Salon double - Roman http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/324/0 fr Un mythe canadien? http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-mythe-canadien <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/ferland-pierre-paul">Ferland, Pierre-Paul</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/du-bon-usage-des-etoiles">Du bon usage des étoiles </a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;">La maison d’édition de Québec Alto se distingue notamment grâce à la publication de traductions d’œuvres canadiennes anglaises. Dominique Fortier, auteure de trois romans et traductrice de six titres canadiens pour la jeune maison d’édition, se trouve au cœur de ce dialogue entrepris entre les deux cultures du Canada. Son premier roman, <em>Du bon usage des étoiles</em> (2009), finaliste pour de nombreuses distinctions (Prix littéraire du Gouverneur Général, Prix des libraires du Québec, Grand prix littéraire Archambault, Prix Senghor du premier roman) et bientôt adapté au cinéma par Jean-Marc Vallée, nous montre un autre versant des échanges culturels qui se développent entre les cultures québécoise et canadienne: celui de l’imaginaire.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><em>Du bon usage des étoiles</em> relate le périple historique des navires <em>Erebus</em> et <em>Terror</em> dans l’océan Arctique à partir de l’été 1845 selon les perspectives parallèles des marins se dirigeant vers leur mort et de leurs flammes demeurées en Angleterre, liant la trame épique à une intrigue amoureuse. L’expédition, commandée par l’explorateur de renom Sir John Franklin et son second Francis Crozier, reste prisonnière des glaces. Les quelque 130 membres de l’équipage périssent dans des conditions terribles. Cette exploration avortée du «passage du Nord-Ouest», pratiquement inconnue au Québec, constitue un sujet de fascination ailleurs au Canada, où la chanson folklorique «Northwest Passage» de Stan Rogers a contribué à immortaliser l’équipée dans l’imaginaire collectif. Des auteurs de renom tels que Margaret Atwood, avec la nouvelle «Age of Lead» parue dans <em>Wilderness Tips</em> (1991), Mordecai Richler, avec <em>Solomon Gursky was Here</em> (1989), ou plus récemment Elizabeth Hay, avec <em>Late Nights on Air </em>(2007) se sont inspiré de l’épopée britannique. Atwood, dans <em>Strange Things: the Malevolent North in Canadian Literature </em>(1995), l’associe même à une sorte de mythe fondateur destiné à entrer dans le folklore afin d’être ressassé par chaque génération. En ce sens, le choix de Fortier d’«importer» au Québec un tel récit pourrait s’apparenter à un transfert culturel continental <strong><a href="#1">[1]</a><a id="1a" name="1a"></a></strong>. Il s’agirait, dans ces circonstances, non pas seulement d’habiter, par les artifices de la fiction, un événement marquant de l’Histoire impériale britannique et du Canada, mais surtout de s’approprier un mythe fondateur d’une collectivité américaine et de l’enrichir d’une nouvelle sensibilité.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;"><strong>Mythe américain</strong></span><br />À première vue, cette épopée s’inscrit pleinement dans ce qu’il est convenu de nommer le «mythe américain». Jean Morency (1994) indique que &nbsp;</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />le mythe américain raconterait bientôt comment les hommes, aux temps héroïques de l’exploration du continent, c’est-à-dire aux temps primordiaux –[…]– se sont arrachés à un monde caractérisé par la stabilité, ou imaginé en tant que tel, pour s’enfoncer dans l’espace américain, à la recherche d’un éden [sic] ou d’une utopie, pour s’y retrouver face à face avec&nbsp; l’Indien, et en revenir finalement transformés (12).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />L’organisation narrative du mythe «qui met en place des réseaux d’oppositions traduisant une hésitation de nature ontologique et débouchant sur l’expression d’une nouvelle réalité» (Morency, 2007: 354) s’inspire directement du «parcours initiatique» qu’ont décrit notamment les anthropologues Claude Lévi-Strauss et Mircea Eliade. Parmi les oppositions les plus emblématiques de ce schéma mythique qui définirait l’américanité, notons par exemple le Nomade contre le Sédentaire, l’Indien contre le Blanc, la Liberté contre l’Ordre, la Civilisation contre la Sauvagerie, etc. Les personnages de <em>Du bon usage des étoiles</em> semblent d’ailleurs pleinement imprégnés de cet imaginaire lorsqu’ils veulent motiver leur entreprise. Ainsi, Franklin part «à la conquête du <em>mythique</em> passage du Nord-Ouest, toujours pour la plus grande gloire de l’empire» (13, je souligne). On raconte même qu’il s’agirait de «la découverte du siècle, qui n’a peut-être d’égale dans l’histoire que la découverte de l’Amérique» (143). Crozier, dans son journal, traite quant à lui avec un vocabulaire biblique de son exaltation de «baptiser le territoire» de ce «nouvel Éden»: «Avant nous, le paysage grandiose fait de glace et de ciel n’existait pas; nous le tirions du néant où il ne retournera jamais, car désormais il a un nom. […] Il a rejoint le domaine toujours grandissant de ce qui est nôtre sur cette Terre» (43).</p> <p style="text-align: justify;"><br />Lorsque l’équipage rencontre une famille d’Esquimaux, la narration insiste également sur la dimension mythique de ce «premier contact»: «On jurerait qu’ils ont découvert quelque créature mythique, une baleine blanche, une licorne qu’ils ne connaissaient que par les livres, et que cette rencontre les fait, eux, entrer dans la légende» (119). Le clin d’œil (tout à fait anachronique) à <em>Moby Dick</em>, le chef-d’œuvre de Melville paru en 1851 que Morency considère comme emblématique de l’américanité, rattache clairement <em>Du bon usage des étoiles</em> à cette matière mythologique. Attrait de la nouveauté, contact bouleversant avec l’Indien (qui engage moult débats au sein de l’équipage entre les partisans du «mythe du Bon Sauvage» et ceux du «primitif» proche de la bête), quête de domestication de la Nature par la Main civilisatrice: à première vue, la perspective que Fortier donne à l’expédition de Franklin se rattache à l’appréhension euphorique du mythe.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;"><strong>Revoir les stéréotypes de l’américanité</strong></span><br />Pourtant, malgré l’impression d’une mission divine, le recours à la forme narrative du journal de bord permet à Fortier de dévoiler les motivations toutes personnelles du second capitaine, Crozier, qui ne satisfont pas nécessairement au portrait du «héros civilisateur» à qui on pourrait l’associer. Indiquant qu’il quitte à regret la jeune Sophia qui refuse ses avances, il écrit: «Je ne pars plus vers quelque chose comme je l’ai fait tant de fois, le cœur battant, l’esprit enflammé à la pensée de découvrir une partie de notre monde que personne n’avait aperçue, je quitte quelque chose […]» (35). Au «voyageur dionysiaque» ou au héros civilisateur généralement associés au mythe américain se substitue donc un amant rejeté et nostalgique de celle qui serait «&nbsp;[s]a femme, [s]a maison et [s]on pays» (35).</p> <p style="text-align: justify;"><br />L’enlisement des navires dans les glaciers permet d’ailleurs de présenter la dimension tragique de l’épopée continentale, ce triomphe de la Nature contre la Conquête des Hommes qui s’assimile désormais à un quelconque crime d’<em>hubris</em>: «Venus en découvreurs arpenter une terre inconnue et sillonner des eaux légendaires, les hommes voient leur royaume réduit aux dimensions de deux navires de bois dont ils connaissent […] chaque centimètre carré» (254). Véritable voyage immobile, l’expédition s’avère un échec complet tant aux yeux de l’histoire collective que de celle, personnelle, de Crozier.</p> <p style="text-align: justify;"><br />D’ailleurs, <em>Du bon usage des étoiles</em> traite presque autant des voyageurs perdus dans l’Arctique que de l’épouse de Sir Franklin, lady Jane, demeurée en Angleterre. Si la tradition de l’américanité relègue souvent les femmes au rôle de «gardiennes du foyer», «victimes de ces départs», «avocates de la sédentarité» ou de «vestales chargées de garder le feu sacré» (Lemire, 2003: 108), lady Jane, qui prend sa nièce Sophia sous son aile, se présente volontiers comme une scientifique, une femme de culture qui, sous le couvert de ses activités d’aquarelliste, se permet de redessiner les cartes du Nouveau Monde. Celle qui épouse Franklin en raison de ses mœurs domestiques libérales recommande d’ailleurs à Sophia de tout simplement ne pas se marier (312). Ces éléments correspondent à une véritable mise à mal du voyageur, une sorte d’immense bémol sur l’aventure américaine où on réintègre désormais une sensibilité féminine.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;"><strong>Une occasion ratée&nbsp;?</strong></span><br />Cependant, il m’est d’avis que la problématisation du mythe américain que propose Dominique Fortier demeure insuffisante parce qu’<em>elle se prend encore au sérieux</em>. Certes, Fortier, en épilogue, prend bien soin d’avertir que son texte ne constitue qu’une fiction dérivée de faits historiques. <em>Du bon usage des étoiles</em> est donc, fondamentalement, une fabulation, une réinvention libre de l’Histoire. L’occasion ratée de Fortier, selon moi, est précisément de ne pas avoir <em>joué</em> suffisamment avec elle. Pourtant, on connait de nos jours l’objectivité vacillante de l’Histoire, son asservissement au <em>récit</em>, le récit d’un sujet avec son propre biais, ses propres intentions pragmatiques. Si un «roman historique traditionnel» entend être jugé entre autres pour la part qu’il donne à son exactitude factuelle, un roman historique «postmoderne» s’affaire plutôt à scander avec des artifices ludiques la <em>fragilité</em>, voire l’<em>obsolescence</em> de ce savoir soi-disant objectif sur lequel les nations fondent leur unité grâce à divers mythes fondateurs. Or <em>Du bon usage des étoiles</em>, s’il ne prétend qu’à la fabulation en revendiquant ses libertés prises face à l’Histoire, ne va pas assez loin dans son travail de déconstruction. À mon avis, il manque à <em>Du bon usage des étoiles</em> un narrateur servant de médiateur entre l’Histoire et le roman. Ce personnage d’archiviste-ethnologue parcourant divers documents aurait d’ailleurs pu mieux justifier l’insertion dans le roman de textes hétéroclites&nbsp; tels un cantique biblique (21), un texte dramaturgique (91), un manuel d’instructions navales (39), un recueil de vers (116) ou un poème en prose (187-188), un traité de sciences appliquées (135-139), un l’herbier (223), une chanson (233), un menu et une recette (267 et 276) ou une partition musicale (304). Cette nature composite du texte, aussi intéressante puisse-t-elle sembler, m’apparaît plutôt comme une sorte de rendez-vous manqué avec le «grand roman américain» <strong><a href="#2">[2]</a><a id="2a" name="2a"></a></strong>. Tout au long du roman, le collage de textes scientifiques m’a semblé digressif, accessoire&nbsp;à une intrigue déjà ténue. En présence d’un narrateur-archiviste aux prises avec une documentation lacunaire afin de circonscrire le mythe historique, ces insertions auraient pu avoir du sens, car elles auraient pu être liées au cheminement ontologique de ce narrateur. Car c’est bien ce qui manque à <em>Du bon usage des étoiles</em>: pourquoi revit-on cette Histoire dont nous connaissons déjà la fin? Pourquoi devons-nous lire ces pages sur le magnétisme, cette recette de pouding qui nuisent à l’avancée de l’intrigue? Pourquoi ce délire encyclopédique s’il ne provient pas du plaisir de fabuler d’un sujet mégalomane désireux de défigurer un mythe national? <em>Du bon usage des étoiles</em>, il me semble, ne cultive pas une intrigue assez soutenue pour constituer un véritable roman historique «traditionnel» où on s’identifie aux émotions des personnages –les amours de Sophia sont traitées de manière très secondaire− mais ne questionne pas assez la conception de l’Histoire pour être un <em>jeu</em> tout postmoderne avec celle-ci. Pire, on voit, dans la scène du «premier contact» des Blancs avec les Esquimaux narrée à la fois par un narrateur hétérodiégétique, par Crozier dans son journal et par Franklin dans le sien (où il ne manque pas de s’interroger sur l’efficacité de sa plume et les modifications que son épouse apportera au récit pour l’embellir), que Fortier flirte avec cette envie de dévoiler la faillibilité du récit officiel, de carnavaliser un mythe national. L’ajout d’un narrateur-archiviste en tant que témoin mais aussi <em>créateur</em> d’une histoire à la fois personnelle et continentale aurait pu rendre mon expérience de lecture véritablement jouissive.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span><br /><br />MORENCY, Jean (1994), <em>Le mythe américain dans les fictions d’Amérique. De Washington Irving à Jacques Poulin</em>, Québec, Nuit Blanche éditeur.<br /><br />MORENCY, Jean (2007), «Les tribulations d’un mythe littéraire américain : l’odyssée continentale d’Évangéline, poème de Longfellow», dans BOUCHARD, Gérard et ANDRÈS, Bernard [dir.], <em>Mythes et sociétés des Amériques</em>, Montréal, Québec/Amérique (Essais et documents), p. 349-367.</p> <p style="text-align: justify;">NAREAU, Michel (2008), <em>Transferts culturels et sportifs continentaux. Fonctions du baseball dans les littératures des Amériques</em>, thèse de doctorat en études littéraires, Montréal, Université du Québec à Montréal.<br /><br />NAREAU, Michel (2007), «Les taches solaires de Jean-François Chassay», dans Gilles Dupuis, Klaus-Dierter Ertler [dir.], <em>À la carte Le roman québécois (2000-2005)</em>, Frankfurt am Main, Peter Lang, 2007, p. 87-106.</p> <hr /> <p style="text-align: justify;"><a href="#1a"><strong>[1]</strong></a><a id="1" name="1"></a> Dans sa thèse de doctorat, Michel Nareau donne cette définition des transferts culturels continentaux: «Les chercheurs des transferts culturels se sont surtout attardés à l’analyse de la sélection des objets transférés, puis à celle des méthodes employées pour assurer la médiation des éléments choisis (traduction, amalgame, métissage, discours de la différence, appropriation discursive) et enfin à la réception de l’échange (interdiscursivité, utilisation de l’objet, déplacement de sens, modification de l’usage, etc.). Ces trois éléments (sélection, médiation et réception) permettent une juste compréhension des enjeux identitaires et culturels (perception de l’Autre, émergence d'une identité renouvelée, résolution de contradictions, acceptation d'une interculturalité constitutive) des transferts culturels.» (Nareau, 2008 : 54)</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#2a"><strong>[2]</strong></a><a id="2" name="2"></a> Michel Nareau (2007) définit le «grand roman américain» à partir de trois caractéristiques: l’usage du principe de témoignage pour rendre compte de l’expérience originale des Amériques, corollaire de la recherche d’une forme originale, puis la nécessité de se distinguer de l’Europe par des pratiques singulières et enfin, le renversement de ce modèle européen. À cela, il faut ajouter une expérimentation concrète de l’espace continental et une perspective singulière à propos du temps historique (91).</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-mythe-canadien#comments Amérique ATWOOD, Margaret Autochtone Autorité narrative Canada Déplacements Dialogues culturels Espace Espace culturel FORTIER, Dominique Histoire Imaginaire Littératures nationales NAREAU, Michel Quête Récit de voyage Roman Sat, 14 Sep 2013 14:09:24 +0000 Laurence Côté-Fournier 792 at http://salondouble.contemporain.info L'auréole profanée du désir http://salondouble.contemporain.info/lecture/laureole-profanee-du-desir <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/herve-martin">Hervé, Martin</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/lage-de-rose">L&#039;Âge de Rose</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;">De livre en livre, l’œuvre érigée par l’écrivain français Claude Louis-Combet témoigne d’une présence fantasmatique. La déchirure, fondamentale pour lui, se loge au sein d’une enfance hantée par le désir incestueux qu’il convoque inlassablement, terreau d’un mythique <em>commencement</em>. À cette blessure souveraine à laquelle il s’arrime s’ajoute, comme le surplis d’une cicatrice rouverte, la plaie de la vocation sacerdotale répudiée et du renoncement à Dieu. Désormais, «l’écriture, pour lui, [tient] lieu de contemplation, de méditation, de prière» (Louis-Combet, 1998: 349)&nbsp; et la spiritualité devient ce creuset où, par les mythes, les fantasmes et les rêves, se forge au fil des textes sa voix singulière, celle du <em>mythobiographe</em> qui scrute dans le miroir de l’imaginaire collectif les angoisses qui le travaillent. L’écriture combetienne se déploie à partir d’un matériau légendaire et biblique dont elle tire des réinterprétations traversées de ses idées fixes: par elle seule l’écrivain peut poursuivre le dialogue silencieux et vital qu’il a instauré avec l’énigme de son origine fracturée. Loin des querelles de chapelles et des débats sur ce que <em>doit</em> <em>être</em> la littérature contemporaine, il poursuit inlassablement sa marche sur son chemin intime.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Fort d’une culture profondément catholique, Claude Louis-Combet trouve notamment dans les <em>Vies des saints</em> les ressources à un travail de conciliation du «scandale de l’amour mystique [et du] scandale du désir charnel» (Louis-Combet, 2002: 144) . Avec <em>L’Âge de Rose</em>, paru chez son éditeur José Corti en 1997, il s’y consacre avec la plus ferme intention, relisant et réécrivant à l’aune de ses propres obsessions l’existence de sainte Rose de Lima, première sanctifiée du Nouveau Monde, qui vécut au Pérou de 1586 à 1617 et fut canonisée en 1671. Pour ce faire, il suit les traces d’une hagiographie anonyme publiée à Avignon, au XIXe siècle: des extraits de cette modeste biographie ornent ainsi chaque début de chapitre et forment le point de départ de sa rêverie d’écriture. La Rose de Claude Louis-Combet, à l’instar des autres figures féminines de mystiques qu’il a peintes dans <em>Marinus et Marina</em>, <em>Mère des croyants</em>, ou encore, <em>Magdeleine, à corps et à Christ</em>, trône sous les cariatides du péché de chair et du miracle. L’auteur n’a cure des faits et événements attendus de la vie de la vierge: il – ou plutôt son alter-ego dans le livre justement nommé le <em>narrateur </em>–&nbsp; s’attache non pas à la destinée séculière de la future sainte mais à son sentiment de faute originelle à expier dans les mutilations et l’ascèse intérieure. Afin de racheter les offenses des pécheurs, en premier lieu sa mère habitée d’une tendre sensualité, Rose inflige de nombreux tourments à son corps honni et creuse toujours plus en elle afin de devenir le calice qui recueillera les larmes de son Dieu Crucifié. La narration est ainsi polarisée entre les personnages de la mère et de la fille, l’une incarnant la volupté enfin assouvie tandis que l’autre cultive une inertie volontaire. Cependant cet article s’attachera plutôt à saisir les enjeux de la distorsion contemporaine d’un écrit hagiographique et les moyens et stratégies que l’auteur élabore pour s’accaparer un modèle de sainteté issu du canon ecclésiastique.