressuscit&eacute;; ou, encore, le narrateur aurait retenu une somme importante de savoir et Victoire aurait tout simplement &eacute;t&eacute; victime d&rsquo;hallucinations lors de son errance. C&rsquo;est la deuxi&egrave;me hypoth&egrave;se qui semble au premier abord la plus valide, notamment en ce que le narrateur para&icirc;t d&eacute;l&eacute;guer la focalisation &agrave; Victoire &mdash;le lecteur aurait donc lu un r&eacute;cit &agrave; focalisation interne fixe sur le personnage de Victoire. Mais ce n&rsquo;est pas le cas. J&rsquo;ai affirm&eacute; plus t&ocirc;t que la narration, d&egrave;s les premiers mots du r&eacute;cit, entre dans l&rsquo;imperceptible en mentionnant que Victoire ne se souvient de rien. N&eacute;anmoins, cette focalisation interne est plut&ocirc;t simul&eacute;e; en effet, il serait plus juste de parler d&rsquo;un narrateur omniscient qui se joue du lecteur, &agrave; tout le moins du narrataire ou, encore mieux: qui se joue <em>de son propre syst&egrave;me narratif</em>, comme l&rsquo;&eacute;crit Genette &agrave; propos de Proust dans &laquo;Discours du r&eacute;cit<a name="note15" href="#note15a"><strong>[15]</strong></a>&raquo;. Un moment particulier du roman permet de bien comprendre ce que je veux dire: le narrateur met en sc&egrave;ne une d&eacute;l&eacute;gation de focalisation tout &agrave; fait impossible, et qui commence sur le rebord d&rsquo;une fen&ecirc;tre, cadre parfait pour l&rsquo;occasion:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> L&rsquo;apr&egrave;s-midi du m&ecirc;me jour, comme elle vaquait &agrave; la cuisine vers l&rsquo;heure du th&eacute;, un courant d&rsquo;air fit s&rsquo;ouvrir puis claquer bruyamment la fen&ecirc;tre de sa chambre. Elle monta l&rsquo;escalier pour aller fermer le battant mais d&rsquo;abord, accoud&eacute;e &agrave; la barre d&rsquo;appui, elle consid&eacute;ra la mer vide. <p>Pas vide pour longtemps puisque par la droite du cadre, au loin, parut la proue d&rsquo;un cargo rouge et noir. Inactif pour le moment, accoud&eacute; au bastingage, le radiot&eacute;l&eacute;graphiste affect&eacute; &agrave; ce cargo consid&eacute;rait dans sa longue-vue la c&ocirc;te pointill&eacute;e de pavillons, les drapeaux flaccides hiss&eacute;s sur les plages et les d&eacute;riveurs aux voiles faseyantes, affaiss&eacute;es comme de vieux rideaux. Ensuite, au beau milieu du ciel, le radiot&eacute;l&eacute;graphiste observa le bimoteur &agrave; h&eacute;lices tra&icirc;nant une banderole publicitaire environn&eacute;e d&rsquo;oiseaux marins tra&ccedil;ant des chiffres, sur fond de nuages passant du m&ecirc;me &agrave; l&rsquo;autre et du pareil au m&ecirc;me (p.28-29).</p></span></div> <p> Cette d&eacute;l&eacute;gation de focalisation au personnage de Victoire est impossible pour plusieurs raisons. Tout d&rsquo;abord, quelques pages auparavant, on a annonc&eacute; que &laquo;l&rsquo;oc&eacute;an &eacute;tait trop &eacute;loign&eacute; [du pavillon] pour qu&rsquo;on puisse l&rsquo;entendre&raquo; (p.23). De plus, le radiot&eacute;l&eacute;graphiste, lorsqu&rsquo;il regarde la c&ocirc;te avec sa longue-vue, ne voit qu&rsquo;un pointill&eacute; de pavillons, ce qui rend impossible le fait que Victoire soit en train d&rsquo;observer, &agrave; l&rsquo;&oelig;il nu, ce qu&rsquo;il fait sur le cargo qu&rsquo;elle distingue seulement au loin. Tout ce qui est rapport&eacute;, donc, nous parvient du narrateur qui, sans focalisation, est tout &agrave; fait omniscient. L&rsquo;hypoth&egrave;se d&rsquo;une s&eacute;rie d&rsquo;hallucinations par Victoire est donc &agrave; rejeter. Le narrateur n&rsquo;a pas op&eacute;r&eacute; l&rsquo;importante r&eacute;tention de savoir que supposait cette hypoth&egrave;se. Il convient donc de revenir &agrave; la premi&egrave;re hypoth&egrave;se, qui stipule que Louis-Philippe est un fant&ocirc;me qui ment &agrave; Victoire pour une raison que l&rsquo;on ne conna&icirc;t pas, et que F&eacute;lix, de quelque fa&ccedil;on que ce soit, est revenu &agrave; la vie apr&egrave;s que Victoire ait quitt&eacute; Paris.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Et le surnaturel</strong></span></p> <p>Cette hypoth&egrave;se r&eacute;aliste magique r&eacute;actualise en quelque sorte le r&eacute;cit, que l&rsquo;on est tent&eacute; de relire &agrave; l&rsquo;aune de cette nouvelle donn&eacute;e. Cette relecture r&eacute;aliste magique permet de mettre en lumi&egrave;re d&rsquo;autres invraisemblances, empiriques celles-l&agrave;, qui ont pu &eacute;chapper &agrave; la vigilance du lecteur, qui les aura peut-&ecirc;tre rel&eacute;gu&eacute;es au statut de simples descriptions stylis&eacute;es, par exemple. Il faut l&rsquo;avouer, ce sont de petites occurrences surnaturelles qui ponctuent ici et l&agrave; le r&eacute;cit, mais qui peuvent &ecirc;tre interpr&eacute;t&eacute;es comme &eacute;tant de v&eacute;ritables invraisemblances par un (re)lecteur qui consid&egrave;re le texte autrement, apr&egrave;s avoir &eacute;tabli que Louis-Philippe est un fant&ocirc;me. D&rsquo;ailleurs, d&egrave;s la dixi&egrave;me page du roman, n&rsquo;est-il pas indiqu&eacute; que &laquo;[c]&rsquo;&eacute;tait toujours par hasard au Central, et fr&eacute;quemment en fin d&rsquo;apr&egrave;s-midi, que Victoire croisait Louis-Philippe alors que lui, o&ugrave; qu&rsquo;elle f&ucirc;t et n&rsquo;importe quand, savait toujours la retrouver d&egrave;s qu&rsquo;il voulait&raquo; (p.10)? Ce qui s&rsquo;av&egrave;re juste: Victoire n&rsquo;a laiss&eacute; derri&egrave;re elle aucune trace qui e&ucirc;t permis de la retrouver et, pourtant, Louis-Philippe vient frapper &agrave; la porte du pavillon qu&rsquo;elle occupe &agrave; Saint-Jean-de-Luz, puis se trouve par hasard &agrave; l&rsquo;h&ocirc;tel Albizzia en m&ecirc;me temps qu&rsquo;elle, la prend en stop sur la route qui m&egrave;ne &agrave; Toulouse et, finalement, vient la rejoindre dans un bar situ&eacute; &agrave; peu pr&egrave;s nulle part, alors que Victoire erre en for&ecirc;t depuis longtemps d&eacute;j&agrave;. Mais ces co&iuml;ncidences ne pourraient &ecirc;tre, apr&egrave;s tout, que des co&iuml;ncidences. Nombreuses et d&eacute;routantes, certes, mais pas surnaturelles pour autant. Le premier v&eacute;ritable indice de la pr&eacute;sence du surnaturel dans le r&eacute;cit, c&rsquo;est No&euml;lle Valade, la propri&eacute;taire de la villa que loue Victoire &agrave; Saint-Jean-de-Luz, qui l&rsquo;incarne. La premi&egrave;re description du personnage va comme suit:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> Visage clair et v&ecirc;tement clairs, l&egrave;vres souriantes et cabriolet corail ton sur ton, cette propri&eacute;taire nomm&eacute;e No&euml;lle Valade <em>semblait flotter &agrave; quelques centim&egrave;tres du sol </em>malgr&eacute; son imposante poitrine mais il en est ainsi des imposantes poitrines, certaines vous lestent et d&rsquo;autres vous exhaussent, sacs de sable ou ballons d&rsquo;h&eacute;lium, et <em>sa peau translucide et lumineuse</em> d&eacute;notait un v&eacute;g&eacute;tarisme strict (p.15; c&rsquo;est moi qui souligne).