Salon double - Représentation http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/312/0 fr Littérature impolitique http://salondouble.contemporain.info/lecture/litterature-impolitique-0 <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/bejarano-alberto">Bejarano, Alberto </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/2666">2666</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p class="rteindent3"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Jusqu&rsquo;&agrave; quel point quelqu&rsquo;un peut conna&icirc;tre l&rsquo;&oelig;uvre de quelqu&rsquo;un d&rsquo;autre.&nbsp;<br /> Roberto Bola&ntilde;o, <em>2666</em></span></p> <p>Nous nous trompons en jugeant nos propres &oelig;uvres et en jugeant, toujours de mani&egrave;re impr&eacute;cise, les &oelig;uvres des autres. Rendez-vous au Nobel, disent les &eacute;crivains, comme qui dirait: Rendez-vous en enfer. <br /> Roberto Bola&ntilde;o, <em>2666</em> &nbsp;</p> <p class="rteindent4">&nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les bifurcations de <em>2666</em>&nbsp;</strong></span></p> <p>Cette lecture est une premi&egrave;re exploration des rapports entre la figure de l&rsquo;&eacute;crivain et celle des critiques au sein m&ecirc;me de la fiction dans le roman <em>2666</em> de l&rsquo;&eacute;crivain chilien Roberto Bola&ntilde;o (1953-2003). &laquo;Que peut-on conna&icirc;tre de l&rsquo;&oelig;uvre des autres?&raquo; est l&rsquo;une des questions pos&eacute;es par Bola&ntilde;o dans son dernier roman. Notre but est donc d&rsquo;analyser les significations paradoxales de cette proposition bolanienne et de r&eacute;fl&eacute;chir sur les contributions de Bola&ntilde;o &agrave; la litt&eacute;rature contemporaine.&nbsp;&nbsp;</p> <p>Nous suivrons pour ce faire le chemin propos&eacute; et parcouru par Pierre Macherey, &agrave; savoir un dialogue ouvert entre philosophie et litt&eacute;rature par le biais d&rsquo;une exploration commune. La question demeure, comme le sugg&egrave;re Macherey: &laquo;quelle forme de pens&eacute;e est incluse dans les textes litt&eacute;raires, et peut-elle en &ecirc;tre extraite?<a href="#bnote1" name="note1"><strong>[1]</strong></a>&raquo; Il s&rsquo;agit d&rsquo;un exercice philosophique non pas sur la litt&eacute;rature, mais avec elle. Pour Macherey,&nbsp;</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">le rapport de la litt&eacute;rature et de la philosophie est strictement documentaire: la philosophie affleure &agrave; la surface des &oelig;uvres de la litt&eacute;rature au titre d&rsquo;une r&eacute;f&eacute;rence culturelle, plus ou moins travaill&eacute;e, comme une simple citation qui d&rsquo;ailleurs, du fait de l&rsquo;ignorance de leurs auteurs et commentateurs, passe le plus souvent inaper&ccedil;ue. &Agrave; un autre niveau, l&rsquo;argument philosophique remplit &agrave; l&rsquo;&eacute;gard du texte litt&eacute;raire le r&ocirc;le d&rsquo;un v&eacute;ritable operateur formel: c&rsquo;est ce qui se passe lorsqu&rsquo;il dessine le profil d&rsquo;un personnage, organise l&rsquo;allure g&eacute;n&eacute;rale d&rsquo;un r&eacute;cit, voire en dresse le d&eacute;cor, ou structure le mode de sa narration. Enfin le texte litt&eacute;raire peut encore devenir le support d&rsquo;un message sp&eacute;culatif, dont le contenu philosophique est souvent ramen&eacute; sur le plan d&rsquo;une communication id&eacute;ologique.<a href="#bnote2" name="note2"><strong>[2]&nbsp; </strong></a><br /> </span></p> <p>C&rsquo;est un peu dans la m&ecirc;me direction que Jacques Ranci&egrave;re affirme que &laquo;la critique litt&eacute;raire ou cin&eacute;matographique, ce n&rsquo;est pas une mani&egrave;re d&rsquo;expliquer ou de classer les choses, c&rsquo;est une mani&egrave;re de les prolonger, de les faire r&eacute;sonner autrement<a href="#bnote3" name="note3"><strong>[3]</strong></a>&raquo;. Pour notre part, nous faisons un exercice de philosophie litt&eacute;raire, pour reprendre l&rsquo;expression de Macherey, une sorte d&rsquo;investigation litt&eacute;raire &agrave; la mani&egrave;re de Claude Lefort (sur <em>L'Archipel du Goulag</em> de Soljenitsyne<a href="#bnote4" name="note4"><strong>[4]</strong></a>) et de Miguel Abensour (sur <em>Le rouge et le noir</em> de Stendhal<a href="#bnote5" name="note5"><strong>[5]</strong></a>). Notre question est la suivante: comment un &eacute;crivain, dans notre cas Bola&ntilde;o, transforme un fait divers en sympt&ocirc;me et avertissement politique? Or, l&rsquo;&eacute;crivain chilien Roberto Bola&ntilde;o n&rsquo;a pas fait une simple transposition d&rsquo;un fait divers; il construit plut&ocirc;t, dans son roman 2666, un r&eacute;cit apocalyptique sur la violence totalitaire et la violence suicidaire, consid&eacute;r&eacute;es comme violences autodestructrices.&nbsp;</p> <p>Bola&ntilde;o reprend plusieurs informations concernant certains faits divers oubli&eacute;s, qui se seraient d&eacute;roul&eacute;s entre 1993 et 1997 au Mexique &mdash;notamment l&rsquo;enqu&ecirc;te approfondie men&eacute;e par le journaliste mexicain Sergio Gonz&aacute;lez &nbsp;(<em>Les os dans le d&eacute;sert</em>) sur certains crimes ayant eu lieu &agrave; Ciudad Ju&aacute;rez<a href="#bnote7" name="note6"><strong>[6]</strong></a>&mdash;, et s&rsquo;en sert pour fabriquer <em>2666</em>, un roman noir en forme de thriller politico-psychologique. Il cherche ainsi &agrave; comprendre le fonctionnement de la violence et de la justice &agrave; Ciudad Ju&aacute;rez. Sa toile de fond est le rapport entre vieilles et nouvelles violences au XXe si&egrave;cle. Bola&ntilde;o veut parler des crimes de Ciudad Ju&aacute;rez comme du possible<a href="#bnote7" name="note7"><strong>[7]</strong></a>, pour reprendre l&rsquo;expression de Georges Bataille. Il s&rsquo;interroge en tant que romancier sur la violence et transforme Ciudad Ju&aacute;rez en Santa Teresa, un trou noir, ou l&rsquo;endroit o&ugrave; se cache le secret du monde, selon ses propres mots.&nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bola&ntilde;o et la litt&eacute;rature latino-am&eacute;ricaine</strong></span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">&Eacute;piphanie n&eacute;gative, je veux dire, comme le n&eacute;gatif photographique d&rsquo;une &eacute;piphanie. Ce qui est aussi une chronique quotidienne de nos pays. <a href="#bnote8" name="note8"><strong>[8] </strong></a><br /> </span></p> <p>Roberto Bola&ntilde;o est, selon l&rsquo;&eacute;crivain catalan Enrique Vila-Matas, un &laquo;&eacute;crivain de la multiplicit&eacute;<a href="#bnote9" name="note9"><strong>[9]</strong></a>&raquo;, concept tir&eacute; des <em>Le&ccedil;ons am&eacute;ricaines</em> de l&rsquo;&eacute;crivain italien Italo Calvino. D&rsquo;apr&egrave;s Calvino, un &eacute;crivain de la multiplicit&eacute; n&rsquo;h&eacute;site pas &agrave; laisser une grande libert&eacute; &agrave; ses personnages pour modifier ou transformer la trame narrative de d&eacute;part, par exemple. Un &eacute;crivain multiple n&rsquo;a pas peur de bifurquer sans arr&ecirc;t de ses propres voies narratives. Autrement dit, Bola&ntilde;o laisse parler ses personnages; c&rsquo;est un auteur polyphonique. Or, pour Vila-Matas, Bola&ntilde;o &eacute;chappe aux caract&eacute;ristiques habituellement associ&eacute;es aux auteurs latino-am&eacute;ricains: l&rsquo;engagement politique, le r&eacute;alisme magique, l&rsquo;exotisme baroque, les feuilletons urbains, etc. D&rsquo;une autre mani&egrave;re, l&rsquo;&eacute;crivain mexicain Jorge Volpi d&eacute;finit Bola&ntilde;o comme le &laquo;dernier des &eacute;crivains latino-am&eacute;ricains<a href="#bnote10" name="note10"><strong>[10]</strong></a>&raquo;. Pour Volpi, Bola&ntilde;o est le dernier &eacute;crivain &agrave; incarner une certaine id&eacute;e d&rsquo;ensemble dans les lettres latino-am&eacute;ricaines, au del&agrave; des fronti&egrave;res nationales de chaque pays, car il con&ccedil;oit sa litt&eacute;rature comme une recherche sur les origines et les devenirs des personnages nomades qui parcourent sans cesse cette terre latino-am&eacute;ricaine. Ces deux postures &agrave; propos de l&rsquo;&oelig;uvre de Bola&ntilde;o, celle de Vila-Matas et celle de Volpi, invitent &agrave; se demander ce qu&rsquo;est un &eacute;crivain latino-am&eacute;ricain<a href="#bnote11" name="note11"><strong>[11]</strong></a>.</p> <p>Dans l&rsquo;&oelig;uvre de Roberto Bola&ntilde;o, on trouve des romans traitant de la violence politique (le Chili de la dictature de Pinochet dans <em>&Eacute;toile distante</em> et <em>Nocturne</em> du Chili; la r&eacute;pression contre les &eacute;tudiants au Mexique en 1968 dans <em>Amulet</em>; l&rsquo;extr&ecirc;me droite fran&ccedil;aise des ann&eacute;es trente dans <em>Monsieur Pain</em>) ou traitant d&rsquo;une violence inspir&eacute;e de faits divers: La piste de glace, Les d&eacute;tectives sauvages, Le policier des rates, Appels t&eacute;l&eacute;phoniques, etc. Bola&ntilde;o a d&ucirc; s&rsquo;exiler de fa&ccedil;on d&eacute;finitive d&egrave;s l&rsquo;&acirc;ge de 20 ans, &agrave; cause de la dictature de Pinochet. Ce &laquo;d&eacute;chirement&raquo; personnel restera &agrave; toujours en lui et sa litt&eacute;rature sera presque enti&egrave;rement marqu&eacute;e par le th&egrave;me de l&rsquo;exil<a href="#bnote12" name="note12"><strong>[12]</strong></a>.&nbsp;</p> <p>Bola&ntilde;o r&eacute;&eacute;labore l&rsquo;histoire &agrave; partir des &eacute;piphanies n&eacute;gatives pour faire face aux cauchemars du si&egrave;cle, notamment dans son roman <em>2666</em>. Il repr&eacute;sente le cas d&rsquo;un &eacute;crivain qui, justement, s&rsquo;oppose &agrave; cette &laquo;m&eacute;moire satur&eacute;e&raquo; des &eacute;v&egrave;nements r&eacute;cents de l&rsquo;Am&eacute;rique Latine, et fait appel &agrave; l&rsquo;imagination pour s&rsquo;approcher de l&rsquo;histoire des victimes et, surtout, de celle des meurtriers.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bola&ntilde;o et la litt&eacute;rature contemporaine</strong></span></p> <p><em>2666</em>, dernier roman de Bola&ntilde;o, inachev&eacute; et paru de fa&ccedil;on posthume, est consacr&eacute; &agrave; l&rsquo;exploration de certaines formes de violence au XXe si&egrave;cle: la r&eacute;volution russe, le nazisme, et finalement la violence suicidaire de fin de si&egrave;cle &agrave; Ciudad Ju&aacute;rez. 2666 traverse tout ces &eacute;v&eacute;nements &agrave; travers la vie et l&rsquo;&oelig;uvre de l&rsquo;&eacute;crivain fictif allemand Benno von Archimboldi, n&eacute; Hans Reiter, qui parcourt le XXe si&egrave;cle: de la R&eacute;publique de Weimar jusqu&rsquo;&agrave; Ciudad Ju&aacute;rez. Suivant Georges Navet et Patrice Vermeren, on pourrait parler &agrave; Ciudad Ju&aacute;rez d&rsquo;une nouvelle forme de violence, surnomm&eacute; &laquo;suicidaire&raquo;:&nbsp;</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Ce que nous avons &eacute;voqu&eacute; sous le nom de violence suicidaire d&eacute;signe cette violence &agrave; la fois h&eacute;t&eacute;ro- et autodestructrice qui semble &eacute;chapper &agrave; toute rationalit&eacute;, comme si elle &eacute;tait une pure n&eacute;gativit&eacute; se retournant contre tout et finalement contre soi &ndash;un m&eacute;lange instable de rage et de jouissance &agrave; &ecirc;tre anti-humain en g&eacute;n&eacute;ral. On la rencontre dans certaines violences urbaines (pensons par exemple aux &eacute;meutes de Los Angeles, en 1993)<a href="#bnote13" name="note13"><strong>[13]</strong></a>.</span></p> <p>Or, dans son enqu&ecirc;te romanesque sur le r&eacute;el et la violence, Bola&ntilde;o a r&eacute;serv&eacute; une place exceptionnelle &agrave; la peinture comme voie parall&egrave;le d&rsquo;exploration des formes de repr&eacute;sentation de la violence. Les peintres Gustave Courbet et Georges Grosz occupent une place tr&egrave;s importante dans le roman 2666. On pourrait dire que la peinture fonctionne chez Bola&ntilde;o comme une v&eacute;ritable all&eacute;gorie des formes de violences. Voyons le cas de Courbet.</p> <p><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Peinture et violence dans <em>2666</em>: le cas Courbet</span></strong></p> <p>R&eacute;sumons d&rsquo;abord le sc&eacute;nario de cet extrait de <em>2666</em>: Boris Ansky, un &eacute;crivain juif et russe fictif cr&eacute;&eacute; par Bola&ntilde;o, &eacute;crit un journal intime dans lequel il raconte sa vie et d&eacute;crit le contexte et la vie quotidienne au moment des grandes purges stalinistes des ann&eacute;es 1930. Ansky parle surtout de l&rsquo;&eacute;crivain fictif sovi&eacute;tique, Ephra&iuml;m Ivanov, assassin&eacute; apparemment par ordre de Staline en 1938 &mdash;avec lequel il a &eacute;crit trois romans: <em>Le cr&eacute;puscule</em>, <em>Midi</em> et <em>L&rsquo;aube</em>. Ansky et Ivanov se lient d&rsquo;une grande amiti&eacute; et sont, comme le dit Bola&ntilde;o, &laquo;[c]omplices dans leurs impostures jusqu&rsquo;&agrave; la fin&raquo; (p.829). Mais Ansky est un dandy et Ivanov un pamphl&eacute;taire (c&rsquo;est un peu comme si Paul Val&eacute;ry avait &eacute;crit Les chiens de garde de Paul Nizan!). Ansky est l&rsquo;&eacute;crivain fant&ocirc;me d&rsquo;Ivanov. En signant les romans d&rsquo;Ansky, Ivanov devient un &eacute;crivain &laquo;s&eacute;rieux&raquo;. En &eacute;change, il introduit le jeune Ansky dans le r&eacute;seau du parti, dont il est un membre reconnu, et le prot&egrave;ge dans la mesure de son pouvoir. Tout se passe plus ou moins bien au d&eacute;but, jusqu&rsquo;&agrave; ce que, d&rsquo;apr&egrave;s Ansky, on juge les romans d&rsquo;Ivanov (dont Ansky est l&rsquo;auteur secret) &laquo;suspects&raquo;, selon l&rsquo;expression de Staline lui-m&ecirc;me. &nbsp;Apr&egrave;s l&rsquo;assassinat d&rsquo;Ivanov, Ansky se cache dans l&rsquo;Isba de sa famille &agrave; Kostekino (Crim&eacute;e) jusqu&rsquo;au Pogrom nazi en 1942, o&ugrave; il est assassin&eacute;. Quelques mois plus tard, Hans Reiter, jeune soldat allemand, d&eacute;couvre le cahier d&rsquo;Ansky dans une cachette derri&egrave;re la chemin&eacute;e de son Isba en 1943. Il s&rsquo;enferme dans l&rsquo;Isba et lit le cahier d&rsquo;Ansky pendant une saison, une saison en enfer. Il subit une m&eacute;tamorphose. &nbsp;</p> <p>Selon Bola&ntilde;o, Ansky est la force de Hans Reiter, c&rsquo;est-&agrave;-dire sa source d&rsquo;inspiration, et gr&acirc;ce &agrave; lui, Reiter deviendra plus tard Benno von Archimboldi, un c&eacute;l&egrave;bre &eacute;crivain allemand de l&rsquo;apr&egrave;s-guerre. Autrement dit, Reiter se fait &eacute;crivain par la peinture: il est boulevers&eacute; par les commentaires d&rsquo;Anski sur Giuseppe Arcimboldo et, plus marginalement, sur Courbet. Mais nous avons ici un paradoxe: Reiter se passionne pour Arcimboldo &agrave; partir des commentaires d&rsquo;Ansky, et non pas &agrave; partir des peintures en elles-m&ecirc;mes (pr&eacute;cisons que Reiter n&rsquo;a jamais visit&eacute; un mus&eacute;e, ni m&ecirc;me regard&eacute; un tableau dans un livre). Ansky voit dans la peinture d&rsquo;Arcimboldo, particuli&egrave;rement dans <em>Les quatre saisons, de la joie pure</em>. Mais il y voit aussi, dans deux autres tableaux &nbsp;(<em>Le cuisinier</em> et <em>Le juriste</em>), l&rsquo;horreur. Retenons donc que Reiter d&eacute;couvre la peinture &agrave; travers l&rsquo;&eacute;crivain Ansky. C&rsquo;est comme si l&rsquo;on &eacute;tait boulevers&eacute; seulement par les commentaires de Paul Claudel sur Johannes Vermeer sans avoir jamais entendu parler de Vermeer et sans jamais avoir vu une seule de ses peintures. Autrement dit, ce sont les impressions d&rsquo;Ansky sur la peinture d&rsquo;Arcimboldo qui ont fait de Reiter un &eacute;crivain: c&rsquo;est ainsi que Reiter devient Benno von Archimboldi.