Salon double - Québec http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/327/0 fr État plus que critique http://salondouble.contemporain.info/article/etat-plus-que-critique <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/lefort-favreau-julien">Lefort-Favreau, Julien</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/hors-les-murs-perspectives-decentrees-sur-la-litterature-quebecoise-contemporaine">Hors les murs : perspectives décentrées sur la littérature québécoise contemporaine</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>Il est certes utile de s'interroger sur la place que peut avoir la littérature dans l'espace public en des termes quantitatifs. Voilà une démarche qui nécessiterait des données empiriques, chiffres à l'appui, chronomètre à la main, décompte de mots dans les colonnes des journaux<em>.</em> Nous ne parviendrions toutefois qu'à une réponse partielle, qui laisserait en plan toute la question de la <em>qualité </em>de la place de la littérature au Québec. Partons plutôt de l'idée qu'il importe de mesurer la portion congrue accordée à la critique, notamment parce qu'il s'agit d'un agent à notre avis indispensable dans la formation d'une vie littéraire digne de ce nom, mais également parce qu'elle constitue un antagoniste nécessaire à la vitalité des débats esthétiques. Ou pour le dire autrement: comment penser que la littérature peut s'inscrire dans le vie sociale sans médiation, sans avoir été préalablement <em>reçue. </em>Un champ sans ces tensions et sans ces médiations marque le triomphe d'une industrie culturelle. En lisant le récent <em>Ismes </em>d'Anna Boschetti<a href="#_ftn1" name="_ftnref1" title=""><sup><sup>[1]</sup></sup></a>, on voit bien l'importance déterminante de la critique dans la formation des différentes avant-gardes des 19e et 20e siècle. Mais est-ce à dire que ce rôle serait périmé et appartiendrait à une époque révolue? Au Québec, il n’est pourtant pas si loin le temps où les critiques, qu'ils soient universitaires ou médiatiques, ou même les deux à la fois (pensons à Gilles Marcotte), avaient encore un rôle prescripteur qui dépassait largement la logique de consommation culturelle. Il est évidemment tentant de pronostiquer le déclin inéluctable des choses. Mais cette vision téléologique supposerait un âge d'or passé. Je ne sais pas si cet éden critique a déjà existé mais, chose sûre, les problèmes avaient déjà commencé en 1992, lorsque le documentariste Marcel Jean signe <em>État critique</em><a href="#_ftn2" name="_ftnref2" title=""><sup>[2]</sup></a><em>.</em></p> <p>Dans ce film disponible pour gratis sur le site de l'ONF, on aborde au moins trois problèmes. Marcel Jean s'intéresse d'abord aux rapports pour le moins compliqués entre artistes et critiques. S'il s'agit d'un enjeu quelque peu anecdotique, les interventions geignardes de Sylvie Drapeau, Michel Tremblay ou André Brassard ont le mérite de mettre en évidence une frilosité du milieu culturel qui a fini, sur la longue durée, tuer la possibilité pour les critiques les plus exigeants de pratiquer leur métier en toute liberté. Force est de constater que de ce côté-là, les choses n'ont pas guère changé, la litanie des artistes incompris jouant encore assez régulièrement sur nos ondes. Cette manière qu'ont plusieurs artistes bien de chez nous d'opposer création et critique révèle un anti-intellectualisme qui ne favorise pas exactement une hauteur dans les débats.</p> <p>Le deuxième aspect du film est toutefois plus intéressant pour notre propos. En effet, Marcel Jean se demande quels sont les critères discriminatoires nous permettant d'identifier le métier de critique. Claude Gingras, critique musical de <em>La Presse</em>, et Robert Lévesque, alors directeur des pages culturelles du <em>Devoir</em>, sont interrogés. On y suit également René Homier-Roy, Chantal Jolis et Nathalie Petrowski, notamment sur le plateau de <em>La Bande des Six,</em> émission souvent évoquée avec bienveillance comme un exemple réussi de critique culturelle télévisée. Ceux qui sont maintenant respectés pour leur esprit critique apparaissent, avec le recul, aussi pitoyables que les chroniqueurs d'aujourd'hui dont il peut nous arriver de ricaner entre amis. Homier-Roy et Jolis qui plantent un film de Léa Pool (pauvre Patricia Tulasne qui en prend pour son rhume) avec des arguments d'une très grande faiblesse intellectuelle (sur le mode: «On n’y <em>croit</em> pas») n'est pas un spectacle particulièrement édifiant, même vingt ans plus tard. <em>A contrario, </em>la vigueur critique de Lévesque et Gingras laisse songeur et nous fait regretter une époque où il y avait davantage de fonds disponibles dans les médias écrits et électroniques. Il n'existe maintenant que très peu de critiques qui peuvent pleinement se consacrer à leur mériter, et approfondir leur champ de compétence sur plusieurs décennies. Le film de Jean expose avec beaucoup de clarté un divorce qui est alors en train de se produire, et qui est maintenant totalement accompli, entre les critiques dits professionnels et les pigistes, qui, pour être bon joueur,&nbsp; n'ont pas les moyens matériels de s'extraire du dilettantisme.</p> <p>Le troisième problème exposé par le film s'incarne en la personne de Jean Larose, autrement plus combattif alors que sort son essai <em>L'amour du pauvre. </em>On le voit, en entrevue et sur le plateau de <em>La Bande des Six,</em> tenter de démonter la vaste fraude idéologique que constitue la critique littéraire (ou plus largement culturelle) à la télévision, mettant en cause le triomphe du j'aime/j'aime pas, réflexe qui ne s'appuie ni sur une connaissance historique, ni sur une mise à distance des objets convoqués. Mais plus encore, Larose, qui n'est par ailleurs pas exactement vierge de toute dérive idéologique, fait preuve d'une grande acuité en ce qui concerne le rapport entre la critique et le public. En s'attaquant à l'ensemble du <em>dispositif </em>critique télévisuel, qui ne laisse aucune place à la réflexion et à l'explication des œuvres d'art, la présumée volonté populiste de s'adresser au grand public se transforme en dialogue de sourds où plus personne ne semble s'adresser à quiconque. Larose cerne bien le phénomène: on présume toujours que le public ne s'intéresse pas aux choses «sérieuses», à la réflexion, à la critique informée — on leur en sert donc une version diluée.</p> <p>En 1991-1992, le mal est déjà fait. On parle certes encore de littérature à la télévision, mais on en parle si mal qu'il serait plutôt malvenu d'être nostalgique. Vérification faite, ce n'est donc pas il y a vingt ans que l'air était plus respirable. Quarante ans peut-être? Ça reste à voir. Le champ était passablement exigu dans les années soixante. M'est avis qu'il n'était pas toujours évident de parler sérieusement de littérature sans piler sur l'orteil de son voisin.</p> <p>Les médias électroniques sont incontestablement en déclin. Mais ce n'est certainement pas un déclin qui ne concerne que la littérature et il me semble de peu d'utilité de le déplorer, ou à tout le moins de le déplorer à l'infini. La fermeture de la Chaîne culturelle était une bêtise. Mais on se rend compte qu'elle ne visait pas tant à ostraciser la culture ou la littérature qui y prenait tant de place; elle faisait partie d'un plus vaste sabordage, dans lequel la science ou l'information internationale sont au final tout aussi perdants.</p> <p>La bataille doit se mener sur plusieurs fronts. D'une part, il y a un combat politique à mener pour éviter la précarisation absolue de tous les métiers intellectuels, parmi lesquels on retrouve les journalistes et les critiques. Il serait candide de croire que les débats intellectuels sont indépendants des conditions de vie matérielles de ses différents protagonistes. L'autre bataille à mener fait écho aux propos de Larose dans <em>État critique </em>et concerne la possibilité d'offrir en quelque sorte une voie intermédiaire entre la critique spécialisée universitaire et la critique «promotionnelle». Ce créneau, jadis occupé par la Chaîne Culturelle, existe toujours dans la presse écrite anglo-saxonne. Il n'y pas de&nbsp; raisons pour qu'aucun équivalent à la <em>New York Review of Books </em>se retrouve au Québec, quitte à en adapter les dimensions ou la fréquence à notre marché. Il est nécessaire de multiplier les initiatives, sur diverses plates-formes, afin de résister à cet amenuisement de la parole critique. La bonne santé de la littérature québécoise semble faire consensus (nombre de nouvelles maisons d'édition ont fait leur apparition durant les dix dernières années ainsi que plusieurs auteurs de talent). Le milieu n'est donc pas sclérosé et présente des signes certains de vitalité. Pourtant, tout ce renouveau n'est que trop rarement accompagné par une pensée critique élaborée, qui tenterait d'identifier les nouvelles voix, de dénoncer les impostures intellectuelles, de baliser les pratiques émergentes, de circonscrire l'impact des mutations technologiques ou institutionnelles. Sans cet apport inestimable, il est à redouter que le champ ne soit dominé que par des intérêts mercantiles. Il ne faudrait pas sous-estimer l'ampleur des guerres idéologiques qui font rage dans le monde du livre<a href="#_ftn3" name="_ftnref3" title=""><sup>[3]</sup></a>.</p> <div><br clear="all" /><br /> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn1"> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1" title=""><sup><sup>[1]</sup></sup></a> Anna Boschetti, <em>Ismes, </em>Paris, CNRS éditions, 2014.</p> </div> <div id="ftn2"> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2" title=""><sup><sup>[2]</sup></sup></a> Marcel Jean, <em>État critique, </em>ONF, 1992, 53 minutes.</p> </div> <div id="ftn3"> <p><a href="#_ftnref3" name="_ftn3" title=""><sup><sup>[3]</sup></sup></a> Voir à ce propos:&nbsp; André Schiffrin, <em>L'édition sans éditeurs, </em>Paris, La fabrique, 1999; <em>Le contrôle de la parole, </em>Paris, La fabrique, 2005, <em>L'argent et les mots</em>, La fabrique, 2010.</p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> Québec Poésie Récit(s) Nouvelles Roman Théâtre Wed, 22 Oct 2014 14:21:06 +0000 Julien Lefort-Favreau 882 at http://salondouble.contemporain.info Comment les médias parlent-ils de littérature? http://salondouble.contemporain.info/article/comment-les-medias-parlent-ils-de-litterature <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/dionne-charles-0">Dionne, Charles</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/hors-les-murs-perspectives-decentrees-sur-la-litterature-quebecoise-contemporaine">Hors les murs : perspectives décentrées sur la littérature québécoise contemporaine</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>La définition de l’objet «littérature» construite par les acteurs du champ médiatique serait-elle insatisfaisante? La littérature aurait-elle perdu toute sa place chez les médias&nbsp; dits conventionnels?</p> <p>Aborder cette impression de vide&nbsp;littéraire m’a inévitablement fait réfléchir à ce qu’est le <em>conventionnel</em> chez les médias; s’il existe, même, considérant l’investissement du web et des réseaux sociaux opéré par les chaînes télé et radio; si le <em>non conventionnel</em> existe encore; s’il n’est pas disparu avec l’ouverture des blogues, des pages Facebook et des comptes Twitter de <em>V télé</em> et de l’émission <em>Les Chefs</em>. Si la convention appelle le conformisme alors que le non conventionnel agirait sans ces règles ou sans toujours s’y soumettre, il faut maintenant se demander à quel genre de conformisme nous avons affaire dans les médias.</p> <p>Le média <em>plus</em> conventionnel&nbsp;serait, selon ma définition non scientifique, celui grâce auquel on peut apprécier un contenu disponible à un rythme régulier sans avoir à interagir avec un écran, c’est-à-dire qu’après avoir syntonisé une station, ouvert un document papier ou cliqué sur le titre d’un article numérique sur son fil Facebook, il ne reste qu’à écouter ou à lire. À première vue, une certaine idée de passivité se dégage de cette catégorie. On attend de ce type de média qu’il nous informe ou qu’il commente des sujets précis en matière de littérature: nouvelle parution, critique de livre et entrevue avec un auteur par exemple. Télévision, radio, journaux, revues, sites web culturels qui s’inscrivent dans ce type de tradition médiatique semblent appartenir à cette catégorie.</p> <p>De l’autre côté, le média <em>moins</em> conventionnel&nbsp;serait celui qui sait aussi agir autrement (ou mieux, qui agit toujours d’une manière différente): rendant disponible du contenu de manière ponctuelle sans respecter un horaire précis; il produit selon l’urgence et l’instantané autant que selon la fermentation lente des idées qui lui est permise, faute de limites de mots et de date de tombée. On attend, entre autres, de ce type de média qu’il ne répète pas une information disponible chez un média conventionnel et qu’à travers chacun de ses contenus se lise aussi une signature bien reconnaissable: humour, contenu de marge, etc. Média natif du web, fanzine ou blogue qui n’est pas le pendant web d’un autre média viennent tout de suite en tête.</p> <p>La séparation n’est évidemment pas simple. Je la trouve même impossible à réaliser. Mais il me semble possible de dégager des concepts généraux. Ces deux catégories sont des vases communicants: un internaute n’est pas moins passif en lisant sur lapresse.ca une entrevue avec un auteur qu’en lisant sur un blogue une liste des dix meilleures façons, selon l’œuvre de Bukowski, de boire en bobettes un scotch dans un motel sale. Mais c’est peut-être plutôt dans la manière dont on traite la littérature dans un média par rapport à un autre qui peut servir de séparation entre le <em>plus</em> conventionnel et le <em>moins</em> conventionnel. Il me semble que la manière dont les destinataires entretiennent une conversation avec le contenu et ses auteurs permet de réfléchir au concept du conventionnel chez les médias: s’agit-il uniquement d’un simple like, d’un retweet, d’un partage avec le message «Lawl!» en guise de statut Facebook ou est-ce une habitude sur ce média d’entamer une discussion de fond sans limites de mots ou de nombre de réponses entre les lecteurs et les auteurs?</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Médias conventionnels et littérature</strong></span></p> <p>Reste que règne un format connu sur les ondes télé et radio: l’émission littéraire. À la télévision québécoise se partagent le temps d’antenne les émissions <em>Tout le monde tout lu</em> (MATV), <em>Lire</em> (ARTV), <em>La bibliothèque de…</em> (Canal Savoir) et <em>Le Club</em> (Bazzo.tv). À la radio québécoise se partagent les ondes quinze émissions littéraires<a href="#_ftn1" name="_ftnref1" title=""><sup><sup>[1]</sup></sup></a> dont <em>Plus on est de fou plus on lit</em> (RC), <em>Dans le champ lexical</em> (CIBL<em>), Tout nouveau tout biblio</em> (CIAX) et <em>Encrage</em> (CKRL). Le mot d’ordre est souvent la légèreté et le partage d’expériences personnelles&nbsp; de lecture.</p> <p>Les journaux, les revues, les blogues et les médias web, de leur côté, publient actualité, critiques et chroniques littéraires. Se lisent le cahier <em>Livres</em> tiré les fins de semaine par <em>Le</em> <em>Devoir</em>, le cahier «&nbsp;Culture&nbsp;» de <em>La Presse</em>, les articles de voir.ca, les revues <em>Spirale</em>, <em>Entre les lignes</em>, <em>Liberté</em>, <em>Nouveau projet</em>, <em>Lettres québécoises</em>, les articles des <em>bangbangblog.com</em>, etc.</p> <p>Rapidement, l’abondance d’émissions et de médias installe l’idée que la littérature (et même la <em>vraie</em>) est très présente dans les médias. À cet effet, <em>Toutes mes solitudes</em> de Marie-Christine Lemieux Couture publié aux éditions <em>Ta Mère</em> a fait l’objet d’une chronique à <em>Bazzo.TV</em>, tout comme certains livres de Nelly Arcand, de Jean Simon Desrochers et de Catherine Mavrikakis, par exemple. Le premier est publié par une jeune et petite maison d’édition de la <em>marge</em>, les autres sont issues de la littérature enseignée et étudiée à l’université. On ne parle donc pas, dans ces médias, uniquement de l’essai qui a gagné le «&nbsp;prix du public&nbsp;»&nbsp; au Salon du livre 2013 de Ricardo<a href="#_ftn2" name="_ftnref2" title="">[2]</a>, loin de là.</p> <p>Pourtant, la forme qui entoure ces contenus, elle, est plutôt figée. Que ce soit à la télévision ou à la radio, par exemple, le contenu produit autour de la littérature reste principalement de l’ordre du club de lecture où l’on livre ses impressions personnelles et où parfois des gens issus de la périphérie culturelle (les <em>personnalités</em>) sont invités à participer, ce qui a amené certains commentateurs du milieu littéraire à parler de <em>gildorisation</em> de la littérature (en référence au comédien/chanteur Gildor Roy, participant au club de lecture à Bazzo.tv). Il s’agit d’inviter un intervenant à poser un regard néophyte sur le monde du livre et à jouer le rôle de critique.</p> <p>Mais qu’on se console: c’est une tendance générale. <em>Rotten Tomatoes</em>, par exemple, et <em>IMBD</em> servent à hiérarchiser l’importance des films, mais utilisent principalement l’opinion du public sous la forme de commentaires anonymes pour le faire.</p> <p>Et qu’on comprenne que plusieurs acteurs très pertinents travaillent dans le cadre d’émissions culturelles: Bertrand Laverdure, Alain Farah, Fabien Cloutier, Pascale Navarro, etc.</p> <p>Comme je l’ai annoncé en début d’article, il&nbsp; est très difficile de répondre à la question de la place de la <em>littérature</em> dans&nbsp; les médias.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Médias </strong><strong><em>moins</em></strong><strong> conventionnels et littérature</strong></span></p> <p>De leur côté, témoignant d’une pluralité des approches en matière de littérature, les médias <em>moins</em> conventionnels s’inscrivent, eux, dans une tendance au contenu de niche. En musique, des sites comme <em>10kilos.us</em> s’intéressent uniquement au rap contemporain; en cinéma, <em>Hors Champ</em> publie un contenu critique de fond uniquement; etc. Ainsi, des sites comme <em>Baise livres, Littéraire après tout, Salon double</em>, <em>Cousin de personne</em> ou <em>Poème sale</em> vont tous parler de littérature à leur manière, sans vraiment avoir de visibilité ou de pendant chez les médias conventionnels. Ces médias sont exclusivement accessibles sur le Web. <em>Littéraire après tout</em> utilise l’humour pour commenter le milieu littéraire; <em>Salon Double</em> s’intéresse aux articles de fond; et <em>Poème sale</em> publie directement de la poésie et commente l’actualité en riant de son lectorat, par exemple. La signature d’un média <em>moins</em> conventionnel apparaît à la première lecture.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Une posture de la littérature</strong></span></p> <p>Pour éviter de reprendre les poncifs qui entourent les citations de Marshall McLuhan, je dirai que le format choisi par les différents médias révèle une posture par rapport à la littérature. Si l’humour et l’autodérision de <em>Littéraire après tout</em> et <em>Poème sale</em> viennent calmer le jeu de la lourde artillerie universitaire, le club de lecture dans le format actuel génère l’idée que lire, c’est principalement faire partie d’un grand groupe de lecture mondial dans lequel l’impression personnelle sert de baromètre; que théorie et critique littéraire n’ont plus de place dans ce qu’on considère être la littérature; que n’importe qui a la compétence d’agir en tant que critique littéraire; mais, surtout, que le débat sur la présence, sur l’absence et sur la nuance du rôle du critique littéraire est terminé: plus personne n’a besoin de se faire dire ce qui est bon pour soi.</p> <p>Néanmoins, un déplacement s’est opéré en matière de littérature chez les médias <em>plus</em> conventionnels. <em>Zone d’écriture</em>, la plateforme web de <em>Radio-Canada</em> dédiée à la littérature, n’existe plus. Claude Deschênes a démissionné de son poste de journaliste culturel chez RC, car, selon lui, il n’y a plus assez de place pour la culture en ondes. Sa solution: créer un blogue. Le cahier<em> Auto</em> est beaucoup plus gros que le cahier <em>Culture</em> dans <em>La Presse</em>. Le cahier <em>Livre</em>s du <em>Devoir</em> n’est publié que les fins de semaine. Tout semble indiquer que la littérature est laissée au territoire vierge du Nouveau Monde du Web.