</span></div> <p> Mais, ici, le vocabulaire nuance le surnaturel; le narrateur indique que No&euml;lle Valade <em>semblait</em> flotter au-dessus du sol, et calque ainsi, en mode mineur, la fausse d&eacute;l&eacute;gation de focalisation que j&rsquo;ai pr&eacute;sent&eacute;e plus t&ocirc;t: c&rsquo;est Victoire qui per&ccedil;oit le personnage, semble-t-il, alors que, je l&rsquo;ai dit, c&rsquo;est plut&ocirc;t le narrateur qui prend en charge le point de vue. Le surnaturel se fait ressentir un peu plus loin encore, comme dans le passage suivant:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> Du bout des doigts, sans trop les approcher, No&euml;lle Valade montrait les papiers peints disjoints, la baignoire entart&eacute;e, les &eacute;tains sous oxyde, suspendant son geste avant le point de contact, sans que Victoire compr&icirc;t d&rsquo;abord si cela relevait d&rsquo;une r&eacute;pulsion sp&eacute;ciale inspir&eacute;e par ces lieux ou d&rsquo;une politique d&rsquo;ensemble &agrave; l&rsquo;&eacute;gard des objets. Cependant No&euml;lle Valade parut &eacute;prouver de la sympathie pour sa locataire, ne montra nulle m&eacute;fiance et r&eacute;duisit au minimum les formalit&eacute;s de location: ni papiers ni caution, seulement <em>trois mois d&rsquo;avance en liquide qui volet&egrave;rent en douceur, libellules vertes et bleues, du sac &agrave; main de Victoire vers le sien</em>&nbsp; (p.17; c&rsquo;est moi qui souligne). </span></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> Et comme elle enclenchait la marche arri&egrave;re, Victoire put v&eacute;rifier qu&rsquo;il s&rsquo;agissait effectivement d&rsquo;une politique d&rsquo;ensemble, &eacute;tendue &agrave; toute chose mat&eacute;rielle que No&euml;lle Valade ne touchait qu&rsquo;en de&ccedil;&agrave; du bout des doigts, <em>menant son v&eacute;hicule par influx de faisceaux magn&eacute;tiques</em> (p.18-19; c&rsquo;est moi qui souligne)</span>.</div> <p> Cette fois-ci, le surnaturel est beaucoup plus prononc&eacute;: la propri&eacute;taire du pavillon fait voleter des billets de banque jusqu&rsquo;&agrave; son sac &agrave; main et conduit son cabriolet &laquo;par influx de faisceaux magn&eacute;tiques&raquo; (p.19). Et le myst&egrave;re continue de ponctuer le r&eacute;cit, notamment lorsque Victoire se lie avec Gore-Tex et Lampoule, deux itin&eacute;rants rencontr&eacute;s &agrave; Toulouse; Gore-Tex, quand vient le temps de manger, red&eacute;couvre &laquo;toujours au fond d&rsquo;une poche les m&ecirc;mes trente-cinq francs permettant &agrave; Victoire d&rsquo;accompagner Lampoule chez l&rsquo;&eacute;picier discount&raquo; (p.75), indique le narrateur. Ces petits morceaux de surnaturel ne sont pas sans &eacute;voquer la &laquo;r&eacute;alit&eacute; myst&eacute;rieuse&raquo; dont parle Pierre Lepape en quatri&egrave;me de couverture: &laquo;<em>Un an</em>, dans sa simplicit&eacute; lin&eacute;aire, imm&eacute;diate, met en valeur la po&eacute;tique d&rsquo;Echenoz. Celle-ci repose sur le combat perp&eacute;tuel que se livrent <em>une r&eacute;alit&eacute; myst&eacute;rieuse</em> et dont le sens fuit sans cesse [&hellip;] et les mots pour la dire le plus exactement possible&raquo; (je souligne).</p> <p>Il me semble donc que l&rsquo;on retrouve les trois crit&egrave;res du r&eacute;alisme magique de Chanady dans la (re)lecture du roman d&rsquo;Echenoz que je viens de proposer. D&rsquo;abord, que Louis-Philippe soit mort et F&eacute;lix vivant n&rsquo;est pas pr&eacute;sent&eacute; de fa&ccedil;on probl&eacute;matique par la narration; ensuite, le conflit de sens entre le r&eacute;alisme d&eacute;solant de l&rsquo;&eacute;tat des lieux du pavillon, par exemple, et les pouvoirs myst&eacute;rieux de No&euml;lle Valade, puisqu&rsquo;il n&rsquo;est pas pr&eacute;sent&eacute; comme probl&eacute;matique, ne se pose m&ecirc;me pas; et, finalement, les deux niveaux de r&eacute;alit&eacute; ne sont pas hi&eacute;rarchis&eacute;s. On pourrait nuancer le r&eacute;alisme magique du roman <em>Un an</em> en disant que le cadre de r&eacute;f&eacute;rence naturel prend beaucoup plus de place dans le r&eacute;cit que le cadre de r&eacute;f&eacute;rence surnaturel, qui n&rsquo;est, en bout de ligne, pas vraiment &eacute;rig&eacute; en cadre de r&eacute;f&eacute;rence. Il faudrait parler, plut&ocirc;t, d&rsquo;<em>occurrences</em> surnaturelles. N&rsquo;emp&ecirc;che que les deux autres crit&egrave;res sont tout &agrave; fait respect&eacute;s, notamment parce qu&rsquo;ils se sous-entendent l&rsquo;un et l&rsquo;autre, et permettent, &agrave; d&eacute;faut d&rsquo;inscrire d&eacute;finitivement l&rsquo;&oelig;uvre &eacute;tudi&eacute;e dans le r&eacute;alisme magique, de proposer comme je viens de le faire une relecture <em>orient&eacute;e</em> par le r&eacute;alisme magique. Une relecture qui rend inop&eacute;rante l&rsquo;invraisemblance finale qui cl&ocirc;t le r&eacute;cit et qui permet, par la mise au jour d&rsquo;une r&eacute;alit&eacute; di&eacute;g&eacute;tique artificielle, de mettre fin au vertige lectoral caus&eacute; par une telle finale en queue de poisson. Ce parcours est non seulement orient&eacute; par le r&eacute;alisme magique mais, encore plus, <em>volontairement</em> orient&eacute;. C&rsquo;est-&agrave;-dire que ce que je d&eacute;fends, c&rsquo;est une posture lecturale, une possibilit&eacute; effective de lecture qu&rsquo;est susceptible de mener un lecteur habitu&eacute; aux r&eacute;cits non seulement r&eacute;alistes magiques, mais aussi fantastiques, &eacute;tranges, merveilleux, etc., ou encore tout lecteur adepte de ces textes qui demandent un peu plus de coop&eacute;ration interpr&eacute;tative au sens o&ugrave; l&rsquo;entend Umberto Eco<a href="#note16a" name="note16"><strong>[16]</strong></a>.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>En guise de &laquo;contrepoint&raquo;</strong></span></p> <p>Je n&rsquo;ai pas souhait&eacute; d&eacute;fendre dans ce texte l&rsquo;hypoth&egrave;se que le roman <em>Un an</em> est r&eacute;aliste magique au pied de la lettre, on le sait maintenant, mais plut&ocirc;t celle qu&rsquo;il peut <em>activer une lecture </em>r&eacute;aliste magique, un peu comme Richard Saint-Gelais a d&eacute;j&agrave; montr&eacute; qu&rsquo;il &eacute;tait possible de lire <em>Candide</em> de Voltaire de fa&ccedil;on polici&egrave;re, m&ecirc;me si le texte en question ne rel&egrave;ve pas du genre policier<a href="#note17a" name="note17"><strong>[17]</strong></a>. Ainsi, je ne peux passer sous silence le contrepoint du roman, son successeur qui vient en expliquer les invraisemblances et d&eacute;sactiver tout &agrave; fait les possibilit&eacute;s de lire l&rsquo;&oelig;uvre selon une grille r&eacute;aliste magique. En effet, dans <em>Je m&rsquo;en vais</em><a href="#note18a" name="note18"><strong>[18]</strong></a>, roman paru chez Minuit en 1999, Echenoz explique de fa&ccedil;on tr&egrave;s pragmatique l&rsquo;invraisemblance finale de <em>Un an</em>: F&eacute;lix souffre de ce que la m&eacute;decine appelle un bloc auriculo-ventriculaire de deuxi&egrave;me degr&eacute; type Luciani-Wenckebach, affliction qui peut produire l&rsquo;arr&ecirc;t simultan&eacute; des fonctions vitales pour quelques heures, rapprochant ainsi le patient atteint de la mort