</p> <p>Apr&egrave;s l&rsquo;assassinat d&rsquo;Ivanov, outre ses r&eacute;f&eacute;rences &agrave; Arcimboldo, Ansky parle &eacute;galement de Courbet. La place qu&rsquo;occupe Courbet dans le cahier d&rsquo;Ansky est tr&egrave;s significative car c&rsquo;est &agrave; propos du ma&icirc;tre d&rsquo;Ornans qu&rsquo;Ansky fera une &eacute;bauche de comparaison entre le r&eacute;alisme de Courbet &mdash;qu&rsquo;il admire&mdash;, et le r&eacute;alisme socialiste &mdash;qu&rsquo;il subit et qui l&rsquo;&eacute;crase. Bola&ntilde;o fait dire &agrave; Ansky qu&rsquo;il consid&egrave;re Courbet &laquo;comme le paradigme de l&rsquo;artiste r&eacute;volutionnaire&raquo; (p.830): &laquo;[Ansky] se moque, par exemple, de la conception manich&eacute;enne que certains peintres sovi&eacute;tiques ont de Courbet&raquo;. (p.827) &nbsp;Pour Bola&ntilde;o, Courbet est &laquo;l&rsquo;artiste du tremblement constant&raquo; (p.832). Que repr&eacute;sente-elle donc, la figure de Courbet, dans les cahiers d&rsquo;Ansky? Voyons seulement le cas de <em>L&rsquo;Atelier du peintre</em> de Courbet et le rapport avec <em>2666</em>.</p> <p><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><em>L&rsquo;Atelier du peintre</em> de Courbet dans 2666</span></strong></p> <p>Quant &agrave; <em>L&rsquo;Atelier du peintre</em>, Ansky s&rsquo;int&eacute;resse seulement &agrave; Charles Baudelaire et &agrave; Pierre-Joseph Proudhon, qui figurent tous les deux dans la toile<a href="#bnote14" name="note14"><strong>[14]</strong></a>. Il situe Courbet au milieu de ses deux amis, l&rsquo;artiste et l&rsquo;homme politique. Il y a d&rsquo;abord le po&egrave;te: &laquo;Il parle de la silhouette de Baudelaire qui appara&icirc;t dans un coin du tableau lisant qui repr&eacute;sente la Po&eacute;sie. Il parle de l&rsquo;amiti&eacute; de Courbet avec Baudelaire&hellip;&raquo; (p.827). Apr&egrave;s, Ansky fait une comparaison tr&egrave;s &eacute;nigmatique entre les politiques et l&rsquo;art, &agrave; propos de Proudhon: &laquo;Ansky parle de Courbet (l&rsquo;artiste) avec Proudhon (le Politique) et il compare les opinions sens&eacute;es de ce dernier avec celles d&rsquo;une perdrix. Tout politique avec du pouvoir, est, en mati&egrave;re d&rsquo;art, pareil &agrave; une perdrix monstrueuse, gigantesque, capable d&rsquo;aplanir des montagnes avec ses petits sauts, tandis que tout politique sans pouvoir est comme un cur&eacute; de village, une perdrix aux dimensions normales<a href="#bnote15" name="note15"><strong>[15]</strong></a>&raquo; (p.827).&nbsp;</p> <p>Michael Fried voit un double paradoxe dans ces deux personnages: Baudelaire a toujours critiqu&eacute; vivement le r&eacute;alisme, et donc Courbet, en d&eacute;non&ccedil;ant chez lui un certain &laquo;mat&eacute;rialisme&raquo;<a href="#bnote16" name="note16"><strong>[16]</strong></a>. Par contre, Proudhon, qui a toujours appr&eacute;ci&eacute; un certain &laquo;mat&eacute;rialisme&raquo; chez Courbet, n&rsquo;a pas compris au fond quel &eacute;tait le &laquo;vrai&raquo; sens r&eacute;volutionnaire de Courbet.&nbsp;</p> <p>Dans <em>l&rsquo;Atelier du Peintre</em>, tandis que Baudelaire lit, Proudhon semble regarder l&rsquo;avenir. Courbet fait de l&rsquo;art et de la politique en m&ecirc;me temps parce que, pour lui, il n&rsquo;y a pas de gestes dits &laquo;artistiques&raquo; s&eacute;par&eacute;s des gestes dits &laquo;politiques&raquo;. Courbet ne fait pas de la politique seulement pendant la Commune. Il est un artiste engag&eacute; moins par les th&egrave;mes de ses tableaux (m&ecirc;me s&rsquo;il sont assez r&eacute;volutionnaires) que par la transformation du regard du peintre sur lui-m&ecirc;me, sur son &oelig;uvre et sur le spectateur. C&rsquo;est ce que Fried appelle la structure du regard chez Courbet. Autrement dit, et pour aller un peu vite, Courbet invente autant la figure du peintre-spectateur (bien que cela se soit vu avant, notamment dans <em>Les M&eacute;nines</em> de Velasquez) qu&rsquo;un nouveau type de spectateur. C&rsquo;est un peu le cas d&rsquo;Edgar Allan Poe, &eacute;voqu&eacute; par Jorge Luis Borges: Poe invente un nouveau type de lecteur, un lecteur moderne, un lecteur qui se m&eacute;fie des &laquo;apparences&raquo;<a href="#bnote17" name="note17"><strong>[17]</strong></a>.</p> <p>Proudhon, pour sa part, se concentre presque exclusivement sur les th&egrave;mes &agrave; traiter dans l&rsquo;art. Certes, il regarde vers l&rsquo;avenir, mais en quels termes?&nbsp;</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Quant &agrave; nous socialistes r&eacute;volutionnaires, nous disons aux artistes comme aux litt&eacute;rateurs: notre id&eacute;al, c&rsquo;est le droit &agrave; la v&eacute;rit&eacute;. Si vous ne savez avec cela faire de l&rsquo;art et du style, arri&egrave;re! Nous n&rsquo;avons pas besoin de vous. Si vous &ecirc;tes au service des corrompus, des luxueux, des fain&eacute;ants, arri&egrave;re! Nous ne voulons pas de vos arts. Si l&rsquo;aristocratie, le pontificat et la majest&eacute; royale vous sont indispensables, arri&egrave;re toujours! Nous proscrivons votre art ainsi que vos personnes. L&rsquo;avenir est splendide devant nous&hellip; </span><a href="#bnote18" name="note18"><strong>[18]</strong></a></p> <p>Proudhon et Courbet &eacute;taient effectivement tr&egrave;s proches. Courbet admirait &eacute;norm&eacute;ment Proudhon et le philosophe encourageait le peintre &agrave; peindre le &laquo;r&eacute;el&raquo;, dans un sens assez diff&eacute;rent de Baudelaire. Les deux regardent vers l&rsquo;avenir, mais ils ne cherchent et ne voient peut-&ecirc;tre pas les m&ecirc;mes choses. C&rsquo;est peut-&ecirc;tre dans ce sens qu&rsquo;Ansky parle de la perdrix et de Proudhon. La perdrix ne regarde pas tr&egrave;s loin. Elle n&rsquo;est pas comme l&rsquo;aigle ou le faucon qui, eux, ont une vision excellente. En termes artistiques, Proudhon serait-il comparable &agrave; une perdrix?</p> <p>On sait que <em>L&rsquo;Atelier du peintre</em> est d&eacute;fini par la critique comme une sorte de manifeste du r&eacute;alisme de Courbet. Thomas Schlesser la d&eacute;finit dans ces termes: &laquo;l&rsquo;&oelig;uvre de Courbet est engag&eacute;e. En faveur du r&eacute;alisme d&rsquo;abord, dont elle se veut &agrave; la fois le bilan et le programme esth&eacute;tique&hellip; Mais cette &oelig;uvre (l&rsquo;Atelier) est &eacute;galement engag&eacute;e politiquement, socialement, en faveur d&rsquo;un monde nouveau<a href="#bnote19" name="note19"><strong>[19]</strong></a>&raquo;. Selon Bola&ntilde;o, Ansky consid&egrave;re Courbet &laquo;comme le paradigme de l&rsquo;artiste r&eacute;volutionnaire. Il se moque, par exemple de la conception manich&eacute;enne que certains peintres sovi&eacute;tiques ont de Courbet&raquo; (p.827). Il s&rsquo;agit de deux id&eacute;es diff&eacute;rentes. D&rsquo;une part, il y a la figure de Courbet comme h&eacute;ros r&eacute;volutionnaire ou comme artiste engag&eacute; et, d&rsquo;autre part, il y a le d&eacute;tournement du r&eacute;alisme de Courbet chez les r&eacute;alistes sovi&eacute;tiques des ann&eacute;es 1930. Toutes ces discussions permettent &agrave; Bola&ntilde;o de mieux d&eacute;finir ses propres id&eacute;es sur le politique et ce qu&rsquo;on appellera l&rsquo;impolitique.&nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bola&ntilde;o et la critique litt&eacute;raire</strong></span></p> <p>Bola&ntilde;o s&rsquo;int&eacute;resse aussi dans <em>2666</em> &agrave; la figure du critique litt&eacute;raire comme personnage de fiction. Dans la premi&egrave;re partie du roman, les quatre personnages principaux, quatre critiques litt&eacute;raires &mdash;un Fran&ccedil;ais, un Espagnol, un Italien et une Anglaise&mdash;, essaient de lever le voile qui recouvre certains aspects de la vie de Benno von Archimboldi, un &eacute;crivain qui n&rsquo;est connu de personne:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Le travail de Pelletier se focalisa sur l&rsquo;insularit&eacute;, sur la rupture qui semblait caract&eacute;riser la totalit&eacute; des livres d&rsquo;Archimboldi au regard de la tradition allemande, mais pas au regard d&rsquo;une certaine tradition europ&eacute;enne. Le travail de Espinoza, l&rsquo;un des plus s&eacute;duisants qu&rsquo;Espinoza ait jamais &eacute;crits, gravitait autour du myst&egrave;re qui voilait la silhouette d&rsquo;Archimboldi, dont pratiquement personne, pas m&ecirc;me son &eacute;diteur, ne savait rien : ses livres paraissaient sans photo sur le rabat ou en quatri&egrave;me de couverture ; ses donn&eacute;es bibliographiques &eacute;taient minimes (&eacute;crivain allemand n&eacute; en Prusse en 1920). (p. 28)</span></p> <p>Les m&eacute;thodes et les r&eacute;sultats des recherches des critiques litt&eacute;raires sur son &laquo;personnage&raquo;, c&rsquo;est-&agrave;-dire sur l&rsquo;&eacute;crivain Archimboldi, sont analys&eacute;s par Bola&ntilde;o pour mieux comprendre son propre r&ocirc;le en tant qu&rsquo;&eacute;crivain jug&eacute; par la critique a posteriori: l&rsquo;&eacute;crivain comme objet d&rsquo;&eacute;tude. L&rsquo;&eacute;crivain partage alors avec les critiques les m&ecirc;mes intentions: r&eacute;fl&eacute;chir sur le m&eacute;tier de l&acute;&eacute;criture et sur la m&eacute;thode, c&rsquo;est-&agrave;-dire sur le style.</p> <p>Bola&ntilde;o fait un exercice d&rsquo;anticipation litt&eacute;raire puisqu&rsquo;il va &agrave; la rencontre de la critique sur son propre terrain. Il r&eacute;fl&eacute;chit aux rapports entre litt&eacute;rature et critique litt&eacute;raire afin de s&rsquo;interroger sur les possibilit&eacute;s et les limites de la fiction une fois &eacute;tudi&eacute;e et expliqu&eacute;e par les critiques. Qu&rsquo;est-ce qu&rsquo;un critique croit savoir sur son objet d&rsquo;&eacute;tude? Pourquoi, &agrave; un moment donn&eacute;, un critique croit en savoir plus de l&rsquo;&oelig;uvre que l&rsquo;auteur lui-m&ecirc;me? Voyons un exemple. C&rsquo;est M. Bubis, l&rsquo;&eacute;diteur d&rsquo;Archimboldi, qui raconte la sc&egrave;ne:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">&laquo;Qu&rsquo;en pensez vous d&rsquo;Archimboldi? r&eacute;p&eacute;ta Bubis.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Le visage de Junge devint rouge comme le cr&eacute;puscule qui, derri&egrave;re la colline, montait, puis vert, comme les feuilles p&eacute;rennes des arbres du bois.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Hum, dit-il, hum, puis les yeux se tourn&egrave;rent vers la petite maison, comme s&rsquo;il attendait que de l&agrave; vienne l&rsquo;inspiration ou l&rsquo;&eacute;loquence, ou n&rsquo;importe quel type d&rsquo;aide. Pour &ecirc;tre franc avec vous, dit-il- puis: sinc&egrave;rement, mon opinion n&rsquo;est pas&hellip;puis, enfin: que puis-je vous dire?</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Quelque chose, dit Bubis, votre opinion en tant que lecteur, votre opinion en tant que critique.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Bien, dit Junge, je l&rsquo;ai lu, c&rsquo;est un fait.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Tous deux sourirent.&nbsp;</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Mais ajouta-t-il, je n&rsquo;ai pas l&rsquo;impression que c&rsquo;est un auteur&hellip;c&rsquo;est-&agrave;-dire, il est allemand, on ne peut pas le nier, sa prosodie est allemande, vulgaire mais allemande, ce que je veux dire, c&rsquo;est que j&rsquo;ai l&rsquo;impression que ce n&rsquo;est pas un &eacute;crivain europ&eacute;en.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Am&eacute;ricain, peut-&ecirc;tre? dit Bubis, qui &agrave; l&rsquo;&eacute;poque caressait l&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;acheter les droits de trois romans de Faulkner.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Non, pas am&eacute;ricain non plus, plut&ocirc;t africain, dit Junge, et il se remit &agrave; faire des grimaces sous les branches des arbres. Plus exactement: asiatique, murmura le critique.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- De quelle partie de l&rsquo;Asie ? voulut savoir Bubis.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Comment je pourrais le savoir, dit Junge, indochinois, malais, il a l&rsquo;air persan dans ses meilleurs passages.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Ah, la litt&eacute;rature persane, dit Bubis, qui en r&eacute;alit&eacute; ne connaissait absolument rien &agrave; la litt&eacute;rature persane.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Malais, malais, dit Junge&hellip;</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Ce soir-l&agrave;&hellip;Bubis apprit &agrave; la baronne que le critique n&rsquo;aimait pas les livres d&rsquo;Archimboldi.&nbsp;</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- &Ccedil;a a de l&rsquo;importance? demanda la baronne qui, &agrave; sa mani&egrave;re, et en conservant toute son ind&eacute;pendance, aimait l&rsquo;&eacute;diteur et tenait en haute estime ses opinions.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- &Ccedil;a d&eacute;pend, dit Bubis en cale&ccedil;on, a c&ocirc;t&eacute; de la fen&ecirc;tre, tout en regardant l&rsquo;obscurit&eacute; ext&eacute;rieure par un interstice minuscule entre les rideaux. Pour nous, en r&eacute;alit&eacute;, &ccedil;a n&rsquo;a pas beaucoup d&rsquo;importance. Pour Archimboldi, en revanche, &ccedil;a en a beaucoup. (p.933)</span></p> <p>La question de la vulgarit&eacute; est une caract&eacute;ristique propos&eacute;e par plusieurs critiques au moment de d&eacute;finir la personnalit&eacute; et l&rsquo;&oelig;uvre d&rsquo;Archimboldi. Mais, ce qui nous int&eacute;resse c&rsquo;est le fait de constater qu&rsquo;Archimboldi a, selon Junge, un style jug&eacute; comme extra-europ&eacute;en, voir extra-occidental. En tout cas, c&rsquo;est un style en dehors du canon. Cela est un aspect que les quatre critiques litt&eacute;raires de la premi&egrave;re partie du roman entrevoient seulement dans leurs r&ecirc;ves et leurs cauchemars.