Salon double - Subjectivité http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/314/0 fr Emmanuel Carrère: écrivain du discours http://salondouble.contemporain.info/article/emmanuel-carrere-ecrivain-du-discours <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/snauwaert-maite">Snauwaert, Maïté</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/ladversaire">L&#039;Adversaire</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/biblio/dautres-vies-que-la-mienne">D&#039;autres vies que la mienne</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/le-journalisme-litteraire-lecrivain-sur-le-terrain">Le journalisme littéraire: l&#039;écrivain sur le terrain</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;">Dans son article de 1966 «Les relations de temps dans le verbe français», Émile Benveniste oppose le <em>discours</em> au <em>récit</em>, celui-ci caractérisé par son absence de subjectivité, celui-là au contraire par sa situation. Je veux postuler qu’émergent dans le champ littéraire français des <em>écrivains du discours</em>, parmi lesquels Emmanuel Carrère, qui ne dissimulent pas leur subjectivité derrière des formes génériques, mais proposent un mode d’engagement dans le texte qui est de tout temps. Du côté de la non-fiction ou d’un usage de la fiction au service du réel – entendu, comme chez Philippe Forest après Georges Bataille, en tant qu’irréductible de l’expérience, qui ne s’atteint peut-être que par les voies détournées de la littérature et de la représentation –, ce sont les formes de la vie humaine et ce que l’écriture peut en rendre qui intéressent ces auteurs. Leurs textes non seulement portent la trace de ce travail de terrain et d’une interrogation éthique sur le droit de dire, mais ils discutent la présence de l’auteur et son engagement dans l’écriture comme un mode d’action sur le monde.</p> <p style="text-align: justify;"><br />De sa rencontre avec le monstrueux dans <em>L’Adversaire</em> (2000) à sa confrontation du pathétique dans<em> D’autres vies que la mienne</em> (2009), l’écrivain est chez Emmanuel Carrère celui qui dit «je» dans l’espace public; celui qui prend sur lui la responsabilité de sa représentation du réel, et jusqu’à un certain point la responsabilité du réel, par un double mode d’identification et d’investigation qui agit comme une forme de solidarité à l’égard de celui-ci: en écrivant le monde, l’écrivain se propose non de le surplomber mais d’en participer. La représentation produite ne vise pas l’authentique, «cette fiction particulière qui nous fait perdre de vue le réel en nous laissant croire que, dans quelque réserve profonde, nous pouvons le puiser», comme le définit Pierre Jourde (2005: 11), mais se montre co-extensive de la réalité, participant des formes de sa connaissance voire de sa production. L’auteur ne prétend pas à la saisie d’une vérité une et unique sur le réel, ni à une saisie directe et instantanée telle que la postule Isabelle Meuret (2002) dans son rapprochement entre journalisme littéraire et cinéma-vérité, mais à une vérité singulière dont il est le seul garant, et dont il met de l’avant le dispositif, rend explicites les modalités de reportage et d’écriture, afin d’éviter l’écueil d’une prétention à l’authenticité qui ne serait qu’un <em>effet d’authentique</em> (Jourde, 2005).</p> <p style="text-align: justify;">Cet écrivain du discours, tel que je le postule, qui s’attache à mettre en évidence les modalités de composition de son texte, à y discuter son point de vue, cherche, par contraste avec celui du récit, non l’objectivité ou la neutralité d’un monde présenté comme auto-produit, mais la mise en évidence des subjectivités plurielles et parfois conflictuelles qui médiatisent notre relation au réel.<br /><br />Emmanuel Carrère a d’illustres prédécesseurs dans cette veine que constitue le fait divers ou l’affaire criminelle pour l’imagination des romanciers. Comme le rappelle Bruno Curatolo dans son article «La chronique judiciaire romancée» (2011), cet intérêt pour le réel est mis en évidence par André Gide dans ses <em>Souvenirs de la cour d’assises</em> et <em>La Séquestrée de Poitiers</em>; par Jean Giono avec ses <em>Notes sur l’Affaire Dominici</em> suivies d’un <em>Essai sur le caractère des personnages</em>, dont le titre dit bien l’entrée dans la fiction de toute représentation et de toute appropriation du réel par l’écrivain; par Marguerite Duras avec son «Sublime, forcément sublime Christine V.» pour <em>Libération</em>; et par Carrère lui-même qui, inspiré de l’affaire Romand, écrivit d’abord <em>La Classe de neige</em> sous la forme d’un récit à la troisième personne. Dans ces textes inclassables et souvent hétérogènes dans la production de leurs auteurs, dont les titres signalent l’approximation générique et le lien à la réalité («souvenirs», «notes», «essai», «récit»), celle-ci est présentée comme porteuse d’énigmes que la littérature est à même non de résoudre, mais de révéler dans leurs contradictions, et dans ce qu’elles ont à nous dire de la nature humaine. Ces cas-limites recèlent, avant l’intervention du littéraire, ce dont celui-ci est d’ordinaire à la recherche par les sentiers de la fiction: un drame humain et sa crédibilité jusque dans ses plus étonnants paradoxes. Le travail du romancier est alors d’organiser ce drame, d’en montrer les ressorts et les constituants pour offrir à la réflexion, plutôt qu’à l’imagination, tout le caractère humain qui rattache, à travers leur aspect extraordinaire et malgré celui-ci, ces figures de la monstruosité à nous êtres ordinaires, nous les rendant fascinants et terrifiants à la fois.</p> <p style="text-align: justify;">C’est parce qu’il est notre autre mais qu’il émane de la même fabrique humaine que nous que le criminel, l’infanticide, l’assassin, nous voulons le connaître, nous cherchons à le comprendre. Sa monstruosité ne nous est pas étrangère; elle constitue un degré de notre humanisation – qui en tant que processus, court toujours le risque de sombrer dans la déshumanisation –, degré extrême auquel nous espérons ne jamais parvenir. Ces auteurs montrent que cette monstruosité apparaît sur une ligne continue à notre humanité courante, plutôt qu’elle n’en serait l’envers. Lorsque<em> L’Adversaire</em> reconstitue l’histoire de Jean-Claude Romand, cet homme qui fit croire à son entourage qu’il était médecin et chercheur à l’Organisation Mondiale de la Santé pendant dix-huit ans, alors qu’il n’était rien; puis qui, sur le point d’être découvert, assassina tous les membres de sa famille: parents, femme et enfants, Carrère commence par s’identifier au père de famille en lui, à faire valoir entre eux les rapprochements: «Le matin du samedi 9 janvier 1993, pendant que Jean-Claude Romand tuait sa femme et ses enfants, j’assistais avec les miens à une réunion pédagogique à l’école de Gabriel, notre fils aîné.» (2000: 9, c’est l’<em>incipit</em>) Cette mise en parallèle qui semble banaliser les crimes insiste sur la chronique de la vie ordinaire au <em>dérapage près</em>: «[Gabriel] avait cinq ans, l’âge d’Antoine Romand. Nous sommes allés ensuite déjeuner chez mes parents et Romand chez les siens, qu’il a tués après le repas.» (2000: 9) De l’extérieur, rien ne distinguait avant le passage à l’acte un Emmanuel Carrère d’un Jean-Claude Romand, un père de famille d’un autre. En écrivant cette histoire au «je» – le sien et non celui de Romand –, Carrère fait le choix d’assumer son point de vue, de prendre sa responsabilité d’auteur vis-à-vis d’une histoire qui n’est pas la sienne. Il s’en explique dans une lettre à Romand:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Mon problème […] est de trouver ma place face à votre histoire. […] Ce n’est évidemment pas moi qui vais dire “je” pour votre compte, mais alors il me reste, à propos de vous, à dire “je” pour moi-même. À dire, en mon nom propre et sans me réfugier derrière un témoin plus ou moins imaginaire ou un patchwork d’informations se voulant objectives, ce qui dans votre histoire me parle et résonne dans la mienne. (2000: 203-204)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />L’écrivain devient la caisse de résonance d’une histoire qui, parce qu’elle est incroyable, a besoin d’un écho pour s’actualiser pleinement; non tant pour son acteur principal, dont la problématique est son rapport intérieur à la vérité, mais pour nous qui la recevons sans savoir quoi en faire. Or l’écrivain, en la médiatisant par la mise en évidence de sa propre subjectivité affectée, peut, sinon nous la rendre compréhensible, du moins l’humaniser. «<em>L’Adversaire</em> n’est pas simplement le récit de la vie de Jean-Claude Romand, écrit Émilie Brière, il s’agit avant tout du récit de l’effet qu’a eu ce fait divers dans la vie de l’auteur, et, conséquemment, de celui des démarches entreprises pour l’écriture du roman.» (2009: 166) Si Carrère ne témoigne pas dans son texte d’une empathie particulière pour Romand, il accepte néanmoins de jouer ce rôle de miroir dans lequel se réfléchit cet homme insaisissable, d’être celui qui pourrait à son tour basculer. Il montre que <em>l’adversaire</em>, c’est cet autre sombre et latent que chacun porte en soi. Pour trouver sa place face à cette histoire, il reconnaît une différence de degré mais non d’essence entre lui-même et l’autre.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Si l’écrivain choisit ses histoires, il montre qu’elles viennent à lui dans le cours de son quotidien, dont la chronique accentue les points communs. L’<em>incipit</em> de <em>L’Adversaire</em> continuait sa description de la fin de semaine: «J’ai passé seul dans mon studio l’après-midi du samedi et le dimanche, habituellement consacrés à la vie commune, car je terminais un livre auquel je travaillais depuis un an: la biographie du romancier de science-fiction Philip K. Dick. […] J’ai fini le mardi soir et le mercredi matin lu le premier article de <em>Libération</em> consacré à l’affaire Romand.» (2000: 9) En l’occurrence, c’est la solitude comme contrepoint de la vie familiale qui est soulignée, dimension évidente mais la plus énigmatique de l’histoire de Romand, ces journées entières passées à ne rien faire, dont le vide apparaît comme l’envers stérile de la solitude de l’écriture, portant à l’imagination et portée par le projet du livre, mais dont il serait difficile certains jours de rendre compte, et qui n’a personne pour témoin. Lorsque Carrère s’engage sur le terrain de cette histoire, retraçant les lieux parcourus par Romand, lui écrivant et le rencontrant une unique fois, allant à la rencontre des témoins survivants, ce sont les similarités des vies d’hommes qu’il met de l’avant, déplaçant cette fois le foyer d’identification vers le meilleur ami: «L’idée a traversé Luc, elle devait le hanter par la suite, que dans [ce qu’il crut d’abord être un cauchemar] Jean-Claude faisait office de double et qu’il s’y faisait jour des peurs qu’il éprouvait à son propre sujet: peur de perdre les siens mais aussi de se perdre lui-même, de découvrir que derrière la façade sociale il n’était rien.» (2000: 16) Cette peur, on entend que c’est celle aussi bien de Carrère, que c’est «ce qui dans [cette] histoire me parle et résonne dans la mienne» (2000: 204, déjà cité). Anticipant sur le livre de 2009, ce sont déjà d’<em>autres</em> vies qui informent l’écriture de Carrère, telles qu’elles s’inscrivent dans la fibre ordinaire de la sienne.<br />&nbsp;</p> <p style="text-align: justify;"><em>D’autres vies que la mienne</em>, avec son titre programmatique, poursuit cette veine. Carrère y aborde une catastrophe collective, le tsunami de 2004 dans l’océan Indien, à travers le prisme singulier d’un couple de Français en vacances au Sri Lanka, avec lequel Carrère et sa compagne ont sympathisé, qui perd sa petite fille dans la vague. Or, comme s’il fallait une brèche dans le tissu de sa vie pour s’ouvrir à celle des autres, cette histoire s’inscrit sur la ligne brisée de la propre vie de Carrère: «La nuit d’avant la vague, je me rappelle qu’Hélène et moi avions parlé de nous séparer.» (2009: 7, c’est l’<em>incipit</em>) Cette prémisse va être bouleversée par le tsunami et par une autre tragédie familiale qui frappe plus près. La sœur de la compagne de l’auteur, hospitalisée pour une embolie pulmonaire juste avant leur départ, révèle une récidive de cancer qui va l’emporter en laissant seuls son mari et leurs trois enfants. Faisant suite au premier récit du tsunami, le texte devient le récit de ce cancer, de son issue, des vies croisées qu’il va toucher: celle de la jeune mère qui se prépare en toute conscience à mourir; celles du mari puis du veuf, des enfants; celle du proche collègue de la jeune femme, juge comme elle, survivant du cancer amputé d’une jambe, dont Carrère décide de raconter l’histoire personnelle et le quotidien de sa profession.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Cette enquête à son tour, qui rend le livre étrangement hétérogène à la façon du faux départ de <em>Psycho</em> d’Alfred Hitchock (USA, 1960), devient un véritable examen des commissions de surendettement en France. Elle dévoile l’héroïsme d’un homme à présent seul – il partageait avec la défunte son courage et sa vision de la justice –, qui, revenu de la mort, retient le bras de la machine judiciaire et des compagnies financières qui écrasent les plus faibles. Cette catastrophe-là est économique, et n’a pas moins d’impact, social et individuel, que n’en a eu la vague. Elle est seulement plus ordinaire et plus dissimulée sous les replis d’une société en apparence saine parce que la majorité de sa population, relativement au reste du monde, est privilégiée. Dans ces histoires enchevêtrées, liées par leur co-occurrence dans la vie de l’auteur et par leur intensité, le fil rouge est la survie: à la mort de l’enfant, au cancer, à la diminution physique, à l’exclusion sociale. Mais c’est aussi la question du lien, de la solidarité, de la présence de chacun dans la vie des autres qui conduit ces pages. Chez Carrère, la tâche de l’écrivain est de rendre apparent ce lien et de le lier encore à d’autres vies, lui-même inscrit en tant qu’individu dans ce réseau d’imbrications mutuelles génératrices de transformations: «Ah, et puis: je préfère ce qui me rapproche des autres hommes à ce qui m’en distingue. Cela aussi est nouveau» (2009: 308). Inclus dans l’arborescence de ces affections réciproques, ou à son fondement, le couple initial a évolué de l’imminence de la séparation, «avant la vague», au désir, «cinq ans plus tard», après avoir «eu une petite fille», de «vieillir ensemble» (2009: 7). On part en vacances avec une femme dont on est peut-être sur le point de se séparer, et on se retrouve témoin d’un cataclysme, du deuil déchirant d’une jeune famille, de la passion pour la justice sociale d’un survivant du cancer, d’une plongée dans la machine judiciaire française. Ce, selon une courbe d’événements imprévisible quelques mois auparavant et qui va nous affecter durablement.