Salon double - Théâtre http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/326/0 fr État plus que critique http://salondouble.contemporain.info/article/etat-plus-que-critique <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/lefort-favreau-julien">Lefort-Favreau, Julien</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/hors-les-murs-perspectives-decentrees-sur-la-litterature-quebecoise-contemporaine">Hors les murs : perspectives décentrées sur la littérature québécoise contemporaine</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>Il est certes utile de s'interroger sur la place que peut avoir la littérature dans l'espace public en des termes quantitatifs. Voilà une démarche qui nécessiterait des données empiriques, chiffres à l'appui, chronomètre à la main, décompte de mots dans les colonnes des journaux<em>.</em> Nous ne parviendrions toutefois qu'à une réponse partielle, qui laisserait en plan toute la question de la <em>qualité </em>de la place de la littérature au Québec. Partons plutôt de l'idée qu'il importe de mesurer la portion congrue accordée à la critique, notamment parce qu'il s'agit d'un agent à notre avis indispensable dans la formation d'une vie littéraire digne de ce nom, mais également parce qu'elle constitue un antagoniste nécessaire à la vitalité des débats esthétiques. Ou pour le dire autrement: comment penser que la littérature peut s'inscrire dans le vie sociale sans médiation, sans avoir été préalablement <em>reçue. </em>Un champ sans ces tensions et sans ces médiations marque le triomphe d'une industrie culturelle. En lisant le récent <em>Ismes </em>d'Anna Boschetti<a href="#_ftn1" name="_ftnref1" title=""><sup><sup>[1]</sup></sup></a>, on voit bien l'importance déterminante de la critique dans la formation des différentes avant-gardes des 19e et 20e siècle. Mais est-ce à dire que ce rôle serait périmé et appartiendrait à une époque révolue? Au Québec, il n’est pourtant pas si loin le temps où les critiques, qu'ils soient universitaires ou médiatiques, ou même les deux à la fois (pensons à Gilles Marcotte), avaient encore un rôle prescripteur qui dépassait largement la logique de consommation culturelle. Il est évidemment tentant de pronostiquer le déclin inéluctable des choses. Mais cette vision téléologique supposerait un âge d'or passé. Je ne sais pas si cet éden critique a déjà existé mais, chose sûre, les problèmes avaient déjà commencé en 1992, lorsque le documentariste Marcel Jean signe <em>État critique</em><a href="#_ftn2" name="_ftnref2" title=""><sup>[2]</sup></a><em>.</em></p> <p>Dans ce film disponible pour gratis sur le site de l'ONF, on aborde au moins trois problèmes. Marcel Jean s'intéresse d'abord aux rapports pour le moins compliqués entre artistes et critiques. S'il s'agit d'un enjeu quelque peu anecdotique, les interventions geignardes de Sylvie Drapeau, Michel Tremblay ou André Brassard ont le mérite de mettre en évidence une frilosité du milieu culturel qui a fini, sur la longue durée, tuer la possibilité pour les critiques les plus exigeants de pratiquer leur métier en toute liberté. Force est de constater que de ce côté-là, les choses n'ont pas guère changé, la litanie des artistes incompris jouant encore assez régulièrement sur nos ondes. Cette manière qu'ont plusieurs artistes bien de chez nous d'opposer création et critique révèle un anti-intellectualisme qui ne favorise pas exactement une hauteur dans les débats.</p> <p>Le deuxième aspect du film est toutefois plus intéressant pour notre propos. En effet, Marcel Jean se demande quels sont les critères discriminatoires nous permettant d'identifier le métier de critique. Claude Gingras, critique musical de <em>La Presse</em>, et Robert Lévesque, alors directeur des pages culturelles du <em>Devoir</em>, sont interrogés. On y suit également René Homier-Roy, Chantal Jolis et Nathalie Petrowski, notamment sur le plateau de <em>La Bande des Six,</em> émission souvent évoquée avec bienveillance comme un exemple réussi de critique culturelle télévisée. Ceux qui sont maintenant respectés pour leur esprit critique apparaissent, avec le recul, aussi pitoyables que les chroniqueurs d'aujourd'hui dont il peut nous arriver de ricaner entre amis. Homier-Roy et Jolis qui plantent un film de Léa Pool (pauvre Patricia Tulasne qui en prend pour son rhume) avec des arguments d'une très grande faiblesse intellectuelle (sur le mode: «On n’y <em>croit</em> pas») n'est pas un spectacle particulièrement édifiant, même vingt ans plus tard. <em>A contrario, </em>la vigueur critique de Lévesque et Gingras laisse songeur et nous fait regretter une époque où il y avait davantage de fonds disponibles dans les médias écrits et électroniques. Il n'existe maintenant que très peu de critiques qui peuvent pleinement se consacrer à leur mériter, et approfondir leur champ de compétence sur plusieurs décennies. Le film de Jean expose avec beaucoup de clarté un divorce qui est alors en train de se produire, et qui est maintenant totalement accompli, entre les critiques dits professionnels et les pigistes, qui, pour être bon joueur,&nbsp; n'ont pas les moyens matériels de s'extraire du dilettantisme.</p> <p>Le troisième problème exposé par le film s'incarne en la personne de Jean Larose, autrement plus combattif alors que sort son essai <em>L'amour du pauvre. </em>On le voit, en entrevue et sur le plateau de <em>La Bande des Six,</em> tenter de démonter la vaste fraude idéologique que constitue la critique littéraire (ou plus largement culturelle) à la télévision, mettant en cause le triomphe du j'aime/j'aime pas, réflexe qui ne s'appuie ni sur une connaissance historique, ni sur une mise à distance des objets convoqués. Mais plus encore, Larose, qui n'est par ailleurs pas exactement vierge de toute dérive idéologique, fait preuve d'une grande acuité en ce qui concerne le rapport entre la critique et le public. En s'attaquant à l'ensemble du <em>dispositif </em>critique télévisuel, qui ne laisse aucune place à la réflexion et à l'explication des œuvres d'art, la présumée volonté populiste de s'adresser au grand public se transforme en dialogue de sourds où plus personne ne semble s'adresser à quiconque. Larose cerne bien le phénomène: on présume toujours que le public ne s'intéresse pas aux choses «sérieuses», à la réflexion, à la critique informée — on leur en sert donc une version diluée.</p> <p>En 1991-1992, le mal est déjà fait. On parle certes encore de littérature à la télévision, mais on en parle si mal qu'il serait plutôt malvenu d'être nostalgique. Vérification faite, ce n'est donc pas il y a vingt ans que l'air était plus respirable. Quarante ans peut-être? Ça reste à voir. Le champ était passablement exigu dans les années soixante. M'est avis qu'il n'était pas toujours évident de parler sérieusement de littérature sans piler sur l'orteil de son voisin.</p> <p>Les médias électroniques sont incontestablement en déclin. Mais ce n'est certainement pas un déclin qui ne concerne que la littérature et il me semble de peu d'utilité de le déplorer, ou à tout le moins de le déplorer à l'infini. La fermeture de la Chaîne culturelle était une bêtise. Mais on se rend compte qu'elle ne visait pas tant à ostraciser la culture ou la littérature qui y prenait tant de place; elle faisait partie d'un plus vaste sabordage, dans lequel la science ou l'information internationale sont au final tout aussi perdants.</p> <p>La bataille doit se mener sur plusieurs fronts. D'une part, il y a un combat politique à mener pour éviter la précarisation absolue de tous les métiers intellectuels, parmi lesquels on retrouve les journalistes et les critiques. Il serait candide de croire que les débats intellectuels sont indépendants des conditions de vie matérielles de ses différents protagonistes. L'autre bataille à mener fait écho aux propos de Larose dans <em>État critique </em>et concerne la possibilité d'offrir en quelque sorte une voie intermédiaire entre la critique spécialisée universitaire et la critique «promotionnelle». Ce créneau, jadis occupé par la Chaîne Culturelle, existe toujours dans la presse écrite anglo-saxonne. Il n'y pas de&nbsp; raisons pour qu'aucun équivalent à la <em>New York Review of Books </em>se retrouve au Québec, quitte à en adapter les dimensions ou la fréquence à notre marché. Il est nécessaire de multiplier les initiatives, sur diverses plates-formes, afin de résister à cet amenuisement de la parole critique. La bonne santé de la littérature québécoise semble faire consensus (nombre de nouvelles maisons d'édition ont fait leur apparition durant les dix dernières années ainsi que plusieurs auteurs de talent). Le milieu n'est donc pas sclérosé et présente des signes certains de vitalité. Pourtant, tout ce renouveau n'est que trop rarement accompagné par une pensée critique élaborée, qui tenterait d'identifier les nouvelles voix, de dénoncer les impostures intellectuelles, de baliser les pratiques émergentes, de circonscrire l'impact des mutations technologiques ou institutionnelles. Sans cet apport inestimable, il est à redouter que le champ ne soit dominé que par des intérêts mercantiles. Il ne faudrait pas sous-estimer l'ampleur des guerres idéologiques qui font rage dans le monde du livre<a href="#_ftn3" name="_ftnref3" title=""><sup>[3]</sup></a>.</p> <div><br clear="all" /><br /> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn1"> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1" title=""><sup><sup>[1]</sup></sup></a> Anna Boschetti, <em>Ismes, </em>Paris, CNRS éditions, 2014.</p> </div> <div id="ftn2"> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2" title=""><sup><sup>[2]</sup></sup></a> Marcel Jean, <em>État critique, </em>ONF, 1992, 53 minutes.</p> </div> <div id="ftn3"> <p><a href="#_ftnref3" name="_ftn3" title=""><sup><sup>[3]</sup></sup></a> Voir à ce propos:&nbsp; André Schiffrin, <em>L'édition sans éditeurs, </em>Paris, La fabrique, 1999; <em>Le contrôle de la parole, </em>Paris, La fabrique, 2005, <em>L'argent et les mots</em>, La fabrique, 2010.