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Rejoindre un public</strong></span></p> <p>La réception des textes ou des <em>productions</em> des blogues est un peu différente de celle des médias <em>plus</em> conventionnels. S’il s’agit pour une chaîne déjà existante d’ajouter une émission littéraire au programme, le bassin de destinataires potentiels existe d’office, ce qui n’est pas le cas lors de la création d’un blogue. Pour le blogue, l’idée est donc de rejoindre un public qui n’a jamais visité ce site web, qui ne connait pas encore son existence. Dans tous les cas, l’objectif est identique: rejoindre le plus grand nombre de personnes, tous les intérêts confondus. Simplement, chez les blogues, tout est à faire, chaque fois, pour attirer leurs lecteurs; c’est une éternelle <em>tabula rasa</em>.</p> <p>Néanmoins, le public d’un blogue comme <em>Poème sale</em> me semble assez différent, du moins, du point vue de ses habitudes virtuelles: la recherche active de contenu <em>versus</em> la réception passive du contenu d’une programmation télé ou radio; l’implication prolongée dans une toujours potentielle discussion de fond <em>versus</em> l’écoute et les partages/retweets dirigés. C’est donc en s’intéressant à un sujet spécifique (la poésie contemporaine) d’une manière précise (l’ironie) que Fabrice et moi visons, somme toute, un public qui ne retrouve pas l’expérience d’information qu’il cherche chez les médias actuels. Nos articles et les poèmes que nous publions se retrouvent dans un espace mitoyen, entre notre désir de rejoindre des lecteurs et le désir de certains lecteurs d’être rejoints.</p> <p>Pour ce faire, les outils que nous choisissons et qui nous sont extrêmement utiles pour maximiser notre potentiel de lecture se trouvent évidemment sur le web. Facebook et Twitter sont à la fois des moyens de transmission (partages et retweets d’un article) et de discussion (commentaires sous un article et échange de tweets). Nous n’avons pas d’espaces publicitaires pour inviter les lecteurs à se rendre sur notre site et ne produisons pas d’annonces pour la télé et la radio. Mais je crois que même si nous tentions l’aventure marketing, nous ne serions pas vus par les bonnes personnes. Qui écoute encore la télé?</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Figure du critique</strong></span></p> <p>Dans le milieu littéraire, c’est un truisme qui s’approche de l’insulte à l’intelligence que d’annoncer la disparition de la figure du critique, mais, selon moi, le sujet fait émerger une autre figure, celle du lecteur.</p> <p>Je connais le travail extraordinaire que font les revues littéraires et les sites web qui y sont dévoués, mais l’image construite autour du concept de critique littéraire est complètement désarticulée. Le débat littéraire n’existe pas; les critiques sont neutres ou démesurément dithyrambiques; et le champ lexical du style des auteurs tourne complètement à vide (un style incisif, coup de poing, dîtes-vous). Je ne sais pas si les médias nés du web y pourront quelque chose. Nous utilisons la forme sans limites que nous avons en publiant des articles qui dépassent largement la limite papier habituelle, mais comme l’exprimait Julien Lefort-Favreau<a href="#_ftn3" name="_ftnref3" title=""><sup><sup>[3]</sup></sup></a>, le lecteur/critique capable de lire une revue littéraire en entier et de tenir une discussion littéraire sans utiliser sans cesse la métaphore de la madeleine de Proust me semble très romantique, mais bien peu présente hors des murs des universités.</p> <p>Pour moi, tout est parti de ce constat: en pleine fin de baccalauréat en littérature, je sentais la vie littéraire se resserrer autour de mes travaux de fin de session et de mes soirées passées au local étudiant de mon département. Où allait la littérature en dehors des mémoires, des thèses et des tablettes des centres de recherche? Nulle part.</p> <p>Quelque chose d’extrêmement heureux s’est produit, pourtant, depuis trois ans: jamais je n’ai vu autant d’événements littéraires. Tout le monde s’y met: librairies, éditeurs, auteurs, producteurs d’événement, universités, galeries. Les réseaux sociaux sont un mécanisme d’encouragement et d’invitations de masse. Être témoin d’une vie littéraire donne envie d’y participer et d’en être un acteur.</p> <p>Fabrice et moi cherchions la littérature de notre époque, nous voulions la lire et la faire lire. Il me semble que jamais elle n’a autant pris la parole.</p> <p>(Fin heureuse)</p> <div> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn1"> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1" title=""><sup><sup>[1]</sup></sup></a> UNEQ, en ligne: <a href="http://www.uneq.qc.ca/ecrivains/la-grille-horaire-des-emissions-litteraires-a-la-radio-et-a-la-television">http://www.uneq.qc.ca/ecrivains/la-grille-horaire-des-emissions-litteraires-a-la-radio-et-a-la-television</a>, (Page consultée le 20 septembre 2013).</p> </div> <div id="ftn2"> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2" title="">[<sup>2</sup>]</a> Le livre «La mijoteuse - de la lasagne à la crème brûlée» a remporté le prix du grand public Salon du livre de Montréal /La Presse dans la catégorie Vie pratique/Essai en 2013.</p> </div> <div id="ftn3"> <p><a href="#_ftnref3" name="_ftn3" title=""><sup><sup>[3]</sup></sup></a> Lors de la table ronde <em>Hors les murs</em>:<em> perspectives décentrées sur la littérature québécoise contemporaine</em> tenue le 18 octobre 2013 à la librairie Olivieri.</p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> Québec Poésie Récit(s) Nouvelles Roman Théâtre Wed, 22 Oct 2014 14:03:30 +0000 Charles Dionne 881 at http://salondouble.contemporain.info Vendre le livre sans parler de littérature. Le cas du Salon du livre de Montréal et des émissions littéraires télévisées. http://salondouble.contemporain.info/article/vendre-le-livre-sans-parler-de-litterature-le-cas-du-salon-du-livre-de-montreal-et-des <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/letendre-daniel">Letendre, Daniel</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/savoie-bernard-chloe">Savoie-Bernard, Chloé</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/hors-les-murs-perspectives-decentrees-sur-la-litterature-quebecoise-contemporaine">Hors les murs : perspectives décentrées sur la littérature québécoise contemporaine</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>L’un des lieux communs propagés par les «intellectuels» — universitaires, écrivains et autres spécialistes — est l’amenuisement de la place laissée à l’art dans la sphère publique: diminutions des subventions, disparition des formes d’expressions artistiques dans les médias de masse, etc. On expose chiffres, données, sondages pour convaincre de la véracité de ces propos qui dévoilent, en même temps qu’une insatisfaction quant au traitement public des arts, l’inquiétude de leur survivance. Si le travail des artistes est diffusé avec moins d’ampleur, en effet, ceux-ci ne sont-ils pas relégués à une certaine marge, voire à l’anonymat? Les discours entourant la littérature apparaissent, au Québec comme à l’étranger<a href="#_ftn1" name="_ftnref1" title=""><sup><sup>[1]</sup></sup></a>, métonymiques de ceux qui concernent l’art. Or pour le dire avec Dominique Viart, «[d]ans le seul univers culturel, les articles et pamphlets sur la “crise” de la littérature et son “déclin” ne datent pas d’aujourd’hui<a href="#_ftn2" name="_ftnref2" title=""><sup><sup>[2]</sup></sup></a>». Dans le même esprit que celui de ces remarques, il observe que «la fin nous accompagne depuis le commencement. Elle est notre avenir, elle est notre angoisse<a href="#_ftn3" name="_ftnref3" title=""><sup><sup>[3]</sup></sup></a>.»</p> <p>Cette angoisse naît, d’une part, de la valeur symbolique que l’on attribue à la littérature, souvent placée dans un statut d’exception. Il découle de cette quasi sacralisation la volonté d’assurer coûte que coûte la vitalité et le rayonnement maximum de la littérature et donc, aussi, une éternelle insatisfaction. D’autre part, les racines de cette angoisse se nourrirait également&nbsp; d’un paradoxe qui s’établit entre ce crépuscule de la littérature qu’on ne cesse de dénoncer et la réalité indéniable de la présence du livre dans l’espace public au Québec. Le cœur de la littérature est loin d’avoir cessé de battre, en témoignent&nbsp;le foisonnement des blogues littéraires et les multiples chroniques littéraires publiées dans tous les magazines grand public. C’est à cet écart entre discours et réalité que nous nous attacherons. Les émissions de télévision dédiées à la littérature et les Salon du livre — plus spécifiquement le Salon du livre de Montréal&nbsp; (SLM) —, parce qu’ils sont largement publicisés, se sont révélés les lieux de diffusion possédant la meilleure visibilité. En ce sens, ils constituent les objets d’études que nous privilégierons dans le cadre de cet article pour répondre à la question qui nous occupe: de quoi parle-t-on, lorsqu’on parle de «littérature québécoise»?</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Le texte en vedette(s) </strong></span></p> <p>Le Festival international de littérature de Montréal, fondé par l’Union des écrivains du Québec en 1994, a pour objectif de faire la promotion de la littérature sous la forme de spectacles et autres évènements où la matière textuelle est mis de l’avant. Le SLM se présente sous d’autres auspices puisqu’il indique, dès son nom, qu’il n’est pas dédié à la littérature, mais bien à l’objet-livre, monnaie d’échange qui permet d’accéder, après l’acquisition du livre, au littéraire. L’aspect commercial de l’évènement se révèle dès qu’on souhaite entrer dans l’enceinte de la Place Bonaventure, où il a lieu chaque année: on doit débourser le coût d’un billet pour être admis au Salon du livre. D’entrée de jeu, le ton est donné.</p> <p>Le mandat du SLM, affirme sa directrice, est de «contribuer au dynamisme du monde de l’édition<a href="#_ftn4" name="_ftnref4" title=""><sup><sup>[4]</sup></sup></a>». Présentée de cette manière, la visée de l’événement semble d’abord commerciale, le «monde de l’édition&nbsp;» étant le versant monétaire du livre. La qualité, voire le type de <em>textes</em> passe au second plan lorsque vient le temps, pour les organisateurs, de réfléchir à la composition des séances de dédicace et autres tables rondes qui sont parmi les évènements les plus populaires — c’est-à-dire générant le plus d’entrées payantes — du SLM. Les écrivains, non les textes, sont choisis pour attirer les gens. Les mots cèdent leur place aux vedettes littéraires. Comme le remarque Bourdieu, «aujourd’hui, de plus en plus, le marché est reconnu comme instance légitime de légitimisation<a href="#_ftn5" name="_ftnref5" title=""><sup><sup>[5]</sup></sup></a>». S’il y eut des époques où être populaire était mal vu par les écrivains, qui concevaient le succès monétaire comme une forme de prostitution intellectuelle pour se soumettre aux lois du marché, depuis une quarantaine d’années, c’est <em>a contrario</em> la quantité de livres vendus qui construit la crédibilité d’un auteur. Il n’est ainsi pas fortuit que le&nbsp; conseil d’administration du SLM soit composé de gens dont le métier est de participer à l’essor commercial du livre, soit des libraires, des éditeurs et des distributeurs.</p> <p>De son côté, Radio-Canada, financée par le Ministère du Patrimoine Canadien possède le mandat, selon la loi sur la radiodiffusion de 1991, de «contribuer activement à l'expression culturelle et à l'échange des diverses formes qu'elle peut prendre<a href="#_ftn6" name="_ftnref6" title=""><sup><sup>[6]</sup></sup></a>»; Télé-Québec, subventionnée par le Ministère de la culture et de la communication, est aussi tenue de mettre l’accent sur une programmation culture<a href="#_ftn7" name="_ftnref7" title=""><sup><sup>[7]</sup></sup></a>. Jusqu’au milieu des années 2000, la programmation des deux chaînes généralistes a conjugué émissions culturelles&nbsp; —&nbsp; ou de variétés — possédant un volet littéraire à des émissions uniquement consacrées à la littérature. Aujourd’hui, il n’existe plus d’émissions strictement littéraires. Les segments dédiés à la littérature sont insérés à des émissions cherchant à rejoindre un public large. Souvent sous un format «clip», ces chroniques font, pour le dire avec Bourdieu, que «la limitation du temps impose au discours des contraintes telles qu’il est peu probable que quelque chose puisse se dire.<a href="#_ftn8" name="_ftnref8" title=""><sup><sup>[8]</sup></sup></a>»</p> <p>On a varié les formules, les animateurs, les tons, les plages de programmation, tout en désavouant de plus en plus une télévision ayant un parti pris pour l’intellectualisme et l’analyse de fond. La présentation de l’émission <em>Sous les jaquettes</em>, animée par Marie Plourde à TVA en 2005, nous la vendait comme une «émission qui parle de livres, mais sans être une émission littéraire<a href="#_ftn9" name="_ftnref9" title=""><sup><sup>[9]</sup></sup></a>». Jean Barbe, de son côté souhaitait « parler de littérature avec le ton des émissions sportives » à son émission <em>Tout le monde tout lu</em>, toujours diffusée à MaTV. Ce désinvestissement intellectuel se remarque aussi dans le choix des animateurs des défuntes émissions littéraires: Sylvie Lussier et Pierre Poirier, par exemple, vétérinaires de profession, étaient à la barre de <em>M</em><em>’</em><em>as tu lu</em>, diffusé à Télé-Québec de 2004 à 2005. Leur notoriété tenait auparavant à la scénarisation d’émissions jeunesse et de téléromans n’ayant rien à voir avec la littérature, comme <em>B</em><em>ê</em><em>tes pas b</em><em>ê</em><em>tes plus</em> et <em>4 et demi</em>. Ce qui était vrai au début des années 2000 l’est encore aujourd’hui: la peur du discours informé sur la littérature dirige toujours les segments qui l’ont pour objet. En témoigne, toujours à Télé-Québec, les membres du «Club de lecture» de l’émission <em>Bazzo.tv</em>, qui sont issus de tous horizons. Si Pascale Navarro détient une maîtrise en littérature et une solide expérience dans le domaine culturel, ayant entre autres été responsable de la section «Livres» à l’hebdomadaire <em>Voir</em>, on ne peut pas en dire autant de ses collègues, comme le comédien devenu politicien Pierre Curzi ou encore l’animateur Vincent Gratton. Le choix de ces intervenants apparait symptomatique d’une tendance plus large: l’autorité du sujet d’énonciation sur une matière ou un autre provient davantage de son capital symbolique dans le champ médiatique que de ses connaissances réelles du contenu qu’il formule. La <em>personae </em>des critiques littéraires télévisuels, comme celle des écrivains invités sur un plateau télé ou au SLM, prime sur l’objet littéraire et sur les textes. Tant du côté des émissions littéraires que de celui du SLM, la littérature est considérée comme une force d’attraction pour le public, et non pour ce qu’elle est: une forme d’art. L’expérience esthétique que la littérature offre au lecteur est reléguée au second rang, loin derrière sa valeur économique potentielle pour l’industrie culturelle.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>La litt</strong><strong>é</strong><strong>rature comme app</strong><strong>â</strong><strong>t</strong></span></p> <p>«[C]e n'est pas le salon de la littérature, c'est celui du&nbsp;livre<a href="#_ftn10" name="_ftnref10" title=""><sup><sup>[10]</sup></sup></a>», dixit Jean-Claude Germain, président d’honneur du SLM de 1990 à 1998. Cette simple phrase résume parfaitement la confusion qui règne au Salon du livre, comme à la télévision, quant à la réalisation du mandat fixé. Si les incohérences des émissions littéraires télévisées tiennent davantage au médium — nous y reviendrons —, celles mises en lumière par Germain au sujet du SLM ont plus à voir avec la composition du champ littéraire lui-même. Divisé en une sphère de grande production, fondée sur la reconnaissance économique, puis une autre de diffusion restreinte, où les pairs sont les juges de la valeur d’une oeuvre<a href="#_ftn11" name="_ftnref11" title=""><sup><sup>[11]</sup></sup></a>, le champ littéraire inclus également les lieux de diffusion que sont le SLM et la télévision. Alors que le FIL s’installe dans l’espace mitoyen dessiné par l’entrecroisement du champ de production restreinte et celui de grande production, le Salon du livre, lui, n’a pas à prendre position puisque le <em>livre</em> et les auteurs sont à l’honneur et non le texte, la littérature<a href="#_ftn12" name="_ftnref12" title=""><sup><sup>[12]</sup></sup></a>.</p> <p>Les liens entre les différents actants de la scène du livre au SLM n’est pourtant pas aussi simple qu’il en paraît au premier abord. La plus grande confusion règne quant au statut des écrivains qui y sont invités. Leur présence à la Place Bonaventure dépend de l’équilibre entre les capitaux symbolique et économique amassés. Sans succès public l’écrivain n’a, aux yeux des organisateurs, aucun pouvoir d’attraction. Or une fois dans l’enceinte du SLM, le symbolique acquis au fil des ventes de livres se met au service de l’économique, l’écrivain étant sur place pour deux raisons: susciter des entrées payantes et faire vendre des livres. Les séances de signatures et les rencontres de type «confidences d’écrivain» participent à cette transformation du symbolique en économique. Passé la guérite, l’écrivain perd une part de son capital symbolique pour devenir, en priorité, le producteur d’un bien culturel. Bien que le texte ait attiré le public vers les guichets du SLM, c’est le livre, objet de papier et d’encre nécessitant une dépense, qui a le pouvoir de permettre le face à face entre le lecteur et l’écrivain lors des séances de signature. De même, les rencontres avec les auteurs sont orientées vers leur vie personnelle, leurs habitudes d’écriture, les contraintes de la vie d’écrivain et très rarement vers le texte lui-même, l’expérience esthétique qu’il condense et propose<a href="#_ftn13" name="_ftnref13" title=""><sup><sup>[13]</sup></sup></a>.</p> <p>La soumission du symbolique à l’économique englobe également le «mode de production» de la littérature, c’est-à-dire les règles et codes d’écriture qui définissent les genres. En choisissant d’honorer tel ou tel écrivain, le SLM donne son appui à certains genres plutôt qu’à d’autres. C’est sans surprise que le roman prend la pôle position des modes de production privilégiées par les organisateurs du SLM. Si l’on s’en tient seulement aux invités d’honneur québécois, 54 % d’entre eux sont romanciers, alors que leurs plus proches rivaux, les poètes, forment 12,5 % des invités. Selon les mots écrits en 1995 par Mario Cloutier, alors journaliste au <em>Devoir</em>, «pour attirer [l]e public, qui s'ignore parfois, le roman sert toujours d'appât<a href="#_ftn14" name="_ftnref14" title=""><sup><sup>[14]</sup></sup></a>». En apparence anodine, cette citation révèle de manière précise la logique qui sous-tend l’usage de la littérature pour le SLM: elle est un <em>leurre</em> pour un public qui, si ce n’étaient de ces écrivains vedettes, se préoccuperait sans doute peu de ce salon. La mise en évidence de la littérature au SLM n’est pas au service des textes et de l’art, mais bien à celui de l’industrie.