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Au regard de la typologie dressée dans l’ouvrage de Jean-Pierre Albert, <em>Le sang et le Ciel</em>, la Rose combetienne capitalise la majeure partie des caractéristiques propres aux saintes vierges et martyres du christianisme: sentiment aigu du dualisme entre la chair déniée et l’esprit glorifié, volonté de souffrir selon le modèle de l’<em>Imitatio Christi</em>, beauté suscitant la concupiscence des hommes et devenant donc objet de meurtrissure, refus du mariage et entrée dans un ordre qui consacrent le primat de la virginité, vertu première parmi les attributions sanctifiantes des figures féminines de l’idéal chrétien. Toutes ces qualités sont attribuées à l’héroïne du livre; pourtant un décalage advient et le contrat de lecture hagiographique s’en trouve corrompu. Les souffrances de la sainte, selon le principe que «le martyre, la maladie, la vie claustrale: tels sont les creusets dans lesquels Dieu, selon un lieu commun chéri des hagiographes, épure l’or de la sainteté» (Albert, 1998: 19), sont restituées avec un luxe de précision qui répond plutôt ici à une obsession de l’auteur, obsession pour la volupté qu’il croit soluble dans l’imaginaire de sainteté chrétien. Entre les mains de Claude Louis-Combet, l’hagiographie est à la fois pervertie et perversion. Dans un même mouvement, les dimensions tant virile qu’historique sont mises à distance tandis qu’éclot un monde de rêve et de fiction où le narrateur finit par rejoindre sa créature textuelle.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Dépouiller pour sanctifier</strong></span><br />L’exil du masculin est la nécessaire et première séparation dans le récit. Avec ses troupes armées, le père, nommé le Capitan, s’enfonce toujours plus loin dans les touffeurs moites de la forêt péruvienne, porté par une démesure qui le dépasse et le pousse en avant. Presque sans visage, il se dissout pour ainsi dire dès les premières pages, pages qui n’omettent pas pour autant cette sentence terrible résonnant d’un bout à l’autre du texte: «Que l’on n’oublie pas, toutefois, avant de tourner la page, que Gaspard Florès est le père et qu’il marche en tête de toutes les ombres» (p. 17). Après avoir hanté à quelques reprises la maison familiale, sanctuaire des femmes, il laisse en héritage à sa fille un frère, Carlos, qui finit par s’abîmer dans la mer, élément liquide et féminin. Les hommes sont ainsi les grands absents du récit. Seule exception: le saint Dom Claudius, qui vit son ermitage à demi enterré dans le sol et que Rose va visiter dans la montagne. Ses fonctions sacrales et prophétiques justifient sa présence dans la narration, sans compter qu’il est ce saint-in-utero, plongé par le bas corporel dans l’humus, presque asexué: son phallus est étouffé dans les profondeurs humides de la terre, autre élément féminin. Le monde masculin est donc aboli, ses personnages insatiables et mouvants sont oblitérés afin que s’entende l’échange immobile des femmes dans une Lima extirpée de l’Histoire. En effet, rien dans la tâche que le narrateur s’impose ne ressemble au sacerdoce de l’historien. À rebours des sources hagiographiques qui la dépeignent agitée et luxueuse, Lima se profile dans le livre comme une ville silencieuse où la vie est mélancolique. La voix du texte va jusqu’à congédier les anecdotes et les événements non teintés d’expérience mystique ou sensuelle qui égrènent le chapelet des jours: «L’histoire de Rose ne saurait avoir les caractères d’une histoire. Il ne s’y passe rien de remarquable» (p. 184).</p> <p style="text-align: justify;">Sans orthodoxie ou volonté de reconstitution historique, la prose se ramifie hors du domaine profane. Afin de s’approprier toujours plus la figure de Rose par l’écriture, le poétique vient même se substituer au surnaturel propre aux actions des saints. Les miracles abondent dans la vie de la vierge péruvienne: les biographies sont toutes unanimes à ce sujet. Ici cependant, la question de la qualité surnaturelle de l’héroïne paraît secondaire. Le lien qu’elle entretient avec le Ciel prend plutôt la forme d’une intériorisation profonde et les formes miraculeuses qui naissent ont bien plus l’allure d’une rêverie du monde que de prodiges divins. Ses miracles s’infusent dans la langue même et acquièrent un pouvoir nominal. Au-delà de ses propres hallucinations, Rose est le réceptacle de manifestations vitales et fertiles, elle communique au monde le mystère floral qui couronne son nom. Ainsi en va-t-il de son incroyable naissance, durant laquelle sa mère Maria de l’Oliva enfante sans douleur dans l’herbe humide du jardin. Alors que pointe la tête de l’enfant, elle arrache de sa vulve une rose noire au cœur rouge. Au même instant retentit le chœur des femmes de Lima en liesse, célébrant le retour des fleurs qui se sont toutes épanouies dans la ville. Autre signe miraculeux attaché au nom de Rose: lors de ses allers et venues à sa cahute dans le fond du jardin, les plantes se penchent et saluent son passage. Sans oublier également l’odeur délicieuse et florale que dégage son corps à l’approche du trépas, gage de son <em>odeur de sainteté</em>, ou la fleur baptismale, noire et rouge encore, qui éclot devant le regard attendri de sa mère au cours de la toilette mortuaire. Les miracles se convertissent en des manifestations poétiques, des rêveries d’une écriture onomastique qui révèle:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />quelque chose aussi – comme un principe – qui entrait dans le sens de son propre nom de fleur (<em>Rosa purissima</em>) [et qui] agissait dans l’infinie ténuité des êtres végétaux afin de les pousser à leur accomplissement. (p. 178)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Le nom recèle une capacité d’évocation et d’incarnation. Ainsi, le miracle théologique se mue en miracle d’écriture qui justifie le recours, dans le texte, au merveilleux à l’œuvre dans toute existence vouée au sacré. La pertinence de la présence divine n’est pas vraiment questionnée puisque le système des symboles charriés par la langue se substitue aux puissances du surnaturel chrétien. Chez celui qui a trouvé dans la littérature une suppléante à la prière, le signe divin se transforme inévitablement en poétisation du monde. Afin que s’ouvre la sainte fleur, le récit prend donc soin d’exclure les figures susceptibles de nuire à son épanouissement en terre combetienne.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>En s’approchant en écrivant</strong></span><br />À l’orée du texte se tient le narrateur, voix de l’auteur qui répugne à se nommer et à relater explicitement son existence, marqué qu’il est depuis l’enfance par ce onzième commandement: <em>Tu ne parleras pas de toi-même</em>. Son ambition est de prendre à rebours le travail de l’hagiographe de 1835. Il le raille et le fustige, médisant sur son œuvre qu’il compare non pas au tracé d’une plume mais à celle d’un manche à balai. Toutefois, il faut leur reconnaître à tous deux une certaine parenté de fait: ce sont des anonymes, ils sont loin de la sphère onomastique tandis que Rose en est le noyau. Tout consiste alors pour le narrateur à s’emparer de Rose, quitte à ployer le récit attesté par le canon historique, à faire croître dans ces fractures les racines de ses fantasmes et de ses cauchemars. Comme il le déclare: «A chacun la Rose qui lui est nécessaire» (p. 273). Sa&nbsp; transgression hagiographique est pleinement avouée et assumée. Néanmoins, le motif de son héroïne lui échappe par moments et il avoue son impuissance à le transcrire. Dans une divagation à l’approche de la mort, Rose, couchée telle la Vierge Marie, grosse du sang christique et sujette à des visions prophétiques, rejoint <em>in fine</em> le cœur du livre et «Dom Claudius-ex-utero», qui n’est autre que le narrateur enfin baptisé. Le personnage rêve de son créateur, incarnant ici la parfaite réflexivité du miroir où l’un et l’autre se reconnaissent. De la source hagiographique, le narrateur se déprend très vite: il ne la constate que pour s’en détacher et toucher enfin, dans le rythme si particulier de son écriture, le cœur de la sainte qu’il traque au fil des pages:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />je prétends que, dans le récit d’une vie, il s’agit, pour l’auteur, de pousser le plus loin possible son identification au personnage qu’il a choisi d’évoquer […] afin qu’on ne sache plus de qui l’on parle et qui parle: le biographe et son cœur, le saint et son âme, le texte et sa logique. (p. 71 – 72).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />C’est finalement là toute l’entreprise<em> mythobiographique</em>, où les événements de l’existence du personnage sont recouverts de l’ombre de l’écrivain et où se lit pour ce dernier la mise en mots d’une expérience intérieure.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Le créateur finit par exister à son tour dans les creux du texte et aux confins d’un temps perpétuellement suspendu. Car le présent apparaît vierge, presque une atemporalité dont les événements de la vie quotidienne sont tus pour permettre l’émergence des visions qui habitent l’héroïne. Tant dans la prière que lorsqu’elle s’affaire aux activités du monde matériel, couture ou ravaudage, son âme se tient «en abîme de présence. Cela durait un temps indéterminé, sans rapport avec le jour ou la nuit qui se déroulait» (p. 120). Les réalités du monde s’éloignent d’elle à mesure qu’elle se creuse pour épouser la Passion. La vie de Rose se calque sur le temps de ses visions, elle s’y installe plus <em>réellement</em> que dans le présent. Dans un article revenant sur les motifs à l’origine de son livre, Claude Louis-Combet dit ceci:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br /><em>Âge de Rose</em> était à prendre au sens de ces grandes étendues temporelles, plus mythiques qu’historiques, que l’esprit humain a conçu sous le nom d’<em>âge d’or</em>, <em>âge de fer</em>, les cristallisant en quelque sorte autour d’un élément hautement symbolique (Louis-Combet, 2002: 150).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />La réalité historique est donc seconde dans la diégèse car la trame dans laquelle s’étend l’histoire de la sainte de Lima est un vaste champ de temporalité presque mythique où peuvent s’entremêler le spirituel et le charnel. Dans un rêve prophétique, l’héroïne embrasse les visages des Rose qui fleuriront à sa suite: les célèbres Rosa Bonheur et Rosa Luxembourg, mais aussi toutes les autres, les oubliées et les inconnues. À l’encontre de l’histoire des biographes et du temps de l’histoire se déploie un temps de la dévotion qui bat au pouls du temps de l’écriture.</p> <p style="text-align: justify;">La distance abolie, le narrateur peut alors s’approcher au plus près de la vierge et de l’amante. Il souhaite déceler, sous la terre rugueuse du renoncement, le limon fertile de sa féminité qu’il sait toujours vivace et palpitante: «De quelle obscurité rigoureusement propre à l’homme que je suis, la jeune Rosa Florès, future sainte Rose de Lima, est-elle la métaphore ?» (p. 59). Pour lui, l’objectif est de contempler dans la vie de Rose son propre accablement, ce péché qui inaugure sa blessure originelle. Il y a la séparation d’avec la mère tout d’abord, comme Rose qui résiste jusqu’à sa mort à la tentation dissolvante de regagner le sein maternel, puis celle d’avec Dieu, le narrateur ayant renoncé à sa vocation et à sa croyance. Cependant, chez lui que la foi a déserté, s’impose la nécessité de témoigner de l’existence spirituelle d’une sainte. À défaut de prier, il ne peut désormais qu’écrire et, s’il choisit Rose, c’est avec le souhait d’éclairer une figure de fascination qui est comme une invitation à la rêverie. Pour lui, il s’agit de:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />m’approprier une modeste image sainte, à la surcharger de mes traits, à la triturer, à la dénaturer, à la violer véritablement, à seule fin d’en tirer un récit […] l’énigme perpétrée d’une histoire, dont j’ai tout lieu de penser que je suis le sujet. (p. 124)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Sans espoir néanmoins d’identité ou de salut: l’écriture n’a pas vocation de réconforter ou de gracier, mais elle œuvre plutôt à la redécouverte d’un fond d’angoisse et de désir, à la prise de conscience d’une faute fondamentale pour le créateur et son personnage. Grande est la distance entre eux, distance à la mesure de Dieu assurément, ce Christ tant désiré pour l’une et perdu à jamais pour l’autre. Rose demeure cette altérité indépassable en son auréole de sainteté. Son mystère, à l’issue du livre, semble donc entier. Mais ce personnage est aussi une femme pleine d’une sensualité exaltée dans son âme mais réprouvée dans son corps car pour elle «le monde perçu, muable et poreux, reste un tableau des passions» (De Certeau, 1982: 360). Cette figure, dans son paradoxe, le narrateur la fantasme indéfiniment. Et même s’il avoue ne pouvoir s’identifier totalement à elle et à l’énigme indéchiffrable qu’est sa vision du sacré, il partage avec son héroïne un même souhait d’absolu: celui de la conciliation impossible des sens terrestres et de la spiritualité.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>La sainte mythobiographique</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">Après les nombreux sévices qu’elle s’est infligée tout au long de son existence, Rose trouve enfin la paix dans la mort, prémisse à sa longue existence post-mortem comme sainte de l’Eglise catholique et d’Amérique du Sud. Cependant, jusqu’au dernier mot du texte, jamais la grâce ne semble totalement acquise pour l’héroïne : l’absence qu’elle a patiemment fouaillée en elle n’est peut-être qu’à la hauteur du siège vide des cieux. Seule certitude: la Rose profilée dans ces pages est celle de Claude Louis-Combet. À travers les motifs du père perdu et de l’intense relation maternelle, motifs totalement imaginés et assumés comme tels par le narrateur, cette sainte vie revisitée explore les catacombes de la jeunesse de l’écrivain: comme le mentionne son ouvrage autobiographique <em>Le recours au mythe</em>, Claude Louis-Combet ne connut pas non plus son père, Capitan disparu, et fut élevé dans la sphère étouffante de deux femmes, sa grand-mère pieuse et dévote, à l’instar de la tante de Rose, Isabelle Herrera, et sa mère surtout, gouvernée par ses sens tout comme Maria de l’Oliva. De sa mère lui vient cette conscience sensible d’un désir qu’il éclaire à la lumière chrétienne comme la faute de chair, qu’il tâche d’expier dans son parcours de séminariste. Le poids de la culpabilité est cependant trop lourd et, inconciliables, son goût de Dieu et sa volupté l’amènent à la rupture où il renie le premier pour mieux embrasser la seconde. C’est alors par l’écriture pervertie de l’hagiographie qu’il cherche à ouvrir toujours plus largement l’entaille de la nuit énigmatique du sexe:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />A travers les biographies hagiographiques, je ne perdais jamais de vue mon projet initial, qui consistait surtout à évaluer la perte que j’avais subie en reniant ma foi et à rechercher, dans l’ordre charnel, des équivalences et des compensations pour un tel sacrifice. (Louis-Combet, 1998: 337)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Dans cette nouvelle variation autour d’une virginale figure, Claude Louis-Combet convertit la Sainte Rose de Lima en sainte Rose de sexe et de texte.</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">ALBERT, Jean-Pierre (1997), <em>Le sang et le Ciel. Les saintes mystiques dans le monde chrétien</em>, Paris, Aubier, coll. «Historique.<br /><br />DE CERTEAU, Michel (1982), <em>La Fable mystique: XVIe-XVIIe siècle</em>, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque des histoires».<br /><br />LOUIS-COMBET, Claude (1997), <em>L’Âge de Rose</em>, Paris, José Corti, coll. «Domaine français».<br /><br />LOUIS-COMBET, Claude (1998). <em>Le recours au mythe</em>, Paris, José Corti, coll. «Domaine français».<br /><br />LOUIS-COMBET, Claude (2002). «En marge de <em>L’Âge de Rose</em>», dans <em>L’homme du texte</em>, Paris, José Corti, coll. «En lisant, en écrivant».</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/laureole-profanee-du-desir#comments Amérique Biographie DE CERTEAU, Michel France LOUIS-COMBET, Claude Mystère Obscénité et perversion Obsession Psychanalyse Religion Représentation de la sexualité Transgression Roman Thu, 22 Aug 2013 17:09:59 +0000 Laurence Côté-Fournier 785 at http://salondouble.contemporain.info État plus que critique http://salondouble.contemporain.info/article/etat-plus-que-critique <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/lefort-favreau-julien">Lefort-Favreau, Julien</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/hors-les-murs-perspectives-decentrees-sur-la-litterature-quebecoise-contemporaine">Hors les murs : perspectives décentrées sur la littérature québécoise contemporaine</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>Il est certes utile de s'interroger sur la place que peut avoir la littérature dans l'espace public en des termes quantitatifs. Voilà une démarche qui nécessiterait des données empiriques, chiffres à l'appui, chronomètre à la main, décompte de mots dans les colonnes des journaux<em>.</em> Nous ne parviendrions toutefois qu'à une réponse partielle, qui laisserait en plan toute la question de la <em>qualité </em>de la place de la littérature au Québec. Partons plutôt de l'idée qu'il importe de mesurer la portion congrue accordée à la critique, notamment parce qu'il s'agit d'un agent à notre avis indispensable dans la formation d'une vie littéraire digne de ce nom, mais également parce qu'elle constitue un antagoniste nécessaire à la vitalité des débats esthétiques. Ou pour le dire autrement: comment penser que la littérature peut s'inscrire dans le vie sociale sans médiation, sans avoir été préalablement <em>reçue. </em>Un champ sans ces tensions et sans ces médiations marque le triomphe d'une industrie culturelle. En lisant le récent <em>Ismes </em>d'Anna Boschetti<a href="#_ftn1" name="_ftnref1" title=""><sup><sup>[1]</sup></sup></a>, on voit bien l'importance déterminante de la critique dans la formation des différentes avant-gardes des 19e et 20e siècle. Mais est-ce à dire que ce rôle serait périmé et appartiendrait à une époque révolue? Au Québec, il n’est pourtant pas si loin le temps où les critiques, qu'ils soient universitaires ou médiatiques, ou même les deux à la fois (pensons à Gilles Marcotte), avaient encore un rôle prescripteur qui dépassait largement la logique de consommation culturelle. Il est évidemment tentant de pronostiquer le déclin inéluctable des choses. Mais cette vision téléologique supposerait un âge d'or passé. Je ne sais pas si cet éden critique a déjà existé mais, chose sûre, les problèmes avaient déjà commencé en 1992, lorsque le documentariste Marcel Jean signe <em>État critique</em><a href="#_ftn2" name="_ftnref2" title=""><sup>[2]</sup></a><em>.