clinique<a href="#note19a" name="note19"><strong>[19]</strong></a>. N&eacute;anmoins, au r&eacute;veil, le patient ne se rappelle pas avoir souffert, puisqu&rsquo;il n&rsquo;a rien ressenti. C&rsquo;est ce qui est arriv&eacute; &agrave; F&eacute;lix: il n&rsquo;&eacute;tait pas mort quand Victoire a d&eacute;cid&eacute; de partir, seulement subissait-il un &eacute;pisode de cette maladie. Quant &agrave; Louis-Philippe, il a feint sa mort pour mieux escroquer F&eacute;lix qui, &agrave; la fin, le sait mais ne le r&eacute;v&egrave;le pas &agrave; Victoire. Quoi qu&rsquo;il en soit, c&rsquo;est une posture lecturale que je d&eacute;fends; autrement dit, peu importe que <em>Je m&rsquo;en vais</em> r&eacute;duise la l&eacute;gitimit&eacute; d&rsquo;une lecture r&eacute;aliste magique de <em>Un an</em>: selon Bertrand Gervais, toute th&eacute;orie doit reconna&icirc;tre et rendre compte de la diversit&eacute; des actes de lecture. Il affirme qu&rsquo;il &laquo;n&rsquo;y a pas un seul acte de lecture dont on pourrait faire une th&eacute;orie unifi&eacute;e et globale, [mais qu&rsquo;il] y a une multiplicit&eacute; d&rsquo;actes dont il faut reconna&icirc;tre et, par suite, d&eacute;finir les variables<a href="#note20a" name="note20"><strong>[20]</strong></a>&raquo;. Je me suis attard&eacute; ici &agrave; une seule lecture du roman d&rsquo;Echenoz, mais une lecture plut&ocirc;t &laquo;originale&raquo; si l&rsquo;on consid&egrave;re celles pr&eacute;sent&eacute;es ailleurs, et qui s&rsquo;inscrit d&rsquo;une certaine fa&ccedil;on dans une tentative plus globale de lire de fa&ccedil;on critique l&rsquo;&oelig;uvre du romancier. J&rsquo;ai voulu faire abstraction des nouvelles donn&eacute;es apport&eacute;es par le roman subs&eacute;quent <em>Je m&rsquo;en vais</em>, d&rsquo;abord parce que <em>Un an</em> est bel et bien un roman ind&eacute;pendant, avec un d&eacute;but et une fin, &eacute;crit sans que l&rsquo;auteur n&rsquo;ait en t&ecirc;te de produire une suite mais, aussi, parce qu&rsquo;Echenoz lui-m&ecirc;me mentionne, dans un entretien donn&eacute; aux &eacute;ditions Br&eacute;al pour un ouvrage didactique destin&eacute; aux lyc&eacute;ens, que <em>Je m&rsquo;en vais</em> n&rsquo;est pas une suite, mais un<em> contrepoint</em> au roman <em>Un an</em>:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Il y avait &agrave; la fin de [&hellip;] <em>Un an</em> [&hellip;] un personnage que l&rsquo;on croit mort, mais dont on s&rsquo;aper&ccedil;oit qu&rsquo;il est vivant, et un second personnage qui, inversement, est mort alors qu&rsquo;on le croit vivant. Pour moi, &ccedil;a ne devait pas causer de probl&egrave;me, en tous cas pas dans un roman; mais mon &eacute;diteur a re&ccedil;u quelques lettres de lecteurs [&hellip;] qui trouvaient cette fin un peu insolite, d&eacute;concertante. [&hellip;] &Ccedil;a &eacute;t&eacute; un peu le d&eacute;clic; je me suis dit qu&rsquo;il fallait &eacute;crire un livre qui soit totalement ind&eacute;pendant du premier, mais qui puisse en m&ecirc;me temps servir de code explicatif. Tous mes livres ont toujours &eacute;t&eacute; ind&eacute;pendants les uns des autres; l&agrave;, je ne voulais pas du tout d&rsquo;une suite, mais d&rsquo;une certaine mani&egrave;re d&rsquo;un contrepoint<a href="#note21a" name="note21"><strong>[21]</strong></a>.</span></div> <p> Cette fin d&eacute;concertante dont parle Echenoz participe au questionnement du paradigme de la transmission narrative et au vertige dont le lecteur peut &ecirc;tre victime, deux ph&eacute;nom&egrave;nes qui ne sont pas &agrave; proprement parler, ni exclusivement, contemporains, mais que l&rsquo;on retrouve n&eacute;anmoins dans tout un pan de la production litt&eacute;raire actuelle.</p> <p> <a href="#note1" name="note1a"><strong>[1]</strong></a> Ce texte est une version remani&eacute;e d&rsquo;une communication pr&eacute;sent&eacute;e au colloque &laquo;Le roman artificiel. Vertiges de la transmission narrative en fiction contemporaine&raquo;, dans le cadre du Congr&egrave;s 2010 de l&rsquo;ACFAS, tenu &agrave; Universit&eacute; de Montr&eacute;al, le 12 mai 2010.<br /> <a href="#note2" name="note2a"><strong>[2]</strong> </a>Amaryll Beatrice Chanady, <em>Magical Realism and the Fantastic: Resolved Versus Unresolved Antinomy</em>, New York &amp; London, Garland Publishing, Inc., 1985.<br /> <a href="#note3" name="note3a"><strong>[3] </strong></a>D&eacute;sormais, les renvois &agrave; cette &eacute;dition seront signal&eacute;s dans le corps du texte par la seule mention du num&eacute;ro de la page, entre parenth&egrave;ses. <br /> <a href="#note4" name="note4a"><strong>[4] </strong></a>Richard Saint-Gelais, &laquo;&ldquo;Je le quittai sans qu&rsquo;il e&ucirc;t achev&eacute; de la lire&rdquo;. Lecture, relecture et fausse premi&egrave;re lecture du roman policier&raquo;, <em>Tangence</em>, n&deg;36 (mai 1992), p.68.<br /> <a href="#note5" name="note5a"><strong>[5]</strong></a> Christine J&eacute;rusalem, <em>Jean Echenoz: g&eacute;ographies du vide</em>, Saint-&Eacute;tienne, Publications de l&rsquo;Universit&eacute; de Saint-&Eacute;tienne Jean Monnet (Centre interdisciplinaire d&rsquo;&Eacute;tude et de Recherche sur l&rsquo;Expression Contemporaine, Travaux 118), 2005, p.73.<br /> <a name="note6a" href="#note6"><strong>[6]</strong></a> Par exemple, dans Petr Dytrt, <em>Le (post)moderne des romans de Jean Echenoz: de l&rsquo;anamn&egrave;se du moderne vers une &eacute;criture du postmoderne</em>, Brno, Masarykova Universita, 2007. Ou encore, dans Christine J&eacute;rusalem, <em>op. cit</em>..<br /> <a href="#note7" name="note7a"><strong>[7] </strong></a>On lira d&rsquo;ailleurs avec beaucoup d&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t, entre autres, l&rsquo;article de Frances Fortier et Andr&eacute;e Mercier, &laquo;L&rsquo;autorit&eacute; narrative dans le roman contemporain. Exploitations et red&eacute;finitions&raquo;, <em>Prot&eacute;e</em>, volume 34, num&eacute;ros 2-3 (automne-hiver 2006), p.139-152.<br /> <a href="#note8" name="note8a"><strong>[8] </strong></a>Lois Parkinson Zamora et Wendy B. Faris, &laquo;Editors&rsquo; Note&raquo;, dans Franz Roh, &laquo;Magic Realism: Post-Expressionism&raquo;, dans Lois Parkinson Zamora et Wendy B. Faris [dir.], <em>Magical Realism: Theory, History, Community</em>, Durham &amp; London, Duke University Press, 1995, p.15. C&rsquo;est moi qui traduis. Texte original: &laquo;I attribute no special value to the title &ldquo;magical realism&rdquo;.&raquo;<br /> <a href="#note9" name="note9a"><strong>[9]</strong></a> <em>Id.</em> C&rsquo;est moi qui traduis. Texte original: &laquo;this new painting&rsquo;s return to Realism after Expressionism&rsquo;s more abstract style.&raquo;<br /> <a href="#note10" name="note10a"><strong>[10] </strong></a><em>Id</em>. C&rsquo;est moi qui traduis. Texte original: &laquo;the contrary tendency, that is, a text&rsquo;s departure from realism rather than it&rsquo;s reengagement of it.&raquo;<br /> <a name="note11a" href="#note11a"><strong>[11]</strong></a> Le texte a &eacute;t&eacute; repris dans l&rsquo;ouvrage collectif dirig&eacute; par Parkinson Zamora et Faris en 1995: Angel Flores, &laquo;Magical Realism in Spanish American Fiction&raquo;, dans Lois Parkinson Zamora et Wendy B. Faris [dir.], <em>op. cit.