</p> <p>L’incongruité entre la mission des émissions littéraires télévisées et sa concrétisation est moins pernicieuse: elle tient davantage à une réalité du champ médiatique. La télévision appartient à ce qu’on appelle communément un «média de masse», une voie de communication qui peut rejoindre et influencer un très grand nombre de gens en même temps. La télévision est le plus efficace de ces médias puisqu’elle répond parfaitement aux quatre traits essentiels des médias de masse définis par Marshall McLuhan<a href="#_ftn15" name="_ftnref15" title=""><sup><sup>[15]</sup></sup></a>: la communication à sens unique, l’unilatéralité du message, l’indifférenciation et la linéarité de l’information. Toute personne regardant la télé — mais il faudrait maintenant revoir ces conclusions à l’ère des médias sociaux —, qu’il soit spécialiste ou non, est inclus dans l’entité «spectateur». L’écueil rencontré par les émissions littéraires télévisées n’est pas le fait, comme le laisse entendre le lieu commun, de l’écart entre la culture de masse, dont la télé serait le mode de diffusion privilégié, et la «haute culture» dont la littérature ferait partie<a href="#_ftn16" name="_ftnref16" title=""><sup><sup>[16]</sup></sup></a>; il tient plutôt à l’indistinction entre la masse à laquelle s’adresse la télévision, et le lecteur, à la fois unique et multiple, concerné par le livre lu. Impliqué dans sa lecture, le lecteur ne trouve aucune trace de cette expérience dans le compte rendu qui lui est fait d’un livre à la télévision, qu’il soit produit par un spécialiste ou non. À l’opposé, il trouvera un intérêt à entendre parler l’auteur du livre, non seulement parce qu’il possède une réserve plus ou moins élevée de capital symbolique, mais parce que l’expérience de la lecture peut trouver une forme d’élucidation dans l’expérience de l’écriture. C’est d’ailleurs ce qu’ont compris les dirigeants de Radio-Canada, comme le rapporte Guylaine O’Farrell, porte-parole de Radio-Canada en 2006: «On pense que c'est plus intéressant pour le public d'avoir une émission culturelle dans laquelle on parle de livres, comme <em>Tout le monde en parle</em>, <em>La Fosse aux Lionnes</em>, <em>Bons Baisers de France</em>, etc. Des auteurs y sont souvent invités.» Or les émissions énumérées ici n’ont rien de culturelles: elles appartiennent à la catégories des émissions de variétés, des «talk show» où les invités partagent anecdotes et autres expériences personnelles. On n’y parle pas littérature, mais vie d’auteur, tout comme les intervieweurs se restreignent souvent à l’expérience d’écriture des auteurs lorsque vient le temps, au Salon du livre, de le rassembler pour une table ronde. Notons par ailleurs que les écrivains invités dans les émissions culturelles sont souvent les mêmes: on peut penser à Dany Laferrière, qui poursuit depuis les années 80 une carrière médiatique importante en tant que chroniqueur dans différentes émissions de Télé-Québec et&nbsp; de Radio-Canada. Plus que son travail d’écrivain, par ailleurs légitimé par plusieurs instances, c’est davantage sa personnalité médiatique, charismatique, qui est recherchée par les producteurs qui se l’arrachent. Autre exemple du rabattement du texte sur la personnalité de son auteur: le passage polémique de Nelly Arcan sur le plateau de <em>Tout le monde en parle</em>, où Guy A. Lepage l’interrogeait sur des sujets qui n’avaient rien à voir avec son œuvre, se penchant plutôt sur ses vêtements révélateurs et son passé de prostituée. Parce la littérature ne passe pas à la télévision, on en fait donc un spectacle.</p> <p>Si l’impression tenace des universitaires et écrivains ne passe pas l’épreuve des faits — la littérature n’a en effet jamais disparu de la sphère publique et des lieux de diffusion de masse, au contraire —, force est de constater qu’il y a tout de même confusion dans les lieux de grande diffusion sur l<em>’</em><em>objet</em> désigné comme «littérature». Tant les émissions littéraires que les Salons du livre présentent sous cette appellation l’une ou l’autre de ses dimensions: le livre, l’écrivain, le processus d’écriture, etc. Or cette métonymie ne devrait-elle pas réjouir les passionnés? Comme le dit l’adage: «Parlez-en en bien, parlez-en en mal, mais parlez-en!» On peut déplorer la transformation en spectaculaire de la littérature ou encore sa soumission aux lois économiques, mais il faut tout de même reconnaître qu’elle occupe un espace privilégié dans le milieu culturel, espace auquel n’ont droit ni la danse ni les arts visuels. Si on persiste à insérer des segments sur la littérature dans les émissions de variétés, à faire une large place aux écrivains dans les Salons du livre, c’est peut-être qu’on considère la littérature non seulement comme un argument de vente, mais comme une donnée essentielle de la culture. C’est une bonne nouvelle.&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;</p> <div><br clear="all" /><br /> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn1"> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1" title=""><sup><sup>[1]</sup></sup></a> Pensons notamment au débat qui a opposé Donald Morrisson et Antoine Compagnon, alors que le premier arguait que la culture en France ne possédait plus l’aura de lustre qui l’auréolait depuis plusieurs siècles, thèse que réfute le second. Leurs réflexions sont présentées de façon simultanée dans <em>Que reste-il de la culture fran</em><em>ç</em><em>aise </em>suivi de <em>Le souci de la grandeur</em>, Paris, Denoël, 2008.</p> </div> <div id="ftn2"> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2" title=""><sup><sup>[2]</sup></sup></a>Dominique Viart, «Les menaces de Cassandre et&nbsp;le&nbsp;présent de la littérature. Arguments et enjeux des discours de la fin» dans Dominique Viart (dir.), <em>Fins de la litt</em><em>é</em><em>rature, esth</em><em>é</em><em>tique de la fin</em>, Paris, Armand Colin, page.</p> </div> <div id="ftn3"> <p><a href="#_ftnref3" name="_ftn3" title=""><sup><sup>[3]</sup></sup></a> <em>Idem</em>.</p> </div> <div id="ftn4"> <p><a href="#_ftnref4" name="_ftn4" title=""><sup><sup>[4]</sup></sup></a>&nbsp;Communiqué&nbsp;de&nbsp;presse&nbsp;«Thème&nbsp;du&nbsp;Salon»&nbsp;2010.&nbsp;En&nbsp;ligne&nbsp;:&nbsp;<a href="http://www.salondulivredemontreal.com/dossierdepresse_2010.asp">http://www.salondulivredemontreal.com/dossierdepresse_2010.asp</a>. (Page consultée le 10 septembre 2014)</p> </div> <div id="ftn5"> <p><a href="#_ftnref5" name="_ftn5" title=""><sup><sup>[5]</sup></sup></a> Pierre Bourdieu, <em>Sur la t</em><em>é</em><em>l</em><em>é</em><em>vision</em>, Paris, Éditions Raisons d’agir, 2008 (1996), p. 28</p> </div> <div id="ftn6"> <p><a href="#_ftnref6" name="_ftn6" title=""><sup><sup>[6]</sup></sup></a> Mission de CBC/Radio-Canada, en ligne : <a href="http://www.cbc.radio-canada.ca/fr/rendre-des-comptes-aux-canadiens/lois-et-politiques/programmation/politique-des-programmes/1-1-1/">http://www.cbc.radio-canada.ca/fr/rendre-des-comptes-aux-canadiens/lois-et-politiques/programmation/politique-des-programmes/1-1-1/</a>. (Page consultée le 7 septembre 2014)</p> </div> <div id="ftn7"> <p><a href="#_ftnref7" name="_ftn7" title=""><sup><sup>[7]</sup></sup></a> Tout sur Télé-Québec, en ligne: <a href="http://www.telequebec.tv/corporatif/?section=presentationprojetemission">http://www.telequebec.tv/corporatif/?section=presentationprojetemission</a>. Dernière consultation le 7 septembre 2014. (Page consultée le 7 septembre 2014)</p> </div> <div id="ftn8"> <p><a href="#_ftnref8" name="_ftn8" title=""><sup><sup>[8]</sup></sup></a>Pierre Bourdieu, <em>op.cit.</em>, p.13.</p> </div> <div id="ftn9"> <p><a href="#_ftnref9" name="_ftn9" title=""><sup><sup>[9]</sup></sup></a>Steve Proulx, <em>Bons baisers de France</em>, <a href="http://voir.ca/chroniques/angle-mort/2005/05/12/bons-baisers-de-france-cellule-antigang-sous-les-jaquettes-defi-guerrier-miss-america-2/">http://voir.ca/chroniques/angle-mort/2005/05/12/bons-baisers-de-france-cellule-antigang-sous-les-jaquettes-defi-guerrier-miss-america-2/</a>, (page consultée le 5 septembre 2014).</p> </div> <div id="ftn10"> <p><a href="#_ftnref10" name="_ftn10" title=""><sup><sup>[10]</sup></sup></a> Cité par Mario Cloutier, «Salon du livre. Le livre, ça se mange&nbsp;!», <em>Le Devoir</em>, mercredi 8 novembre 1995, p. A3.</p> </div> <div id="ftn11"> <p><a href="#_ftnref11" name="_ftn11" title=""><sup><sup>[11]</sup></sup></a> Sur la composition du champ littéraire, voir Pierre Bourdieu, <em>Les r</em><em>è</em><em>gles de l</em><em>’</em><em>art. Gen</em><em>è</em><em>se et structure du champ litt</em><em>é</em><em>raire</em>, Paris, Seuil, 1992.</p> </div> <div id="ftn12"> <p><a href="#_ftnref12" name="_ftn12" title=""><sup><sup>[12]</sup></sup></a> On ne peut évidemment soustraire le FIL du champ économique : certains spectacle sont payants, et parfois à un prix non négligeable. Néanmoins, si le SLM vend des livres, le FIL vend des textes (et du spectacle).</p> </div> <div id="ftn13"> <p><a href="#_ftnref13" name="_ftn13" title=""><sup><sup>[13]</sup></sup></a> On peut trouver les enregistrement des «Confidences d’écrivain» de 2005 à 2013 sur le site Internet du SLM, en ligne : <a href="http://www.salondulivredemontreal.com/invites.asp?annee=2005">http://www.salondulivredemontreal.com/Invites.asp?Annee=2005</a></p> </div> <div id="ftn14"> <p><a href="#_ftnref14" name="_ftn14" title=""><sup><sup>[14]</sup></sup></a> Mario Cloutier, «Salon du livre. Le livre, ça se mange!», <em>loc. cit</em>.</p> </div> <div id="ftn15"> <p><a href="#_ftnref15" name="_ftn15" title=""><sup><sup>[15]</sup></sup></a> Marshall McLuhan, <em>Pour comprendre les m</em><em>é</em><em>dias. Les prolongements technologiques de l</em><em>’</em><em>homme</em>, trad. de Jean Paré, Montréal, HMH, 1968 [1964].</p> </div> <div id="ftn16"> <p><a href="#_ftnref16" name="_ftn16" title=""><sup><sup>[16]</sup></sup></a> Cette idée reçue a la couenne dure, non seulement dans le discours des dirigeants d’entreprises médiatiques et animateurs d’émission littéraires, mais également chez les universitaires occupés de littérature. Si les premiers disent ouvertement considérer la littérature comme un loisir, ou vouloir faire un émission littéraire aux allures d’«une émission sportive», pour rapporter de nouveau les propos de Jean Barbe, les seconds s’interrogent sérieusement à savoir si «la grande littérature, celle qui se trouve marquée du sceau de la durabilité, pourra […] survivre dans ce marché de consommation rapide.» (Denis St-Jacques)</p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> Québec Sacré Société de consommation Sociologie Essai(s) Poésie Récit(s) Nouvelles Roman Théâtre Wed, 22 Oct 2014 13:47:51 +0000 Chloé Savoie-Bernard 880 at http://salondouble.contemporain.info Les poètes amérindiens sur la place publique http://salondouble.contemporain.info/article/les-poetes-amerindiens-sur-la-place-publique <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/lamy-jonathan">Lamy, Jonathan</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/hors-les-murs-perspectives-decentrees-sur-la-litterature-quebecoise-contemporaine">Hors les murs : perspectives décentrées sur la littérature québécoise contemporaine</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: right;"><em>Je suis sur la place publique avec les miens </em></p> <p style="text-align: right;"><em>la poésie n’a pas à rougir de moi</em></p> <p style="text-align: right;">- Gaston Miron</p> <p>&nbsp;</p> <p>Les poètes amérindiens sont de plus en plus présents sur la place publique du Québec et d’ailleurs. Depuis quelques années, leurs «poèmes rouges», pour reprendre le titre d’un recueil de Jean Sioui, colorent l’espace poétique francophone. La poésie rougit désormais de leur présence. À l’instar des publications autochtones qui se multiplient, les poètes des Premières Nations sont invités de façon croissante à prendre la parole dans différents événements littéraires, culturels et citoyens, de même que dans les médias, où il est de plus en plus question d’eux.</p> <p>Le nombre d’écrivains autochtones ayant publié un livre de poésie en langue française est plutôt restreint, mais augmente rapidement. Depuis 2010, on compte seize recueils, signés par sept auteurs: Joséphine Bacon, Marie-Andrée Gill, Natasha Kanapé Fontaine, Rita Mestokosho, Virginia Pésémapéo Bordeleau, Louis-Karl Picard-Sioui et Jean Sioui<a href="#_ftn1" name="_ftnref1" title=""><sup><sup>[1]</sup></sup></a>. Ces derniers occupent depuis peu une place non négligeable dans l’agora littéraire du Québec, fruit d’un désir évident (mais somme toute récent) d’entendre la parole poétique amérindienne (ou, plus généralement, ce que les Amérindiens ont à dire). Si les occasions de lire les productions des poètes des Premières Nations (dans des livres, des revues ou des blogues) sont en hausse, les opportunités de les entendre («<em>live</em>» ou par le biais de vidéos le web) s’accroissent de même, et peut-être davantage. Par ailleurs, les Amérindiens se dotent de leurs propres lieux de diffusion, tels que les Éditions Hannenorak, le Salon du livre des Premières Nations de Wendake, ou encore les soirées <em>Art+culture autochtone</em>, organisées mensuellement par le Cercle des Premières Nations de l’UQAM.&nbsp;</p> <p>Ainsi, les poètes amérindiens, longtemps absents du paysage littéraire québécois, lisent de plus en plus leurs textes en public, et ce, dans une variété également croissante de contextes. Ils prennent le micro dans des festivals internationaux ou marginaux, des salons du livre, des lancements, des soirées de poésie ou de slam, des événements multidisciplinaires ou citoyens, dans des cafés, des bars, des librairies, des bibliothèques, à la radio, et même dans la rue lors de manifestations. Plusieurs de ces lectures ont été filmées et peuvent être vues sur des sites de partage de vidéos tels que YouTube. La diffusion de la poésie amérindienne investit ainsi différentes scènes et divers supports, particulièrement depuis les dernières années, développant une forme de nomadisme littéraire multidisciplinaire.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Poètes-ambassadeurs</strong></span></p> <p>Rita Mestokosho et Joséphine Bacon ont longtemps été les seules poètes amérindiennes à occuper une certaine place dans l’espace public. Cette dernière était connue pour son travail à l’Office national du film, mais surtout pour les chansons qu’elle a écrites pour Chloé Ste-Marie. Rita Mestokosho, pour sa part, a signé un des premiers livres de poésie autochtone en français,<em> Eshi uapataman Nukum/Comment je perçois la vie grand-mère</em>, qui fut réédité avec une préface l’écrivain français et prix Nobel de littérature Jean-Marie Le Clézio, en 2010. La même année, Joséphine Bacon remportait le Prix des lecteurs du marché de la poésie de Montréal pour son premier recueil, <em>Bâtons à message/Tshissinuatshitakana</em>. Ces deux cautions de l’institution littéraire ont contribué de façon significative à la reconnaissance et à l’essor de la poésie amérindienne.</p> <p>Marquée notamment par la parution de l’anthologie <em>Littérature amérindienne du Québec: Écrits de langue française</em> (2004), préparée par Mauricio Gatti, puis par le recueil de correspondances <em>Aimititau! Parlons-nous!</em> (2008), initié par Laure Moralli, l’émergence de ce corpus se préparait depuis quelques années, mais la présence publique des poètes amérindiens demeurait relativement rare. Il faut dire que la participation des poètes dans les festivals, dont le nombre a par ailleurs augmenté au cours des dernières années (participant de ce qu’on pourrait presque appeler une <em>festivalisation</em> de la littérature au Québec), est très souvent reliée à leurs publications et épouse habituellement la logique du marché du livre: ils sont invités lorsqu’ils ont un livre récent à vendre. Le nombre de lectures effectuées par des auteurs autochtones a ainsi augmenté avec le nombre de titres publiés. Deux poètes faisaient ainsi partie de la programmation du Festival international de la poésie de Trois-Rivières en 2010 (Joséphine Bacon et Rita Mestokosho), alors qu’ils étaient quatre en 2013 (Marie-Andrée Gill, Natasha Kanapé Fontaine, Louis-Karl Picard-Sioui et Jean Sioui).</p> <p>Auparavant, Rita Mestokosho avait notamment participé au Festival international de littérature de Montréal en 1999, au Festival des étonnants voyageurs de Saint-Malo en 2001 et au Festival Voix d’Amériques en 2003. Depuis 2009, elle s’est rendue en Suède à trois reprises, récitant notamment ses poèmes à la Maison des écrivains de Stockholm, à l’Université de Stockholm et au LittFest d’Umea. La poète innue se voit fréquemment invitée en France, offrant un récital au Centre culturel canadien à Paris en 2011, participant au Printemps des poètes à La Rochelle en 2013 (et profitant du voyage pour donner une causerie-lecture à la Bibliothèque Gaston-Miron à Paris), puis, à l’automne de la même année, au Festival Voix au chapitre, à Lille. Elle est, jusqu’à présent, la poète amérindienne comptant le plus grand nombre de participations à l’international.</p> <p>L’implication de Rita Mestokosho pour la cause environnementale, et plus particulièrement pour la sauvegarde de la rivière La Romaine, sur la Côté-Nord, en fait une personnalité dont on parle dans les médias, que ce soit <em>La Presse</em><a href="#_ftn2" name="_ftnref2" title=""><sup><sup>[2]</sup></sup></a> ou <em>L’itinéraire</em><a href="#_ftn3" name="_ftnref3" title=""><sup><sup>[3]</sup></sup></a>, particulièrement depuis la publication d’une lettre signée par Le Clézio dans <em>Le Monde</em> en juillet 2009, qui se termine par un poème de l’écrivaine innue<a href="#_ftn4" name="_ftnref4" title=""><sup><sup>[4]</sup></sup></a>. Depuis, deux émissions de télévision française se sont intéressées à Rita Mestokosho: «Espace francophone» sur France 3 (avril 2012) et&nbsp; «Destination francophonie» à TV5 (juin 2013)<a href="#_ftn5" name="_ftnref5" title=""><sup><sup>[5]</sup></sup></a>. À chaque fois, elle agit comme ambassadrice de la culture innue.</p> <p>Rita Mestokosho et Joséphine Bacon ont souvent partagé les mêmes scènes: elles étaient entre autres de la première édition du festival Innucadie, à Natashquan, en 2006, et elles participeront au Festival América, à Vincennes, en septembre 2014. Elles ont toutes deux pris part au Festival international de poésie de Medellin, en Colombie, l’une en 2012, l’autre en 2014<a href="#_ftn6" name="_ftnref6" title=""><sup><sup>[6]</sup></sup></a>. Ne jouissant pas, de son côté, d’un appui similaire à ceux de Jean-Marie Le Clézio et de Chloé Ste-Marie, Jean Sioui n’a pas présenté autant de lectures publiques que ses consœurs, bien qu’il soit le plus prolifique des poètes amérindien<strike>ne</strike>s avec six recueils à son actif. Il a néanmoins pris part au Festival international de poésie de Namur, en Belgique en 2008, au Marché de poésie de Montréal, la même année, et aux Correspondances d’Eastman en 2009. Son implication dans le milieu littéraire des Premières Nations s’avère tout de même considérable, puisqu’il a cofondé le Cercle d’écriture de Wendake, les Éditions et le café-librairie Hannenorak, de même que le Salon du livre de Wendake, favorisant la venue et la diffusion de nouvelles voix poétiques autochtones.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Une nouvelle génération</strong></span></p> <p>En 2009, quatre poètes autochtones (Joséphine Bacon, Rita Mestokosho, Louis-Karl Picard-Sioui et Jean Sioui) présentaient une dizaine de lectures publiques (lors d’événements avec programmation) par année. Ce nombre est resté à peu près stable en 2010 et 2011 mais a grimpé à près de quarante en 2012 avec l’arrivée de Marie-Andrée Gill, Natasha Kanapé Fontaine et Virginia Pésémapéo Bordeleau qui, bien qu’ayant participé auparavant à quelques lectures, publiaient toutes trois cette année-là leur premier recueil. En 2013, il y eut plus de cinquante lectures de la part des sept poètes amérindiens mentionnés au début de ce texte, et presque autant de janvier à septembre 2014. Celles-ci se répartissent à peu près également (environ un quart des lectures par zone géographique) entre Montréal, la région de Québec, le reste de la province et à l’étranger.</p> <p>Jusqu’en 2011, il n’y avait que Rita Mestokosho et Jean Sioui (à une reprise) à avoir présenté des lectures à l’extérieur du Québec. Par la suite, Joséphine Bacon a lu ses textes au Salon du livre de Toronto en 2012, aux Rencontres québécoises en Haïti en 2013 et au Festival international de poésie Medellin en 2014. Virginia Pésémapéo Bordeleau a également pris part au Salon du livre de Toronto en 2012, de même qu’en 2013, ainsi qu’au Salon du livre de Dieppe la même année. Toujours en 2013, elle s’est rendue à Tahiti pour l’événement Lire en Polynésie, en compagnie de Louis-Karl Picard-Sioui. Ce dernier participait à la deuxième édition, en janvier 2014, du Manitoba Indigenous Writers Festival, à laquelle était également conviée Natasha Kanapé Fontaine. Celle-ci prenait aussi part, cet été, au Festival amérindien de Nièvre, en France, alors que Jean Sioui participait au Banff Summer Festival. Cet automne (2014), Joséphine Bacon et Rita Mestokosho seront au Festival América, à Vincennes, tandis que Natasha Kanapé Fontaine se rendra en Nouvelle-Calédonie pour l’événement Poémart.