</p> <p>Bola&ntilde;o essaie dans <em>2666</em> d&rsquo;anticiper la r&eacute;ception de la critique &agrave; sa propre &oelig;uvre. On se demande toutefois quelles sont les strat&eacute;gies narratives de Bola&ntilde;o pour contourner et &laquo;tromper&raquo; la critique, et comment l&rsquo;&eacute;crivain reconfigure la figure du critique &agrave; travers ses propres fictions. Ce sont les questions que pose Bola&ntilde;o &agrave; plusieurs reprises. Comme on l&rsquo;a d&eacute;j&agrave; montr&eacute;, pour lui, les critiques ne pouvaient pas &laquo;rire ou se d&eacute;primer&raquo; (p.43) avec l&rsquo;auteur, avec Archimboldi. Bola&ntilde;o se demande quel type de relation se construit entre les auteurs et les critiques. Il se demande, dans le cas de Grosz par exemple, quelle est la d&eacute;finition d&rsquo;une &oelig;uvre originale et les rapports entre celle-ci et les copies:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Mme Bubis se posait la question de savoir jusqu&rsquo;au quel point quelqu&rsquo;un peut conna&icirc;tre l&rsquo;&oelig;uvre de quelqu&rsquo;un d&rsquo;autre. Par exemple, moi, l&rsquo;&oelig;uvre de Grosz me passionne, dit-elle en d&eacute;signant les dessins de Grosz accroch&eacute;s au mur, mais est-ce que je connais r&eacute;ellement son &oelig;uvre? Ses histoires me font rire, &agrave; certaines moments je crois que Grosz les a dessin&eacute;es pour que je rie, &agrave; certaines occasions le rire se transforme en &eacute;clat de rire, et les &eacute;clats de rire en cris de fou rire, mais j&rsquo;ai rencontr&eacute; une fois un critique d&rsquo;art qui aimait Grosz, &eacute;videmment, et qui pourtant sombrait dans la d&eacute;pressions lorsqu&rsquo;il assistait &agrave; une r&eacute;trospective de son &oelig;uvre, ou lorsque pour des raisons professionnelles, il devait &eacute;tudier un tableau ou un dessin. Et ces d&eacute;pressions ou ces p&eacute;riodes de tristesse duraient habituellement des semaines. Ce critique d&rsquo;art &eacute;tait un ami &agrave; moi, mais jamais nous n&rsquo;avions abord&eacute; le sujet de Grosz. Une fois cependant je ai dit ce qui m&rsquo;arrivait. Au d&eacute;but il ne voulait pas le croire. Ensuite il s&rsquo;est mis &agrave; remuer la t&ecirc;te d&rsquo;un c&ocirc;t&eacute; &agrave; l&rsquo;autre. Puis il m&rsquo;a regard&eacute; de haut en bas comme s&rsquo;il ne me connaissait pas. J&rsquo;ai pens&eacute; qu&rsquo;il &eacute;tait devenu fou. Il a cess&eacute; toute relation amicale avec moi pour toujours. Il n&rsquo;ya pas tr&egrave;s longtemps on m&rsquo;a racont&eacute; qu&rsquo;il dit encore que je ne sais rien sur Grosz et que mon go&ucirc;t esth&eacute;tique ressemble &agrave; celui d&rsquo;une vache. Bon, en ce qui me concerne, il peut dire ce qu&rsquo;il veut. Moi je ris avec Grosz, lui, Grosz, le d&eacute;prime, mais qui conna&icirc;t Grosz r&eacute;ellement? &nbsp;Imaginons, dit Mme Bubis, qu&rsquo;&agrave; cet instant pr&eacute;cis on frappe &agrave; la porte et qu&rsquo;apparaisse mon vieil ami le critique d&rsquo;art. Il s&rsquo;assoit ici, sur le sofa, &agrave; c&ocirc;t&eacute; de moi, et l&rsquo;un des vous sort un dessin non sign&eacute;, nous assure qu&rsquo;il est de Grosz et qu&rsquo;il d&eacute;sire le vendre. Je regarde le dessin et souris, puis je sors mon ch&eacute;quier et je l&rsquo;ach&egrave;te. Le critique d&rsquo;art regarde le dessin et n&rsquo;est pas deprim&eacute;, il essai de me faire reconsid&eacute;rer l&rsquo;affaire. Pour lui ce n&rsquo;est pas un dessin de Grosz. Pour moi c&rsquo;est un dessin de Grosz. Lequel des deux a raison? Ou prenons l&rsquo;histoire d&rsquo;une autre mani&egrave;re. Vous, dit Mme Bubis en montrant Espinoza, vous sortez un dessin non sign&eacute; et dites qu&rsquo;il est de Grosz, et vous essayez de le vendre. Je ne ris pas, je l&rsquo;observe froidement, appr&eacute;cie le trait, la fermet&eacute;, la satire, mais rien dans le dessin ne suscite mon plaisir. Le critique d&rsquo;art l&rsquo;observe minutieusement et, comme c&rsquo;est normal chez lui, il est d&eacute;prim&eacute; et s&eacute;ance tenante fait une offre, une offre qui exc&egrave;de ses &eacute;conomies et qui, si elle est accept&eacute;e, le plongera dans de longues soir&eacute;es de m&eacute;lancolie. J&rsquo;essaie de le dissuader. Je luis dis que le dessin me para&icirc;t douteux parce qu&rsquo;il ne me fait pas rire. Le critique me r&eacute;pond qu&rsquo;il &eacute;tait temps que je vois l&rsquo;&oelig;uvre de Grosz avec des yeux d&rsquo;adulte et il me f&eacute;licite. Lequel des deux a raison? (p.42)</span></p> <p>On pourrait dire n&eacute;anmoins que l&rsquo;appr&eacute;ciation artistique, bien entendu, ne peut reposer exclusivement sur les plaisir ou l&rsquo;&eacute;motion imm&eacute;diate que peut produire une &oelig;uvre. Bola&ntilde;o remet en question l&rsquo;influence du march&eacute; dans l&rsquo;art, c&rsquo;est-&agrave;-dire le fait que l&rsquo;institutionnalisation des chefs d&rsquo;&oelig;uvre ait plus d&rsquo;importance que sa r&eacute;ception. C&rsquo;est le cas des ventes aux ench&egrave;res d&rsquo;&oelig;uvres d&rsquo;art. Mais, d&rsquo;autre part, il faut constater que les options propos&eacute;es par Mme Bubis sont assez simplistes: ou bien on rit, ou bien on est d&eacute;prim&eacute;. Il semble n&eacute;cessaire d&rsquo;analyser ces id&eacute;es tout en tenant compte de l&rsquo;usage de l&rsquo;ironie chez Bola&ntilde;o. Et si l&rsquo;on posait la question de Bubis autrement? Au lieu de se demander qui a raison, si on se demandait plut&ocirc;t pourquoi l&rsquo;un ou l&rsquo;autre devait avoir plus raison que l&rsquo;autre et quelles seraient les conditions de possibilit&eacute; d&rsquo;un jugement esth&eacute;tique? Cette question nous fait penser au dernier film d&rsquo;Abbas Kiarostami, <em>Copie conforme</em> (2010): dans le film, un sp&eacute;cialiste de l&rsquo;art de la Renaissance est remis en question en tant qu&rsquo;homme face &agrave; ses propres id&eacute;es par sa femme, notamment dans une sc&egrave;ne &agrave; Florence durant laquelle ils discutent de la valeur d&rsquo;une &oelig;uvre originale face &agrave; une copie de celle-ci, et sur la r&eacute;ception de l&rsquo;&oelig;uvre par le public.</p> <p>Dans le cas de deux critiques litt&eacute;raires du roman, Pelletier et Espinoza, quoiqu&rsquo;il s&rsquo;agisse de chercheurs confirm&eacute;s et s&eacute;rieux dans leur m&eacute;tier, ils sont plus int&eacute;ress&eacute;s &agrave; &laquo;s&rsquo;occuper de sauvegarder l&rsquo;&oelig;uvre d&rsquo;Archimboldi&raquo; (p.144). Ils agissent comme des gardiens du temple. Par contre, Norton et Morini, les deux autres critiques, ont un autre type de relation avec l&rsquo;&oelig;uvre d&rsquo;Archimboldi. C&rsquo;est pour cela qu&rsquo;ils ne veulent pas poursuivre Archimboldi comme des paparazzis. Ainsi:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">pour le dire en un mot et de mani&egrave;re brutale, Pelletier et Espinoza, tout en se promenant dans Sankt Pauli, prirent conscience que la qu&ecirc;te d&rsquo;Archimboldi ne pouvait jamais emplir leurs vies. Ils pouvaient le lire, ils pouvaient l&rsquo;&eacute;tudier, ils pouvaient le triturer, mais ils ne pouvaient pas s&rsquo;&eacute;crouler de rire avec lui, ni sombrer dans la d&eacute;prime avec lui, en partie parce que Archimboldi &eacute;tait toujours loin, en partie parce que son &oelig;uvre, &agrave; mesure qu&rsquo;on s&rsquo;y enfon&ccedil;ait, d&eacute;vorait ses explorateurs. Pour le dire en un mot: Pelletier et Espinoza comprirent &agrave; Sankt Pauli, et ensuite dans l&rsquo;appartement de Mme Bubis d&eacute;cor&eacute; des photographies du d&eacute;funt M. Bubis et de ses &eacute;crivains, qu&rsquo;ils voulaient faire l&rsquo;amour et non la guerre. (p.44)</span></p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bola&ntilde;o pour une litt&eacute;rature impolitique</strong></span></p> <p>Tout au long de <em>2666</em>, Bola&ntilde;o reconfigure les rapports entre critiques et &eacute;crivains &agrave; travers un nouveau regard sur le critique et sur son influence sur les lecteurs. Pour l&rsquo;&eacute;crivain chilien, rien n&rsquo;&eacute;chappe vraiment &agrave; la fiction, m&ecirc;me pas les analyses les plus &laquo;objectives&raquo; des critiques. Chez Bola&ntilde;o, on retrouve une nouvelle approche de la fiction, qu&rsquo;il faudra &eacute;tudier davantage. &nbsp;</p> <p>On lit <em>2666</em> comme une enqu&ecirc;te critique sur le contemporain, comme le dit le philosophe Italien Roberto Esposito. On se demande aussi quel horizon il peut y avoir pour une pens&eacute;e de l&rsquo;&eacute;mancipation dans ce contexte suicidaire<a href="#bnote20" name="note20"><strong>[20]</strong></a>. Ce qui est surtout int&eacute;ressant pour nous est d&rsquo;interroger ces deux sc&eacute;narios &agrave; travers le concept de l&rsquo;impolitique. C&rsquo;est-&agrave;-dire, l&rsquo;impolitique comme ce qui semble &ecirc;tre impropre au politique et difficile d&rsquo;aborder du point de vue politique. Pour Esposito, &laquo;l&rsquo;impolitique est une cat&eacute;gorie, mieux une perspective&hellip; (un horizon cat&eacute;goriel) essentiellement n&eacute;gative, critique et n&eacute;cessairement li&eacute;e &agrave; cette n&eacute;gativit&eacute;, &agrave; son inexprimabilit&eacute; positive, sous peine de renversement dans son propre oppos&eacute;e, c&rsquo;est-&agrave;-dire, dans les cat&eacute;gories du politique&hellip; on peut parler toujours &agrave; partir de ce qu&rsquo;elle ne repr&eacute;sente pas<a href="#bnote21" name="note21"><strong>[21]</strong></a>&raquo;. C&rsquo;est par ailleurs dans cette perspective aussi que Jean Luc Nancy parle de &laquo;la litt&eacute;rature en limite du politique<a href="#bnote22" name="note22"><strong>[22]</strong></a>&raquo;.</p> <p>D&egrave;s son premier roman, <em>Litt&eacute;rature nazie en Am&eacute;rique</em>, Bola&ntilde;o nous livre une sorte de feuille de route de sa litt&eacute;rature &agrave; venir: une litt&eacute;rature mineure toujours en d&eacute;placement. Une litt&eacute;rature d&eacute;finie par son go&ucirc;t pour les d&eacute;tails et les rencontres inou&iuml;es et <em>a priori </em>insignifiantes. Il s&rsquo;inspire notamment de Georges Perec:&nbsp;</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">on a tendance &agrave; revenir sur ses pas, on a peur de se perdre, on se limite volontiers aux seuls grands axes; mais avec un minimum d&rsquo;exp&eacute;rience et d&rsquo;esprit d&rsquo;initiative, il est n&eacute;anmoins relativement facile de se laisser aller au petit bonheur; il suffit en somme de marcher un peu le nez en l&rsquo;air, de se laisser tenter par une all&eacute;e plant&eacute;e d&rsquo;arbres, une statue &eacute;questre, un magasin &agrave; la vitrine lointainement all&eacute;chante, un attroupement, l&rsquo;enseigne d&rsquo;un pub, un autobus qui passe&hellip; <a href="#bnote23" name="note23"><strong>[23]</strong></a></span></p> <p>Il y a un souci de l&rsquo;infra-ordinaire chez Bola&ntilde;o, ce qui par ailleurs caract&eacute;risera l&rsquo;&oelig;uvre de Bola&ntilde;o par la suite (voir par exemple <em>La piste de glace </em>ou <em>Monsieur Pain</em>).&nbsp;</p> <p>D&rsquo;autre part, Bola&ntilde;o est, pour nous, un autopsiste du XXe si&egrave;cle: son but est de comprendre les rationalit&eacute;s qui sont derri&egrave;re les diff&eacute;rents types de violence. Dans toute son &oelig;uvre, de ses premiers romans (<em>La litt&eacute;rature nazie en Am&eacute;rique</em><a href="#bnote24" name="note24"><strong>[24]</strong></a>) jusqu&rsquo;&agrave; <em>2666</em>, Bola&ntilde;o s&rsquo;est toujours demand&eacute; non pas quelle est l&rsquo;origine du mal, mais bien plut&ocirc;t comment fonctionnent les dispositifs de la violence.&nbsp;</p> <p>Le but de la litt&eacute;rature chez Bola&ntilde;o est de s&rsquo;interroger sur les conditions de possibilit&eacute; des violences. Bola&ntilde;o se demande &agrave; plusieurs reprises: Comment r&eacute;agit un individu quelconque face &agrave; la violence? Parfois, il est un r&eacute;sistant, m&ecirc;me sans le vouloir (Auxilio dans <em>Amulet</em>), parfois il est un traitre (Wieder dans <em>&Eacute;toile distante</em>), parfois il est un &laquo;courtisan&raquo; (le pr&ecirc;tre j&eacute;suite dans <em>Nocturne du Chili</em>). &Agrave; rebours d&rsquo;une litt&eacute;rature de plus en plus attach&eacute; au politiquement correct, l&rsquo;&eacute;criture de Bola&ntilde;o d&eacute;range parce qu&rsquo;elle se veut avant tout &laquo;visc&eacute;raliste<a href="#bnote25" name="note25"><strong>[25]</strong></a>&raquo;. Bola&ntilde;o traite le r&eacute;el en autopsiste et non pas en th&eacute;rapeute<a href="#bnote26" name="note26"><strong>[26]</strong></a>. Il y a chez Bola&ntilde;o une autopsie du r&eacute;el et non pas une th&eacute;rapeutique.&nbsp;</p> <p><em>2666</em> est un grand roman du XXe si&egrave;cle par ses th&egrave;mes, et c&rsquo;est aussi un roman qui inaugure le XXIe si&egrave;cle par sa m&eacute;thode, par la fa&ccedil;on par laquelle Bola&ntilde;o traite le &laquo;r&eacute;el&raquo;. Bola&ntilde;o construit une &laquo;philosophie litt&eacute;raire&raquo;, comme l&rsquo;&eacute;crit Macherey, qui d&eacute;passe les cadres d&rsquo;analyse propres &agrave; un &eacute;crivain latino-am&eacute;ricain du XXe si&egrave;cle. C&rsquo;est pour cela qu&rsquo;il est si proche de Borges<a href="#bnote27" name="note27"><strong>[27]</strong></a>. Mais Borges, tout en &eacute;tant un &eacute;crivain n&eacute; au XIXe si&egrave;cle, a &eacute;t&eacute; aussi &agrave; part enti&egrave;re un &eacute;crivain du XXe si&egrave;cle par sa m&eacute;thode (notamment &agrave; partir de Fictions (1940) o&ugrave; l&rsquo;on trouve &laquo;Pierre M&eacute;nard&raquo;, &laquo;Funes&raquo;, &laquo;Tlon&raquo; etc.). L&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t &eacute;veill&eacute; par Borges dans le milieu philosophique en France d&egrave;s les ann&eacute;es 1950 avec Caillois et ensuite chez Foucault, Deleuze, Derrida, Blanchot, Ranci&egrave;re, est tr&egrave;s connu, mais il ne faut pas oublier que Borges est n&eacute; dans un sous-continent o&ugrave; l&rsquo;on disait (Groussac) qu&rsquo;&laquo;&ecirc;tre connu comme &eacute;crivain en Am&eacute;rique du Sud n&rsquo;est pas &ecirc;tre connu point&raquo;. Tout cela pour dire que m&ecirc;me Borges, aujourd&rsquo;hui appr&eacute;ci&eacute; partout, a d&ucirc; attendre plusieurs d&eacute;cennies pour &ecirc;tre &laquo;d&eacute;couvert&raquo; par les philosophes. Notre but n&eacute;anmoins n&rsquo;est pas bien s&ucirc;r de &laquo;d&eacute;couvrir&raquo; Bola&ntilde;o par la philosophie, mais seulement de penser avec lui le si&egrave;cle pass&eacute; et le si&egrave;cle &agrave; venir. Il nous semble que Bola&ntilde;o est en cela, et &agrave; sa mani&egrave;re, un &laquo;disciple&raquo; de Borges.&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <hr /> <p><a href="#note1" name="bnote1">1</a> Pierre Macherey, <em>&Agrave; quoi pense la litt&eacute;rature?</em>, PUF, Paris, 1990, p.8.<br /> <a href="#note2" name="bnote2">2</a> <em>Ibid</em>., p.11.<br /> <a href="#note3" name="bnote3">3</a> Jacques Ranci&egrave;re,<em> Et tant pis pour les gens fatigu&eacute;s</em>, Paris, Amsterdam, 2009, p.482.<br /> <a href="#note4" name="bnote4">4</a> Claude Lefort, <em>Un homme en trop : r&eacute;flexions sur &laquo; L&rsquo;archipel du Goulag &raquo;</em>, Paris, Seuil, 1976.<br /> <a href="#note5" name="bnote5">5</a> Miguel Abensour, &laquo; Le rouge et le noir &agrave; l&rsquo;ombre de 1789? &raquo;, dans <em>Critique de la Politique autour de Miguel Abensour</em>, Paris, Unesco, 2006.<br /> <a href="#note6" name="bnote6">6</a> Il s&rsquo;agit d&rsquo;un ensemble de crimes commis contre des femmes dans la ville fictive de Santa Teresa, inspir&eacute;e de Ciudad Ju&aacute;rez au Mexique, la ville la plus violente du monde: 119 assassinat par 100 000 habitants. Bien qu&rsquo;il y ait de plus en plus de meurtres li&eacute;s au trafic de drogues &agrave; Ciudad Ju&aacute;rez, la violence envers les femmes y demeure tr&egrave;s &laquo;singuli&egrave;re&raquo;, presque toujours d&eacute;velopp&eacute;e comme un rituel. Il y a surtout une mani&egrave;re assez frappante d&rsquo;exercer une violence sexuelle. Il y a eu pr&egrave;s de 500 victimes entre 1993 et 2003, l&rsquo;ann&eacute;e de l&rsquo;ach&egrave;vement du roman. Les crimes se poursuivent encore aujourd&rsquo;hui. Pr&eacute;cisons que le cadavre retrouv&eacute; en 1993 n&rsquo;est pas le premier de cette s&eacute;rie de crimes, mais seulement le premier pr&eacute;sent&eacute; par la presse comme fait divers.<br /> <a href="#note7" name="bnote7">7</a> &laquo;Bataille &mdash;penseur par excellence de l&rsquo;impossible&mdash; aura bien compris qu&rsquo;il fallait parler des camps comme du possible m&ecirc;me, le &lsquo;possible d&rsquo;Auschwitz&rsquo;, comme il &eacute;crit exactement&raquo;. Georges Didi-Huberman, <em>Images malgr&eacute; tout</em>, Paris, Minuit, 2003, p.42.<br /> <a href="#note8" name="bnote8">8</a> Bola&ntilde;o, &laquo;La litt&eacute;rature et l&rsquo;exil&raquo; (in&eacute;dit en fran&ccedil;ais), publi&eacute; dans <em>Entre par&eacute;ntesis</em>, Barcelona, Anagrama, 2003. (Je traduis.)<br /> <a href="#note9" name="bnote9">9</a> Propos recueillis dans Edmundo Paz Sold&aacute;n et Gustavo Faver&oacute;n Patriau, <em>Bola&ntilde;o salvaje</em>, Barcelone, Editorial Candaya, 2008.<br /> <a href="#note10" name="bnote10">10</a> Andr&eacute;s G&oacute;mez Bravo, &laquo;Jorge Volpi: &ldquo;Roberto Bola&ntilde;o fue el ultimo escritor latinoamericano&rdquo;&raquo;, latercera.com, [en ligne]. <a href="http://latercera.com/contenido/1453_229364_9.shtml" title="http://latercera.com/contenido/1453_229364_9.shtml">http://latercera.com/contenido/1453_229364_9.shtml</a>. (Page en ligne depuis le 26 f&eacute;vrier 2010 et consult&eacute;e le 4 juin 2010).<br /> <a href="#note11" name="bnote11">11</a> Voir aussi un article d&rsquo;Horacio Castellanos Moya &agrave; propos de &nbsp;Bola&ntilde;o: Horacio Castellanos Moya, &laquo;Sobre el mito Bola&ntilde;o&raquo;, lanacion.com, [en ligne]. <a href="http://www.lanacion.com.ar/nota.asp?nota_id=1176451" title="http://www.lanacion.com.ar/nota.asp?nota_id=1176451">http://www.lanacion.com.ar/nota.asp?nota_id=1176451</a>. (Page en ligne depuis le 19 septembre 2009 et consult&eacute;e le 15 novembre 2009).