</em></p> <p>Dans ce film disponible pour gratis sur le site de l'ONF, on aborde au moins trois problèmes. Marcel Jean s'intéresse d'abord aux rapports pour le moins compliqués entre artistes et critiques. S'il s'agit d'un enjeu quelque peu anecdotique, les interventions geignardes de Sylvie Drapeau, Michel Tremblay ou André Brassard ont le mérite de mettre en évidence une frilosité du milieu culturel qui a fini, sur la longue durée, tuer la possibilité pour les critiques les plus exigeants de pratiquer leur métier en toute liberté. Force est de constater que de ce côté-là, les choses n'ont pas guère changé, la litanie des artistes incompris jouant encore assez régulièrement sur nos ondes. Cette manière qu'ont plusieurs artistes bien de chez nous d'opposer création et critique révèle un anti-intellectualisme qui ne favorise pas exactement une hauteur dans les débats.</p> <p>Le deuxième aspect du film est toutefois plus intéressant pour notre propos. En effet, Marcel Jean se demande quels sont les critères discriminatoires nous permettant d'identifier le métier de critique. Claude Gingras, critique musical de <em>La Presse</em>, et Robert Lévesque, alors directeur des pages culturelles du <em>Devoir</em>, sont interrogés. On y suit également René Homier-Roy, Chantal Jolis et Nathalie Petrowski, notamment sur le plateau de <em>La Bande des Six,</em> émission souvent évoquée avec bienveillance comme un exemple réussi de critique culturelle télévisée. Ceux qui sont maintenant respectés pour leur esprit critique apparaissent, avec le recul, aussi pitoyables que les chroniqueurs d'aujourd'hui dont il peut nous arriver de ricaner entre amis. Homier-Roy et Jolis qui plantent un film de Léa Pool (pauvre Patricia Tulasne qui en prend pour son rhume) avec des arguments d'une très grande faiblesse intellectuelle (sur le mode: «On n’y <em>croit</em> pas») n'est pas un spectacle particulièrement édifiant, même vingt ans plus tard. <em>A contrario, </em>la vigueur critique de Lévesque et Gingras laisse songeur et nous fait regretter une époque où il y avait davantage de fonds disponibles dans les médias écrits et électroniques. Il n'existe maintenant que très peu de critiques qui peuvent pleinement se consacrer à leur mériter, et approfondir leur champ de compétence sur plusieurs décennies. Le film de Jean expose avec beaucoup de clarté un divorce qui est alors en train de se produire, et qui est maintenant totalement accompli, entre les critiques dits professionnels et les pigistes, qui, pour être bon joueur,&nbsp; n'ont pas les moyens matériels de s'extraire du dilettantisme.</p> <p>Le troisième problème exposé par le film s'incarne en la personne de Jean Larose, autrement plus combattif alors que sort son essai <em>L'amour du pauvre. </em>On le voit, en entrevue et sur le plateau de <em>La Bande des Six,</em> tenter de démonter la vaste fraude idéologique que constitue la critique littéraire (ou plus largement culturelle) à la télévision, mettant en cause le triomphe du j'aime/j'aime pas, réflexe qui ne s'appuie ni sur une connaissance historique, ni sur une mise à distance des objets convoqués. Mais plus encore, Larose, qui n'est par ailleurs pas exactement vierge de toute dérive idéologique, fait preuve d'une grande acuité en ce qui concerne le rapport entre la critique et le public. En s'attaquant à l'ensemble du <em>dispositif </em>critique télévisuel, qui ne laisse aucune place à la réflexion et à l'explication des œuvres d'art, la présumée volonté populiste de s'adresser au grand public se transforme en dialogue de sourds où plus personne ne semble s'adresser à quiconque. Larose cerne bien le phénomène: on présume toujours que le public ne s'intéresse pas aux choses «sérieuses», à la réflexion, à la critique informée — on leur en sert donc une version diluée.</p> <p>En 1991-1992, le mal est déjà fait. On parle certes encore de littérature à la télévision, mais on en parle si mal qu'il serait plutôt malvenu d'être nostalgique. Vérification faite, ce n'est donc pas il y a vingt ans que l'air était plus respirable. Quarante ans peut-être? Ça reste à voir. Le champ était passablement exigu dans les années soixante. M'est avis qu'il n'était pas toujours évident de parler sérieusement de littérature sans piler sur l'orteil de son voisin.</p> <p>Les médias électroniques sont incontestablement en déclin. Mais ce n'est certainement pas un déclin qui ne concerne que la littérature et il me semble de peu d'utilité de le déplorer, ou à tout le moins de le déplorer à l'infini. La fermeture de la Chaîne culturelle était une bêtise. Mais on se rend compte qu'elle ne visait pas tant à ostraciser la culture ou la littérature qui y prenait tant de place; elle faisait partie d'un plus vaste sabordage, dans lequel la science ou l'information internationale sont au final tout aussi perdants.</p> <p>La bataille doit se mener sur plusieurs fronts. D'une part, il y a un combat politique à mener pour éviter la précarisation absolue de tous les métiers intellectuels, parmi lesquels on retrouve les journalistes et les critiques. Il serait candide de croire que les débats intellectuels sont indépendants des conditions de vie matérielles de ses différents protagonistes. L'autre bataille à mener fait écho aux propos de Larose dans <em>État critique </em>et concerne la possibilité d'offrir en quelque sorte une voie intermédiaire entre la critique spécialisée universitaire et la critique «promotionnelle». Ce créneau, jadis occupé par la Chaîne Culturelle, existe toujours dans la presse écrite anglo-saxonne. Il n'y pas de&nbsp; raisons pour qu'aucun équivalent à la <em>New York Review of Books </em>se retrouve au Québec, quitte à en adapter les dimensions ou la fréquence à notre marché. Il est nécessaire de multiplier les initiatives, sur diverses plates-formes, afin de résister à cet amenuisement de la parole critique. La bonne santé de la littérature québécoise semble faire consensus (nombre de nouvelles maisons d'édition ont fait leur apparition durant les dix dernières années ainsi que plusieurs auteurs de talent). Le milieu n'est donc pas sclérosé et présente des signes certains de vitalité. Pourtant, tout ce renouveau n'est que trop rarement accompagné par une pensée critique élaborée, qui tenterait d'identifier les nouvelles voix, de dénoncer les impostures intellectuelles, de baliser les pratiques émergentes, de circonscrire l'impact des mutations technologiques ou institutionnelles. Sans cet apport inestimable, il est à redouter que le champ ne soit dominé que par des intérêts mercantiles. Il ne faudrait pas sous-estimer l'ampleur des guerres idéologiques qui font rage dans le monde du livre<a href="#_ftn3" name="_ftnref3" title=""><sup>[3]</sup></a>.</p> <div><br clear="all" /><br /> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn1"> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1" title=""><sup><sup>[1]</sup></sup></a> Anna Boschetti, <em>Ismes, </em>Paris, CNRS éditions, 2014.</p> </div> <div id="ftn2"> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2" title=""><sup><sup>[2]</sup></sup></a> Marcel Jean, <em>État critique, </em>ONF, 1992, 53 minutes.</p> </div> <div id="ftn3"> <p><a href="#_ftnref3" name="_ftn3" title=""><sup><sup>[3]</sup></sup></a> Voir à ce propos:&nbsp; André Schiffrin, <em>L'édition sans éditeurs, </em>Paris, La fabrique, 1999; <em>Le contrôle de la parole, </em>Paris, La fabrique, 2005, <em>L'argent et les mots</em>, La fabrique, 2010.</p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> Québec Poésie Récit(s) Nouvelles Roman Théâtre Wed, 22 Oct 2014 14:21:06 +0000 Julien Lefort-Favreau 882 at http://salondouble.contemporain.info Comment les médias parlent-ils de littérature? http://salondouble.contemporain.info/article/comment-les-medias-parlent-ils-de-litterature <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/dionne-charles-0">Dionne, Charles</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/hors-les-murs-perspectives-decentrees-sur-la-litterature-quebecoise-contemporaine">Hors les murs : perspectives décentrées sur la littérature québécoise contemporaine</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>La définition de l’objet «littérature» construite par les acteurs du champ médiatique serait-elle insatisfaisante? La littérature aurait-elle perdu toute sa place chez les médias&nbsp; dits conventionnels?</p> <p>Aborder cette impression de vide&nbsp;littéraire m’a inévitablement fait réfléchir à ce qu’est le <em>conventionnel</em> chez les médias; s’il existe, même, considérant l’investissement du web et des réseaux sociaux opéré par les chaînes télé et radio; si le <em>non conventionnel</em> existe encore; s’il n’est pas disparu avec l’ouverture des blogues, des pages Facebook et des comptes Twitter de <em>V télé</em> et de l’émission <em>Les Chefs</em>. Si la convention appelle le conformisme alors que le non conventionnel agirait sans ces règles ou sans toujours s’y soumettre, il faut maintenant se demander à quel genre de conformisme nous avons affaire dans les médias.</p> <p>Le média <em>plus</em> conventionnel&nbsp;serait, selon ma définition non scientifique, celui grâce auquel on peut apprécier un contenu disponible à un rythme régulier sans avoir à interagir avec un écran, c’est-à-dire qu’après avoir syntonisé une station, ouvert un document papier ou cliqué sur le titre d’un article numérique sur son fil Facebook, il ne reste qu’à écouter ou à lire. À première vue, une certaine idée de passivité se dégage de cette catégorie. On attend de ce type de média qu’il nous informe ou qu’il commente des sujets précis en matière de littérature: nouvelle parution, critique de livre et entrevue avec un auteur par exemple. Télévision, radio, journaux, revues, sites web culturels qui s’inscrivent dans ce type de tradition médiatique semblent appartenir à cette catégorie.</p> <p>De l’autre côté, le média <em>moins</em> conventionnel&nbsp;serait celui qui sait aussi agir autrement (ou mieux, qui agit toujours d’une manière différente): rendant disponible du contenu de manière ponctuelle sans respecter un horaire précis; il produit selon l’urgence et l’instantané autant que selon la fermentation lente des idées qui lui est permise, faute de limites de mots et de date de tombée. On attend, entre autres, de ce type de média qu’il ne répète pas une information disponible chez un média conventionnel et qu’à travers chacun de ses contenus se lise aussi une signature bien reconnaissable: humour, contenu de marge, etc. Média natif du web, fanzine ou blogue qui n’est pas le pendant web d’un autre média viennent tout de suite en tête.</p> <p>La séparation n’est évidemment pas simple. Je la trouve même impossible à réaliser. Mais il me semble possible de dégager des concepts généraux. Ces deux catégories sont des vases communicants: un internaute n’est pas moins passif en lisant sur lapresse.ca une entrevue avec un auteur qu’en lisant sur un blogue une liste des dix meilleures façons, selon l’œuvre de Bukowski, de boire en bobettes un scotch dans un motel sale. Mais c’est peut-être plutôt dans la manière dont on traite la littérature dans un média par rapport à un autre qui peut servir de séparation entre le <em>plus</em> conventionnel et le <em>moins</em> conventionnel. Il me semble que la manière dont les destinataires entretiennent une conversation avec le contenu et ses auteurs permet de réfléchir au concept du conventionnel chez les médias: s’agit-il uniquement d’un simple like, d’un retweet, d’un partage avec le message «Lawl!» en guise de statut Facebook ou est-ce une habitude sur ce média d’entamer une discussion de fond sans limites de mots ou de nombre de réponses entre les lecteurs et les auteurs?</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Médias conventionnels et littérature</strong></span></p> <p>Reste que règne un format connu sur les ondes télé et radio: l’émission littéraire. À la télévision québécoise se partagent le temps d’antenne les émissions <em>Tout le monde tout lu</em> (MATV), <em>Lire</em> (ARTV), <em>La bibliothèque de…</em> (Canal Savoir) et <em>Le Club</em> (Bazzo.tv). À la radio québécoise se partagent les ondes quinze émissions littéraires<a href="#_ftn1" name="_ftnref1" title=""><sup><sup>[1]</sup></sup></a> dont <em>Plus on est de fou plus on lit</em> (RC), <em>Dans le champ lexical</em> (CIBL<em>), Tout nouveau tout biblio</em> (CIAX) et <em>Encrage</em> (CKRL). Le mot d’ordre est souvent la légèreté et le partage d’expériences personnelles&nbsp; de lecture.</p> <p>Les journaux, les revues, les blogues et les médias web, de leur côté, publient actualité, critiques et chroniques littéraires. Se lisent le cahier <em>Livres</em> tiré les fins de semaine par <em>Le</em> <em>Devoir</em>, le cahier «&nbsp;Culture&nbsp;» de <em>La Presse</em>, les articles de voir.ca, les revues <em>Spirale</em>, <em>Entre les lignes</em>, <em>Liberté</em>, <em>Nouveau projet</em>, <em>Lettres québécoises</em>, les articles des <em>bangbangblog.com</em>, etc.</p> <p>Rapidement, l’abondance d’émissions et de médias installe l’idée que la littérature (et même la <em>vraie</em>) est très présente dans les médias. À cet effet, <em>Toutes mes solitudes</em> de Marie-Christine Lemieux Couture publié aux éditions <em>Ta Mère</em> a fait l’objet d’une chronique à <em>Bazzo.TV</em>, tout comme certains livres de Nelly Arcand, de Jean Simon Desrochers et de Catherine Mavrikakis, par exemple. Le premier est publié par une jeune et petite maison d’édition de la <em>marge</em>, les autres sont issues de la littérature enseignée et étudiée à l’université. On ne parle donc pas, dans ces médias, uniquement de l’essai qui a gagné le «&nbsp;prix du public&nbsp;»&nbsp; au Salon du livre 2013 de Ricardo<a href="#_ftn2" name="_ftnref2" title="">[2]</a>, loin de là.</p> <p>Pourtant, la forme qui entoure ces contenus, elle, est plutôt figée. Que ce soit à la télévision ou à la radio, par exemple, le contenu produit autour de la littérature reste principalement de l’ordre du club de lecture où l’on livre ses impressions personnelles et où parfois des gens issus de la périphérie culturelle (les <em>personnalités</em>) sont invités à participer, ce qui a amené certains commentateurs du milieu littéraire à parler de <em>gildorisation</em> de la littérature (en référence au comédien/chanteur Gildor Roy, participant au club de lecture à Bazzo.tv). Il s’agit d’inviter un intervenant à poser un regard néophyte sur le monde du livre et à jouer le rôle de critique.</p> <p>Mais qu’on se console: c’est une tendance générale. <em>Rotten Tomatoes</em>, par exemple, et <em>IMBD</em> servent à hiérarchiser l’importance des films, mais utilisent principalement l’opinion du public sous la forme de commentaires anonymes pour le faire.</p> <p>Et qu’on comprenne que plusieurs acteurs très pertinents travaillent dans le cadre d’émissions culturelles: Bertrand Laverdure, Alain Farah, Fabien Cloutier, Pascale Navarro, etc.</p> <p>Comme je l’ai annoncé en début d’article, il&nbsp; est très difficile de répondre à la question de la place de la <em>littérature</em> dans&nbsp; les médias.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Médias </strong><strong><em>moins</em></strong><strong> conventionnels et littérature</strong></span></p> <p>De leur côté, témoignant d’une pluralité des approches en matière de littérature, les médias <em>moins</em> conventionnels s’inscrivent, eux, dans une tendance au contenu de niche. En musique, des sites comme <em>10kilos.us</em> s’intéressent uniquement au rap contemporain; en cinéma, <em>Hors Champ</em> publie un contenu critique de fond uniquement; etc. Ainsi, des sites comme <em>Baise livres, Littéraire après tout, Salon double</em>, <em>Cousin de personne</em> ou <em>Poème sale</em> vont tous parler de littérature à leur manière, sans vraiment avoir de visibilité ou de pendant chez les médias conventionnels. Ces médias sont exclusivement accessibles sur le Web. <em>Littéraire après tout</em> utilise l’humour pour commenter le milieu littéraire; <em>Salon Double</em> s’intéresse aux articles de fond; et <em>Poème sale</em> publie directement de la poésie et commente l’actualité en riant de son lectorat, par exemple. La signature d’un média <em>moins</em> conventionnel apparaît à la première lecture.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Une posture de la littérature</strong></span></p> <p>Pour éviter de reprendre les poncifs qui entourent les citations de Marshall McLuhan, je dirai que le format choisi par les différents médias révèle une posture par rapport à la littérature. Si l’humour et l’autodérision de <em>Littéraire après tout</em> et <em>Poème sale</em> viennent calmer le jeu de la lourde artillerie universitaire, le club de lecture dans le format actuel génère l’idée que lire, c’est principalement faire partie d’un grand groupe de lecture mondial dans lequel l’impression personnelle sert de baromètre; que théorie et critique littéraire n’ont plus de place dans ce qu’on considère être la littérature; que n’importe qui a la compétence d’agir en tant que critique littéraire; mais, surtout, que le débat sur la présence, sur l’absence et sur la nuance du rôle du critique littéraire est terminé: plus personne n’a besoin de se faire dire ce qui est bon pour soi.</p> <p>Néanmoins, un déplacement s’est opéré en matière de littérature chez les médias <em>plus</em> conventionnels. <em>Zone d’écriture</em>, la plateforme web de <em>Radio-Canada</em> dédiée à la littérature, n’existe plus. Claude Deschênes a démissionné de son poste de journaliste culturel chez RC, car, selon lui, il n’y a plus assez de place pour la culture en ondes. Sa solution: créer un blogue. Le cahier<em> Auto</em> est beaucoup plus gros que le cahier <em>Culture</em> dans <em>La Presse</em>. Le cahier <em>Livre</em>s du <em>Devoir</em> n’est publié que les fins de semaine. Tout semble indiquer que la littérature est laissée au territoire vierge du Nouveau Monde du Web.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Rejoindre un public</strong></span></p> <p>La réception des textes ou des <em>productions</em> des blogues est un peu différente de celle des médias <em>plus</em> conventionnels. S’il s’agit pour une chaîne déjà existante d’ajouter une émission littéraire au programme, le bassin de destinataires potentiels existe d’office, ce qui n’est pas le cas lors de la création d’un blogue. Pour le blogue, l’idée est donc de rejoindre un public qui n’a jamais visité ce site web, qui ne connait pas encore son existence. Dans tous les cas, l’objectif est identique: rejoindre le plus grand nombre de personnes, tous les intérêts confondus. Simplement, chez les blogues, tout est à faire, chaque fois, pour attirer leurs lecteurs; c’est une éternelle <em>tabula rasa</em>.</p> <p>Néanmoins, le public d’un blogue comme <em>Poème sale</em> me semble assez différent, du moins, du point vue de ses habitudes virtuelles: la recherche active de contenu <em>versus</em> la réception passive du contenu d’une programmation télé ou radio; l’implication prolongée dans une toujours potentielle discussion de fond <em>versus</em> l’écoute et les partages/retweets dirigés. C’est donc en s’intéressant à un sujet spécifique (la poésie contemporaine) d’une manière précise (l’ironie) que Fabrice et moi visons, somme toute, un public qui ne retrouve pas l’expérience d’information qu’il cherche chez les médias actuels. Nos articles et les poèmes que nous publions se retrouvent dans un espace mitoyen, entre notre désir de rejoindre des lecteurs et le désir de certains lecteurs d’être rejoints.