</p> <p>La présence des poètes amérindiens francophones au Canada anglais, dans les Antilles, en Amérique du Sud et en Océanie constitue un phénomène récent, qui témoigne de la mise en place de réseaux nouveaux entre peuples et poètes autochtones à l’échelle internationale. Dans l’espace canadien, les auteurs et éditeurs amérindiens tentent de briser la barrière des «deux solitudes» et de développer un dialogue «inter-nations». Les échanges entre peuples premiers tendent à prendre des proportions mondiales, particulièrement depuis la Déclaration des Nations Unies pour les droits des peuples autochtones, en 2007. Par exemple, des poètes indigènes provenant de différents continents se rassemblent au Festival international de poésie de Medellin, en Colombie. L’exposition <em>Sakahan</em>, organisée à l’été 2013 par le Musée des beaux-arts du Canada, témoigne également de cette globalisation artistique autochtone.</p> <p>Au Québec, plusieurs événements littéraires ont récemment invité des poètes amérindiens ou ont programmé des spectacles collectifs où il était possible d’entendre plusieurs d’entre eux. Premier festival littéraire à programmer autant de poètes autochtones dans la même année, l’édition inaugural du festival Québec en toutes lettres, en 2010, comptait sur la présence de Joséphine Bacon, Marie-Andrée Gill, Louis-Karl Picard Sioui et Jean Sioui, avec une soirée intitulée «Paroles indigènes» et une table ronde sur la relève autochtone et québécoise. En 2011, les Correspondances d’Eastman réaccueillaient Jean Sioui, accompagné cette année-là de Joséphine Bacon. Cette dernière participait également au Festival acadien de poésie de Caraquet, qui a aussi reçu Natasha Kanapé Fontaine en 2013 et Marie-Andrée Gill en 2014.</p> <p>Dans la ville de Québec, des événements organisés par les Productions Rhizome ont compté sur la présence de Rita Mestokosho, Louis-Karl Picard-Sioui Marie-Andrée Gill et Natasha Kanapé Fontaine, alors que Jean Sioui et Louis-Karl Picard Sioui ont tous deux participé à deux reprises aux Vendredis de poésie du TAP dans les dernières années. Depuis 2012, les soirées mensuelles Vivement poésie, à Montréal, ont permis d’entendre Joséphine Bacon et Natasha Kanapé Fontaine, alors que Marie-Andrée Gill se produit régulièrement dans les soirées multidisciplinaires 3REG, à Chicoutimi.</p> <p>Certaines activités découlent plus ou moins directement du dynamisme et de l’implication de Mémoire d’encrier, éditeur qui a fait paraître jusqu’à présent sept recueils de poésie autochtone, deux recueils à deux voix, de même que les collectifs <em>Aimititau! Parlons-nous!</em> et <em>Les bruits du monde</em>. Ce dernier titre est accompagné d’un cd et a fait l’objet d’un spectacle présenté à cinq reprises en 2011-2012&nbsp;: au Salon du livre de Rimouski, à Québec la muse (le Festival littéraire du Salon du livre de Québec), au Festival de poésie de Montréal, au Festival international de la littérature de Montréal (qui a présenté «Femmes de la tierra» en 2013 et qui présentera «Mingan, mon village» en 2014) et enfin à Sept-Îles.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Hors-les-murs de la littérature </strong></span></p> <p>Depuis les deux dernières années, on remarque que la parole poétique autochtone déborde du contexte strictement littéraire. À cet égard, Natasha Kanapé Fontaine, que l’on décrit souvent comme une «poète et slammeuse territoriale», a contribué de manière forte à la diffusion scénique de la littérature des Premières Nations. En 2013, en plus d’avoir participé au festival Dans ta tête à Montréal et au Festival du texte court à Sherbrooke, elle a lu ses textes lors du festival Nuit d’Afrique, également à Montréal. L’écrivaine innue a de plus pris part à différents événements citoyens, que ce soit l’événement Masse et médias à la Société des arts technologiques, l’Écofête à Trois-Pistoles et l’Écosphère à Lac-Brome.</p> <p>S’inscrivant en quelque sorte dans la filiation de Rita Mestokosho en tant que poète amérindienne écologiste, Natasha Kanapé Fontaine est également impliquée dans la branche québécoise du mouvement Idle No More. La combinaison de son engagement politique et poétique, de même que sa pratique en poésie et en slam, font d’elle une invitée à la fois prisée et polyvalente. Lors de la première manifestation d’importance liée à Idle No More à se tenir à Montréal, en janvier 2013, elle a récité un poème aux sons des tambours, devant une foule estimée à 1000 personnes. S’exprimant par la parole poétique plutôt que par des discours (et, par le fait même, portant la poésie là où elle ne se trouve généralement pas), elle a également livré une prestation, au 3<sup>e</sup> Forum jeunesse des Premières Nations, en présence de Léo Bureau-Bloin, figure importante du printemps érable et, à ce moment, député du Parti québécois.</p> <p>L’auteur de <em>Manifeste Assi </em>a rencontré une grande variété d’auditoires, auxquels on peut ajouter plusieurs classes de cégep et un grand nombre d’internautes. On peut présentement trouver sur internet environ soixante vidéos dans lesquelles des poètes amérindiens francophones lisent leurs textes, et la première vidéo de Natasha Kanapé Fontaine a avoir été mise en ligne, à l’automne 2012, atteint actuellement plus de 2000 vues<a href="#_ftn7" name="_ftnref7" title=""><sup><sup>[7]</sup></sup></a>. Ces différentes lectures contribuent à défiger les idées préconçues que l’on peut entretenir envers les Premières Nations en général, en les associant non pas à un passé lointain mais à des pratiques résolument contemporaines. Même si certaines personnes ne soupçonnent pas l’existence de ce corpus particulier qu’est la poésie amérindienne, ou entretiennent des doutes quant à sa qualité littéraire, les poètes autochtones du Québec font petit à petit leur place. Ils sont de plus en plus reconnus, que ce soit par des prix (Marie-Andrée Gill a remporté le Prix de poésie du Salon du livre du Saguenay-Lac-St-Jean et a été finaliste au Prix du gouverneur général en 2013 pour son recueil <em>Béante</em>, alors que Natasha Kanapé Fontaine s’est méritée, la même année, le Prix de la Société des écrivains francophones d’Amérique) ou par des invitations dans des événements littéraires et culturels au Québec et à l’étranger.</p> <p>Le caractère multidisciplinaire des pratiques des auteurs amérindiens contribue également à leur visibilité et à la diversité des scènes qu’ils investissent. Si Natasha Kanapé Fontaine fait également du slam, ce sera l’art visuel et l’art de performance pour Louis-Karl Picard-Sioui, le roman et la peinture pour Virginia Pésémapéo Bordeleau, le conte pour Joséphine Bacon et le chant au tambour pour Rita Mestokosho. L’exposition <em>Nomades / Matshinanu</em>, qui met en espace les poèmes de Joséphine Bacon, accompagnés de photographies d’archives et de branches d’arbres, fut présentée à la Grande bibliothèque de Montréal en 2010-2011. Elle a depuis été montrée au Musée des Abénakis à Odanak, au Centre des congrès et à la Bibliothèque Gabrielle-Roy à Québec, à la Maison de la culture de Beloeil, au Willson Center à Washington, au Manoir de Kernault en France et à l’église de Natashquan.</p> <p>Les occasions d’entrer en contact avec la poésie amérindienne se multiplient et les moyens de le faire sont également de plus en plus diversifiés. S’il n’y avait, voilà dix ans, que l’anthologie de Mauricio Gatti, un essai de Diane Boudreau et six recueils sur lesquels il était difficile de mettre la main, il n’en va plus de même aujourd’hui. On croise les poètes des Premières Nations sur différentes scènes et on retrouve leurs publications en librairie, dans les bibliothèques et sur des blogues (Natasha Kanapé Fontaine tient le sien<a href="#_ftn8" name="_ftnref8" title=""><sup><sup>[8]</sup></sup></a> alors que Marie-Andrée Gill collabore fréquemment à celui de Poème sale).</p> <p>La prise de parole des poètes amérindiens rejoint un souci grandissant, de la part des Québécois, de prendre en compte les Premières Nations. Cette préoccupation, plus qu’un enjeu de rectitude politique, participe d’une volonté de co-présence identitaire dans ce territoire partagé qu’est le Québec. Opérant un changement dans les relations culturelles de la Belle Province, elle concourt de ce que l’on pourrait nommer une «Paix des Braves» symbolique, souhaitant établir un dialogue de nation à nation, comme le faisait l’entente du même nom signée par les Cris et le gouvernement québécois, ainsi que la chanson, qui porte également ce titre, du rappeur algonquin Samian avec le groupe Loco Locass. Dans cette éthique de l’échange, les poètes des Premières Nations sont sur la place publique, teintant progressivement de rouge la littérature québécoise et élargissant sans cesse ce que peut être, dans son actualité, sa vivacité, son oralité, sa multidisciplinarité et sa diversité, la poésie amérindienne.</p> <div><br clear="all" /><br /> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn1"> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1" title=""><sup><sup>[1]</sup></sup></a> Joséphine Bacon,<em> Nous sommes tous des sauvages</em> (avec José Acquelin), Montréal, Mémoire d’encrier, 2011 et <em>Un th</em><em>é </em><em>dans la toundra</em>, Montréal, Mémoire d’encrier, 2013&nbsp;; Marie-Andrée Gill,<em> B</em><em>é</em><em>ante</em>, Chicoutimi, La Peuplade, 2012 et <em>Motel TV couleur</em> (avec Max-Antoine Guérin), Chicoutimi, [compte d’auteur], 2014&nbsp;; Natasha Kanapé Fontaine,<em> N</em><em>’</em><em>entre pas dans mon </em><em>â</em><em>me avec tes chaussures</em>, Montréal, Mémoire d’encrier, 2012 et <em>Manifeste Assi</em>, Montréal, Mémoire d’encrier, 2014&nbsp;; Rita Mestokosho,<em> Eshi uapataman Nukum / Comment je per</em><em>ç</em><em>ois la vie grand-m</em><em>è</em><em>re</em>, Göteborg (Suède), Beijbom Books, 2010 [1995], <em>Uashtessiu / lumi</em><em>è</em><em>re d</em><em>’</em><em>automne</em> (avec Jean Désy), Montréal, Mémoire d’encrier, 2010 et <em>N</em><em>é</em><em>e de la pluie et de la terre,</em> Paris, Éditions Bruno Doucet, 2014&nbsp;; Virginia Pésémapéo Bordeleau,<em> De rouge et de blanc</em>, Montréal, Mémoire d’encrier, 2012&nbsp;; Louis-Karl Picard-Sioui, <em>Au pied de mon orgueil</em>, Montréal, Mémoire d’encrier, 2011, <em>De la paix en jach</em><em>è</em><em>re</em>, Wendake, Hannenorak, 2012 et <em>Les grandes absences</em>, Montréal, Mémoire d’encrier, 2013&nbsp;; Jean Sioui, <em>Je suis </em><em>Î</em><em>le</em>, Québec, Cornac, 2010, <em>Avant le gel des visages</em>, Wendake, Hannenorak, 2012 et <em>Entre moi et l'arbre</em>, Trois-Rivières, Écrits des Forges, 2013. À cela s’ajoutent un collectif: Francine Chicoine (dir.), <em>S</em><em>’</em><em>agripper aux fleurs (ha</em><em>ï</em><em>kus)</em>, Éditions David, 2012&nbsp;; une anthologie: Susan Ouriou (dir.), <em>Languages of Our Land: Indigenous Poems and Stories from Qu</em><em>é</em><em>bec / Langues de notre terre: Po</em><em>è</em><em>mes et r</em><em>é</em><em>cits autochtones du Qu</em><em>é</em><em>bec</em>, Banff, Banff Center Press, 2014 et deux dossiers dans des revues: «La poésie amérindienne», dans <em>Exit</em>, no. 59, 2010 et «Premières Nations du Québec», dans <em>Hopala! </em>(Bretagne), no. 43, 2013.</p> </div> <div id="ftn2"> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2" title=""><sup><sup>[2]</sup></sup></a> Patrick Lagacé, «La poétesse, la rivières et les saumons», En ligne: <a href="http://www.lapresse.ca/debats/chroniques/patrick-lagace/200908/10/01-891418-la-poetesse-la-riviere-et-les-saumons.php">http://www.lapresse.ca/debats/chroniques/patrick-lagace/200908/10/01-891418-la-poetesse-la-riviere-et-les-saumons.php</a>, (Consultée le 28 septembre 2014).</p> </div> <div id="ftn3"> <p><a href="#_ftnref3" name="_ftn3" title=""><sup><sup>[3]</sup></sup></a> Soraya Elbekalli, «Rita, fille de la terre, soeur des rivières», En ligne: <a href="http://itineraire.ca/143-article-rita-fille-de-la-terre-soeur-des-rivieres-edition-du-mercredi-1er-aout-2012.html">http://itineraire.ca/143-article-rita-fille-de-la-terre-soeur-des-rivieres-edition-du-mercredi-1er-aout-2012.html</a> (Consultée le 28 septembre 2014).</p> </div> <div id="ftn4"> <p><a href="#_ftnref4" name="_ftn4" title=""><sup><sup>[4]</sup></sup></a> Jean-Marie Le Clézio, «Quel avenir pour la Romaine&nbsp;?», En ligne: <a href="http://www.lemonde.fr/idees/article/2009/07/01/quel-avenir-pour-la-romaine-par-jean-marie-g-le-clezio_1213943_3232.html">http://www.lemonde.fr/idees/article/2009/07/01/quel-avenir-pour-la-romaine-par-jean-marie-g-le-clezio_1213943_3232.html</a>, (Consultée le 28 septembre 2014).</p> </div> <div id="ftn5"> <p><a href="#_ftnref5" name="_ftn5" title=""><sup><sup>[5]</sup></sup></a> «Destination Nathasquan», En ligne: <a href="http://tvfrancophonie.org/h264/52">http://tvfrancophonie.org/h264/52</a> et <a href="http://www.tv5.org/cms/chaine-francophone/Revoir-nos-emissions/Destination-Francophonie/Episodes/p-25608-Destination-Nitassinan.htm">http://www.tv5.org/cms/chaine-francophone/Revoir-nos-emissions/Destination-Francophonie/Episodes/p-25608-Destination-Nitassinan.htm</a>, (Consultée le 28 septembre 2014).</p> </div> <div id="ftn6"> <p><a href="#_ftnref6" name="_ftn6" title=""><sup><sup>[6]</sup></sup></a> En ligne: <a href="http://www.youtube.com/watch?v=KCJOnDfzL2Y">www.youtube.com/watch?v=KCJOnDfzL2Y</a> et <a href="http://www.youtube.com/watch?v=810Pl0dhzqk">www.youtube.com/watch?v=810Pl0dhzqk</a>, (Consultées le 28 septembre 2014).</p> </div> <div id="ftn7"> <p><a href="#_ftnref7" name="_ftn7" title=""><sup><sup>[7]</sup></sup></a> En ligne: <a href="https://www.youtube.com/watch?v=YnYXhm3c9Gw">https://www.youtube.com/watch?v=YnYXhm3c9Gw</a>, (Consultée le 29 septembre 2014).</p> </div> <div id="ftn8"> <p><a href="#_ftnref8" name="_ftn8" title=""><sup><sup>[8]</sup></sup></a> Natasha Kanapé Fontaine, «Innu Assi», <a href="http://natashakanapefontaine.wordpress.com">http://natashakanapefontaine.wordpress.com</a>, (Consultée le 15 septembre 2014) (auparavant&nbsp;: <a href="http://mamawolfunderline.wordpress.com">http://mamawolfunderline.wordpress.com</a>)</p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> Amérindien Autochtone Identité Québec Poésie Tue, 21 Oct 2014 17:46:54 +0000 Jonathan Lamy 879 at http://salondouble.contemporain.info Du cahier de sports au cahier des arts: la poésie dans Le Journal de Montréal et Le Devoir http://salondouble.contemporain.info/article/du-cahier-de-sports-au-cahier-des-arts-la-poesie-dans-le-journal-de-montreal-et-le-devoir <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/beaulieu-april-joseane">Beaulieu-April, Joséane</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/hors-les-murs-perspectives-decentrees-sur-la-litterature-quebecoise-contemporaine">Hors les murs : perspectives décentrées sur la littérature québécoise contemporaine</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>Dans <em>Le Devoir</em> du 25 août dernier, Claude Paradis atteste qu’il est «découragé du peu d’attention des médias à l’égard de la poésie». Jean-François Caron partage cet avis, et entame son dossier de la revue <em>Lettres Qu</em><em>é</em><em>b</em><em>é</em><em>coises</em> de l’automne 2014 en affirmant qu’elle est «marginalisée dans les médias». Ces deux déclarations pourraient refléter l’opinion qu’ont les acteurs du milieu de la littérature sur le traitement réservé à ce genre littéraire: la poésie n’occuperait pas une place suffisante sur la scène médiatique. Qu’en est-il, plus précisément, dans le journalisme écrit? La poésie est-elle occultée par nos grands quotidiens? Une recherche à partir de la base de données <em>Eureka</em><a href="#_ftn1" name="_ftnref1" title=""><sup><sup>[1]</sup></sup></a> permet de constater qu’entre 2009 et 2013 inclusivement, 808 articles du <em>Journal de Montr</em><em>é</em><em>al</em> et 1851 articles du <em>Devoir </em>contiennent le mot «poésie». On pourrait donc croire que cette discipline fait couler beaucoup d’encre. Cela dit, notre expérience de lecture de ces journaux nous invite à être prudents. Il est, en effet, peu probable que l’utilisation de ce terme soit synonyme d’une importante présence d’articles à thématiques littéraires. À quoi donc fait-on référence lorsqu’on a recours au lexème «poésie»<em>, </em>si ce n’est à la poésie?&nbsp;</p> <p>Pour répondre à cette question, nous nous aiderons de logiciels de lecture assistée par ordinateur, qui octroient de nouvelles méthodes d’accès au contenu signifiant de corpus de textes imposants comme le nôtre. L’application de méthodes informatiques, même les plus simples à un vaste corpus permet entre autres d’étudier la forme d’un langage, les collocations lexicales et les idiosyncrasies. Notre intuition est qu’il n’y a pas de véritable discours sur la poésie et que ce terme sert plutôt à annoncer des événements annuels ou à décrire un objet très loin de l’écriture poétique. Nous verrons si nous pouvons la confirmer, l’appuyer, l’infirmer ou encore la nuancer à l’aide de cette méthodologie particulière.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>L’analyse des premières données</strong></span></p> <p>L’analyse du corpus commence lorsque que les données sont recueillies. Cette simple recension permet de constater que notre lexème apparaît deux fois plus souvent dans les pages du <em>Devoir</em> que dans <em>Le Journal de Montr</em><em>é</em><em>al</em>. Cela ne peut que confirmer l’expérience que nous avons de ces journaux. <em>Le Devoir </em>possède un cahier dédié à la littérature (ce qui n’est pas le cas du <em>Journal de Montr</em><em>é</em><em>al</em>) où il tend à accorder une place significative à la poésie.</p> <p align="center">&nbsp;</p> <p align="center"><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/10/image1.png" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="image1"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/10/image1.png" alt="165" title="image1" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style="" width="400" height="208"/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>image1</span></span></span></p> <p>On peut aussi noter une augmentation du nombre d’articles où apparait le terme «poésie» à travers les années. Cependant, vu le petit intervalle temporel de notre étude, nous nous abstiendrons pour l’instant d’en tirer des conclusions. Étant donnée cette relative régularité, nous pourrions supposer que le vocable «poésie» apparaît surtout lorsqu’on parle d’événements d’envergure ayant lieu chaque année, par exemple&nbsp;le <em>Festival international de po</em><em>é</em><em>sie de Trois-Rivi</em><em>è</em><em>res</em>, le <em>March</em><em>é</em> <em>de la po</em><em>é</em><em>sie de Montr</em><em>é</em><em>al</em> ainsi que les nominations pour certains prix de poésie.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>À partir des collocations</strong></span></p> <p>Plusieurs opérations peuvent être exécutées très facilement par le logiciel <em>AntConc</em><a href="#_ftn2" name="_ftnref2" title=""><sup><sup>[2]</sup></sup></a>. Nous ne nous servirons que d’une option de ce programme&nbsp;: la recherche de cooccurrences<a href="#_ftn3" name="_ftnref3" title=""><sup><sup>[3]</sup></sup></a> (ou collocations) à partir d’un mot pivot (poésie).</p> <p>Le logiciel offre de repérer les lexèmes les plus fréquemment utilisés à proximité du mot qui fait l’objet de notre recherche. Il est suggéré de déterminer la distance de recherche à gauche et à droite de notre pivot. Cette distance est déterminante pour le résultat des données. Nous optons ici pour cinq termes antérieurs à «poésie» et cinq termes le suivant. À partir de nos demandes, <em>AntConc</em> génère un tableau où il est possible d'observer la fréquence d’apparition de chaque lexème (à gauche, à droite et générale). On peut classer les mots selon des données statistiques ou par ordre de fréquence. Nous choisissons cette dernière option. Pour ne pas se retrouver seulement avec les vocables les plus utilisés dans la langue française (parfois appelé mots vides en documentation, mots grammaticaux ou mots-outils), on utilise une <em>stoplist</em>. Il s’agit d’une liste de lexèmes qui, à cause de leur charge signifiante maigre ou de leur grande fréquence dans l’ensemble des textes de langue française, rendent difficile la collation des données. <em>AntConc </em>possède une option semi-automatisée qui permet de bloquer la lecture de ces mots.