<br /> <a href="#note12" name="bnote12">12</a> &Agrave; ce sujet voir surtout le po&egrave;te p&eacute;ruvien C&eacute;sar Vallejo comme personnage dans <em>Monsieur Pain</em> et la &laquo;m&egrave;re des po&egrave;tes mexicains&raquo;, l&rsquo;uruguayenne Auxilio Lacouture, dans <em>Amulet</em>, entre autres.<br /> <a href="#note13" name="bnote13">13</a> Georges Navet et Patrice Vermeren, &laquo; Th&eacute;ories de la violence, politiques de la m&eacute;moire et sujets de la d&eacute;mocratie &raquo;, <em>Topique </em>2003/2, n&deg; 83, p.47.<br /> <a href="#note14" name="bnote14">14</a> On pourrait faire toute une th&egrave;se sur ce tableau et notamment autour de Courbet-Baudelaire-Proudhon. Disons au passage qu&rsquo;elle a d&eacute;j&agrave; &eacute;t&eacute; faite par Fr&eacute;d&eacute;rique Desbuissons: &laquo;Peu de toiles ont &eacute;t&eacute; plus comment&eacute;es et d&eacute;cortiqu&eacute;es que <em>L&rsquo;Atelier</em>. Une th&egrave;se de l&rsquo;historienne de l&rsquo;art Fr&eacute;d&eacute;rique Desbuissons est d&rsquo;ailleurs consacr&eacute;e &agrave; cet incroyable flot d&rsquo;interpr&eacute;tations qui continue aujourd&rsquo;hui encore&raquo;, Thomas Schlesser, <em>Courbet, un peintre &agrave; contre temps</em>, Paris, Ed. Scala, 2007, p.32. Le titre de la th&egrave;se de Desbuissons est: &laquo;&Eacute;nigme et interpr&eacute;tations: <em>L&rsquo;Atelier du peintre </em>de Gustave Courbet, histoire d&rsquo;une &oelig;uvre inachev&eacute;e&raquo; (sous la direction de M. Gilbert Lascault).<br /> <a href="#note15" name="bnote15">15</a> Chez Bola&ntilde;o on trouve toujours une fascination pour les comparaisons entre les hommes et les animaux. Ce th&egrave;me est trait&eacute; dans toute son &oelig;uvre. Le rat a une place du premier ordre chez Bola&ntilde;o.<br /> <a href="#note16" name="bnote16">16</a> Michael Fried, <em>Le r&eacute;alisme de Courbet</em>, Paris, Gallimard, 1993.<br /> <a href="#note17" name="bnote17">17</a> &laquo;Hay un tipo de lector actual, el lector de ficciones policiales. Estae lector ha sido &mdash;ese lector se encuentra en todos los pa&iacute;ses del mundo y se cuenta por milloes- engendrado por Edgar Allan Poe&raquo;, Borges, <em>El cuento policial, en Pr&oacute;logo a Seis Problemas para Isidro Parodi</em>, Barcelona, Ed Bruguera, 1982.<br /> <a href="#note18" name="bnote18">18</a> Proudhon, <em>Du principe de l&rsquo;art et de sa destination sociale</em>, Gen&egrave;ve-Paris, Slatkine, 1982, p.280.<br /> <a href="#note19" name="bnote19">19</a> Thomas Schlesser, <em>Courbet, un peintre &agrave; contre temps</em>, Paris, Scala, 2007, p.32.<br /> <a href="#note20" name="bnote20">20</a> Quelle est la figure de la femme construite par les bourreaux? Quel rapport y a t il entre langage et passage &agrave; l&rsquo;acte (fa&ccedil;ons de torturer et de tuer en 2666)?<br /> <a href="#note21" name="bnote21">21</a> Roberto Esposito, &laquo;Perspectives de l&rsquo;impolitique&raquo;, <em>Revue Tumultes</em>, no 8, Apolitismes, 1996, p.60.<br /> <a href="#note22" name="bnote22">22</a> Voir Jean Luc Nancy, &laquo;Autour de la notion de communaut&eacute; litt&eacute;raire&raquo;, <em>Revue Tumultes</em>, no 6, mai 1995, p.15.<br /> <a href="#note23" name="bnote23">23</a> Georges Perec,<em> L&rsquo;infra ordinaire</em>, Paris, Seuil, 1989, p. 82.<br /> <a href="#note24" name="bnote24">24</a> Dans <em>La litt&eacute;rature nazie en Am&eacute;rique</em> (1993), on trouve tous les th&egrave;mes et contextes trait&eacute;s par Bola&ntilde;o par la suite.<br /> <a href="#note25" name="bnote25">25</a> Le r&eacute;el-visceralisme ou infra-rr&eacute;alisme est le mouvement cr&eacute;e par Bola&ntilde;o au Mexique dans les ann&eacute;es 1970. Voir surtout <em>Les d&eacute;tectives sauvages</em>, <em>L&rsquo;universit&eacute; inconnue </em>(po&egrave;mes de Bola&ntilde;o) et les po&egrave;mes de Mario Santiago (Ulises Lima dans <em>Les d&eacute;tectives sauvages</em>).<br /> <a href="#note26" name="bnote26">26</a> Dans cette perspective, on pourrait placer Bola&ntilde;o &agrave; c&ocirc;t&eacute; de Thomas Bernhard ou David Lynch.<br /> <a href="#note27" name="bnote27">27</a> Dans &laquo;Conseils pour &eacute;crire un conte&raquo;, Bola&ntilde;o d&eacute;clare que sa r&eacute;f&eacute;rence la plus importante est Borges: &laquo;Il faut lire et relire Borges, encore une fois&raquo;, dans <em>Entre Par&eacute;ntesis</em>, Barcelona, Anagrama, 2003.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/litterature-impolitique-0#comments BATAILLE, Georges BAUDELAIRE, Charles BOLAÑO, Roberto BORGES, Jorge Luis BRAVO, Andrés Gomez Chili Crime DESBUISSONS, Frédérique ESPOSITO, Roberto Fait divers Histoire Imaginaire de la fin Justice LACOUTURE, Auxilio LEFORT, Claude MACHEREY, Pierre MOYA, Horacio Castellanos Politique PROUDHON, Pierre-Joseph Représentation REVERDY, Pierre Roman policier SCHLESSER, Thomas VALLEJO, César VILAS-MATAS, Enrique Violence Roman Wed, 12 Jan 2011 14:30:59 +0000 Alberto Bejarano 305 at http://salondouble.contemporain.info Double Houellebecq : littérature et art contemporain http://salondouble.contemporain.info/lecture/double-houellebecq-litterature-et-art-contemporain <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/balint-babos-adina-0">Balint-Babos, Adina</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-carte-et-le-territoire">La carte et le territoire</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p><br /><br />Quiconque s’intéresse à l’art, à la littérature, ne reste pas indifférent à ces paroles: «Je veux rendre compte du monde… <em>Je veux simplement rendre compte du monde</em>» (p.420). Insérés vers la fin de <em>La carte et le territoire </em>de Michel Houellebecq, ces mots de Jed Martin, l’artiste contemporain qui est également le personnage principal du roman, peuvent nous servir de fil conducteur pour une lecture à rebours et nous investir d’une mission: tenter de décrypter un dialogue entre l’art et le monde, la représentation et le réel, l’artiste et son pouvoir de créativité. Car rappelons-le: ces dialogues complémentaires ou antinomiques se trouvent au cœur du dernier texte de Houellebecq primé cette année avec le Prix Goncourt.&nbsp;</p> <div>&nbsp;</div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Le monde de l’art contemporain</strong></span><br />&nbsp;</div> <div>Le roman, construit en trois parties auxquelles s’ajoutent un prologue et un épilogue, nous introduit dans le monde de l’art contemporain. Il dévoile une toile de fond sur laquelle émergent et se modèlent le travail de l’artiste Jed et son univers: le quotidien, le rapport à l’attachée de presse, les liens avec l’écrivain Michel Houellebecq qui fera un texte de cinquante pages pour le catalogue de son exposition, la relation avec le père, avec différentes femmes dont la Russe Olga, en particulier. Le texte d’une belle fluidité, ingénieusement composé en strates d’événements et de significations, avance sur une crête de contrastes et d’analogies, des pastiches du marché de l’art et des critiques de la presse, de «la magie du terroir», de «l’esprit de famille», en faisant des clins d’œil à des artistes reconnus: Jeff Koons, Damien Hirst, Picasso, avec de brèves remarques sur des écrivains et des personnalités publiques du moment: Frédéric Beigbeder, Jean-Pierre Pernaut. Tout cela dans un récit hybride, fait de juxtapositions et d’une mosaïque de personnages, de faits et de styles: de la description, au dialogue, à la digression, à l’essai, en passant par le roman policier et le récit autofictionnel.&nbsp;<br />&nbsp;</div> <div><em>La carte et le territoire</em> nous convie à partager l’existence de Jed Martin, d’abord artiste photographe et peintre par la suite, passionné par les cartes routières Michelin et la prise de vue des objets prosaïques, qui aborde par la suite la peinture de portraits. À travers l’œil et la voix du narrateur omniscient, on entre dans les coulisses de la création pour découvrir les aléas du travail de l’artiste, ses amours et la venue à une reconnaissance internationale de son œuvre. Dans le prologue déjà, on s’aperçoit que dans l’entourage de Jed, il y aura un autre personnage principal: Michel Houellebecq l’écrivain, celui qui composera le texte pour son exposition et recevra en retour un portrait que l’artiste fera de lui. Le personnage de Houellebecq, double de l’écrivain, devient particulièrement intéressant si on pense à la portée autofictionnelle du récit, notion que l’auteur se retient de commenter ou d’intégrer dans son discours lors d’une interview récente avec Catherine Millet dans <em>Art Press</em>&nbsp;<a href="#note1a" name="note1"><strong>[1]</strong></a>. Néanmoins, le jeu entre le référentiel –soit, l’écrivain Houellebecq lui-même– et le personnage fictionnel, les frontières poreuses entre la vie et la fiction, entretiennent la tension narrative et l’intérêt du lecteur pris dans un va-et-vient de l’identification à la réflexion ou à la projection. On a le sentiment d’une complicité entre le narrateur, les personnages et le lecteur, renforcée souvent par des incises: «Beaucoup d’écrivain, <em>si vous y regardez de près</em>, ont écrit sur des peintres ; et cela depuis des siècles. C’est curieux» (p.141, nous soulignons). Chemin faisant, cette complicité signale la transgression des limites de la fiction qui déborde dans la réalité. Se crée ainsi un effet de théâtralité de la représentation où on change de «décor» comme on change de registre de la conversation: en un clin d’œil, on passe du familial au formel, d’un échange amical, intime, à une discussion soutenue sur l’art, sur l’organisation d’une exposition de peinture.&nbsp;</div> <div><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Structure en paliers</strong></span></div> <div><br />Vu la composition en paliers superposés du récit, il y a des strates de significations à déchiffrer. Il s’agit d’emblée –comme l’indique le titre du roman– de saluer la pertinence de l’art contemporain par rapport à la situation historique, autrement dit, le pouvoir de la représentation face au réel, de la carte routière <em>Michelin</em> par rapport à un coin de terroir en Alsace. Avoir choisi un artiste comme personnage principal donne à l’écrivain, comme il l’indique dans la même interview, la liberté de penser la réalité économique et sociale contemporaine sans courir le risque des polémiques. Il est d’ailleurs intéressant de noter les <em>remerciements</em> à la fin du roman où Houellebecq prend ses précautions et avertit le lecteur: «Il va de soi que je me suis senti libre de modifier les faits et que les opinions exprimées n’engagent que les personnages qui les expriment; en somme que l’on se situe dans le cadre d’un ouvrage de fiction» (p.429). En dépit de ce pacte de lecture qui insiste sur le statut fictionnel du texte, à plusieurs endroits au fil des pages, le lecteur éprouve le sentiment de lire un essai sur l’art, de se trouver dans le référentiel au point de suivre l’artiste Jed Martin dans les rues de Paris, et de découvrir une monographie ou un texte biographique sur lui. Ce sentiment est évident dans les deux premières parties du roman.&nbsp;<br />&nbsp;</div> <div>La troisième partie marque une coupure dans le registre du discours narratif : on passe à un récit policier. Des nouveaux personnages entrent en scène. Il y a du suspense, du mystère et du danger imminent. Au chapitre six de cette dernière partie, on apprend que: «l’écrivain Michel Houellebecq fut sauvagement assassiné» (p.313). C’est une intrigue de polar qui démarre; il y a eu un meurtre : l’artiste et son chien furent assassinés et coupés et morceaux; le portrait de Houellebecq volé. Dans ce brouhaha, les deux policiers qui s’occupent de l’affaire font preuve de «sensibilité» et sous peu, ils tombent sur Jed, ce qui nous conduit à revenir au fil principal de la trame narrative.&nbsp;<br />&nbsp;</div> <div>Dans le jeu de <em>puzzle</em> où manquent des éléments, entre recherches du meurtrier et questions sur l’art, au cœur du récit, se maintient le rapport père-fils: Jed marche dans les pas de son père en Suisse où ce dernier, vieux et affaibli, est parti pour se faire euthanasier. C’est l’occasion de développer en toute simplicités des pensées analogiques sur la mort choisie et la technologie, sur le crime et l’art: «Le crime lui paraissait un acte profondément humain, relié aux zones les plus sombres de l’humain, mais humain tout de même. L’art était relié à tout : aux zones sombres, aux zones lumineuses, aux zones intermédiaires» (p.331). Pas à pas, la digression prend de l’ampleur. Elle apparaît comme une figure de style privilégiée.&nbsp;</div> <div>&nbsp;</div> <div><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Désir et langueur</span></strong><br />&nbsp;</div> <div>Un autre aspect digne d’être mis en lumière est le contraste entre le désir de travailler, de chercher des sujets à explorer: de la photographie, à la peinture, à la pensée concrète et abstraite sur des radiateurs, sur des insectes, sur la vie et la mort, et le manque d’énergie vitale de Jed. Nous ne saurions ignorer que chez Houellebecq, il y a souvent des personnages saisis par l’impossibilité d’aimer. L’écrivain le reconnaît: «C’est plus simple de travailler [que d’aimer], ça pose moins de problèmes» (interview<em> Art Press</em>). Et c’est le cas de Jed qui montre peu de sentiments et d’enthousiasme envers Olga, la Russe amoureuse de lui, qui finira par s’en aller travailler à Moscou. Néanmoins, en dépit du manque de tendresse qu’il exprime, Jed ne peut s’empêcher d’être triste au départ d’Olga. La tristesse le saisit souvent dans ses rencontres avec le père, surtout à Noël, quand les deux hommes semblent avoir une première et dernière tentative de communication. Il y a quelque chose d’amer dans les paroles de Jed lorsqu’il examine assez sereinement les chances que peut donner une vie:&nbsp;<br />&nbsp;</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">[…] La vie nous offre une chance parfois mais lorsqu’on est trop lâche ou trop indécis pour la saisir la vie reprend ses cartes, il y a un moment pour faire les choses et pour entrer dans un bonheur possible, […] mais il ne se produit qu’une fois et une seule, et si l’on veut y revenir plus tard c’est tout simplement impossible, il n’y a plus de place pour l’enthousiasme, la croyance et la foi, demeure une résignation douce, une pitié réciproque et attristée, la sensation inutile et juste que quelque chose aurait pu avoir lieu, qu’on s’est simplement montré indigne du don qui vous a été fait. (p.251)&nbsp;</span></div> <div>&nbsp;</div> <div>Ce passage nous fait palper quelque chose des forces et des faiblesses de l’être humain; des ambivalences et hésitations que chacun croise à un moment donné dans l’existence. À nos yeux, c’est à travers de telles réflexions porteuses de vérité que le texte de Houellebecq atteint une portée universelle, parle de notre humanité.&nbsp;<br />&nbsp;</div> <div>Après tout, c’est dans le travail de symbolisation, dans le don de faire passer des expériences humaines et des figures d’artistes, de père, d’amants, et dans la mise en lumière des événements du contemporain, que réside la force d’un écrivain. Cela porte aussi le nom de <em>créativité</em>, comme dirait Romain Gary<a href="#note2b" name="note2"><strong>[2]</strong></a>, car: «écrire un livre, c’est toujours de la créativité, cela veut dire se réincarner, se multiplier, se diversifier» (p.280). Il s’agit également de varier le monde, de le regarder de loin et de proche, de l’intérieur et de l’extérieur, de sortir de sa peau pour s’installer dans celle d’un personnage. On n’aura pas tort de reconnaître que <em>La carte et le territoire</em> contribue à repenser ce que c’est que d’écrire aujourd’hui, à réfléchir autrement à la forme du roman contemporain et à interroger l’espace scriptural sans négliger qu’à présent, les frontières du livre et du texte sont souvent débordées par une esthétique de l’excès. Au pôle opposé, ce serait représenter l’abattement et la langueur qui peuvent s’emparer du créateur et du monde.