</em>, p.109-117.<br /> <a href="#note12" name="note12a"><strong>[12]</strong></a> Maria Takolander, <em>Catching Butterflies. Bringing Magical Realism to Ground</em>, Bern, Peter Lang, 2007, p.29. C&rsquo;est moi qui traduis. Texte original: &laquo;a hybrid form of fiction that combined fantasy and realism, which Latin American writers had produced and were producing.&raquo;<br /> <a href="#note13" name="note13a"><strong>[13]</strong></a> Amaryll Beatrice Chanady, <em>op. cit</em>., p.30. Passage traduit par Charles W. Scheel, dans <em>R&eacute;alisme magique et r&eacute;alisme merveilleux</em>, Paris, L&rsquo;Harmattan, 2005, p.90-91. Texte original: &laquo;while in the fantastic the supernatural is perceived as problematic, since it is patently antinomious with respect to the rational framework of the text, the supernatural in magical realism is accepted as part of reality.&raquo;<br /> <a href="#note14" name="note14a"><strong>[14]</strong></a> Tzvetan Todorov, <em>Introduction &agrave; la litt&eacute;rature fantastique</em>, Paris, &Eacute;ditions du Seuil (Points), 1970, p.37.<br /> <a href="#note15" name="note15a"><strong>[15]</strong></a> G&eacute;rard Genette, <em>Figures III</em>, Paris, &Eacute;ditions du Seuil (Po&eacute;tique), 1972, p.221.<br /> <a href="#note16" name="note16a"><strong>[16] </strong></a>Umberto Eco, <em>Lector in fabula. Le r&ocirc;le du lecteur, ou la Coop&eacute;ration interpr&eacute;tative dans les textes narratifs</em>, traduit de l&rsquo;italien par Myriem Bouzaher, Paris, Grasset (Le Livre de Poche / Biblio essais), 1985.<br /> <a href="#note17" name="note17a"><strong>[17]</strong></a> Richard Saint-Gelais, &laquo;Rudiments de lecture polici&egrave;re&raquo;, <em>Revue belge de philologie et d&rsquo;histoire</em>, num&eacute;ro 75, 1997, p.789-804.<br /> <a href="#note18" name="note18a"><strong>[18] </strong></a>Jean Echenoz, <em>Je m&rsquo;en vais</em>, Paris, &Eacute;ditions de Minuit, 2001 [1999].<br /> <a href="#note19" name="note19a"><strong>[19]</strong></a> <em>Ibid</em>., p.55.<br /> <a href="#note20" name="note20a"><strong>[20]</strong></a> Bertrand Gervais, <em>&Agrave; l&rsquo;&eacute;coute de la lecture</em>, Qu&eacute;bec, &Eacute;ditions Nota Bene (NB Poche), [1993] 2006, p.8-9.<br /> <a href="#note21" name="note21a"><strong>[21]</strong></a> Jean Echenoz, <em>Je m'en vais, op. cit</em>., p.230.</p> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/eloge-de-la-relecture-ou-l-invraisemblance-qui-reactive-le-recit#comments CAMUS, Albert CHANADY, Amaryll Beatrice DYTRT, Petr ECHENOZ, Jean ECO, Umberto FLORES, Angel FORTIER, Frances et MERCIER, Andrée France GENETTE, Gérard GERVAIS, Bertrand JÉRUSALEM, Christine PARKINSON ZAMORA, Lois, et FARIS, Wendy B. Réalisme magique ROH, Franz SAINT-GELAIS, Richard SCHEEL, Charles W. TAKOLANDER, Maria Théories de la lecture TODOROV, Tzvetan Roman Thu, 02 Dec 2010 17:07:28 +0000 Pierre-Luc Landry 296 at http://salondouble.contemporain.info Comment raconter une histoire simple autrement http://salondouble.contemporain.info/lecture/comment-raconter-une-histoire-simple-autrement <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/landry-pierre-luc">Landry, Pierre-Luc </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/bebe-et-bien-d-autres-qui-s-evadent">Bébé et bien d’autres qui s’évadent</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p class="rteindent2">&nbsp;</p> <p class="MsoNormal rteindent4" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span>Il existe une co&iuml;ncidence curieuse entre les auteurs qui cultivent le surnaturel et ceux qui, dans l&rsquo;&oelig;uvre, s&rsquo;attachent particuli&egrave;rement au d&eacute;veloppement de l&rsquo;action, ou si l&rsquo;on veut, qui cherchent d&rsquo;abord &agrave; raconter des histoires. </span></span><span>&nbsp;<br /> </span><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span>Tzvetan Todorov, </span><em><span>Introduction &agrave; la litt&eacute;rature fantastique</span></em></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span>&nbsp;</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span> Le premier roman pour adultes de l&rsquo;auteur-compositeur-interpr&egrave;te et &eacute;crivain pour la jeunesse Ga&eacute;tan Leboeuf, B&eacute;b&eacute; et bien d&rsquo;autres qui s&rsquo;&eacute;vadent, raconte l&rsquo;histoire d&rsquo;Alice et de ses coll&egrave;gues du restaurant v&eacute;g&eacute;tarien o&ugrave; elle travaille, mais aussi celle de son f&oelig;tus, B&eacute;b&eacute; &laquo;avec un B majuscule&raquo; (p. 243), qu&rsquo;elle portera pendant trois ans avant qu&rsquo;il ne disparaisse, parce que &laquo;c&rsquo;est ainsi, c&rsquo;est tout&raquo; (p. 271). En deux ans de vie litt&eacute;raire, le roman aura fait couler bien peu d&rsquo;encre: quelques articles dans des quotidiens, une recension ici et l&agrave;, puis plus rien. Il faudrait s&rsquo;y int&eacute;resser davantage, le roman offrant en effet un bel exemple de r&eacute;alisme magique contemporain, puisque l&rsquo;univers de fiction mis en place permet la cohabitation non probl&eacute;matis&eacute;e de naturel et de surnaturel dans un m&ecirc;me r&eacute;cit. Le lecteur ne remet pas en question la grossesse anormalement longue du personnage principal et assiste &agrave; la dissolution du f&oelig;tus malgr&eacute; l&rsquo;&eacute;tranget&eacute; de la situation. Il importe d&rsquo;abord de s&rsquo;attarder &agrave; cette histoire particuli&egrave;re qui est racont&eacute;e dans B&eacute;b&eacute;&hellip;</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><span>&laquo;Aux racines de la sant&eacute;&raquo; comme microcosme du monde</span></strong></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span> Alice se s&eacute;pare de Ren&eacute; sans lui annoncer qu&rsquo;elle est enceinte, puis trouve du travail dans un restaurant v&eacute;g&eacute;tarien pr&egrave;s de chez elle pour s&rsquo;occuper durant l&rsquo;&eacute;t&eacute;. Jusque l&agrave;, tout va bien, trop bien m&ecirc;me: quel est l&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t de cette histoire que l&rsquo;on a lue mille fois d&eacute;j&agrave;? est en droit de se demander le lecteur. Il ne suffit par contre que d&rsquo;une soixantaine de pages environ pour que le r&eacute;cit prenne ses aises: dans ce restaurant aux allures d&rsquo;Assembl&eacute;e g&eacute;n&eacute;rale des Nations Unies se forme une sorte de gouvernement avec Alice en t&ecirc;te &ndash; Alice que l&rsquo;on nomme Reine du Monde &ndash; et Ben, le propri&eacute;taire, que l&rsquo;on compare &agrave; Dieu. Mohi sera Premier ministre, Hok Shamsoul ministre des Affaires interculturelles, Zo&eacute; ministre des Loisirs, Oph&eacute;lia de la Propagande, on assigne Mendoza au minist&egrave;re de l&rsquo;Agriculture, Alvaro aux Approvisionnements (puis plus tard &agrave; la S&eacute;curit&eacute; publique), Solange aux Colonies, et ainsi de suite. &laquo;Aux racines de la sant&eacute;&raquo; &ndash; le nom du restaurant &ndash; fait figure de microcosme du monde, avec ses employ&eacute;s venus d&rsquo;un peu partout qui, en racontant leurs vies respectives, fabriquent en quelque sorte autant de sous-histoires qui ajoutent au r&eacute;alisme du cadre de r&eacute;f&eacute;rence principal et qui participent du mouvement vers le monde entam&eacute; par le roman. Alice cache bien sa grossesse, mais une fois le neuvi&egrave;me mois de gestation achev&eacute;, la rumeur ne peut &ecirc;tre contenue et tout le monde, sauf Ben, est mis au courant. B&eacute;b&eacute; commence &agrave; dessiner avec ses doigts dans le ventre de sa maman, puis apprend &agrave; &eacute;crire:</span></span></p> <p><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal rteindent2" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span>J&rsquo;ouvris le cahier que m&rsquo;avait donn&eacute; Hok. Je passais machinalement mon doigt sur mon ventre selon notre rituel nocturne. De la main droite, je tournai la premi&egrave;re page du manuscrit.