</p> <p>Pour ce faire, les outils que nous choisissons et qui nous sont extrêmement utiles pour maximiser notre potentiel de lecture se trouvent évidemment sur le web. Facebook et Twitter sont à la fois des moyens de transmission (partages et retweets d’un article) et de discussion (commentaires sous un article et échange de tweets). Nous n’avons pas d’espaces publicitaires pour inviter les lecteurs à se rendre sur notre site et ne produisons pas d’annonces pour la télé et la radio. Mais je crois que même si nous tentions l’aventure marketing, nous ne serions pas vus par les bonnes personnes. Qui écoute encore la télé?</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Figure du critique</strong></span></p> <p>Dans le milieu littéraire, c’est un truisme qui s’approche de l’insulte à l’intelligence que d’annoncer la disparition de la figure du critique, mais, selon moi, le sujet fait émerger une autre figure, celle du lecteur.</p> <p>Je connais le travail extraordinaire que font les revues littéraires et les sites web qui y sont dévoués, mais l’image construite autour du concept de critique littéraire est complètement désarticulée. Le débat littéraire n’existe pas; les critiques sont neutres ou démesurément dithyrambiques; et le champ lexical du style des auteurs tourne complètement à vide (un style incisif, coup de poing, dîtes-vous). Je ne sais pas si les médias nés du web y pourront quelque chose. Nous utilisons la forme sans limites que nous avons en publiant des articles qui dépassent largement la limite papier habituelle, mais comme l’exprimait Julien Lefort-Favreau<a href="#_ftn3" name="_ftnref3" title=""><sup><sup>[3]</sup></sup></a>, le lecteur/critique capable de lire une revue littéraire en entier et de tenir une discussion littéraire sans utiliser sans cesse la métaphore de la madeleine de Proust me semble très romantique, mais bien peu présente hors des murs des universités.</p> <p>Pour moi, tout est parti de ce constat: en pleine fin de baccalauréat en littérature, je sentais la vie littéraire se resserrer autour de mes travaux de fin de session et de mes soirées passées au local étudiant de mon département. Où allait la littérature en dehors des mémoires, des thèses et des tablettes des centres de recherche? Nulle part.</p> <p>Quelque chose d’extrêmement heureux s’est produit, pourtant, depuis trois ans: jamais je n’ai vu autant d’événements littéraires. Tout le monde s’y met: librairies, éditeurs, auteurs, producteurs d’événement, universités, galeries. Les réseaux sociaux sont un mécanisme d’encouragement et d’invitations de masse. Être témoin d’une vie littéraire donne envie d’y participer et d’en être un acteur.</p> <p>Fabrice et moi cherchions la littérature de notre époque, nous voulions la lire et la faire lire. Il me semble que jamais elle n’a autant pris la parole.</p> <p>(Fin heureuse)</p> <div> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn1"> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1" title=""><sup><sup>[1]</sup></sup></a> UNEQ, en ligne: <a href="http://www.uneq.qc.ca/ecrivains/la-grille-horaire-des-emissions-litteraires-a-la-radio-et-a-la-television">http://www.uneq.qc.ca/ecrivains/la-grille-horaire-des-emissions-litteraires-a-la-radio-et-a-la-television</a>, (Page consultée le 20 septembre 2013).</p> </div> <div id="ftn2"> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2" title="">[<sup>2</sup>]</a> Le livre «La mijoteuse - de la lasagne à la crème brûlée» a remporté le prix du grand public Salon du livre de Montréal /La Presse dans la catégorie Vie pratique/Essai en 2013.</p> </div> <div id="ftn3"> <p><a href="#_ftnref3" name="_ftn3" title=""><sup><sup>[3]</sup></sup></a> Lors de la table ronde <em>Hors les murs</em>:<em> perspectives décentrées sur la littérature québécoise contemporaine</em> tenue le 18 octobre 2013 à la librairie Olivieri.</p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> Québec Poésie Récit(s) Nouvelles Roman Théâtre Wed, 22 Oct 2014 14:03:30 +0000 Charles Dionne 881 at http://salondouble.contemporain.info Vendre le livre sans parler de littérature. Le cas du Salon du livre de Montréal et des émissions littéraires télévisées. http://salondouble.contemporain.info/article/vendre-le-livre-sans-parler-de-litterature-le-cas-du-salon-du-livre-de-montreal-et-des <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/letendre-daniel">Letendre, Daniel</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/savoie-bernard-chloe">Savoie-Bernard, Chloé</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/hors-les-murs-perspectives-decentrees-sur-la-litterature-quebecoise-contemporaine">Hors les murs : perspectives décentrées sur la littérature québécoise contemporaine</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>L’un des lieux communs propagés par les «intellectuels» — universitaires, écrivains et autres spécialistes — est l’amenuisement de la place laissée à l’art dans la sphère publique: diminutions des subventions, disparition des formes d’expressions artistiques dans les médias de masse, etc. On expose chiffres, données, sondages pour convaincre de la véracité de ces propos qui dévoilent, en même temps qu’une insatisfaction quant au traitement public des arts, l’inquiétude de leur survivance. Si le travail des artistes est diffusé avec moins d’ampleur, en effet, ceux-ci ne sont-ils pas relégués à une certaine marge, voire à l’anonymat? Les discours entourant la littérature apparaissent, au Québec comme à l’étranger<a href="#_ftn1" name="_ftnref1" title=""><sup><sup>[1]</sup></sup></a>, métonymiques de ceux qui concernent l’art. Or pour le dire avec Dominique Viart, «[d]ans le seul univers culturel, les articles et pamphlets sur la “crise” de la littérature et son “déclin” ne datent pas d’aujourd’hui<a href="#_ftn2" name="_ftnref2" title=""><sup><sup>[2]</sup></sup></a>». Dans le même esprit que celui de ces remarques, il observe que «la fin nous accompagne depuis le commencement. Elle est notre avenir, elle est notre angoisse<a href="#_ftn3" name="_ftnref3" title=""><sup><sup>[3]</sup></sup></a>.»</p> <p>Cette angoisse naît, d’une part, de la valeur symbolique que l’on attribue à la littérature, souvent placée dans un statut d’exception. Il découle de cette quasi sacralisation la volonté d’assurer coûte que coûte la vitalité et le rayonnement maximum de la littérature et donc, aussi, une éternelle insatisfaction. D’autre part, les racines de cette angoisse se nourrirait également&nbsp; d’un paradoxe qui s’établit entre ce crépuscule de la littérature qu’on ne cesse de dénoncer et la réalité indéniable de la présence du livre dans l’espace public au Québec. Le cœur de la littérature est loin d’avoir cessé de battre, en témoignent&nbsp;le foisonnement des blogues littéraires et les multiples chroniques littéraires publiées dans tous les magazines grand public. C’est à cet écart entre discours et réalité que nous nous attacherons. Les émissions de télévision dédiées à la littérature et les Salon du livre — plus spécifiquement le Salon du livre de Montréal&nbsp; (SLM) —, parce qu’ils sont largement publicisés, se sont révélés les lieux de diffusion possédant la meilleure visibilité. En ce sens, ils constituent les objets d’études que nous privilégierons dans le cadre de cet article pour répondre à la question qui nous occupe: de quoi parle-t-on, lorsqu’on parle de «littérature québécoise»?</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Le texte en vedette(s) </strong></span></p> <p>Le Festival international de littérature de Montréal, fondé par l’Union des écrivains du Québec en 1994, a pour objectif de faire la promotion de la littérature sous la forme de spectacles et autres évènements où la matière textuelle est mis de l’avant. Le SLM se présente sous d’autres auspices puisqu’il indique, dès son nom, qu’il n’est pas dédié à la littérature, mais bien à l’objet-livre, monnaie d’échange qui permet d’accéder, après l’acquisition du livre, au littéraire. L’aspect commercial de l’évènement se révèle dès qu’on souhaite entrer dans l’enceinte de la Place Bonaventure, où il a lieu chaque année: on doit débourser le coût d’un billet pour être admis au Salon du livre. D’entrée de jeu, le ton est donné.</p> <p>Le mandat du SLM, affirme sa directrice, est de «contribuer au dynamisme du monde de l’édition<a href="#_ftn4" name="_ftnref4" title=""><sup><sup>[4]</sup></sup></a>». Présentée de cette manière, la visée de l’événement semble d’abord commerciale, le «monde de l’édition&nbsp;» étant le versant monétaire du livre. La qualité, voire le type de <em>textes</em> passe au second plan lorsque vient le temps, pour les organisateurs, de réfléchir à la composition des séances de dédicace et autres tables rondes qui sont parmi les évènements les plus populaires — c’est-à-dire générant le plus d’entrées payantes — du SLM. Les écrivains, non les textes, sont choisis pour attirer les gens. Les mots cèdent leur place aux vedettes littéraires. Comme le remarque Bourdieu, «aujourd’hui, de plus en plus, le marché est reconnu comme instance légitime de légitimisation<a href="#_ftn5" name="_ftnref5" title=""><sup><sup>[5]</sup></sup></a>». S’il y eut des époques où être populaire était mal vu par les écrivains, qui concevaient le succès monétaire comme une forme de prostitution intellectuelle pour se soumettre aux lois du marché, depuis une quarantaine d’années, c’est <em>a contrario</em> la quantité de livres vendus qui construit la crédibilité d’un auteur. Il n’est ainsi pas fortuit que le&nbsp; conseil d’administration du SLM soit composé de gens dont le métier est de participer à l’essor commercial du livre, soit des libraires, des éditeurs et des distributeurs.</p> <p>De son côté, Radio-Canada, financée par le Ministère du Patrimoine Canadien possède le mandat, selon la loi sur la radiodiffusion de 1991, de «contribuer activement à l'expression culturelle et à l'échange des diverses formes qu'elle peut prendre<a href="#_ftn6" name="_ftnref6" title=""><sup><sup>[6]</sup></sup></a>»; Télé-Québec, subventionnée par le Ministère de la culture et de la communication, est aussi tenue de mettre l’accent sur une programmation culture<a href="#_ftn7" name="_ftnref7" title=""><sup><sup>[7]</sup></sup></a>. Jusqu’au milieu des années 2000, la programmation des deux chaînes généralistes a conjugué émissions culturelles&nbsp; —&nbsp; ou de variétés — possédant un volet littéraire à des émissions uniquement consacrées à la littérature. Aujourd’hui, il n’existe plus d’émissions strictement littéraires. Les segments dédiés à la littérature sont insérés à des émissions cherchant à rejoindre un public large. Souvent sous un format «clip», ces chroniques font, pour le dire avec Bourdieu, que «la limitation du temps impose au discours des contraintes telles qu’il est peu probable que quelque chose puisse se dire.<a href="#_ftn8" name="_ftnref8" title=""><sup><sup>[8]</sup></sup></a>»</p> <p>On a varié les formules, les animateurs, les tons, les plages de programmation, tout en désavouant de plus en plus une télévision ayant un parti pris pour l’intellectualisme et l’analyse de fond. La présentation de l’émission <em>Sous les jaquettes</em>, animée par Marie Plourde à TVA en 2005, nous la vendait comme une «émission qui parle de livres, mais sans être une émission littéraire<a href="#_ftn9" name="_ftnref9" title=""><sup><sup>[9]</sup></sup></a>». Jean Barbe, de son côté souhaitait « parler de littérature avec le ton des émissions sportives » à son émission <em>Tout le monde tout lu</em>, toujours diffusée à MaTV. Ce désinvestissement intellectuel se remarque aussi dans le choix des animateurs des défuntes émissions littéraires: Sylvie Lussier et Pierre Poirier, par exemple, vétérinaires de profession, étaient à la barre de <em>M</em><em>’</em><em>as tu lu</em>, diffusé à Télé-Québec de 2004 à 2005. Leur notoriété tenait auparavant à la scénarisation d’émissions jeunesse et de téléromans n’ayant rien à voir avec la littérature, comme <em>B</em><em>ê</em><em>tes pas b</em><em>ê</em><em>tes plus</em> et <em>4 et demi</em>. Ce qui était vrai au début des années 2000 l’est encore aujourd’hui: la peur du discours informé sur la littérature dirige toujours les segments qui l’ont pour objet. En témoigne, toujours à Télé-Québec, les membres du «Club de lecture» de l’émission <em>Bazzo.tv</em>, qui sont issus de tous horizons. Si Pascale Navarro détient une maîtrise en littérature et une solide expérience dans le domaine culturel, ayant entre autres été responsable de la section «Livres» à l’hebdomadaire <em>Voir</em>, on ne peut pas en dire autant de ses collègues, comme le comédien devenu politicien Pierre Curzi ou encore l’animateur Vincent Gratton. Le choix de ces intervenants apparait symptomatique d’une tendance plus large: l’autorité du sujet d’énonciation sur une matière ou un autre provient davantage de son capital symbolique dans le champ médiatique que de ses connaissances réelles du contenu qu’il formule. La <em>personae </em>des critiques littéraires télévisuels, comme celle des écrivains invités sur un plateau télé ou au SLM, prime sur l’objet littéraire et sur les textes. Tant du côté des émissions littéraires que de celui du SLM, la littérature est considérée comme une force d’attraction pour le public, et non pour ce qu’elle est: une forme d’art. L’expérience esthétique que la littérature offre au lecteur est reléguée au second rang, loin derrière sa valeur économique potentielle pour l’industrie culturelle.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>La litt</strong><strong>é</strong><strong>rature comme app</strong><strong>â</strong><strong>t</strong></span></p> <p>«[C]e n'est pas le salon de la littérature, c'est celui du&nbsp;livre<a href="#_ftn10" name="_ftnref10" title=""><sup><sup>[10]</sup></sup></a>», dixit Jean-Claude Germain, président d’honneur du SLM de 1990 à 1998. Cette simple phrase résume parfaitement la confusion qui règne au Salon du livre, comme à la télévision, quant à la réalisation du mandat fixé. Si les incohérences des émissions littéraires télévisées tiennent davantage au médium — nous y reviendrons —, celles mises en lumière par Germain au sujet du SLM ont plus à voir avec la composition du champ littéraire lui-même. Divisé en une sphère de grande production, fondée sur la reconnaissance économique, puis une autre de diffusion restreinte, où les pairs sont les juges de la valeur d’une oeuvre<a href="#_ftn11" name="_ftnref11" title=""><sup><sup>[11]</sup></sup></a>, le champ littéraire inclus également les lieux de diffusion que sont le SLM et la télévision. Alors que le FIL s’installe dans l’espace mitoyen dessiné par l’entrecroisement du champ de production restreinte et celui de grande production, le Salon du livre, lui, n’a pas à prendre position puisque le <em>livre</em> et les auteurs sont à l’honneur et non le texte, la littérature<a href="#_ftn12" name="_ftnref12" title=""><sup><sup>[12]</sup></sup></a>.</p> <p>Les liens entre les différents actants de la scène du livre au SLM n’est pourtant pas aussi simple qu’il en paraît au premier abord. La plus grande confusion règne quant au statut des écrivains qui y sont invités. Leur présence à la Place Bonaventure dépend de l’équilibre entre les capitaux symbolique et économique amassés. Sans succès public l’écrivain n’a, aux yeux des organisateurs, aucun pouvoir d’attraction. Or une fois dans l’enceinte du SLM, le symbolique acquis au fil des ventes de livres se met au service de l’économique, l’écrivain étant sur place pour deux raisons: susciter des entrées payantes et faire vendre des livres. Les séances de signatures et les rencontres de type «confidences d’écrivain» participent à cette transformation du symbolique en économique. Passé la guérite, l’écrivain perd une part de son capital symbolique pour devenir, en priorité, le producteur d’un bien culturel. Bien que le texte ait attiré le public vers les guichets du SLM, c’est le livre, objet de papier et d’encre nécessitant une dépense, qui a le pouvoir de permettre le face à face entre le lecteur et l’écrivain lors des séances de signature. De même, les rencontres avec les auteurs sont orientées vers leur vie personnelle, leurs habitudes d’écriture, les contraintes de la vie d’écrivain et très rarement vers le texte lui-même, l’expérience esthétique qu’il condense et propose<a href="#_ftn13" name="_ftnref13" title=""><sup><sup>[13]</sup></sup></a>.</p> <p>La soumission du symbolique à l’économique englobe également le «mode de production» de la littérature, c’est-à-dire les règles et codes d’écriture qui définissent les genres. En choisissant d’honorer tel ou tel écrivain, le SLM donne son appui à certains genres plutôt qu’à d’autres. C’est sans surprise que le roman prend la pôle position des modes de production privilégiées par les organisateurs du SLM. Si l’on s’en tient seulement aux invités d’honneur québécois, 54 % d’entre eux sont romanciers, alors que leurs plus proches rivaux, les poètes, forment 12,5 % des invités. Selon les mots écrits en 1995 par Mario Cloutier, alors journaliste au <em>Devoir</em>, «pour attirer [l]e public, qui s'ignore parfois, le roman sert toujours d'appât<a href="#_ftn14" name="_ftnref14" title=""><sup><sup>[14]</sup></sup></a>». En apparence anodine, cette citation révèle de manière précise la logique qui sous-tend l’usage de la littérature pour le SLM: elle est un <em>leurre</em> pour un public qui, si ce n’étaient de ces écrivains vedettes, se préoccuperait sans doute peu de ce salon. La mise en évidence de la littérature au SLM n’est pas au service des textes et de l’art, mais bien à celui de l’industrie.