&nbsp;<br />&nbsp;</div> <div>À l’instar de <em>l’anneau de Moebius</em> qui repose sur la tombe du personnage Michel Houellebecq en signe d’une certaine harmonie, l’épilogue du roman nous laisse avec l’impression que la boucle est bouclée: les meurtriers sont arrêtés, il y a des dialogues apaisés entre des camarades policiers. Et enfin, on croise le narrateur une dernière fois, qui nous confie: «Jed Martin <em>prit congé</em> d’une existence à laquelle il n’avait jamais totalement adhéré» (p. 426). Ainsi arrive-t-on encore au point de départ, à une pensée sur les sens de la vie et de la mort, sur l’origine et le parcours qu’on peut en faire, même sans avoir «totalement adhéré». À la fin du roman, lorsque tous les êtres s’en vont et que les personnages meurent, demeure symboliquement l’espoir. Il s’agit de la force de régénération de la nature, donc de la vie qui passe et nous dépasse: «le triomphe de la végétation» (p.428). Clin d’œil aux éléments où tout s’engloutit, même l’art: «les représentations des êtres humains qui avaient accompagné Jed Martin au cours de sa vie terrestre», «l’âge industriel en Europe», «l’industrie humaine» (p.428). Vision assez pessimiste où prime malgré tout quelque chose de vivant, frêle et fort à la fois: «il n’y a plus que des herbes agitées par le vent» (p. 428). Au demeurant, <em>le territoire</em> l’emporte-t-il sur <em>la carte</em>?<br />&nbsp;</div> <hr /> <p><a href="#note1" name="note1a">1</a> Millet, Catherine et Jacques Henric, «&nbsp;Michel Houellebecq&nbsp;: sous la parka, l’esthète&nbsp;», <i style="mso-bidi-font-style:normal">ArtPress</i>, n<sup>o </sup>371, en ligne&nbsp;: <a href="http://www.artpress.com/Michel-Houellebecq--sous-la-parka--l39esthete,1.media?a=24229">http://www.artpress.com/Michel-Houellebecq--sous-la-parka--l39esthete,1.media?a=24229</a> (page consultée le 20 novembre 2010).<br /><a href="#note2" name="note2b">2 </a>Gary, Romain, <i style="mso-bidi-font-style:normal">La nuit sera calme</i>, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1976, 264p.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/double-houellebecq-litterature-et-art-contemporain#comments Art contemporain Autofiction BEIGBEDER, Frédéric Deuil Espace Filiation France GARY, Romain HOUELLEBECQ, Michel MILLET, Catherine Portrait de l'artiste Quotidien Représentation Roman policier Roman Tue, 30 Nov 2010 13:28:07 +0000 Adina Balint-Babos 294 at http://salondouble.contemporain.info Comment raconter une histoire simple autrement http://salondouble.contemporain.info/lecture/comment-raconter-une-histoire-simple-autrement <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/landry-pierre-luc">Landry, Pierre-Luc </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/bebe-et-bien-d-autres-qui-s-evadent">Bébé et bien d’autres qui s’évadent</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p class="rteindent2">&nbsp;</p> <p class="MsoNormal rteindent4" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span>Il existe une co&iuml;ncidence curieuse entre les auteurs qui cultivent le surnaturel et ceux qui, dans l&rsquo;&oelig;uvre, s&rsquo;attachent particuli&egrave;rement au d&eacute;veloppement de l&rsquo;action, ou si l&rsquo;on veut, qui cherchent d&rsquo;abord &agrave; raconter des histoires. </span></span><span>&nbsp;<br /> </span><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span>Tzvetan Todorov, </span><em><span>Introduction &agrave; la litt&eacute;rature fantastique</span></em></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span>&nbsp;</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span> Le premier roman pour adultes de l&rsquo;auteur-compositeur-interpr&egrave;te et &eacute;crivain pour la jeunesse Ga&eacute;tan Leboeuf, B&eacute;b&eacute; et bien d&rsquo;autres qui s&rsquo;&eacute;vadent, raconte l&rsquo;histoire d&rsquo;Alice et de ses coll&egrave;gues du restaurant v&eacute;g&eacute;tarien o&ugrave; elle travaille, mais aussi celle de son f&oelig;tus, B&eacute;b&eacute; &laquo;avec un B majuscule&raquo; (p. 243), qu&rsquo;elle portera pendant trois ans avant qu&rsquo;il ne disparaisse, parce que &laquo;c&rsquo;est ainsi, c&rsquo;est tout&raquo; (p. 271). En deux ans de vie litt&eacute;raire, le roman aura fait couler bien peu d&rsquo;encre: quelques articles dans des quotidiens, une recension ici et l&agrave;, puis plus rien. Il faudrait s&rsquo;y int&eacute;resser davantage, le roman offrant en effet un bel exemple de r&eacute;alisme magique contemporain, puisque l&rsquo;univers de fiction mis en place permet la cohabitation non probl&eacute;matis&eacute;e de naturel et de surnaturel dans un m&ecirc;me r&eacute;cit. Le lecteur ne remet pas en question la grossesse anormalement longue du personnage principal et assiste &agrave; la dissolution du f&oelig;tus malgr&eacute; l&rsquo;&eacute;tranget&eacute; de la situation. Il importe d&rsquo;abord de s&rsquo;attarder &agrave; cette histoire particuli&egrave;re qui est racont&eacute;e dans B&eacute;b&eacute;&hellip;</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><span>&laquo;Aux racines de la sant&eacute;&raquo; comme microcosme du monde</span></strong></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span> Alice se s&eacute;pare de Ren&eacute; sans lui annoncer qu&rsquo;elle est enceinte, puis trouve du travail dans un restaurant v&eacute;g&eacute;tarien pr&egrave;s de chez elle pour s&rsquo;occuper durant l&rsquo;&eacute;t&eacute;. Jusque l&agrave;, tout va bien, trop bien m&ecirc;me: quel est l&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t de cette histoire que l&rsquo;on a lue mille fois d&eacute;j&agrave;? est en droit de se demander le lecteur. Il ne suffit par contre que d&rsquo;une soixantaine de pages environ pour que le r&eacute;cit prenne ses aises: dans ce restaurant aux allures d&rsquo;Assembl&eacute;e g&eacute;n&eacute;rale des Nations Unies se forme une sorte de gouvernement avec Alice en t&ecirc;te &ndash; Alice que l&rsquo;on nomme Reine du Monde &ndash; et Ben, le propri&eacute;taire, que l&rsquo;on compare &agrave; Dieu. Mohi sera Premier ministre, Hok Shamsoul ministre des Affaires interculturelles, Zo&eacute; ministre des Loisirs, Oph&eacute;lia de la Propagande, on assigne Mendoza au minist&egrave;re de l&rsquo;Agriculture, Alvaro aux Approvisionnements (puis plus tard &agrave; la S&eacute;curit&eacute; publique), Solange aux Colonies, et ainsi de suite. &laquo;Aux racines de la sant&eacute;&raquo; &ndash; le nom du restaurant &ndash; fait figure de microcosme du monde, avec ses employ&eacute;s venus d&rsquo;un peu partout qui, en racontant leurs vies respectives, fabriquent en quelque sorte autant de sous-histoires qui ajoutent au r&eacute;alisme du cadre de r&eacute;f&eacute;rence principal et qui participent du mouvement vers le monde entam&eacute; par le roman. Alice cache bien sa grossesse, mais une fois le neuvi&egrave;me mois de gestation achev&eacute;, la rumeur ne peut &ecirc;tre contenue et tout le monde, sauf Ben, est mis au courant. B&eacute;b&eacute; commence &agrave; dessiner avec ses doigts dans le ventre de sa maman, puis apprend &agrave; &eacute;crire:</span></span></p> <p><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal rteindent2" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span>J&rsquo;ouvris le cahier que m&rsquo;avait donn&eacute; Hok. Je passais machinalement mon doigt sur mon ventre selon notre rituel nocturne. De la main droite, je tournai la premi&egrave;re page du manuscrit.</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal rteindent2" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span>&ldquo;Vichtrouknpash et le crapaud</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal rteindent2" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span>par Hok Shamsoul Mohammed, traduit de l&rsquo;anglais par Emma Nantel&rdquo;</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal rteindent2" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span>Joli titre&hellip; me dis-je. Je relus &agrave; voix haute: &ldquo;Vichtrouknpash et&hellip;&rdquo; Je m&rsquo;arr&ecirc;tai net et, effar&eacute;e, me redressai dans mon lit. Je lus de nouveau, en m&rsquo;attardant sur chaque mot. Puis la stup&eacute;faction fit place &agrave; l&rsquo;&eacute;merveillement: B&eacute;b&eacute;, avec une petite main novice et maladroite, &eacute;bauchait, &agrave; l&rsquo;envers de mon ventre, les lettres que je parcourais du regard! (p. 96)</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span>&nbsp;</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span>Il n&rsquo;en fallait pas moins pour que B&eacute;b&eacute; se construise une identit&eacute; qui lui est propre, demande &agrave; manger de la viande, refuse les &eacute;pices, apprenne &agrave; lire et &agrave; &eacute;crire pour communiquer avec le monde ext&eacute;rieur et parfasse son &eacute;ducation en s&rsquo;int&eacute;ressant aux romans historiques et au genre de l&rsquo;essai. Alice trouve sa condition bizarre, mais accepte sans ambages les invraisemblances empiriques qui ponctuent son quotidien et va m&ecirc;me jusqu&rsquo;&agrave; dire que &ccedil;a lui appara&icirc;t normal, finalement, toute cette histoire:</span></span></p> <p><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal rteindent2" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span> <span style="color: rgb(128, 128, 128);">L&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;&ecirc;tre atteinte d&rsquo;une maladie d&eacute;g&eacute;n&eacute;rative du syst&egrave;me nerveux m&rsquo;avait d&eacute;moralis&eacute;e.&nbsp;Le fait que ce n&rsquo;&eacute;tait &ldquo;que&rdquo; B&eacute;b&eacute; apprenant &agrave; voir et entendre &agrave; travers mes sens m&rsquo;enleva un r&eacute;el fardeau. Cela occulta, un certain temps, l&rsquo;&eacute;blouissante bizarrerie de ma condition. Quelle merveille! Quel fabuleux partage des ressources! Je me p&acirc;mais devant ce stup&eacute;fiant mode de communication, cette nouvelle proximit&eacute;, cette intimit&eacute; envo&ucirc;tante! [&hellip;]</span><br /> </span></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal rteindent2" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span> <span style="color: rgb(128, 128, 128);">Pour dire vrai, j&rsquo;&eacute;tais subjugu&eacute;e depuis les toutes premi&egrave;res fois o&ugrave; B&eacute;b&eacute; s&rsquo;&eacute;tait manifest&eacute;. D&egrave;s l&rsquo;inauguration des coups de pieds, chaque &eacute;tape de son &eacute;volution m&rsquo;&eacute;tait apparue naturelle. (p. 105)<br /> </span><br /> </span></span></p> <p class="MsoNormal rteindent1" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span> </span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span>Ce b&eacute;b&eacute; surdou&eacute; a par contre une faille: il rapetisse parce qu&rsquo;il ne mange pas assez de viande. Son r&eacute;tr&eacute;cissement commence par les jambes, puis les bras et le tronc, pour finir avec la t&ecirc;te, avant qu&rsquo;il ne disparaisse pour de bon apr&egrave;s avoir pass&eacute; trois ans dans le ventre de sa m&egrave;re. Entre temps, toutefois, il a le temps d&rsquo;apprendre ce qu&rsquo;est le temps, puis d&rsquo;inventer un langage chant&eacute; pour communiquer plus rapidement qu&rsquo;avec l&rsquo;&eacute;criture. Il tente aussi de r&eacute;soudre tous les probl&egrave;mes de l&rsquo;univers par le biais de la philosophie; il s&rsquo;int&eacute;resse notamment &agrave; la surabondance d&rsquo;information, aux manipulations g&eacute;n&eacute;tiques, &agrave; la bestialit&eacute; de l&rsquo;homme et aux probl&egrave;mes affectifs de sa m&egrave;re. &Agrave; travers tout cela, Alice apprend &agrave; faire le deuil de sa m&egrave;re et r&eacute;alise qu&rsquo;elle s&rsquo;ennuie de Ren&eacute;, avec qui elle a des contacts sporadiques par le biais d&rsquo;un blogue que celui-ci alimente et que les employ&eacute;s du restaurant suivent avec int&eacute;r&ecirc;t. Le r&eacute;cit se termine avec le d&eacute;part de B&eacute;b&eacute; et le changement de nom du restaurant: &laquo;Aux racines de la sant&eacute;&raquo; devient &laquo;La Gr&egrave;ve de la faim&raquo;, suite &agrave; une campagne instigu&eacute;e par Ren&eacute; contre la privatisation de l&rsquo;eau. On installe des gr&eacute;vistes un peu partout dans le restaurant et, au m&ecirc;me moment, Alice choisit d&rsquo;&eacute;crire le r&eacute;cit que le lecteur ach&egrave;ve, avant de retourner &agrave; l&rsquo;&eacute;cole et de retrouver Ren&eacute;.</span></span></p> <p><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span>Le surnaturel dans B&eacute;b&eacute;&hellip;</span></span></strong><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span> Est surnaturel, par d&eacute;finition et par convention, un &eacute;v&eacute;nement ou un fait qui ne peut &ecirc;tre expliqu&eacute; par les lois de la nature, qui &eacute;chappe &agrave; l&rsquo;explication naturelle. Les occurrences du surnaturel sont nombreuses dans le r&eacute;cit de B&eacute;b&eacute; et bien d&rsquo;autres qui s&rsquo;&eacute;vadent: nous n&rsquo;avons qu&rsquo;&agrave; penser &agrave; la gestation anormalement longue de B&eacute;b&eacute;, &agrave; ses prouesses langagi&egrave;res, puis &agrave; son corps qui dispara&icirc;t petit &agrave; petit avant que lui-m&ecirc;me ne cesse d&rsquo;exister. Par contre, ici, l&rsquo;histoire naturelle et l&rsquo;histoire surnaturelle sont aussi importantes l&rsquo;une que l&rsquo;autre et sont trait&eacute;es de la m&ecirc;me fa&ccedil;on: Alice raconte son histoire, qui est constitu&eacute;e d&rsquo;un tas de choses, certaines normales par rapport &agrave; notre exp&eacute;rience commune de la r&eacute;alit&eacute;, certaines anormales ou plut&ocirc;t invraisemblables. L&rsquo;antinomie entre le naturel et le surnaturel est r&eacute;solue par la narration avant m&ecirc;me qu&rsquo;elle ne parvienne au lecteur, puisque les &eacute;v&eacute;nements surnaturels ne sont pas discut&eacute;s et sont pr&eacute;sent&eacute;s comme faisant partie de la r&eacute;alit&eacute; du monde de fiction mis en place dans le r&eacute;cit. La narration au &laquo;je&raquo; assum&eacute;e par Alice, le personnage principal du roman, ne module pas la valeur de r&eacute;alit&eacute; de ces &eacute;v&eacute;nements. Alice r&eacute;agit par le rire, l&rsquo;exaltation et l&rsquo;extase, par exemple (p. 71), &agrave; des incidents qui, ailleurs, pourraient susciter chez les personnages et chez le lecteur l&rsquo;h&eacute;sitation caract&eacute;ristique du fantastique comme l&rsquo;a d&eacute;fini Todorov dans son Introduction&hellip;: &laquo;&ldquo;J&rsquo;en vins presqu&rsquo;&agrave; croire&rdquo;: voil&agrave; la formule qui r&eacute;sume l&rsquo;esprit du fantastique. La foi absolue comme l&rsquo;incr&eacute;dulit&eacute; totale nous m&egrave;neraient hors du fantastique; c&rsquo;est l&rsquo;h&eacute;sitation qui lui donne vie.