</p> <p>La recherche de cooccurrences à partir du lexème «poésie» est donc appliquée sur l’ensemble de notre corpus.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/10/image2.png" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="image2"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/10/image2.png" alt="166" title="image2" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style="" width="250" height="313"/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>image2</span></span></span></p> <p>La fréquence des vocables «festival» et «prix» semblent confirmer l’une de nos hypothèses, c’est-à-dire que le terme «poésie» sert à annoncer des événements annuels. La cooccurrence de ce terme et de notre mot pivot apparaît effectivement dans les expressions «Festival International de poésie de Trois-Rivières» et «Le Festival de poésie de Montréal». Nous voyons aussi fréquemment la mention du «Festival international de Jazz de Montréal», ce qui est cohérent étant donné l’importance que la musique semble prendre dans l’ensemble des articles. Comment doit-on interpréter le fait que le lexème «musique» se retrouve en première place? Il est à noter que le lexème «spectacle» revient 52 fois à proximité de notre terme&nbsp;; «jazz», 44 fois. L’utilisation de «spectacle» dans nos grands quotidiens est sans doute liée à la scène musicale. Pour en savoir plus, nous devons commencer une lecture plus approfondie du corpus.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Les contextes d’apparition dans les cahiers culturels</strong></span></p> <p>Comme tous les grands quotidiens, <em>Le Journal de Montr</em><em>é</em><em>al</em> et <em>Le Devoir</em> organisent leurs articles en carnets thématiques. Nous nous aiderons de cette séparation pour observer différents contextes d’apparitions du mot poésie.</p> <p>Nous commencerons par les articles provenant des cahiers purement littéraires et ceux sur la culture en générale. <em>Le Devoir</em> possède un carnet consacré à la littérature, «Livres», qui n’apparaît pas quotidiennement, mais au moins hebdomadairement. Ces cahiers dédiés sont certes beaucoup moins nombreux dans <em>Le</em> <em>Journal de Montr</em><em>é</em><em>al</em>, où la culture se trouve pêle-mêle dans les cahiers «Weekend» et «Arts et Spectacle». Dans ces cahier, ainsi que dans le cahier «Culture» du <em>Devoir</em>, on trouve des articles sur la littérature, le cinéma, la musique, les arts visuels, la danse, l’opéra, etc.</p> <p>Sur nos 2659 articles contenant le mot poésie, 143 sont des critiques de recueils de poèmes. Majoritairement écrits par Hugues Corriveau, ce 5,4% de notre corpus se compose des rares articles parlant véritablement de poésie, c’est-à-dire des textes. On ne peut pas en dire autant des autres articles que l’on retrouve dans les sections «Culture» de nos journaux. Sans traverser l’ensemble des textes, nous nous concentrerons sur les thèmes les plus fréquents, la musique et le théâtre.</p> <p>8% des articles portent exclusivement sur la musique. Si l’on observe les contextes d’apparition du lexème «poésie»<em>, </em>on remarque quelques contextes récurrents. D’abord, comme on pouvait s’y attendre, la musique elle-même (même sans paroles) est souvent décrite comme de la poésie. On parle de «poésie sonore» (<em>Le Devoir</em>, 15 février 2010, B8), on décrit un concert en disant qu’il contient des «moments de poésie et de magie sonore» (<em>Le Devoir</em>, 10 juillet 2010, E4). Si ce n’est pas la musique elle-même, ce sont des textes des chansons dont il est question. On lit des commentaires sur cette «grande chanson, empreinte de poésie» (<em>Le Journal de Montr</em><em>é</em><em>al, </em>3 octobre 2009, W42) ou «cette poésie chantée» (<em>Le Journal de Montr</em><em>é</em><em>al</em>, 16 juillet 2011, W60). À de rares occasions, il est réellement question de poésie, par exemple lorsque «la poésie alliée à la musique classique trouvera tout son sens le samedi 29 septembre dans le cadre du Festival international de poésie» (<em>Le Journal de Montr</em><em>é</em><em>al</em>, 21 avril 2012, W48.). Le terme «poésie» revient majoritairement pour catégoriser un type de musique ou de texte. L’objet auquel les journalistes font référence est imprécis et dépend de l’auteur, mais il s’agit dans la plupart des cas d’œuvres qu’on juge intéressantes. La poésie est liée à la musique lorsque cette dernière semble atteindre une justesse qu’on peine à nommer autrement.</p> <p>Les critiques de théâtre forment 5,8% du corpus. En leur appliquant la même méthode que pour les articles de la section «Musique<em>»</em><em>, </em>on arrive à des résultats semblables. On peut considérer la poésie comme un élément du spectacle théâtral et dire que, sur scène, «le roman noir se mêle à la poésie et le beau voisine avec l'horreur&nbsp;» (<em>Le Devoir</em>, 14 avril 2009, B8) ou que la mise en scène est d’une «poésie surréalisante» (<em>Le Devoir</em>, 10 janvier 2009, E1). Plus souvent, ce sont les textes qui «portent en eux une singulière poésie» (<em>Le Devoir</em>, 11 janvier 2010, B10). Notre corpus contient aussi de nombreuses mentions du spectacle de Loui Mauffette, <em>Po</em><em>é</em><em>sie, sandwichs et autres soirs qui penchent, </em>qui semble avoir bénéficié d’une couverture médiatique impressionnante. De nouveau, le terme poésie sert à décrire de façon positive ce dont il est question.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Les contextes d’apparition dans les cahiers à thématique sportive et décorative</strong></span></p> <p>Il est ensuite difficile de résister à l’envie d’aller voir du côté des sports, où le lexème poésie se retrouve tout de même une trentaine de fois! Il s’agit d’une infime partie de notre corpus, mais les contextes méritent malgré tout d’être observés.</p> <p>Nous relevons 28 utilisations du mot «poésie». Ce sont les journalistes Jean Dion, du <em>Devoir,</em> et Alain Bergeron, du <em>Journal de Montr</em><em>é</em><em>al,</em> qui se partagent la majorité des occurrences.</p> <p>Jean Dion a parfois tendance à utiliser le mot «poésie» pour parler du sport lorsqu’il semble atteindre une forme de perfection. Il ose même par moments y aller de comparaisons surprenantes: «cela n'est sans nous rappeler un peu la poésie de Blaise Cendrars, qui traduisait une appréhension fiévreuse de l'univers» (<em>Le Devoir</em>, jeudi 21 juin 2012, B6). Ce qui est particulier, c’est qu’au travers de ses chroniques, il réussit à transmettre théories et opinions sur la poésie et ses pratiquants: «Le poète est, par nature, détaché de ces choses. Il vit dans son propre univers, où les mots ont une autre signification que celle à laquelle on s'attend et où ça rime, quoique pas nécessairement» (<em>Le Devoir</em>, mardi 27 octobre 2009, B6); ou encore «on sait pertinemment que la poésie ne sert à rien sauf à se faire des accroires à propos de la banalité substantielle de toute chose» (<em>Le Devoir</em>, jeudi 5 mars 2009, B6); dernier exemple:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>il est vrai que nous avons besoin d'une commission d'enquête publique, et même de plusieurs commissions d'enquête publiques […], mais ce n'est pas en lisant de la poésie que vous l'apprendrez. D'ailleurs, au lieu de lire de la poésie, vous devriez aller vous faire vacciner (<em>Le Devoir</em>, 27 octobre 2009, B6).</p> </blockquote> <p>Cette idée de la poésie comme fondamentalement compliquée et inutile revient dans les articles d’autres journalistes sportifs. L’exemple le plus révélateur se trouve dans un article de Jean-François Chaumont, du <em>Journal de Montr</em><em>é</em><em>al</em>: «Les Kings n'ont pas l'intention d'offrir une poésie sur glace. Le jeu simple et efficace restera toujours la meilleure arme de Darryl Sutter» (<em>Le</em> <em>Journal de Montr</em><em>é</em><em>al</em>, 3 juin 2012, p. 102).</p> <p>Alain Bergeron, du <em>Journal de Montr</em><em>é</em><em>al</em>, possède un étrange tic de langage. Lorsqu’il utilise le terme «poésie», c’est dans l’intention de décrire un discours qu’il vient de rapporter. Les propos qu’il évoque, le plus souvent des commentaires de sportifs, sont dénués de toute trace de poéticité. Ce qui est propre à ce journaliste est plutôt l’utilisation de l’expression incorrecte «en poésie»: «écrit en poésie le champion olympique» (<em>Le Journal de Montr</em><em>é</em><em>al</em>, 24 octobre 2012, p.97); «nous a raconté en poésie» (<em>Le Journal de Montr</em><em>é</em><em>al</em>, 4 août 2012, p. 117); « a remercié presque en poésie le double médaillé des Mondiaux » (<em>Le Journal de Montr</em><em>é</em><em>al</em>, 28 septembre 2013, p.135); «nous dit en poésie cette ex-athlète de niveau international» (<em>Le Journal de Montr</em><em>é</em><em>al</em>, 28 avril 2013, p.92). Contrairement à Jean Dion, il ne cherche pas à définir la poésie, mais à souligner des événements qui la font surgir… c’est-à-dire les discours des sportifs lorsqu’ils deviennent sentimentaux.</p> <p>On rencontre aussi des occurrences du terme «poésie» dans les cahiers liés aux plaisirs de la table et de la décoration. Sans surprise, nous avons droit à quelques commentaires sur la «poésie&nbsp;de la nature»: «Tous ces paysages printaniers inspirent la poésie, l'amour» (<em>Le Journal de Montr</em><em>é</em><em>al</em>, 19 mai 2009, p. 45). Les objets décoratifs se font eux aussi poèmes: «Pour un peu de poésie dans votre quotidien, ce crochet en forme d'oiseaux se greffe facilement à n'importe quelle pièce de votre maison. 17 $ chez Zone» (<em>Le Journal de Montr</em><em>é</em><em>al</em>, 16 janvier 2010, p.H38), et «[p]our un brin de poésie olfactive, un petit pschitt de parfum d'ambiance distillera sa fragrance exquise lorsque la brise gonflera votre plein jour» (<em>Le Journal de Montr</em><em>é</em><em>al</em>, 21 février 2009, p. H3). On retrouve les mêmes clichés dans les articles sur les restaurants: «le chef Pouran Singh Mehra cuisine comme une invention et dose ses épices avec discernement et poésie» (<em>Le Devoir</em>, 29 novembre 2013, p. B7).</p> <p>Ces utilisations, sans s’équivaloir, se ressemblent. Le mot «poésie» est toujours connoté positivement et devient synonyme de beauté, d’élégance, de fantaisie, de finesse. Il est d’un superflu tout à fait désirable… et consommable.</p> <p>La place manque malheureusement pour multiplier les explorations de ce genre, mais nous percevons bien la pertinence de l’étude de grands corpus avec l’assistance de logiciels de lecture. Une simple recherche des collocations nous mène en peu de temps sur la piste des habitudes langagières de nos journalistes. On constate que le terme «poésie», quand il ne signifie pas la forme d’écriture qu’il désigne, devient synonyme de beauté, d’élégance, d’originalité, de complexité ou même, dans certains cas, d’inutilité. On le surcharge de significations et celles-ci finissent par lui donner une connotation positive ou négative qui ne lui appartient pas d’emblée. Son dessein devient de servir la description d’un objet autre. La poésie se réduit à une caractéristique et on met de côté le concept de cette forme d’écriture singulière, forme qui n’a rien à voir avec la chimie des parfums d’ambiance.</p> <p>On ne peut plus nier que la poésie, en tant que genre littéraire occupe une place minime dans nos journaux. On nous parle de chansons poétiques, de textes de théâtres poétiques, de la nature poétique, des objets décoratifs poétiques et occasionnellement, de lectures et de recueils de poésie.</p> <p>Pour ce qui est des événements de plus grande envergure, on ne peut qu’espérer que les journalistes continuent de s’y intéresser au même titre qu’ils s’intéressent au théâtre et aux concerts. Les grands quotidiens étant très lus, ils permettent à cette sous-culture littéraire de ne pas se refermer définitivement sur elle-même et ses initiés.</p> <div> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn1"> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1" title=""><sup><sup>[1]</sup></sup></a> <em>Eureka.cc </em>est une base de données multidisciplinaire qui rend possible l’accès à des revues, journaux et magazines du monde entier en texte intégral. L’information est souvent accessible le jour même de sa parution ce qui est très pratique pour les recherches sur le discours contemporain autour d’un concept particulier.</p> </div> <div id="ftn2"> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2" title=""><sup><sup>[2]</sup></sup></a> <em>AntConc </em>est un logiciel gratuit et téléchargeable d’analyse textuelle développé par M.Laurence Anthony, professeur à l’université de Waseda, au Japon.</p> </div> <div id="ftn3"> <p><a href="#_ftnref3" name="_ftn3" title=""><sup><sup>[3]</sup></sup></a> Les premiers algorithmes permettant de relever les cooccurrences d’un texte ont été mis au point il y a plus de 60 ans déjà par Firth (1951) et Harris (1957).</p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> Critique littéraire Industrie littéraire Québec Revue Poésie Tue, 21 Oct 2014 17:11:08 +0000 Joséane Beaulieu-April 876 at http://salondouble.contemporain.info Du trickster à l’Ovni: tisser la littérature québécoise en périphérie de la création. Réflexion sur la place de la littérature dans la revue Ovni http://salondouble.contemporain.info/article/du-trickster-a-lovni-tisser-la-litterature-quebecoise-en-peripherie-de-la-creation-reflexion <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/constant-marie-helene">Constant, Marie-Hélène</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/hors-les-murs-perspectives-decentrees-sur-la-litterature-quebecoise-contemporaine">Hors les murs : perspectives décentrées sur la littérature québécoise contemporaine</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p align="right">&nbsp;</p> <p align="right">Le meilleur nom qui soit pour ce qu’on veut faire dans ce magazine ni chair ni poisson. Pas revue littéraire généraliste de type service public, pas non plus revue clanique qui se rejoue la ligne dure. Le non-identifié, le furtif, le vol sous ou au-dessus du radar, l’ailleurs, la liberté d’aller où bon nous semble et la mauvaise science-fiction nous conviennent bien. On veut croire que la [<em>sic</em>] sens banalisé du mot « ovni », qui désigne toute forme de singularité intempestive, correspondra à ce qu’on fait.&nbsp;</p> <p align="right">— Éric de Larochellière, «Tirer des plans sur la comète», <em>Ovni</em>, no 1 (mai-juillet 2008) p.2.</p> <p>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;</p> <p>Le parcours de la revue<a href="#_ftn1" name="_ftnref1" title=""><sup><sup>[1]</sup></sup></a> <em>Ovni</em> est fugitif: publiée pour la première fois en mai 2008, elle s’éteint quatre numéros plus tard, au printemps&nbsp;2010. Dès sa création, <em>Ovni</em> a tenté de créer un nouvel espace où il était possible de déployer un nouveau discours sur la littérature québécoise qui devait s’arrimer à d’autres disciplines – art, danse, bande dessinée, cinéma, etc. Si la création d’une nouvelle revue ne va pas sans une certaine prétention de nouveauté, il est particulièrement intéressant de se pencher sur la façon dont les éditoriaux inauguraux – il y en a ici neuf au total dans la première livraison – jouent sur les figures du <em>trickster </em>et de l’<em>ovni </em>pour situer leurs discours en périphérie des institutions et des lieux de diffusion des productions culturelles institués. Ces «feuilles volantes» que l’on retrouve dans le «numéro-pilote», pour reprendre les mots du sommaire, me serviront à esquisser – de façon certainement lacunaire – une certaine pensée de la littérature dans le périodique, ou du moins d’en penser les échos dans le mouvement de fondation.</p> <p>Le 27 janvier 2011, Éric de Larochellière et Karine Denault annoncent, sur la plateforme web de la revue<a href="#_ftn2" name="_ftnref2" title=""><sup><sup>[2]</sup></sup></a> – onglet du site web de la maison d’édition Le Quartanier – qu’<em>Ovni </em>cesse ses activités sous leur forme d’alors pour se doter d’un nouveau support de diffusion. Il est question d’un hiatus pendant lequel sera construit un site web pour archiver le contenu des quatre numéros et y publier les prochaines parutions, en plus de la modification de sa périodicité. On peut y lire que ce changement intervient à la suite d’une décision «de ne pas déposer une première demande de subvention et de continuer par [leurs] propres moyens, et donc sans l’obligation de périodicité qui vient avec les subventions.» Plusieurs questions se posent dès lors: à quel prix se fera l’assouplissement du calendrier de parutions? Quelles conséquences sur le lectorat et le contenu aura ce changement de format? Jusqu’où ce passage au numérique libère-t-il les collaborateurs et l’équipe de rédaction des contraintes financières? Nous n’aurons pas de réponse. <em>Ovni </em>s’éteint dans le silence, laissant en véritable notice nécrologique ces souhaits de renaissance. Mais les mots de Larochellière et Denault ne sont pas surprenants; dès le départ, la revue obéit à un désir d’autonomie, elle s’est déployée depuis une certaine forme «d’autogestion [parfois] digne d’une “commune autogérée des années&nbsp;70”» («Pour une éthique du trickster», p.3), pour emprunter les mots de Mathieu Arsenault.</p> <p>La marge revendiquée, dans le fonctionnement du périodique, est également à entendre en résonnance avec le statut d’organisation périphérique – satellite – au Quartanier. La revue demeure cependant très près de la maison d’édition: elle en partage plusieurs vues communes — les fondateurs du Quartanier y écrivent —, et elle profite de sa structure de distribution. À l’époque une «jeune» maison d’édition, Le Quartanier est rafraîchissante dans le champ des éditeurs québécois; fondée en 2002 par Éric de Larochellière et Christian Larouche, elle publie d’abord de la poésie exploratoire puis crée différentes collections d’essai et de fiction. <em>Ovni </em>est ainsi, d’une certaine façon, en marge de la marge.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Tirer des plans sur l’ovni</strong></span></p> <p>La revue est de surcroît maintenue dans une indéfinition constituante. Dans son éditorial inaugural publié dans le premier numéro et intitulé «Tirer des plans sur la comète», Éric de Larochellière joue du statut indéfini et changeant de l’ovni – l’objet, le phénomène —, tout en positionnant la revue par rapport à la littérature. On peut y lire:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Cette revue, ou ce magazine [...], croit que la littérature, l’art et la critique, imprimés sur du papier, n’ont pas été rendus caduques par Internet, les séries télé ou les téléphones cellulaires. De toute façon, au Québec en particulier, qui veut lire sur la littérature n’a pas, sur le Web, grand-chose à se mettre sous la dent.