</p> <p>L’incongruité entre la mission des émissions littéraires télévisées et sa concrétisation est moins pernicieuse: elle tient davantage à une réalité du champ médiatique. La télévision appartient à ce qu’on appelle communément un «média de masse», une voie de communication qui peut rejoindre et influencer un très grand nombre de gens en même temps. La télévision est le plus efficace de ces médias puisqu’elle répond parfaitement aux quatre traits essentiels des médias de masse définis par Marshall McLuhan<a href="#_ftn15" name="_ftnref15" title=""><sup><sup>[15]</sup></sup></a>: la communication à sens unique, l’unilatéralité du message, l’indifférenciation et la linéarité de l’information. Toute personne regardant la télé — mais il faudrait maintenant revoir ces conclusions à l’ère des médias sociaux —, qu’il soit spécialiste ou non, est inclus dans l’entité «spectateur». L’écueil rencontré par les émissions littéraires télévisées n’est pas le fait, comme le laisse entendre le lieu commun, de l’écart entre la culture de masse, dont la télé serait le mode de diffusion privilégié, et la «haute culture» dont la littérature ferait partie<a href="#_ftn16" name="_ftnref16" title=""><sup><sup>[16]</sup></sup></a>; il tient plutôt à l’indistinction entre la masse à laquelle s’adresse la télévision, et le lecteur, à la fois unique et multiple, concerné par le livre lu. Impliqué dans sa lecture, le lecteur ne trouve aucune trace de cette expérience dans le compte rendu qui lui est fait d’un livre à la télévision, qu’il soit produit par un spécialiste ou non. À l’opposé, il trouvera un intérêt à entendre parler l’auteur du livre, non seulement parce qu’il possède une réserve plus ou moins élevée de capital symbolique, mais parce que l’expérience de la lecture peut trouver une forme d’élucidation dans l’expérience de l’écriture. C’est d’ailleurs ce qu’ont compris les dirigeants de Radio-Canada, comme le rapporte Guylaine O’Farrell, porte-parole de Radio-Canada en 2006: «On pense que c'est plus intéressant pour le public d'avoir une émission culturelle dans laquelle on parle de livres, comme <em>Tout le monde en parle</em>, <em>La Fosse aux Lionnes</em>, <em>Bons Baisers de France</em>, etc. Des auteurs y sont souvent invités.» Or les émissions énumérées ici n’ont rien de culturelles: elles appartiennent à la catégories des émissions de variétés, des «talk show» où les invités partagent anecdotes et autres expériences personnelles. On n’y parle pas littérature, mais vie d’auteur, tout comme les intervieweurs se restreignent souvent à l’expérience d’écriture des auteurs lorsque vient le temps, au Salon du livre, de le rassembler pour une table ronde. Notons par ailleurs que les écrivains invités dans les émissions culturelles sont souvent les mêmes: on peut penser à Dany Laferrière, qui poursuit depuis les années 80 une carrière médiatique importante en tant que chroniqueur dans différentes émissions de Télé-Québec et&nbsp; de Radio-Canada. Plus que son travail d’écrivain, par ailleurs légitimé par plusieurs instances, c’est davantage sa personnalité médiatique, charismatique, qui est recherchée par les producteurs qui se l’arrachent. Autre exemple du rabattement du texte sur la personnalité de son auteur: le passage polémique de Nelly Arcan sur le plateau de <em>Tout le monde en parle</em>, où Guy A. Lepage l’interrogeait sur des sujets qui n’avaient rien à voir avec son œuvre, se penchant plutôt sur ses vêtements révélateurs et son passé de prostituée. Parce la littérature ne passe pas à la télévision, on en fait donc un spectacle.</p> <p>Si l’impression tenace des universitaires et écrivains ne passe pas l’épreuve des faits — la littérature n’a en effet jamais disparu de la sphère publique et des lieux de diffusion de masse, au contraire —, force est de constater qu’il y a tout de même confusion dans les lieux de grande diffusion sur l<em>’</em><em>objet</em> désigné comme «littérature». Tant les émissions littéraires que les Salons du livre présentent sous cette appellation l’une ou l’autre de ses dimensions: le livre, l’écrivain, le processus d’écriture, etc. Or cette métonymie ne devrait-elle pas réjouir les passionnés? Comme le dit l’adage: «Parlez-en en bien, parlez-en en mal, mais parlez-en!» On peut déplorer la transformation en spectaculaire de la littérature ou encore sa soumission aux lois économiques, mais il faut tout de même reconnaître qu’elle occupe un espace privilégié dans le milieu culturel, espace auquel n’ont droit ni la danse ni les arts visuels. Si on persiste à insérer des segments sur la littérature dans les émissions de variétés, à faire une large place aux écrivains dans les Salons du livre, c’est peut-être qu’on considère la littérature non seulement comme un argument de vente, mais comme une donnée essentielle de la culture. C’est une bonne nouvelle.&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;</p> <div><br clear="all" /><br /> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn1"> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1" title=""><sup><sup>[1]</sup></sup></a> Pensons notamment au débat qui a opposé Donald Morrisson et Antoine Compagnon, alors que le premier arguait que la culture en France ne possédait plus l’aura de lustre qui l’auréolait depuis plusieurs siècles, thèse que réfute le second. Leurs réflexions sont présentées de façon simultanée dans <em>Que reste-il de la culture fran</em><em>ç</em><em>aise </em>suivi de <em>Le souci de la grandeur</em>, Paris, Denoël, 2008.</p> </div> <div id="ftn2"> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2" title=""><sup><sup>[2]</sup></sup></a>Dominique Viart, «Les menaces de Cassandre et&nbsp;le&nbsp;présent de la littérature. Arguments et enjeux des discours de la fin» dans Dominique Viart (dir.), <em>Fins de la litt</em><em>é</em><em>rature, esth</em><em>é</em><em>tique de la fin</em>, Paris, Armand Colin, page.</p> </div> <div id="ftn3"> <p><a href="#_ftnref3" name="_ftn3" title=""><sup><sup>[3]</sup></sup></a> <em>Idem</em>.</p> </div> <div id="ftn4"> <p><a href="#_ftnref4" name="_ftn4" title=""><sup><sup>[4]</sup></sup></a>&nbsp;Communiqué&nbsp;de&nbsp;presse&nbsp;«Thème&nbsp;du&nbsp;Salon»&nbsp;2010.&nbsp;En&nbsp;ligne&nbsp;:&nbsp;<a href="http://www.salondulivredemontreal.com/dossierdepresse_2010.asp">http://www.salondulivredemontreal.com/dossierdepresse_2010.asp</a>. (Page consultée le 10 septembre 2014)</p> </div> <div id="ftn5"> <p><a href="#_ftnref5" name="_ftn5" title=""><sup><sup>[5]</sup></sup></a> Pierre Bourdieu, <em>Sur la t</em><em>é</em><em>l</em><em>é</em><em>vision</em>, Paris, Éditions Raisons d’agir, 2008 (1996), p. 28</p> </div> <div id="ftn6"> <p><a href="#_ftnref6" name="_ftn6" title=""><sup><sup>[6]</sup></sup></a> Mission de CBC/Radio-Canada, en ligne : <a href="http://www.cbc.radio-canada.ca/fr/rendre-des-comptes-aux-canadiens/lois-et-politiques/programmation/politique-des-programmes/1-1-1/">http://www.cbc.radio-canada.ca/fr/rendre-des-comptes-aux-canadiens/lois-et-politiques/programmation/politique-des-programmes/1-1-1/</a>. (Page consultée le 7 septembre 2014)</p> </div> <div id="ftn7"> <p><a href="#_ftnref7" name="_ftn7" title=""><sup><sup>[7]</sup></sup></a> Tout sur Télé-Québec, en ligne: <a href="http://www.telequebec.tv/corporatif/?section=presentationprojetemission">http://www.telequebec.tv/corporatif/?section=presentationprojetemission</a>. Dernière consultation le 7 septembre 2014. (Page consultée le 7 septembre 2014)</p> </div> <div id="ftn8"> <p><a href="#_ftnref8" name="_ftn8" title=""><sup><sup>[8]</sup></sup></a>Pierre Bourdieu, <em>op.cit.</em>, p.13.</p> </div> <div id="ftn9"> <p><a href="#_ftnref9" name="_ftn9" title=""><sup><sup>[9]</sup></sup></a>Steve Proulx, <em>Bons baisers de France</em>, <a href="http://voir.ca/chroniques/angle-mort/2005/05/12/bons-baisers-de-france-cellule-antigang-sous-les-jaquettes-defi-guerrier-miss-america-2/">http://voir.ca/chroniques/angle-mort/2005/05/12/bons-baisers-de-france-cellule-antigang-sous-les-jaquettes-defi-guerrier-miss-america-2/</a>, (page consultée le 5 septembre 2014).</p> </div> <div id="ftn10"> <p><a href="#_ftnref10" name="_ftn10" title=""><sup><sup>[10]</sup></sup></a> Cité par Mario Cloutier, «Salon du livre. Le livre, ça se mange&nbsp;!», <em>Le Devoir</em>, mercredi 8 novembre 1995, p. A3.</p> </div> <div id="ftn11"> <p><a href="#_ftnref11" name="_ftn11" title=""><sup><sup>[11]</sup></sup></a> Sur la composition du champ littéraire, voir Pierre Bourdieu, <em>Les r</em><em>è</em><em>gles de l</em><em>’</em><em>art. Gen</em><em>è</em><em>se et structure du champ litt</em><em>é</em><em>raire</em>, Paris, Seuil, 1992.</p> </div> <div id="ftn12"> <p><a href="#_ftnref12" name="_ftn12" title=""><sup><sup>[12]</sup></sup></a> On ne peut évidemment soustraire le FIL du champ économique : certains spectacle sont payants, et parfois à un prix non négligeable. Néanmoins, si le SLM vend des livres, le FIL vend des textes (et du spectacle).</p> </div> <div id="ftn13"> <p><a href="#_ftnref13" name="_ftn13" title=""><sup><sup>[13]</sup></sup></a> On peut trouver les enregistrement des «Confidences d’écrivain» de 2005 à 2013 sur le site Internet du SLM, en ligne : <a href="http://www.salondulivredemontreal.com/invites.asp?annee=2005">http://www.salondulivredemontreal.com/Invites.asp?Annee=2005</a></p> </div> <div id="ftn14"> <p><a href="#_ftnref14" name="_ftn14" title=""><sup><sup>[14]</sup></sup></a> Mario Cloutier, «Salon du livre. Le livre, ça se mange!», <em>loc. cit</em>.</p> </div> <div id="ftn15"> <p><a href="#_ftnref15" name="_ftn15" title=""><sup><sup>[15]</sup></sup></a> Marshall McLuhan, <em>Pour comprendre les m</em><em>é</em><em>dias. Les prolongements technologiques de l</em><em>’</em><em>homme</em>, trad. de Jean Paré, Montréal, HMH, 1968 [1964].</p> </div> <div id="ftn16"> <p><a href="#_ftnref16" name="_ftn16" title=""><sup><sup>[16]</sup></sup></a> Cette idée reçue a la couenne dure, non seulement dans le discours des dirigeants d’entreprises médiatiques et animateurs d’émission littéraires, mais également chez les universitaires occupés de littérature. Si les premiers disent ouvertement considérer la littérature comme un loisir, ou vouloir faire un émission littéraire aux allures d’«une émission sportive», pour rapporter de nouveau les propos de Jean Barbe, les seconds s’interrogent sérieusement à savoir si «la grande littérature, celle qui se trouve marquée du sceau de la durabilité, pourra […] survivre dans ce marché de consommation rapide.» (Denis St-Jacques)</p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> Québec Sacré Société de consommation Sociologie Essai(s) Poésie Récit(s) Nouvelles Roman Théâtre Wed, 22 Oct 2014 13:47:51 +0000 Chloé Savoie-Bernard 880 at http://salondouble.contemporain.info Cette grand-mère qui refuse de mourir http://salondouble.contemporain.info/lecture/cette-grand-mere-qui-refuse-de-mourir <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/ferland-pierre-paul">Ferland, Pierre-Paul</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-fiancee-americaine">La fiancée américaine</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>Lauréat du Prix des collégiens et du Prix des libraires, sujet d’une attention exceptionnelle dans les médias de masse, <em>La fiancée américaine </em>d’Éric Dupont a bénéficié d’un succès phénoménal comparable à celui qui avait été réservé à <em>Nikolski</em>, de Nicolas Dickner, près d’une décennie plus tôt. Un tel enthousiasme émanant à la fois du public, de la critique générale et des cercles académiques s’explique sans doute par le remarquable réinvestissement du sous-genre de la saga familiale que Dupont propose. Récupérant sans les transgresser outrageusement les codes de ce sous-genre prisé du public, <em>La fiancée américaine </em>offre néanmoins diverses innovations formelles propres aux esthétiques contemporaines (narrateurs non fiables, réalisme magique) et un contenu si original de par son érudition (ce traducteur de métier livre un savoir encyclopédique sur l’opéra et l’Allemagne nazie) que la «saga familiale» canadienne-française s’en trouve renouvelée avec un plaisir contagieux.</p> <p><em>La fiancée américaine </em>suit la famille canadienne-française des Lamontagne de Rivière-du-Loup sur plus de cinq générations. Les premières générations se trouvent au Bas Saint-Laurent et orbitent autour de Louis Lamontagne, dit le Cheval en raison de ses prouesses d’homme fort errant dans les foires nord-américaines. Après son décès, sa fille Madeleine ouvre une chaîne de restaurants à Montréal, puis les fils de Madeleine Michel et Gabriel cherchent, en Allemagne et en Italie, à renouer avec les origines familiales qui leur ont été cachées. Le roman se divise en deux parties presque égales qui épousent à merveille le changement de contenu. Un narrateur hétérodiégétique déléguant parfois la parole au Cheval ou autres conteurs de ses exploits rend compte d’abord des tribulations louperivoises de cette famille typique du Canada français d’avant la Révolution tranquille. Ensuite, une fois la société québécoise parvenue à la Modernité, la narration homodiégétique prend en charge le récit, donnant au lecteur l’occasion de pénétrer dans l’intimité des personnages via les procédés narratifs de l’épistolaire et du journal intime.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Le Canada français traditionnel</strong></span></p> <p>L’allégorie que suppose la saga familiale reste relativement similaire entre les textes: la famille doit se comprendre comme la synecdoque de la collectivité canadienne-française et québécoise. Les tribulations du Cheval convoquent en effet ce que Jean Morency nomme le «retour du refoulé canadien-français» (2008&nbsp;: 28 et 2009&nbsp;: 148). Selon le chercheur, après avoir été mise en veilleuse par le mouvement d’affirmation nationale du Québec, la filiation avec la culture du Canada français, caractérisée par la mobilité géographique dans l’immensité du continent nord-américain et sa volonté de métissage culturel<a href="#_ftn1" name="_ftnref1" title="">[1]</a>, referait désormais surface dans les romans québécois contemporains. Rivière-du-Loup, dominée par l’Église et la sœur Marie-de-L’Eucharistie, convie avec brio l’héritage canadien-français catholique qui a semblé tabou par le passé<a href="#_ftn2" name="_ftnref2" title="">[2]</a>. À ce sujet, on ne peut passer sous silence l’aïeule qui élève le Cheval, «Madeleine la Mére» (sic). Cette grand-mère qui trépasse dans les années 1950 mais qui refuse de mourir, hantant le salon funéraire familial,&nbsp;pour ensuite s’exiler au couvent quand la télévision fait surface dans les chaumières, est certainement l’allégorie la plus puissante qui se dégage de <em>La fiancée américaine</em>. Ici, l’élément fantastique –une morte continue d’exercer ses activités quotidiennes tandis que les personnages agissent comme si de rien n’était– devient une métaphore de l’<em>héritage canadien-français catholique des Québécois</em>: une sorte de spectre évanescent repoussé aux tréfonds de la conscience, une sorte de patrimoine immatériel encombrant que seule notre participation à la culture de masse étatsunienne a su ou pu faire fuir. Je ne peux m’empêcher de tisser le parallèle entre Madeleine-la-Mére et l’aïeule maudite d’<em>Une saison dans la vie d’Emmanuelle </em>(1965) de Marie-Claire Blais. Alors qu’il fallait jadis <em>assassiner </em>celle qui régnait sur un monde dégénéré, aujourd’hui, Éric Dupont récupère en quelque sorte sa figure pour la métamorphoser en revenante.</p> <p>Le Canada français que Dupont régénère se caractérise aussi par la prépondérance du folklore, du conte, <em>de la parole</em>: une tradition orale. Le petit-fils du Cheval ne dit-il pas à une interlocutrice allemande: «Les Canadiens adorent les histoires. S’ils ne s’en racontaient pas, il n’y aurait tout simplement pas de Canada» (452)? Le véritable moteur de <em>La fiancée américaine</em>, même dans la seconde partie dite moderne, reste toujours l’impératif de <em>raconter</em>; raconter avec toute la part d’exagération, de déformation, d’embellissement, de nostalgie qu’une telle parole suppose. De ce point de vue, <em>La fiancée américaine </em>semble se positionner au sein d’une mouvance qui prend de plus en plus d’ampleur au Québec, où le récit de filiation, de la mémoire du sujet, devient porté au plaisir et non plus à la douleur, comme le montre aussi Francis Langevin (2012). La distance temporelle avec le «&nbsp;Canada français&nbsp;» génère-t-elle un sentiment nostalgique? Je l’ignore. Il me semble cependant que le thème de l’origine familiale et sociale, bref de la filiation, est un thème fondamental du roman québécois.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Un nouveau paysage identitaire</strong></span></p> <p>Quoiqu’il en soit, <em>La fiancée américaine</em>, comme <em>Les taches solaires</em> (2006) de Jean-François Chassay, <em>Arvida</em> (2011) de Samuel Archibald ou <em>Atavismes</em> (2011) de Raymond Bock, parvient à mettre en scène admirablement une nouvelle manière de se remémorer le passé de la collectivité québécoise qui ne se borne plus aux relais identitaires dits courants: la bonne vieille Mère patrie française, les États-Unis riches et puissants ou le nationalisme québécois moderne, citoyen et pluraliste. À la suite de son exil vers Montréal où elle crée un empire alimentaire dans la plus pure tradition capitaliste, Madeleine Lamontagne rompt avec le paradigme déterministe qu’on voit souvent dans les sagas familiales, bien qu’elle symbolise en quelque sorte le passage du Québec à la modernité. Ses fils, Michel et Gabriel, explorent le Vieux continent sans subir de réels atavismes. Les tribulations de Gabriel, sosie du Cheval en quête d’amour, le mèneront à Berlin où il rencontre Magdalena Berg («Madeleine Lamontagne&nbsp;» en allemand qui a, de surcroît, la fameuse tache de naissance en forme de clé de fa que transmettent les Lamontagne de génération en génération). Celle-ci lui confie son expérience traumatisante de la guerre, greffant ainsi à la mémoire québécoise un nouveau territoire symbolique atypique. Le choix de situer les origines de la famille Lamontagne en Allemagne, comme le suggère le récit à maintes reprises, plutôt qu’en France, m’apparaît révélateur d’une certaine prise de position identitaire, qu’elle soit consciente ou non.</p> <p>Enfin, les États-Unis, New York plus précisément que Madeleine visite adolescente afin de subir une intervention médicale, n’apparaissent pas comme typiques. Certes, lors d’un épisode de la traversée physique de la frontière américaine, le récit mentionne que Madeleine et son amie Solange «laissent derrière eux un pays paisible et rassurant dont ils pensent comprendre tous les rouages pour s’élancer dans la folie de l’Amérique, un monde qu’ils n’habitent que du bout des orteils, un univers hostile, menaçant berceau de toutes les folies et matrice de tous les vices» (494). Pourtant, pour les Américains que Louis rencontre, quand il mentionne les origines new-yorkaises de sa mère, «Louis était presque un Américain. Une brebis égarée au Nord» (76). C’est donc dire que le portrait que propose Dupont des États-Unis est complexe: il s’agit d’un lieu d’identité et d’altérité, de familiarité et d’étrangeté. Les nombreux enfants illégitimes que le Cheval engendre sur sa route d’homme fort ne symbolisent-ils pas la dissémination géographique de la collectivité canadienne-française dans le continent américain? Inversement, le vertige que ressent Madeleine face à New York accentue la différence culturelle entre le Canada et les États-Unis, et ce, même si Madeleine est une femme d’affaires, les États-Unis étant pourtant la métaphore par excellence du capitalisme outrancier dans l’imaginaire canadien (Rousseau, 1981).</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Le «grand roman américain»</strong></span></p> <p>Pour conclure, à 557 pages avec caractères serrés sur d’immenses pages (et encore, la rumeur veut que le premier jet que Dupont a envoyé à son éditeur voisinait les 900 pages), <em>La fiancée américaine </em>semble exhiber une ambition typique du fameux «grand roman de l’Amérique», «l’œuvre totale qui aurait résumé la quintessence de l’aventure américaine et exprimé l’énormité du pays et du continent, proclamant du même coup l’avènement d’une nation nouvelle, dotée d’une culture absolument distincte de la culture européenne» (Morency, 1997: 144). C’est pourquoi j’excuse à Dupont ces digressions haletantes, ces récits dans les récits, ces détails anecdotiques sur le système scolaire catholique torontois, sur les recettes de desserts et de déjeuners, sur la musique classique et sur la sociologie bavaroise des années 1930: de la surenchère se dégage un véritable besoin de cerner le monde, d’en épuiser les signes, de l’asservir à la jubilation du conteur, comme France Daigle l’a si admirablement réussi dans son chef d’œuvre <em>Pour sûr </em>(2012). Bref, pour moi, <em>La fiancée américaine </em>est quelque chose comme un «grand roman québécois» moderne, rien de moins.