<br /><br />La démarche d’Emmanuel Carrère s’apparente ainsi à celle du journalisme littéraire ou <em>literary journalism</em> de la tradition anglo-saxonne, ce «journalisme au long cours, qui prend le temps de voyager, rencontrer, raconter» tel que le décrit Isabelle Meuret, et qui, marqué par «une qualité d’écriture et un engagement de l’auteur», «permet une approche phénoménologique de la réalité dans toute son humanité», tout en constituant «une investigation minutieuse des faits rapportés», puisque «sa matière première est le réel» (2012). Dans la tradition française, les textes de Carrère relèvent du reportage, qui à la différence du fait divers caractérisé «par le gommage d’indices de l’observation et par une énonciation se voulant objective», «replace au cœur du journal le sujet, témoin des faits narrés ou, du moins, garant de leur validité» (Boucharenc et al., 2011: 14). Le romancier écrit à la fin de <em>D’autres vies que la mienne</em>: «Chaque jour depuis six mois, volontairement, j’ai passé quelques heures devant l’ordinateur à écrire sur ce qui me fait le plus peur au monde: la mort d’un enfant pour ses parents, celle d’une jeune femme pour ses enfants et son mari.» (2009: 308) C’est l’aveu de sa plus grande vulnérabilité qui est le garant de son écriture, tandis que les vies venues à sa rencontre chargent l’écrivain en lui d’une responsabilité éthique: «La vie m’a fait témoin de ces deux malheurs, coup sur coup, et chargé, c’est du moins ainsi que je l’ai compris, d’en rendre compte.» (2009: 308) Ce rôle de reporter est celui de qui, ayant vu et sachant dire, doit témoigner:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Le reporter, en effet, est censé avoir été présent personnellement sur place et, s’il n’a pas assisté à proprement parler à l’événement dont il rend compte, ou qu’il n’a pu prendre connaissance lui-même des rouages de la situation qu’il décrit, il doit avoir recueilli et vérifié des témoignages, de préférence de première main. Autrement dit, bien que – ou parce que – se présentant comme le garant de la validité de l’information, l’enquête n’exclut aucunement la présence, en tant que sujet, de l’enquêteur dans un discours: elle l’implique, tout au contraire, et non sans ambiguïtés. (Boucharenc et al., 2011: 14)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Dans <em>L’Adversaire</em>, l’écrivain se faisait rapporteur non pour accentuer les différences qui nous séparent irrévocablement de l’assassin, mais pour faire valoir les dénominateurs communs par lesquels chacun peut s’y identifier. Il montrait que, de l’ami jusqu’à l’écrivain, comme nous sans lien d’abord avec son histoire, personne n’est indemne, puisqu’une telle histoire menace le tissu social comme la fabrique individuelle. Dans <em>D’autres vies que la mienne</em>, affrontant «ce qui [lui] fait le plus peur au monde» (2009: 308), il acceptait de confronter des peurs ancestrales, universelles, qui sont parmi les derniers tabous de l’Occident.</p> <p style="text-align: justify;"><br />L’écrivain du discours, chez Carrère, se fait l’émissaire de nos interrogations, s’approchant au plus près de l’énigme sans prétendre en savoir quelque chose, usant de sa présence sur les lieux et de son aura culturelle pour accéder à des dimensions qui nous demeureraient inconnues. Il met au jour l’histoire dans ses constituants, la désépaissit sans la réduire en décrivant la suite des faits avec précision et clarté, dans la maîtrise ordonnée d’une langue de laquelle, pour nous permettre d’en être les interlocuteurs, il ne s’efface pas. Il en expose les éléments croisés de discours: entretiens, témoignages, correspondances, dont aucun ne peut prétendre davantage à la vérité, mais qu’il se donne la tâche d’articuler et de rendre lisibles pour tous. «Est sujet celui par qui un autre est sujet», écrit Henri Meschonnic (2010: 31). C’est en assumant la responsabilité de sa présence dans le texte, des raisons personnelles pour lesquelles l’histoire le touche, de son point de vue, que l’écrivain permet au lecteur d’être à son tour sujet face à l’événement, conscience critique plutôt que spectateur passif et insensibilisé.<br /><br />«Alors que le journalisme se conçoit volontiers comme un discours référentiel, censé rendre compte des faits, des événements – qu’il est par conséquent largement perçu comme <em>tenu au réel</em> –, la littérature est plus traditionnellement considérée comme jouissant d’une plus grande marge de liberté dans ses relations avec la réalité», écrivent&nbsp; Myriam Boucharenc, David Martens et Laurence van Nuijs dans leur introduction au dossier «Croisées de la fiction. Journalisme et littérature» (2011: 9). La particularité de ce que j’ai appelé cette <em>écriture du discours</em> à la française, qui montre un sujet affecté par ce qu’il rapporte et n’est pas sans similitudes avec le journalisme littéraire américain, est qu’elle se sent <em>tenue au réel</em>. Écriture de non-fiction à la façon du <em>non-fiction novel</em> de Truman Capote avec <em>In Cold Blood</em> (1966), dont Carrère dit s’être au départ inspiré pour écrire <em>L’Adversaire</em> (Carrère 2006; Herrero Cecilia 2011), elle n’a pas la «neutralité de ton» du journalisme (Boucharenc et al., 2011: 10) (ce qui n’empêche pas la sobriété chez Carrère), bien qu’elle soit attachée à ne pas trahir la réalité des milieux, des discours, des expertises (la séquence connue des événements, l’emploi du temps avéré de Romand, les rapports des psychiatres et les impressions des journalistes durant le procès, dans <em>L’Adversaire;</em> les réalités juridiques du crédit à la consommation dans<em> D’autres vies que la mienne</em>).</p> <p style="text-align: justify;"><br />Au nom de Carrère on pourrait ajoindre ceux d’Annie Ernaux, de Philippe Forest, de Jane Sautière, qui selon des poétiques singulières, s’inscrivant comme sujets patents dans leurs textes, rapportent une expérience personnelle pour l’élargir en une réflexion sur la vie humaine, qui apparaît fondée sur des intersections, des points de jonction et des influences, parfois littéraires. Dans des textes qui fraient avec le reportage, ces écrivains du discours présentent leur subjectivité comme point d’articulation de leurs rencontres, ressaisie dans le temps second de l’écriture de ce qui donne à penser, mais n’a pas le temps d’être pensé, dans l’expérience quotidienne de la vie humaine.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span></p> <p style="text-align: justify;"><br />BENVENISTE, Émile (1966), «Les relations de temps dans le verbe français», <em>Problèmes de linguistique générale 1</em>, Paris, Gallimard, coll. «Tel», ch. XIX, p. 237-250.</p> <p style="text-align: justify;">BOUCHARENC, Myriam, David MARTENS &amp; Laurence VAN NUIJS (2011), «Croisées de la fiction. Journalisme et littérature» (présentation du dossier), <em>Interférences littéraires/Literaire intenferenties</em>, n°7, novembre, pp. 9-19.</p> <p style="text-align: justify;">BRIÈRE, Émilie, «Faits divers, faits littéraires. Le romancier contemporain devant les faits accomplis», <em>Études littéraires</em>, vol. 40, n°3, automne 2009, p. 157-171.</p> <p style="text-align: justify;">CARRÈRE, Emmanuel (1995), <em>La Classe de neige,</em> Paris, P.O.L.</p> <p style="text-align: justify;">CARRÈRE, Emmanuel (2000), <em>L’Adversaire</em>, Paris, P.O.L., rééd. «Folio».</p> <p style="text-align: justify;">CARRÈRE, Emmanuel (2006), «Capote, Romand et moi», <em>Télérama</em>, 11 mars. Cité dans HERRERO CECILIA, Juan (2011), «Sur la figure du double et l’énigme du mal dans <em>L’Adversaire </em>d’Emmanuel Carrère, une histoire d’imposture criminelle», <em>Çédille, revista de estudios franceses</em>,<em> Monografías 2</em>, p. 313.</p> <p style="text-align: justify;">CARRÈRE, Emmanuel (2009), <em>D’autres vies que la mienne</em>, Paris, P.O.L.</p> <p style="text-align: justify;"><br />CURATOLO, Bruno (2011), «La chronique judiciaire romancée», dans «Croisées de la fiction. Journalisme et littérature», <em>Interférences littéraires/Literaire intenferenties</em>, n°7, novembre, pp. 101-112.</p> <p style="text-align: justify;">DURAS, Marguerite (1985), «Sublime, forcément sublime Christine V.», <em>Libération</em>, 17 juillet 1985.</p> <p style="text-align: justify;">GIDE, André ([1914] 2009),<em> Souvenirs de la cour d’assises</em>, Paris, Gallimard, «Folio».</p> <p style="text-align: justify;">GIDE, André ([1930] 1977), <em>La Séquestrée de Poitiers</em>, suivi de <em>L’Affaire Redureau</em>, Paris, Gallimard, «Folio».</p> <p style="text-align: justify;">GIONO, Jean (1955), <em>Notes sur L’Affaire Dominici</em>, suivies d’un <em>Essai sur le caractère des personnages</em>, Paris, Gallimard.</p> <p style="text-align: justify;">HERRERO CECILIA, Juan (2011), «Sur la figure du double et l’énigme du mal dans L’Adversaire d’Emmanuel Carrère, une histoire d’imposture criminelle», <em>Çédille, revista de estudios franceses</em>, <em>Monografías 2</em>, pp. 307-336.</p> <p style="text-align: justify;">JOURDE, Pierre ([2001] 2005), <em>Littérature et authenticité. Le réel, le neutre, la fiction</em>, Paris, L’Esprit des Péninsules.</p> <p style="text-align: justify;">MESCHONNIC, Henri, «Le Langage comme éthique», <em>Inventer avec l’enfant en CMPP</em>, Toulouse, ERES, 2010, p. 31-40.</p> <p style="text-align: justify;">MEURET, Isabelle (2012), «Le Journalisme littéraire à l’aube du XXIe siècle: regards croisés entre mondes anglophone et francophone», <em>COnTEXTES</em>, 11 [en ligne] URL: <a href="http://contextes.revues.org/5376" title="http://contextes.revues.org/5376">http://contextes.revues.org/5376</a> (page consultée le 15 juillet 2013).</p> http://salondouble.contemporain.info/article/emmanuel-carrere-ecrivain-du-discours#comments Autorité narrative Biographie CAPOTE, Truman CARRÈRE, Emmanuel Deuil Empathie Éthique Fait divers France Récit Subjectivité Essai(s) Récit(s) Mon, 18 Nov 2013 00:49:37 +0000 Maïté Snauwaert 819 at http://salondouble.contemporain.info Raconter, rétablir: esthétique de la rectification chez Jean-Philippe Toussaint et Mathieu Lindon http://salondouble.contemporain.info/article/raconter-retablir-esthetique-de-la-rectification-chez-jean-philippe-toussaint-et-mathieu <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/voyer-marie-helene">Voyer, Marie-Hélène</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-melancolie-de-zidane">La mélancolie de Zidane</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/biblio/lachete-dair-france">Lâcheté d&#039;Air France</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/le-journalisme-litteraire-lecrivain-sur-le-terrain">Le journalisme littéraire: l&#039;écrivain sur le terrain</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: right;">«Mais moi qui ai tant de respect pour la littérature,<br />qui n’acceptais pas de regrouper en volume mes articles de <em>Libération</em>,<br />qu’est-ce qui me prenait de vouloir tirer un livre<br />de cette très miteuse affaire?» (Mathieu Lindon, <em>Lâcheté d’Air France</em>)</p> <p style="text-align: justify;"><br /><br />Les récits <em>Lâcheté d’Air France</em> de Mathieu Lindon et <em>La mélancolie de Zidane</em> de Jean-Philippe Toussaint ont ceci en commun qu’ils proposent une relecture d’événements relativement (ou fortement) médiatisés. Ainsi, le coup de tête asséné par Zinédine Zidane à Marco Materazzi en 2006, lors de la coupe du monde de football, est réinvesti par Toussaint qui, dans son court essai, ramène ce geste du côté de la littérature et transforme le footballeur étoile en héros romanesque. Lindon propose quant à lui, dans sa plaquette pamphlétaire, le récit des événements qui ont mené les employés du comptoir d’Air France de l’aéroport d’Orly à déserter leur poste, le 29 septembre 2001, et à abandonner les voyageurs –Mathieu Lindon était du nombre– après avoir été informés d’une rumeur d’attentat à la bombe. Ce faisant, Lindon met non seulement à jour les travers, les failles et les paradoxes d’une compagnie d’aviation nationale au discours formaté, mais remet surtout en question les écueils d’un «discours de crise» trop bien rodé où l’on peut affirmer tout et n’importe quoi sous prétexte de «mesures de sécurité», sorte d’«argument imparable contre lequel personne n’est plus en droit de s’élever» (25-26). Ce que dénonce Lindon, c’est le discours d’Air France où la lâcheté est travestie en courage, où la «couardise irresponsable» des employés est maquillée en «conduite conforme aux règles de la compagnie» (26), où «fuir […] devien[t] un acte de patriotisme» (28).</p> <p style="text-align: justify;"><br />Comment décrire ces courts textes à mi-chemin entre l’essai littéraire, la chronique et le reportage? Bien que leurs tons soient fort différents –Toussaint se situe du côté de l’essai littéraire alors que Lindon propose une sorte de récit/pamphlet citoyen <strong><a href="#1">[1]</a><a id="1a" name="1a"></a></strong> – les deux textes participent d’une même esthétique, que je tâcherai de circonscrire. Ainsi, parce qu’ils se construisent explicitement sur une <em>insatisfaction</em> face aux récits officiels et qu’ils se présentent comme une relecture très personnelle de ces événements médiatisés, je propose de qualifier ces textes de «récits de rectification». Il ne faut toutefois pas y voir un désir de rectification intransigeant et autoritaire puisque les auteurs s’y présentent comme des «témoins imparfaits», posant un regard subjectif sur l’Événement tout en réfléchissant au pouvoir du geste littéraire.<br /><br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Forme et mélancolie</strong></span><br />Dans leur article «Le coup de boule de Zidane: Un geste chevaleresque au miroir des interprétations», Christian Le Bart et Jean-François Polo (2010) ont bien résumé l’ampleur du&nbsp; «déchaînement interprétatif» dont a fait l’objet le coup de tête de Zidane. Ainsi, ils montrent comment sont entrés</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />dans le jeu interprétatif des acteurs a priori très éloignés du champ sportif, ce qui en soi vaut déjà consécration pour le geste en question. Bernard-Henri Levy commente dans le <em>Wall Street Journal</em>, SOS Racisme prend position contre Materazzi auteur de propos racistes, le président Chirac y va de son mot sur&nbsp; Zidane «génie du football» qui suscite «l’admiration et l’affection de la nation». Les austères éditions de Minuit publient un court texte académique de Jean-Philippe Toussaint intitulé: <em>La Mélancolie de Zidane</em>. Sous le titre <em>La 107ème minute </em>(éd. Les quatre chemins), Anne Delbée, femme de théâtre, rigoureuse biographe de Camille Claudel, de Jean Racine et de Sarah Bernhardt, consacre également un livre à l’événement. […] On se situe donc, avec l’entrée en scène d’écrivains, de politiques, d’intellectuels,&nbsp; bien au-delà du football. Il y a une «Affaire Zidane» (Le Bart et Polo, 2010:26-27).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Le Bart et Polo montrent bien comment le geste irréfléchi de Zidane agit comme un «événement total», comme une «“œuvre ouverte” […] disponible à toutes les appropriations» en ce sens où</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />[l]e geste de Zidane est suffisamment ambigu et mystérieux pour encourager des lectures multiples. Pour les uns, il fait passer Zidane du sacré au profane: la star mondiale redevient un homme ordinaire. Pour les autres, c’est le cheminement inverse, du profane footballistique au sacré de la tragédie antique. Le délire interprétatif est à la mesure de l’ambiguïté de cet acte inexpliqué (Le Bart et Polo, 2010:44).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />L’essai de Toussaint emprunte cette dernière voie: du «profane footballistique», Zidane est rapatrié par l’auteur dans le champ mythique des formes pures et de la création.