Salon double - France http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/328/0 fr L'auréole profanée du désir http://salondouble.contemporain.info/lecture/laureole-profanee-du-desir <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/herve-martin">Hervé, Martin</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/lage-de-rose">L&#039;Âge de Rose</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;">De livre en livre, l’œuvre érigée par l’écrivain français Claude Louis-Combet témoigne d’une présence fantasmatique. La déchirure, fondamentale pour lui, se loge au sein d’une enfance hantée par le désir incestueux qu’il convoque inlassablement, terreau d’un mythique <em>commencement</em>. À cette blessure souveraine à laquelle il s’arrime s’ajoute, comme le surplis d’une cicatrice rouverte, la plaie de la vocation sacerdotale répudiée et du renoncement à Dieu. Désormais, «l’écriture, pour lui, [tient] lieu de contemplation, de méditation, de prière» (Louis-Combet, 1998: 349)&nbsp; et la spiritualité devient ce creuset où, par les mythes, les fantasmes et les rêves, se forge au fil des textes sa voix singulière, celle du <em>mythobiographe</em> qui scrute dans le miroir de l’imaginaire collectif les angoisses qui le travaillent. L’écriture combetienne se déploie à partir d’un matériau légendaire et biblique dont elle tire des réinterprétations traversées de ses idées fixes: par elle seule l’écrivain peut poursuivre le dialogue silencieux et vital qu’il a instauré avec l’énigme de son origine fracturée. Loin des querelles de chapelles et des débats sur ce que <em>doit</em> <em>être</em> la littérature contemporaine, il poursuit inlassablement sa marche sur son chemin intime.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Fort d’une culture profondément catholique, Claude Louis-Combet trouve notamment dans les <em>Vies des saints</em> les ressources à un travail de conciliation du «scandale de l’amour mystique [et du] scandale du désir charnel» (Louis-Combet, 2002: 144) . Avec <em>L’Âge de Rose</em>, paru chez son éditeur José Corti en 1997, il s’y consacre avec la plus ferme intention, relisant et réécrivant à l’aune de ses propres obsessions l’existence de sainte Rose de Lima, première sanctifiée du Nouveau Monde, qui vécut au Pérou de 1586 à 1617 et fut canonisée en 1671. Pour ce faire, il suit les traces d’une hagiographie anonyme publiée à Avignon, au XIXe siècle: des extraits de cette modeste biographie ornent ainsi chaque début de chapitre et forment le point de départ de sa rêverie d’écriture. La Rose de Claude Louis-Combet, à l’instar des autres figures féminines de mystiques qu’il a peintes dans <em>Marinus et Marina</em>, <em>Mère des croyants</em>, ou encore, <em>Magdeleine, à corps et à Christ</em>, trône sous les cariatides du péché de chair et du miracle. L’auteur n’a cure des faits et événements attendus de la vie de la vierge: il – ou plutôt son alter-ego dans le livre justement nommé le <em>narrateur </em>–&nbsp; s’attache non pas à la destinée séculière de la future sainte mais à son sentiment de faute originelle à expier dans les mutilations et l’ascèse intérieure. Afin de racheter les offenses des pécheurs, en premier lieu sa mère habitée d’une tendre sensualité, Rose inflige de nombreux tourments à son corps honni et creuse toujours plus en elle afin de devenir le calice qui recueillera les larmes de son Dieu Crucifié. La narration est ainsi polarisée entre les personnages de la mère et de la fille, l’une incarnant la volupté enfin assouvie tandis que l’autre cultive une inertie volontaire. Cependant cet article s’attachera plutôt à saisir les enjeux de la distorsion contemporaine d’un écrit hagiographique et les moyens et stratégies que l’auteur élabore pour s’accaparer un modèle de sainteté issu du canon ecclésiastique.