&raquo; (Todorov, p. 35) Cette r&eacute;solution par la narration du conflit de sens entre le naturel et le surnaturel est caract&eacute;ristique du r&eacute;alisme magique, mode narratif qui permet la cohabitation non probl&eacute;matis&eacute;e et non hi&eacute;rarchis&eacute;e de ces deux niveaux de r&eacute;alit&eacute; dans un m&ecirc;me texte. Si les personnages sont troubl&eacute;s parfois, ce n&rsquo;est pas n&eacute;cessairement pour des raisons attendues ou pr&eacute;visibles. Par exemple, Hok est perturb&eacute; lorsqu&rsquo;il apprend que B&eacute;b&eacute; n&rsquo;&eacute;crit plus mais chante plut&ocirc;t, pour des raisons toutefois diff&eacute;rentes de celles qui pourraient &ecirc;tre inf&eacute;r&eacute;es par le lecteur d&rsquo;un texte plus &laquo;conventionnel&raquo;:</span></span></p> <p><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal rteindent2" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span>Le passage de l&rsquo;&eacute;crit &agrave; l&rsquo;oral de B&eacute;b&eacute; avait troubl&eacute; Hok beaucoup plus que ce &agrave; quoi j&rsquo;aurais pu m&rsquo;attendre. Le pas ballot avait &eacute;t&eacute; sa principale motivation pour apprendre le fran&ccedil;ais, et maintenant qu&rsquo;il parvenait &agrave; une certaine fluidit&eacute; dans cette troisi&egrave;me langue, B&eacute;b&eacute; lui faisait faux bond. Je comprenais sa d&eacute;ception. (p. 224)</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span>&nbsp;</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span>Malgr&eacute; le cambouis terminologique utilis&eacute; pour d&eacute;crire le roman dans la critique imm&eacute;diate (Michel Lord parle d&rsquo;absurde et de fantastique dans le University of Toronto Quarterly, Suzanne Gigu&egrave;re de fantastique dans Le Devoir et Marie Claude Fortin d&rsquo;onirique (!) dans La Presse), il me semble que le roman r&eacute;pond aux trois crit&egrave;res du r&eacute;alisme magique tels qu&rsquo;&eacute;tablis par Amaryll Beatrice Chandy dans un ouvrage important</span></span><span><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><a href="#note1">[1]</a></span><span style="color: rgb(0, 0, 0);">. Le surnaturel dans le texte ne doit pas &ecirc;tre pr&eacute;sent&eacute; comme probl&eacute;matique, la contradiction ou l&rsquo;opposition entre le naturel et le surnaturel doit &ecirc;tre r&eacute;solue dans la fiction et il ne doit pas y avoir de jugement par rapport &agrave; la v&eacute;racit&eacute; des &eacute;v&eacute;nements dans la fiction, les deux niveaux de r&eacute;alit&eacute; n&rsquo;&eacute;tant pas hi&eacute;rarchis&eacute;s. Il apert donc que B&eacute;b&eacute; et bien d&rsquo;autres qui s&rsquo;&eacute;vadent est un bel exemple d&rsquo;une utilisation contemporaine du r&eacute;alisme magique, ce qui lui assure une place de choix dans l&rsquo;&eacute;clatement des genres qui caract&eacute;rise, entre autres, la litt&eacute;rature contemporaine, tant qu&eacute;b&eacute;coise qu&rsquo;universelle. Le r&eacute;alisme magique propose une vision du monde insolite et une vision de la litt&eacute;rature qui ne se confortent pas dans des avenues clich&eacute;es ou attendues, mais bien plut&ocirc;t dans des paradigmes singuliers et transgressifs qui permettent de raconter autrement. Vincent Jouve affirme &agrave; propos dans un article sur &laquo;Les m&eacute;tamorphoses de la litt&eacute;rature narrative</span><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><a name="noteB" href="#note2">[2]</a>&nbsp;que &laquo;[c]ontester le r&eacute;cit, c&rsquo;est [&hellip;] fragiliser la repr&eacute;sentation qu&rsquo;il v&eacute;hicule et refuser les codes qui ne sont pas seulement esth&eacute;tiques. Ce qu&rsquo;il s&rsquo;agit de d&eacute;noncer, c&rsquo;est la participation-ali&eacute;nation d&rsquo;un lecteur spontan&eacute;ment conduit &agrave; voir, dans le roman, un miroir du r&eacute;el.&raquo; (p. 155) La cohabitation non-<span>probl&eacute;matis&eacute;e</span> de naturel et de surnaturel dans un m&ecirc;me texte admise par le r&eacute;alisme magique participe de cette contestation, puisqu&rsquo;elle permet de raconter autrement, en questionnant le r&eacute;el et les modalit&eacute;s de sa pr&eacute;sence dans le roman. Ainsi, le roman de Ga&eacute;tan Leboeuf&nbsp;questionne par le biais du r&eacute;alisme magique, d&rsquo;une certaine fa&ccedil;on, l&rsquo;illusion r&eacute;f&eacute;rentielle ch&egrave;re au roman.</span></span></p> <div> <div><span style="color: rgb(0, 0, 0);"> <p></p></span></div> <div id="ftn1"> <p><span style="color: rgb(0, 0, 0);"><span class="Marquenotebasde"><span><a name="note1" href="#noteA">[1]</a></span></span><span> Amaryll Beatrice Chanady, </span><em>Magical Realism and the Fantastic&nbsp;: Resolved Versus Unresolved Antinomy</em>, New York &amp; London, Garland Publishing Inc., 1985.<br /> <a name="note2" href="#noteB"><span class="Marquenotebasde"><span>[2]</span></span></a><span> </span><span>Vincent Jouve, &laquo;Les m&eacute;tamorphoses de la lecture narrative&raquo;, dans <em>Prot&eacute;e</em></span><span>, vol. 34, no 2-3, automne-hiver 2006, p. 153-161.</span></span></p> </div> <div id="ftn2"> <p>&nbsp;</p> </div> </div> <div> <div id="ftn1">&nbsp;</div> </div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/comment-raconter-une-histoire-simple-autrement#comments Fiction JOUVE, Vincent LEBOEUF, Gaétan Littérature fantastique Québec Réalisme magique Représentation TODOROV, Tzvetan Roman Mon, 03 Aug 2009 12:34:09 +0000 Pierre-Luc Landry 144 at http://salondouble.contemporain.info De l’exploration à l’obsession http://salondouble.contemporain.info/lecture/de-l-exploration-a-l-obsession <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/explorateurs-de-l-abime">Explorateurs de l’abîme</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p align="justify" class="rteindent1"><em><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Walter Benjamin disait que, de nos jours, la seule &oelig;uvre vraiment dot&eacute;e de sens &ndash; de sens critique &eacute;galement &ndash; devrait &ecirc;tre un collage de citations, de fragments, d&rsquo;&eacute;chos d&rsquo;autres &oelig;uvres. &Agrave; ce collage, j&rsquo;ai ajout&eacute;, au moment voulu, des phrases et des id&eacute;es relativement miennes et je me suis peu &agrave; peu construit un monde autonome, paradoxalement tr&egrave;s li&eacute; aux &eacute;chos d&rsquo;autres &oelig;uvres</span></em><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><a href="#note1a">[1]</a></span><em><span style="color: rgb(128, 128, 128);">. </span></em></p> <p></p> <p align="justify">Les obs&eacute;d&eacute;s sont des &ecirc;tres fascinants, peut-&ecirc;tre parce qu&rsquo;ils savent accorder aux d&eacute;tails l&rsquo;attention d&eacute;mesur&eacute;e qu&rsquo;ils m&eacute;ritent. L&rsquo;&eacute;crivain barcelonais Enrique Vila-Matas questionne par l&rsquo;&eacute;criture depuis plus de trente ans ses obsessions litt&eacute;raires, imitant en cela les errances des habitants de la Biblioth&egrave;que de Babel, cet univers tout fait de livres. Les &eacute;crits de Vila-Matas ont ceci de particulier qu&rsquo;ils se construisent en puisant librement dans le vaste bassin de litt&eacute;rature qui les pr&eacute;c&egrave;de, faisant admirablement &eacute;cho &agrave; cette pens&eacute;e de Walter Benjamin qui veut que la citation soit la condition <em>sin qua non</em> de la cr&eacute;ation au tournant de la modernit&eacute;. Beaucoup plus pr&egrave;s de nous, William Marx fait un constat qu&rsquo;il faut entendre en gardant en t&ecirc;te l&rsquo;id&eacute;e de Benjamin lorsqu&rsquo;il parle, dans <em>L&rsquo;adieu &agrave; la litt&eacute;rature. Histoire d&rsquo;une d&eacute;valorisation. XVIII-XXe</em><a href="#note2a">[2]</a>, de cette impression qu&rsquo;auraient les &eacute;crivains contemporains &laquo;[...] d&rsquo;&ecirc;tre venu trop tard dans un monde o&ugrave; tout avait &eacute;t&eacute; &eacute;crit, et trop bien. [...] [&eacute;tant habit&eacute;s par] un sentiment tr&egrave;s conscient d&rsquo;apr&egrave;s-litt&eacute;rature.&raquo; (p. 25)&nbsp; C&rsquo;est en restant pr&egrave;s de ce regard critique sur la litt&eacute;rature contemporaine que j&rsquo;aimerais aborder le recueil <em>Explorateurs de l&rsquo;ab&icirc;me</em>, puisqu&rsquo;il me semble clair qu&rsquo;il s&rsquo;agit l&agrave; d&rsquo;un enjeu fondamental de l&rsquo;&eacute;criture vila-matienne. J&rsquo;aimerais montrer que ce &laquo;sentiment tr&egrave;s conscient d&rsquo;apr&egrave;s-litt&eacute;rature&raquo;, loin d&rsquo;emp&ecirc;cher l&rsquo;&eacute;criture, devient au contraire le moteur de la fiction qui se construit en dialoguant avec l&rsquo;Histoire litt&eacute;raire. Le deuxi&egrave;me texte du recueil, <em>Autre conte hassidique</em>, est important &agrave; cet &eacute;gard. Il s&rsquo;agit de la reproduction int&eacute;grale d&rsquo;un court texte de Franz Kafka intitul&eacute; <em>Le d&eacute;part</em>. &Agrave; la fin de celui-ci, un homme questionne le narrateur :<span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> </span></p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">&mdash;&nbsp;&nbsp; &nbsp;Tu connais donc ton but ? dit cet homme.<br /> &mdash;&nbsp;&nbsp; &nbsp;Oui, r&eacute;pliquai-je, puisque je te l&rsquo;ai dit ; loin d&rsquo;ici, voil&agrave; mon but. (EA, p. 19)</span></p> <p align="justify">Il s&rsquo;agit ici de suivre Vila-Matas, explorateur qui marche lui-m&ecirc;me dans les traces de Kafka, en esp&eacute;rant pourvoir jeter un peu de lumi&egrave;re sur ce <em>loin d&rsquo;ici</em> et la signification particuli&egrave;re que l&rsquo;&eacute;crivain lui donne, faisant de cet <em>ailleurs</em> un espace d&rsquo;explorations litt&eacute;raires.</p> <p align="justify">Le recueil, qui contient dix-neuf textes, est revendiqu&eacute; par le narrateur de la premi&egrave;re nouvelle qui est intitul&eacute;e &laquo;Caf&eacute; Kubista&raquo;. Celui-ci donne le ton d&egrave;s les premi&egrave;res pages en partageant avec le lecteur sa conception de la litt&eacute;rature. Ces commentaires sont importants dans la mesure o&ugrave; ils font &eacute;cho &agrave; l&rsquo;ensemble des textes du recueil, lui assurant une certaine coh&eacute;rence th&eacute;matique :</p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"> Je pense qu&rsquo;un livre na&icirc;t d&rsquo;une insatisfaction, d&rsquo;un vide, dont les p&eacute;rim&egrave;tres se r&eacute;v&egrave;lent au cours et &agrave; la fin du travail. L&rsquo;&eacute;crire, c&rsquo;est s&ucirc;rement remplir ce vide. Dans le livre que j&rsquo;ai termin&eacute; hier, tous les personnages finissent par &ecirc;tre des explorateurs de l&rsquo;ab&icirc;me ou plut&ocirc;t de son contenu. Ils enqu&ecirc;tent sur le n&eacute;ant et n&rsquo;arr&ecirc;tent que lorsqu&rsquo;ils tombent sur l&rsquo;un de ses &eacute;ventuels contenus, car il leur d&eacute;plairait sans doute d&rsquo;&ecirc;tre confondus avec des nihilistes. (EA, p. 9)</span></p> <p align="justify">Voil&agrave; qui est intriguant et qui m&eacute;rite r&eacute;flexion. Quel est ce vide, cette insatisfaction qui a rendu n&eacute;cessaire l&rsquo;&eacute;criture du livre que nous avons entre les mains ? Il y a certainement une tension, chez Vila-Matas, entre le monde r&eacute;el et celui des livres, ces derniers occupant toujours une place plus importante que le premier dans la construction du discours. C&rsquo;est-&agrave;-dire que cet &eacute;crivain r&eacute;pugne &agrave; parler du monde r&eacute;el, celui de ses contemporains qui, r&eacute;ciproquement, vivent comme si la litt&eacute;rature n&rsquo;existait pas. On voit ainsi se profiler chez lui une position esth&eacute;tique lourde de sens : l&rsquo;utilisation massive de la citation, le discours qui se nourrit presque exclusivement de litt&eacute;rature est un proc&eacute;d&eacute; discursif tout teint&eacute; d&rsquo;une id&eacute;ologie de la r&eacute;sistance. Si le monde ne veut plus de la litt&eacute;rature, nous dit Vila-Matas, et bien ma litt&eacute;rature ne veut pas davantage du monde.</p> <p align="justify">Cette tension est d&rsquo;ailleurs &eacute;voqu&eacute;e dans la nouvelle &laquo; Sang et eau &raquo; qui se situe au d&eacute;but du recueil. Avec ironie, le narrateur raconte les difficult&eacute;s auxquelles il s&rsquo;est but&eacute; lors de l&rsquo;&eacute;criture du livre :</p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"> Le tension la plus forte &eacute;tait provoqu&eacute;e par le dur effort &agrave; fournir pour raconter des histoires de personnes normales tout en luttant contre ma tendance &agrave; m&rsquo;amuser avec des textes m&eacute;talitt&eacute;raires : en d&eacute;finitive, il me fallait faire un gros effort pour raconter des histoires de la vie quotidienne avec mon sang et mon foie, comme l&rsquo;avaient exig&eacute; de moi mes contempteurs qui m&rsquo;avaient reproch&eacute; des exc&egrave;s m&eacute;talitt&eacute;raires et une &ldquo;absence absolue de sang, de vie, de r&eacute;alit&eacute;, d&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t pour l&rsquo;existence normale des gens normaux.&rdquo; (EA, p. 33)</span></p> <p align="justify">Si, dans ce passage, le personnage &eacute;crivain affirme sa volont&eacute; d&rsquo;&eacute;crire &agrave; propos de l&rsquo;existence normale des gens normaux, on se rend rapidement compte de la port&eacute;e ironique de ces propos. Tout se passe comme si l&rsquo;auteur voulait candidement satisfaire les attentes de ses critiques, mais le fait est qu&rsquo;il s&rsquo;agit au contraire, nous le verrons, de d&eacute;tourner ces attentes afin d&rsquo;explorer d&rsquo;autres avenues. Il est vrai que l&rsquo;on constate dans les <em>Explorateurs de l&rsquo;ab&icirc;me</em> un certain d&eacute;calage par rapport aux oeuvres ant&eacute;rieures de l&rsquo;auteur, dans la mesure o&ugrave; s&rsquo;y trouvent des nouvelles qui d&eacute;bordent du cadre strictement litt&eacute;raire auquel Vila-Matas nous a habitu&eacute;s. Cependant, c&rsquo;est &eacute;galement dans ces nouvelles qu&rsquo;on peut remarquer, non sans plaisir, l&rsquo;ampleur de l&rsquo;obsession litt&eacute;raire qui structure son &eacute;criture. C&rsquo;est-&agrave;-dire que cette volont&eacute; de raconter des histoires dont nous parle le narrateur n&rsquo;&eacute;chappe pas &agrave; son obsession litt&eacute;raire qui, comme un aimant, ram&egrave;ne les intrigues vers elle. La tentation d&rsquo;une &eacute;criture r&eacute;aliste du quotidien est &eacute;touff&eacute;e par les obsessions litt&eacute;raires.&nbsp; La nouvelle &laquo;Nino&raquo;, qui met en sc&egrave;ne un p&egrave;re cruel souhaitant la mort de son fils, est en ce sens exemplaire. On apprend d&rsquo;abord que Nino est un fils insupportable, notamment parce qu&rsquo;il a rejet&eacute; du revers de la main le souhait de son p&egrave;re qui voulait le faire architecte. En fait, Nino est un explorateur de l&rsquo;ab&icirc;me, un mystique qui recherche de par le monde ce qu&rsquo;il nomme <em>la v&eacute;rit&eacute;</em>. Il r&eacute;ussit &agrave; convaincre son p&egrave;re de gravir le volcan de Licancabur, situ&eacute; &agrave; la fronti&egrave;re entre le Chili et la Bolivie, parce qu&rsquo;il croit que c&rsquo;est dans le lac qui se trouve &agrave; son sommet qu&rsquo;il trouvera <em>la v&eacute;rit&eacute;</em>. &laquo;Nous d&eacute;couvrirons la v&eacute;rit&eacute; de l&rsquo;au-del&agrave;, me disait-il.&raquo; (EA, p. 48) Un peu plus tard, et c&rsquo;est ce qui m&rsquo;int&eacute;resse ici, cette qu&ecirc;te de v&eacute;rit&eacute; d&rsquo;abord d&eacute;&ccedil;ue le m&egrave;nera &agrave; s&rsquo;engager dans une aventure toute litt&eacute;raire, celle d&rsquo;explorer la for&ecirc;t amazonienne afin de suivre les traces de William S. Burroughs qui y a consomm&eacute; le Yag&eacute; afin de communiquer avec<em> le Grand &Ecirc;tre</em> :</p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">[...] j&rsquo;ai enti&egrave;rement financ&eacute; son voyage dans la for&ecirc;t amazonienne de Colombie et du P&eacute;rou sur les traces de William S. Burroughs du temps o&ugrave; celui-ci cherchait &agrave; faire des exp&eacute;riences avec le Yag&eacute; ou l&rsquo;ayahuasca, une plante aux propri&eacute;t&eacute;s hallucinog&egrave;nes et t&eacute;l&eacute;pathiques mythiques permettant &ldquo;de se connecter aux rayons de pr&eacute;sences spectrales de nos morts et de commencer &agrave; voir ou &agrave; sentir ce qui, nous semble-t-il, pourrait &ecirc;tre le Grand &Ecirc;tre, quelque chose qui s&rsquo;approche de nous comme un grand vagin mouill&eacute; ou un grand trou noir divin &agrave; travers lequel nous nous penchons de fa&ccedil;on tr&egrave;s r&eacute;elle sur un myst&egrave;re arrivant jusqu&rsquo;&agrave; nous envelopp&eacute; dans des serpents de couleurs. (EA, p. 55)</span></p> <p align="justify">On voit dans ce passage &agrave; quel point la qu&ecirc;te de sens des explorateurs de l&rsquo;ab&icirc;me qui peuplent le recueil va toujours de pair avec l&rsquo;obsession litt&eacute;raire. Si bien qu&rsquo;&agrave; la lecture, ce qui appara&icirc;t important dans la d&eacute;marche de Nino n&rsquo;est pas tant l&rsquo;envie de consommer le Yag&eacute; que de marcher dans ce chemin ouvert par William Burroughs. Et les chemins emprunt&eacute;s par les autres explorateurs du recueil ne sont pas diff&eacute;rents. Si ceux-ci rejettent l&rsquo;existence des gens normaux, c&rsquo;est toujours au profit d&rsquo;une existence engag&eacute;e dans les avenues de la litt&eacute;rature et des arts. Le narrateur de la nouvelle &laquo;Vie de po&egrave;te&raquo; ne fait-il pas l&rsquo;&eacute;loge de cet oncle qui, dans sa jeunesse, lui a transmis la pr&eacute;cieuse pens&eacute;e de Rilke, donnant ainsi un sens &agrave; son existence qui, jusque-l&agrave;, en &eacute;tait d&eacute;pourvue ? &laquo;Les oeuvres d&rsquo;art, rares, donnent un contenu intellectuel au vide.