&nbsp; Dès l’incipit, Zidane est ainsi présenté comme une sorte de dieu mélancolique figé dans un univers hautement pictural, sous «un de ces ciels de vent immenses et changeants de la peinture flamande» (7). Dans le stade de Berlin, le temps se fige et se dilate, comme une préfiguration de l’événement à venir, de l’instant précis où tout basculera:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Zidane regardait le ciel de Berlin sans penser à rien […]. Zidane regardait le ciel de Berlin au-dessus du stade olympique le soir du 9 juillet 2006, et il éprouvait avec une intensité poignante le sentiment d’être là, simplement là, dans le stade olympique de Berlin, à ce moment précis du temps, le soir de la finale de la Coupe du monde de football (7).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Toussaint fait de Zidane un artiste habité d’un souci formaliste, transformant le moindre de ses gestes en formes à l’état pur, tel ce</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />penalty transformé à la septième minute, une <em>Panenka</em> indolente qui toucha la barre transversale pour passer la ligne et ressortir du but, trajectoire de billard qui flirtait déjà avec le tir de légende de Geoff Hurst à Wemblay en 1966. Mais ce n’était encore qu’une citation, un hommage involontaire à un épisode légendaire de la Coupe du monde (8).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Loin de ces interprétations socialisantes (intégration culturelle, violence dans le sport) qui ont envahi les médias suite à ce geste, loin de toute analyse psychologisante (Zidane l’enfant des cités, Zidane le Maghrébin, le musulman), Toussaint s’intéresse plutôt au potentiel créateur, au caractère littéraire de ce geste définitif commis par le footballeur. Ainsi, sa <em>Panenka</em> devient acte littéraire, véritable <em>citation</em> en hommage à Antonín Panenka, footballeur tchécoslovaque à l’origine de cette technique de tir toute particulière. Quant à son coup de boule, il devient coup de maître romanesque:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Le vrai geste de Zidane le soir de cette finale –geste soudain comme un débordement de bile noire dans la nuit solitaire– […] geste décisif, brutal, prosaïque et romanesque: un instant d’ambiguïté parfait sous le ciel de Berlin, quelques secondes d’ambivalence vertigineuses, où beauté et noirceur, violence et passion, entrent en contact et provoquent le court-circuit d’un geste inédit (8-9).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Cette question du «geste inédit», Toussaint se l’approprie et l’explique par sa propre pratique d’écriture en citant le narrateur mélancolique de <em>La salle de bain</em>, son premier roman: «l’envie d’en finir au plus vite, l’envie, irrépressible, de quitter brusquement le terrain et de rentrer aux vestiaires (<em>je partis brusquement et sans prévenir personne</em>), car la lassitude est là, soudain, incommensurable […]» (11). Citant <em>L’encre de la mélancolie</em> de Jean Starobinski, Toussaint explique:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />La mélancolie de Zidane est ma mélancolie, je la sais, je l’ai nourrie et je l’éprouve. Le monde devient opaque, les membres sont lourds, <em>les heures paraissent appesanties, semblent plus longues, plus lentes, interminables</em>. Il se sent fourbu et il devient vulnérable. <em>Quelque chose en nous se tourne contre nous</em> […] (12).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Par son essai, Toussaint ne se présente pas comme un simple spectateur qui propose son récit des événements; il se pose plutôt comme le témoin d’un geste dont il reconnaît la beauté et l’ambiguïté, d’une mélancolie dont il se sait habité.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>«Je veux juste me plaindre»</strong></span><br />Si le ton emprunté par Mathieu Lindon dans <em>Lâcheté d’Air France</em> diffère largement de celui employé par Jean-Philippe Toussaint, c’est notamment parce qu’il signe un véritable pamphlet citoyen, dont l’argumentation est entièrement élaborée «dans le but&nbsp; de réfuter, de disqualifier et de condamner un autre discours sur lequel [l’auteur] port[e] d’emblée un jugement de valeur: i[l] dénonc[e] les absurdités, s’emport[e] contre le mensonge, vilipend[e] les imposteurs» (Glaudes et Louette, 2011:30). Le genre de l’essai, dans lequel s’inscrit <em>La mélancolie de Zidane</em>, «relève, au contraire, du genre délibératif: plus pondéré dans ses appréciations, […] de mettre une pensée à l’épreuve des faits, de l’engager sur la voie du débat intérieur» (Glaudes et Louette, 2011:30). Malgré le changement de ton, c’est également un «geste inédit» qui sert de détonateur au texte que signe Lindon:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Les voyages en avion sont une perpétuelle source de désagréments divers et inattendus mais la fuite précipitée d’employés apeurés devant la clientèle me semble inédite, action apparemment honteuse et susceptible d’ouvrir un âge d’or de l’insécurité aérienne (7-8).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Devant la mauvaise foi de la compagnie, qui se contente de répondre évasivement à ses questions suite à ce fâcheux événement, Lindon réfléchit à la meilleure manière de dénoncer le manque d’éthique d’Air France:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Un article de journal n’aurait ni la taille ni l’environnement pour me permettre de mener à bien ce que je souhaitais, je n’allais pas, quand bien même j’y aurais été par extraordinaire convié, raconter ma mésaventure dans une émission de Jean-Luc Delarue ou de Daniela Lumbroso tel un consommateur trompé […]. Je voulais écrire mon récit, je ne pouvais surmonter cette épreuve ridicule qu’avec un acte littéraire (dénicher le caractère universel de mon embarquement retardé semblait pourtant de prime abord une tâche délicate). (38-39)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Le récit qu’il propose est parsemé d’extraits des lettres qu’il a envoyées au service client d’Air France, au président de la compagnie, au directeur général d’Aéroports de Paris, etc. De même, Lindon rapporte scrupuleusement la teneur des entretiens téléphoniques qu’il a eus avec des employés de la compagnie. Ainsi, devant le lecteur, se déploie sans fard l’image d’une compagnie peu scrupuleuse qui assène à l’auteur des réponses creuses et préfabriquées, des explications qui «ne correspond[ent] aucunement à la réalité et [lui] paraissent d’une mauvaise foi insondable» (32). De la même manière que Toussaint dans <em>La mélancolie de Zidane</em> –mais dans une visée opposée, résolument cynique-, Lindon rapatrie l’Événement du côté de la littérature, ou, pour être plus exact dans ce cas, du côté de la fiction et du roman (entendus comme leurres): «[j]’étais beaucoup plus citoyen que consommateur dans cette affaire. Surtout, je voulais y être écrivain, même si les seuls éléments fictifs intégrés à mon récit, hors ceux propres à l’écriture, étaient ceux qu’Air France y avait introduits par ses déclarations et courriers réels mais extravagants» (43); «[j]e me réjouissais qu’un livre me permette de combattre à armes moins inégales, que, grâce à un récit, je puisse réagir au roman imaginé par Air France» (50).</p> <p style="text-align: justify;"><br />On a vu comment Toussaint et Lindon réfléchissent l’Événement sous l’angle du «geste inédit» (geste romanesque chez Zidane et geste honteux chez Air France). Dans les deux cas, les écrivains adoptent une posture rectificative et opèrent un renversement de signification face à cet événement médiatisé; Toussaint transforme un sacrilège sportif en un coup de maître formaliste, en un pur moment littéraire, alors que Lindon met en évidence la lâcheté d’une compagnie qui affirme avoir agi correctement au nom de «mesures de sécurité». Dans les deux cas, les auteurs décontextualisent l’Événement pour le rapatrier dans le champ du romanesque et de la création (sur un ton empathique chez Toussaint et ironique chez Lindon). Reste maintenant à s’intéresser à la singularité de la posture du témoin telle qu’elle se dessine chez les deux auteurs.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>L’auteur comme témoin aveugle</strong></span><br />Loin de se présenter comme des justiciers ou des défenseurs de la vérité, les auteurs&nbsp; affirment, chose étonnante, ne pas avoir directement <em>vu</em> le geste inédit dont ils ont été témoin (Toussaint) ou victime (Lindon).&nbsp; Ainsi, Lindon explique: «[j]e n’ai pas vu la fuite des agents d’Air France le 29 septembre. J’étais déjà en salle d’enregistrement où tout prenait un retard mystérieux» (12). C’est seulement dans l’après-coup, arrivé à destination, qu’il comprendra l’ampleur des événements:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Regardant Euronews le dimanche matin dans mon hôtel marrakchi, je vis qu’il était rendu compte de ce que j’avais vécu la veille d’une manière inexacte, comme s’il s’était agi des procédures habituelles en cas d’alerte à la bombe. Je téléphonai à <em>Libération</em>, où je suis journaliste, pour informer des faits réels (19).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />De manière plus poétique, Toussaint insiste sur le caractère <em>invisible</em> du geste commis par Zidane. Il emprunte d’ailleurs au lexique de l’aveuglement pour raconter les instants qui ont précédé le coup de tête décisif du footballeur: «[l]a nuit, maintenant, est tombée sur Berlin, l’intensité lumineuse a baissé et Zidane a senti soudain physiquement le ciel s’assombrir au-dessus des ses épaules» (14). Le coup de boule de Zidane a été si vif et imprévu que «[p]ersonne, dans le stade, n’a compris ce qui s’était passé […], le geste avait eu lieu, Zidane avait été rattrapé par les divinités hostiles de la mélancolie» (14-15). Toussaint insiste: personne, pas même lui, n’a vu ce qui s’est réellement passé:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Mon regard allait de gauche à droite, puis, dans mes jumelles, j’ai isolé Zidane, instinctivement, le regard se dirige toujours vers Zidane, la silhouette de Zidane en maillot blanc debout dans la nuit au milieu du terrain, son visage en très gros plan dans le viseur de mes jumelles (15).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Le récit de Toussaint est entièrement basé sur ces paradoxes de l’image; malgré les zooms et les ralentis qui ponctuent le récit, le geste de Zidane reste insaisissable, presque spectral:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Je ne comprenais pas ce qui se passait, personne dans le stade de comprenait ce qui se passait, l’arbitre s’est dirigé vers le petit groupe de joueurs où se tenait Zidane et a sorti un carton noir de sa poche, qu’il a brandi en direction du ciel de Berlin, et j’ai compris tout de suite qu’il était adressé à Zidane, le carton noir de la mélancolie (16).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Le geste de Zidane résiste à toute perception, sorte de tache aveugle à laquelle fait écho de manière presque métaphorique le carton noir brandi par l’arbitre.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;"><strong>Réécrire le réel</strong></span><br />Par l’écriture, Toussaint opère un ultime retournement: il explique comment</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />[l]e geste de Zidane, invisible, incompréhensible, est d’autant plus spectaculaire qu’il n’a pas eu lieu. Il n’a tout simplement pas eu lieu, si l’on s’en tient à l’observation directe des faits dans le stade et à la confiance légitime qu’on peut accorder à nos sens, personne n’a rien vu, ni les spectateurs ni les arbitres (17).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Dans un habile renversement Toussaint transforme le paradoxe de Zénon en paradoxe de Zidane, et explique comment, selon cette logique, le geste du footballeur relève non plus de l’inédit, mais bien de l’<em>impossible</em>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />quand bien même Zidane aurait eu la folle intention, le désir ou le fantasme, de donner un coup de tête à un de ses adversaires, la tête de Zidane n’aurait jamais dû atteindre son adversaire, car, chaque fois que la tête de Zidane aurait parcouru la moitié du chemin qui la séparait du torse de l’adversaire, il lui en serait resté encore une autre moitié à parcourir, puis une autre moitié, puis une autre moitié encore, et ainsi de suite éternellement, de sorte que la tête de Zidane progressant toujours vers sa cible mais ne l’atteignant jamais, comme dans un immense ralenti monté en boucle à l’infini, ne pourra pas, jamais, c’est physiquement et mathématiquement impossible (c’est le paradoxe de Zidane, si ce n’est celui de Zénon), entrer en contact avec le torse de l’adversaire –jamais, seule la fugitive pulsion qui a traversé l’esprit de Zidane a été visible aux yeux des téléspectateurs du monde entier (17-18).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Réécrire, rectifier le réel, voilà ce que propose Toussaint en s’appropriant l’un des paradoxes de Zénon qui lui permet de nier l’Événement en éclipsant le mouvement opéré par la tête de Zidane ce fameux soir du 9 juillet 2006. D’une manière moins poétique que Toussaint, plus revendicatrice, Lindon souhaite également rectifier le réel par son récit:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />il y a toujours l’espoir que tout vienne avec quand on tire le fil, qu’en dénonçant une lâcheté on en dénonce mille, qu’à tous les niveaux elles deviennent soudain condamnables et non des fatalités dont s’accommoder serait faire preuve de bon sens civique. C’est si doux quand la vengeance est vertu (62).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Bien que les récits qu’ils proposent diffèrent par leur ton, Toussaint et Lindon ont ceci en commun que leurs choix d’écriture tendent à mettre en évidence le caractère fluctuant et protéiforme de l’Événement et témoignent du caractère relatif du réel qui, pour reprendre les propos de Dominique Viart et Bruno Vercier «n’existe pas en dehors de la perception, de la pensée, des affects, etc., qui le constituent pour chacun. Il n’y a pas d’en-soi de l’événement» (Viart et Vercier, 2008: 238). Qu’il s’agisse de récits, d’essais, de pamphlets, ces textes qui s’inscrivent dans la vaste constellation de ce que l’on appelle la non-fiction permettent l’émergence d’une «parole singulière [qui] ne profère aucune “vérité” de l’événement ni du sujet: elle n’en produit que les failles et les tensions –et ne les résorbe jamais» (Viart et Vercier, 2008: 239).<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span><br /><br />GLAUDES, Pierre, Jean-François LOUETTE (2011), <em>L’essai</em>, Paris, A. Colin (Lettres Sup.).<br /><br />LE BART, Christian et Jean-François POLO (2010), «Le coup de boule de Zidane: Un geste chevaleresque au miroir des interprétations», <em>International Review on Sport &amp; Violence</em>, no.1 «Le coup de tête de Zidane», 2010, p. 26-46.<br /><br />LINDON, Mathieu (2002),<em> Lâcheté d’Air France</em>, Paris, P.O.L., 62 p.<br /><br />TOUSSAINT, Jean-Philippe (2006), <em>La mélancolie de Zidane</em>, Paris, Éditions de Minuit, 18 p.<br /><br />VIART, Dominique et Bruno VERCIER (2008) <em>La littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations</em>, 2e édition augmentée, Paris, Bordas (La Bibliothèque Bordas).</p> <hr /> <p><strong><a href="#1a">[1]</a><a id="1" name="1"></a> </strong>Notons que les deux auteurs ont également un parcours journalistique et ont publié diverses chroniques et critiques dans<em> Libération</em>.