</p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> Québec Poésie Récit(s) Nouvelles Roman Théâtre Wed, 22 Oct 2014 14:21:06 +0000 Julien Lefort-Favreau 882 at http://salondouble.contemporain.info Comment les médias parlent-ils de littérature? http://salondouble.contemporain.info/article/comment-les-medias-parlent-ils-de-litterature <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/dionne-charles-0">Dionne, Charles</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/hors-les-murs-perspectives-decentrees-sur-la-litterature-quebecoise-contemporaine">Hors les murs : perspectives décentrées sur la littérature québécoise contemporaine</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>La définition de l’objet «littérature» construite par les acteurs du champ médiatique serait-elle insatisfaisante? La littérature aurait-elle perdu toute sa place chez les médias&nbsp; dits conventionnels?</p> <p>Aborder cette impression de vide&nbsp;littéraire m’a inévitablement fait réfléchir à ce qu’est le <em>conventionnel</em> chez les médias; s’il existe, même, considérant l’investissement du web et des réseaux sociaux opéré par les chaînes télé et radio; si le <em>non conventionnel</em> existe encore; s’il n’est pas disparu avec l’ouverture des blogues, des pages Facebook et des comptes Twitter de <em>V télé</em> et de l’émission <em>Les Chefs</em>. Si la convention appelle le conformisme alors que le non conventionnel agirait sans ces règles ou sans toujours s’y soumettre, il faut maintenant se demander à quel genre de conformisme nous avons affaire dans les médias.</p> <p>Le média <em>plus</em> conventionnel&nbsp;serait, selon ma définition non scientifique, celui grâce auquel on peut apprécier un contenu disponible à un rythme régulier sans avoir à interagir avec un écran, c’est-à-dire qu’après avoir syntonisé une station, ouvert un document papier ou cliqué sur le titre d’un article numérique sur son fil Facebook, il ne reste qu’à écouter ou à lire. À première vue, une certaine idée de passivité se dégage de cette catégorie. On attend de ce type de média qu’il nous informe ou qu’il commente des sujets précis en matière de littérature: nouvelle parution, critique de livre et entrevue avec un auteur par exemple. Télévision, radio, journaux, revues, sites web culturels qui s’inscrivent dans ce type de tradition médiatique semblent appartenir à cette catégorie.</p> <p>De l’autre côté, le média <em>moins</em> conventionnel&nbsp;serait celui qui sait aussi agir autrement (ou mieux, qui agit toujours d’une manière différente): rendant disponible du contenu de manière ponctuelle sans respecter un horaire précis; il produit selon l’urgence et l’instantané autant que selon la fermentation lente des idées qui lui est permise, faute de limites de mots et de date de tombée. On attend, entre autres, de ce type de média qu’il ne répète pas une information disponible chez un média conventionnel et qu’à travers chacun de ses contenus se lise aussi une signature bien reconnaissable: humour, contenu de marge, etc. Média natif du web, fanzine ou blogue qui n’est pas le pendant web d’un autre média viennent tout de suite en tête.</p> <p>La séparation n’est évidemment pas simple. Je la trouve même impossible à réaliser. Mais il me semble possible de dégager des concepts généraux. Ces deux catégories sont des vases communicants: un internaute n’est pas moins passif en lisant sur lapresse.ca une entrevue avec un auteur qu’en lisant sur un blogue une liste des dix meilleures façons, selon l’œuvre de Bukowski, de boire en bobettes un scotch dans un motel sale. Mais c’est peut-être plutôt dans la manière dont on traite la littérature dans un média par rapport à un autre qui peut servir de séparation entre le <em>plus</em> conventionnel et le <em>moins</em> conventionnel. Il me semble que la manière dont les destinataires entretiennent une conversation avec le contenu et ses auteurs permet de réfléchir au concept du conventionnel chez les médias: s’agit-il uniquement d’un simple like, d’un retweet, d’un partage avec le message «Lawl!» en guise de statut Facebook ou est-ce une habitude sur ce média d’entamer une discussion de fond sans limites de mots ou de nombre de réponses entre les lecteurs et les auteurs?</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Médias conventionnels et littérature</strong></span></p> <p>Reste que règne un format connu sur les ondes télé et radio: l’émission littéraire. À la télévision québécoise se partagent le temps d’antenne les émissions <em>Tout le monde tout lu</em> (MATV), <em>Lire</em> (ARTV), <em>La bibliothèque de…</em> (Canal Savoir) et <em>Le Club</em> (Bazzo.tv). À la radio québécoise se partagent les ondes quinze émissions littéraires<a href="#_ftn1" name="_ftnref1" title=""><sup><sup>[1]</sup></sup></a> dont <em>Plus on est de fou plus on lit</em> (RC), <em>Dans le champ lexical</em> (CIBL<em>), Tout nouveau tout biblio</em> (CIAX) et <em>Encrage</em> (CKRL). Le mot d’ordre est souvent la légèreté et le partage d’expériences personnelles&nbsp; de lecture.</p> <p>Les journaux, les revues, les blogues et les médias web, de leur côté, publient actualité, critiques et chroniques littéraires. Se lisent le cahier <em>Livres</em> tiré les fins de semaine par <em>Le</em> <em>Devoir</em>, le cahier «&nbsp;Culture&nbsp;» de <em>La Presse</em>, les articles de voir.ca, les revues <em>Spirale</em>, <em>Entre les lignes</em>, <em>Liberté</em>, <em>Nouveau projet</em>, <em>Lettres québécoises</em>, les articles des <em>bangbangblog.com</em>, etc.</p> <p>Rapidement, l’abondance d’émissions et de médias installe l’idée que la littérature (et même la <em>vraie</em>) est très présente dans les médias. À cet effet, <em>Toutes mes solitudes</em> de Marie-Christine Lemieux Couture publié aux éditions <em>Ta Mère</em> a fait l’objet d’une chronique à <em>Bazzo.TV</em>, tout comme certains livres de Nelly Arcand, de Jean Simon Desrochers et de Catherine Mavrikakis, par exemple. Le premier est publié par une jeune et petite maison d’édition de la <em>marge</em>, les autres sont issues de la littérature enseignée et étudiée à l’université. On ne parle donc pas, dans ces médias, uniquement de l’essai qui a gagné le «&nbsp;prix du public&nbsp;»&nbsp; au Salon du livre 2013 de Ricardo<a href="#_ftn2" name="_ftnref2" title="">[2]</a>, loin de là.</p> <p>Pourtant, la forme qui entoure ces contenus, elle, est plutôt figée. Que ce soit à la télévision ou à la radio, par exemple, le contenu produit autour de la littérature reste principalement de l’ordre du club de lecture où l’on livre ses impressions personnelles et où parfois des gens issus de la périphérie culturelle (les <em>personnalités</em>) sont invités à participer, ce qui a amené certains commentateurs du milieu littéraire à parler de <em>gildorisation</em> de la littérature (en référence au comédien/chanteur Gildor Roy, participant au club de lecture à Bazzo.tv). Il s’agit d’inviter un intervenant à poser un regard néophyte sur le monde du livre et à jouer le rôle de critique.</p> <p>Mais qu’on se console: c’est une tendance générale. <em>Rotten Tomatoes</em>, par exemple, et <em>IMBD</em> servent à hiérarchiser l’importance des films, mais utilisent principalement l’opinion du public sous la forme de commentaires anonymes pour le faire.</p> <p>Et qu’on comprenne que plusieurs acteurs très pertinents travaillent dans le cadre d’émissions culturelles: Bertrand Laverdure, Alain Farah, Fabien Cloutier, Pascale Navarro, etc.</p> <p>Comme je l’ai annoncé en début d’article, il&nbsp; est très difficile de répondre à la question de la place de la <em>littérature</em> dans&nbsp; les médias.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Médias </strong><strong><em>moins</em></strong><strong> conventionnels et littérature</strong></span></p> <p>De leur côté, témoignant d’une pluralité des approches en matière de littérature, les médias <em>moins</em> conventionnels s’inscrivent, eux, dans une tendance au contenu de niche. En musique, des sites comme <em>10kilos.us</em> s’intéressent uniquement au rap contemporain; en cinéma, <em>Hors Champ</em> publie un contenu critique de fond uniquement; etc. Ainsi, des sites comme <em>Baise livres, Littéraire après tout, Salon double</em>, <em>Cousin de personne</em> ou <em>Poème sale</em> vont tous parler de littérature à leur manière, sans vraiment avoir de visibilité ou de pendant chez les médias conventionnels. Ces médias sont exclusivement accessibles sur le Web. <em>Littéraire après tout</em> utilise l’humour pour commenter le milieu littéraire; <em>Salon Double</em> s’intéresse aux articles de fond; et <em>Poème sale</em> publie directement de la poésie et commente l’actualité en riant de son lectorat, par exemple. La signature d’un média <em>moins</em> conventionnel apparaît à la première lecture.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Une posture de la littérature</strong></span></p> <p>Pour éviter de reprendre les poncifs qui entourent les citations de Marshall McLuhan, je dirai que le format choisi par les différents médias révèle une posture par rapport à la littérature. Si l’humour et l’autodérision de <em>Littéraire après tout</em> et <em>Poème sale</em> viennent calmer le jeu de la lourde artillerie universitaire, le club de lecture dans le format actuel génère l’idée que lire, c’est principalement faire partie d’un grand groupe de lecture mondial dans lequel l’impression personnelle sert de baromètre; que théorie et critique littéraire n’ont plus de place dans ce qu’on considère être la littérature; que n’importe qui a la compétence d’agir en tant que critique littéraire; mais, surtout, que le débat sur la présence, sur l’absence et sur la nuance du rôle du critique littéraire est terminé: plus personne n’a besoin de se faire dire ce qui est bon pour soi.</p> <p>Néanmoins, un déplacement s’est opéré en matière de littérature chez les médias <em>plus</em> conventionnels. <em>Zone d’écriture</em>, la plateforme web de <em>Radio-Canada</em> dédiée à la littérature, n’existe plus. Claude Deschênes a démissionné de son poste de journaliste culturel chez RC, car, selon lui, il n’y a plus assez de place pour la culture en ondes. Sa solution: créer un blogue. Le cahier<em> Auto</em> est beaucoup plus gros que le cahier <em>Culture</em> dans <em>La Presse</em>. Le cahier <em>Livre</em>s du <em>Devoir</em> n’est publié que les fins de semaine. Tout semble indiquer que la littérature est laissée au territoire vierge du Nouveau Monde du Web.