</p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>Éric Dupont (2012), <em>La fiancée américaine</em>, Montréal, Marchand de feuilles, 557 p.</p> <p>Francis Langevin (2012), « Filiations et régionalité dans trois fictions québécoises contemporaines », dans Sylviane Coyault, Francis Langevin et Zuzaná Malinovska [dir.], <em>Histoires de familles et de territoires</em> <em>dans la littérature québécoise actuelle</em>, Prešov, 14p. Texte disponible en ligne à l’adresse <a href="http://www.academia.edu/3334191/Filiations_et_regionalite_dans_trois_fictions_quebecoises_contemporaines" title="http://www.academia.edu/3334191/Filiations_et_regionalite_dans_trois_fictions_quebecoises_contemporaines">http://www.academia.edu/3334191/Filiations_et_regionalite_dans_trois_fic...</a> [Page consultée le 22 octobre 2013].</p> <p>Jean Morency (2009), «Romanciers du Canada français&nbsp;: Gabrielle Roy, Jacques Poulin, Michel Tremblay, Roch Carrier», dans Lucie Hotte et Guy Poirier (dir.), <em>Habiter la distance. Études en marge de </em>La distance habitée, Sudbury, Prise de parole, coll. «Agora», 2009, p.&nbsp;147-163.</p> <p>Jean Morency (2008), «Dérives spatiales et mouvances langagières&nbsp;: les romanciers contemporains et l’Amérique canadienne-française», <em>Francophonies d’Amérique</em>, n°26, 2008, p. 27-39.</p> <p>Jean Morency (1997), «Le mythe du grand roman américain et le “texte national” canadien-français», dans Gérard Bouchard et Yvan Lamonde [dir.], <em>La nation dans tous ses états. Le Québec en comparaison</em>, Paris/Montréal, Harmattan, p.143-158.</p> <p>François Ouellet (2002), <em>Passer au rang de père: identité sociohistorique et littéraire au Québec</em>, Québec, Nota Bene.</p> <p>Guildo Rousseau (1981), <em>L’image des États-Unis dans la littérature québécoise (1775-1930)</em>, Sherbrooke, Éditions Naaman.</p> <p>&nbsp;</p> <div> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn1"> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1" title="">[1]</a> À ces phénomènes propres à la réalité canadienne-française, j’ajoute la singulière relation amour-haine qui se développe entre le voyageur et la communauté, la premier ayant besoin de celle-ci pour légitimer sa déviance et pour conter ses exploits, la seconde instrumentalisant le voyageur comme bouc émissaire tout en entretenant une fascination envers lui. Le Canada français connotant une réalité traditionnelle, on ne s’étonne pas non plus que ce «&nbsp;retour du refoulé&nbsp;» évoquent systématiquement le folklore et la culture orale.</p> </div> <div id="ftn2"> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2" title="">[2]</a> Par exemple, François Ouellet (2002), dans sa lecture du lexique sacré dans les romans de Gaétan Soucy, Sylvain Trudel, Emmanuel Aquin, Pierre Samson, Louis Hamelin et Alain Beaulieu, propose que l’imaginaire catholique au Québec s’accompagne nécessairement d’une écriture du tragique et de l’impuissance (p.71).</p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/cette-grand-mere-qui-refuse-de-mourir#comments DAIGLE, France DUPONT, Éric Espace culturel Grand roman américain (Great American Novel) Identité Narrativité Québec Savoir encyclopédique Roman Thu, 27 Feb 2014 13:59:55 +0000 Pierre-Paul Ferland 845 at http://salondouble.contemporain.info Écran de chair, canal fétiche http://salondouble.contemporain.info/lecture/ecran-de-chair-canal-fetiche <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/herve-martin">Hervé, Martin</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-fete-de-lane">La Fête de l&#039;âne</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>Une entreprise de déconstruction symbolique peut faire office d’engagement. À défaut de prendre les armes, l’écrivain torpille la farce idéologique par l’usage d’une langue explosive, prête à dynamiter les simulacres du système. Admirablement traduit en français par François Monti en 2012, un an après <em>Providence</em>, aux éditions Passage du Nord-Ouest, <em>La Fête de l’âne</em> de Juan Francisco Ferré se présente comme une tentative de démantèlement de l’idéologie et de la geste terroriste, à travers l’exemple de l’Organisation, groupuscule postiche de l’ETA basque indépendantiste. Mais, en s’attaquant également aux rouages du monde globalisé capitaliste et tentaculaire, à ses ersatz de démocratie et à ses contre-pouvoirs factices, son texte frappe de tous les côtés et n’épargne aucune entité dogmatique. Loin de se cantonner au récit linéaire d’un sujet pris dans l’engrenage du terrorisme, l’œuvre de Ferré s’apparente plutôt à la fiction hallucinée d’un fol-en-mythe arrimé à son rafiot à la dérive sur l’océan d’un langage mis au service de la politique, c’est-à-dire, selon ce que nous propose l’auteur, de la perversion. L’une et l’autre sont, en effet, filles de l’imposture et du faux-semblant<a href="#_ftn1" name="_ftnref1" title="">[1]</a>.</p> <p>Avec le délire comme aiguillon de l’écriture, la légende nationale d’un vert pays paradisiaque et de son peuple d’élus est, dès le départ, gâtée. Pour preuve en est l’enfilade désordonnée des chapitres qui ne répond à aucune logique chronologique ou réaliste. L’ensemble s’apparente plutôt à une course à l’effroi, par l’accumulation au fil des pages des meurtres, des orgasmes et des mues d’un certain Gorka K. Ancien conseiller municipal, Gorka s’est très vite imposé comme une <em>rock star</em> télégénique du mouvement terroriste. Néanmoins, s’il représente la figure de proue de la lutte indépendantiste, ses débordements homosexuels sont fortement réprouvés par ses compatriotes, tant du côté de ceux qui l’acclament que de celui de ceux qui le vouent aux gémonies. En polarisant les attentes et les désirs, Gorka révèle surtout l’inévitable substitution du culte de la personne à la croyance en un idéal&nbsp;: son corps célébré devient immarcescible, il survit à toutes les exactions et réactualise sans cesse sa mort, jusqu’à être le spectateur chosifié de sa propre autopsie. Imperméable aux contingences, sa chair doctrinaire demeure insaisissable et insoutenable puisqu’elle est privée d’une tangibilité et d’une réelle identité. Elle ne tient qu’en vertu du langage de la propagande. Miroir teinté et sans reflet, l’être-Gorka ne montre à l’Autre que le vide. Sans espoir de permettre une reconnaissance mutuelle, il ne peut être figuré — faute d’être dévoilé — qu’à travers le médium théâtral des apparences de l’Organisation, de ses costumes et de ses anamorphoses. Ainsi que le souligne un passage du texte, face à Gorka, le pistolet entre les mains, on préfère se tirer une balle dans la tête plutôt que de lui en coller une entre les deux yeux. Lors de l’épisode qui donne son titre au livre, l’idole terroriste entre dans un village sur un vieil âne souffreteux. Très vite, la cérémonie politique pompeuse tourne au grotesque des scènes de carnaval médiéval, le délire s’empare irrémédiablement des habitants en cette parodie de Dimanche des Rameaux. La foule délaisse bien vite Gorka pour réclamer l’âne à l’agonie, préférant le corps martyrisé (mais authentifié dans sa souffrance) de l’animal à la chair virtuelle, car entièrement construite sur une accumulation de discours et d’images creuses, de son cavalier.</p> <p>Amas de viandes légères comme de la dentelle et coupantes comme du verre, le corps-terroriste idéal tourne à vide&nbsp;; son centre de gravité est un trou noir profond et sidérant comme un œil. Pour masquer ce gouffre, son corps se fait pareil à un rideau ou à un écran sur «&nbsp;quoi se projette et s’imagine l’absence&nbsp;», pour citer Jacques Lacan. Gorka devient «&nbsp;l’idole de l’absence<a href="#_ftn2" name="_ftnref2" title="">[2]</a>&nbsp;»&nbsp;; en somme, tout en restant sujet pervers, il est hissé par le dispositif médiatique au rang de fétiche humain édifié sur un trou à combler par le manège incessant des miroitements et des métamorphoses. Le postiche fait homme annonce, en ce sens, l’avènement d’infinies transsubstantiations&nbsp;et le règne de la perversion : le sujet semble se&nbsp; faire objet par des changements de peau et d’identité, aussi faciles, rapides et vains qu’une navigation entre des programmes télévisuels par simple pression du doigt sur une télécommande. Défilent sous les yeux du lecteur de multiples incarnations, de la femme militaire proche de s’embraser au transsexuel servant aux clients d’une taverne tropicale la «&nbsp;voiturexplosive&nbsp;», son fameux cocktail assaisonné de sperme. D’une figure à l’autre, le fantasme morbide et sexuel règne incontestablement, un fantasme toujours orchestré dans des rituels méticuleux, afin que tout soit bien ordonné, bien rangé dans le rapport que le nouveau sujet de la Terreur entretient avec son univers de choses réifiées. Durant ses moments d’intimité, Gorka revêt les uniformes des hérauts de l’État qu’il honnit devant un miroir, assouvissant là un plaisir évidemment narcissique. Mais l’écran et le regard entretiennent chez lui plus d’un lien avec la jouissance. Ainsi, sa verge sécrète sa semence à intervalles réguliers devant la télévision, la turgescence du membre — et la potentialité de plaisir — variant en fonction des émissions et de la sympathie ou de l’aversion qu’elles affichent envers l’Organisation. L’orgasme pris avec autrui semble, de son côté, inaccessible hors de l’aire de puissants fétiches tels le béret rouge de l’Ertzaintza dont il coiffe ses amants musclés ou un rondin de bois échappé de son enfance. Homme, bibelot ou image, chacun est forcé de se «&nbsp;résigner à sa condition distraire d’objet désirable&nbsp;», à accepter son objectalisation par les discours promus tant par l’Organisation que par l’État. L’apogée de la jouissance assujettie à la propagande&nbsp;se manifeste sans conteste lors de l’enterrement d’un indépendantiste. Sa dépouille est recousue à la va-vite avec les organes d’autres compagnons morts dans l’attentat. Le cadavre rafistolé, terroriste absolu et montagne de chair pourrissante, surgit hors de son cercueil et, face à lui, Gorka ne peut que ployer l’échine en attendant de se faire enfiler&nbsp;: objet pour objet, la rigidité cadavérique contre la virtualité d’une idole-écran, d’un sujet-fétiche hors de toute prise tangible, mais se rêvant entièrement rigide à l’image du revenant. Le coït entre le corps béant de l’égérie télé-idéologique et la viande pourrie du combattant parfait ne peut aboutir, en toute logique, qu’à une union stérile, à l’éjaculation avariée d’un mythe nationaliste mort-vivant.</p> <p>Outre le phallus gorkaien, appendice agité, dressé ou ramolli comme un «&nbsp;senseur de contrôle d’audience&nbsp;», un autre totem, le téléviseur, paraît obséder le monde terroriste dépeint par Ferré. L’un et l’autre se nourrissent respectivement de leurs visqueuses matières séminales et médiatiques, en des parodies de messe pour révolté fasciné par l’image. L’âge moderne promet la suprématie de la télévision (Gorka n’a-t-il pas prononcé ses vœux de combattant de la cause basque devant son poste&nbsp;?) sur les anciennes formes de savoir, le livre en tout premier lieu. La Némésis de Gorka prend justement les traits d’un écrivaillon paradant sur les plateaux. Avec son livre au titre protéiforme, tantôt traduit par <em>La Mélopée de la mule</em>, puis <em>L’Homélie du grison</em> ou <em>Le Festival de la bourrique</em>, sa polysémie étant éternellement inaccessible à l’esprit caparaçonné du terroriste, l’auteur réclame l’indépendance des provinces basques avec un motif hautement provocateur. Il souhaite, en effet, que le pays se déleste de ce qu’il juge être un boulet régional, archaïque et violent. Le sang de Gorka ne fait qu’un tour, car il a finalement trouvé l’ennemi à sa mesure. Pourtant, il reste impuissant à atteindre ce double fictionnel et sarcastique de Ferré. L’auteur bien réel de <em>La Fête de l’âne</em> ne se refuse donc aucune caricature ni aucune influence. Il pioche librement dans une dense mixture historico-littéraire. Les aventures délirantes de Gorka sont l’occasion de retrouver les empreintes, parfois lourdement marquées, du monstre de Kafka, de l’idiosyncrasie et du «&nbsp;mythe de l’éternel retour&nbsp;» cher à Nietzsche, sans faire l’impasse sur la reconstitution de l’assassinat de Marat. L’écriture que Ferré déroule est accoutrée de tout un jargon médiatique, politique et religieux, les phrases s’emberlificotant quelquefois dans des essais de descriptions techniques indigestes. Reviennent en mémoire les expérimentations sémantiques d’Elfriede Jelinek dans <em>La Pianiste</em>, où son utilisation excessive d’un langage dominant et normatif indiquait en creux qu’il était piégé de l’intérieur par la volonté subversive de l’écrivaine autrichienne. Comme le pense Gorka, «&nbsp;le patriote est une histoire de cœur, pas de tête&nbsp;». Dans tout projet populiste, la masse est perçue comme une créature viscérale, réceptive à des émotions grossièrement taillées par le discours. Les mots évidés dans les chants bouillonnants d’emphase du lyrisme patriotique doivent dompter le peuple. Par conséquent, Gorka, «&nbsp;mystificateur congénital&nbsp;», ne peut voir dans la parole affranchie et plurivoque de l’écrivaillon que les germes de la ruine de son entreprise sacrée et monolithique, et, <em>in fine</em>, y découvrir la promesse d’une chute dans un réel dissolvant.</p> <p>Les boniments de l’Organisation et de l’État, leurs armes médiatiques et répressives, tout paraît se disloquer, à l’issue de la lecture, dans le brouhaha de neige d’un téléviseur défectueux, tandis qu’apparaissent par intermittence quelques images de l’attentat de 1973 contre l’amiral Carrero Blanco, alors dauphin de Franco, sa voiture éjectée dans les airs par une charge explosive. Attentat ouvrant magistralement les pages du livre et revisité par un Ferré qui ne paraît pas bouder son plaisir tout du long, comme en témoignent son humour grinçant, ses tableaux sordides d’exécutions, de viols collectifs et de jouissance contrariée, son écriture, enfin, qui pulvérise toutes les utopies. Face aux chantres d’un futur édénique dont la vacuité est désormais rendue évidente, Juan Francisco Ferré nous tend une paume où palpitent les cendres toujours brûlantes du présent de la brutalité et de la bêtise.</p> <div><br clear="all" /><br /> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn1"> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1" title="">[1]</a> Au sujet de la perversion trompeuse, j’invite le lecteur à consulter le livre, au titre emblématique, du psychanalyste belge Serge André&nbsp;: <em>L’Imposture perverse</em>, Paris, Seuil, coll. «&nbsp;Champ freudien&nbsp;», 1993, 425 p.</p> </div> <div id="ftn2"> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2" title="">[2]</a> Les deux citations&nbsp;: Jacques Lacan, <em>Le Séminaire,</em> <em>livre IV, La relation d’objet</em>, <em>(1956-1957)</em>, Paris, Seuil, coll. «&nbsp;Champ freudien&nbsp;», 1994<em>, </em>p. 155.</p> <p>&nbsp;</p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/ecran-de-chair-canal-fetiche#comments Action politique FERRÉ, Juan Francisco France Paratexte Perversion Politique Psychanalyse Terrorisme Roman Mon, 20 Jan 2014 13:50:20 +0000 833 at http://salondouble.contemporain.info Couler l’encre du sang http://salondouble.contemporain.info/lecture/couler-lencre-du-sang <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/wesley-bernabe">Wesley, Bernabé</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/faire-violence">Faire violence</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p><span style="color:#808080;"><strong>Sens et fonction sociale de la violence radicale</strong></span></p> <p>Rejoindre une bande, <em>graffer</em> les murs de la ville, déclencher un incendie, lancer des projectiles, déverrouiller la sécurité d’un bâtiment administratif, jouer les trouble-fête d’une réception privée ou fausser compagnie aux forces de l’ordre, voilà quelques-uns des faits délictueux pour lesquels Sylvain David aurait pu écoper de longues heures de travaux d’intérêt général. En lieu de quoi, il a fait de la littérature – et c’est heureux, y compris pour l’improbable agent de la sûreté publique qui lit ces lignes et s’indigne à juste titre de ce qu’elles confondent criminellement auteur et narrateur.</p> <p>Entre essai et fiction, ce premier roman retrace l’itinéraire d’un jeune homme qui se radicalise, expérience que le narrateur se remémore des années plus tard afin d’en saisir la particularité. Fréquentes, les incises essayistiques du livre cherchent d’abord à penser la violence radicale hors des clichés l’assimilant aux protestations d’un <em>lumpenproletariat </em>juvénile ou aux voies de fait qui font les classes dangereuses et dans lesquelles se noie la question sociale. À l’inverse, l’écriture fragmentaire de l’auteur redonne à ce phénomène asocial toute sa teneur politique dans une réflexion qu’inaugure l’exergue emprunté à Pierre Clastres&nbsp;: «Le guerrier est voué à la solitude, à ce combat douteux qui ne le conduit qu’à la mort<a href="#_ftn1" name="_ftnref1" title="">[1]</a>». Les analyses menées par cet anthropologue libertaire dans les années soixante-dix démontrèrent le rôle bénéfique qu’occupaient les affrontements entre ethnies dans les sociétés d’Amérique du Sud dites «primitives», lesquels empêchaient notamment la formation d’un cadre étatique plus puissant et donc plus virulent encore. Une telle archéologie de la guerre ne saurait mieux ouvrir les hostilités et convient parfaitement à un livre qui attribue à la violence dite «asociale» ou «gratuite» une double utilité sociale. Celle-ci a d’abord une fonction stratégique de dévoilement qui pousse le pouvoir à la répression, c’est-à-dire à l’usage de la force dans lequel la violence d’état est manifeste aux yeux de l’ensemble des citoyens. L’autre fonction sociologique de cette violence réside dans sa résistance à toute appropriation idéologique dans des actions concertées, organisées et donc récupérables par les instances du pouvoir. Parce qu’elle le force à se dévoiler et résiste à toute forme de fixation institutionnelle, la violence radicale est donc doublement dangereuse aux yeux du pouvoir. Sa gratuité garantit sa force contestataire et ce désistement idéologique constitue un acte très politique.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Les limites d’une démarche explicative de la violence</strong></span></p> <p>L’originalité théorique du livre tient aussi au chemin emprunté pour revenir sur les causes du basculement dans la violence, présentée comme le fruit du désœuvrement&nbsp;: «À défaut de pouvoir accéder ailleurs, on fracasse le présent, l’existant» (<em>FV</em>, 21). Cette délinquance des jours d’ennui, nourrie d’errance et de vies parallèles rêvées par procuration, le texte en dévoile le trait déceptif, son envers de monotonie ordinaire, et présente, loin de toute glorification du combat, le passage à l’acte qu’elle suppose comme le geste d’une jeunesse désœuvrée qui rompt l’ordre morose du monde comme elle peut. Le chaos, s’il n’est pas une fête, offre la sombre séduction de l’exutoire et présente l’avantage éphémère de transformer l’espace urbain en aire de jeu. L’écriture se confronte ainsi aux limites d’une démarche d’explication de la violence radicale. «Que dire&nbsp;?» (<em>FV</em>, 65), s’interroge le narrateur quand on lui demande de répondre de ses actes. Laissant à d’autres le soin de faire du <em>forcing</em> sémiotique pour donner sens à ce qui n’en a pas toujours, le texte gagne à représenter comme tel ce qui n’est ni justifiable ni même explicable, assumant que la radicalité de cette violence réside aussi dans sa part d’incompréhensible.