&nbsp;(p.2)</p> </blockquote> <p>Il faut d’emblée dire un mot sur l’indéfinition du genre médiatique que cette citation fait ressortir: revue ou magazine, <em>Ovni </em>joue d’une surdéfinition formelle mi-figue mi-raisin – cette «patent[e] qui vol[e]» (Marc-Antoine K. Phaneuf, p.6) –, à la fois un et l’autre, ce qui ne va pas sans rappeler bon nombre des écrits publiés au Quartanier. En plus de noter la douce ironie du passage précédent lorsqu’on le lit aujourd’hui, il faut revenir au titre de l’éditorial. S’il est question de «tirer des plans sur la comète» — suivant l’expression du XIX<sup>e</sup> siècle signifiant&nbsp;«faire des projets sans fondements solides» —, il faut entendre la coïncidence de «la comète» et de l’ovni, question de filer l’idée développée dans l’article. L’ironie de l’expression est patente: tirer des plans, au sens de tracer et de construire, relève de la précision et de la stabilité, alors que le passage d’une comète est un évènement éphémère et relève du mouvement. Or il demeure une vibration dans l’expression dont le texte de Larochellière semble participer: tirer comme tracer et faire advenir une cartographie, aussi éphémère soit-elle, tracer des formes, esquisser des constellations imaginaires depuis l’ovni… ou l’<em>Ovni</em>. Sous la plume de Christophe Bernard, dans «Area 52&nbsp;: travaux en cours», cette idée de géographie imaginaire revient, liant la force de la littérature au projet de la revue&nbsp;qui se fonde:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Voilà le symptôme de l’époque à venir, de la puissance de la littérature américaine au XX<sup>e</sup> siècle et de mon plan éditorial secret: me servir d’<em>Ovni</em> – véhicule sophistiqué autant que primitif, canal éphémère, objet où l’on peut tout projeter – pour survoler cette cartographie imaginaire qui s’étend jusqu’à nous. (p.3)</p> </blockquote> <p>Or le projet de fondation lui-même s’organise de façon semblable; Thierry Bissonnette écrit:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Or le vœu de participer à la création du rassemblement mobile que peut être une revue retrouve ici l’occasion d’être, accidentellement ou en toute synchronicité. J’entends m’y provoquer, ainsi que mes divers corédacteurs, à parler d’<em>ailleurs</em>, ailleurs passés, présents ou en voie de passer dans le champ de nos instruments. («L’objet planant je chanterai», p.3)</p> </blockquote> <p>Cette pensée de la rencontre et une croyance en la synchronicité semble être ce qui remplace un rigide programme inaugural, et la multiplication des éditoriaux inauguraux en est une des manifestations. Il s’en dégage une foi en la fulgurance quasi mystique qui teintera plusieurs écrits des collaborateurs d’<em>Ovni</em>. Dans le même article, Éric de Larochellière poursuit, à propos du contenu de la revue:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>[Nous allons] écrire sur ce qui nous intéresse, au fil du temps: les romans, la poésie, l’écriture, les essais, l’art, la danse, le design, le cinéma, la philosophie, alors écrire sur ça, et sur les livres le plus possible, parce que lire nous importe et qu’on a envie de parler de littérature et d’en faire.&nbsp;(p.2)</p> </blockquote> <p>La proximité entre les gens, les disciplines et les formes telle qu’esquissée ici dominera autant les propos que les formes des quatre numéros du périodique. On assiste dès lors à une véritable communauté d’intérêts, à ce «plan tiré».</p> <p>La création joue un rôle majeur, à la fois dans l’élection des sujets et des filiations, et dans la création des<em> ethos </em>des collaborateurs de la revue qui semblent tous parler depuis leur lieu respectif, mais pas en tant que «spécialistes»; ici parle un auteur, là un poète. Larochellière continue, à propos des collaborateurs pressentis pour la suite du projet:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>On demande aux auteurs dont on apprécie l’écriture et/ou l’esprit critique s’ils veulent participer à un magazine. Ça donne pas mal de poètes qui signeront des chroniques, mais ce n’est pas plus mal. (p.2)</p> </blockquote> <p>On l’annonce: la sensibilité et la création seront donc au cœur du processus, rendant des textes hybrides, à plusieurs têtes, au genre indéfini, aux propos souvent éparpillés et multiples.&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Jouer au <em>trickster</em></strong></span></p> <p>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp; À cette comète-ovni, Mathieu Arsenault, pour sa part, accole la figure du <em>trickster</em>. Son éditorial, également tiré du premier numéro de la revue, déplie une logique de l’entre-deux et du multiforme, réflexion inscrite à même le processus de la création de la revue. La citation est longue, mais elle en vaut la peine:&nbsp;</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>À quoi ces discussions [sur le <em>trickster</em> et sur la nomination de la revue] ont-elles servi? Le mot «trickster», qui a circulé dans nos discussions plus longtemps que tout autre nom, cache l’histoire d’un personnage fascinant, présent dans une multitude de cultures. Le Trickster, c’est ce personnage multiforme des mythologies, jamais tout à fait humain, tout à fait animal ou tout à fait dieu, qui entraîne dans l’ambiguïté du devenir tous ceux qu’il trouve sur son chemin. C’est une figure dont l’ironie démonte intelligemment les certitudes et les identités, ce qui explique peut-être ce plaisir et cette incapacité malsaine que nous avions à nous trouver un nom. Celui avec lequel nous nous retrouvons correspond secrètement au Trickster: l’ovni ne désigne rien de particulier mais bien le «non-identifié», dont la seule caractéristique positive, le vol, indique plus son intangibilité que sa réalité. S’il devait rester quelque chose de ce débat, j’aimerais que ce soit cette éthique du Trickster comme doute joyeux, remise en question radicale mais légère, insidieuse, insaisissable. Mon souhait le plus cher pour cette revue serait, en création comme en critique littéraire, qu’à la limite d’un mauvais cadrage de série B, on puisse voir un instant, au bout de la corde transparente au-dessous de laquelle pend l’ovni, la main maligne de Loki, de Till Eulenspiegel ou la patte enflammée de Kyubi no Kitsune, le renard à neuf queues japonais. (p.3)</p> </blockquote> <p>Sous la plume d’Arsenault, le personnage du <em>trickster </em>est accompagné d’espoir. Les trois figures que convoque Arsenault à la fin de l’extrait – soit Loki, Till «l’Espiègle» et Kyubi no Kitsune – sont différents personnages de diverses mythologies et littératures orales. Toutes trois, elles partagent les traits du <em>trickster</em>: elles sont malignes, rusées, maléfiques et, surtout, multiformes. Il faut ainsi entendre la légende dans son pouvoir de fictionnalisation et d’invention qui sous-tend ici la réflexion et, plus largement, soutient l’édifice d’<em>Ovni</em>. L’effet de lecture des quatre numéros de la revue abonde en ce sens: ça s’éparpille, ça tire dans tous les sens, ça s’organise de façon organique et au gré du temps et des désirs. Le magazine s’inscrit dans un horizon critique constamment mouvement, et ce, dans le décalage (des tons, des intérêts mercantiles ambiants, des courants institués, etc.): «Je vois donc en <em>Ovni</em> à la fois un laboratoire en mouvement, [….] une autopsie par l’étonnement de cette littérature englobante et jubilatoire, de la Chose et de ses organes.» (Christophe Bernard, p.&nbsp;3)</p> <p>En condensant à la fois la création et la pratique autoréflexive propre à l’éditorial inaugural, Annie Lafleur, dans «Au bout de la ligne», poursuit la réflexion&nbsp;sur l’expérience de la création du magazine:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>La conversation, bien enclenchée, accrochait d’ores et déjà tous les esprits et les paroles pendaient sans ampleur dans les poignées de cils endoloris. Des centaines d’heures plus tard, une bombe bariolait la première image. Les corps déposés au hasard faisaient dévier le champ. On nous disait, le Trickster est mort, vive le Trickster! […] <em>Ovni</em> est un énorme téléphone brisé par lequel tout le contenu de la littérature passe très bien. Le Trickster est bien assis derrière le volant.&nbsp;(p.5)</p> </blockquote> <p>L’auteure donne ici à voir le <em>trickster </em>comme mort-vivant, comme survivance, cet élément délaissé du douloureux cérémonial de création d’une nouvelle revue, mais qui demeure, toujours là, à la barre. La littérature – et ce, d’ailleurs dans tous les numéros de la revue – occupe une place de choix: point de départ des réflexions, elle est la pierre d’assise, l’immuable. Mais elle est aussi multiple et élue au gré des intérêts et des collaborateurs, parfois même au gré des rencontres et des évènements. Il en va ainsi puisqu’au centre de toutes les craintes exprimées par les collaborateurs et leurs textes, il reste toujours l’écriture, aussi informe soit-elle: il reste cette tentative de communication, ce téléphone au son distordu. La littérature québécoise serait donc sûrement cet espace poreux dans lequel file l’<em>Ovni</em>, où tous les allers-retours entre les auteurs et les œuvres sont permis, cet espace informe à partir duquel piger, mais où il est impossible de se positionner de façon stable.</p> <p>Au début des années&nbsp;2000, Doris Eibl, menant une réflexion sur l’œuvre de Suzanne Jacob, investit le personnage mythique du <em>trickster</em>. Elle dira que le <em>trickster</em> est une figure qui noue et dénoue, qui dupe et se fait duper:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Nous savons gré à Suzanne Jacob d’avoir introduit le Trickster dans son roman, ce personnage qui nous renvoie aux traditions orales des peuples autochtones des Amériques du Nord où il est, selon les cultures, tantôt le Corbeau ou le Coyote, tantôt l’Araignée ou le Lièvre, tantôt <em>Nanabush</em> ou le Vieil Homme ou une plante, entre autres. Si l’on veut croire Paul Radin, le Trickster serait à la fois créateur et destructeur, donneur et négateur, celui qui dupe les autres et qui est lui-même toujours dupé<a href="#_ftn3" name="_ftnref3" title=""><sup><sup>[3]</sup></sup></a>.</p> </blockquote> <p>En se mettant constamment en danger, par sa forme indéfinie, mouvante, instable, par ses contenus — est-ce de l’humeur, de l’humour, de la critique, du portfolio, du pamphlet? — et ses collaborateurs multiples, la revue <em>Ovni</em> joue le Trickster, le renard rusé, mais qui finit aussi parfois par se faire prendre au jeu. Plus encore, c’est à l’intersection entre le discours savant sur la littérature, entre la création, les histoires orales et la littérature même – québécoise, américaine ou étrangère – qu’<em>Ovni </em>joue au <em>trickster</em>. Et depuis ce lieu médian, la revue propose un contrepoint au discours cynique qui traverse les hérauts contemporains de la fin des lieux de pensée de la littérature et de la culture. Bertrand Laverdure écrivait:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Mais pourquoi, <em>encore</em>? Pourquoi <em>maintenant</em>? Ne vit-on pas jour après jour l’intrusion des autres? Le placardage effréné de leur gentillesse, du cynisme de bon aloi, de la fatigue culturelle du pauvre Québec confus? De revue, de chair à revue, de viande à «comment», de bouillon à rythmes, d’un bouquet pétulant qui trempe dans ce qui frémit — c’est bien de cette folie douce des idées qu’il est question ici. On va s’empiffrer, déglutir, se vider, et tout recommencer. On va traire le troupeau des vaches lettrées. On sera sans toit ni loi et on mourra bientôt, de la belle mort des revues. Ou pas. («De la viande à "comment" et du bouillon à rythmes», p.5)</p> </blockquote> <p>De l’article de Laverdure, on retient, encore une fois, la croyance en une fulgurance tranquille de la revue. Mais ici, on crée «<em>encore</em>» et «<em>maintenant</em>» en plein cœur des discours cyniques, pris et repris, de cette «fatigue culturelle» du Aquin de <em>Libert</em><em>é</em>, au «pauvre Québec confus» de ceux qui ont lu Jean Larose. Et Laverdure l’admet presque par bravade: cela prend toute une dose de folie. La métaphore alimentaire – digestive et scatologique, devrait-on dire – est filée de sorte à laisser, malgré tout, la mort d’une revue comme laissant des traces, donnant un goût et une saveur à «ce qui frémit»; les revues passées au hachoir assaisonnent les idées. Le collaborateur présente les membres d’<em>Ovni </em>comme une horde quasi boulimique, se jetant sur la littérature, prête à se mettre tout sous la dent pour la faire sienne, la métaboliser, la prendre en elle pour mieux la transformer. C’est au cycle des revues que s’arrête Bertrand Laverdure, à leur nécessaire impermanence.</p> <p>On pouvait difficilement imaginer une meilleure fin, mythologiquement parlant, que cette disparition presque programmée en filigrane des éditoriaux du premier numéro. Sous le signe de l’autonomie et du retrait, la mort de la revue s’est faite dans le silence et est gardée telle quelle sur le site web du Quartanier, onglet érigé presque en tombeau appelant à la renaissance de la revue sous une nouvelle forme, depuis 2011 déjà.</p> <div><br clear="all" /><br /> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn1"> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1" title=""><sup><sup>[1]</sup></sup></a> Il faudrait interroger l’appellation changeante de «magazine» et de «revue» dans le cas d’<em>Ovni</em>. Je ne ferai que le souligner dans le cadre de la présente réflexion, en précisant que l’alternance participe du caractère mouvant du périodique qui se dégage des textes du premier numéro.</p> </div> <div id="ftn2"> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2" title=""><sup><sup>[2]</sup></sup></a> «Le Quartanier», En ligne :&nbsp; <a href="http://www.lequartanier.com/ovnimagazine.htm" title="http://www.lequartanier.com/ovnimagazine.htm">http://www.lequartanier.com/ovnimagazine.htm</a> (Site consulté le 21 octobre 2014)</p> </div> <div id="ftn3"> <p><a href="#_ftnref3" name="_ftn3" title=""><sup><sup>[3]</sup></sup></a> Doris Eibl, «L’esprit Trickster», <em>Spirale</em>, 2002, n<sup>o</sup> 185, p.6.</p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> Communauté littéraire Institution littéraire Québec Revue Tue, 21 Oct 2014 16:44:28 +0000 Marie-Hélène Constant 875 at http://salondouble.contemporain.info La condition d'Humpty Dumpty http://salondouble.contemporain.info/article/la-condition-dhumpty-dumpty <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/bourgeault-jean-francois">Bourgeault, Jean-François</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/hors-les-murs-perspectives-decentrees-sur-la-litterature-quebecoise-contemporaine">Hors les murs : perspectives décentrées sur la littérature québécoise contemporaine</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>Tout le monde se souvient de cette scène mémorable: oeuf gigantesque juché sur un mur où il croise les jambes, sa bouche si vaste qu'il court le risque de s'auto-décapiter en souriant, Humpty Dumpty trône au centre du sixième chapitre de <em>Through the looking-glass</em>, tout disposé à égarer Alice dans le dédale d'une conversation loufoque où il est le seul maître à bord. Équilibriste, l'oeuf en cravate ne l'est pas seulement parce qu'il oscille là-haut entre deux côtés, assuré que, le cas échéant, s'il venait à tomber et à se fracasser sur le sol, «<em>all the king's horsemen and all the king's men</em>» accourraient tout aussitôt pour le reconstituer. Dans ce dialogue, la posture limitrophe d'Humpty Dumpty rejoue surtout, pour Lewis Carroll, la situation de celui qui refuse le sens comme l'insensé, et qui apparaît alors, en sa qualité de stylite du langage en méditation sur un mur de briques, comme un praticien subtil des mots dans leur épiphanie, dans leur précarité vibratoire, lorsqu'ils viennent de surgir mais n'ont pas encore acquis, pour les autres, un statut d'évidence. «<em>When I use a word, Humpty Dumpty said in a rather scornful tone, it means just what I choose it to mean </em><em>— </em><em>neither more nor less. The question is, said Alice, whether you can make words mean so many different things.</em>» Question que Humpty Dumpty corrige de la façon suivante, en lecteur anachronique de Foucault et avec cette étrange lucidité que l'on retrouve chez tous les protagonistes du pays des merveilles: «<em>The question is which is to be master </em><em>—</em><em> that's all.</em>»</p> <p>En ce qui concerne les mots, tous les mots, dans leur vie fantomatique où le «combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes»<em>, </em>comme l'écrit Rimbaud, la question est en définitive de savoir qui est le maître — ce qui revient aussi à dire, du point de vue d'Humpty Dumpty surplombant la petite Alice, de savoir qui accepte d'embrasser le vertige qui accompagne la pensée en altitude, là où toutes les significations stables se dérobent et où seul demeure à habiter une mince lisière, avec le risque perpétuel que comporte ce séjour d'une dégringolade dans la pure insignifiance. Si Humpty Dumpty me semble le saint patron des revues littéraires, ce n'est donc pas seulement parce qu'il incarne l'équilibre fragile de celui qui fait du mur érigé entre deux espaces son royaume incertain; mais aussi parce qu'il pose de façon extrêmement claire l'acte de naissance polémique des revues, lesquelles sont prises, à leur corps défendant ou non, dans une joute interminable où il s'agit de savoir qui seront les maîtres dans l'usage de certains mots talismaniques — à commencer par celui, fondamental, de <em>litt</em><em>érature, </em>qui impose son exigence et brille un peu comme un feu follet destiné à perdre ceux qui se lancent à sa poursuite dans la nuit.</p> <p>Avec qui, avec quoi lutte une revue littéraire, au Québec, en 2013, dans ce champ de batailles des mots qui cherchent inlassablement leurs maîtres? Mon hypothèse est qu'elle lutte avec à peu près tout le monde, tous les champs, tous les milieux, ce qui lui confère un statut unique et incarne du même souffle son plus grand péril. La catégorie mitoyenne de la «revue culturelle», dont la revue littéraire est une enclave, se fonde peut-être ainsi sur le fantasme d'une double appartenance qui court toujours le risque, par voie de réversibilité, de se métamorphoser en angoisse d'un double exil.&nbsp;</p> <p>En effet, à droite, la revue culturelle est dorénavant bordée par la «revue savante», formule d'importation assez récente au Québec lorsqu'il s'agit de littérature et dont les implications sont considérables. Alors que les revues avaient longtemps existé ici sans complément, comme s'il allait de soi qu'elles étaient des auberges espagnoles où les penseurs de toute provenance venaient se rencontrer, l'invention de cette fracture entre le «&nbsp;savant&nbsp;» et le «&nbsp;culturel&nbsp;» eut pour effet de créer le double standard qui est encore le nôtre dans notre système de publication intellectuelle. Aux revues savantes, fondées sur l'évaluation anonyme par les pairs et le culte de la contribution décisive, reviendraient les articles sérieux ayant traversé un rite d'inclusion rigoureux, celui-ci devant tenir à l'écart du <em>country-club </em>scientifique les plébéiens sans métier, sans spécialisation et sans protocole. Aux revues culturelles reviendrait maintenant tout le reste: poèmes, nouvelles, notes de lecture impressionnistes, extraits de toute nature (romans, carnets, journaux intimes, etc.), et, perdu dans ce bazar, le genre de l'essai bref, qui allait être compromis de plus en plus par son appartenance à ce nouvel espace de publication, comme si cette chute dans le «culturel» devait aller de pair avec la dégradation de son statut cognitif. Il existe évidemment un <em>no man's land </em>assez considérable entre les pôles artificiels du «savant» et du «culturel», une faille dans laquelle il arrive que sombrent des textes inassignables, trop essayistiques pour les uns, trop académiques pour les autres.&nbsp; Mais en plus de conférer une plus-value scientifique aux articles qu'elle accueille en son sein, la frange de l'édition savante sert surtout à clarifier les conditions de ce que l'on pourrait appeler la <em>vie fiscale </em>universitaire au Québec. Un article publié à <em>É</em><em>tudes fran</em><em>çaises, Globe </em>ou <em>Voix et images </em>a passé le test des portiers invisibles et, en tant que tel, voit sa valeur augmenter d'avoir survécu aux Cerbères de la corporation; le même article publié à <em>Libert</em><em>é, L'inconv</em><em>énient, Spirale </em>ou <em>Contre-Jour </em>(quatre revues de généralistes)<em>, </em>puisqu'il ne passe pas par les mêmes circuits kafkaïens de juges sans noms, vaudra un peu moins, ou dans certains cas ne vaudra rien du tout, la pénombre du «culturel» suscitant des points de vue assez divers chez les universitaires, attitudes qui vont de la répulsion ouverte à l'enthousiasme pour les marges, en passant par la fréquentation occasionnelle, amusée, de ceux qui imitent l'empereur du conte des <em>Mille et une nuits </em>et se déguisent sous un pseudonyme pour fréquenter l'espace d'un texte les bas-quartiers des renégats. Jeunes thésards, nous ne comptions plus, au moment de fonder <em>Contre-Jour, </em>les avertissements bienveillants sur la valeur nulle de ce que nous écririons dans ces pages, même si ces conseils étaient habituellement prodigués avec l'espèce de crainte attendrie que l'on a pour ceux dont on pressent qu'ils vont perdre un peu trop de temps à confectionner des chapeaux en papier-mâché ou des minuscules navires de bois enfermés dans des bouteilles.