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Rejoindre un public</strong></span></p> <p>La réception des textes ou des <em>productions</em> des blogues est un peu différente de celle des médias <em>plus</em> conventionnels. S’il s’agit pour une chaîne déjà existante d’ajouter une émission littéraire au programme, le bassin de destinataires potentiels existe d’office, ce qui n’est pas le cas lors de la création d’un blogue. Pour le blogue, l’idée est donc de rejoindre un public qui n’a jamais visité ce site web, qui ne connait pas encore son existence. Dans tous les cas, l’objectif est identique: rejoindre le plus grand nombre de personnes, tous les intérêts confondus. Simplement, chez les blogues, tout est à faire, chaque fois, pour attirer leurs lecteurs; c’est une éternelle <em>tabula rasa</em>.</p> <p>Néanmoins, le public d’un blogue comme <em>Poème sale</em> me semble assez différent, du moins, du point vue de ses habitudes virtuelles: la recherche active de contenu <em>versus</em> la réception passive du contenu d’une programmation télé ou radio; l’implication prolongée dans une toujours potentielle discussion de fond <em>versus</em> l’écoute et les partages/retweets dirigés. C’est donc en s’intéressant à un sujet spécifique (la poésie contemporaine) d’une manière précise (l’ironie) que Fabrice et moi visons, somme toute, un public qui ne retrouve pas l’expérience d’information qu’il cherche chez les médias actuels. Nos articles et les poèmes que nous publions se retrouvent dans un espace mitoyen, entre notre désir de rejoindre des lecteurs et le désir de certains lecteurs d’être rejoints.</p> <p>Pour ce faire, les outils que nous choisissons et qui nous sont extrêmement utiles pour maximiser notre potentiel de lecture se trouvent évidemment sur le web. Facebook et Twitter sont à la fois des moyens de transmission (partages et retweets d’un article) et de discussion (commentaires sous un article et échange de tweets). Nous n’avons pas d’espaces publicitaires pour inviter les lecteurs à se rendre sur notre site et ne produisons pas d’annonces pour la télé et la radio. Mais je crois que même si nous tentions l’aventure marketing, nous ne serions pas vus par les bonnes personnes. Qui écoute encore la télé?</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Figure du critique</strong></span></p> <p>Dans le milieu littéraire, c’est un truisme qui s’approche de l’insulte à l’intelligence que d’annoncer la disparition de la figure du critique, mais, selon moi, le sujet fait émerger une autre figure, celle du lecteur.</p> <p>Je connais le travail extraordinaire que font les revues littéraires et les sites web qui y sont dévoués, mais l’image construite autour du concept de critique littéraire est complètement désarticulée. Le débat littéraire n’existe pas; les critiques sont neutres ou démesurément dithyrambiques; et le champ lexical du style des auteurs tourne complètement à vide (un style incisif, coup de poing, dîtes-vous). Je ne sais pas si les médias nés du web y pourront quelque chose. Nous utilisons la forme sans limites que nous avons en publiant des articles qui dépassent largement la limite papier habituelle, mais comme l’exprimait Julien Lefort-Favreau<a href="#_ftn3" name="_ftnref3" title=""><sup><sup>[3]</sup></sup></a>, le lecteur/critique capable de lire une revue littéraire en entier et de tenir une discussion littéraire sans utiliser sans cesse la métaphore de la madeleine de Proust me semble très romantique, mais bien peu présente hors des murs des universités.</p> <p>Pour moi, tout est parti de ce constat: en pleine fin de baccalauréat en littérature, je sentais la vie littéraire se resserrer autour de mes travaux de fin de session et de mes soirées passées au local étudiant de mon département. Où allait la littérature en dehors des mémoires, des thèses et des tablettes des centres de recherche? Nulle part.</p> <p>Quelque chose d’extrêmement heureux s’est produit, pourtant, depuis trois ans: jamais je n’ai vu autant d’événements littéraires. Tout le monde s’y met: librairies, éditeurs, auteurs, producteurs d’événement, universités, galeries. Les réseaux sociaux sont un mécanisme d’encouragement et d’invitations de masse. Être témoin d’une vie littéraire donne envie d’y participer et d’en être un acteur.</p> <p>Fabrice et moi cherchions la littérature de notre époque, nous voulions la lire et la faire lire. Il me semble que jamais elle n’a autant pris la parole.</p> <p>(Fin heureuse)</p> <div> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn1"> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1" title=""><sup><sup>[1]</sup></sup></a> UNEQ, en ligne: <a href="http://www.uneq.qc.ca/ecrivains/la-grille-horaire-des-emissions-litteraires-a-la-radio-et-a-la-television">http://www.uneq.qc.ca/ecrivains/la-grille-horaire-des-emissions-litteraires-a-la-radio-et-a-la-television</a>, (Page consultée le 20 septembre 2013).</p> </div> <div id="ftn2"> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2" title="">[<sup>2</sup>]</a> Le livre «La mijoteuse - de la lasagne à la crème brûlée» a remporté le prix du grand public Salon du livre de Montréal /La Presse dans la catégorie Vie pratique/Essai en 2013.</p> </div> <div id="ftn3"> <p><a href="#_ftnref3" name="_ftn3" title=""><sup><sup>[3]</sup></sup></a> Lors de la table ronde <em>Hors les murs</em>:<em> perspectives décentrées sur la littérature québécoise contemporaine</em> tenue le 18 octobre 2013 à la librairie Olivieri.</p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> Québec Poésie Récit(s) Nouvelles Roman Théâtre Wed, 22 Oct 2014 14:03:30 +0000 Charles Dionne 881 at http://salondouble.contemporain.info Vendre le livre sans parler de littérature. Le cas du Salon du livre de Montréal et des émissions littéraires télévisées. http://salondouble.contemporain.info/article/vendre-le-livre-sans-parler-de-litterature-le-cas-du-salon-du-livre-de-montreal-et-des <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/letendre-daniel">Letendre, Daniel</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/savoie-bernard-chloe">Savoie-Bernard, Chloé</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/hors-les-murs-perspectives-decentrees-sur-la-litterature-quebecoise-contemporaine">Hors les murs : perspectives décentrées sur la littérature québécoise contemporaine</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>L’un des lieux communs propagés par les «intellectuels» — universitaires, écrivains et autres spécialistes — est l’amenuisement de la place laissée à l’art dans la sphère publique: diminutions des subventions, disparition des formes d’expressions artistiques dans les médias de masse, etc. On expose chiffres, données, sondages pour convaincre de la véracité de ces propos qui dévoilent, en même temps qu’une insatisfaction quant au traitement public des arts, l’inquiétude de leur survivance. Si le travail des artistes est diffusé avec moins d’ampleur, en effet, ceux-ci ne sont-ils pas relégués à une certaine marge, voire à l’anonymat? Les discours entourant la littérature apparaissent, au Québec comme à l’étranger<a href="#_ftn1" name="_ftnref1" title=""><sup><sup>[1]</sup></sup></a>, métonymiques de ceux qui concernent l’art. Or pour le dire avec Dominique Viart, «[d]ans le seul univers culturel, les articles et pamphlets sur la “crise” de la littérature et son “déclin” ne datent pas d’aujourd’hui<a href="#_ftn2" name="_ftnref2" title=""><sup><sup>[2]</sup></sup></a>». Dans le même esprit que celui de ces remarques, il observe que «la fin nous accompagne depuis le commencement. Elle est notre avenir, elle est notre angoisse<a href="#_ftn3" name="_ftnref3" title=""><sup><sup>[3]</sup></sup></a>.»</p> <p>Cette angoisse naît, d’une part, de la valeur symbolique que l’on attribue à la littérature, souvent placée dans un statut d’exception. Il découle de cette quasi sacralisation la volonté d’assurer coûte que coûte la vitalité et le rayonnement maximum de la littérature et donc, aussi, une éternelle insatisfaction. D’autre part, les racines de cette angoisse se nourrirait également&nbsp; d’un paradoxe qui s’établit entre ce crépuscule de la littérature qu’on ne cesse de dénoncer et la réalité indéniable de la présence du livre dans l’espace public au Québec. Le cœur de la littérature est loin d’avoir cessé de battre, en témoignent&nbsp;le foisonnement des blogues littéraires et les multiples chroniques littéraires publiées dans tous les magazines grand public. C’est à cet écart entre discours et réalité que nous nous attacherons. Les émissions de télévision dédiées à la littérature et les Salon du livre — plus spécifiquement le Salon du livre de Montréal&nbsp; (SLM) —, parce qu’ils sont largement publicisés, se sont révélés les lieux de diffusion possédant la meilleure visibilité. En ce sens, ils constituent les objets d’études que nous privilégierons dans le cadre de cet article pour répondre à la question qui nous occupe: de quoi parle-t-on, lorsqu’on parle de «littérature québécoise»?</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Le texte en vedette(s) </strong></span></p> <p>Le Festival international de littérature de Montréal, fondé par l’Union des écrivains du Québec en 1994, a pour objectif de faire la promotion de la littérature sous la forme de spectacles et autres évènements où la matière textuelle est mis de l’avant. Le SLM se présente sous d’autres auspices puisqu’il indique, dès son nom, qu’il n’est pas dédié à la littérature, mais bien à l’objet-livre, monnaie d’échange qui permet d’accéder, après l’acquisition du livre, au littéraire. L’aspect commercial de l’évènement se révèle dès qu’on souhaite entrer dans l’enceinte de la Place Bonaventure, où il a lieu chaque année: on doit débourser le coût d’un billet pour être admis au Salon du livre. D’entrée de jeu, le ton est donné.