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>De la violence asociale à la violence contre soi</strong></span></p> <p>Redonner sens à cette expérience sans la dénaturer, cela consiste alors à la réinscrire par l’écriture dans l’itinéraire individuel qu’elle fut d’abord. Le chapitre médian du livre, le seul écrit à la première personne, revient sur cette épreuve depuis un présent où les années ont passé et dévoile l’identité du personnage-narrateur&nbsp;: «Reste un buveur solitaire, désœuvré, ressassant confusément des souvenirs, perdu dans le tourbillon de ses pensées» (<em>FV</em>,&nbsp;71). Le jeune homme révolté est à présent un sceptique, buveur solitaire à l’identité sapée par le doute et prise dans la dualité conflictuelle du sujet et de la collectivité. Faute de saisir ce qu’il est, son esprit dérive dans les trous et les scories de la mémoire et tente de s’expliquer ce qui s’est passé. Sorti de la marginalité, le survivant s’étonne d’être sorti indemne de l’aventure mais constate que la société n’a rien de mieux à offrir que des légitimations factices à l’existence. Comment, dès lors, s’arracher à l’impasse mortifère du nihilisme&nbsp;? «Sentir pourtant encore la violence bouillonner en soi. Craindre même qu’une telle force négative, toujours intacte, en vienne à ronger de l’intérieur le corps qui la contient. Mais n’avoir pas forcément la capacité d’en tirer quelque chose» (<em>FV</em>,&nbsp;138). L’ancien rêve de destruction s’est refermé comme la gueule d’un monstre qui ronge de l’intérieur. La violence contre le social a laissé place à la violence contre soi d’un personnage dévoré par le doute qui prélève les fragments de son identité au-delà de toute croyance en soi.</p> <p>Aussi le texte met-il en place, à l’exception de ce chapitre central, un dispositif d’effacement du sujet. Il fait de l’infinitif, temps de l’inactuel qui prive le verbe de tout sujet grammatical, son seul temps verbal et le frontispice d’une écriture de soi qui exprime moins un Moi saisi par sa propre parole que le procès émotif et psychique qui agit en lui&nbsp;:</p> <p>&nbsp;</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>&nbsp; &nbsp; &nbsp; &nbsp; &nbsp; &nbsp; &nbsp; Entendre clairement, nettement le bruit des impacts. Sentir chacun des coups résonner au travers de son propre corps.</p> <p>En avoir l’estomac serré. En être ébranlé, révulsé.</p> <p>Ne pas pouvoir ou savoir s’interposer. Se détourner. Une fois de plus.</p> <p>Repartir seul. Marqué. (<em>FV</em>, 122)</p> </blockquote> <p>&nbsp;</p> <p>Dans cette scène, le narrateur, témoin passif d’un passage à tabac, avoue son impuissance et sa lâcheté de manière comparable au <em>mea culpa </em>auquel se livrait Jean-Baptiste Clamence après avoir laissé une femme se suicider en sautant d’un pont d’Amsterdam. Le texte de Camus exhibait un «Je» cynique qui déployait tous les recours de l’éloquence pour s’absoudre et utilisait le prétexte d’une confession pleine de calcul d’intérêt pour capturer le lecteur dans la circularité rhétorico-lyrique du récit de soi. Dans une épure radicalement différente, la prose de Sylvain David transcrit l’impact de la violence à la façon d’un sismographe intérieur&nbsp;: le son mat de l’ossature d’un corps broyé, le vacillement organique du témoin qui, pris au piège d’une sidération hypnotique, accuse les coups dans son corps à lui et finit tragiquement par intérioriser sa passivité comme une lâcheté personnelle, tout le passage retrace par touches minimalistes les soubresauts émotifs et psychiques d’un sujet qui subit la violence d’être le témoin de la violence.</p> <p>De fait, le sauvetage du sujet a lieu par la mémoire d’un dépôt sensoriel qui résiste au scepticisme et à la violence critique&nbsp;: «L’intensité, la séduction de la sensation perdure et l’important n’est plus tant de savoir <em>pourquoi</em> on a agi mais <em>comment</em> on a vibré» (<em>FV</em>,&nbsp;75). Sous ce mot d’ordre lyrique, l’écriture procède d’une infrasensorialité qui saisit la trace sensible des matériaux ployant sous la force, l’odeur âcre d’une combustion, la texture rugueuse des parois et des toits escaladés, etc. Parallèlement, les espaces urbains en marge de la ville cartographient subtilement un paysage mental. Les rêves d’ailleurs, «vastes monstres» au milieu d’une réalité ternie, prennent la grandeur artificielle et décalée de structures en béton, de masses statiques et d’édifices écrasants où la cité capture ses enfants terribles. Les scories d’un pont (<em>FV</em>,&nbsp;34) rappellent celles de la mémoire (<em>FV</em>,&nbsp;72). Les parcelles de nature en milieu urbain ouvrent un espace au sauvage intérieur qui, loin d’en être un bon, appelle la destruction. Le parcours du délinquant se fait dans l’errance et pourtant, un itinéraire vertical se dessine. Des dessous d’un pont, masse figée qui renvoie à l’oppression de la ville, au toit d’un immeuble dont l’escalade fracture le lieu d’exclusion réservé aux classes aisées, un élan d’ascension, synonyme d’émancipation individuelle, s’esquisse là où les lois de la métropole peuvent être contournées. Le personnage-narrateur du livre, pour n’avoir point de nom et s’abstenir presque toujours de dire «Je», forme la voix d’un récit très personnel qui force le langage lui-même à une épure et une tension, subjectivation du langage sentie comme une forme plus authentique d’être soi.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Une esthétique de la violence, le roman au crible du minimum narratif</strong></span></p> <p>Les choix formels du texte reportent ainsi la violence des actes sur le langage et sur le roman, dont les aptitudes à dire le monde et l’intériorité ne semblent parvenir qu’à livrer l’impression forte d’un monde et d’un sujet qui se fissurent de l’intérieur. La violence ne suscite pas d’épopée, même moderne. Elle donne tout au plus un roman d’initiation «en suspens» dont l’intrigue implicite est ramenée au seul ressort dramatique des dangers qu’encourt celui qui, blouson noir, punk ou <em>kaïra</em>, se fait l’agent de cette violence. Sa montée angoissante, ses risques inhérents, ses imprévus et ses accidents, sa possible répression composent alors les moments-clés d’une expérience qui déforme plus qu’elle ne forme. De cette petite délinquance dérisoire, dont les ratés suscitent ironie et inquiétude, le texte déploie aussi tout le répertoire comico-tragique. Les moments de <em>loose </em>complète, le comportement grégaire parfois étrange de la meute donnant lieu à des remarques ironiques ou incongrues, comme celle sur la division des sexes pendant une rixe: «Constater une étrange division des rôles. Les garçons se pourchassent entre eux, les filles aussi. Paradoxale codification du chaos» (<em>FV</em>,&nbsp;119). L’auteur ne manque pourtant pas de souligner qu’ils pourraient potentiellement déboucher sur la mort, comme lors de cette nuit où la bande de révoltés a tendu, dans l’espoir d’y voir une voiture s’encastrer, un fil en fer au milieu de la route, et aperçoit avec terreur une moto s’avancer au bout du chemin&nbsp;:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Consternation dans les rangs. Visions d’horreur qui surgissent. De corps désarticulés. De tripes répandues.</p> <p>Que faire&nbsp;? Désamorcer le piège&nbsp;?</p> <p>Trop tard…</p> <p>Se révéler pour mettre la victime potentielle en garde&nbsp;? Déjà certains se lèvent, agitent les bras. (<em>FV</em>, 106)</p> </blockquote> <p>Dans un instant, le corps du motocycliste se déchirera en lambeaux, ils seront tous des assassins. Puis l’engin se détourne de lui-même… Le texte fait l’inventaire de tels ratages. Il en constate l’étendue des dégâts sur l’intériorité et les saisit dans des <em>leitmotivs </em>comme celui de la fuite ou de l’affrontement dont c’est un plaisir de suivre les infimes modulations au fil du texte. Parmi ses motifs qui dessinent l’estompe d’un sujet emporté par le chaos, celui, récurrent, de la chute fait mieux qu’un autre sentir le vertige d’une vie saisie par ces ratés&nbsp;:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Méditer sa chute.</p> <p>Ce qu’on aurait pu être, ce qu’on a été.</p> <p>Se réjouir éventuellement des renoncements auxquels on aura échappé.</p> <p>Sortir momentanément de soi pour le bilan de ses échecs.</p> <p>Jeter un regard étonné aux gouttes de pluie, apparemment immobiles, rattrapées puis dépassées dans sa brutale plongée vers le bas.</p> <p>Contempler avec effroi la perspective inversée des immeubles. En être désormais le point de fuite.</p> <p>S’étonner de ne coïncider avec rien. Pas même avec l’idée de sa propre mort.</p> <p>Rater encore et toujours.</p> <p>Rater faute de mieux. (<em>FV</em>, 145)</p> </blockquote> <p>Placée en finale du texte, l’allusion à <em>Cap au pire</em><a href="#_ftn2" name="_ftnref2" title="">[2]</a> laisse penser que le roman est pour Sylvain David un art de l’amenuisement, de retour du récit à un degré d’extrême dénuement qui rappelle bien la recherche beckettienne de l’«innanulable moindre», du minimum requis qui fait l’art du drame ou du roman. Sous prétexte d’humour et d’art, l’ironie post-moderne exhibe la violence sans distance ni mesure. Plutôt que de la réduire à sa seule dimension esthétique, celui qui s’en est fait l’agent en écoute le bruit mat derrière la cloison de l’intériorité.</p> <div><br clear="all" /><br /> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn1"> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1" title="">[1]</a> Pierre Clastres, <em>La Société contre l’État</em>, Paris, Minuit, coll.&nbsp;«&nbsp;Critique&nbsp;», 2011 [1974], &nbsp;p.&nbsp;179.</p> </div> <div id="ftn2"> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2" title="">[2]</a> Samuel Beckett,&nbsp;<em>Cap au pire</em>&nbsp;(<em>Worstward Ho</em>), (trad.&nbsp;Édith Fournier), Paris, Minuit, 1991 [1982], 64&nbsp;p.</p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/couler-lencre-du-sang#comments Roman Tue, 03 Dec 2013 17:26:13 +0000 Amélie Paquet 828 at http://salondouble.contemporain.info Audrey Prévost, entre silence et inaction http://salondouble.contemporain.info/lecture/audrey-prevost-entre-silence-et-inaction <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/theriault-catherine">Thériault, Catherine</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/dee">Dée</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>«<em>M'ma, I'm going out!</em>» C'est par ces mots révélateurs, criés par la jeune Dée, que s'ouvre le roman éponyme de Michael Delisle. S'ils sont révélateurs, c'est que, dès l'incipit, on peut commencer à discerner certaines caractéristiques qui marqueront la parole et les actions du personnage central tout au long des pages suivantes. Déjà, le lecteur se trouve devant un être s'exprimant dans une langue étrangère, avec des mots tronqués, un être criant pour être entendu, mais restant sans réponse, un être qui se place d'une certaine façon sous l'autorité maternelle, de l'autre en général. Ces mots sont révélateurs, parce que la parole devient le lieu où les liens de Dée avec les autres s'expriment dans toute leur fragilité, accordant à la parole une place qu'il est nécessaire d'analyser afin de comprendre tous les ressorts de ces relations. On a relevé, avec raison, comment la disparition de la campagne au profit d'une banlieue envahissante épousait la perte de repères des personnages du roman de Michael Delisle<a href="#_ftn1" name="_ftnref1" title="">[1]</a>. Ce court essai tentera plutôt de voir comment la capacité d'action fait écho à la parole déficiente chez Dée pour illustrer une autre forme de déracinement, celle que le personnage porte en lui-même.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Une oralité souffrante</strong></span></p> <p>Avant même que le dialogue ne soit engagé, chose qui, comme on le verra plus tard, pose problème en soi, Dée fait face à une véritable impossibilité de s'exprimer, que symbolisent ses dents cariées. Vu la récurrence de ses maux dentaires tout au long du roman ainsi que l'importance que leur accorde le personnage, il s'agit d'un indice suggérant que ce qui entoure l'oralité est douloureux chez elle. Cela est marqué d'abord par son vocabulaire et sa syntaxe qui indiquent un niveau de langage familier, voire vulgaire, témoignant de ses origines modestes. «Je vas venir noire noire&nbsp;!» (p.13), «<em>Scram</em>, Charly!» (p.48) ou «T'es pu sur la rue Fournier icitte.» (p.75) ne sont que quelques exemples de son lexique représentatif du milieu ouvrier dont elle est issue. Il est intéressant de noter que la façon dont Dée s'exprime ne change pas réellement du début à la fin du roman. Même si elle quitte le dépotoir et la porcherie de son enfance pour une maison toute neuve, Dée reste d'une certaine façon aussi démunie que la jeune fille qu'elle était pour nommer et appréhender le monde qui l'entoure, son ascension n'ayant rien d'intellectuel. Son discours est de plus fortement empreint de l'anglais de sa mère. Ce qui dans d'autres circonstances aurait pu être un outil ou le signe d'une ouverture à l'autre, prend ici plutôt la forme d'une dépossession; l’étrangeté de la langue maternelle sème la confusion dans ses interactions avec les autres (on peut penser à son voisin (p.83) que l'usage de l'anglais déstabilise au premier contact), le signe d'une identité floue (on se rappelle son frère et elle n'osant pas entrer dans l'église puisqu'ils ne sont pas tout à fait catholiques (p.37). La dépossession que vit le personnage est si grande que, de son véritable prénom, Audrey, ne subsiste qu'une syllabe qui a de plus été francisée et, donc, dénaturée d'une certaine façon. La langue est ainsi à la fois pauvre et confuse chez Dée, à l'image d'un personnage qui ne possède pas les mots pour dire son mal-être.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Un cri sans réponse</strong></span></p> <p>Alors que le vocabulaire limité de Dée marque son incapacité à s'exprimer, le discours attributif est lui aussi porteur de signification dans le roman, devenant un signe de l'impossibilité pour elle d'être entendue. Dée «crie» (p.11-15), «s'écrie» (p.29-68) lorsqu'elle quitte la maison pour jouer, lorsqu'un chien suffit à la rendre joyeuse ou lorsqu'elle voit ses nouveaux meubles, mais ce ne sont le plus souvent que des exclamations solitaires, n'éveillant aucune réponse chez l'autre. Ainsi, lorsqu'elle s'amuse dans son lit à crier, elle étouffe ce son pour le «faire résonner dans sa tête» (p.40). Toute expression un peu spontanée de sa part ne peut se faire que dans la solitude, mais aussi dans les hurlements, un peu comme un appel. Cette impression est renforcée par l'épisode lourd de sens où elle trouble le silence de la maison familiale de ses chants discordants dans le seul but d'entendre les récriminations des autres. En chantant très fort, elle «espère les implorations» (p.28). Encore une fois, un lecteur attentif ne peut manquer de remarquer que les tentatives de Dée pour entrer en communication avec les autres restent sans succès, se résumant à des cris isolés. Ces marques d'un enthousiasme enfantin semblent toutefois disparaître lorsqu'elle émet une demande, qu'elle tente timidement d'exprimer quelque chose qui pourrait ressembler à un désir né de son intériorité. Le lecteur le remarquera à chaque moment de sa vie. Enfant, elle «miaule» (p.17) pour rappeler au Doc (qui vient d'abuser d'elle) sa promesse de lui offrir de la crème glacée, fiancée, elle «se plaint» (p.49) de ne pas vouloir quitter la maison de son enfance, jeune mariée, elle «murmure» un simple «O.K.» (p.69) pour signifier à son mari qu'ils peuvent terminer la visite de leur futur logement; la parole est loin d'être affirmée. Même dans des moments de sensualité qu'elle a elle-même provoqués, comme lorsqu'elle attire brusquement à elle un camelot pour le dépuceler, Dée ne peut que murmurer son désir (p.107) dans une timide utilisation de l'impératif qui n'aura d'écho que dans l'ordre chuchoté à son fils de mourir (p.110). Face à un véritable interlocuteur, dominant parce qu'adulte, la capacité langagière de Dée, déjà peu développée, semble s'évanouir.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Parler, mais avec qui?</strong></span></p> <p>Cette position d'infériorité face à une figure adulte, donc autoritaire, est imposée à Dée tout au long du roman et est d'autant plus marquée dans le dialogue que les compétences dialogales de celle-ci sont pour ainsi dire absentes. Le dialogue est un échange de paroles qui suppose et permet théoriquement une compréhension mutuelle. Chez <em>Dée</em>, il devient plutôt le lieu où l'incompréhension se double d'un rapport de force qui écrase le personnage principal et l'isole irrémédiablement. Dée est d'abord soumise à l'autorité de sa mère, puis à l'indifférence de son mari, et ne peut réellement communiquer ni avec l'un, ni avec l'autre. En observant ses rapports avec la première, il est troublant de constater qu'elle répond systématiquement en dehors du sujet à ce que dit sa fille. Alors que Dée a ses premières règles, un simple «<em>Shit!</em>» (p.31) accueille la nouvelle. Plus tard, lorsqu'elle se plaint de crampes, on l'invite à jouer dehors (p.36), tout comme lorsque Dée s'interroge sur l'identité de celui qui se révèlera être son futur mari (p.39). Il faut souligner au passage que si le lecteur a droit, de façon rapportée, aux pensées de la mère sur les transformations de leur monde qui s'urbanise (p.49), celles de Dée restent silencieuses. C'est au lecteur de déduire ce qui l'habite. Si sa mère l'écarte au profit du souvenir d'une autre fille exilée et idéalisée, au point de ne se soucier que d'elle en préparant le mariage de Dée, elle va plus loin encore en prenant sa place auprès de son gendre. Visiter la nouvelle maison de sa fille devient l'occasion pour la mère de faire équipe avec Sarto pour installer le salon, vider les boîtes, réduisant Dée à la fonction de simple spectatrice dans ce qui aurait dû être son nouveau foyer, l'occasion pour elle de se libérer de sa mère. Au lieu de cela, Dée «mal à l'aise, regarde les autres» (p.73), comme elle regarde les voitures partir aux États-Unis ou les gens de son quartier. Ici, c'est Sarto qui lui ordonne de ne rien faire. Avec lui non plus, Dée ne pourra instaurer un dialogue constructif, basé sur un échange entre deux égaux. Laissée seule au motel après leurs noces, Dée n'ose qu'un timide «Pis moé?» (p.61) qui n'obtient pour toute réponse que quelques billets; ce motif se répète lorsqu'elle ose se plaindre de sa solitude «d'une toute petite voix» et que son mari répond: «Je t'ai laissé de l'argent en arrière des tasses» (p.85), répétant le geste du Doc offrant des poules à la famille après avoir abusé d'elle sexuellement (p.21). D'une certaine façon, le seul échange que l'on pourrait qualifier de réussi de tout le livre a lieu avec l'inconnu du motel, qui l'interroge sur ses goûts, lui dit qu'il a été heureux de la rencontrer. Comment s'étonner que leur conversation la laisse «déroutée» et «toute émue» (p.66) quand on réalise que c'est peut-être la première fois qu'on lui pose des questions personnelles, qu'on s'adresse à son esprit plutôt qu'à son corps? Le portrait langagier de Dée qui se dessine à travers ses échanges avec sa mère et son mari, deux figures d'autorité interchangeables, est celui d'une enfant qui peine à être écoutée, qui demande sans recevoir ce qu'elle attend, à la parole entravée.