</p> http://salondouble.contemporain.info/article/raconter-retablir-esthetique-de-la-rectification-chez-jean-philippe-toussaint-et-mathieu#comments Événement Fait divers France LINDON, Mathieu Réel Société du spectacle Subjectivité TOUSSAINT, Jean-Philippe VIART, Dominique et VERCIER, Bruno Récit(s) Sun, 17 Nov 2013 19:11:43 +0000 Marie-Hélène Voyer 807 at http://salondouble.contemporain.info Should I Stay or Should I Go? Être indécis en compagnie de Mister Wonderful http://salondouble.contemporain.info/article/should-i-stay-or-should-i-go-tre-ind-cis-en-compagnie-de-mister-wonderful <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/berthiaume-jean-michel">Berthiaume, Jean-Michel </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/mister-wonderful">Mister Wonderful</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/daniel-clowes">Daniel Clowes</a> </div> </div> </div> <p>En toute franchise, je dois confesser éprouver beaucoup de sympathie envers Marshall, le protagoniste principal de <em>Mister Wonderful</em>. Non pas pour des raisons d’identification ni de catharsis mais plutôt car je crois ressentir, comme Marshall, d’énormes problèmes face aux gens qui arrivent en retard aux rendez-vous.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful001.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, non paginé"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful001.jpg" alt="44" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, non paginé" width="580" height="429" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Mister Wonderful, non paginé</span></span></span></p> <p>Même si j’ai peine à imaginer être le seul dans cette situation, permettez-moi de préciser mon affirmation. Je ressens cette filiation avec Marshall non pas parce que les retardataires me causent des préjudices mais plutôt parce qu’un retardataire possède un pouvoir effrayant sur ma personne&nbsp;: le pouvoir du doute, c’est-à-dire que chaque retardataire a le potentiel de me faire douter de tout avec chaque minute qui passe.</p> <p>Autrement dit, lorsque j’attends à un rendez-vous et que l’autre personne n’apparaît pas Je deviens une sorte de chat de Schrödinger&nbsp;: <em>Est-ce que j’ai mal compris l’heure? Le lieu? Peut-être qu’il est arrivé et après avoir attendu trop longtemps, il est parti à ma recherche? Suis-je assez visible? Peut-être que j’ai changé depuis? Mes cheveux? Mon rasage? Devrais-je partir à la recherche et risquer de manquer d’être absent lorsque l’autre arrivera? Ou devrais-je rester ici et attendre, tout en risquant de poiroter ici longtemps?</em></p> <p>Le retard me confronte toujours à moi-même et à, la manière de Dewey Cox, je dois revoir mon existence entière à chaque fois que quelqu’un tarde. Je pense aux minutes qui précèdent mon arrivée, puis à la journée qui vient de se dérouler et comment j’aurais pu arriver plus tôt, ensuite lorsque j’atteins la fin de ma réflexion précédente, je me tourne vers le futur en élaborant de longs récits potentiels de ce qui pourra découler de cette situation. Cette excursion forcée vers le monde des possibles s’alourdit et se précise au fil du temps. Les histoires se dédoublent, je crée des personnages et des situations que je dois douloureusement éliminer lorsque la personne désirée arrive. Je vois cette terreur dans <em>Mister Wonderful</em>&nbsp;: celle de l’inévitable réalisation d’être pris dans un Catch 22 qui se serre.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful002.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 8"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful002.jpg" alt="45" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 8" width="580" height="144" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 8</span></span></span></p> <p>Le récit de <em>Mister Wonderful</em> de Daniel Clowes se résume facilement; Marshall se fait emballer dans une histoire de rendez-vous galant par son ami Tim mais, une fois arrivé au rendez-vous, Nathalie (la dame en question) n’y est pas. Forcé de se garder actif devant la longue attente qui s’amorce&nbsp; Marshall se perd dans un monologue intérieur. Il regarde son environnement et réfléchit&nbsp; Natalie arrive, mais contrairement à l’étiquette prescrite, Marshall n’arrête pas sa dérive mentale. S’en suit alors une histoire d’amour potentielle qui existe à mi-chemin entre ce rendez-vous merveilleux et le monde de réflexions personnelles qui habitent l’univers mental de Mister Wonderful.</p> <p>MAIS</p> <p>Une doute plane tout au long du récit&nbsp;: tout ceci arrive-t-il véritablement ou sommes-nous toujours dans le café, voguant au gré de l’imagination de Marshall? Ces chemins possibles façonnent l’œuvre de manière unique car ce qui existe indubitablement entre ces deux récits est le doute. Donc, afin de ne pas louper mon rendez-vous avec le texte, ce qui suivra forment deux analyses complémentaires de <em>Mister Wonderful</em>. En premier lieu, opérant avec la certitude que ce que nous lisons arrive véritablement, nous traiterons de l’imagerie utilisée pour aborder le sujet des pensées encombrantes durant le rendez-vous. De l’autre côté, nous observerons comment Clowes suggère discrètement la fabulation entière d’une histoire d’amour qui vient à remplir l’ennui de Marshall durant l’absence de Natalie.</p> <p><strong>Première analyse&nbsp;: tout ce que vous voyez est VRAI</strong></p> <p>Il m’apparait opportun de commencer avec cette perspective car elle nous permet de souligner les magnifiques accomplissements formels de la part de Daniel Clowes. L’usage de la case, la suggestion des échanges verbaux en plus des ruptures fréquentes des fils de pensée et de conversation offrent une place magistrale à une lecture interprétative de l’œuvre. Premièrement, l’usage de la case coupée et le flux de paroles interrompues nous offre une façon de lire la conversation de manière beaucoup plus active, non pas à la manière d’un spectateur mais plutôt comme si l’usage du dialogue de Clowes était si bien engonsé dans les habitudes sociales que nous nous y identifions immédiatement. On navigue entre des bribes de conversations, des échantillons de pollution sonore et des pistes de réflexion non abouties. Là où l’innovation de la case personnalisée est poussée à son paroxysme, Clowes nous présente des phylactères qui reflètent l’attention de Marshall envers son environnement. Car si ce que vous lisez est vrai, l’usage que Clowes fait des bulles est une amplification, voire une caricature, du vrai, car il imite parfaitement le mouvement d’attention d’une personne moyenne dans une société polluée par les stimuli et le bruit. À sa manière, Clowes nous présente le portrait d’un homme qui doit bloquer une partie de sa vie en société afin d’offrir un répit à son monologue intérieur.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful004.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 19"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful004.jpg" alt="46" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 19" width="580" height="222" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 19</span></span></span></p> <p>Malheureusement pour le personnage, cette technique sert à renforcer le constat pessimiste que Marshall, malgré le fait qu’il se retrouve au centre d’une soirée pleine de péripéties, ne réussit jamais à suffisamment assourdir on monologue intérieur afin de pouvoir apprécier cette soirée. Il nous apparaît évident qu’à tout moment, Marshall fuit vers une perspective intime de ce qui se passe devant lui à la manière d’un homme qui regarderait le film de sa soirée. Clowes ne permet jamais à son personnage de vivre, il ne fait que commenter les évènements qui se déroulent devant ses yeux tout en gardant une distance objective, un froid interprétatif. Cette distance qui se forme entre Marshall et les évènements qui se déroulent devant lui se manifestent de manière à créer une distance identique entre le lecteur et le récit. Nous sommes continuellement renvoyés au rang de spectateur&nbsp; au lieu de véritablement sentir une filiation avec Marshall. Nous sommes pris dans la peau du personnage, regardant l’histoire se dérouler de derrière sa toile de subjectivité. De manière bien efficace, Clowes ajoute un niveau de lecture, quasi-métaréflective au récit. Tout au long de <em>Mister Wonderful</em> nous sommes sans contredit en processus de lecture du récit d’un homme qui lit sa propre existence. La force du commentaire dialogué réside dans cette distance crée entre nous et lui et lui et sa soirée. &nbsp;</p> <p>Nous ressentons le même type de rupture avec la superposition des cases de «&nbsp;souvenir&nbsp;» au-dessus des cases de «&nbsp; récit&nbsp;». Clowes, usant une technique qui vise à souligner les méthodes de construction d’une bande dessinée, effectue une autre distanciation forcée chez le lecteur. Il nous arrive à maintes reprises de bouger notre regard afin de pouvoir déceler ce qui se passe derrière la case supérieure mais en vain, car Clowes fait de la case souvenir un obstacle encombrant devant les yeux. La disposition des cases vient appuyer le point de l’histoire, nous calquons notre existence sur des expériences passées qui viennent toujours teinter nos comportements et notre interprétation des choses. Le souvenir rappelle souvent une leçon valable mais il vient aussi régir notre comportement. Le tout ne fait qu’amplifier la frustration du lecteur pris de manière métaphorique derrière un homme de sept pieds durant un concert de musique, si seulement Marshall pouvait cesser les distraction et enfin se dévouer à sa soirée, non seulement aboutirait-il avec une expérience de vie concluante, mais le lecteur&nbsp; aurait droit à une histoire non-tronquée qui accomplirait le contrat de lecture initial&nbsp;:&nbsp; «&nbsp;<em>A Love Story</em>&nbsp;».</p> <p>Mais en plus d’illustrer les divagations de l’esprit de Marshall, le travail graphique de Clowes nous offre aussi l’opportunité d’être témoin des rares moments d’attention soutenue de la part du personnage principal. Avec l’usage de la case géante (qui couvre une ou deux pages entières) nous sommes véritablement mis face-à-face avec les uniques éléments qui ont marqué Marshall au long de la soirée. Avec l’usage des cases géantes nous pouvons retracer de façon mnésique la soirée de Mister Wonderful.</p> <p>Tom&nbsp;: <em>Dis, Marshall, t’as passé une belle soirée hier?</em></p> <p>Marshall&nbsp;: <em>Oui, malgré le fait qu’elle soit arrivée en retard, quand je l’ai vu elle était parfaite. Après avoir parlé un peu d’elle, elle m’a dit qu’il fallait qu’elle parte tôt, c’est dommage mais elle voulait quand même en apprendre sur moi (ce qui prouve qu’elle ne m’a pas pris pour un «&nbsp;loser&nbsp;» complet). C’est drôle mais j’ai eu beaucoup de misère à parler de moi, c’est pas grave parce qu’elle est partie tout de suite après. Je suis allé prendre un marche tout seul et je l’ai recroisé. Je lui ai offert de la déposer en voiture à son événement mondain, ou j’ai rencontré quelques gens, on s’est parlé un peu et j’ai surpris son ex dans une chambre à coucher en train de chicaner sa blonde. J’imagine que ça s’est bien passé parce qu’elle m’a réécrit le lendemain. Je pense qu’on pourrait être heureux ensemble.</em></p> <p>À la manière de Simonide de Céos, les cases géantes de <em>Mister Wonderful</em> semblent devenir les piliers de l’histoire, les moments d’importance qui semblent arracher Marshall des distractions environnantes. Ils servent à démontrer ses véritables instants de présence d’esprit. Le gros plan devient un indice de focus, comme si tout ce qui est d’importance s’approchait violemment l’instant d’un moment précis, pour ensuite retourner au brouhaha environnant. Daniels Clowes présente donc, avec <em>Mister Wonderful</em> le portrait d’un rendez-vous galant, du point de vue d’un déficitaire d’attention. Ce qui est toujours mieux que du point de vue d’un mythomane.</p> <p><strong>Deuxième analyse&nbsp;: tout ce que vous voyez est FAUX.</strong></p> <p>Malgré le fait que cette interprétation positionne Marshall comme un fabulateur fini, il nous semble ironique que cette lecture nous offre le récit le plus optimiste des deux. Clowes semble prendre position pour l’idée que n’importe quelle aventure, fictive ou non, est meilleure que la léthargie de notre vie quotidienne et que, malgré le fait que l’histoire déroulée ne soit qu’une fabrication de l’espace mental de notre protagoniste, au moins il vit quelque chose. Cette interprétation vient contrebalancer le pessimisme évident de la première analyse. Car malgré le fait que les péripéties sont imaginées au moins dans celle-ci, Marshall est mentalement disponible pour vivre une expérience véritable, à l’inverse de son acte manqué dans le cas d’une analyse comme nous l’avons fait plus haut. &nbsp;</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful003.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 9"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful003.jpg" alt="47" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 9" width="580" height="359" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 9</span></span></span></p> <p>En dépit de cette interprétation du texte, il est important de souligner que nous ne possédons aucune indication appuyée par un changement au niveau graphique malgré que ce soit une technique souvent utilisée par Clowes que ce soit dans <em>David Boring (2000)</em>, <em>Ice Haven (2005)</em> ou même <em>Wilson</em> (2010). Très tôt dans l’histoire, Clowes nous démontre qu’il y a apparition d’un segment «&nbsp; souvenir&nbsp;» à la page 13 en effectuant une transition de couleur (la même technique sera utilisée pour illustrer les souvenirs de Nathalie concernant les problématiques liés à sa relation d’antan). Mais en aucun cas y-a-t-il un indice visuel quand nous somme propulsé dans les pensées du protagoniste. Toutefois rien n’empêche Clowes de venir saupoudrer des indices narratifs qui viendraient soutenir la théorie de la fabulation. La présence d’un mini-<em>Great Gazoo</em> <a name="renvoi1"></a><a href="#note1">[1]</a> en plus de l’illustration de l’esprit d’escalier vu en page 36-37 supporte l’idée que <em>Mister Wonderful</em> serait une hallucination de mondes possibles. Le récit met en scène plusieurs moments de rupture dans l’histoire, ruptures qui suggèrent la prise d’une voie particulière et le délaissement d’une autre voix possible à la manière de scénarios possibles. Vu de cette manière, <em>Mister Wonderful</em> nous rappelle la thèse de Kierkegaard&nbsp;concernant la reprise: «la vie ne peut-être comprise qu'en revenant en arrière mais doit être vécue en allant de l'avant» <a name="renvoi2"></a><a href="#note2">[2]</a>. N’est-ce pas le projet qu’annonce <em>Mister Wonderful</em> dans son titre&nbsp;: La possibilité de rencontrer un homme merveilleux qui possède le pouvoir de revoir chacun des évènements et des phrases du rendez-vous afin d’offrir le meilleur scénario possible?</p> <p>Pour continuer dans l’analyse existentialiste Kierkegaardienne, il est important de ne pas négliger le fait que Marshall nous fait aussi part des erreurs qu’il garde en souvenir, ces erreurs ne sont pas regrettées car elles alimentent le vécu du personnage, Marshall est absolument conscient du fait que les défaites autant que les réussites forgent le caractère. C’est pour cette raison que plusieurs des pistes erronées de la soirée semblent conservées dans le fantasme. Cette manière de voir les occurrences les plus négatives comme incitantes à d’expériences nouvelles nous révèle beaucoup concernant la nature aventureuse de notre «&nbsp;Mister Wonderful&nbsp;».