</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal rteindent2" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span>&ldquo;Vichtrouknpash et le crapaud</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal rteindent2" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span>par Hok Shamsoul Mohammed, traduit de l&rsquo;anglais par Emma Nantel&rdquo;</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal rteindent2" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span>Joli titre&hellip; me dis-je. Je relus &agrave; voix haute: &ldquo;Vichtrouknpash et&hellip;&rdquo; Je m&rsquo;arr&ecirc;tai net et, effar&eacute;e, me redressai dans mon lit. Je lus de nouveau, en m&rsquo;attardant sur chaque mot. Puis la stup&eacute;faction fit place &agrave; l&rsquo;&eacute;merveillement: B&eacute;b&eacute;, avec une petite main novice et maladroite, &eacute;bauchait, &agrave; l&rsquo;envers de mon ventre, les lettres que je parcourais du regard! (p. 96)</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span>&nbsp;</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span>Il n&rsquo;en fallait pas moins pour que B&eacute;b&eacute; se construise une identit&eacute; qui lui est propre, demande &agrave; manger de la viande, refuse les &eacute;pices, apprenne &agrave; lire et &agrave; &eacute;crire pour communiquer avec le monde ext&eacute;rieur et parfasse son &eacute;ducation en s&rsquo;int&eacute;ressant aux romans historiques et au genre de l&rsquo;essai. Alice trouve sa condition bizarre, mais accepte sans ambages les invraisemblances empiriques qui ponctuent son quotidien et va m&ecirc;me jusqu&rsquo;&agrave; dire que &ccedil;a lui appara&icirc;t normal, finalement, toute cette histoire:</span></span></p> <p><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal rteindent2" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span> <span style="color: rgb(128, 128, 128);">L&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;&ecirc;tre atteinte d&rsquo;une maladie d&eacute;g&eacute;n&eacute;rative du syst&egrave;me nerveux m&rsquo;avait d&eacute;moralis&eacute;e.&nbsp;Le fait que ce n&rsquo;&eacute;tait &ldquo;que&rdquo; B&eacute;b&eacute; apprenant &agrave; voir et entendre &agrave; travers mes sens m&rsquo;enleva un r&eacute;el fardeau. Cela occulta, un certain temps, l&rsquo;&eacute;blouissante bizarrerie de ma condition. Quelle merveille! Quel fabuleux partage des ressources! Je me p&acirc;mais devant ce stup&eacute;fiant mode de communication, cette nouvelle proximit&eacute;, cette intimit&eacute; envo&ucirc;tante! [&hellip;]</span><br /> </span></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal rteindent2" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span> <span style="color: rgb(128, 128, 128);">Pour dire vrai, j&rsquo;&eacute;tais subjugu&eacute;e depuis les toutes premi&egrave;res fois o&ugrave; B&eacute;b&eacute; s&rsquo;&eacute;tait manifest&eacute;. D&egrave;s l&rsquo;inauguration des coups de pieds, chaque &eacute;tape de son &eacute;volution m&rsquo;&eacute;tait apparue naturelle. (p. 105)<br /> </span><br /> </span></span></p> <p class="MsoNormal rteindent1" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span> </span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span>Ce b&eacute;b&eacute; surdou&eacute; a par contre une faille: il rapetisse parce qu&rsquo;il ne mange pas assez de viande. Son r&eacute;tr&eacute;cissement commence par les jambes, puis les bras et le tronc, pour finir avec la t&ecirc;te, avant qu&rsquo;il ne disparaisse pour de bon apr&egrave;s avoir pass&eacute; trois ans dans le ventre de sa m&egrave;re. Entre temps, toutefois, il a le temps d&rsquo;apprendre ce qu&rsquo;est le temps, puis d&rsquo;inventer un langage chant&eacute; pour communiquer plus rapidement qu&rsquo;avec l&rsquo;&eacute;criture. Il tente aussi de r&eacute;soudre tous les probl&egrave;mes de l&rsquo;univers par le biais de la philosophie; il s&rsquo;int&eacute;resse notamment &agrave; la surabondance d&rsquo;information, aux manipulations g&eacute;n&eacute;tiques, &agrave; la bestialit&eacute; de l&rsquo;homme et aux probl&egrave;mes affectifs de sa m&egrave;re. &Agrave; travers tout cela, Alice apprend &agrave; faire le deuil de sa m&egrave;re et r&eacute;alise qu&rsquo;elle s&rsquo;ennuie de Ren&eacute;, avec qui elle a des contacts sporadiques par le biais d&rsquo;un blogue que celui-ci alimente et que les employ&eacute;s du restaurant suivent avec int&eacute;r&ecirc;t. Le r&eacute;cit se termine avec le d&eacute;part de B&eacute;b&eacute; et le changement de nom du restaurant: &laquo;Aux racines de la sant&eacute;&raquo; devient &laquo;La Gr&egrave;ve de la faim&raquo;, suite &agrave; une campagne instigu&eacute;e par Ren&eacute; contre la privatisation de l&rsquo;eau. On installe des gr&eacute;vistes un peu partout dans le restaurant et, au m&ecirc;me moment, Alice choisit d&rsquo;&eacute;crire le r&eacute;cit que le lecteur ach&egrave;ve, avant de retourner &agrave; l&rsquo;&eacute;cole et de retrouver Ren&eacute;.</span></span></p> <p><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span>Le surnaturel dans B&eacute;b&eacute;&hellip;</span></span></strong><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span> Est surnaturel, par d&eacute;finition et par convention, un &eacute;v&eacute;nement ou un fait qui ne peut &ecirc;tre expliqu&eacute; par les lois de la nature, qui &eacute;chappe &agrave; l&rsquo;explication naturelle. Les occurrences du surnaturel sont nombreuses dans le r&eacute;cit de B&eacute;b&eacute; et bien d&rsquo;autres qui s&rsquo;&eacute;vadent: nous n&rsquo;avons qu&rsquo;&agrave; penser &agrave; la gestation anormalement longue de B&eacute;b&eacute;, &agrave; ses prouesses langagi&egrave;res, puis &agrave; son corps qui dispara&icirc;t petit &agrave; petit avant que lui-m&ecirc;me ne cesse d&rsquo;exister. Par contre, ici, l&rsquo;histoire naturelle et l&rsquo;histoire surnaturelle sont aussi importantes l&rsquo;une que l&rsquo;autre et sont trait&eacute;es de la m&ecirc;me fa&ccedil;on: Alice raconte son histoire, qui est constitu&eacute;e d&rsquo;un tas de choses, certaines normales par rapport &agrave; notre exp&eacute;rience commune de la