&raquo; (EA, p. 214) De fait, ce livre de Vila-Matas m&rsquo;appara&icirc;t important dans la r&eacute;ponse en creux qu&rsquo;il donne &agrave; ces critiques qui reprochent &agrave; ses textes l&rsquo;absence de sang et de vie qu&rsquo;ils y remarquent. Les explorateurs de l&rsquo;ab&icirc;me, par leur existence en marge des trivialit&eacute;s quotidiennes, montrent bien que la fiction vila-matienne s&rsquo;organise autour de l&rsquo;id&eacute;e qu&rsquo;il est possible de trouver dans la litt&eacute;rature une certaine forme de vie sup&eacute;rieure &agrave; <em>la vraie vie</em>. Dans une nouvelle marquante intitul&eacute;e &laquo;Parce qu&rsquo;elle ne l&rsquo;a pas demand&eacute;&raquo;, le narrateur met en sc&egrave;ne sa relation avec l&rsquo;artiste fran&ccedil;aise Sophie Calle, c&eacute;l&egrave;bre pour ses romans muraux et pour ses tendances &agrave; m&ecirc;ler la r&eacute;alit&eacute; &agrave; la fiction<a href="#note3a">[3]</a>. Il affirmera lors d&rsquo;une discussion avec celle-ci une opinion qui, je crois, montre bien la hi&eacute;rarchie que Vila-Matas &eacute;tablit entre la vie et ses repr&eacute;sentations litt&eacute;raires : &laquo; [j]e lui ai simplement dit que, pour moi, la litt&eacute;rature serait toujours plus int&eacute;ressante que la fameuse vie. D&rsquo;abord parce que c&rsquo;est une activit&eacute; beaucoup plus &eacute;l&eacute;gante, ensuite parce qu&rsquo;elle m&rsquo;avait toujours sembl&eacute; une exp&eacute;rience plus intense. &raquo; (EA, p. 286)</p> <p align="justify">De fait, c&rsquo;est &agrave; une exp&eacute;rience litt&eacute;raire des plus intenses que Vila-Matas nous convie avec ses <em>Explorateurs de l&rsquo;ab&icirc;me</em>. On le comprend mieux, le <em>loin d&rsquo;ici</em> kafka&iuml;en agit sur la logique du recueil comme une invitation &agrave; explorer la litt&eacute;rature et ses ab&icirc;mes, loin du r&eacute;alisme qui aurait fait la joie des critiques mentionn&eacute;s au d&eacute;but du recueil. Il semble que la po&eacute;tique vila-matienne d&eacute;coule directement de ce sentiment que &laquo;tout a &eacute;t&eacute; &eacute;crit, et trop bien&raquo; &eacute;voqu&eacute; par William Marx. Si tous les sujets ont &eacute;t&eacute; &eacute;puis&eacute;s par la litt&eacute;rature, il ne reste plus qu&rsquo;&agrave; parler de cette derni&egrave;re<a href="#note4a">[4]</a>. Il s&rsquo;agit pour nous d&rsquo;accepter humblement cette mise &agrave; mal du r&eacute;alisme et de <em>la fameuse vie</em> afin de pouvoir, le temps d&rsquo;un livre, s&rsquo;ab&icirc;mer dans le sens vertigineux de la Lettre. </p> <p><a name="note1a" href="#note1">1</a> Enrique Vila-Matas, <em>Le mal de Montano</em>, Paris, Christian Bourgois &Eacute;diteur (Coll. Domaine &eacute;tranger), 2003, p. 151. [Traduit de l&rsquo;espagnol par Andr&eacute; Gabastou.]<br /> <a name="note2a" href="#note2">2</a> William Marx, <em>L&rsquo;adieu &agrave; la litt&eacute;rature. Histoire d&rsquo;une d&eacute;valorisation. XVIIIe-XXe.</em>, Paris, Les &Eacute;ditions de Minuit, 2005, 232 p.<br /> <a name="note3a" href="#note3">3</a> On apprend notamment dans Double-jeux que Sophie Calle a propos&eacute; &agrave; Paul Auster d&rsquo;&eacute;crire un texte de fiction qu&rsquo;elle pourrait ensuite vivre durant un an comme s&rsquo;il s&rsquo;agissait d&rsquo;une prescription : &laquo;Puisque, dans L&eacute;viathan, Paul Auster m&rsquo;a prise comme sujet, j&rsquo;ai imagin&eacute; d&rsquo;inverser les r&ocirc;les, en le prenant comme auteur de mes actes. Je lui ai demand&eacute; d&rsquo;inventer un personnage de fiction auquel je m&rsquo;efforcerais de ressembler : j&rsquo;ai en quelque sorte offert &agrave; Paul Auster de faire de moi ce qu&rsquo;il voulait et ce, pendant une p&eacute;riode d&rsquo;un an maximum. Il objecta qu&rsquo;il ne souhaitait pas assumer la responsabilit&eacute; de ce qui pourrait advenir alors que j&rsquo;ob&eacute;irais au sc&eacute;nario qu&rsquo;il avait cr&eacute;&eacute; pour moi.&raquo; (DJ, p. 3)&nbsp;Pour en savoir davantage &agrave; ce sujet, consulter : Sophie Calle, <em>Doubles-jeux (livre 1). De l&rsquo;ob&eacute;issance</em>, Paris, Actes Sud, 1998.<br /> <a name="note4a" href="#note4">4</a> Il faut noter que le silence litt&eacute;raire est un th&egrave;me majeur chez Vila-Matas. <em>Bartleby et compagnie</em> est un livre consacr&eacute; aux &eacute;crivains qui ont v&eacute;cu, &agrave; un moment ou l&rsquo;autre de leur carri&egrave;re litt&eacute;raire, un silence plus ou moins prolong&eacute;. De la m&ecirc;me mani&egrave;re, <em>Docteur Pasavento</em> est l&rsquo;histoire d&rsquo;un &eacute;crivain habit&eacute; par une forte volont&eacute; de dispara&icirc;tre et qui s&rsquo;efforce &agrave; vivre &agrave; la mani&egrave;re Robert Walser.<br /> &nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/de-l-exploration-a-l-obsession#comments AUSTER, Paul CALLE, Sophie Espagne Fiction Filiation Intertextualité MARX, William Obsession Représentation VILA-MATAS, Enrique Nouvelles Thu, 05 Mar 2009 16:25:00 +0000 Simon Brousseau 73 at http://salondouble.contemporain.info Crave ou la profanation d'un mutisme http://salondouble.contemporain.info/lecture/crave-ou-la-profanation-dun-mutisme <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/rioux-annie">Rioux, Annie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-disparition-de-richard-taylor">La disparition de Richard Taylor</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p align="justify"><em>La disparition de Richard Taylor</em>, roman polyphonique d'Arnaud Cathrine, propose dans l&rsquo;une de ses parties de remodeler un fait historique par le truchement du monologue fictionnel. De fait, l'oeuvre rejoint une veine forte de la litt&eacute;rature contemporaine, celle qui ne semble pouvoir affirmer ce qui est le plus propre &agrave; l&rsquo;histoire litt&eacute;raire (ces moments forts que l&rsquo;on retient pour leur propri&eacute;t&eacute; bouleversante) qu&rsquo;en soutenant un lien avec le manque, en ancrant les repr&eacute;sentations au plus profond de la perte. Le roman de Cathrine appartient &agrave; cette tradition authentique que d&eacute;crit Pierre Jourde dans son essai <em>Litt&eacute;rature et authenticit&eacute;</em>: &laquo;Celui qui, ni touriste, ni savant, peut encore vivre de l&rsquo;int&eacute;rieur une tradition, m&ecirc;me moribonde, r&eacute;duite au spectre de ce qu&rsquo;elle fut, la ressent intuitivement d&rsquo;une autre fa&ccedil;on. Il sent bien qu&rsquo;il n&rsquo;y a en elle ni pl&eacute;nitude, ni sens, mais par-dessus tout une fa&ccedil;on de repr&eacute;senter, de jouer notre relation la plus intime avec les choses du monde<a name="note1" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>&raquo;. Au lieu de se tourner avec nostalgie sur l&rsquo;effacement des traditions, certains r&eacute;cits s&rsquo;emparent au contraire librement du grand Livre pour n&rsquo;&eacute;voquer pr&eacute;cis&eacute;ment que cet effacement, jugeant que la tradition n&rsquo;a de sens que dans la perte, le manque (m&ecirc;me historique) &eacute;prouv&eacute; personnellement. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L'amour de Sarah Kane</strong></span></p> <p align="justify">Divis&eacute; en quatre parties, le roman se d&eacute;veloppe sur quatorze tableaux qui correspondent &agrave; dix t&eacute;moignages f&eacute;minins abordant la disparition du protagoniste. &laquo;L&rsquo;amour de Sarah Kane&raquo;, intitul&eacute; du tableau qui m&rsquo;int&eacute;resse, est ins&eacute;r&eacute; dans la premi&egrave;re partie de l&rsquo;histoire qui se compose des t&eacute;moignages de figures marquantes dans la vie du personnage Richard Taylor, durant l&rsquo;ann&eacute;e 1998. Condens&eacute; en douze pages, le tableau reconstruit librement le suicide de la dramaturge britannique Sarah Kane survenu en 1999. Ce dispositif de fictionnalisation d&rsquo;une figure litt&eacute;raire suicid&eacute;e chevauche &agrave; dessein la trame narrative de l&rsquo;ouvrage dont la mention g&eacute;n&eacute;rique roman(s) t&eacute;moigne avec fid&eacute;lit&eacute; des diff&eacute;rents tableaux, &agrave; une exception pr&egrave;s. La figure litt&eacute;raire mise en sc&egrave;ne dans &laquo;L&rsquo;amour de Sarah Kane&raquo; se forme au sein d&rsquo;une fabulation narrative d&eacute;clench&eacute;e par la d&eacute;duction, par le lecteur, d&rsquo;une p&eacute;riode de la vie de la dramaturge. L&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t de cette fabulation particuli&egrave;re r&eacute;side dans l&rsquo;identit&eacute; de l&rsquo;&eacute;nonciateur: ce n&rsquo;est pas un narrateur externe ou un second personnage qui raconte sur le mode fabulatoire, mais Sarah Kane s&rsquo;exprimant au &laquo;je&raquo;, librement imagin&eacute;e dans le m&eacute;tro qui la m&egrave;nerait jusqu&rsquo;&agrave; Brixton. &laquo;Ce matin, j'ai cru que c'&eacute;tait elle, [...] c'&eacute;tait elle qui allait me rendre &agrave; la vie et me d&eacute;livrer de la grande nuit, j'ai toujours pens&eacute; qu'on n'&eacute;treint la vie qu'au moment de mourir et j'ai cru mourir ce matin lorsque je l'ai vue [...]&raquo; (p. 67) Un discours libre int&eacute;gr&eacute; &agrave; une narration dense faite au pass&eacute;, voil&agrave; un monologue qui pr&eacute;sente la dramaturge en train de se souvenir des pens&eacute;es qu&rsquo;elle entretint &agrave; la vue de ce &laquo;elle&raquo;, une inconnue dont l&rsquo;identit&eacute; restera tacite.</p> <p><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);">La profanation de son mutisme</span></strong><span style="color: rgb(230, 44, 81);"> </span></p> <p align="justify">&Agrave; ce jour, aucun journal n&rsquo;atteste des pens&eacute;es int&eacute;rieures de la dramaturge, et puisque la critique s&rsquo;entend pour dire que la br&egrave;ve vie de Sarah Kane n&rsquo;est pratiquement pas document&eacute;e, ce monologue, pris d&rsquo;abord isol&eacute;ment, me semble contenir la principale valeur de l'oeuvre : celle qui r&eacute;side dans la cr&eacute;ation d'un mythe &agrave; partir, non pas de l&rsquo;archive, mais de l&rsquo;imagination d&rsquo;un lecteur, soit l&rsquo;auteur Arnaud Cathrine. Fascin&eacute; par la figure en elle-m&ecirc;me th&eacute;&acirc;trale<a name="note2" href="#note2a"><strong>[2]</strong></a>, Cathrine forge une mise en sc&egrave;ne qui, pour cr&eacute;er le mythe, propose l&rsquo;invention d&rsquo;un quotidien qui passe par la profanation de son mutisme. Imaginer et pr&eacute;tendre rapporter les pens&eacute;es les plus profondes de Kane au moment le plus sombre de sa vie, des paroles qui se rapportent &agrave; ses d&eacute;lires personnels, violente le respect de l&rsquo;intimit&eacute; de la d&eacute;funte. Mais imaginer la personnalit&eacute; d&rsquo;une entit&eacute; litt&eacute;raire &agrave; partir essentiellement de son suicide, disons-le, satisfait le pervers en nous, selon le sens donn&eacute; &agrave; ce terme par Roland Barthes dans son <em>Plaisir du texte</em> (1973). Un plaisir coupable de lecteur devant un texte que Barthes dirait &laquo;de jouissance&raquo;: une br&egrave;che s'ouvre dans le plaisir pris &agrave; se faire raconter une histoire dont on conna&icirc;t la fin, histoire sans transitivit&eacute;; le plaisir pervers est consum&eacute; &agrave; m&ecirc;me le clash de la mort r&eacute;p&eacute;t&eacute;e, du degr&eacute; z&eacute;ro de la lecture, du ''crave'' (titre d'une pi&egrave;ce cl&eacute; de Kane) assouvissant. Cette perversion est ce qui rend le texte de Cathrine int&eacute;ressant. C&rsquo;est autour de cette ombre et de son th&eacute;&acirc;tre qu&rsquo;on nous donne &agrave; voir une image de Sarah Kane qui fr&ocirc;le la profanation des morts, pour notre plus grand plaisir (honte &agrave; nous!).</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Des faux t&eacute;moignages</strong></span></p> <p align="justify">En ce sens, la parole invent&eacute;e de Kane n&rsquo;est pas sans nous rappeler, dans sa forme, la personnalit&eacute; m&ecirc;me de la dramaturge dans le peu que nous connaissons d&rsquo;elle. La fa&ccedil;on qu&rsquo;a choisie Cathrine pour raconter ce quotidien chim&eacute;rique est de rapprocher le plus possible l&rsquo;invention de la r&eacute;alit&eacute; pass&eacute;e. De mani&egrave;re concr&egrave;te, cela s&rsquo;illustre dans le recyclage d&rsquo;&eacute;v&eacute;nements marquants de la vie de Kane, des reprises biographiques qui campent le d&eacute;cor vraisemblable dans lequel la fabulation prend place. Cathrine reproduit notamment dans le corps de son texte une notice biographique imaginaire r&eacute;dig&eacute;e par Kane lors de la premi&egrave;re lecture publique de <em>Crave</em>; elle se pr&eacute;sente alors sous le pseudonyme de Marie Kelvedon afin de tromper les critiques qui lui sont r&eacute;barbatives. Mais si la notice restitu&eacute;e par Cathrine agit comme preuve de l&rsquo;existence de la d&eacute;funte, comme t&eacute;moignage, aussi, de l&rsquo;humour grin&ccedil;ant de Kane qui ne se donne pas &agrave; voir sous son vrai jour, elle n&rsquo;en demeure pas moins un proc&eacute;d&eacute; utilis&eacute; pour reconfigurer la r&eacute;alit&eacute;. Cela laisse une grande place &agrave; l&rsquo;invention du monologue qui l&rsquo;enrobe d&rsquo;une tonalit&eacute; bien diff&eacute;rente, qui se rapproche &agrave; l&rsquo;&eacute;vidence du clich&eacute; jouant sur l'&eacute;motivit&eacute; juv&eacute;nile de l'h&eacute;ro&iuml;ne: &laquo;Madame, Monsieur, puisque vous conchiez sarah Kane, je vous balance Marie Kelvedon, auteur de la pi&egrave;ce <em>Crave</em>, [...] Si seulement vous auriez compris que mes pi&egrave;ces ne parlent pas de haine ni de violence, mais d'amour, il faudrait que je vous tra&icirc;ne, fils de pute, sur ce quai de m&eacute;tro, elle que je tente de ne pas regarder [...]&raquo;. (p. 71-72) Par cons&eacute;quent, afin de rendre le &laquo;faux&raquo; monologue encore plus &laquo;r&eacute;aliste&raquo;, l&rsquo;auteur use d&rsquo;une narration qui est &agrave; l&rsquo;image du th&eacute;&acirc;tre de Kane; une narration schizophr&eacute;nique qui se caract&eacute;rise par la phrase interminable, digressive, dite sur le mode it&eacute;ratif, marque l&rsquo;enti&egrave;ret&eacute; du texte. &laquo;Je l&rsquo;ai observ&eacute;e, avec insistance, et sans tarder le d&eacute;sir &ndash; qui ne l&acirc;che pas, ne croyez pas &ccedil;a, il ne l&acirc;che pas en d&eacute;pit de tout ce que j&rsquo;&eacute;cris &ndash; le d&eacute;sir m&rsquo;a terrass&eacute;, et je devais avoir le regard imp&eacute;rieux, je me d&eacute;teste avec ce regard, un regard qui prend possession, parce qu&rsquo;il en cr&egrave;ve, parce que j&rsquo;en cr&egrave;ve [&hellip;]&raquo; (p. 69) Ainsi la femme et son oeuvre, l'une &eacute;pousant l'autre sans distinction par un proc&eacute;d&eacute; de correspondances convainquant.