</p> <p>Un autre indice de cette fabulation apparait dans la cyclicité des thématiques de conversation entre Marshall et Nathalie. Très tôt dans l’histoire, Marshall admet lire la rubrique <em>Sex Advice</em>&nbsp; du journal en premier, réfléchit au mariage comme une institution et est horripilé par les gens qui bavardent sur leur téléphone cellulaire. Ces détails sont insérés dans les vignettes durant l’attente de Nathalie, il est donc convenu que Clowes illustre ici un monologue intérieur. Néanmoins il semble donc particulièrement suspect comme coïncidence que Nathalie aborde, de la même manière, les trois sujets. En plus, Nathalie partage les mêmes opinions que Marshall sur ces sujets. En quelque sorte, la reprise de ces thématiques vient confirmer le fait que Marshall construit le dialogue entre lui et Nathalie, vérifiant les opinions et réponses de sa conjointe modèle. Rien n’est innocent dans la soirée qui se déroule entre les deux célibataires, chaque moment et chaque renversement est une pièce dans la construction du rendez-vous doux idéal de Marshall. Chaque réplique est la réplique désirée; chaque péripétie correspond à la soirée idéale.&nbsp; Sachant cela il est difficile d’argumenter que le titre de l’œuvre réfère à Marshall, car seul lui possède un pouvoir despotique sur son imagination nécessaire à la création d’un conjointe idéale pour lui, le rendant le seul et véritable <em>Mister Wonderful</em>. Il nous semble que Clowes explore ici les libertés liées à l’omnipotence, comme si son personnage était non pas accablé de la force de voir le monde dans son entièreté mais plutôt amusé par le fait qu’il peut vivre dans une fiction à la fois le séducteur et le séduit, le marionnettiste et la marionnette, dans un monde qu’il crée au fur et à mesure, libre de corriger et d’altérer les évènements qui lui déplaise. <em>Mister Wonderful</em> devient donc la chronique d’un rendez-vous galant d’un démiurge qui décide de s’inventer une soirée en ville à fins de divertissement. Que feriez-vous avec le don d’ubiquité, vous? &nbsp;</p> <p>Nous ne serons jamais absolument certains de quelle perspective Clowes tentait d’illustrer dans Mister Wonderful. Il me semble évident que même avec un billet de confirmation signé de l’auteur lui-même nous serions toujours dans le doute d’un leurre probable venant de la part d’un fripon qui joue à beaucoup trop de jeux avec le lecteur pour être pris au pied de la lettre. Il m’apparaît difficile à argumenter que la valeur énigmatique de l’œuvre prendra toujours le dessus sur nos convictions. D’autant plus, chaque lecture du livre ne fera qu’engendrer d’autres lectures potentielles similaires aux soirées potentielles crées dans l’œuvre. Un nouveau lecteur peut donc se réjouir de faire la connaissance d’une œuvre qui comporte un vaste potentiel interprétatif. Nous devons donc nous contenter de lire <em>Mister Wonderful</em> qui restera toujours un mystère insoluble&nbsp;à la manière de la soirée décrite.&nbsp; Le livre, réfléchissant sur soi-même, devient son propre rendez-vous manqué qui se déplie dans notre imaginaire comme un arbre des possibles.</p> <p><em>Les </em><em>directeurs du dossier</em><em> tiennent à remercier chaleureusement Alvin Buenaventura, agent de Daniel Clowes, qui leur a accordé une autorisation de reproduction d'extraits des oeuvres de ce dernier.</em></p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>&nbsp;</p> <p>CLOWES, Daniel, <em>David Boring</em>, New York, Pantheon, 2000.</p> <p>____,<em> Ice Haven</em>, New York, Pantheon, 2005.</p> <p>____, <em>Mister Wonderful</em>, New York, Pantheon, 2011.</p> <p>____,<em>Wilson</em>, Montréal, Drawn &amp; Quarterly, 2010.</p> <p>KIERKEGAARD, Soren, <em>Journaux et Cahiers de notes, tome 1 AA-DD,</em> Paris, Fayard, 2007</p> <p><a name="note1"></a><a href="#renvoi1">[1]</a> Personnage des <em>Flintstones </em>qui fût baptisé Grand Gazoo dans la version française. C’est aussi le personnage qui s’adressait toujours à Fred avec l’appellation affectueuse&nbsp;: «&nbsp;Gros Gras&nbsp;»</p> <p><a name="note2"></a><a href="#renvoi2">[2]</a> Kierkegaard Soren, <em>Journaux et Cahiers de notes, tome 1 AA-DD.</em></p> Ambiguïté Autorité narrative CLOWES, Daniel Cynisme Doute Équivocité États-Unis d'Amérique Exploration des possibles Fabulation Humour Imaginaire Indétermination Mémoire Narrateur Narration Relations humaines Solitude Subjectivité Bande dessinée Fri, 13 Jul 2012 20:21:04 +0000 Jean-Michel Berthiaume 551 at http://salondouble.contemporain.info La beauté bousculée http://salondouble.contemporain.info/lecture/les-heures-se-trompent-de-but-virginie-beauregard-d <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/st-laurent-julie">St-Laurent, Julie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/les-heures-se-trompent-de-but">Les heures se trompent de but</a> </div> </div> </div> <p>L'Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle, née de l'initiative de Mathieu Arsenault, a récompensé cette année <em>Les heures se trompent de but</em>, premier recueil de Virginie Beauregard D., publié aux Éditions de l'Écrou, avec le prix Tank-girl. Le nom de cette récompense, faisant allusion à un trépidant film de guerre mettant en scène une redoutable héroïne, met en valeur la force à l'œuvre dans cette écriture féminine. Beauregard est bien connue de la scène poétique montréalaise; Andrée Lachapelle a lu un de ses poèmes au Théâtre de Quat’Sous pour la soirée poétique <em>Dans les charbons </em>de Loui Maufette. Ce court texte, «Vous êtes tous des petits garçons qui rêvez de lilas en fleurs», a maintenant trouvé sa place définitive dans <em>Les heures se trompent de but</em>; le titre du poème, qui entremêle le masculin et le féminin le plus floral à travers l'image du lilas, évoque déjà une dureté qui n'est qu'assumée par instants, l'écriture de la guerrière oscillant constamment entre la retenue et le déchaînement.</p> <p>À la recherche de la beauté et des contrastes<a href="#_ftn1" name="_ftnref" title="">[1]</a>, la poète cultive une tension dont les nombreuses antithèses et oxymores du recueil sont les symboles, que ce soit des «mégots de fleurs» (p.46) ou encore le «château en hauteur et suicide assisté» (p.85). Un certain formalisme marque l'entreprise de Beauregard, le sens des poèmes se dissolvant souvent dans les images, mais tout hermétisme est évité. L'émotion demeure toujours visible, sensible, dure comme «un poing dans la gorge» (p.94). Ainsi se déploie-t-elle grâce à ce regard épris du minuscule, du beau comme du moins beau, tant êtres, objets et lieux de tout genre font l'objet de poèmes ou d'illustrations à l'esthétique brouillonne qui ponctuent la lecture. L'écrivaine parfois paraît «ne [plus] sa[voir]/ quoi faire de sa tendresse» (p.29). De toutes les manières, il s'agit de faire voir le vulnérable, et de l'aimer, comme le personnage étrange de ce poème miniature:</p> <p>l'homme sans bras</p> <p>a encore</p> <p>perdu</p> <p>son sac à dos (p.52)</p> <p>Le recueil ne tombe pas pour autant dans la mièvrerie. Parasitée par une sorte de mosaïque urbaine, la voix du sujet se développe lentement, progresse au fil «d'écho[s] insolent[s]» (p.44).</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/tu%20dessines%20des%20dragons_1.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="tu dessines des dragons"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/tu%20dessines%20des%20dragons_1.jpg" alt="9" title="tu dessines des dragons" width="580" height="562" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>tu dessines des dragons</span></span></span></p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Avancer</strong></p> <p>Ce désir de subtilité est dévoilé dès le début du livre, et cela deux fois plutôt qu'une: l'écrivaine avancera «à petits pas de peur» (p.12), car elle «doi[t] feutrer les pas/ qui craquent le couloir/ enneigé d'accessoires» (p.13). Dès lors, chaque poème se propose comme un fragile élan de plus vers le désordre, pour le pénétrer mais peut-être pour le franchir aussi. L'écriture de Beauregard semble habitée par la recherche d'un vecteur de mouvement, d'un mouvement qui serait au ras du sol, au plus près de soi. C'est ce qu'indiquent les multiples manifestations de l'horizontalité autour desquelles se structure pratiquement chacun des poèmes: entre autres, le trottoir, les rues, les voitures, le lit, le train, la marche, la course, les cours d'eau, la mer, le temps. Si la poète semble vouloir déjouer à certains moments cette tendance, ce n'est toujours que partiellement: «[elle] pense/ qu'[elle] pourrai[t] arracher les nuages/ et courir dessus» (p.141), comme pour ramener le ciel au niveau terrestre, et continuer à avancer à cette hauteur d'homme, de femme. «[Ç]a casse le temps d'avoir du style» (p.115), mais les heures reprennent bien vite leur cours.</p> <p>Dans le recueil, l’errance prend parfois le pas sur la progression tant une esthétique de la prolifération marque les poèmes, mais le pronom «tu» semble tout de même diriger l'énonciation vers une finalité stable. C'est ce que suggèrent les quelques vers d'où est tiré le titre du recueil: «tu me prends sous ton bras bouclier/ et m'empêches de regarder de côté/ pendant que les heures se trompent de but» (p.112) L'amour éclipse tout le reste. Le statut du «tu» se révèle cependant ambigu dans d'autres poèmes, comme si, dans ces cas-là, on ne tentait que de rendre plus distante la première personne, le «je». Or, une sorte de dialogisme s'instaure, à la manière d'une quête de soi, l'énonciatrice mesurant sa propre identité à l'aune d'une altérité qui demeure l'horizon de sens de l'écriture. Elle cherche quelque part son propre reflet: «as-tu la chance d'être/ de ceux qu'on reconnaît/ fichés sur le poteau des disparus?» (p.114)</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/tu%20as%20quarante%20bouches%20criantes.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="tu as quarante bouches criantes"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/tu%20as%20quarante%20bouches%20criantes.jpg" alt="10" title="tu as quarante bouches criantes" width="580" height="492" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>tu as quarante bouches criantes</span></span></span></p> <p><strong>Parler</strong></p> <p>Dans un monde saturé d'images, de matériel, de gens, où il y a à peine de place pour soi, la subjectivité demeure une matière précaire. Bien sûr, la poésie procède toujours d'une expression du «je», mais l’écriture de Beauregard, comme un grand pan de la poésie contemporaine, montre que cette prise de parole ne peut plus s'effectuer à huis clos, même s'il se produit un retour du sujet. Il faudra prendre part à cet univers grouillant –que la ville et sa vivacité représentent bien dans ce recueil– et s'y situer:</p> <p>bientôt tu achèveras ton cahier</p> <p>il faudra en acheter un autre</p> <p>pour continuer à fixer</p> <p>cours des choses et regards du paysage (p.117)</p> <p>Cet extrait montre une écriture qui réfléchit sur elle-même, se donnant par moments en spectacle, attirant l'attention sur le sujet et son acte créateur. Pourtant, par ces mêmes commentaires métatextuels, les poèmes cherchent aussi bien à démonter toute supériorité, toute valeur particulière que l'énonciatrice pourrait s'octroyer au fil de son introspection, car «[elle] ne veu[t] pas penser/ que [s]a tête/ vaut plus que celles des autres» (p.147). Ainsi les propos sur le processus de création me semblent témoigner d'un souci de l'autojustification, dans une sorte de crainte de complaisance à soi. Autrement, l'écriture est mise en scène comme sujet de dérision, ce qui s'avère d'autant plus révélateur que c'est la forme la plus personnelle des écritures du soi qui est mise en cause: «tu as mis le feu au chien/ pour que je gagne/ la guerre du journal intime» (p.16). L'énonciation est instable, «d’où la combinaison oxymorique dans [l']œuvre d’une “hésitation devant l’énonciation” et d’une “logorhée incontrôlable» (Havercroft, 1999: 104), comme chez France Théoret. Or chez Beauregard, l'agentivité (la qualité du sujet cherchant à agir sur le monde effectif) achoppe: la poésie se voudrait un renversement de l'ordre du monde, un lieu d'ennoblissement du soi, mais en vain. La subversion rêvée n'est jamais vraiment réalisée ni même peut-être assumée: «je suis punk et je provoque/ comme le petit garçon poli/ qui voulait devenir cruel» (p.77). Que la poète cherche dans la figure de l'enfant mâle un caractère rebelle et qui légitimerait son écriture, comme si le féminin n'y suffisait pas, il reste que la volonté d'une violence, d'une force, demeure tout autant virtuelle.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/les%20mains%20lev%C3%A9es%20de%20ces%20hommes%20sont%20leurs%20fusils.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title=""><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/les%20mains%20lev%C3%A9es%20de%20ces%20hommes%20sont%20leurs%20fusils.jpg" alt="11" title="" width="580" height="493" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'></span></span></p> <p><strong>Se taire</strong></p> <p>La poète met en évidence le caractère mineur de son entreprise poétique, mais ce n'est pas le résultat d'une haine ou d'une pure honte de soi. Un sentiment de vacuité générale traverse le recueil, qu'illustrent bien «[l]es camions de vidange [qui] passent/ pour remplacer l'autobus/ plein de monde» (p.72), comme si on ne se déplaçait dans la ville que d'un dépotoir à l'autre, nous décomposant peu à peu, dans un mouvement sûr, mesuré. Le transport en commun et la collecte des poubelles sont deux cycles qui organisent le temps urbain, son écoulement: il apparaît naturel que la poète s'y attarde, ce sont des certitudes du temps, des heures qui ne se trompent pas de but. Le recueil se termine d'ailleurs sur l'engloutissement de l'énonciation dans un autre rythme certain, celui-là plus originel, suprême: «je me tais/ dans la marée montante» (p.171). Cette finale s'avère assez surprenante pour clore un recueil assez costaud en son genre (171 pages), l’expansivité de la parole ne s'étant déployée que pour atteindre le silence.</p> <p>Virginie Beauregard D. a inscrit son processus de création dans une recherche de la beauté. Pourtant, cette quête ne m'a parue tendue vers aucun idéal; le recueil n'a ni l'élégance ni la fine clarté des <em>Douze bêtes aux chemises de l'homme </em>de Tania Langlais (2000), par exemple, jeune poète phare de la poésie québécoise contemporaine, bien que les deux livres partagent une certaine fantaisie dans l'écriture. Je crois que <em>Les heures se trompent de but </em>possède tout de même une qualité profondément esthétique, exprimée de façon brute, non dégraissée, et loin de tout impératif classique d'harmonie ou de hauteur. Beauregard s'est tue devant le désordre de son monde et l'a pris comme il est, pour en faire voir la défaillance et la profusion, pour se laisser aspirer par sa fragilité, dont émane une sorte de beauté postmoderne.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/des%20aigles%20entre%20les%20gratte-ciel.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title=""><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/des%20aigles%20entre%20les%20gratte-ciel.jpg" alt="12" title="" width="580" height="578" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'></span></span></p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p><em>L’auteure tient à exprimer sa gratitude envers Virginie Beauregard D. et les Éditions de l'Écrou&nbsp; pour l’autorisation de reproduire des illustrations de </em>Les heures se trompent de but.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>HAVERCROFT, Barbara (1999), «Quand écrire, c’est agir: stratégies narratives d’agentivité féministe dans <em>Journal pour mémoire</em> de France Théoret», dans <em>Dalhousie French Studies</em>, vol.XLVII (été), p.93-103.