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Au regard de la typologie dressée dans l’ouvrage de Jean-Pierre Albert, <em>Le sang et le Ciel</em>, la Rose combetienne capitalise la majeure partie des caractéristiques propres aux saintes vierges et martyres du christianisme: sentiment aigu du dualisme entre la chair déniée et l’esprit glorifié, volonté de souffrir selon le modèle de l’<em>Imitatio Christi</em>, beauté suscitant la concupiscence des hommes et devenant donc objet de meurtrissure, refus du mariage et entrée dans un ordre qui consacrent le primat de la virginité, vertu première parmi les attributions sanctifiantes des figures féminines de l’idéal chrétien. Toutes ces qualités sont attribuées à l’héroïne du livre; pourtant un décalage advient et le contrat de lecture hagiographique s’en trouve corrompu. Les souffrances de la sainte, selon le principe que «le martyre, la maladie, la vie claustrale: tels sont les creusets dans lesquels Dieu, selon un lieu commun chéri des hagiographes, épure l’or de la sainteté» (Albert, 1998: 19), sont restituées avec un luxe de précision qui répond plutôt ici à une obsession de l’auteur, obsession pour la volupté qu’il croit soluble dans l’imaginaire de sainteté chrétien. Entre les mains de Claude Louis-Combet, l’hagiographie est à la fois pervertie et perversion. Dans un même mouvement, les dimensions tant virile qu’historique sont mises à distance tandis qu’éclot un monde de rêve et de fiction où le narrateur finit par rejoindre sa créature textuelle.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Dépouiller pour sanctifier</strong></span><br />L’exil du masculin est la nécessaire et première séparation dans le récit. Avec ses troupes armées, le père, nommé le Capitan, s’enfonce toujours plus loin dans les touffeurs moites de la forêt péruvienne, porté par une démesure qui le dépasse et le pousse en avant. Presque sans visage, il se dissout pour ainsi dire dès les premières pages, pages qui n’omettent pas pour autant cette sentence terrible résonnant d’un bout à l’autre du texte: «Que l’on n’oublie pas, toutefois, avant de tourner la page, que Gaspard Florès est le père et qu’il marche en tête de toutes les ombres» (p. 17). Après avoir hanté à quelques reprises la maison familiale, sanctuaire des femmes, il laisse en héritage à sa fille un frère, Carlos, qui finit par s’abîmer dans la mer, élément liquide et féminin. Les hommes sont ainsi les grands absents du récit. Seule exception: le saint Dom Claudius, qui vit son ermitage à demi enterré dans le sol et que Rose va visiter dans la montagne. Ses fonctions sacrales et prophétiques justifient sa présence dans la narration, sans compter qu’il est ce saint-in-utero, plongé par le bas corporel dans l’humus, presque asexué: son phallus est étouffé dans les profondeurs humides de la terre, autre élément féminin. Le monde masculin est donc aboli, ses personnages insatiables et mouvants sont oblitérés afin que s’entende l’échange immobile des femmes dans une Lima extirpée de l’Histoire. En effet, rien dans la tâche que le narrateur s’impose ne ressemble au sacerdoce de l’historien. À rebours des sources hagiographiques qui la dépeignent agitée et luxueuse, Lima se profile dans le livre comme une ville silencieuse où la vie est mélancolique. La voix du texte va jusqu’à congédier les anecdotes et les événements non teintés d’expérience mystique ou sensuelle qui égrènent le chapelet des jours: «L’histoire de Rose ne saurait avoir les caractères d’une histoire. Il ne s’y passe rien de remarquable» (p. 184).</p> <p style="text-align: justify;">Sans orthodoxie ou volonté de reconstitution historique, la prose se ramifie hors du domaine profane. Afin de s’approprier toujours plus la figure de Rose par l’écriture, le poétique vient même se substituer au surnaturel propre aux actions des saints. Les miracles abondent dans la vie de la vierge péruvienne: les biographies sont toutes unanimes à ce sujet. Ici cependant, la question de la qualité surnaturelle de l’héroïne paraît secondaire. Le lien qu’elle entretient avec le Ciel prend plutôt la forme d’une intériorisation profonde et les formes miraculeuses qui naissent ont bien plus l’allure d’une rêverie du monde que de prodiges divins. Ses miracles s’infusent dans la langue même et acquièrent un pouvoir nominal. Au-delà de ses propres hallucinations, Rose est le réceptacle de manifestations vitales et fertiles, elle communique au monde le mystère