r&eacute;alit&eacute;, certaines anormales ou plut&ocirc;t invraisemblables. L&rsquo;antinomie entre le naturel et le surnaturel est r&eacute;solue par la narration avant m&ecirc;me qu&rsquo;elle ne parvienne au lecteur, puisque les &eacute;v&eacute;nements surnaturels ne sont pas discut&eacute;s et sont pr&eacute;sent&eacute;s comme faisant partie de la r&eacute;alit&eacute; du monde de fiction mis en place dans le r&eacute;cit. La narration au &laquo;je&raquo; assum&eacute;e par Alice, le personnage principal du roman, ne module pas la valeur de r&eacute;alit&eacute; de ces &eacute;v&eacute;nements. Alice r&eacute;agit par le rire, l&rsquo;exaltation et l&rsquo;extase, par exemple (p. 71), &agrave; des incidents qui, ailleurs, pourraient susciter chez les personnages et chez le lecteur l&rsquo;h&eacute;sitation caract&eacute;ristique du fantastique comme l&rsquo;a d&eacute;fini Todorov dans son Introduction&hellip;: &laquo;&ldquo;J&rsquo;en vins presqu&rsquo;&agrave; croire&rdquo;: voil&agrave; la formule qui r&eacute;sume l&rsquo;esprit du fantastique. La foi absolue comme l&rsquo;incr&eacute;dulit&eacute; totale nous m&egrave;neraient hors du fantastique; c&rsquo;est l&rsquo;h&eacute;sitation qui lui donne vie.&raquo; (Todorov, p. 35) Cette r&eacute;solution par la narration du conflit de sens entre le naturel et le surnaturel est caract&eacute;ristique du r&eacute;alisme magique, mode narratif qui permet la cohabitation non probl&eacute;matis&eacute;e et non hi&eacute;rarchis&eacute;e de ces deux niveaux de r&eacute;alit&eacute; dans un m&ecirc;me texte. Si les personnages sont troubl&eacute;s parfois, ce n&rsquo;est pas n&eacute;cessairement pour des raisons attendues ou pr&eacute;visibles. Par exemple, Hok est perturb&eacute; lorsqu&rsquo;il apprend que B&eacute;b&eacute; n&rsquo;&eacute;crit plus mais chante plut&ocirc;t, pour des raisons toutefois diff&eacute;rentes de celles qui pourraient &ecirc;tre inf&eacute;r&eacute;es par le lecteur d&rsquo;un texte plus &laquo;conventionnel&raquo;:</span></span></p> <p><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal rteindent2" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span>Le passage de l&rsquo;&eacute;crit &agrave; l&rsquo;oral de B&eacute;b&eacute; avait troubl&eacute; Hok beaucoup plus que ce &agrave; quoi j&rsquo;aurais pu m&rsquo;attendre. Le pas ballot avait &eacute;t&eacute; sa principale motivation pour apprendre le fran&ccedil;ais, et maintenant qu&rsquo;il parvenait &agrave; une certaine fluidit&eacute; dans cette troisi&egrave;me langue, B&eacute;b&eacute; lui faisait faux bond. Je comprenais sa d&eacute;ception. (p. 224)</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span>&nbsp;</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span>Malgr&eacute; le cambouis terminologique utilis&eacute; pour d&eacute;crire le roman dans la critique imm&eacute;diate (Michel Lord parle d&rsquo;absurde et de fantastique dans le University of Toronto Quarterly, Suzanne Gigu&egrave;re de fantastique dans Le Devoir et Marie Claude Fortin d&rsquo;onirique (!) dans La Presse), il me semble que le roman r&eacute;pond aux trois crit&egrave;res du r&eacute;alisme magique tels qu&rsquo;&eacute;tablis par Amaryll Beatrice Chandy dans un ouvrage important</span></span><span><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><a href="#note1">[1]</a></span><span style="color: rgb(0, 0, 0);">. Le surnaturel dans le texte ne doit pas &ecirc;tre pr&eacute;sent&eacute; comme probl&eacute;matique, la contradiction ou l&rsquo;opposition entre le naturel et le surnaturel doit &ecirc;tre r&eacute;solue dans la fiction et il ne doit pas y avoir de jugement par rapport &agrave; la v&eacute;racit&eacute; des &eacute;v&eacute;nements dans la fiction, les deux niveaux de r&eacute;alit&eacute; n&rsquo;&eacute;tant pas hi&eacute;rarchis&eacute;s. Il apert donc que B&eacute;b&eacute; et bien d&rsquo;autres qui s&rsquo;&eacute;vadent est un bel exemple d&rsquo;une utilisation contemporaine du r&eacute;alisme magique, ce qui lui assure une place de choix dans l&rsquo;&eacute;clatement des genres qui caract&eacute;rise, entre autres, la litt&eacute;rature contemporaine, tant qu&eacute;b&eacute;coise qu&rsquo;universelle. Le r&eacute;alisme magique propose une vision du monde insolite et une vision de la litt&eacute;rature qui ne se confortent pas dans des avenues clich&eacute;es ou attendues, mais bien plut&ocirc;t dans des paradigmes singuliers et transgressifs qui permettent de raconter autrement. Vincent Jouve affirme &agrave; propos dans un article sur &laquo;Les m&eacute;tamorphoses de la litt&eacute;rature narrative</span><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><a name="noteB" href="#note2">[2]</a>&nbsp;que &laquo;[c]ontester le r&eacute;cit, c&rsquo;est [&hellip;] fragiliser la repr&eacute;sentation qu&rsquo;il v&eacute;hicule et refuser les codes qui ne sont pas seulement esth&eacute;tiques. Ce qu&rsquo;il s&rsquo;agit de d&eacute;noncer, c&rsquo;est la participation-ali&eacute;nation d&rsquo;un lecteur spontan&eacute;ment conduit &agrave; voir, dans le roman, un miroir du r&eacute;el.&raquo; (p. 155) La cohabitation non-<span>probl&eacute;matis&eacute;e</span> de naturel et de surnaturel dans un m&ecirc;me texte admise par le r&eacute;alisme magique participe de cette contestation, puisqu&rsquo;elle permet de raconter autrement, en questionnant le r&eacute;el et les modalit&eacute;s de sa pr&eacute;sence dans le roman. Ainsi, le roman de Ga&eacute;tan Leboeuf&nbsp;questionne par le biais du r&eacute;alisme magique, d&rsquo;une certaine fa&ccedil;on, l&rsquo;illusion r&eacute;f&eacute;rentielle ch&egrave;re au roman.</span></span></p> <div> <div><span style="color: rgb(0, 0, 0);"> <p></p></span></div> <div id="ftn1"> <p><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span class="Marquenotebasde"><span><a name="note1" href="#noteA">[1]</a></span></span><span> Amaryll Beatrice Chanady, </span><em>Magical Realism and the Fantastic&nbsp;: Resolved Versus Unresolved Antinomy</em>, New York &amp; London, Garland Publishing Inc., 1985.<br /> <a name="note2" href="#noteB"><span class="Marquenotebasde"><span>[2]</span></span></a><span> </span><span>Vincent Jouve, &laquo;Les m&eacute;tamorphoses de la lecture narrative&raquo;, dans <em>Prot&eacute;e</em></span><span>, vol. 34, no 2-3, automne-hiver 2006, p. 153-161.