</p> <p>LANGLAIS, Tania (2000), <em>Douze bêtes aux chemises de l'homme</em>, [Montréal], Les Herbes rouges (Poésie).</p> <p>&nbsp;</p> <p><a href="#_ftnref" name="_ftn1" title="">[1]</a> Ces deux qualités sont les plus importantes dans le processus de création de la poète, selon ce qu'elle déclarait elle-même dans une interview diffusée sur <em>YouTube</em>, tournée quelques jours avant le lancement du recueil en mars 2010; malheureusement, la vidéo a été retirée d'Internet à l'été 2011, cela pour une raison inconnue.</p> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/les-heures-se-trompent-de-but-virginie-beauregard-d#comments BEAUREGARD D, Virginie Beauté Entreprise poétique HAVERCROFT, Barbara LANGLAIS, Tania Poésie contemporaine Québec Subjectivité Poésie Thu, 15 Dec 2011 14:38:08 +0000 Julie St-Laurent 424 at http://salondouble.contemporain.info Le corps sur la main http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-corps-sur-la-main <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/st-laurent-julie">St-Laurent, Julie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/cambouis">Cambouis</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p><br /><br /> Bien qu’Antoine Emaz soit un poète français de l’extrême contemporain, le sentiment d’incertitude qui imprègne sa poésie témoigne d’une forte filiation avec le vingtième siècle, surtout sa dernière moitié, voulue moins grandiloquente que la première. En effet, plusieurs poètes, comme Yves Bonnefoy ou André du Bouchet, se sont détachés des idéaux lyriques pour explorer, à l’inverse, la finitude des êtres et du langage sur laquelle les créateurs auraient jusque-là fermé les yeux. Cette finitude est la seule assurance qui traverse leurs textes, si bien que toute autre entreprise se révèle marquée par la précarité, particulièrement celle de parole, puisque c’est elle qui préoccupe les poètes. L’expression poétique s’avère davantage consciente de sa fragilité, du silence qui l’excède, et s’applique désormais à dire, avec subtilité,<em> l’emportement du muet</em><a href="#note1a" name="note1"><strong>[1]</strong></a>, pour reprendre un titre de du Bouchet. En conséquence, la perception et la description acquièrent une grande importance dans le travail de création, la certitude sensible palliant l’indétermination du reste.<br /><br /> <em>Cambouis</em> est le deuxième carnet de travail publié par Emaz. Cet ouvrage collige un ensemble de notes, d’impressions et d’observations: il constitue à la fois un espace d’épanouissement et de survivance. Demander si la poésie a un avenir dans l’époque contemporaine, c’est au moins lui accorder un présent, remarque Emaz (p.185), d’où le besoin pour le poète d’un lieu de sécurité qui, même sans arborer de datation précise, pérenniserait le plus fugace. Dans cette perspective, j’aimerais m’attarder à la façon dont l’écriture de <em>Cambouis</em> témoigne d’un parti pris de l’être-au-monde, c’est-à-dire d’un être dont la subjectivité s’affirme ressentie et incarnée.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Dire l’émotion</strong></span><br /><br /> Bien que la tradition romantique ait affublé le poète d’une certaine aura de supériorité, rien de cet enthousiasme ne subsiste chez Emaz, «la poésie [étant] une façon parmi d’autres de reconsidérer vivre» (p.110). Elle est simplement le gage d’une présence à soi. Emaz ne se rattache ainsi à aucune école poétique actuelle: «[n]i objectiviste, ni lyrique, ni minimaliste» (p.68), il n’en conteste pas moins, à sa manière, l’ère de la performance et du matérialisme dans laquelle nous vivons –tendance à laquelle la poésie n’a pas été toujours étrangère, si on pense à l’éclat anonyme du langage dans <em>Le parti pris des choses</em> de Francis Ponge, un pilier de la tradition littéraire moderne. Rompant avec ce poète de façon avouée dès les premières pages de son carnet, Emaz oppose à la valorisation de l’impersonnel l’inconsistance de l’émotion ténue et de l’intimité. Il sait d’ailleurs que «l’espace interne n’est pas indéfiniment ouvert» (p.49), ce qui signifie que demeure même une marge de l’être qui ne pourra être dite.<br /><br /> Le poète reconnaît néanmoins que l’entreprise d’écriture constitue une nécessité existentielle avant même qu’elle soit littéraire, puisqu’«on n’écrit pas pour faire beau, on écrit parce qu’il faut» (p.12). Cela dit, bien sûr, Emaz propose un parcours esthétique toujours léché, en même temps que quelques titres de ses ouvrages de poésie montrent bien à quel stade vital de l’être il désire accéder. <em>Os</em> (2004), <em>De l’air</em> (2006), <em>Peau</em> (2008) et d’autres titres montrent que ce n’est pas la parole socialisée qui importe, mais plutôt un état primaire –physique– du soi que la poésie peut aider à retrouver. L’émotion qu’il cerne dans l’écriture acquiert un caractère organique, ce qui répond à la pulsation toute sanguine qu’évoque son nom de plume, Emaz, inspiré du préfixe «héma».<br /><br /> Lorsque vient le temps de lire d’autres poètes, la résonance intérieure que produit le texte s’avère tout autant capitale, et Emaz l’avoue sans gêne aucune: «[J]e ne peux comprendre une poésie sans émotion parce que l’ennui me saisit immédiatement, autant que le sentiment du dérisoire» (p.11). Le poète cherche à réhabiliter l’homme en tant qu’être unique, sentant et désirant à sa manière, à tel point qu’il frôle un anti-intellectualisme assumé. L’émotion seule agit comme justification, elle constitue la seule source de sens qui vaille.<br /><br /> Cela explique l’attention qu’Emaz accorde à son lecteur. Ce dernier possède une place de choix dans la réflexion du poète, qui veut lui faire comprendre un monde, le lui faire habiter, «l’important n’[étant] pas le détail en soi, mais son effet: le vers pose un bout de réel» (p.182). Emaz cherche donc à partager non pas tant une expérience esthétisée qu’une expérience simple, qui reproduirait la relation vécue par le corps et l’âme par rapport à un moment du vivre. Encore, cette exploration de la relativité s’approfondit au-delà du domaine sensible: «[L]e plus stupide, et peut-être le plus commun, c’est de se laisser réduire par la vie, à petit feu […]. / Pourquoi suis-je encore vivant? / Je crois que cela tient aux autres» (p.98). Le lecteur n’est pas un ami réel ni même un proche, mais il écoute ce «poème [qui] reste destiné, adressé, partagé&nbsp;ou bien […] miroir d’un narcissisme autarcique» (p.197). L’autre représente une présence fragile bien que non négligeable, puisqu’«à l’affût de ce qui déchire, autant que de ce qui relie, [le poète] rend compte […] d’une essentielle précarité<a href="#note2a" name="note2"><strong>[2]</strong></a>», comme l’affirme Jean-Michel Maulpoix, celle de la parole, qui réussit, par divers détours, à toucher par la diction d’une émotivité. Emaz s’enrichit tout autant des relations interpersonnelles que des relations sensorielles.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Dire le corps</strong></span><br /><br /> À l’affût d’une «musicalité […] dans la trame, essentielle et peu visible à la fois» (p.54), et de nettes images à partager, Emaz élabore dans l’écriture un lieu où la certitude sensible assure une concrétude sans pareille à la parole. Se revendiquant artisan, les mains tachées de cambouis, il développe «une écriture […] [qui] vau[drait] par ses qualités physiques<a href="#note3a" name="note3"><strong>[3]</strong></a>». C’est la résistance du poème, vecteur d’une consistance essentielle, voire d’une beauté minimale, malgré les réserves émises quant au souci de l’esthétisme.<br /><br /> Emaz présente ainsi un ensemble de textes qui s’attardent à célébrer la perception, puisque «c’est peut-être ça l’essentiel d’une vie de poète: l’attente» (p.140). Son écriture s’ancre dans une appréhension toute singulière et incarnée du monde —la sienne, modelée par son corps, ses désirs— car, tel un phénoménologue, Emaz remarque que «la pensée [lui] semble toujours débordée par l’expérience» (p.33). Or, l’environnement sensoriel du poète se dépose dans le carnet afin d’y mûrir, d’y prendre sens et forme, l’écrivain cultivant un goût marqué pour la métonymie. «Pour saisir la profondeur, [il faut] commencer par s’arrêter à la surface» (p.125), ce qui astreint Emaz à un certain minimalisme dans l’expression en même temps qu’à un souci du détail. Il ne s’agit pas de décrire avec ostentation un paysage observé mais d’exprimer la sensualité du sujet, en osmose avec son environnement immédiat: «Montée lente du jour. Pas de vent; tout le jardin encore humide de la pluie de nuit. Bruit de la mer. Calme froid» (p.90). À dire cette nature qui l’entoure, le poète présente les influx sensoriels comme porteurs d’un état d’âme physique, où les sens se mêlent («calme froid») dans une synesthésie où la présence du sujet s’estompe dans la description. En fait, bien que l’émotion soit capitale pour Emaz, elle ne doit pas brouiller le regard sur le monde mais plutôt l’affiner, en décupler la sensibilité.<br /><br /> Si la prise de notes ne demande pas un investissement littéraire aussi soutenu que celui qu’implique l’écriture d’un poème, les quelques mots consignés au fil des impressions ne sont pas dévalorisés pour autant. Au contraire, ces inscriptions elliptiques peuvent témoigner d’un souci esthétique, bien que la qualité premièrement recherchée soit plutôt d’ordre existentiel, à nouveau, non pas tant ici pour dire l’émotion que pour dire le corps sentant. Vivre ce monde comme un être organique parmi d’autres, ressentir une certaine adéquation possible avec l’instant, voilà qui s’avère bénéfique: «[J]e n’écris pas mais j’ai l’impression d’être à ma place, en paix dans cette suspension générale et la lumière du matin sur le jardin» (p.208). L’écriture s’avère salvatrice pour Emaz, mais il se plaît constamment à rappeler qu’elle ne constitue pas une fin en soi, un absolu, comme si «la poésie se te[nant]&nbsp;si près de la vie, […] tellement nourrie d’elle, […] n’aspire[rait] en son fond qu’à s’effacer toute devant elle<a href="#note4a" name="note4"><strong>[4]</strong></a>», tel que l’envisage Maulpoix. Ainsi, sensible à la plénitude que Jean-Jacques Rousseau avait trouvée dans le sentiment du moment présent, Emaz reconnaît le danger d’une imagination s’emballant, qui détourne le corps vivant de la vérité immédiate qu’il perçoit: «Pourquoi s’inquiéter? On ne sera plus là pour voir. La question n’est pas l’éternité mais maintenant, y compris lorsque je dis "glycine"» (p.109). Les mots n’ont aucun mandat de fiction, de détournement du réel. En dépit de la conceptualisation à laquelle oblige toute mise en langage, le carnet, comme le poème, s’applique à approfondir l’expérience du présent et à la faire durer.<br /><br /> Emaz demeure ainsi à fleur de peau, d’où le jardin comme leitmotiv ponctuant le récit qui se trame: ce lieu des floraisons constitue un espace d’épanouissement gratuit de la perception où le poète peut se gorger d’«influx de vigueur et de tendresse réelle<a href="#note5a" name="note5"><strong>[5]</strong></a>», pour reprendre la formulation proposée par Rimbaud. Les passages consacrés au jardin expriment de cette manière la possibilité d’un bonheur ténu. L’écriture et l’existence jouissent d’une impulsion nécessaire, vitale: elles avancent, à tel point que «par [le] double jeu du récit-cadre et de l’accumulation séquentielle d’événements, le recueil [de pensées] se laisse appréhender par une narrativité latente qui lui imprime un mouvement d’ensemble<a href="#note6a" name="note6"><strong>[6]</strong></a>», comme l’affirment René Audet et Thierry Bissonnette. Le récit à l’œuvre —le récit de soi— se dévoile au fur et à mesure que la lecture permet de déceler une progression entre les entrées et une cohérence liant les fragments d’un travail en cours.<br /><br /> Cependant, la joie qui constelle le carnet et la force qui s’en dégage ne suffisent pas à apaiser tout à fait le poète. Emaz n’approfondit pas explicitement de questions métaphysiques, encore que cela ne l’empêche aucunement d’être sensible au poids que chacun d’entre nous porte: «Qu’est-ce qu’on fait d’une vie? Le poème ramène inlassablement là» (p.117). La mise en relief de cette circularité de l’écriture montre que, si la continuation est possible, elle ne sera jamais naïve. L’exaltation de la condition d’étant peut réjouir l’être de chair, mais cet enthousiasme ne saurait jamais atteindre l’«exactitude» (p.94) qu’Emaz recherche, celle du dialogue possible entre le corps et l’émotion. Aussi est-ce naturel qu’il se sente attaché à l’idée du «lyrisme critique» (p.122), notion développée par le poète et critique contemporain Jean-Michel Maulpoix: parce que le poème naît d’«un moment de vie et de langue» (p.130), l’écriture doit interroger le réel et s’interroger elle-même, à partir d’une subjectivité toujours inquiète. Qu’elle puisse sembler un obstacle, cette dualité langue/réel que parvient à dénouer certaines fois la poésie n’inquiète pas Emaz: «Pas un tiraillement; ça le serait sans doute si je visais un équilibre stable, mais ce n’est pas le cas. Il n’y a que tensions dans vivre; l’écriture n’est pas d’un côté ou de l’autre, elle est dans cette tension même» (p.217). C’est pourquoi le poète accorde une grande importance à la continuité, au maintien du souffle: c’est le travail patient qui assure une cohérence existentielle malgré les rigueurs de la vie, comme l’indiquait le titre du premier carnet publié, <em>Lichen, lichen </em>(2003). Même, la force motrice de l’écriture se transmettant au fil des pages se transforme en une position éthique, parce qu’«on écrit sans doute parce qu’on n’a rien d’autre pour tenir dans un monde de travers» (p.155). La tension vécue se doit conséquemment d’offrir un minimum de droiture, de dignité. Emaz s’intéresse à la question de l’engagement car il faut dire sans honte ce monde qu’on vit, avec ses torts, mais aussi avec ses consolations.<br /><br /> Si l’Oulipien Jacques Roubaud déplore qu’on célèbre la poésie actuelle seulement par un «effet fantôme<a href="#note7a" name="note7"><strong>[7]</strong></a>» –elle serait morte–, Emaz n’envisage pas la situation d’une façon aussi dramatique. Roubaud ne semble plus en mesure de suivre les orientations du contemporain, bien qu’il ait déjà fait partie de l’avant-garde littéraire française: «[L]a poésie, pour le monde, n’est plus concevable que si on la trouve là où elle n’est pas<a href="#note8a" name="note8"><strong>[8]</strong></a>», selon lui. Jamais de tel clivage entre «le monde» et le poète chez Emaz, car ce dernier a la sagesse de laisser voir que la poésie existe bien sûr dans la langue, et aussi hors de celle-ci, cela sans scandale. Tout de même, Emaz reconnaît que, même si le jardin de son voisin –qui n'est pas poète– semble parfois plus fourni ou majestueux que le sien, il demeure «un jardin bouche cousue» (p.144), puisque aucune parole n'en célèbre l'épanouissement. L'émotion ou la sensation esthétique, qu'on la nomme poésie, peut être vécue de façon autonome, mais elle peut aussi s'inscrire dans la matérialité d'une langue pour durer, afin d'acquérir un sens minimal.<br /><br /> Se livrant à un perpétuel «corps à corps (lutte ou caresse) avec la langue» (p.165), Emaz enseigne à son lecteur la beauté du combat de l’être émotif pris dans la vie (c’est aussi ce que signifie l’engagement), dans les limites fluctuantes d’un corps sentant. <em>Cambouis</em> ne se présente pas comme un recueil de poésie, mais je l’ai lu comme un carnet de poèmes, la sensibilité de l’écrivain transcendant et exhaussant la réflexion sur cet univers qu’il cherche à habiter le plus justement possible.