</p> <p>Le mandat du SLM, affirme sa directrice, est de «contribuer au dynamisme du monde de l’édition<a href="#_ftn4" name="_ftnref4" title=""><sup><sup>[4]</sup></sup></a>». Présentée de cette manière, la visée de l’événement semble d’abord commerciale, le «monde de l’édition&nbsp;» étant le versant monétaire du livre. La qualité, voire le type de <em>textes</em> passe au second plan lorsque vient le temps, pour les organisateurs, de réfléchir à la composition des séances de dédicace et autres tables rondes qui sont parmi les évènements les plus populaires — c’est-à-dire générant le plus d’entrées payantes — du SLM. Les écrivains, non les textes, sont choisis pour attirer les gens. Les mots cèdent leur place aux vedettes littéraires. Comme le remarque Bourdieu, «aujourd’hui, de plus en plus, le marché est reconnu comme instance légitime de légitimisation<a href="#_ftn5" name="_ftnref5" title=""><sup><sup>[5]</sup></sup></a>». S’il y eut des époques où être populaire était mal vu par les écrivains, qui concevaient le succès monétaire comme une forme de prostitution intellectuelle pour se soumettre aux lois du marché, depuis une quarantaine d’années, c’est <em>a contrario</em> la quantité de livres vendus qui construit la crédibilité d’un auteur. Il n’est ainsi pas fortuit que le&nbsp; conseil d’administration du SLM soit composé de gens dont le métier est de participer à l’essor commercial du livre, soit des libraires, des éditeurs et des distributeurs.</p> <p>De son côté, Radio-Canada, financée par le Ministère du Patrimoine Canadien possède le mandat, selon la loi sur la radiodiffusion de 1991, de «contribuer activement à l'expression culturelle et à l'échange des diverses formes qu'elle peut prendre<a href="#_ftn6" name="_ftnref6" title=""><sup><sup>[6]</sup></sup></a>»; Télé-Québec, subventionnée par le Ministère de la culture et de la communication, est aussi tenue de mettre l’accent sur une programmation culture<a href="#_ftn7" name="_ftnref7" title=""><sup><sup>[7]</sup></sup></a>. Jusqu’au milieu des années 2000, la programmation des deux chaînes généralistes a conjugué émissions culturelles&nbsp; —&nbsp; ou de variétés — possédant un volet littéraire à des émissions uniquement consacrées à la littérature. Aujourd’hui, il n’existe plus d’émissions strictement littéraires. Les segments dédiés à la littérature sont insérés à des émissions cherchant à rejoindre un public large. Souvent sous un format «clip», ces chroniques font, pour le dire avec Bourdieu, que «la limitation du temps impose au discours des contraintes telles qu’il est peu probable que quelque chose puisse se dire.<a href="#_ftn8" name="_ftnref8" title=""><sup><sup>[8]</sup></sup></a>»</p> <p>On a varié les formules, les animateurs, les tons, les plages de programmation, tout en désavouant de plus en plus une télévision ayant un parti pris pour l’intellectualisme et l’analyse de fond. La présentation de l’émission <em>Sous les jaquettes</em>, animée par Marie Plourde à TVA en 2005, nous la vendait comme une «émission qui parle de livres, mais sans être une émission littéraire<a href="#_ftn9" name="_ftnref9" title=""><sup><sup>[9]</sup></sup></a>». Jean Barbe, de son côté souhaitait « parler de littérature avec le ton des émissions sportives » à son émission <em>Tout le monde tout lu</em>, toujours diffusée à MaTV. Ce désinvestissement intellectuel se remarque aussi dans le choix des animateurs des défuntes émissions littéraires: Sylvie Lussier et Pierre Poirier, par exemple, vétérinaires de profession, étaient à la barre de <em>M</em><em>’</em><em>as tu lu</em>, diffusé à Télé-Québec de 2004 à 2005. Leur notoriété tenait auparavant à la scénarisation d’émissions jeunesse et de téléromans n’ayant rien à voir avec la littérature, comme <em>B</em><em>ê</em><em>tes pas b</em><em>ê</em><em>tes plus</em> et <em>4 et demi</em>. Ce qui était vrai au début des années 2000 l’est encore aujourd’hui: la peur du discours informé sur la littérature dirige toujours les segments qui l’ont pour objet. En témoigne, toujours à Télé-Québec, les membres du «Club de lecture» de l’émission <em>Bazzo.tv</em>, qui sont issus de tous horizons. Si Pascale Navarro détient une maîtrise en littérature et une solide expérience dans le domaine culturel, ayant entre autres été responsable de la section «Livres» à l’hebdomadaire <em>Voir</em>, on ne peut pas en dire autant de ses collègues, comme le comédien devenu politicien Pierre Curzi ou encore l’animateur Vincent Gratton. Le choix de ces intervenants apparait symptomatique d’une tendance plus large: l’autorité du sujet d’énonciation sur une matière ou un autre provient davantage de son capital symbolique dans le champ médiatique que de ses connaissances réelles du contenu qu’il formule. La <em>personae </em>des critiques littéraires télévisuels, comme celle des écrivains invités sur un plateau télé ou au SLM, prime sur l’objet littéraire et sur les textes. Tant du côté des émissions littéraires que de celui du SLM, la littérature est considérée comme une force d’attraction pour le public, et non pour ce qu’elle est: une forme d’art. L’expérience esthétique que la littérature offre au lecteur est reléguée au second rang, loin derrière sa valeur économique potentielle pour l’industrie culturelle.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>La litt</strong><strong>é</strong><strong>rature comme app</strong><strong>â</strong><strong>t</strong></span></p> <p>«[C]e n'est pas le salon de la littérature, c'est celui du&nbsp;livre<a href="#_ftn10" name="_ftnref10" title=""><sup><sup>[10]</sup></sup></a>», dixit Jean-Claude Germain, président d’honneur du SLM de 1990 à 1998. Cette simple phrase résume parfaitement la confusion qui règne au Salon du livre, comme à la télévision, quant à la réalisation du mandat fixé. Si les incohérences des émissions littéraires télévisées tiennent davantage au médium — nous y reviendrons —, celles mises en lumière par Germain au sujet du SLM ont plus à voir avec la composition du champ littéraire lui-même. Divisé en une sphère de grande production, fondée sur la reconnaissance économique, puis une autre de diffusion restreinte, où les pairs sont les juges de la valeur d’une oeuvre<a href="#_ftn11" name="_ftnref11" title=""><sup><sup>[11]</sup></sup></a>, le champ littéraire inclus également les lieux de diffusion que sont le SLM et la télévision. Alors que le FIL s’installe dans l’espace mitoyen dessiné par l’entrecroisement du champ de production restreinte et celui de grande production, le Salon du livre, lui, n’a pas à prendre position puisque le <em>livre</em> et les auteurs sont à l’honneur et non le texte, la littérature<a href="#_ftn12" name="_ftnref12" title=""><sup><sup>[12]</sup></sup></a>.</p> <p>Les liens entre les différents actants de la scène du livre au SLM n’est pourtant pas aussi simple qu’il en paraît au premier abord. La plus grande confusion règne quant au statut des écrivains qui y sont invités. Leur présence à la Place Bonaventure dépend de l’équilibre entre les capitaux symbolique et économique amassés. Sans succès public l’écrivain n’a, aux yeux des organisateurs, aucun pouvoir d’attraction. Or une fois dans l’enceinte du SLM, le symbolique acquis au fil des ventes de livres se met au service de l’économique, l’écrivain étant sur place pour deux raisons: susciter des entrées payantes et faire vendre des livres. Les séances de signatures et les rencontres de type «confidences d’écrivain» participent à cette transformation du symbolique en économique. Passé la guérite, l’écrivain perd une part de son capital symbolique pour devenir, en priorité, le producteur d’un bien culturel. Bien que le texte ait attiré le public vers les guichets du SLM, c’est le livre, objet de papier et d’encre nécessitant une dépense, qui a le pouvoir de permettre le face à face entre le lecteur et l’écrivain lors des séances de signature. De même, les rencontres avec les auteurs sont orientées vers leur vie personnelle, leurs habitudes d’écriture, les contraintes de la vie d’écrivain et très rarement vers le texte lui-même, l’expérience esthétique qu’il condense et propose<a href="#_ftn13" name="_ftnref13" title=""><sup><sup>[13]</sup></sup></a>.</p> <p>La soumission du symbolique à l’économique englobe également le «mode de production» de la littérature, c’est-à-dire les règles et codes d’écriture qui définissent les genres. En choisissant d’honorer tel ou tel écrivain, le SLM donne son appui à certains genres plutôt qu’à d’autres. C’est sans surprise que le roman prend la pôle position des modes de production privilégiées par les organisateurs du SLM. Si l’on s’en tient seulement aux invités d’honneur québécois, 54 % d’entre eux sont romanciers, alors que leurs plus proches rivaux, les poètes, forment 12,5 % des invités. Selon les mots écrits en 1995 par Mario Cloutier, alors journaliste au <em>Devoir</em>, «pour attirer [l]e public, qui s'ignore parfois, le roman sert toujours d'appât<a href="#_ftn14" name="_ftnref14" title=""><sup><sup>[14]</sup></sup></a>». En apparence anodine, cette citation révèle de manière précise la logique qui sous-tend l’usage de la littérature pour le SLM: elle est un <em>leurre</em> pour un public qui, si ce n’étaient de ces écrivains vedettes, se préoccuperait sans doute peu de ce salon. La mise en évidence de la littérature au SLM n’est pas au service des textes et de l’art, mais bien à celui de l’industrie.