</span></span></p> </div> <div id="ftn2"> <p>&nbsp;</p> </div> </div> <div> <div id="ftn1">&nbsp;</div> </div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/comment-raconter-une-histoire-simple-autrement#comments Fiction JOUVE, Vincent LEBOEUF, Gaétan Littérature fantastique Québec Réalisme magique Représentation TODOROV, Tzvetan Roman Mon, 03 Aug 2009 12:34:09 +0000 Pierre-Luc Landry 144 at http://salondouble.contemporain.info Entre réalisme magique et paranoïa narrative http://salondouble.contemporain.info/lecture/entre-realisme-magique-et-paranoia-narrative <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/landry-pierre-luc">Landry, Pierre-Luc </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/mon-coeur-a-letroit">Mon coeur à l&#039;étroit</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p align="justify">Le dernier roman de Marie NDiaye, <em>Mon c&oelig;ur &agrave; l&rsquo;&eacute;troit</em>, diff&egrave;re l&eacute;g&egrave;rement du reste de la production romanesque de la prolifique auteure fran&ccedil;aise, non seulement parce qu&rsquo;il para&icirc;t chez Gallimard ⎯ et non chez Minuit (ce qui pourrait &ecirc;tre symptomatique d&rsquo;une nouvelle p&eacute;riode cr&eacute;atrice, de la recherche d&rsquo;un nouveau public ou d&rsquo;une meilleure diffusion, par exemple et entre autres) ⎯, mais aussi parce que la narration est assur&eacute;e par un personnage pr&eacute;sent dans le r&eacute;cit ⎯ et non par un narrateur omniscient. Au premier abord, cette distinction ne change pas grand-chose: on retrouve dans <em>Mon c&oelig;ur &agrave; l&rsquo;&eacute;troit</em> des th&egrave;mes et des situations que l&rsquo;on reconna&icirc;t si l&rsquo;on a c&ocirc;toy&eacute; l&rsquo;&oelig;uvre de NDiaye. Et, d&rsquo;ailleurs, certains de ses romans pr&eacute;c&eacute;dents sont parus chez d&rsquo;autres &eacute;diteurs (<em>Com&eacute;die classique</em> chez P.O.L, par exemple) ou sont racont&eacute;s &agrave; la premi&egrave;re personne du singulier, au &laquo; je &raquo; (<em>La Sorci&egrave;re</em>). Il est donc ici question d&rsquo;une qu&ecirc;te, celle des raisons qui poussent le monde &agrave; rejeter et m&eacute;priser soudainement Ange et Nadia, deux instituteurs de Bordeaux pourtant jusque-l&agrave; respect&eacute;s, sinon tol&eacute;r&eacute;s. On sera aussi en contact avec une multitude d&rsquo;&eacute;v&eacute;nements surnaturels qui vont d&rsquo;un brouillard envahissant qui modifie la g&eacute;ographie de la ville &agrave; la gestation d&rsquo;une sorte de f&oelig;tus d&eacute;moniaque d&rsquo;origine inconnue. Nadia, le personnage principal, &agrave; l&rsquo;image de ses pr&eacute;d&eacute;cesseures fictionnelles (Fanny dans <em>En famille</em>, par exemple), cherche &agrave; comprendre pour quelles raisons ces &eacute;v&eacute;nements surviennent dans sa vie. Pourquoi a-t-on charcut&eacute; son mari? Pourquoi la traite-t-on d&rsquo;infid&egrave;le dans la rue? Pourquoi son voisin, qu&rsquo;elle a toujours m&eacute;pris&eacute; et &agrave; qui elle n&rsquo;a jamais vraiment adress&eacute; la parole, pourquoi son voisin, donc, s&rsquo;offre-t-il de l&rsquo;engraisser de nourritures d&eacute;licieuses tout en prenant soin de son mari mourant? &laquo;Qu&rsquo;ai-je donc fait, et &agrave; qui?&raquo; (p. 9) se demande-t-elle d&rsquo;entr&eacute;e de jeu. On ne le saura jamais&hellip;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Parcours du personnage</strong></span></p> <p align="justify">D&egrave;s l&rsquo;incipit, Nadia entre en qu&ecirc;te. Elle se demande d&rsquo;abord si elle est vraiment la victime d&rsquo;un quelconque ostracisme. Puis les &eacute;v&eacute;nements font en sorte qu&rsquo;elle ne puisse plus en douter. Elle cherche &agrave; comprendre et questionne &agrave; cet effet la pharmacienne, qui lui r&eacute;pond de fa&ccedil;on plut&ocirc;t &eacute;vasive:</p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">C&rsquo;est &ccedil;a que vous devez comprendre, oh, je vous en prie, comprenez-le, c&rsquo;est que&hellip; vous et votre mari, vous n&rsquo;avez rien de sp&eacute;cial. Ce n&rsquo;est pas vous, pr&eacute;cis&eacute;ment vous, que cette ignominie attaque, d&rsquo;ailleurs qui vous conna&icirc;t, hein? &Agrave; part quelques individus qui, comme moi&hellip; Mais non, ce n&rsquo;est pas vous, c&rsquo;est&hellip; comment l&rsquo;exprimer&hellip; le caract&egrave;re intouchable de ce que vous &ecirc;tes, votre&hellip; votre raideur et votre puret&eacute;, votre aspect et vos habitudes, oh, comment l&rsquo;exprimer&hellip; [&hellip;] Vous portez sur votre figure ce qu&rsquo;on ne supporte pas d&rsquo;y voir&hellip; sur aucune figure&hellip; et c&rsquo;est quelque chose de profond&eacute;ment r&eacute;pugnant. (p. 28)</span></p> <p align="justify">Tandis que son mari pourrit dans la chambre conjugale et que Noget, le voisin &agrave; l&rsquo;apparence r&eacute;pugnante, s&rsquo;occupe de les nourrir tous les deux, Nadia doute. Ne s&rsquo;est-elle pas, finalement, imagin&eacute; &ecirc;tre victime de quelque chose? Toutefois, ce doute ne persiste pas: &laquo;Oui, ainsi, tout est notre faute ⎯ la responsabilit&eacute; de cette monstrueuse incompr&eacute;hension, elle nous revient &agrave; nous deux, mon cher Ange et moi.&raquo; (p. 74) Nadia d&eacute;cide de quitter Bordeaux, d&rsquo;autant plus que tout le monde la presse d&rsquo;en faire ainsi. Elle r&egrave;gle quelques trucs avec son ancien mari, le p&egrave;re de son fils chez qui elle d&eacute;cide d&rsquo;aller refaire sa vie, en attendant que Ange se soit r&eacute;tabli et qu&rsquo;il la rejoigne l&agrave;-bas. Elle s&rsquo;en va donc, plus grosse que jamais, convaincue que c&rsquo;est l&agrave; le r&eacute;sultat de l&rsquo;action conjugu&eacute;e de toute la nourriture lourde ing&eacute;r&eacute;e sous les bons soins de Noget, et de la m&eacute;nopause qu&rsquo;elle entame selon elle. En route vers la Corse (o&ugrave; habite Ralph, son fils, ainsi que sa femme Yasmine et leur fille Souhar), elle croise une jeune femme qui se montre charmante et pleine de bonnes intentions &agrave; son &eacute;gard. Est-elle seulement morte ou vivante, cette Nathalie? En effet, lors d&rsquo;une nuit pass&eacute;e en voiture, elle montre &agrave; Nadia un visage bien diff&eacute;rent de celui qu&rsquo;elle arborait quelques heures auparavant:</p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Elle tourne la t&ecirc;te vers moi de trois quarts. Je pousse un cri, ferme les yeux. Je les rouvre pour les garder fix&eacute;s devant moi. Une face assombrie et priv&eacute;e de toute chair, une t&ecirc;te de cadavre d&eacute;j&agrave; d&eacute;compos&eacute; sur laquelle on aurait pos&eacute; par d&eacute;rision ou d&eacute;sir d&rsquo;&eacute;pouvanter une perruque blonde. Mes l&egrave;vres et mes mains tremblent. Nathalie est morte, me dis-je. Comment est-ce possible? Quelle est la r&eacute;alit&eacute; de tout cela? (p. 207)</span></p> <p align="justify">Quelle est la r&eacute;alit&eacute; de tout cela, en effet? Nous y reviendrons. Nadia arrive chez son fils pour constater qu&rsquo;il habite d&eacute;sormais avec une femme nomm&eacute;e Wilma et qu&rsquo;on ne doit parler dans leur maison ni de Yasmine ni de Souhar. Wilma, gyn&eacute;cologue professionnelle, ausculte Nadia et confirme ce que Noget lui avait affirm&eacute; au moment de son d&eacute;part de Bordeaux: elle est enceinte de quelque chose de &laquo;diabolique&raquo; (p. 250) Les retrouvailles entre la m&egrave;re et le fils sont am&egrave;res et la pr&eacute;sence de Wilma dans la grande maison froide ne vient pas all&eacute;ger l&rsquo;atmosph&egrave;re. Nadia constate sa faute et les cons&eacute;quences de cette m&ecirc;me faute, toujours innomm&eacute;e: &laquo;Je suis marqu&eacute;e, me dis-je, des stigmates &eacute;vidents d&rsquo;une ignominie, quand bien m&ecirc;me elle n&rsquo;a pas de nom.