<br /><br /> Au moins, ce qui est certain, malgré toutes les fragilités mises en relief par Emaz, c’est que la poésie est là. C’est peut-être ce qui explique le sentiment de douce résignation qui traverse <em>Cambouis</em>. Il serait question de minimalisme, sans aucun doute, mais il n’y aura pas de fin de la poésie, puisqu’il n’y aura pas de fin du chant: tant bien que mal, il persiste.<br /><br /><br /> <a href="#note1" name="note1a"><strong>[1]</strong></a> André du Bouchet, <em>L’emportement du muet</em>, Paris, Mercure de France, 2000.<br /> <a href="#note2" name="note2a"><strong>[2]</strong></a> Jean-Michel Maulpoix, <em>Pour un lyrisme critique</em>, Paris, José Corti (En lisant en écrivant), 2009, p.30.<br /> <a href="#note3" name="note3a"><strong>[3]</strong></a> <em>Ibid.</em>, p.40.<br /> <a href="#note4" name="note4a"><strong>[4]</strong></a> <em>Ibid.</em>, p.41.<br /> <a href="#note5" name="note5a"><strong>[5]</strong></a> Arthur Rimbaud, «Adieu», dans <em>Une saison en enfer</em>, dans <em>Œuvres complètes et correspondances</em>, édition préparée par Louis Forestier, Paris, Robert Laffont (Bouquins), 2004, p.157.<br /> <a href="#note6" name="note6a"><strong>[6]</strong></a> René Audet et Thierry Bissonnette, «Le recueil littéraire, une variante formelle de la péripétie», dans René Audet et Andrée Mercier [dir.],<em> La narrativité contemporaine au Québec</em>. Vol.I, <em>La littérature et ses enjeux narratifs</em>, Québec, Presses de l’Université Laval, 2004, p.30-31.<br /> <a href="#note7" name="note7a"><strong>[7]</strong></a> Jacques Roubaud, «Obstination de la poésie», dans <em>Le Monde diplomatique</em>, janvier 2010, p.23.<br /> <a href="#note8" name="note8a"><strong>[8]</strong></a> <em>Ibid.</em>, p.24.<br />&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-corps-sur-la-main#comments AUDET, René et BISSONNETTE, Thierry DU BOUCHET, André EMAZ, Antoine Être-au-monde France Journaux et carnets Lyrisme critique MAULPOIX, Jean-Michel PONGE, Francis RIMBAUD, Arthur ROUBAUD, Jacques Subjectivité Poésie Wed, 09 Mar 2011 17:20:49 +0000 Julie St-Laurent 328 at http://salondouble.contemporain.info Consentir à l'illusion http://salondouble.contemporain.info/lecture/consentir-a-lillusion <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/simard-houde-melodie">Simard-Houde, Mélodie </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-verite-sur-marie">La vérité sur Marie</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p><em>La v&eacute;rit&eacute; sur Marie </em>est pr&eacute;sent&eacute; d'embl&eacute;e, par l'&eacute;diteur, comme le &laquo;prolongement&raquo; (et non &laquo;la suite&raquo;) de deux romans r&eacute;cents de Jean-Philippe Toussaint, <em>Faire l'amour </em>(2002) et <em>Fuir</em> (2005), o&ugrave; l'on retrouvait les tribulations amoureuses du narrateur avec une certaine Marie. Le dernier jalon de ce qu'on pourrait bien nommer un cycle revient effectivement sur les lieux, les personnages et les &eacute;v&eacute;nements pr&eacute;sent&eacute;s auparavant, mais il n'est nul besoin d'avoir lu les romans pr&eacute;c&eacute;dents pour entamer celui-ci. <em>La v&eacute;rit&eacute; sur Marie</em> se d&eacute;coupe en trois parties : dans la premi&egrave;re, le narrateur nous raconte la mort subite du nouvel amant de Marie, &agrave; Paris, alors que la seconde partie revient sur les &eacute;v&eacute;nements de la rencontre entre Marie et son amant, &agrave; Tokyo, peu apr&egrave;s la rupture de &nbsp;celle-ci et du narrateur. La troisi&egrave;me partie sera celle de la r&eacute;conciliation entre Marie et le narrateur sur une &icirc;le d'Elbe incendi&eacute;e. On reconna&icirc;t bien Toussaint, son humour subtil, la grande visualit&eacute; qui caract&eacute;rise son &eacute;criture, un certain sensualisme aussi; toutefois, quelque chose a chang&eacute;, l'&eacute;criture a imperceptiblement &eacute;volu&eacute;, tant et si bien que si l'on place c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te <em>La v&eacute;rit&eacute; sur Marie</em> et un des premiers romans de l'auteur, par exemple <em>Monsieur</em> (1986) ou <em>La salle de bain </em>(1985), on est frapp&eacute; par la diff&eacute;rence.&nbsp;D'une &eacute;criture strictement &laquo;objective&raquo;, toute tourn&eacute;e vers la description du <em>visible</em>, des gestes, Toussaint a gliss&eacute; vers une &eacute;criture qu&rsquo;on dirait assouplie, o&ugrave; la voix narrative est fondamentalement chang&eacute;e. D'une sorte d'&oelig;il na&iuml;f et photographique, le sujet est devenu une conscience fabulatrice.</p> <div><em>&nbsp;</em></div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Fabuler en absence : l&agrave; o&ugrave; le lecteur est mis sur la piste</strong></span></div> <div><span style="color: black;"><em>&nbsp;</em></span></div> <div><span style="color: black;"> En effet, dans <em>La v&eacute;rit&eacute; sur Marie</em></span><span style="color: black;">, le &laquo;je&raquo; narrateur nous raconte en grande partie des &eacute;v&eacute;nements survenus en son absence, cela avec une pr&eacute;cision de d&eacute;tails que le plus omniscient des narrateurs omettrait... si ce n'&eacute;tait un narrateur de Toussaint, bien s&ucirc;r. Ce mode narratif est singulier et ne manque pas d'attirer l'attention du lecteur d&egrave;s la premi&egrave;re partie du roman. On peut remarquer que dans les &oelig;uvres pr&eacute;c&eacute;dentes de l'auteur, certains passages tr&egrave;s brefs (par exemple d&egrave;s <em>La T&eacute;l&eacute;vision</em></span><span style="color: black;">) ou plus d&eacute;velopp&eacute;s (dans <em>Fuir</em></span><span style="color: black;">) fonctionnaient de fa&ccedil;on semblable, annon&ccedil;ant ce qui allait &ecirc;tre au centre de <em>La v&eacute;rit&eacute; sur Marie</em></span><span style="color: black;">. Le roman est constamment rythm&eacute; par un balancement entre, l'absence du narrateur et son retour ou son apparition soudaine pr&egrave;s de Marie. Ces &nbsp;pr&eacute;sences furtives agissent comme autant d'incursions aupr&egrave;s de l'objet principal du r&eacute;cit, Marie, dont, on l'aura compris par le titre, le roman tente de restituer une certaine v&eacute;rit&eacute;. Mais quelle sera cette v&eacute;rit&eacute;, au juste? Ce sera une v&eacute;rit&eacute; toute subjective, absolument fabul&eacute;e en absence par le narrateur qui imagine pour nous les sc&egrave;nes de la vie de Marie qu'il n'a pas v&eacute;cues. La pr&eacute;cision de la description de ces sc&egrave;nes, des d&eacute;tails visuels et anodins, joue &agrave; la fa&ccedil;on d'un <em>effet de r&eacute;el</em></span><span style="color: black;"> port&eacute; &agrave; outrance, qui ronge subtilement la vraisemblance. En effet, l&rsquo;exc&egrave;s de d&eacute;tails ne participe plus de l&rsquo;illusion r&eacute;f&eacute;rentielle; il semble la parodier. &Eacute;num&eacute;ration des sacs transport&eacute;s par Marie, description d&rsquo;une limousine ou d&rsquo;une paire de chaussures ne servent plus &agrave; signifier la cat&eacute;gorie du r&eacute;el, de fa&ccedil;on inavou&eacute;e et transparente, mais d&eacute;signent plut&ocirc;t l&rsquo;obsession du roman pour le r&eacute;el et la portent &agrave; l&rsquo;attention. Ce travail implicite du r&eacute;cit &agrave; l&rsquo;encontre de la vraisemblance est redoubl&eacute; par le narrateur lui-m&ecirc;me qui ne manque pas de signaler au lecteur ses propres d&eacute;faillances, minant volontairement son autorit&eacute; narrative. Par exemple, il nous annonce s'&ecirc;tre tromp&eacute; sur le nom de l'amant de Marie: </span></div> <div><em>&nbsp;</em></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">En v&eacute;rit&eacute;, je m'&eacute;tais m&eacute;pris d&egrave;s le d&eacute;but sur Jean-Christophe de G. D'abord, je n'ai cess&eacute; de l'appeler Jean-Christophe alors qu'il s'appelle Jean-Baptiste. Je me soup&ccedil;onne m&ecirc;me de m'&ecirc;tre tromp&eacute; volontairement sur ce point pour ne pas me priver du plaisir de d&eacute;former son nom [&hellip;]. (p. 75) </span></div> <div><em>&nbsp;</em></div> <div><span style="color: black;">Malgr&eacute; cet aveu candide, le narrateur continuera, faut-il le dire, de le nommer Jean-Christophe de G. pendant le reste du roman! Quelques pages auparavant, il affirmait d&eacute;former les &eacute;v&eacute;nements: &laquo;Parfois, &agrave; partir d'un simple d&eacute;tail que Marie m'avait confi&eacute; [...], je me laissais aller &agrave; &eacute;chafauder des d&eacute;veloppements complets, d&eacute;formant &agrave; l'occasion les faits, les transformant ou les exag&eacute;rant, voire les dramatisant.&raquo; (p. 73)&nbsp;Enfin, le tout culmine lorsqu'il nous avoue son peu de soucis du vraisemblable, alors qu'il n'h&eacute;site pas &agrave; faire vomir un cheval, &eacute;v&eacute;nement physiologiquement impossible, comme il nous l'explique. Mais c'est que Zahir (le cheval) &laquo;&eacute;tait autant dans la r&eacute;alit&eacute; que dans l'imaginaire, dans cet avion en vol que dans les brumes d'une conscience, ou d'un r&ecirc;ve, inconnu, sombre, agit&eacute;, o&ugrave; les turbulences du ciel sont des fulgurances de la langue&raquo; (p. 137). On le voit bien, erreurs, invraisemblances et dramatisation des &laquo;faits&raquo; servent un pur plaisir de la fiction, un pouvoir des mots et de la conscience fabulatrice. C'est ainsi que se met en place, subtilement, ludiquement, mais de fa&ccedil;on assez marqu&eacute;e pour attirer l'attention du lecteur, un l&eacute;ger &eacute;branlement de la <em>captatio illusionis</em></span><span style="color: black;">, ce pacte d'illusion consentie auquel adh&egrave;re le lecteur de fiction.</span></div> <div><span style="color: rgb(153, 153, 153);"><em>&nbsp;</em></span></div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Un r&eacute;alisme id&eacute;al</strong></span></div> <div><em>&nbsp;</em></div> <div><span> Les m&eacute;canismes discrets du r&eacute;cit font place, dans la troisi&egrave;me partie du roman, &agrave; un discours m&eacute;talitt&eacute;raire sur la vraisemblance et le r&eacute;alisme. Comme dans ses romans pr&eacute;c&eacute;dents, Toussaint offre une r&eacute;flexion sur la teneur du r&eacute;el et sa repr&eacute;sentation litt&eacute;raire. Le narrateur s'interroge sur l'acte cr&eacute;ateur, le rapport entre r&eacute;alit&eacute; et imaginaire: </span></div> <div><em>&nbsp;</em></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je savais qu'il y avait sans doute une r&eacute;alit&eacute; objective des faits &ndash;ce qui s'est r&eacute;ellement pass&eacute; cette nuit-l&agrave; [&hellip;]&ndash;, mais que cette r&eacute;alit&eacute; me resterait toujours &eacute;trang&egrave;re, [&hellip;] comme si ce qui s'&eacute;tait r&eacute;ellement pass&eacute; cette nuit-l&agrave; m'&eacute;tait par essence inatteignable, hors de port&eacute;e de mon imagination et irr&eacute;ductible au langage. [&hellip;] je savais que je n'atteindrais jamais ce qui avait &eacute;t&eacute; pendant quelques instants la vie m&ecirc;me, mais il m'apparut alors que je pourrais peut-&ecirc;tre atteindre une v&eacute;rit&eacute; nouvelle, qui s'inspirerait de ce qui avait &eacute;t&eacute; la vie et la transcenderait, sans se soucier de vraisemblance ou de v&eacute;racit&eacute;, et ne viserait qu'&agrave; la quintessence du r&eacute;el, sa moelle sensible, vivante et sensuelle, une v&eacute;rit&eacute; proche de l'invention, ou jumelle du mensonge, la v&eacute;rit&eacute; id&eacute;ale. (p. 165-166)</span></div> <div class="rtecenter"><em>&nbsp;</em></div> <div>La v&eacute;rit&eacute; de la fiction sera une v&eacute;rit&eacute; paradoxalement &laquo;id&eacute;ale&raquo;, sensuelle, subjective, comme on l'a d&eacute;j&agrave; dit: c'est ainsi &agrave; travers le filtre de l'imagination du narrateur que l'on conna&icirc;tra Marie, la connaissance subjective de l'autre &eacute;tant d&egrave;s lors la seule connaissance possible. Ce mode cognitif de la fiction, Toussaint le rapproche du r&ecirc;ve et de la m&eacute;moire, en une r&eacute;flexion tr&egrave;s proustienne :</div> <div class="rteindent1">&nbsp;<br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);">[&hellip;] j'avais accompagn&eacute; Marie en pens&eacute;e avec la m&ecirc;me intensit&eacute; &eacute;motionnelle que si j'avais &eacute;t&eacute; l&agrave;, comme dans une repr&eacute;sentation qui serait advenue sans moi, non pas de laquelle j'aurais &eacute;t&eacute; absent, mais &agrave; laquelle seuls mes sens auraient particip&eacute;, comme dans les r&ecirc;ves, o&ugrave; chaque figure n'est qu'une &eacute;manation de soi-m&ecirc;me, recr&eacute;e &agrave; travers le prisme de notre subjectivit&eacute;, irradi&eacute;e de notre sensibilit&eacute;, de notre intelligence et de nos fantasmes. [&hellip;] Car il n'y a pas, jamais, de troisi&egrave;me personne dans les r&ecirc;ves, il n'y est toujours question que de soi-m&ecirc;me. (p. 167-168)</span></div> <div>&nbsp;</div> <div>Je disais r&eacute;flexion proustienne , flaubertienne &eacute;galement: on ne peut s&rsquo;emp&ecirc;cher de songer au fameux &laquo;Madame Bovary, c&rsquo;est moi!&raquo; Ainsi, le &laquo;prisme&raquo; de la conscience fabulatrice est replac&eacute; au centre d'un r&eacute;alisme conscient de ses propres artifices, mais revendiquant n&eacute;anmoins la capacit&eacute; de dire, d'atteindre cette &laquo;moelle sensible&raquo; du r&eacute;el. Le roman affirme la sp&eacute;cificit&eacute; de sa repr&eacute;sentation, d&rsquo;un r&eacute;alisme qui n'a de sens que par rapport &agrave; l'univers cl&ocirc;t de la fiction. Que Zahir vomisse, soit, puisque le cadre du roman est la seule borne, l'aune de la vraisemblance. Ultimement, la fiction s'&eacute;puise l&agrave; o&ugrave; la r&eacute;alit&eacute; concr&egrave;te commence, l&agrave; o&ugrave; l'imagination, qui a combl&eacute; la distance, l'absence entre le narrateur et Marie, est finalement cong&eacute;di&eacute;e, face &agrave; la pr&eacute;sence: &laquo;nous nous enlacions dans la p&eacute;nombre pour apaiser nos tensions, l'ultime distance qui s&eacute;parait nos corps &eacute;tait en train de se combler&raquo; (p. 205).</div> <div>&nbsp;</div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Lucidit&eacute; et connivence : le pacte r&eacute;aliste du roman contemporain</strong></span></div> <div><span style="color: black;">&nbsp;</span><br /> <span style="color: black;">C'est ainsi que Toussaint se r&eacute;approprie, dans <em>La v&eacute;rit&eacute; sur Marie</em></span><span style="color: black;">, le pacte d'illusion consentie sur lequel reposent les conventions du roman r&eacute;aliste. Ce pacte, comme on l'a vu, est d'abord l&eacute;g&egrave;rement &eacute;branl&eacute;, mais n'est pas, en d&eacute;finitive, s&eacute;rieusement remis en question : il est plut&ocirc;t r&eacute;it&eacute;r&eacute;, au prix d&rsquo;une lucidit&eacute; nouvelle, dans un discours amus&eacute; de la litt&eacute;rature sur elle-m&ecirc;me. La mise &agrave; distance, par la litt&eacute;rature, de l'illusion sur laquelle elle se fonde instaure, comme l'ont remarqu&eacute; Frances Fortier et Andr&eacute;e Mercier dans un article fort int&eacute;ressant&nbsp;<a name="note1" href="#note1b">[1]</a>&nbsp;qui a guid&eacute; ma r&eacute;flexion, une connivence avec le lecteur, &laquo;connivence qui repose sur le partage d'un savoir narratif&raquo; (Fortier et Mercier, p. 143). Leur conclusion s&rsquo;appuie sur l&rsquo;&eacute;tude de trois romans r&eacute;cents&nbsp;: <em>Un an</em></span><span style="color: black;"> de Jean &Eacute;chenoz (1997), <em>L&rsquo;Histoire de Pi</em></span><span style="color: black;"> de Yann Martel (2003) et <em>Lauve le pur</em></span><span style="color: black;"> de Richard Millet (2000). Il semble bien que <em>La v&eacute;rit&eacute; sur Marie</em></span><span style="color: black;"> participe &eacute;galement de ce mouvement caract&eacute;ristique du roman contemporain qui renoue avec la tradition du r&eacute;cit, tout en &laquo;[engageant] une nouvelle l&eacute;gitimit&eacute; de l'illusion consentie, qui, d&eacute;sormais, assume et d&eacute;passe le soup&ccedil;on&raquo; (Fortier et Mercier, p. 150). </span></div> <div>&nbsp;</div> <div><span><a name="note1b" href="#note1">1</a> Frances Fortier et Andr&eacute;e Mercier, &laquo;L'autorit&eacute; narrative dans le roman contemporain. Exploitations et red&eacute;finitions&raquo;, dans <em>Prot&eacute;e</em></span>, vol.34, n&deg;2-3, 2006, p. 139-152.