</p> <p>L’incongruité entre la mission des émissions littéraires télévisées et sa concrétisation est moins pernicieuse: elle tient davantage à une réalité du champ médiatique. La télévision appartient à ce qu’on appelle communément un «média de masse», une voie de communication qui peut rejoindre et influencer un très grand nombre de gens en même temps. La télévision est le plus efficace de ces médias puisqu’elle répond parfaitement aux quatre traits essentiels des médias de masse définis par Marshall McLuhan<a href="#_ftn15" name="_ftnref15" title=""><sup><sup>[15]</sup></sup></a>: la communication à sens unique, l’unilatéralité du message, l’indifférenciation et la linéarité de l’information. Toute personne regardant la télé — mais il faudrait maintenant revoir ces conclusions à l’ère des médias sociaux —, qu’il soit spécialiste ou non, est inclus dans l’entité «spectateur». L’écueil rencontré par les émissions littéraires télévisées n’est pas le fait, comme le laisse entendre le lieu commun, de l’écart entre la culture de masse, dont la télé serait le mode de diffusion privilégié, et la «haute culture» dont la littérature ferait partie<a href="#_ftn16" name="_ftnref16" title=""><sup><sup>[16]</sup></sup></a>; il tient plutôt à l’indistinction entre la masse à laquelle s’adresse la télévision, et le lecteur, à la fois unique et multiple, concerné par le livre lu. Impliqué dans sa lecture, le lecteur ne trouve aucune trace de cette expérience dans le compte rendu qui lui est fait d’un livre à la télévision, qu’il soit produit par un spécialiste ou non. À l’opposé, il trouvera un intérêt à entendre parler l’auteur du livre, non seulement parce qu’il possède une réserve plus ou moins élevée de capital symbolique, mais parce que l’expérience de la lecture peut trouver une forme d’élucidation dans l’expérience de l’écriture. C’est d’ailleurs ce qu’ont compris les dirigeants de Radio-Canada, comme le rapporte Guylaine O’Farrell, porte-parole de Radio-Canada en 2006: «On pense que c'est plus intéressant pour le public d'avoir une émission culturelle dans laquelle on parle de livres, comme <em>Tout le monde en parle</em>, <em>La Fosse aux Lionnes</em>, <em>Bons Baisers de France</em>, etc. Des auteurs y sont souvent invités.» Or les émissions énumérées ici n’ont rien de culturelles: elles appartiennent à la catégories des émissions de variétés, des «talk show» où les invités partagent anecdotes et autres expériences personnelles. On n’y parle pas littérature, mais vie d’auteur, tout comme les intervieweurs se restreignent souvent à l’expérience d’écriture des auteurs lorsque vient le temps, au Salon du livre, de le rassembler pour une table ronde. Notons par ailleurs que les écrivains invités dans les émissions culturelles sont souvent les mêmes: on peut penser à Dany Laferrière, qui poursuit depuis les années 80 une carrière médiatique importante en tant que chroniqueur dans différentes émissions de Télé-Québec et&nbsp; de Radio-Canada. Plus que son travail d’écrivain, par ailleurs légitimé par plusieurs instances, c’est davantage sa personnalité médiatique, charismatique, qui est recherchée par les producteurs qui se l’arrachent. Autre exemple du rabattement du texte sur la personnalité de son auteur: le passage polémique de Nelly Arcan sur le plateau de <em>Tout le monde en parle</em>, où Guy A. Lepage l’interrogeait sur des sujets qui n’avaient rien à voir avec son œuvre, se penchant plutôt sur ses vêtements révélateurs et son passé de prostituée. Parce la littérature ne passe pas à la télévision, on en fait donc un spectacle.</p> <p>Si l’impression tenace des universitaires et écrivains ne passe pas l’épreuve des faits — la littérature n’a en effet jamais disparu de la sphère publique et des lieux de diffusion de masse, au contraire —, force est de constater qu’il y a tout de même confusion dans les lieux de grande diffusion sur l<em>’</em><em>objet</em> désigné comme «littérature». Tant les émissions littéraires que les Salons du livre présentent sous cette appellation l’une ou l’autre de ses dimensions: le livre, l’écrivain, le processus d’écriture, etc. Or cette métonymie ne devrait-elle pas réjouir les passionnés? Comme le dit l’adage: «Parlez-en en bien, parlez-en en mal, mais parlez-en!» On peut déplorer la transformation en spectaculaire de la littérature ou encore sa soumission aux lois économiques, mais il faut tout de même reconnaître qu’elle occupe un espace privilégié dans le milieu culturel, espace auquel n’ont droit ni la danse ni les arts visuels. Si on persiste à insérer des segments sur la littérature dans les émissions de variétés, à faire une large place aux écrivains dans les Salons du livre, c’est peut-être qu’on considère la littérature non seulement comme un argument de vente, mais comme une donnée essentielle de la culture. C’est une bonne nouvelle.&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;</p> <div><br clear="all" /><br /> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn1"> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1" title=""><sup><sup>[1]</sup></sup></a> Pensons notamment au débat qui a opposé Donald Morrisson et Antoine Compagnon, alors que le premier arguait que la culture en France ne possédait plus l’aura de lustre qui l’auréolait depuis plusieurs siècles, thèse que réfute le second. Leurs réflexions sont présentées de façon simultanée dans <em>Que reste-il de la culture fran</em><em>ç</em><em>aise </em>suivi de <em>Le souci de la grandeur</em>, Paris, Denoël, 2008.</p> </div> <div id="ftn2"> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2" title=""><sup><sup>[2]</sup></sup></a>Dominique Viart, «Les menaces de Cassandre et&nbsp;le&nbsp;présent de la littérature. Arguments et enjeux des discours de la fin» dans Dominique Viart (dir.), <em>Fins de la litt</em><em>é</em><em>rature, esth</em><em>é</em><em>tique de la fin</em>, Paris, Armand Colin, page.</p> </div> <div id="ftn3"> <p><a href="#_ftnref3" name="_ftn3" title=""><sup><sup>[3]</sup></sup></a> <em>Idem</em>.</p> </div> <div id="ftn4"> <p><a href="#_ftnref4" name="_ftn4" title=""><sup><sup>[4]</sup></sup></a>&nbsp;Communiqué&nbsp;de&nbsp;presse&nbsp;«Thème&nbsp;du&nbsp;Salon»&nbsp;2010.&nbsp;En&nbsp;ligne&nbsp;:&nbsp;<a href="http://www.salondulivredemontreal.com/dossierdepresse_2010.asp">http://www.salondulivredemontreal.com/dossierdepresse_2010.asp</a>. (Page consultée le 10 septembre 2014)</p> </div> <div id="ftn5"> <p><a href="#_ftnref5" name="_ftn5" title=""><sup><sup>[5]</sup></sup></a> Pierre Bourdieu, <em>Sur la t</em><em>é</em><em>l</em><em>é</em><em>vision</em>, Paris, Éditions Raisons d’agir, 2008 (1996), p. 28</p> </div> <div id="ftn6"> <p><a href="#_ftnref6" name="_ftn6" title=""><sup><sup>[6]</sup></sup></a> Mission de CBC/Radio-Canada, en ligne : <a href="http://www.cbc.radio-canada.ca/fr/rendre-des-comptes-aux-canadiens/lois-et-politiques/programmation/politique-des-programmes/1-1-1/">http://www.cbc.radio-canada.ca/fr/rendre-des-comptes-aux-canadiens/lois-et-politiques/programmation/politique-des-programmes/1-1-1/</a>. (Page consultée le 7 septembre 2014)</p> </div> <div id="ftn7"> <p><a href="#_ftnref7" name="_ftn7" title=""><sup><sup>[7]</sup></sup></a> Tout sur Télé-Québec, en ligne: <a href="http://www.telequebec.tv/corporatif/?section=presentationprojetemission">http://www.telequebec.tv/corporatif/?section=presentationprojetemission</a>. Dernière consultation le 7 septembre 2014. (Page consultée le 7 septembre 2014)</p> </div> <div id="ftn8"> <p><a href="#_ftnref8" name="_ftn8" title=""><sup><sup>[8]</sup></sup></a>Pierre Bourdieu, <em>op.cit.</em>, p.13.</p> </div> <div id="ftn9"> <p><a href="#_ftnref9" name="_ftn9" title=""><sup><sup>[9]</sup></sup></a>Steve Proulx, <em>Bons baisers de France</em>, <a href="http://voir.ca/chroniques/angle-mort/2005/05/12/bons-baisers-de-france-cellule-antigang-sous-les-jaquettes-defi-guerrier-miss-america-2/">http://voir.ca/chroniques/angle-mort/2005/05/12/bons-baisers-de-france-cellule-antigang-sous-les-jaquettes-defi-guerrier-miss-america-2/</a>, (page consultée le 5 septembre 2014).</p> </div> <div id="ftn10"> <p><a href="#_ftnref10" name="_ftn10" title=""><sup><sup>[10]</sup></sup></a> Cité par Mario Cloutier, «Salon du livre. Le livre, ça se mange&nbsp;!», <em>Le Devoir</em>, mercredi 8 novembre 1995, p. A3.</p> </div> <div id="ftn11"> <p><a href="#_ftnref11" name="_ftn11" title=""><sup><sup>[11]</sup></sup></a> Sur la composition du champ littéraire, voir Pierre Bourdieu, <em>Les r</em><em>è</em><em>gles de l</em><em>’</em><em>art. Gen</em><em>è</em><em>se et structure du champ litt</em><em>é</em><em>raire</em>, Paris, Seuil, 1992.</p> </div> <div id="ftn12"> <p><a href="#_ftnref12" name="_ftn12" title=""><sup><sup>[12]</sup></sup></a> On ne peut évidemment soustraire le FIL du champ économique : certains spectacle sont payants, et parfois à un prix non négligeable. Néanmoins, si le SLM vend des livres, le FIL vend des textes (et du spectacle).</p> </div> <div id="ftn13"> <p><a href="#_ftnref13" name="_ftn13" title=""><sup><sup>[13]</sup></sup></a> On peut trouver les enregistrement des «Confidences d’écrivain» de 2005 à 2013 sur le site Internet du SLM, en ligne : <a href="http://www.salondulivredemontreal.com/invites.asp?annee=2005">http://www.salondulivredemontreal.com/Invites.asp?Annee=2005</a></p> </div> <div id="ftn14"> <p><a href="#_ftnref14" name="_ftn14" title=""><sup><sup>[14]</sup></sup></a> Mario Cloutier, «Salon du livre. Le livre, ça se mange!», <em>loc. cit</em>.</p> </div> <div id="ftn15"> <p><a href="#_ftnref15" name="_ftn15" title=""><sup><sup>[15]</sup></sup></a> Marshall McLuhan, <em>Pour comprendre les m</em><em>é</em><em>dias. Les prolongements technologiques de l</em><em>’</em><em>homme</em>, trad. de Jean Paré, Montréal, HMH, 1968 [1964].