floral qui couronne son nom. Ainsi en va-t-il de son incroyable naissance, durant laquelle sa mère Maria de l’Oliva enfante sans douleur dans l’herbe humide du jardin. Alors que pointe la tête de l’enfant, elle arrache de sa vulve une rose noire au cœur rouge. Au même instant retentit le chœur des femmes de Lima en liesse, célébrant le retour des fleurs qui se sont toutes épanouies dans la ville. Autre signe miraculeux attaché au nom de Rose: lors de ses allers et venues à sa cahute dans le fond du jardin, les plantes se penchent et saluent son passage. Sans oublier également l’odeur délicieuse et florale que dégage son corps à l’approche du trépas, gage de son <em>odeur de sainteté</em>, ou la fleur baptismale, noire et rouge encore, qui éclot devant le regard attendri de sa mère au cours de la toilette mortuaire. Les miracles se convertissent en des manifestations poétiques, des rêveries d’une écriture onomastique qui révèle:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />quelque chose aussi – comme un principe – qui entrait dans le sens de son propre nom de fleur (<em>Rosa purissima</em>) [et qui] agissait dans l’infinie ténuité des êtres végétaux afin de les pousser à leur accomplissement. (p. 178)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Le nom recèle une capacité d’évocation et d’incarnation. Ainsi, le miracle théologique se mue en miracle d’écriture qui justifie le recours, dans le texte, au merveilleux à l’œuvre dans toute existence vouée au sacré. La pertinence de la présence divine n’est pas vraiment questionnée puisque le système des symboles charriés par la langue se substitue aux puissances du surnaturel chrétien. Chez celui qui a trouvé dans la littérature une suppléante à la prière, le signe divin se transforme inévitablement en poétisation du monde. Afin que s’ouvre la sainte fleur, le récit prend donc soin d’exclure les figures susceptibles de nuire à son épanouissement en terre combetienne.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>En s’approchant en écrivant</strong></span><br />À l’orée du texte se tient le narrateur, voix de l’auteur qui répugne à se nommer et à relater explicitement son existence, marqué qu’il est depuis l’enfance par ce onzième commandement: <em>Tu ne parleras pas de toi-même</em>. Son ambition est de prendre à rebours le travail de l’hagiographe de 1835. Il le raille et le fustige, médisant sur son œuvre qu’il compare non pas au tracé d’une plume mais à celle d’un manche à balai. Toutefois, il faut leur reconnaître à tous deux une certaine parenté de fait: ce sont des anonymes, ils sont loin de la sphère onomastique tandis que Rose en est le noyau. Tout consiste alors pour le narrateur à s’emparer de Rose, quitte à ployer le récit attesté par le canon historique, à faire croître dans ces fractures les racines de ses fantasmes et de ses cauchemars. Comme il le déclare: «A chacun la Rose qui lui est nécessaire» (p. 273). Sa&nbsp; transgression hagiographique est pleinement avouée et assumée. Néanmoins, le motif de son héroïne lui échappe par moments et il avoue son impuissance à le transcrire. Dans une divagation à l’approche de la mort, Rose, couchée telle la Vierge Marie, grosse du sang christique et sujette à des visions prophétiques, rejoint <em>in fine</em> le cœur du livre et «Dom Claudius-ex-utero», qui n’est autre que le narrateur enfin baptisé. Le personnage rêve de son créateur, incarnant ici la parfaite réflexivité du miroir où l’un et l’autre se reconnaissent. De la source hagiographique, le narrateur se déprend très vite: il ne la constate que pour s’en détacher et toucher enfin, dans le rythme si particulier de son écriture, le cœur de la sainte qu’il traque au fil des pages:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />je prétends que, dans le récit d’une vie, il s’agit, pour l’auteur, de pousser le plus loin possible son identification au personnage qu’il a choisi d’évoquer […] afin qu’on ne sache plus de qui l’on parle et qui parle: le biographe et son cœur, le saint et son âme, le texte et sa logique. (p. 71 – 72).