</p> <p>Si la revue littéraire me semble donc bordée, à droite, par le spectre académique de l'édition savante, elle est battue, à gauche, par le ressac incessant de ce que l'on pourrait nommer, faute de mieux, une sorte de <em>dehors m</em><em>édiatique, </em>un océan écumeux d'énoncés et de discours dans lequel se mêlent sans pour autant se confondre plusieurs approches de la chose littéraire : articles de journaux, de magazines (où, comme dans <em>Bouvard et P</em><em>é</em><em>cuchet, </em>la littérature est un intermède entre la fabrique de conserve et le jardinage), émissions de radio — ou de télévision —, communiqués de presse, clubs de lecture, conférences publiques, sans oublier quelques centaines, voire milliers de <em>tweets </em>qui peuvent désormais gazouiller au sujet du littéraire comme s'en emparer au sein de nouvelles pratiques. Selon une expression de Paul Valéry, cette mer est sous la gouverne de l' «empire du Nombre», lequel, en sa qualité d'étalon absolu, fixe les obsessions fugaces comme il redistribue les valeurs en dehors du système d'autorégulation fixé par l'institution universitaire. Si l'on veut filer la métaphore économique jusqu'au bout, on pourrait affirmer que l’«empire du Nombre» rassemble les deux faces d'une même monnaie:&nbsp; il comprend <em>à la fois </em>la logique capitaliste du marché, où les chiffres de vente ou d'auditoire font foi de tout lorsqu'il s'agit d'assigner une valeur, et <em>à la fois </em>ce qui voudrait être une forme de résistance à cette première logique, soit les explosions aléatoires, imprévisibles de <em>buzz </em>où la gratuité apparente des contenus ne masque pas, tout de même, que le compteur continue de faire la loi dans l'accession à l'existence publique. Or, de quelque côté qu'on la prenne, la revue littéraire est un mauvais vassal de l’«empire du Nombre»: ses abonnés forment souvent une diaspora archipelaire, disséminée entre les villes et parfois les pays; ses ventes en librairie laissent de petites ridules sans conséquence sur les livres de compte, sauf dans le cas où, par accident ou par flair, certains numéros deviennent des succès de devanture; et la relation traditionnelle que la revue littéraire entretient avec la presse en est une de séduction contrariée et parfois profondément paradoxale, dans la mesure où il n'est pas rare, aujourd'hui, que la revue incarne une variante du cinquième pouvoir<em>, </em>soit le pouvoir ironique de ceux qui surveillent les journalistes du quatrième pouvoir, eux-mêmes chargés, en théorie, et en régime démocratique, de surveiller la cohorte des puissants de ce monde. Malgré les percées médiatiques qui peuvent auréoler un bref instant tel numéro ou tel autre, il ne serait pas trop brutal d'affirmer que les acteurs de revue incarnent pour l’«empire du Nombre», et selon une expression savoureuse de Pessoa, des «inspecteurs solennels des choses futiles» — ce qui, à tout prendre, vaut toujours mieux que d'agir en tant qu'inspecteur futile des choses solennelles, comme le font tant de chroniqueurs culturels.</p> <p>Situé entre deux espaces qui la rejettent souvent comme un corps étranger, trop légère pour une université qui en récuse souvent le manque de sérieux, trop sérieuse pour l’«empire du Nombre» qui en refuse le manque de légèreté, la revue littéraire joue donc son va-tout, perpétuellement, dans une condition intercalaire qui ne va pas, qui ne pourra jamais aller de soi. Dans le meilleur des cas, lorsque cet intervalle favorise un espèce de passeport de double citoyenneté, la revue littéraire peut devenir le lieu d'un <em>vacuum </em>qui attire à parts égales les universitaires renégats et les amateurs éclairés, en somme les lecteurs qui, au-delà de leur spécialisation ou de leur dilettantisme, approchent la littérature comme des «<em>common readers</em>»<em>, </em>selon l'expression utilisée naguère par Virginia Woolf. Dans le pire des cas, lorsque cette condition de l'entre-deux entraîne plutôt un statut de sans-papiers, la revue littéraire peut subir le sort d'un double exil et devenir une espèce de <em>zone franche </em>désertée, où l'on retrouve des versions dégradées de tout ce qui existe dans les deux contrées limitrophes, soit des textes qui n'ont pas le standing intellectuel des productions universitaires et qui n'ont pas davantage l'attrait, la facilité, la séduisante frivolité des capsules instantanées qu'on nous donne à consommer sous forme d'anesthésiants culturels.</p> <p>La question pour Humpty Dumpty fut toujours celle-ci: combien de temps peut-il osciller sur le mur avant qu'il ne tombe d'un côté ou de l'autre? La réponse, appliquée aux revues, est que moyennant la dextérité suffisante pour garder la pose — comme on dit en musique: garder la note —, on peut rester là-haut et tenir son rang tant que le mur lui-même ne s'est pas effondré. Autrement dit, pour le reformuler dans les termes de notre problème, tant que les espaces qui confèrent son sens à la frontière sont suffisamment stables pour qu'il y ait un mur au point de leur rencontre — qui est aussi le lieu de leur démarcation. En ce sens, les mutations profondes qui affectent actuellement de concert le milieu de l'université et celui du grand dehors laissent croire que des lézardes se font jour partout dans la structure, comme si le mur était broyé sous l'action lourde, lente et silencieuse de deux plaques tectoniques qui font pression l'une sur l’autre.&nbsp; Aujourd'hui, et déjà beaucoup plus qu’il y a une dizaine d'années où fonder une revue nous semblait encore relever de l'évidence, le pari est pascalien et rien ne saurait en garantir l'issue. Mais il repose, avec l'opiniâtreté des derniers recours, sur le fantasme presque indépassable, sinon d'un «<em>common reader</em>» — il est probable que cette créature ne soit bientôt visible qu'à travers les cages de verre des archives —, du moins de lecteurs qui soient les frères et soeurs inconnus d'une communauté qui n'existe pas encore et dont on a le fol espoir que quelques pages pourront contribuer à la faire advenir. «<em>When I choose a word, it means just what I choose it to mean</em>»<em>, </em>affirmait Humpty Dumpty.&nbsp; Certes, on peut lire dans cette phrase la démence solipsiste de qui maîtrise le langage à un point tel de surdité et de chaos que ce langage n'en est plus un. Mais on peut aussi, par sympathie avec cette coquille blanche de linguiste qui palabre sur son muret, s'unir complètement avec ce qui, dans cette déclaration, reflète la folie des purs commencements — comme si tous les mots étaient vierges et éclaireraient bientôt un monde nouveau —, cette folie de nomination inouïe sans laquelle je suppose qu'aucune revue n'aurait jamais vu le jour. &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;</p> <p>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp; &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp; &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;</p> <p>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp; &nbsp; &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;</p> <p>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp; &nbsp;</p> <p>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp; &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp; &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;</p> Communauté littéraire Critique littéraire Industrie littéraire Institution littéraire Québec Revue Sat, 18 Oct 2014 15:50:27 +0000 Jean-François Bourgeault 874 at http://salondouble.contemporain.info La perversion, variations mineures et tableaux grandeur nature http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-perversion-variations-mineures-et-tableaux-grandeur-nature <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/herve-martin">Hervé, Martin</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/variations-endogenes">Variations endogènes</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/biblio/lenfer-en-bouteille">L&#039;Enfer en bouteille</a> </div> </div> </div> <p>Des corps déchiquetés, des corps suicidés, malades, violés, farandole de corps désarticulés, abattus par les soubresauts de l’excès ou de la démence, corps scotchés ou corps <em>sadisisés</em>: la gesticulation charnelle et macabre à laquelle invite le nouveau livre de Karoline Georges, <em>Variations endogènes</em>, affiche indéniablement un goût pour l’outrance. Outrance que l’auteure injecte en intraveineuses aux personnages traversant les nouvelles de son recueil apparenté à un «cabinet des perversités». Ces monstres du quotidien, individus non pas éperdument abjects mais tranquillement repoussants, tiennent-ils les promesses du programme énoncé par l’écrivaine ou bien se cantonnent-ils à ne susciter que malaise et aversion?</p> <p><!--break--><!--break--></p> <p><span style="font-family: Arial; color: rgb(35, 35, 35);">Certes, la poubelle de l’âme humaine s’hume ici à pages ouvertes.&nbsp;</span><span style="font-family: Helvetica;">Certes, la poubelle de l’âme humaine s’hume ici à pages ouvertes. On y renifle à pleins poumons les fumets sordides d’une mère accueillant sur son lit de mort sa fille vengeresse et fratricide, ceux d’une épouse qui se repaît du calme retrouvé auprès du cadavre refroidi de son poitrinaire de mari, ou encore, les remugles rejetés par des enfants aguichant des pédophiles pas franchement finauds pour mieux les détrousser.</span>&nbsp;Sensations glaçantes et dégoût assurés. Karoline Georges maîtrise son sujet avec brio, elle mène ses récits tambour battant. N’est pas finaliste au prix des libraires du Québec 2012 le premier écrivaillon venu (pour son récit <em>Sous bêton</em>, paru lui-aussi chez Alto). Les chutes surgissent ici à point nommé, plongeant le lecteur dans un effroi que les pages précédentes avaient tâché d’attiser. Pourtant, le procédé, tout rôdé qu’il soit, finit par (s’)épuiser, la machine s’enroue à force de répétitions et l’on se prend à devancer les combines d’écriture de l’auteure qui s’évertue sans cesse à mieux nous troubler. Reconnaissons toutefois que certains textes du recueil ressortent du lot, tel ce délire kafkaïen et résolument à part qu’est le «&nbsp;Lieu&nbsp;». Des projets d’agrandissement et de rénovation d’une maison conduisent un couple d’amoureux acheteurs à plonger toujours plus loin dans l’angoisse, car la ruine se dévoile au fur et à mesure que les travaux percent toujours plus loin le corps de granit de la bâtisse, alourdissant tant la facture que la belle passion. L’effondrement est un créancier insatiable.</p> <p>Le style de Karoline Georges n’est pas en reste, se montrant tant alerte que polymorphe, capable de tirer de ses circonvolutions toute une gamme d’émotions et de descriptions percutantes. Nonobstant tous ces bons points, le lecteur l’aura compris, la <em>sauce perverse</em> ne prend pas. La faute sans doute au traitement qu’en fait l’auteure – flirtant par certains moments avec un angélisme douteux – et sans doute aussi, à l’architecture même de ses récits indépendants. Catalogue des rêves les plus noirs, les <em>Variations endogènes</em> ne parviennent pas à éveiller le lecteur à la démesure renversante de la scène de la perversion, à ce manège d’illusions, de mensonges et de faux-semblants où autrui n’est promis qu’à la destinée d’objet. Si Karoline Georges retient le gras de la perversion, ses aberrations et déviances sexuelles, ses tueries réelles ou fantasmées et son cynisme, elle en oublie la substantifique moelle : l’art du déni, sublime grâce du sujet pervers, et sa volonté subversive qui n’a jamais totalement fait une croix sur l’Autre.</p> <p>Au lecteur assez tordu pour désirer contempler l’abîme pervers, nous ne pouvons que recommander la spirale cauchemardesque du <em>Rêve québécois</em> de Victor-Lévy Beaulieu, paru pour la première fois en 1972 et dont le pouvoir d’abjection ne s’est toujours pas effrité. Plus récemment, la publication de <em>l’Enfer en bouteille</em> présente aux plus téméraires une mise en images de fantasmes grouillants par le maître du manga horrifique japonais et de l’<em>ero guro</em>, Suehiro Maruo. Si les histoires compilées dans ces mangas pêchent souvent par leur légèreté narrative, force est de constater qu’elles sont le terreau privilégiée pour une moisson visuelle de délires pétris de ténèbres que le style du maître sublime. Sous ses doigts, c’est la nature même qui conspire à rapprocher indiciblement les corps d’un frère et d’une sœur prisonniers d’une île déserte et d’une passion grandissant sous l’œil borgne d’un Dieu de rocailles et d’embruns. Insectes, serpents, fleurs aux pistils menaçants et pieuvres déployées, un essaim de créatures, doucement, s’avance et envahit la page pour mieux manifester le désir étreignant les adolescents, autrefois enfants aimables élevés dans la foi catholique, mais dont le retour à l’état de nature et la puberté annoncent la montée des eaux sauvages. Incontestablement, le texte qui donne son titre au recueil en est le joyau.</p> <p>Même si elles sont plus secondaires, il ne faut toutefois pas négliger les variations japonisantes autour de la tentation de Saint-Antoine ou le récit de la concupiscence ordinaire rehaussé par le motif quasi fétichiste de la rondeur – rondeur du crâne chauve d’un masseur ô combien vénal, rondeur du miroir ou du trou par lequel on épie et convoite son voisin, rondeur des gâteaux de riz que l’on avale jusqu’à l’étouffement… L’imaginaire a ici ses quartiers, et chacun des personnages délicatement tracés par Maruo ne paraît pouvoir échapper à son emprise aliénante. La jouissance, elle, demeure marquée du sceau de l’<em>im-monde</em>, de l’hors-monde. Au lieu de s’abandonner au plaisir, on divague et vagabonde dans des rêves de liberté, de richesse et de transgression. Le royaume pervers n’est jamais vraiment à notre portée, mais il a ses enclaves bien gardées que nous serions bien en peine de reconnaître, sises à l’ombre des monts de notre conscience éclairée. Ainsi, plus que des histoires de pervers, Maruo propose une série de tableaux <em>pervertis</em> où l’imaginaire totalitaire et saturé de fantasmes trouve un écrin des plus réussis. Si, suivant Freud, la perversion s’ancre à l’orée de la sexualité, il y a tout lieu de penser que ce qui se trame sous&nbsp;<span style="color: rgb(0, 0, 0); font-family: Helvetica;">les yeux du lecteur médusé trouve quelques reflets dans l'arrière-fond de ses prunelles</span>. Pour son plus grand désarroi? Qui sait, il suffit de tourner la page et de jeter son regard par le trou ainsi dévoilé...</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-perversion-variations-mineures-et-tableaux-grandeur-nature#comments Altérité GEORGES, Karoline Japon MARUO, Suehiro Perversion Psychanalyse Québec Bande dessinée Nouvelles Wed, 08 Oct 2014 14:08:13 +0000 866 at http://salondouble.contemporain.info Cette grand-mère qui refuse de mourir http://salondouble.contemporain.info/lecture/cette-grand-mere-qui-refuse-de-mourir <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/ferland-pierre-paul">Ferland, Pierre-Paul</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-fiancee-americaine">La fiancée américaine</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>Lauréat du Prix des collégiens et du Prix des libraires, sujet d’une attention exceptionnelle dans les médias de masse, <em>La fiancée américaine </em>d’Éric Dupont a bénéficié d’un succès phénoménal comparable à celui qui avait été réservé à <em>Nikolski</em>, de Nicolas Dickner, près d’une décennie plus tôt. Un tel enthousiasme émanant à la fois du public, de la critique générale et des cercles académiques s’explique sans doute par le remarquable réinvestissement du sous-genre de la saga familiale que Dupont propose. Récupérant sans les transgresser outrageusement les codes de ce sous-genre prisé du public, <em>La fiancée américaine </em>offre néanmoins diverses innovations formelles propres aux esthétiques contemporaines (narrateurs non fiables, réalisme magique) et un contenu si original de par son érudition (ce traducteur de métier livre un savoir encyclopédique sur l’opéra et l’Allemagne nazie) que la «saga familiale» canadienne-française s’en trouve renouvelée avec un plaisir contagieux.</p> <p><em>La fiancée américaine </em>suit la famille canadienne-française des Lamontagne de Rivière-du-Loup sur plus de cinq générations. Les premières générations se trouvent au Bas Saint-Laurent et orbitent autour de Louis Lamontagne, dit le Cheval en raison de ses prouesses d’homme fort errant dans les foires nord-américaines. Après son décès, sa fille Madeleine ouvre une chaîne de restaurants à Montréal, puis les fils de Madeleine Michel et Gabriel cherchent, en Allemagne et en Italie, à renouer avec les origines familiales qui leur ont été cachées. Le roman se divise en deux parties presque égales qui épousent à merveille le changement de contenu. Un narrateur hétérodiégétique déléguant parfois la parole au Cheval ou autres conteurs de ses exploits rend compte d’abord des tribulations louperivoises de cette famille typique du Canada français d’avant la Révolution tranquille. Ensuite, une fois la société québécoise parvenue à la Modernité, la narration homodiégétique prend en charge le récit, donnant au lecteur l’occasion de pénétrer dans l’intimité des personnages via les procédés narratifs de l’épistolaire et du journal intime.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Le Canada français traditionnel</strong></span></p> <p>L’allégorie que suppose la saga familiale reste relativement similaire entre les textes: la famille doit se comprendre comme la synecdoque de la collectivité canadienne-française et québécoise. Les tribulations du Cheval convoquent en effet ce que Jean Morency nomme le «retour du refoulé canadien-français» (2008&nbsp;: 28 et 2009&nbsp;: 148). Selon le chercheur, après avoir été mise en veilleuse par le mouvement d’affirmation nationale du Québec, la filiation avec la culture du Canada français, caractérisée par la mobilité géographique dans l’immensité du continent nord-américain et sa volonté de métissage culturel<a href="#_ftn1" name="_ftnref1" title="">[1]</a>, referait désormais surface dans les romans québécois contemporains. Rivière-du-Loup, dominée par l’Église et la sœur Marie-de-L’Eucharistie, convie avec brio l’héritage canadien-français catholique qui a semblé tabou par le passé<a href="#_ftn2" name="_ftnref2" title="">[2]</a>. À ce sujet, on ne peut passer sous silence l’aïeule qui élève le Cheval, «Madeleine la Mére» (sic). Cette grand-mère qui trépasse dans les années 1950 mais qui refuse de mourir, hantant le salon funéraire familial,&nbsp;pour ensuite s’exiler au couvent quand la télévision fait surface dans les chaumières, est certainement l’allégorie la plus puissante qui se dégage de <em>La fiancée américaine</em>. Ici, l’élément fantastique –une morte continue d’exercer ses activités quotidiennes tandis que les personnages agissent comme si de rien n’était– devient une métaphore de l’<em>héritage canadien-français catholique des Québécois</em>: une sorte de spectre évanescent repoussé aux tréfonds de la conscience, une sorte de patrimoine immatériel encombrant que seule notre participation à la culture de masse étatsunienne a su ou pu faire fuir. Je ne peux m’empêcher de tisser le parallèle entre Madeleine-la-Mére et l’aïeule maudite d’<em>Une saison dans la vie d’Emmanuelle </em>(1965) de Marie-Claire Blais. Alors qu’il fallait jadis <em>assassiner </em>celle qui régnait sur un monde dégénéré, aujourd’hui, Éric Dupont récupère en quelque sorte sa figure pour la métamorphoser en revenante.</p> <p>Le Canada français que Dupont régénère se caractérise aussi par la prépondérance du folklore, du conte, <em>de la parole</em>: une tradition orale. Le petit-fils du Cheval ne dit-il pas à une interlocutrice allemande: «Les Canadiens adorent les histoires. S’ils ne s’en racontaient pas, il n’y aurait tout simplement pas de Canada» (452)? Le véritable moteur de <em>La fiancée américaine</em>, même dans la seconde partie dite moderne, reste toujours l’impératif de <em>raconter</em>; raconter avec toute la part d’exagération, de déformation, d’embellissement, de nostalgie qu’une telle parole suppose. De ce point de vue, <em>La fiancée américaine </em>semble se positionner au sein d’une mouvance qui prend de plus en plus d’ampleur au Québec, où le récit de filiation, de la mémoire du sujet, devient porté au plaisir et non plus à la douleur, comme le montre aussi Francis Langevin (2012). La distance temporelle avec le «&nbsp;Canada français&nbsp;» génère-t-elle un sentiment nostalgique? Je l’ignore. Il me semble cependant que le thème de l’origine familiale et sociale, bref de la filiation, est un thème fondamental du roman québécois.