</p> </div> <div id="ftn16"> <p><a href="#_ftnref16" name="_ftn16" title=""><sup><sup>[16]</sup></sup></a> Cette idée reçue a la couenne dure, non seulement dans le discours des dirigeants d’entreprises médiatiques et animateurs d’émission littéraires, mais également chez les universitaires occupés de littérature. Si les premiers disent ouvertement considérer la littérature comme un loisir, ou vouloir faire un émission littéraire aux allures d’«une émission sportive», pour rapporter de nouveau les propos de Jean Barbe, les seconds s’interrogent sérieusement à savoir si «la grande littérature, celle qui se trouve marquée du sceau de la durabilité, pourra […] survivre dans ce marché de consommation rapide.» (Denis St-Jacques)</p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> Québec Sacré Société de consommation Sociologie Essai(s) Poésie Récit(s) Nouvelles Roman Théâtre Wed, 22 Oct 2014 13:47:51 +0000 Chloé Savoie-Bernard 880 at http://salondouble.contemporain.info Les mélancomiques http://salondouble.contemporain.info/antichambre/les-m-lancomiques <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/joubert-lucie">Joubert, Lucie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-text field-field-soustitre"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> ou pourquoi les femmes en littérature ne font pas souvent rire </div> </div> </div> <div class="field field-type-filefield field-field-podcast"> <div class="field-label">Podcast:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <embed height="15" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/luciejoubertmars2012 - copie.mp3" autostart="false"></embed> </div> </div> </div> <div class="field field-type-filefield field-field-image"> <div class="field-label">Image:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <div class="filefield-file"><img class="filefield-icon field-icon-image-jpeg" alt="icône image/jpeg" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/all/modules/contrib/filefield/icons/image-x-generic.png" /><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/lucie_joubert_web_3.jpg" type="image/jpeg; length=136302">lucie_joubert_web.jpg</a></div> </div> </div> </div> <p style="text-align: justify; ">On a beaucoup glosé sur la quasi-absence des femmes humoristes sur les scènes québécoises et françaises. Si la situation évolue depuis quelques années, la question reste toujours d’actualité quand on se tourne vers le texte littéraire. Où sont les auteures comiques? La difficulté à nommer ne serait-ce que quelques noms ou titres de roman comme exemples atteste une apparente et trompeuse rareté du rire féminin. Certes, les auteures qui font œuvre d’humour et d’esprit existent mais elles demeurent (elles et leurs textes) méconnues. Une des raisons qui expliquent ce malentendu se trouve du côté de la <em>nature</em> de l’humour qu’elles mettent de l’avant. En effet, l’esprit féminin puise partiellement, mais souvent, sa source dans une mélancolie née d’une expérience des déterminismes de la condition des femmes: la difficulté à se définir en tant que sujet social, la constatation d’une impuissance à changer le cours des choses, la conscience d’exprimer un point de vue qui ne touchera que la partie congrue d’un public tourné vers les «vraies affaires»</p> <p style="text-align: justify; ">Dans une telle optique, les femmes, en fines observatrices des travers de la société, font preuve d’un humour qui suscite un rire de connivence quelquefois un peu triste, loin des grands éclats en tout cas, mais qui revendique, dans sa lucidité même, la possibilité de changer la défaite en victoire par l’esprit, fût-il marqué par la mélancolie. Cette conférence se veut donc une invitation à relire ou découvrir des auteures comme, entre autres, Benoîte Groult, Christiane Rochefort, Amélie Nothomb, Monique Proulx, Hélène Monette, Marie-Renée Lavoie et Suzanne Myre.</p> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/les-m-lancomiques#comments Absurde Adultère Aliénation ALLARD, Caroline Altérité Arts de la scène Arts de la scène Autodénigrement Autodérision BADOURI, Rachid BALZANO, Flora BARBERY, Muriel Belgique BEN YOUSSEF, Nabila BESSARD-BLANQUY, Olivier BISMUTH, Nadine BLAIS, Marie-Claire BOOTH, Wayne BOSCO, Monique BOUCHER, Denise Canada CARON, Julie CARON, Sophie Chick litt. / Littérature aigre-douce Condition féminine Conditionnements sociaux Culture populaire CYR, Maryvonne Désillusion Déterminismes Deuil DEVOS, Raymond Dialectisme hommes/femmes DION, Lise DIOUF, Boucar Discrimination Divertissement Études culturelles FARGE, Arlette Féminisme Féminité Femme-objet FEY, Tina France FRÉCHETTE, Carole Freud GAUTHIER, Cathy Genres sexuels GERMAIN, Raphaëlle GIRARD, Marie-Claude GROULT, Benoîte GROULT, Flora Histoire Humour Humour Humour littéraire Identité Improvisation Improvisation Industrie de l'humour Institution Ironie JACOB, Suzanne LAMARRE, Chantal LAMBOTTE, Marie-Claude LARUE, Monique LAVOIE, Marie-Renée LEBLANC, Louise Les Folles Alliées Les Moquettes Coquettes Littérature migrante Marchandisation Maternité Mélancolie MÉNARD, Isabelle MERCIER, Claudine MEUNIER, Claude et Louis SAÏA MONETTE, Hélène MPAMBARA, Michel MYRE, Suzanne NOTHOMB, Amélie OUELLETTE, Émilie Parodie Pastiche PEDNEAULT, Hélène Platon Pouvoir et domination PROULX, Monique Psychanalyse Psychologie Québec Représentation du corps Rire ROBIN, Régine ROCHEFORT, Christiane ROY, Gabrielle Satire Scatologie SCHIESARI, Juliana Séduction SMITH, Caroline Société de consommation Société du spectacle Sociologie Stand up comique Stand up comique STEINER, George Stéréotypes STORA-SANDOR, Judith Télévision Théâtre Théorie du discours Théories de la lecture TOURIGNY, Sylvie Tristesse VAILLANT, Alain VIGNEAULT, Guillaume Viol Violence Roman Théâtre Fri, 09 Mar 2012 14:12:02 +0000 Lucie Joubert 471 at http://salondouble.contemporain.info Les condamnées http://salondouble.contemporain.info/lecture/les-condamnees <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/paquet-amelie">Paquet, Amélie </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/maladie-ou-femmes-modernes-comme-une-piece">Maladie ou Femmes modernes : comme une pièce</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="padding-left: 150px;"><span>All the best people have bad chest and bone disease! It's all frightfully romantic!&nbsp;<br /></span>Juliet dans&nbsp;<em>Heavenly Creatures</em>&nbsp;<a name="note1"></a><a href="#note1a">[1]</a></p> <p>&nbsp;</p> <p>La pièce de théâtre d’Elfriede Jelinek, <em>Maladie ou Femmes modernes: comme une pièce</em><span>, s’ouvre sur un couple: une infirmière-vampire et un médecin. Emily et le docteur Heidkliff sont à la veille de leur mariage. Emily, qui a dans le corps «<em>un ou deux pieux, le long desquels coule un peu de sang</em>» (p.13), discute tranquillement avec son futur époux, lorsque l’infirmière est appelée au chevet de Carmilla, une femme sur le point d’accoucher. Cette dernière a déjà cinq enfants avec son mari, le conseiller financier Benno Mabullpitt. Carmilla meurt pendant l’accouchement. Benno ne paraît pas s’intéresser à la mort de sa femme, il n’a de yeux que pour son bébé qui vient de naître, à propos duquel l’infirmière dit qu’«il n’est vraiment pas complet» (p.30). La femme morte, Carmilla, qui n’a étrangement pas perdu la capacité de parler, n’intéresse peut-être plus son mari, mais elle attire de plus en plus l’infirmière-vampire qui prend soin de son cadavre. Emily lui dit: «Vous me plaisez même morte. Vous me plaisez beaucoup. […] Vous me faites à moitié perdre la tête!» (p.31) Benno tente d’attirer l’attention d’Emily et de lui montrer que le nouveau-né est normal&nbsp;: «Il est parfaitement dans la norme autrichienne» (p.32). Rien n’y fait. Emily est trop occupée à contempler le cou appétissant de Carmilla<a name="note2" href="#note2b">[2]</a>;</span><span>&nbsp;elle se penche d’ailleurs sur celui-ci pour le croquer. D’un côté de la scène, Benno admire et vante son enfant, pendant qu’Emily et Carmilla se dévorent l’une et l’autre. Littéralement! Le texte de la pièce indique en didascalie&nbsp;: «<em>Les femmes ne s’occupent pas de lui, occupées qu’elles sont à se mordre, enchevêtrées</em>» (p.37)<em>.</em></span><span><em>&nbsp;</em><br /> </span></p> <p>&nbsp;</p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span style="color: #808080;"><span><strong>Un bain de sang</strong></span></span></span><span><strong>&nbsp;</strong></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span>De plus en plus disponible en français grâce au travail de traduction entrepris par&nbsp; les éditions de l’Arche, le théâtre d’Elfriede Jelinek<a name="note3" href="#note3b">[3]</a></span></span><span style="font-family: Tahoma;"><span>&nbsp;est reconnu pour sa complexité langagière, une complexité langagière bien impossible à rendre entièrement en traduction. Jelinek entremêle, à sa façon, les niveaux de langage. <em>Maladie ou Femmes modernes</em>, publiée en allemand en 1987, a été traduite en français pour la première fois en 2001. Même si l’édition française ne commente pas dans le détail l’utilisation de la langue allemande et des expressions autrichiennes si particulière de Jelinek<a name="note4" href="#note4b">[4]</a></span></span><span style="font-family: Tahoma;"><span>, des notes des traducteurs retracent néanmoins les passages de la pièce où Jelinek s’approprie de grandes citations ou des citations populaires qui se confondent au reste du texte. Au tout début de la pièce, Jelinek dissimule une réplique du <em>Faust</em> [1808] de Goethe: «Blut ist ein ganz besonderer Saft» (Le sang est un suc tout particulier). C’est le docteur Heidkliff, le futur mari d’Emily, qui prononce cette phrase de Faust adressée à Méphistophélès lorsque ce dernier lui demande de signer avec son sang pour conclure leur accord : «Comment se fait-il que sans cesse des réserves de sang disparaissent de mon florissant cabinet? À croire que quelqu’un littéralement les boit. Le sang est un suc particulier. Qui vous titille joliment le poireau.» (p.17) La citation de Goethe est utilisée ici dans un contexte parodique. Le docteur Heidkliff, un peu niais, n’a pas encore compris que sa fiancée vampire n’est avec lui que pour profiter des réserves de sang de son cabinet. Chez Goethe, le sang est «un suc particulier» qui va sceller à jamais la terrible alliance entre Faust et Méphistophélès. Chez Jelinek, le sang est «un suc particulier» qui permet de maintenir en vie la créature maléfique qu’est Emily. Le sang est aussi le fluide d’où provient la maladie, il est tout autant dans la pièce le véhicule du mal qui ronge Emily que celui qui permet sa survie. Jelinek conserve, à sa manière, le sens que le sang avait dans la pièce de Goethe&nbsp;: il est le dépositaire de la condamnation<a name="note5" href="#note5b">[5]</a>.