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Subir plutôt qu'agir</strong></span></p> <p>Au-delà de la parole chez Dée, c'est également sur le plan de l'action que sa mésadaptation ou sa faiblesse est flagrante: dans le rapport de force qui l'oppose aux autres dans le roman, Dée est aussi démunie du point de vue actantiel que du point de vue langagier. Ses actions ont un effet minime en comparaison de celles des autres sur elle, faisant d'elle un personnage soumis aux influences extérieures, sans prise réelle sur son destin. Il est souvent question de décision dans le roman pour souligner les moments où Dée agit par elle-même. On s'attardera ici aux moments qui suivent son mariage, lorsqu'elle passe en quelque sorte de la tutelle de sa mère à celle se Sarto sans pour autant devenir une adulte à part entière, c'est-à-dire un personnage qui décide pour lui-même et agit en conséquence. Elle «décide» qu'un miroir ira à tel endroit, mais son mari remet le projet à plus tard (p.74); «elle sort. C'est décidé», indique-t-on lorsqu'elle va parler à son voisin (p.82); elle a «décidé» de nommer le chien Puppy (p.84); «son pas est décidé» lorsqu'elle poursuit le camelot (p.101); voilà autant d'actions aux répercussions minimes qui soulignent l'insignifiance de son pouvoir à opérer de véritables changements dans le monde qui l'entoure. Alors qu'un acte <em>décisif</em> est censé apporter d'importantes modifications autour de soi, les <em>décisions</em> de Dée ont une portée plus que restreinte. De la même manière, Dée semble dotée d'une faible intentionnalité. Si elle va «au buffet pour faire de l'ordre» (p.108), elle en perd soudainement l'envie. Elle commence à ranger la maison, mais ne ramasse qu'une tranche de pain (p.98). Elle «veut soulever [une] bâche, mais Sarto la retient» (p.68). Les désirs de Dée n'aboutissent donc jamais à des actions menées à terme, par manque de motivation de sa part ou parce que les autres s'y opposent. Si elle parvient à voir un médecin pour soigner ce qui semble être une dépression, c'est que sa mère et Sarto participent au projet, ce qui d'ailleurs ne contribue qu'à la rendre encore plus passive, l'abrutissement par les médicaments devenant l'ultime manifestation de l'inertie dont elle est porteuse. L'incapacité d'agir de Dée répond à son incapacité à s'exprimer pour en faire un être étranger à lui-même, voire aliéné. Incapable de se poser comme agent, Dée en perd son individualité, tel qu'exprimé métaphoriquement lorsqu'elle s'essaie «une fois à écrire<em> Mme Sarto Richer </em>pour voir la serveuse tracer un gros 6 par-dessus.» (p.63). La théâtralité de cette scène résume à elle seule toute les forces contraires qui nuisent à l'exécution des modestes actions du personnage principal, qui en vient peu à peu à ne plus désirer que le sommeil, exact opposé de la vie active.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Une sexualité trouble comme moyen d'expression</strong></span></p> <p>Dès le début du roman, on voit comment Dée est dépossédée de son propre corps, droguée et violée par le vétérinaire. Cette agression initiale n'est finalement que l'illustration de tout ce qui suivra. En effet, dans chacun des évènements apparemment importants de sa vie, Dée est réduite au rang de témoin de l'action narrative, étant objet plutôt que sujet. Le corps devient cet objet qui subit les actions commises par les autres. Au terme d'une discussion entre sa mère et Sarto, à laquelle Dée ne prend pas part – la parole lui étant une fois de plus refusée – et tournant autour de la promesse de recevoir une maison (p.52-53), Dée est mariée à un homme beaucoup plus âgé qu'elle. Au moment de son mariage, de son déménagement ou de sa grossesse, Dée n'est jamais l'instigatrice des actions qui mènent à une modification de son mode de vie. Ce n'est qu'à travers sa sexualité qu'elle semble momentanément reprendre le contrôle de son corps, devenant pour un instant capable d'agir conformément à son intention. Si ses rapports avec Sarto ont peut-être pu la satisfaire par le passé, c'est, une fois mariée, vers le jeune camelot que son désir penche, puisque Dée «a envie de gens qu'elle ne connait pas» (p.97). C'est avec ce Beau-Blanc, plus jeune qu'elle et lui aussi appelé par un surnom, qu'elle se retrouvera suffisamment en position de force pour initier des actions, poser des gestes, donner des ordres. Mais encore là, c'est en fonction de l'autre qu'elle évalue cette action, étant «contente pour lui» (p.108) au terme de son bref dépucelage. Cette rébellion, cette mince tentative de modification de l'état du monde n'aura pas de suite pour Dée au-delà d'une correction par son mari. Ce n'est pas l'émancipation d'une femme que présente Michael Delisle dans son roman, mais bien l'aliénation d'une enfant profondément seule.</p> <p>Ainsi, chez Dée, la parole est problématique et la place systématiquement en position d'infériorité face aux autres. La jeune femme exprime avant tout un besoin criant d'être écoutée, mais sans y parvenir, tandis que le peu d'importance que lui accordent sa mère et son mari l'exclut de l'espace dialogal, ce qui fait écho à son incapacité d'agir. Cet état d'impuissance en est un d’aliénation, de perte de soi, de situation de soumission face aux forces extérieures. La parole déficiente de Dée et sa capacité d'action limitée deviennent des preuves de son état, qui peut être lu comme une représentation de la situation d'aliénation plus globale que vivaient à l'époque de nombreuses personnes qui voyaient la ville avaler ce qui auparavant étaient leurs terres. On retrouve les thèmes de l'urbanité envahissante et de la parole marquée par la pauvreté dans le tout récent <em>Jeanne chez les autres</em> de Marie Larocque. Mais à la différence de Dée, Jeanne trouvera dans l'écriture une forme de sublimation de son état lui permettant ultimement de s'exprimer, sublimation à laquelle Dée n'a pas droit. Avec <em>Dée</em>, Michael Delisle donne simplement à lire un portrait sans concession qui annonce l'orphelin brisé de <em>Tiroir n<sup>o</sup> 24</em>.</p> <p>&nbsp;</p> <p>DELISLE, Michael, <em>Dée</em>, Montréal, Bibliothèque québécoise, 2007, 128 pages (Leméac, 2002 pour l'édition originale).</p> <p>DELISLE, Michael,&nbsp; <em>Tiroir n<sup>o</sup> 24, </em>Montréal, Boréal, 2010, 126 pages.</p> <p>LAROCQUE, Marie, <em>Jeanne chez les autres</em>, Montréal, Tête première, 2013, 308 pages.</p> <div><br clear="all" /><br /> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn1"> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1" title="">[1]</a> Caroline Montpetit, «Michael Delisle – Mort en banlieue», <em>Le Devoir</em>, «Livres», 12 septembre 2002 (en ligne)&nbsp;: &nbsp;<a href="http://www.ledevoir.com/culture/livres/9065/michael-delisle-mort-en-banlieue">http://www.ledevoir.com/culture/livres/9065/michael-delisle-mort-en-banlieue</a></p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/audrey-prevost-entre-silence-et-inaction#comments Canada Delisle, Michael incommunicabilité intentionnalité Oralité Personnages Roman Wed, 06 Nov 2013 17:04:51 +0000 Amélie Paquet 803 at http://salondouble.contemporain.info L'ère du constat? http://salondouble.contemporain.info/lecture/lere-du-constat <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/gravel-jean-philippe">Gravel, Jean-Philippe</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/bleeding-edge">Bleeding Edge</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>La charge éditoriale de <em>Bleeding Edge </em>trouve probablement sa source dans <em>The Road to 1984</em>, un court essai publiée dans <em>The Guardian</em> le 3 mai 2003, et qui aura aussi servi (dans une version plus longue) de préface à une édition commémorant le centenaire de George Orwell cette même année, publiée chez Plume. Pynchonien, <em>Bleeding Edge </em>l’est sans conteste: les théories de conspiration y abondent toujours autant (et, la proximité historique des catastrophes du 11 septembre aidant, semblent même nous rattrapper); les échevaux parallèles de l’histoire et du savoir technique y sont toujours aussi inextricablement liés aux plus délirantes spéculations, et, si l’on consent à lui reconnaître un rythme plus digeste que dans le roman qui l’imposa à l’apogée de ses facultés cannabinoïdo-mentales d’illisibilité (<em>Gravity’s Rainbow</em>, pour ne pas le nommer), on constate que, bien qu’assagi quelque part, le Thomas Pynchon de <em>Bleeding Edge </em>est encore porté, de ses digressions sur les effets néfastes du Web à ses portraits de fêtes sans fin, explosions de vitalité qui ne semblent aller nulle part, par la fougue potache et adolescente d’un des&nbsp; plus juvéniles et <em>geek </em>auteurs américains encore vivants à 76 ans. La nouveauté, ici, étant qu’il s’applique à mettre à jour les problématiques d’un prédécesseur, soit celle, Orwellienne, du panoptisme et du contrôle social, en accord avec les développements plus récents qu’elle a connu dans l’éclatement de la bulle Internet et les attentats du 11 septembre, au tournant du millénaire.</p> <p>&nbsp;</p> <p>«What is perhaps [the most] important, to a working prophet, is to see deeper than most of us in the human soul. [And] the internet [...] promises social control on a scale [...] quaint old 20<sup>th</sup>-century tyrants with their goofy moustaches could only dream about», avançait-il dans <em>The Road to 1984</em>, déjà comme manière de rappeler comment les nouvelles technologies de communication se contentaient peut-être de reconduire un vieux principe du <em>doublespeak</em>: «La liberté, c’est l’esclavage». Publié en 2013, mais diégétiquement situé entre le printemps et l’automne 2001 (deux ans avant la parution de l’essai sur Orwell), Pynchon prête alors à celui de ses personnages (Ernie Tarnow, qui est le père de l’héroïne du roman, Maxine Tarnow, une détective spécialisée dans les affaires de fraude, et ici aspirée dans une affaire de détournements de fonds impliquant la Grande Toile) qui se plie le mieux à une fonction de porte-voix à l’indignation pynchonienne, les paroles oraculaires suivantes:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Call it freedom, [Internet]’s based on control. Everybody connected together, impossible anybody should get lost, ever again. Take the next step, connect it to these cell phones, you’ve got a total Web of surveillance, inescapable. You remember the comics in the <em>Daily News</em>? Dick Tracy’s wrist radio? it’ll be everywhere, the rube’s all be begging to wear one, handcuffs of the future. Terrific. What they dream about at the Pentagon, worldwide martial law. (<em>Bleeding Edge,</em> p. 420).</p> </blockquote> <p align="center">*</p> <p>Ne serait-ce que pour son absence d’équivoque, ce genre de charge a de quoi étonner. En 2003, dans son essai, Thomas Pynchon qualifiait l’écrivain de «prophète au travail» —&nbsp;<em>working prophet</em>, et le fait qu’il l’ait fait dans le contexte d’un hommage à Orwell invite à le prendre au sérieux, d’autant plus qu’il ne manquait pas du même coup de faire écho à Don DeLillo qui disait, dans une entrevue de 1997 (accompagnant <em>Underworld</em>) et sur un ton plus péremptoire: «Novelists don’t follow, novelists lead. [...] [I]t’s our task to create a climate, to create an environment, not to react to one. We as novelists have to see things before other people see them<a href="#_ftn1" name="_ftnref1" title="">[1]</a>.»</p> <p>&nbsp;</p> <p>Or, ce rôle peut-il encore être tenu? Pour tâcher de répondre à cette question, encore faut-il départager la «prophétie» susmentionnée de la simple prédiction. La prophétie, au contraire de la prédiction, se soucie moins de détails que de viser au cœur du problème, détecté par l’écrivain à son état germinatoire de «premier jets d’un futur épouvantable»&nbsp;(ou de <em>first drafts of a terrible future</em>, comme le dit Pynchon dans son essai). Aussi, reconnaître en Orwell un prophète ne proviendrait pas du genre d’assimilation qui tendrait à rapprocher, par exemple, des «télécrans» que hantent la figure moustachue et le regard omniprésent de Big Brother dans <em>1984</em> aux écrans plasma bidirectionnels d’aujourd’hui (par ailleurs dotés d’une caméra et d’un micro, dont on ignore si, en les fermant, ils ne se contentent pas de ne dormir que d’un œil, pour ainsi dire). Le prophétisme d’Orwell serait plutôt à entendre en ceci qu’il aurait su reconnaître très tôt le maintien d’une sorte de «volonté persistante&nbsp;au fascisme»&nbsp;(<em>will to fascism</em>), lequel (sans que la victoire des forces de l’Axe y change quoi que ce soit), n’aurait même pas atteint aujourd’hui son plein potentiel. Les plus récentes avancées de la technologie ne seraient alors que les derniers avatars de cette expansion, de même que l’agent de ses dernières mutations, dont la tendance irait toujours progressant vers une forme de soumission consentie, «démocratique» et facile à utiliser. Au reste, rappelle Pynchon au lecteur oublieux (et bien que cette théorie soit maintenant contestée), le World Wide Web a d’abord été conçu par (et pour servir) le complexe militaro-industriel.</p> <p align="center">*</p> <p>Reste qu’il est difficile d’évaluer, pour des raisons évidentes, dans les œuvres de l’extrême contemporain cette dimension possiblement prophétique, le temps de la réception étant trop proche pour confirmer ou infirmer, ou simplement identifier, ce qui y aurait été anticipé. Mais je ne pense pas moins que la vitesse avec laquelle le «futur» —&nbsp;spécialement du côté des technologies de communication —&nbsp;semble faire irruption dans notre présent, avec ses nouveaux outils et ses nouveaux paradigmes, rend particulièrement difficile de prétendre à une telle posture — cette accélération se révélant telle qu’elle ne peut plus tant inspirer les prognostics imaginatifs de l’écrivain de fiction qu’être tout simplement <em>constatée</em> autour de nous, comme dans les œuvres d’écrivains que leurs temps pouvaient encore accorder le luxe de la prescience. &nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>Comme dans l’exemple de l’extrait plus haut cité, Pynchon, qui a installé les événements de <em>Bleeding Edge </em>dans un passé récent, ne semble plus pouvoir faire autrement que <em>mettre en scène </em>un discours qu’on pourrait qualifier de prophétique, mais trompeur, en ceci qu’il demeure reporté dans un moment du passé, peut-être le dernier moment du passé où cela était encore possible. Car dans le présent de sa lecture, il ne peut être reçu que comme un constat déguisé sur&nbsp;la montée en flèche de la cybersurveillance et son potentiel totalitaire. Libre au lecteur d’en mesurer, d’en apprécier ou contester la «justesse» ensuite; chose certaine, les éléments de confirmation ou d’infirmation sont à sa portée, aussi certaines que son prochain iPhone ne s’activera pas («handcuffs of the future») s’il ne reconnaît pas ses empreintes digitales. Dès lors, si on lie cette prédiction Orwellienne au commentaire que Pynchon même a fait de <em>1984</em> (lecture portée de bout en bout sur le constat de la croissante actualité de ce roman), il semble que ce romancier ne se présente pas tant comme un «prophète au travail» qu’un «fact-checker» qui, après contre-vérification, serait appelé à constater tout simplement la qualité prophétique des œuvres qui ont précédé la sienne, comme si l’heure, entre les romans d’anticipation du passé et l’état actuel (accélérant) du présent, était venue de régler des comptes, non sans une certaine urgence.</p> <p>&nbsp;</p> <p>Certes, il est évident que dans cette <em>Thomas-Pynchon Land</em> dont l’étendue historique n’a de cesse de s’accroître&nbsp;de livre en livre (de l’établissement de la ligne Mason &amp; Dixon de <em>Mason &amp; Dixon </em>(1997), au far-west virtuel du World Wide Web avec <em>Bleeding Edge</em> (1948-1984-2001-2003-2013)), on ne cessera de voir émerger certaines «contreforces» soucieuses de préserver les dimensions de l’expérience à distance de la rapacité des intérêts politiques et privés, en se créant, par exemple, des réseaux alternatifs de communication, comme le système postal W.A.S.T.E. de <em>Crying of Lot 49</em>, ou le «Dark Web» évoqué dans <em>Bleeding Edge</em> aujourd’hui («Dark Web»&nbsp;qui, aux dernières nouvelles, a fait scandale en laissant découvrir un site par lequel il était possible de se faire livrer de la drogue comme on se ferait livrer un livre de chez Amazon à prix coupé ou des pizzas de chez <em>Domino’s Pizza</em> prédécoupées elles aussi<a href="#_ftn2" name="_ftnref2" title="">[2]</a>). Comme il est évident que dans cette lande Techno-Pynchonienne, nous serons encore exposés à voir se manifester l’inexpliqué sous la forme de revenants, d’ectoplasmes ou de zombies contreculturels bien parés à s’immiscer dans le <em>meatspace </em>de la réalité quotidienne, ne serait-ce qu’à titre de troublantes hallucinations, ou d’avatars irrepérables issus du monde de <em>Second Life</em>. Mais s’agit-il là vraiment de <em>prophéties </em>au sens strict, ou des divagations linéamenteuses d’un auteur qui, malgré son obsession des savoirs, cache de sa propre ironie son effort à imaginer encore, dans le monde de sciences dures qui l’obsède, le plus improbable, fabulé des mariages avec le monde du spirituel? Quoi qu’il en soit, il semblerait dès aujourd’hui qu’on puisse s’attendre à ce que le rôle de contre-vérificateur de ce que leurs prédécesseurs <em>auront su voir </em>de notre présent ou de notre passé récent (ce dont la littérature ne manque pas) fusse appelé, de plus en plus, à obséder les écrivains.</p> <div><br clear="all" /><br /> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn1"> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1" title="">[1]</a> Maria Moss, «&nbsp;Writing as a deeper form of concentration&nbsp;», <em>Sources</em>, printemps 1999, p. 88. C’est aussi un propos qui est dans un essai de Pierre Bayard <em>Demain est écrit</em> (2005, coll. «Paradoxes», Paris&nbsp;: éd. de Minuit), en se limitant toutefois à l’anticipation de drames personnels à venir dans la vie d’une poignée d’auteurs.</p> </div> <div id="ftn2"> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2" title="">[2]</a> <a href="http://www.theguardian.com/society/2013/oct/06/dark-net-drugs" title="http://www.theguardian.com/society/2013/oct/06/dark-net-drugs">http://www.theguardian.com/society/2013/oct/06/dark-net-drugs</a></p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/lere-du-constat#comments Amérique Art et politique Culture Geek Cyberespace États-Unis d'Amérique Internet PYNCHON, Thomas Roman Wed, 30 Oct 2013 22:34:32 +0000 Jean-Philippe Gravel 796 at http://salondouble.contemporain.info