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>S'engouffrer dans la fiction</strong></span><span style="color: rgb(230, 44, 81);"> </span></p> <p align="justify">Ce qui est particulier dans ce texte, au-del&agrave; la mise en sc&egrave;ne d&rsquo;une figure litt&eacute;raire, outre aussi l&rsquo;affabulation &eacute;vidente autour de cette figure qui s&rsquo;&eacute;loigne des faits pour construire rien de moins que son mythe, c&rsquo;est son insertion au sein de la fiction sur Richard Taylor. Car ce tableau, en fin de compte, est l&rsquo;exception &agrave; la r&egrave;gle dans le cadre du roman; parmi les voix d&rsquo;une &eacute;pouse, d&rsquo;une m&egrave;re, d&rsquo;une voisine de palier, d&rsquo;une coll&egrave;gue de bureau, d&rsquo;une amie transsexuelle, d&rsquo;une amante et d&rsquo;une psychiatre, entre autres, seule la figure de Sarah Kane nous ram&egrave;ne &agrave; une p&eacute;riode historique. Le roman, qui propose comme histoire celle de la d&eacute;ch&eacute;ance d&rsquo;un homme qui quitte famille et travail en pensant retrouver un sens &agrave; son existence, int&egrave;gre en son centre le texte sur Kane (&agrave; pr&eacute;tention historique, faut-il le rappeler), mais de mani&egrave;re compl&egrave;tement int&eacute;gr&eacute;e &agrave; la fiction. Se m&eacute;langent ainsi les trames narratives par l&rsquo;entremise d&rsquo;une figure r&eacute;elle (Sarah Kane) qui c&ocirc;toie une figure fictionnelle (Richard Taylor). R&eacute;int&eacute;grant la surface des vivants, Sarah voit Richard qui marche d'un pas h&eacute;sitant, d&eacute;pareill&eacute;, il a l'air d'un fou. &laquo;Impuissante, [elle a] regard&eacute; Richard dispara&icirc;tre dans la bouche de m&eacute;tro de Brixton&raquo;. (p. 77) Il y a l&agrave; des figures qui appartiennent &agrave; des univers diff&eacute;rents et qui se c&ocirc;toient dans une m&ecirc;me di&eacute;g&egrave;se, ce qui a pour effet de surd&eacute;terminer le caract&egrave;re funeste de la destin&eacute;e du protagoniste, son ali&eacute;nation. Cette fin inattendue du texte &laquo;L&rsquo;amour de Sarah Kane&raquo; peut permettre une lecture en surplomb de la premi&egrave;re trame narrative, de sorte que le nihilisme rattach&eacute; &agrave; la repr&eacute;sentation de la dramaturge finit par s&rsquo;engouffrer dans la fiction de Richard Taylor, &agrave; l&rsquo;image de la disparition de ce dernier dans la bouche du m&eacute;tro. Au final, la disparition appara&icirc;t comme le vecteur qui permet &agrave; l&rsquo;auteur de poursuivre son histoire, et d&rsquo;ainsi faire de Richard Taylor, non pas un suicid&eacute;, mais un personnage dont l&rsquo;aventure se poursuit &agrave; travers les six autres voix de femmes, et ce jusqu&rsquo;en 2006 si l&rsquo;on se fie &agrave; la datation des t&eacute;moignages.</p> <p align="justify">Cathrine n&rsquo;a pas cru bon de tuer son personnage &agrave; la fin de sa fiction, comme le fait notamment &Eacute;ric Chevillard avec son protagoniste dans son <em>Oeuvre posthume de Thomas Pilaster</em> dans le but de d&eacute;voiler le pouvoir de l&rsquo;auteur sur la fiction. De la sorte, le livre de Cathrine reste ouvert, la profanation du mutisme de Sarah Kane ayant si puissamment relanc&eacute; en son milieu une fiction dont la finalit&eacute;, s'il faut en trouver une, r&eacute;side &agrave; l'&eacute;vidence dans l&rsquo;imaginaire du lecteur &mdash; la onzi&egrave;me voix de cette histoire, celle qui appr&eacute;hende l&rsquo;Histoire par le prisme de la fiction et cr&eacute;e de ce fait de nouveaux imaginaires.</p> <p><a name="note1a" href="#note1">1</a>Pierre Jourde, <em>Litt&eacute;rature et authenticit&eacute;. Le r&eacute;el, le neutre, la fiction</em>, Paris, L'esprit des p&eacute;ninsules, 2005.</p> <p align="justify"><a name="note2a" href="#note2">2</a> La fascination pour Sarah Kane est tr&egrave;s r&eacute;cente, on commence &agrave; peine &agrave; monter ses pi&egrave;ces en Am&eacute;rique. On remarquera cependant que ce n&rsquo;est pas tant le th&eacute;&acirc;tre de la dramaturge qui int&eacute;resse que ce qu&rsquo;elle repr&eacute;sente en elle-m&ecirc;me. Sa fin tragique concourt en effet &agrave; ce qu&rsquo;on la per&ccedil;oive comme le symbole du nihilisme artistique contemporain, lequel est lui-m&ecirc;me le reflet d&rsquo;une crise de la culture dans laquelle l&rsquo;art n&rsquo;est plus synonyme de communication, mais bien davantage d&rsquo;un refuge en inad&eacute;quation totale avec la soci&eacute;t&eacute; &mdash; voire le th&eacute;&acirc;tre comme un suicide collectif, au sens m&eacute;taphorique de l&rsquo;expression.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/crave-ou-la-profanation-dun-mutisme#comments CATHRINE, Arnaud Filiation France Histoire JOURDE, Pierre Représentation Tradition Violence Roman Mon, 22 Dec 2008 14:58:00 +0000 Annie Rioux 15 at http://salondouble.contemporain.info Quand savons-nous que c'est terminé? http://salondouble.contemporain.info/lecture/quand-savons-nous-que-cest-termine <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/gervais-bertrand">Gervais, Bertrand</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/les-baldwin">Les Baldwin</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p align="justify">Qui a dit que l&rsquo;imaginaire de la fin battait de l&rsquo;aile?&nbsp; Apr&egrave;s le p&eacute;tard mouill&eacute; de l&rsquo;an 2000, qui n&rsquo;a pas accouch&eacute; d&rsquo;une Apocalypse mondiale ni m&ecirc;me d&rsquo;un bogue informatique cr&eacute;dible, on s&rsquo;est dit qu&rsquo;on pouvait enfin passer &agrave; autre chose. L&rsquo;avenir ne serait pas si gris que &ccedil;a. Mais, peu &agrave; peu, et les attentats du 11 septembre 2001 y sont pour quelque chose, le noir est revenu, sous la forme non pas d&rsquo;un genre litt&eacute;raire, mais d&rsquo;id&eacute;es t&eacute;n&eacute;breuses&hellip; De sorte que l&rsquo;imaginaire de la fin n&rsquo;a jamais &eacute;t&eacute; aussi florissant. Il n&rsquo;est plus l&rsquo;apanage des romans d&rsquo;anticipation et de science-fiction, il s&rsquo;est infiltr&eacute; dans le roman social et le bestseller, et s&rsquo;est adapt&eacute; aux conventions du r&eacute;alisme. Mais il ne faut pas en &ecirc;tre surpris, en situation de transition (politique, technologique, &eacute;conomique, etc.), il convient de s&rsquo;imaginer le pire esp&eacute;rant ainsi conjurer le mauvais sort.</p> <p align="justify">Les fictions sont l&eacute;gions qui exploitent certains des motifs ou des traits les plus saillants de l&rsquo;imaginaire de la fin. Pensons au dernier roman de Cormac McCarthy, <em>The Road</em>, ou &agrave; toutes ces apocalypses intimes qui font les d&eacute;lices de la litt&eacute;rature fran&ccedil;aise. Dans le sillage de la production d&rsquo;Antoine Volodine, on trouve <em>Les Baldwin </em>du qu&eacute;b&eacute;cois Serge Lamothe, paru aux &eacute;ditions L&rsquo;instant m&ecirc;me &agrave; Qu&eacute;bec, en 2004. On y d&eacute;couvre, comme dans les meilleurs exemples de fins du monde, un d&eacute;crochage temporel complet, la pr&eacute;sence d&rsquo;un espace de transition &eacute;tonnamment fig&eacute;, une intrigante opacit&eacute; langagi&egrave;re, une recherche de signes annonciateurs et, bien entendu, une fin pos&eacute;e comme principe de coh&eacute;rence.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><br /> Une post-histoire</strong></span></p> <p align="justify">Texte au statut g&eacute;n&eacute;rique incertain, puisque aucun genre n&rsquo;est formellement identifi&eacute; dans l&rsquo;&eacute;dition courante, <em>Les Baldwin</em> met en sc&egrave;ne un univers post-historique. De l&rsquo;Am&eacute;rique du nord telle que nous la connaissons avec ses fronti&egrave;res et ses villes, il ne reste plus que des terres d&eacute;vast&eacute;es, vid&eacute;es de presque toute faune et flore, des terres peupl&eacute;es par quelques rares Baldwin, pr&eacute;occup&eacute;s avant tout par leur survie. O&ugrave; sommes-nous pr&eacute;cis&eacute;ment? En quelle ann&eacute;e? Le texte ne le dit jamais. L&rsquo;&eacute;poque d&eacute;crite est un temps de l&rsquo;apr&egrave;s : apr&egrave;s la civilisation, apr&egrave;s un cataclysme quelconque. En fait, nous dit Les Baldwin, nous sommes &laquo; apr&egrave;s l&rsquo;&eacute;lection du dernier gouvernement &raquo;, sans qu&rsquo;on ne sache trop s&rsquo;il s&rsquo;agit du dernier en date ou de l&rsquo;ultime.</p> <p align="justify">Le monde des Baldwin appara&icirc;t comme la demi-vie d&rsquo;un Temps de la fin, p&eacute;riode de transition qui n&rsquo;en finit plus de finir, o&ugrave; les derni&egrave;res forces s&rsquo;&eacute;puisent et les derni&egrave;res vies s&rsquo;&eacute;teignent. Des romans tels que In the <em>Country of Last Things</em> de Paul Auster, le cycle de la ville-&icirc;le de Pierre Yergeau, ou encore le dernier Will Self, <em>The Book of Dave</em>, nous ont habitu&eacute;s &agrave; ces univers post-historiques, o&ugrave; les villes ne sont plus que ruines, et la survie, une pr&eacute;occupation de tous les instants. Dans la fiction de Lamothe, la vie de quelques Baldwin nous est d&eacute;crite dans une s&eacute;rie de 40 r&eacute;citations, et c&rsquo;est le terme utilis&eacute; par le texte lui-m&ecirc;me pour identifier les diverses entr&eacute;es&nbsp; du r&eacute;cit.</p> <p align="justify">La huiti&egrave;me r&eacute;citation, intitul&eacute;e &laquo; Enayat &raquo;, rapporte, un peu &agrave; la mani&egrave;re des r&eacute;cits de l&rsquo;ancien testament, le destin singulier de ce Baldwin. &laquo; Enayat &raquo;, peut-on lire, &laquo; avait un fils. Un Baldwin. Personne n&rsquo;aurait su dire s&rsquo;il l&rsquo;avait trouv&eacute; seul. C&rsquo;&eacute;tait une excroissance accidentelle et douloureuse qu&rsquo;il devait porter sans aide. &raquo; (p. 33) Nous sommes confront&eacute;s &agrave; un univers merveilleux &ndash; qu&rsquo;est-ce qu&rsquo;un fils qui est une excroissance? &ndash;, et surtout pr&eacute;caris&eacute; et d&eacute;peupl&eacute;. Enayat est seul avec son fils. Ils sont au milieu de nulle part, de ce nulle part du moins qui permet &agrave; des banquises d&rsquo;exister. Quelque part dans le nord qu&eacute;b&eacute;cois, proche de la mer. Nulle autre pr&eacute;sence humaine n&rsquo;est d&eacute;tect&eacute;e. Aucune habitation, aucune infrastructure gouvernementale. C&rsquo;est une banquise tout ce qu&rsquo;il y a de plus nue. Un amas de glaces flottantes form&eacute;es par la solidification de l'eau de mer. Les deux Baldwin, le fils et le p&egrave;re, sont aux limites du monde. Ils ne sont plus sur la terre ferme, ils sont sur un banc de glace, une structure flottante semi-permanente.</p> <p><strong><br /> </strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong> D&rsquo;intenses sp&eacute;culations...</strong></span></p> <p align="justify">La fin appara&icirc;t d&rsquo;embl&eacute;e comme le principe m&ecirc;me de coh&eacute;rence de l&rsquo;existence des Baldwin. Ce sont des &ecirc;tres de la fin, des sujets soumis au d&eacute;nuement et &agrave; la disparition. Dans &laquo; Enayat &raquo;, le fils demande : &laquo; P&egrave;re, quand savons-nous que c&rsquo;est termin&eacute;? &raquo; Et le p&egrave;re ne sait quoi r&eacute;pondre. &laquo; Peut-&ecirc;tre que la banquise &eacute;tait tout ce qui restait. Peut-&ecirc;tre. Il n&rsquo;y avait pas moyen d&rsquo;en &ecirc;tre certain. &raquo; (p. 34) C&rsquo;est un Temps de la fin qui s&rsquo;&eacute;tire, un temps qui est devenu sa propre r&eacute;alit&eacute;, aux contours flous et au statut incertain.</p> <p align="justify">Cette incertitude est d&rsquo;ailleurs le pr&eacute;texte &agrave; d&rsquo;intenses sp&eacute;culations de la part des baldwinologues, les sp&eacute;cialistes des Baldwin responsables de la publication des quarante r&eacute;cits du recueil. Ceux-ci proviennent, semble-t-il, d&rsquo;un rapport &laquo; des plus r&eacute;centes recherches effectu&eacute;es [&hellip;] &agrave; l&rsquo;Institut Baldwin &raquo; (p. 9).&nbsp; Or, deux th&egrave;ses s&rsquo;affrontent &agrave; cet institut, l&rsquo;une selon laquelle &laquo; l&rsquo;existence des Baldwin n&rsquo;a jamais &eacute;t&eacute; scientifiquement d&eacute;montr&eacute;e &raquo; (p. 10); l&rsquo;autre affirmant au contraire leur existence. Pour Drig&Oslash; par exemple, ils repr&eacute;sentent &laquo; un bel exemple de projections permanentes ou [&hellip;] de projections &agrave; dur&eacute;e mixte. &raquo; (p. 118), posture plut&ocirc;t faible ontologiquement parce qu&rsquo;elle permet de fa&ccedil;on d&eacute;tourn&eacute;e d&rsquo;att&eacute;nuer cette existence, la transformant en simple pr&eacute;sence s&eacute;miotique. Pour Ganido, par contre, ils existent, non pas sous forme de figures et de projections, mais &laquo; en tant qu&rsquo;entit&eacute;s socialement d&eacute;sorganis&eacute;es rep&eacute;rables soit &agrave; leur isolement, soit &agrave; leur d&eacute;tresse physique, soit &agrave; des s&eacute;quelles psychologiques ind&eacute;l&eacute;biles. &raquo; (p. 10). Les Baldwin seraient-ils une esp&egrave;ce singuli&egrave;re du genre humain? Cohabitent-ils avec notre esp&egrave;ce, mais en fonction d&rsquo;une temporalit&eacute; autre et d&rsquo;une conception singuli&egrave;re de l&rsquo;histoire?</p> <p><strong><br /> </strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong> Le travail des r&eacute;citantes</strong></span></p> <p align="justify">Le texte de Lamothe s&rsquo;ouvre sur un prologue o&ugrave; les diverses th&egrave;ses sur l&rsquo;existence des Baldwin sont tour &agrave; tour expos&eacute;es et battues en br&egrave;che, de sorte que nous sommes incapables de savoir, en d&eacute;but de lecture, si lesdits Baldwin sont autre chose, dans ce monde fictionnel, qu&rsquo;une pure cr&eacute;ation de l&rsquo;esprit. Et les probl&egrave;mes sont accentu&eacute;s par le fait que les r&eacute;citations que nous lisons ont &eacute;t&eacute; manipul&eacute;es. Elles sont le fait, nous dit le texte, des r&eacute;citantes, sortes d&rsquo;informatrices ou de surnarratrices, &agrave; la Volodine, qui ont la charge de raconter la vie des Baldwin et qui veillent &agrave; la transmission des informations recueillies. Or, ces r&eacute;citations ne nous sont pas transmises imm&eacute;diatement ou telles quelles, elles sont transform&eacute;es et manipul&eacute;es par les scribes de l&rsquo;Institut. On le remarque aux mentions qui sont faites du r&ocirc;le des r&eacute;citantes dans la sauvegarde de certaines informations ou alors de la limite de leur savoir et de leur souci pour pr&eacute;server la m&eacute;moire de quelque Baldwin &eacute;gar&eacute;.</p> <p align="justify">Les r&eacute;citantes apportent le mat&eacute;riau premier des r&eacute;cits, comme des informatrices travaillant au compte d&rsquo;un ethnologue. Et comme des informatrices justement, leurs r&eacute;citations nous sont transmises, mais appr&ecirc;t&eacute;es, soumises &agrave; un processus &eacute;ditorial et interpr&eacute;tatif qui en att&eacute;nue essentiellement la valeur de v&eacute;rit&eacute;. Car, si ce qu&rsquo;elles ont racont&eacute; est vrai et repose sur des faits av&eacute;r&eacute;s, rien ne nous dit que les r&eacute;cits offerts &agrave; la lecture par l&rsquo;Institut Baldwin en respectent la v&eacute;racit&eacute;. Les informations ont &eacute;t&eacute; soumises &agrave; de multiples op&eacute;rations qui ont tr&egrave;s bien pu en d&eacute;naturer le contenu.</p> <p align="justify">Et nous ne savons plus rien de s&ucirc;r.</p> <p align="justify">Les Baldwin apparaissent en effet comme des &ecirc;tres au statut doublement incertain. &Agrave; m&ecirc;me ce monde fictionnel, ce sont des &ecirc;tres &agrave; mi-chemin entre de pures projections et des sujets socialement disfonctionnels. Et, dans <em>Les Baldwin</em>, ils sont les objets de r&eacute;cits aux valeurs de v&eacute;rit&eacute; att&eacute;nu&eacute;es, pour ne pas dire suspectes. Mais ces r&eacute;cits sont, paradoxalement, les seules preuves de l&rsquo;existence des Baldwin. Car ces derniers survivent avant tout dans la retransmission des textes et dans leur lecture. Ils survivent parce que des lecteurs (nous!) servent de relais aux r&eacute;cits de leur vie et de leur fin et en entretiennent la flamme, assurant &agrave; leur destin&eacute;e un &eacute;cho au-del&agrave; des parois de leur propre monde.</p> <p align="justify">Quand savons-nous que c&rsquo;est termin&eacute;? demande le fils.</p> <p align="justify">Le pire, ce serait que &ccedil;a ne se termine jamais.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/quand-savons-nous-que-cest-termine#comments Imaginaire de la fin LAMOTHE, Serge Post-histoire Québec Représentation Style Temps Récit(s) Mon, 15 Dec 2008 18:09:00 +0000 Bertrand Gervais 55 at http://salondouble.contemporain.info