</span></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span>Le sang est un élément scénique important dans la pièce. Après la transformation de Carmilla en vampire dans la quatrième scène de la première partie, elle se réveille et se rue sur ses enfants. Ils seront joués sur scène, comme nous l’indiquent les didascalies, par des acteurs adultes sur des patins à roulettes qui tournoient autour des personnages. Les enfants se sauvent, mais Carmilla parvient à en attraper un. Elle le mord et s’abreuve de son sang. Les didascalies insistent sur l’abondance de sang sur scène: </span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-left: 72pt; text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span style="color: #808080;"><span><em>Carmilla se désintéresse de son sang et, se pourléchant les lèvres, où perlent encore quelques gouttelettes de sang, vient sur le devant de la scène. Elle sourit d’un air appliqué et, sifflant entre ses dents. </em></span><span>[…]<em>&nbsp;Celui dont Carmilla a bu le sang reste allongé par terre, dans l’indifférence générale. Il gît dans une flaque de sang. </em></span><span>(p.46)</span></span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span>On n’est pourtant pas dans un théâtre d’horreur, on ne cherche pas à créer une atmosphère angoissante. Bien au contraire, si la pièce dégage quelque chose d’inquiétant, ce n’est pas à cause du sang, mais en raison de l’absence de réaction des personnages. Le dramaturge est-allemand Heiner Müller, auteur de <em>Hamlet-machine </em>[1979], a dit au sujet du théâtre de Jelinek: «Ce qui m’intéresse dans les textes d’Efriede Jelinek est la résistance qu’ils opposent au théâtre tel qu’il est<a name="note6" href="#note6b">[6]</a></span></span><span style="font-family: Tahoma;"><span>» (p.3). Dans <em>Maladie ou Femmes modernes, </em>le texte de Jelinek est en lutte contre le théâtre lui-même<a name="note7" href="#note7b">[7]</a></span></span><span style="font-family: Tahoma;"><span>, en raison du «&nbsp;désordre » qui règne sur la scène imaginée par l’écrivaine. La pièce est plus déstabilisante dans sa forme souvent confuse ou ambiguë pour son lecteur ou son spectateur que dans son contenu parfois dérangeant. Le sous-titre de la pièce l’indique «Comme une pièce», en allemand «<em>Wie ein Stück</em>», introduit l’idée qu’il ne s’agit peut-être pas exactement d’une pièce. C’est à tout le moins un texte qui tente de l’être ou qui fait comme s’il l’était. Jelinek joue avec cette impression de résistance qui se dégage de son théâtre; elle s’inscrit dans une tradition théâtrale forte et partage maintes préoccupations dramaturgiques, des préoccupations politiques et sociales notamment, avec les écrivains de l’Allemagne de l’Est: Bertolt Brecht, Heiner Müller, Botho Strau</span><span>ß<a name="note8" href="#note8b">[8]</a></span></span><span style="font-family: Tahoma;"><span>. </span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span style="color: #808080;"><span><strong>La maladie des vampires</strong></span></span></span><span><strong>&nbsp;</strong></span><span style="font-family: Tahoma;"><span>&nbsp;</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span>Même si les personnages semblent indifférents aux agissements des vampires, dans la cinquième scène de la première partie, le docteur Heidkliff questionne directement le comportement d’Emily: «Boire du sang est une marotte en soi tout à fait charmante. Mais où est le bien là-dedans? Tu ne fais qu’épouvanter tes supporters!» (p.49). Elle lui répond ces phrases plutôt énigmatiques qui laissent croire à un certain regret, comme si elle désirait réellement être une autre qu’elle-même: «J’aimerais tant, rien qu’une fois, en me regardant dans la glace, voir autre chose à travers moi. Malheureusement ça m’est refusé. Merci.» (p.49) Plus loin, elle ridiculise ses regrets en disant qu’elle aimerait seulement se faire revamper ses trop longues canines. Heidkliff prend un marteau et lui refait les dents sur scène. Ils discutent désormais plus ouvertement du vampirisme d’Emily, vampirisme qui ne remet pas en question l’amour que lui porte Heidkliff. Ils abordent aussi la question du lesbianisme d’Emily. Heidkliff n’est pas du tout importuné par ses préférences sexuelles pourvu qu’elle lui rende tout de même les faveurs sexuelles qu’il lui demandera. Ce qui est une manière sournoise, mais tout aussi violente, de nier les désirs de sa fiancée. </span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span>La deuxième partie de la pièce s’ouvre sur un nouveau décor. Les vampires sont couchés à l’intérieur de cercueils remplis de terre. L’indifférence que Carmilla et Emily suscitaient dans la première partie se transforme en hostilité. Carmilla raconte que les voisins ferment leur fenêtre pour ne pas les voir. Malgré le rejet, Carmilla et Emily valorisent leur condition vampirique. Elles aiment leur maladie, leur vampirisme qui les maintiendra à jamais entre la vie et la mort. Comme le dit Carmilla, cette maladie est sa condition idéale pour rester dans le monde: </span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-left: 72pt; text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span style="color: #808080;"><span>Je suis malade et je vais bien. Je souffre, et je me sens bien. C’est facile, d’être malade. Moi, je sais, et je me sens très, très mal. La bonne santé, ça n’est pas tout, et d’ailleurs mon corps ne la supporte vraiment pas! Face aux bonnes santés, je me transforme en passoire, qui laisse tout passer à travers. Je suis bien malade! Malade! Malade! Malade! (p.64)</span></span></span><span>&nbsp;</span><span style="font-family: Tahoma;"><span>&nbsp;</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span>Les hommes reviennent joyeux de l’enterrement de Carmilla. Peu à peu, ils déchantent et s’aperçoivent qu’ils n’en peuvent plus de cette maladie&nbsp;: «BENNO. Je hais ma femme Carmilla, à présent. HEIDKLIFF. Moi, à présent, je les hais toutes les deux! Elles font tout! Mais personne ne doit savoir. Et surtout pas les voisins. Mordantes et mesquines.» (p.75) Ils ne les détestent pas parce qu’elles sont vampires, mais parce que devenues vampires, elles s’isolent et font tout ensemble. Benno trouve en plus que Carmilla «a pris un tour masculin, qui ne [lui] plaît pas» (p.74) La féminité qui revêt des formes indésirables est immanquablement associée à la masculinité. Les féministes l’ont souvent souligné. L’historienne de l’art Griselda Pollock écrit, par exemple, à ce sujet&nbsp;: </span></span><span>&nbsp;</span><span style="font-family: Tahoma;"><span>&nbsp;</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-left: 72pt; text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span style="color: #808080;"><span>Le refus de la féminité bourgeoise correspond au refus d’être femme, au refus d’être quelque chose de particulier. Jusqu’en 1968, les femmes n’ont eu d’autre alternative que d’être féministes, au foyer ou au service de l’homme, ou de choisir de devenir un&nbsp;«pseudo-homme», en anglais <em>one of the boys</em></span><span>, problème très bien décrit par Simone de Beauvoir dans <em>Le Deuxième sexe</em><span style="color: #000000;"><a name="note9" href="#note9b">[</a></span><span style="color: #000000;"><a href="#note9b">9</a></span></span></span></span><span style="color: #000000;"><span style="font-family: Tahoma;"><span><a href="#note9b">]</a>.</span></span></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span>La femme se retrouvait donc sans alternative. Soit elle acceptait la féminité telle que lui proposait l’idéologie dominante, l’idéologie bourgeoise, ou soit elle devenait un garçon manqué, une femme qui refuse sa féminité. Il n’y avait donc pas d’espace pour une autre féminité, une féminité que la femme aurait choisie elle-même. Selon Jelinek, même après 1968, la femme n’est pas sortie de cette impasse. Emily et Carmilla sont bien loin d’arriver à définir leur propre féminité. Leur nouvelle identité est la conséquence d’une maladie, maladie qui les a d’ailleurs tuées.&nbsp; </span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span style="color: #808080;"><span><strong>Le grand infanticide </strong></span></span></span><span><strong>&nbsp;</strong></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span>L’isolement des femmes était déjà inacceptable pour les deux hommes. Mais lorsqu’elles décident, pour se nourrir, d’assassiner les enfants de Carmilla, la rupture devient définitive entre les quatre. Au tout début de la troisième scène de la deuxième partie, elles attaquent sauvagement les enfants. Les didascalies expliquent de quelle manière l’infanticide devra se dérouler sur la scène: </span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-left: 72pt; text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span style="color: #808080;"><span><em>Lumière tamisée, mystérieuse. Emily et Carmilla, silencieuses dans la pièce. Puis le baigneur dans la voiture d’enfant se met à crier. Bande-son très parlante, SVP!&nbsp; Un bref instant, rien que la voix enregistrée de la poupée, tandis que les femmes regardent autour d’elles. Puis les deux femmes se jettent comme des louves chacune sur un des deux enfants, et les font tomber. Il s’ensuit une lutte terrible, car les enfants se débattent. Les femmes, de leurs crocs, tranchent la gorge des enfants.&nbsp;Le nourrisson pleure: «Mamaan! Mamaan!» Les femmes boivent tout le sang des enfants, les hommes observent la scène indifférents. Ils secouent la tête, se frottent les mains, impatients. Leur comportement rappelle un peu celui des arbitres dans un combat de boxe.</em></span><span> (p.18)&nbsp;&nbsp; </span></span></span><span>&nbsp;</span><span style="font-family: Tahoma;"><span>&nbsp;</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span>Elles n’étaient déjà plus réellement des femmes depuis qu’elles avaient décidé de vivre dans leurs cercueils. Carmilla n’est certainement plus une mère depuis qu’elle a tué ses enfants. Elles deviennent peu à peu des monstres, elles sortent de leurs rôles, de leurs identités antérieures. Elles seraient toutefois condamnées aux rôles qu’on leur a donnés. Les hommes ne manquent pas d’ailleurs de leur rappeler: «BENNO. Carmilla, que je te dise: tu ne vas quand même pas devenir une Médée! Tu es une ménagère, et tu le restes. Et si tu meurs, tu es une ménagère morte. HEIDKLIFF. Ne crois pas que d’un seul coup tu sois devenue fatale, Emily! Tu es une simple infirmière, et tu le restes!» (p.78). </span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span>La réalité est tout autre. Carmilla n’a plus rien d’une ménagère. Emily n’a plus rien d’une infirmière. Leurs nouvelles identités monstrueuses, malades, ne correspondent plus à leurs rôles bien féminins d’autrefois. Les hommes, au contact des vampires, aussi se transforment: ils deviennent des bêtes. Leurs langues se dérèglent, ils sont désormais incompréhensibles, ils aboient. Et les femmes se métamorphosent encore. À la toute fin de la pièce, elles se transforment en «<em>une grosse femme gigantesque, la DOUBLE CRÉATURE. Cette femme (elle peut aussi être empaillée), ce sont les sœurs siamoises Emily/Carmilla, cousues dans un vêtement commun.