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Un nouveau paysage identitaire</strong></span></p> <p>Quoiqu’il en soit, <em>La fiancée américaine</em>, comme <em>Les taches solaires</em> (2006) de Jean-François Chassay, <em>Arvida</em> (2011) de Samuel Archibald ou <em>Atavismes</em> (2011) de Raymond Bock, parvient à mettre en scène admirablement une nouvelle manière de se remémorer le passé de la collectivité québécoise qui ne se borne plus aux relais identitaires dits courants: la bonne vieille Mère patrie française, les États-Unis riches et puissants ou le nationalisme québécois moderne, citoyen et pluraliste. À la suite de son exil vers Montréal où elle crée un empire alimentaire dans la plus pure tradition capitaliste, Madeleine Lamontagne rompt avec le paradigme déterministe qu’on voit souvent dans les sagas familiales, bien qu’elle symbolise en quelque sorte le passage du Québec à la modernité. Ses fils, Michel et Gabriel, explorent le Vieux continent sans subir de réels atavismes. Les tribulations de Gabriel, sosie du Cheval en quête d’amour, le mèneront à Berlin où il rencontre Magdalena Berg («Madeleine Lamontagne&nbsp;» en allemand qui a, de surcroît, la fameuse tache de naissance en forme de clé de fa que transmettent les Lamontagne de génération en génération). Celle-ci lui confie son expérience traumatisante de la guerre, greffant ainsi à la mémoire québécoise un nouveau territoire symbolique atypique. Le choix de situer les origines de la famille Lamontagne en Allemagne, comme le suggère le récit à maintes reprises, plutôt qu’en France, m’apparaît révélateur d’une certaine prise de position identitaire, qu’elle soit consciente ou non.</p> <p>Enfin, les États-Unis, New York plus précisément que Madeleine visite adolescente afin de subir une intervention médicale, n’apparaissent pas comme typiques. Certes, lors d’un épisode de la traversée physique de la frontière américaine, le récit mentionne que Madeleine et son amie Solange «laissent derrière eux un pays paisible et rassurant dont ils pensent comprendre tous les rouages pour s’élancer dans la folie de l’Amérique, un monde qu’ils n’habitent que du bout des orteils, un univers hostile, menaçant berceau de toutes les folies et matrice de tous les vices» (494). Pourtant, pour les Américains que Louis rencontre, quand il mentionne les origines new-yorkaises de sa mère, «Louis était presque un Américain. Une brebis égarée au Nord» (76). C’est donc dire que le portrait que propose Dupont des États-Unis est complexe: il s’agit d’un lieu d’identité et d’altérité, de familiarité et d’étrangeté. Les nombreux enfants illégitimes que le Cheval engendre sur sa route d’homme fort ne symbolisent-ils pas la dissémination géographique de la collectivité canadienne-française dans le continent américain? Inversement, le vertige que ressent Madeleine face à New York accentue la différence culturelle entre le Canada et les États-Unis, et ce, même si Madeleine est une femme d’affaires, les États-Unis étant pourtant la métaphore par excellence du capitalisme outrancier dans l’imaginaire canadien (Rousseau, 1981).</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Le «grand roman américain»</strong></span></p> <p>Pour conclure, à 557 pages avec caractères serrés sur d’immenses pages (et encore, la rumeur veut que le premier jet que Dupont a envoyé à son éditeur voisinait les 900 pages), <em>La fiancée américaine </em>semble exhiber une ambition typique du fameux «grand roman de l’Amérique», «l’œuvre totale qui aurait résumé la quintessence de l’aventure américaine et exprimé l’énormité du pays et du continent, proclamant du même coup l’avènement d’une nation nouvelle, dotée d’une culture absolument distincte de la culture européenne» (Morency, 1997: 144). C’est pourquoi j’excuse à Dupont ces digressions haletantes, ces récits dans les récits, ces détails anecdotiques sur le système scolaire catholique torontois, sur les recettes de desserts et de déjeuners, sur la musique classique et sur la sociologie bavaroise des années 1930: de la surenchère se dégage un véritable besoin de cerner le monde, d’en épuiser les signes, de l’asservir à la jubilation du conteur, comme France Daigle l’a si admirablement réussi dans son chef d’œuvre <em>Pour sûr </em>(2012). Bref, pour moi, <em>La fiancée américaine </em>est quelque chose comme un «grand roman québécois» moderne, rien de moins.</p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>Éric Dupont (2012), <em>La fiancée américaine</em>, Montréal, Marchand de feuilles, 557 p.</p> <p>Francis Langevin (2012), « Filiations et régionalité dans trois fictions québécoises contemporaines », dans Sylviane Coyault, Francis Langevin et Zuzaná Malinovska [dir.], <em>Histoires de familles et de territoires</em> <em>dans la littérature québécoise actuelle</em>, Prešov, 14p. Texte disponible en ligne à l’adresse <a href="http://www.academia.edu/3334191/Filiations_et_regionalite_dans_trois_fictions_quebecoises_contemporaines" title="http://www.academia.edu/3334191/Filiations_et_regionalite_dans_trois_fictions_quebecoises_contemporaines">http://www.academia.edu/3334191/Filiations_et_regionalite_dans_trois_fic...</a> [Page consultée le 22 octobre 2013].</p> <p>Jean Morency (2009), «Romanciers du Canada français&nbsp;: Gabrielle Roy, Jacques Poulin, Michel Tremblay, Roch Carrier», dans Lucie Hotte et Guy Poirier (dir.), <em>Habiter la distance. Études en marge de </em>La distance habitée, Sudbury, Prise de parole, coll. «Agora», 2009, p.&nbsp;147-163.</p> <p>Jean Morency (2008), «Dérives spatiales et mouvances langagières&nbsp;: les romanciers contemporains et l’Amérique canadienne-française», <em>Francophonies d’Amérique</em>, n°26, 2008, p. 27-39.</p> <p>Jean Morency (1997), «Le mythe du grand roman américain et le “texte national” canadien-français», dans Gérard Bouchard et Yvan Lamonde [dir.], <em>La nation dans tous ses états. Le Québec en comparaison</em>, Paris/Montréal, Harmattan, p.143-158.</p> <p>François Ouellet (2002), <em>Passer au rang de père: identité sociohistorique et littéraire au Québec</em>, Québec, Nota Bene.</p> <p>Guildo Rousseau (1981), <em>L’image des États-Unis dans la littérature québécoise (1775-1930)</em>, Sherbrooke, Éditions Naaman.</p> <p>&nbsp;</p> <div> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn1"> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1" title="">[1]</a> À ces phénomènes propres à la réalité canadienne-française, j’ajoute la singulière relation amour-haine qui se développe entre le voyageur et la communauté, la premier ayant besoin de celle-ci pour légitimer sa déviance et pour conter ses exploits, la seconde instrumentalisant le voyageur comme bouc émissaire tout en entretenant une fascination envers lui. Le Canada français connotant une réalité traditionnelle, on ne s’étonne pas non plus que ce «&nbsp;retour du refoulé&nbsp;» évoquent systématiquement le folklore et la culture orale.</p> </div> <div id="ftn2"> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2" title="">[2]</a> Par exemple, François Ouellet (2002), dans sa lecture du lexique sacré dans les romans de Gaétan Soucy, Sylvain Trudel, Emmanuel Aquin, Pierre Samson, Louis Hamelin et Alain Beaulieu, propose que l’imaginaire catholique au Québec s’accompagne nécessairement d’une écriture du tragique et de l’impuissance (p.71).</p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/cette-grand-mere-qui-refuse-de-mourir#comments DAIGLE, France DUPONT, Éric Espace culturel Grand roman américain (Great American Novel) Identité Narrativité Québec Savoir encyclopédique Roman Thu, 27 Feb 2014 13:59:55 +0000 Pierre-Paul Ferland 845 at http://salondouble.contemporain.info Jusqu’à la fin ou la continuité malgré tout http://salondouble.contemporain.info/lecture/jusqua-la-fin-ou-la-continuite-malgre-tout <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/belanger-david">Bélanger, David</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/demain-sera-sans-reves">Demain sera sans rêves</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/biblio/lequation-du-temps">L&#039;équation du temps </a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>On voit bien, suivant les titres des œuvres de Pierre-Luc Landry –<em>L’équation du temps</em>– et de Jean-Simon DesRochers –<em>Demain sera sans rêves</em>– l’entêtement de la question temporelle et, par-delà, de la continuité. Mais davantage que cette interrogation pour le moins commune –tous les romans ne parlent-ils pas du temps?– les œuvres de Landry et de DesRochers travaillent à actualiser les méthodes s’attaquant aux récits linéaires mâtinés d’analepses. Cette même entreprise justifie sans doute que cette présente lecture s’attaque à ces deux œuvres, comme de deux œufs une même bouchée.</p> <p>Que Pierre-Luc Landry traite d’une <em>Équation du temps</em> informe de la complexité de maîtriser l’art du continu&nbsp;: aller vers l’avant, arriver à la fin, et tous les personnages au diapason, il s’agit là d’un défi qu’organise le roman, étalant ses trames en manière de faisceaux, lignes hachurées et subjectives que poursuit la narration jusqu’au dénouement hypothétique. On est en droit d’exiger une somme au bout de l’exercice, un produit, peut-être, au moins, une résolution. Ce serait lire <em>L’équation du temps</em> comme une formule comptable.</p> <p><em>Demain sera sans rêves</em> de Jean-Simon DesRochers offre peut-être davantage cet éclatement temporel –un chapitre s’intitule «Le labyrinthe du temps», parce qu’il arrive qu’on s’y perde, oui, mais jamais trop longtemps. La continuité temporelle, ici aussi, reste brinquebalante. Et si j’étais Danielle Laurin, j’ajouterais: <em>pour notre plus grand plaisir</em>.</p> <p>Ces deux romans présentent une certaine fragmentation de la temporalité, de ses espaces de perception, sans pour autant qu’on se trouve confronté à un éclatement. C’est de la continuité <em>malgré tout </em>dont je traiterai pour présenter ces livres.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Plurifocal/plurivocal : multiplication des perceptions</strong></span></p> <p>Toute la situation dramatique de <em>Demain sera sans rêves</em> repose sur une focalisation unique, qui enchâsse d’autres focalisations dans un temps impossible –comme un rêve, au fait ; on se sent plusieurs fois <em>Dans la tête de John Malkovitch</em>, sauf qu’on rit moins, ce qui ne gâche rien. C’est que Marc Riopel, au début du roman, s’en va se suicider ; la narration l’accompagne dans ce passage à l’acte, on voit bien que l’auto-condamné est «néanmoins curieux. Quelles seraient ses pensées à cette étape précise ?» (10) On se le demande, et le livre y répond de façon étonnante&nbsp;: après s’être shooté une dose massive de drogue, il attend la mort et soudain, pour reprendre un sous-titre de chapitre, «Sans comprendre, Marc Riopel reçoit un flux de souvenirs issus de la mémoire de son frère, Carl» (19). Et si on comprend mal, dans un premier temps, comment –et surtout, parce qu’il s’agit d’un roman, pourquoi?– un agonisant tombe dans les souvenirs de son frère –et plus tard dans les souvenirs de ses amies d’enfance, Catherine et Myriam–, le récit réussit à l’expliquer. En effet, on traîne les multiples souvenirs de la petite enfance banlieusarde au vénérable quatrième âge, alors que vieux de plus d’un siècle les personnages vivent à une folle époque où existent certains gadgets science-fictionnels. Parmi ceux-ci, on le comprend, une machine qui permet de transmettre sa pensée aux mourants de naguère, machine dont l’utilité thérapeutique semble douteuse. Marc, ainsi, demeure le seul sujet focalisé, celui qui depuis son agonie perçoit les souvenirs des autres&nbsp;: la narration au vous («Ce soir, vous couchez avec ce garçon, c’est décidé.» (52) ou encore «&nbsp;Vous sortez en furie de la clinique de fertilité»(75)), accentue le sentiment d’altérité éprouvé par ce mourant qui n’en finit plus de mourir. De fait, assistant au film de la vie des autres, Marc subit leurs souvenirs comme s’il prenait leur place, sans saisir exactement les scènes et situations entraperçues. Nous non plus, d’ailleurs, et il est vrai qu’entre la jeunesse de Catherine et celle de Myriam et leur trentaine ou leur soixantaine, on peine à s’orienter parfois ; en fait, demanderait le lecteur, comment on s’y retrouve, à la fin?</p> <p>Dans <em>L’équation du temps</em>, la structure paraît moins mécanique. Pas de gadget ni de perception au second degré, il n’y a, pour le meilleur et pour le pire, que des récits autodiégétiques –dans un premier temps– qui nous livrent la conscience troublée d’Ariane, d’Émile et de Francis. Alors qu’Ariane regrette un passé plus ou moins idyllique avec un Francis exilé sur une île au loin, Émile, depuis une île au loin, refuse un futur en tentant de se suicider quelques fois, sans trop de succès. Francis, de son côté, étudie à McGill un peu avant –on le devine– d’avoir rencontré Ariane. Destins croisés, regard sur des époques diverses, on cherche le présent de cette histoire ; vainement, le lecteur tente de se mettre à l’heure juste. Ainsi, lorsqu’Émile se retrouve à Vancouver, on s’imagine qu’il croisera Francis, en direction de Vancouver, puis on se demande, parce qu’on cherche encore le calendrier pour se situer, si Émile est à Vancouver lorsque Francis s’y dirige. On se dit que probablement. Ça se passe ainsi dans les récits choraux. De la même manière, lorsqu’Ariane visite ces villes aux noms antiques dont s’enorgueillissent des bleds perdus des États-Unis, on se dit qu’elle va tomber assurément sur Francis, qui visite aussi des villes américaines. Comme un graphique temps-espace, il semble assuré qu’une équation quelque part permettra à deux lignes de se rencontrer. &nbsp;</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Au début du trait prolongé, il sera exactement midi heure avancée de l’est</strong></span></p> <p>Le roman doit forcément considérer la continuité, bien que celle-ci puisse se structurer selon des schèmes différents. Malgré la fragmentation, ainsi, telle résurgence thématique saura résoudre les sauts entre ces deux trames ; tel événement se proposera comme pivot de destins épars ; bref –et oui il s’agit d’une évidence –un roman travaillera toujours à justifier l’éclatement par un fil, aussi mince soit-il, assurant cette sacro-sainte continuité.&nbsp;</p> <p>Chez DesRochers, le point de jonction entre les consciences se trouve dès l’entrée, lorsqu’on réalise que Marc se suicide et qu’il ne mourra que lorsque le roman s’achèvera, que les souvenirs, taris, laisseront place au vide. Le présent du récit, à cet effet, se trouve dans cette latence entre les verbes <em>se tuer</em> et <em>mourir</em>. D’un point de vue thématique, cet instant décisif reste cependant marginal&nbsp;: Myriam se trouble peu du décès de Marc, à bien y penser, et si cette perte change la vie de Carl et bouleverse Catherine, le suicide ne constitue pas le thème principal de leur existence. En fait, ce qu’impose le présent-continu du roman, c’est ce qu’il ferme et clôt&nbsp;: Marc, dès son suicide, met fin à son destin alors même que nous commençons à assister au destin –exemplaire en misère chez Catherine, exemplaire en succès chez Myriam– de trois autres personnages. Le suicide, véritable trou noir du sens, devient ce lieu et ce temps autour desquels tournent les trois amis d’enfance –qui ne se côtoient plus guère– à la recherche de cette filiation, de cette finalité de l’existence. Ces vies deviennent, du coup, des potentiels de Marc, mort trop tôt, comme de raison.</p> <p>Dans <em>L’équation du temps</em>, Francis semble officier le lien entre les personnages –il enseigne à Émile dans cette île loin de tout et il a fréquenté Ariane–, mais cette relation semblerait bien superficielle si elle ne s’accompagnait d’une quête commune, porteuse d’une unité. Si cette unité se trouve dans le récit cadre unique chapeautant de multiples perceptions dans <em>Demain sera sans rêve</em>s –Marc meurt et perçoit la vie des autres–, chez Pierre-Luc Landry il semble que la situation s’inverse&nbsp;: il y a des récits multiples face à une seule perception du monde.</p> <p>Cela peut sembler en inadéquation avec la description faite auparavant –comment peut-il y avoir une seule perception s’il existe trois narrateurs? Deux éléments le suggèrent&nbsp;: d’abord, les voix narratives ne travaillent pas trop à se distinguer. De fait, dans la première partie, elles paraissent martelées sur le même rythme –Francis: «Je n’ai jamais su boire du scotch. Je n’ai pas la prestance qu’il faut, mes mains sont trop petites, j’ai l’air ridicule et ça me fait grimacer, je ne trouve même pas ça bon» (59) ; Ariane&nbsp;: «Je travaille avec une fille, Sophie, qui est fort sympathique. Je ne m’entends pas très bien avec mes collègues de travail, parce qu’ils sont pour la plupart obsédés par leurs chiffres de ventes et par la paie un jeudi sur deux» (69); Émile&nbsp;: «Je ne voyais plus rien à cause du brouillard et du vent qui charriait un tas de trucs venus de la mer. J’avalais la pluie et l’eau de la mer. Je me suis étouffé, puis j’ai éclaté de rire» (41). À ces paroles s’ajoutent des recoupements thématiques ; chacun se met à nous raconter ses rêves, ses désirs pour vaincre cette solitude et traîner sa carcasse jusqu’à la fin. Bercés par une sorte de présentisme existentiel, les trois destins se fondent et deviennent cette somme en marche vers le dénouement. Cette somme d’une équation de temps qu’on ne s’embarrasse guère de résoudre.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Il est temps</strong></span></p> <p>Le souci plus ou moins biographique de tracer des destins, trois destins chacun, nous rassure quant à la continuité&nbsp;: rien de plus simple que de suivre le fil d’une vie, avec son origine problématique et sa mort qui prend, quelques fois –le plus souvent dans les romans– des atours de drame. Qu’on risque de part et d’autre l’ordre du temps –qu’est-ce qui précède quoi?– s’avère, au final, assez bénin&nbsp;: les vies reconstruites dans le désordre ne resteront jamais que des vies. Pourtant, chez DesRochers, cette mécanique permet de faire résonner des événements du futur avec ceux du passé, de relativiser ces passés et ces futurs et de construire des existences qui s’ébrouent des carcans de la linéarité. Chez Landry, l’ambiguïté temporelle ne joue d’aucune manière sur le destin des personnages –on ne les comprend pas davantage– mais permet d’agencer les événements de façon surprenante ; l’évolution du récit révèle une étrangeté dans la téléologie, une feinte dans la montée dramatique. Ce qui devait arriver n’arrive pas – et inversement.</p> <p>Les partis pris des deux auteurs ne sont évidemment pas les mêmes; l’écriture de DesRochers, prompte à l’image et aux descriptions troublantes, sculpte des fragments qui, eux, racontent ce qui constitue le roman. L’écriture de <em>L’équation du temps</em> est plus résolument tournée vers le récit à construire, faite d’actions sobres et de phrases efficaces. L’un est fait de fragments, l’autre paraît fragmenté. Le problème reste toujours, évidemment, de justifier cette entreprise, d’en faire ou bien le moteur utile de l’intrigue –ou du projet romanesque– ou bien la conséquence de ceux-ci. On peut comprendre que <em>Demain sera sans rêves</em> se construit en fragments par souci mimétique, tâchant de reproduire les mouvements des souvenirs comme ils vont, et que <em>L’équation du temps</em> affiche plutôt un souci de jouer avec le continu et l’unité, de le refuser doucement d’une main en guidant le lecteur de l’autre. Le principal reste sans doute de s’y retrouver un peu, qu’à la fin surgisse la finalité du truc. Que le texte, bref, sache à quelque moment nous indiquer malgré tout qu’il existe une direction, comme le fantasme d’une heure universellement juste.</p> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/jusqua-la-fin-ou-la-continuite-malgre-tout#comments Québec Roman Fri, 12 Jul 2013 13:26:24 +0000 Amélie Paquet 773 at http://salondouble.contemporain.info