&raquo; (p. 265) Elle retrouve ensuite, par hasard &agrave; San Augusto, ses vieux parents qui y habitent d&eacute;sormais et qui prennent soin de Souhar, en cachette de Wilma. Cette derni&egrave;re aurait, selon eux, cuisin&eacute; Yasmine; ils prot&egrave;gent la petite d&rsquo;un sort semblable. Nadia s&rsquo;installe chez eux, bien qu&rsquo;elle ne les ait pas vus depuis plus de trente-cinq ans. Elle accouche, en silence et en secret, d&rsquo;une &laquo;chose noire et luisante, fugitive&raquo; (p. 295) qui se sauve d&rsquo;elle-m&ecirc;me de la maison familiale. Finalement, Nadia rencontre Ange sur la plage, tout &agrave; fait gu&eacute;ri, et sa nouvelle compagne ⎯ Corinna Daoui, amie d&rsquo;enfance de Nadia, prostitu&eacute;e, derni&egrave;re flamme connue de son ex-mari qui vient tout juste de mourir. Ils prennent du soleil et s&rsquo;amusent, bronz&eacute;s comme des vacanciers. Nadia refuse de se joindre &agrave; eux pour prendre un verre. Le r&eacute;cit se termine sur ce refus.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>R&eacute;alisme magique qui se refuse et parano&iuml;a narrative</strong></span></p> <p align="justify">S&rsquo;il est plut&ocirc;t ais&eacute; de d&eacute;montrer que le r&eacute;alisme magique caract&eacute;rise bien certains autres titres de Marie NDiaye (<em>La Sorci&egrave;re</em> en est un exemple fort int&eacute;ressant), le cas est bien diff&eacute;rent avec <em>Mon c&oelig;ur &agrave; l&rsquo;&eacute;troit</em>. Pour &ecirc;tre r&eacute;aliste magique une fiction doit r&eacute;pondre aux trois crit&egrave;res suivants: tout d&rsquo;abord, le surnaturel dans le texte ne doit pas &ecirc;tre pr&eacute;sent&eacute; comme probl&eacute;matique; ensuite, la contradiction ou l&rsquo;opposition entre le naturel et le surnaturel doit &ecirc;tre r&eacute;solue dans la fiction; finalement, il ne doit pas y avoir de jugement par rapport &agrave; la v&eacute;racit&eacute; des &eacute;v&eacute;nements dans la fiction, les deux niveaux de r&eacute;alit&eacute; n&rsquo;&eacute;tant pas hi&eacute;rarchis&eacute;s<a name="note1" href="#note1a">[1]</a>. Ces trois conditions, bien qu&rsquo;elles n&rsquo;impliquent pas n&eacute;cessairement que la narration soit assum&eacute;e par une instance ext&eacute;rieure au r&eacute;cit, sont plus facilement remplies lorsque l&rsquo;histoire est racont&eacute;e par un narrateur qui n&rsquo;agit pas &agrave; titre de personnage dans le monde fictionnel du roman. Dans <em>Mon c&oelig;ur &agrave; l&rsquo;&eacute;troit</em>, Nadia est l&rsquo;unique narratrice de son r&eacute;cit et c&rsquo;est &agrave; travers son regard et sa focalisation que la suite &eacute;v&eacute;nementielle parvient jusqu&rsquo;au lecteur. Les descriptions op&eacute;r&eacute;es par Nadia orientent donc la lecture et forcent le rejet de l&rsquo;hypoth&egrave;se du r&eacute;alisme magique. Par exemple: &laquo;Le tram passe juste derri&egrave;re moi dans un sifflement furieux. / <em>Le tramway me guette, cherche &agrave; me pi&eacute;ger, il fonce pour m&rsquo;&eacute;craser, volontairement</em>.&raquo; (p. 119, l&rsquo;italique est originale.) Le tramway de Bordeaux cherche-t-il vraiment &agrave; la tuer, ou ne s&rsquo;agit-il pas plut&ocirc;t d&rsquo;une hallucination de sa part, d&rsquo;une perception parano&iuml;aque d&rsquo;un &eacute;v&eacute;nement tout &agrave; fait naturel? La question se pose, d&rsquo;autant plus que l&rsquo;utilisation de l&rsquo;italique dans un contexte comme celui-ci oppose les deux niveaux de&nbsp; &laquo;r&eacute;alit&eacute;&raquo;: d&rsquo;un c&ocirc;t&eacute;, celui du tramway qui circule sur ses rails; de l&rsquo;autre, celui du tramway anim&eacute; de pulsions et de d&eacute;sirs n&eacute;gatifs &agrave; l&rsquo;&eacute;gard de Nadia. Plus loin, elle affirme que le brouillard change la g&eacute;ographie de sa ville qu&rsquo;elle conna&icirc;t par c&oelig;ur, que cette ville qu&rsquo;elle aime tant cherche d&eacute;sormais &agrave; la tromper:</p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">C&rsquo;est donc que la ville elle-m&ecirc;me cherche &agrave; me fourvoyer, ma ch&egrave;re ville dont je croyais la fid&eacute;lit&eacute; irr&eacute;ductible.(p. 123)<br /> Il me semble que la ville se contorsionne sous mes yeux &ndash; l&agrave;, une rue se d&eacute;ploie et s&rsquo;affine, &agrave; c&ocirc;t&eacute; le boulevard s&rsquo;&eacute;largit et multiplie ses virages. C&rsquo;est le brouillard, me dis-je, ce sont ces longues bandes blanches mouvantes qui d&eacute;naturent les perspectives. N&rsquo;est-ce pas le brouillard, vraiment? (p. 124)</span></p> <p align="justify">La narration est modul&eacute;e tant&ocirc;t par l&rsquo;utilisation de l&rsquo;italique, tant&ocirc;t par le choix des mots employ&eacute;s par le personnage: &laquo;Il me semble&raquo;, &laquo;Ou bien&raquo;, &laquo;me dis-je&raquo;, etc. &Agrave; nous, il semble qu&rsquo;on tente de freiner les inf&eacute;rences interpr&eacute;tatives du lecteur: la r&eacute;ponse que fournirait le r&eacute;alisme magique &eacute;tant &eacute;cart&eacute;e, que reste-t-il? Rien, sinon un doute. Nadia &eacute;tait-elle enceinte? A-t-elle vraiment donn&eacute; naissance &agrave; une sorte de d&eacute;mon qui a ensuite pris la fuite? Wilma mange-t-elle vraiment de la viande humaine? Tant de questions qui ne trouvent pourtant pas de r&eacute;ponse dans l&rsquo;univers du texte. D&rsquo;ailleurs, qu&rsquo;en est-il de cet ostracisme dont ont &eacute;t&eacute; victimes Ange et Nadia? Il ne nous reste qu&rsquo;&agrave; postuler que nous sommes mis en pr&eacute;sence d&rsquo;une narration parano&iuml;aque dans Mon c&oelig;ur &agrave; l&rsquo;&eacute;troit. Nadia s&rsquo;imagine peut-&ecirc;tre bien des choses, mais tout de m&ecirc;me; cette r&eacute;ponse formul&eacute;e trop vite ne permet pas de faire sens du tout probl&eacute;matique qu&rsquo;est le roman de NDiaye.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Et la litt&eacute;rature ?</strong></span></p> <p align="justify">Nul besoin de r&eacute;p&eacute;ter que le r&eacute;cit, chez NDiaye, ne se conforte pas dans les avenues attendues des sch&eacute;mas narratifs communs. C&rsquo;est ce que l&rsquo;on constate d&rsquo;ailleurs une fois de plus avec Mon c&oelig;ur &agrave; l&rsquo;&eacute;troit: il est &eacute;vident que le paradigme narratif est remis en question, brass&eacute; un peu, mis &agrave; mal, m&ecirc;me. Quant au passage de NDiaye de Minuit vers Gallimard&hellip; s&rsquo;il est symptomatique de quelque chose, ce n&rsquo;est certainement pas d&rsquo;un renouvellement de sa propre vraisemblance po&eacute;tique: <em>Mon c&oelig;ur &agrave; l&rsquo;&eacute;troit</em> s&rsquo;inscrit dans la continuit&eacute; et ne marque pas de nouvelle &laquo;p&eacute;riode&raquo; dans l&rsquo;&oelig;uvre de l&rsquo;auteure.</p> <p><a name="note1a" href="#note1">1</a>Voir, entre autres, Amaryll Beatrice Chanady, <em>Magical Realism and the Fantastic: Resolved Versus Unresolved Antinomy</em>, New York &amp; London, Garland Publishing, Inc., 1985.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/entre-realisme-magique-et-paranoia-narrative#comments Espace France Indétermination NDIAYE, Marie Réalisme magique Roman Fri, 20 Mar 2009 13:12:00 +0000 Pierre-Luc Landry 87 at http://salondouble.contemporain.info