</em>» (p.103) Les femmes sont en faute, elles ont voulu changer leur condition, adopter une identité qui n’était pas celle qu’on leur avait donnée. Benno et Heidkliff abattent la double créature; ce faisant ils se transforment à leur tour en monstre à deux têtes et le rideau tombe. <em>Maladie ou Femmes modernes </em></span><span>propose ainsi une relecture du mythe de l’androgyne. Dans <em>le Banquet</em> de Platon, tous les convives, uniquement masculins, sont invités à se prononcer sur la question de l’amour. Dans son discours, le dramaturge comique Aristophane raconte qu’au commencement du monde il existait des androgynes constitués d’un homme et une femme collés ensemble. Las de l’orgueil de ces androgynes, Zeus a décidé de séparer à jamais l’homme de la femme. L’amour est né après cette séparation originelle, lorsque les deux moitiés ont ressenti le désir de se rechercher. Aristophane explique que la nouvelle union de l’homme et de la femme produit une vie, un enfant, alors que l’union entre une moitié homme et une autre moitié homme engendre de grands avancés de l’esprit. L’union de deux moitiés femmes n’engendre rien, sinon peut-être cette «double créature» monstrueuse et incontrôlable qu’il faut détruire.&nbsp; </span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span style="color: #808080;"><span><strong>Le paria</strong></span></span></span><span><strong>&nbsp;</strong></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span>En lisant cette pièce de Jelinek, on peut aussi penser aux<em> Bonnes</em> [1947] de Jean Genet, pièce qui raconte l’histoire de deux domestiques, des prolétaires soumises, qui veulent empoisonner leur maîtresse. Elles finissent par délirer et s’empoisonner entre elles. Les bonnes de Genet, Solange et Claire, n’échappent jamais à leur condition, elles se détruisent avant de s’en libérer. La ménagère et l’infirmière de Jelinek arrivent à échapper véritablement à leur condition, mais leur nouvelle condition est plus monstrueuse que la précédente. Il n’y a aucune possibilité d’émancipation. Devenues autres, elles sont pires encore, elles sont de véritables parias. Elles n’ont plus de place nulle part. </span></span><span>&nbsp;</span><span style="font-family: Tahoma;"><span>&nbsp;</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span>La philosophe politique Hannah Arendt a beaucoup écrit sur les parias, sur Rahel Varnhagen, entre autres, qui tenait des salons littéraires fréquentés notamment par Jean Paul, Friedrich Schlegel, Hegel, Henrich Heine et Goethe pendant la grande époque romantique en Allemagne. Rahel Varnhagen a tout fait pour devenir une parvenue réussie. Elle venait d’une famille de juifs allemands<a name="note10" href="#note10b">[10]</a></span></span><span style="font-family: Tahoma;"><span>. Dans la biographie <em>Rahel Varnhagen. La vie d’une juive allemande à l’époque du romantisme</em> [1958]<a name="note11" href="#note11b">[11]</a></span></span><span style="font-family: Tahoma;"><span>, Arendt raconte le destin tragique de Rahel Varnhagen qui voulut à tout prix être allemande à part entière et effacer ses origines juives. Le « mal » de Rahel Varnhagen était dans son sang. Rahel Varnhagen ne peut pas changer sans heurt de position dans sa société, comme elle ne peut pas se défaire de ses origines. La question de la judéité est placée tout discrètement dans <em>Maladie ou Femmes modernes</em>. On évoque à quelques reprises dans le texte les morts dans les chambres à gaz<a name="note12" href="#note12b">[12]</a></span></span><span style="font-family: Tahoma;"><span>. Vers la fin de la pièce, lorsque les hommes deviennent des bêtes, les traducteurs de Jelinek indiquent en note de bas de page que des citations du roman en partie autobiographique <em>Michael</em> [1929], de Joseph Goebbels, se retrouvent dans une réplique de Benno. La voix d’avant la guerre de Goebbels, celui qui deviendra chef de la propagande d’Hitler, se mêle à celle de Benno. Ce n’est là qu’un détail du texte qui montre qu’Emily et Carmilla endossent le rôle de tous les exclus cités dans la pièce, les homosexuels, les prolétaires, les juifs, ainsi que tous les autres non mentionnés. Tous les parias sont, dans la pièce, condamnés à le rester. Les femmes, au premier plan. Ils sont souvent, c’est le cas des femmes, des juifs, des prolétaires, perdus d’avance, dès l’origine. Leur mal est inguérissable. Le vampire est contraint de se nourrir de ce mal et d’absorber à jamais le sang maudit. La femme vampire de Jelinek est donc l’image cynique, moqueuse, de cette inéluctable condamnation. </span></span></p> <div id="ftn1"> <p class="MsoFootnoteText"><a href="note1"></a><a name="note1a"></a>1&nbsp;<span style="font-size: 10pt;">Peter Jackson, <em>Heavenly creatures</em>, Nouvelle-Zélande, 35mm, 1994, 108 m.<br /> <br /> <a name="note2b" href="#note2">2</a> On se rappelle que « Carmilla » est le prénom de la femme vampire imaginée par Joseph Sheridan Le Fanu dans sa nouvelle <em>Carmilla</em></span><span style="font-size: 10pt;"> [1871]. La Carmilla de Le Fanu ne se nourrit que de sang de très jeunes filles. La nouvelle de Le Fanu a beaucoup influencé Bram Stoker pour son <em>Dracula </em>[1897]. Le prénom «&nbsp;Emily » évoque une autre source d’inspiration de Stoker en raison de son travail important sur le folklore transylvanien&nbsp;: l’écrivaine Emily Gerard [1849-1905].<br /> <br /> <a name="note3b" href="#note3">3</a> Jelinek a publié une vingtaine de pièces depuis la fin des années soixante-dix jusqu’à aujourd’hui. Son œuvre romanesque, beaucoup plus connue, comprend une dizaine de titres qu’elle a commencé à publier en même temps que son théâtre. Comme Thomas Bernhard, l’écrivain autrichien auquel on la compare toujours, elle mène ainsi en parallèle une œuvre de romancière et de dramaturge.<br /> <span><br /> <a name="note4b" href="#note4">4</a>&nbsp;</span><span style="font-size: 10pt;">Les traducteurs évoquent toutefois la particularité de cette langue dans la description de la pièce: «Le théâtre de Jelinek n’est pas psychologique. Sa langue est détraquée, déréglée, elle est ici un matériau travaillé par les discours faussement écologistes, anti-féministes ou fascistes. Elle est traversée par une sous-langue faite d’expressions idiomatiques ou proverbiales, d’allitérations, de textes classiques cités comme des formules publicitaires. Les personnages sont plus "parlés par leur langue" qu’ils ne la parlent. Elle les prend au piège.» (p.3)<br /> <span><br /> <a name="note5b" href="#note5">5</a>&nbsp;</span><span style="font-size: 10pt;">Comme je le mentionnais plus haut, la pièce a été publiée en allemand en 1987. Puisque la pièce contient de nombreuses références implicites, il y a peut-être dans le texte une référence à l’épidémie du Sida qui prend une ampleur terrible en 1987.<br /> <span><br /> <a name="note6b" href="#note6">6</a>&nbsp;</span><span style="font-size: 10pt;">L’extrait d’un entretien avec Heiner Müller est cité dans la présentation de la traduction française de <em>Maladie ou Femmes modernes.<br /> <span><br /> </span></em><span><a name="note7b" href="#note7">7</a>&nbsp;L’auteure de cette lecture n’a malheureusement pas vu cette pièce sur scène. On ne monte pas Elfriede Jelinek à Montréal! Enfin pas encore. Elle a toutefois déjà assisté à une représentation de Burgtheater [1985] montée par une troupe autrichienne et jouée sur une scène à Bruxelles. Elle peut vous confirmer qu’il se dégage du théâtre de Jelinek une impression d’anti-théâtre même si ses pièces sont loin d’être rebutantes pour le spectateur. Dans Burgtheater, elle use à profit de stratégies racoleuses pour attirer le spectateur. Par exemple, dans la mise en scène présentée à Bruxelles, les comédiens qui jouaient la pièce en allemand parlaient parfois en français pour interpeler le public belge.</span><span style="font-size: 10pt;"><br /> <br /> <a name="note8b" href="#note8">8</a> On fait souvent ces rapprochements. D’autant plus que Jelinek a fait partie pendant plus de quinze ans du Parti communiste Autrichien. &nbsp;<br /> <span><br /> <a name="note9b" href="#note9">9</a>&nbsp;</span><span style="font-size: 10pt;">Griselda Pollock, « Histoire et politique&nbsp;: l’histoire de l’art peut-elle survivre au féminisme ? », in Féminisme&nbsp;: art et histoire de l’art, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 1994, p. 66.<br /> <br /> <a name="note10b" href="#note10">10</a> Le père d’Elfriede Jelinek est un juif tchèque, chimiste, qui a travaillé pour les nazis en Autriche.<br /> <br /> <a name="note11b" href="#note11">11</a> Hannah Arendt avait commencé à écrire cette biographie avant la Deuxième Guerre mondiale. Plusieurs années furent nécessaires avant qu’elle ne parvienne à terminer le manuscrit qu’elle avait réussi à traîner avec elle jusqu’aux États-Unis.<br /> <span><br /> <a name="note12b" href="#note12">12</a>&nbsp;</span><span style="font-size: 10pt;">Comme dans cette réplique de Carmilla au début de la pièce: «CARMILLA parle avec difficulté. J’espère que tu t’es autorisé à donner apparence humaine à cet enfant? Je veux dire. Pour que plus tard, on puisse le reconnaître pour un être humain. Qu’on évite de l’éliminer ou de la gazer. Fais ton numéro!» (p.26).</span></span></span></span></span></span></span></p> </div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/les-condamnees#comments Autriche Féminisme Identité JELINEK, Elfriede LE FANU, Joseph Sheridan POLLOCK, Griselda STOKER, Bram Violence Théâtre Mon, 22 Mar 2010 13:21:05 +0000 Amélie Paquet 217 at http://salondouble.contemporain.info