</div> <div>&nbsp;</div> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/consentir-a-lillusion#comments FORTIER, Frances et MERCIER, Andrée France Réalisme Subjectivité TOUSSAINT, Jean-Philippe Roman Tue, 17 Nov 2009 13:13:37 +0000 Mélodie Simard-Houde 196 at http://salondouble.contemporain.info Savoir se piéger http://salondouble.contemporain.info/lecture/savoir-se-pieger <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/autoportraits-robots">Autoportraits-robots</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><div class="rteindent2" style="padding-left: 120px;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">L&rsquo;habitude maladive de s&rsquo;attacher au connu s&rsquo;est suffisamment r&eacute;pandue par ici. (p. 40)</span> <p>&nbsp;</p></div> <div class="rteindent1">&nbsp;</div> <div>L&rsquo;ind&eacute;cision quant au sens que portent les mots dans un large pan de la po&eacute;sie contemporaine est sans doute l&rsquo;une des qualit&eacute;s qui lui conf&egrave;re son attrait. Contre le monolithisme d&rsquo;une pens&eacute;e qui s&rsquo;&eacute;chafaude sur les bases consid&eacute;r&eacute;es solides des savoirs scientifiques, il existe des penseurs dont la d&eacute;marche est tout autre. Plut&ocirc;t que de r&eacute;fl&eacute;chir <em>en-avant</em> comme si le progr&egrave;s allait de soi, il me semble que la pens&eacute;e po&eacute;tique se caract&eacute;rise notamment par sa propension &agrave; tendre des pi&egrave;ges aux certitudes plut&ocirc;t que de s&rsquo;asseoir sur celles-ci. Cette d&eacute;marche n&rsquo;est pas exempte d&rsquo;un retour sur soi, car le po&egrave;te sait aussi se pi&eacute;ger. En ce sens, j&rsquo;aimerais proposer comme approche de lecture qu&rsquo;une certaine forme de po&eacute;sie se construit aujourd&rsquo;hui autour de l&rsquo;impossibilit&eacute; de penser sans aboutir &agrave; une impasse. Mieux: ces impasses y sont dot&eacute;es d&rsquo;une valeur positive en ce qu&rsquo;elles t&eacute;moignent de l&rsquo;incr&eacute;dulit&eacute; du po&egrave;te, du fait qu&rsquo;il ne se laisse pas duper facilement. Dans le cas des <em>Autoportraits-robots</em> de Thierry Dimanche, ces achoppements sont tous li&eacute;s de pr&egrave;s ou de loin aux difficult&eacute;s du sujet &agrave; devenir l&rsquo;objet de ses pens&eacute;es, et c&rsquo;est ce probl&egrave;me que je souhaite aborder ici.</div> <div> Wittgenstein cl&ocirc;t son <em>Tractatus logico-philosophicus</em> avec un aphorisme cat&eacute;gorique: &laquo;Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence.&raquo; (Aphorisme #7) Ce &agrave; quoi r&eacute;pond Thierry Dimanche dans son premier po&egrave;me en avan&ccedil;ant que &laquo;Ce qu&rsquo;on ne peut dire, il faut l&rsquo;&eacute;crire.&raquo; (p.11) L&rsquo;intersubjectivit&eacute; est tr&egrave;s t&ocirc;t mise de l&rsquo;avant dans ce recueil, et de fait la coh&eacute;rence d&rsquo;ensemble de celui-ci se retrouve entre autres dans le caract&egrave;re dialogique de ses po&egrave;mes. Il me semble que ses derni&egrave;res po&eacute;sies, ses <em>Autoportraits-robots</em>, se succ&egrave;dent comme autant de tentatives pour &eacute;crire ces <em>indicibles</em> sur lesquels se butte la logique, quant &agrave; elle soucieuse de circonscrire le monde &agrave; l&rsquo;aide d&rsquo;un langage descriptif d&rsquo;une limpidit&eacute; absolue. Pourtant, ce n&rsquo;est pas &agrave; un &eacute;change de coups de feu entre logicien et po&egrave;te que nous assistons: l&agrave; o&ugrave; la logique est affirmative et triomphante, le po&egrave;te travaille ses &eacute;checs, nourrit ses obstacles et se fixe d&rsquo;autres objectifs que la transparence du langage: &laquo;le moindre &eacute;chec, il faut en prendre soin. Sans lui, aucune confrontation n&rsquo;existerait en nous; avec lui, l&rsquo;obstacle trouve un visage.&raquo; (p.11) Il s&rsquo;agit de conf&eacute;rer une valeur positive &agrave; la d&eacute;route, non pas comme le voulait l&rsquo;important recueil de Jacques Brault, parce qu&rsquo;<em>Il n&rsquo;y a plus de chemin</em> (1990, &Eacute;ditions du Noro&icirc;t), mais plut&ocirc;t parce que tous les chemins ne m&egrave;neraient &agrave; rien. La seule possibilit&eacute;, dans cet ordre d&rsquo;id&eacute;es, est de <em>demeurer ma&icirc;tre des faux pas</em>:</div> <div class="rteindent3" style="padding-left: 60px;"><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> </span></strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);"> </span></div> <div class="rteindent2" style="padding-left: 60px;"><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Malchance est mon amie </span></strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);">(p.20) <p>La d&eacute;brouillardise est issue <br /> d&rsquo;une s&eacute;rie de p&eacute;pins <br /> crach&eacute;s par un dieu saoul <br /> Thierry, tu vas mourir <br /> hors de toute &eacute;vidence <br /> d&rsquo;ici l&agrave; tu contournes </p> <p>les essuie-glaces ont gel&eacute; <br /> les essuie-glaces ont saut&eacute; <br /> maintenant tu d&eacute;vales <br /> une route invisible<br /> ignore, aussi, ignore<br /> d&eacute;vore-toi chaud ou froid <br /> les accidents te disent <br /> les obstacles te chuchotent <br /> ce qu&rsquo;il faut de prudence <br /> pour demeurer ma&icirc;tre <br /> des faux pas. </p> <p></p></span></div> <div class="rteindent2">&nbsp;</div> <div>Ma&icirc;tre des faux pas, Thierry Dimanche tente de le demeurer avec ce recueil en multipliant les impasses et les affirmations d&eacute;routantes. Sa po&eacute;sie met en place une forme particuli&egrave;re de <em>vers libres</em>. Libres, ils le sont sans doute au sens formel, comme en t&eacute;moigne le po&egrave;me cit&eacute; plus haut. Cependant, les vers ne seraient pas <em>libres</em> s&rsquo;il ne s&rsquo;agissait que de cela: l&rsquo;accumulation de vers qui ne r&eacute;pondent &agrave; aucun syst&egrave;me de rime ni &agrave; aucune m&eacute;trique ne suffit peut-&ecirc;tre pas &agrave; proclamer la libert&eacute; du po&egrave;me. Si au dix-neuvi&egrave;me si&egrave;cle la n&eacute;cessit&eacute; de se lib&eacute;rer des formes rigides de la po&eacute;sie rim&eacute;e s&rsquo;est fait sentir, nous pourrions en dire autant aujourd&rsquo;hui &agrave; propos du vers libre qui est devenu lui aussi une convention. La po&eacute;sie n&rsquo;est pas libre d&rsquo;embl&eacute;e et se lib&eacute;rerait plut&ocirc;t en s&rsquo;&eacute;crivant. Encore faut-il se demander de quoi se lib&egrave;re-t-elle...? Nulle libert&eacute; n&rsquo;est garantie, et ce qui fait la libert&eacute; des vers de Thierry Dimanche, c&rsquo;est notamment l&rsquo;ironie avec laquelle le po&egrave;te se joue des pens&eacute;es convenues. Celui-ci &laquo;soup&ccedil;onne le vice qu&rsquo;il y a / &agrave; se sentir honn&ecirc;te&raquo; (p.26), se posant en adversaire d&rsquo;une certaine forme de positivisme pour lequel il va de soi qu&rsquo;il est possible d&rsquo;appr&eacute;hender le monde sans que celui-ci soit souill&eacute; par le regard int&eacute;ress&eacute; du sujet. Se sentir honn&ecirc;te, sugg&egrave;re Dimanche, ce n&rsquo;est peut-&ecirc;tre rien d&rsquo;autre qu&rsquo;une forme d&rsquo;acquiescement &agrave; l&rsquo;&eacute;tat des choses et notre relation &agrave; celles-ci. Se sentir honn&ecirc;te, c&rsquo;est le refus du soup&ccedil;on.</div> <div>&nbsp;<br /> Au fil des po&egrave;mes se profile l&rsquo;id&eacute;e que l&rsquo;unit&eacute; du sujet n&rsquo;existe pas. Non pas un, mais des autoportraits-robots, en ce sens o&ugrave; l&rsquo;identit&eacute; serait une multiplicit&eacute; qui se d&eacute;robe. Le projet de ce recueil de po&egrave;mes est d&rsquo;offrir une esquisse de ces fragments d&rsquo;&ecirc;tre, mais &eacute;galement d&rsquo;illustrer les jeux de tensions qui s&rsquo;installent entre chacune de ces parcelles. On le voit, c&rsquo;est &agrave; un dialogue avec la conception rimbaldienne de l&rsquo;identit&eacute; que Thierry Dimanche s&rsquo;adonne. Le <em>je</em> est multiple. Il reste encore &agrave; se demander qui est ce je qui questionne les <em>autres</em> dans cette qu&ecirc;te identitaire. J&rsquo;y vois pour ma part un rapport de force entre les diff&eacute;rents regards que l&rsquo;on peut porter sur soi, et cette joute laisse des morts derri&egrave;re elle: &laquo;nous contenons plus de morts qu&rsquo;il n&rsquo;en faut pour &ecirc;tre homme.&raquo; (p.54) La souffrance, c&rsquo;est la division, nous dit Dimanche, et si nous souffrons, il faut comprendre que c&rsquo;est parce que nous sommes fondamentalement fractionn&eacute;s:</div> <div class="rteindent2">&nbsp;</div> <div class="rteindent1" style="padding-left: 60px;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Souffrir d&rsquo;une division est une tautologie. Celui qui se coupe l&rsquo;oreille en peignant ne souffre plus. Celui qui jouit de son personnage sur la croix ne pleure plus que comme un germe fendu, un acteur &eacute;lanc&eacute; vers sa plus haute d&eacute;finition. Clint Eastwood est quant &agrave; lui soulag&eacute; par un pistolet-jouet, une boxeuse factice ou une mairie-th&eacute;&acirc;tre. Arrive un moment o&ugrave; il faut revenir visiter sa douleur comme une m&egrave;re tr&egrave;s &acirc;g&eacute;e, tendue entre deux m&eacute;connaissances, et que certains mots incluront &agrave; nouveau dans notre marche. Moment o&ugrave; boire redevient un loisir et de m&ecirc;me respirer, lancer des hypoth&egrave;ses, affronter trois autres adversaires. Attrapez la fausse balle au vol et un frisson d&rsquo;ordre s&rsquo;&eacute;tablit. (p. 41) </span></div> <div>Ce frisson d&rsquo;ordre &eacute;tabli n&rsquo;est rien d&rsquo;autre qu&rsquo;un apaisement momentan&eacute;. Sans doute souhaitable, mais temporaire. Le recueil, en proc&eacute;dant par accumulation, devient le d&eacute;sordre identitaire du po&egrave;te et nous invite &agrave; nous y reconna&icirc;tre. Cette accalmie est passag&egrave;re, et plus loin nous lisons un po&egrave;me o&ugrave; la dissension int&eacute;rieure du po&egrave;te m&egrave;ne &agrave; la haine du projet d&rsquo;&eacute;criture: &laquo;Dans la haine de tout ce que j&rsquo;ai &eacute;crit / je recommence &agrave; nous prendre pour un recueil.&raquo; (p.60) Ce passage est important dans la mesure o&ugrave; nous y voyons mieux qu&rsquo;ailleurs l&rsquo;ad&eacute;quation qu&rsquo;&eacute;tablit Thierry Dimanche entre le fait d&rsquo;&eacute;crire et celui d&rsquo;exister. Comme chaque po&egrave;me constitue dans la logique du recueil un autoportrait, il devient possible de comprendre les vers &laquo;Dans la haine de tout ce que j&rsquo;ai &eacute;crit&raquo; comme signifiant &laquo;Dans la haine de tout ce que j&rsquo;ai &eacute;t&eacute;&raquo;. De la m&ecirc;me mani&egrave;re, en affirmant &laquo;je recommence &agrave; nous prendre pour un recueil&raquo;, Dimanche nous invite &agrave; appr&eacute;hender l&rsquo;&ecirc;tre humain comme un assemblage dont il s&rsquo;agit de trouver le fil qui suture ensemble les parties. La suite du po&egrave;me renforce l&rsquo;impression de lecture selon laquelle la cohabitation de ces identit&eacute;s est laborieuse et n&eacute;cessite un travail d&rsquo;<em>organisation</em>: &laquo;entour&eacute; de fleurs mortes j&rsquo;entends se rapprocher le carnaval o&ugrave; les voix divergentes se brisent&raquo;. (p.60) Ce carnaval qui se rapproche, c&rsquo;est le retour du conflit constitutif des identit&eacute;s, apr&egrave;s le frisson d&rsquo;ordre &eacute;tablit qui lui, est une fugitive impression.</div> <div>Bien que cette pluralit&eacute; des identit&eacute;s soit violemment probl&eacute;matique dans l&rsquo;ensemble du recueil, on y trouve &eacute;galement un aspect positif, soit l&rsquo;influence d&rsquo;autres &eacute;crivains dans l&rsquo;&eacute;criture de celui-ci. L&rsquo;auteur est pluriel, mais le texte aussi, dans la mesure o&ugrave; il s&rsquo;&eacute;crit sous la tutelle de ce que Thierry Dimanche nomme ses &laquo;fr&egrave;res et soeurs de mis&egrave;re&raquo; (p.39) Parmi ceux-ci, la pr&eacute;sence de Michel Beaulieu est palpable, notamment sa mani&egrave;re d&rsquo;&eacute;crire par enjambements, que Dimanche fait sienne par moments: &laquo;aucune maison n&rsquo;est si tranquille / <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>que tu ne puisses en dire un mot</strong></span>&raquo; (p.15, c&rsquo;est moi qui souligne). Le recueil est hant&eacute; par la question du legs qu&eacute;b&eacute;cois et insiste sur l&rsquo;importance de plusieurs de nos po&egrave;tes, dont Anne H&eacute;bert, Paul-Marie Lapointe et Fernand Ouellette. Je remarque &eacute;galement la pr&eacute;sence de Personne, ce personnage accompagnateur dans le recueil de Jacques Brault dont il a d&eacute;j&agrave; &eacute;t&eacute; question. Il y aurait plusieurs rapprochements &agrave; faire entre le travail de ces deux po&egrave;tes, et ce vers incite le lecteur &agrave; faire de tels liens: &laquo;Durant ce pi&eacute;tinement, ou en dessous, Personne est encore mon Ami.&raquo; (p.45)</div> <div> Au terme de notre lecture, nous voyons que ce sont les questions de l&rsquo;individualit&eacute;, du rapport &agrave; l&rsquo;autre, de l&rsquo;originalit&eacute; qui sont pos&eacute;es dans les <em>Autoportraits-robots</em>. Est-il possible de parler d&rsquo;identit&eacute; propre sans prendre en consid&eacute;ration les lignes de forces qui nous constituent et qui font de nous une synth&egrave;se de contradictions ? Dans le dernier po&egrave;me, &laquo;D&eacute;livrez-nous de moi&raquo;, le po&egrave;te affirme que &laquo;Derri&egrave;re [s]a t&ecirc;te / il y en a une autre qui mastique le monde / avec ses refuges ses cages ses miroirs / [et que] l&rsquo;une et l&rsquo;autre doivent &ecirc;tre bouscul&eacute;es.&raquo; (p.71) Sans doute faut-il y voir une invitation &agrave; perp&eacute;trer ce proc&egrave;s auquel s&rsquo;adonne avec brio Thierry Dimanche, celui o&ugrave; l&rsquo;accus&eacute; et le juge se fondent l&rsquo;un dans l&rsquo;autre, faisant de l&rsquo;individu &laquo;et la victime et le bourreau&raquo;. (Baudelaire, &laquo;H&eacute;autontimoroum&eacute;nos&raquo;, <em>Les F</em><em>leurs du mal</em>) <p>&nbsp;</p></div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/savoir-se-pieger#comments DIMANCHE, Thierry Identité Intertextualité Poétique du recueil Québec Subjectivité Poésie Tue, 22 Sep 2009 14:08:00 +0000 Simon Brousseau 161 at http://salondouble.contemporain.info