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />C’est finalement là toute l’entreprise<em> mythobiographique</em>, où les événements de l’existence du personnage sont recouverts de l’ombre de l’écrivain et où se lit pour ce dernier la mise en mots d’une expérience intérieure.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Le créateur finit par exister à son tour dans les creux du texte et aux confins d’un temps perpétuellement suspendu. Car le présent apparaît vierge, presque une atemporalité dont les événements de la vie quotidienne sont tus pour permettre l’émergence des visions qui habitent l’héroïne. Tant dans la prière que lorsqu’elle s’affaire aux activités du monde matériel, couture ou ravaudage, son âme se tient «en abîme de présence. Cela durait un temps indéterminé, sans rapport avec le jour ou la nuit qui se déroulait» (p. 120). Les réalités du monde s’éloignent d’elle à mesure qu’elle se creuse pour épouser la Passion. La vie de Rose se calque sur le temps de ses visions, elle s’y installe plus <em>réellement</em> que dans le présent. Dans un article revenant sur les motifs à l’origine de son livre, Claude Louis-Combet dit ceci:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br /><em>Âge de Rose</em> était à prendre au sens de ces grandes étendues temporelles, plus mythiques qu’historiques, que l’esprit humain a conçu sous le nom d’<em>âge d’or</em>, <em>âge de fer</em>, les cristallisant en quelque sorte autour d’un élément hautement symbolique (Louis-Combet, 2002: 150).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />La réalité historique est donc seconde dans la diégèse car la trame dans laquelle s’étend l’histoire de la sainte de Lima est un vaste champ de temporalité presque mythique où peuvent s’entremêler le spirituel et le charnel. Dans un rêve prophétique, l’héroïne embrasse les visages des Rose qui fleuriront à sa suite: les célèbres Rosa Bonheur et Rosa Luxembourg, mais aussi toutes les autres, les oubliées et les inconnues. À l’encontre de l’histoire des biographes et du temps de l’histoire se déploie un temps de la dévotion qui bat au pouls du temps de l’écriture.</p> <p style="text-align: justify;">La distance abolie, le narrateur peut alors s’approcher au plus près de la vierge et de l’amante. Il souhaite déceler, sous la terre rugueuse du renoncement, le limon fertile de sa féminité qu’il sait toujours vivace et palpitante: «De quelle obscurité rigoureusement propre à l’homme que je suis, la jeune Rosa Florès, future sainte Rose de Lima, est-elle la métaphore ?» (p. 59). Pour lui, l’objectif est de contempler dans la vie de Rose son propre accablement, ce péché qui inaugure sa blessure originelle. Il y a la séparation d’avec la mère tout d’abord, comme Rose qui résiste jusqu’à sa mort à la tentation dissolvante de regagner le sein maternel, puis celle d’avec Dieu, le narrateur ayant renoncé à sa vocation et à sa croyance. Cependant, chez lui que la foi a déserté, s’impose la nécessité de témoigner de l’existence spirituelle d’une sainte. À défaut de prier, il ne peut désormais qu’écrire et, s’il choisit Rose, c’est avec le souhait d’éclairer une figure de fascination qui est comme une invitation à la rêverie. Pour lui, il s’agit de:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />m’approprier une modeste image sainte, à la surcharger de mes traits, à la triturer, à la dénaturer, à la violer véritablement, à seule fin d’en tirer un récit […] l’énigme perpétrée d’une histoire, dont j’ai tout lieu de penser que je suis le sujet. (p. 124)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Sans espoir néanmoins d’identité ou de salut: l’écriture n’a pas vocation de réconforter ou de gracier, mais elle œuvre plutôt à la redécouverte d’un fond d’angoisse et de désir, à la prise de conscience d’une faute fondamentale pour le créateur et son personnage. Grande est la distance entre eux, distance à la mesure de Dieu assurément, ce Christ tant désiré pour l’une et perdu à jamais pour l’autre. Rose demeure cette altérité indépassable en son auréole de sainteté. Son mystère, à l’issue du livre, semble donc entier. Mais ce personnage est aussi une femme pleine d’une sensualité exaltée dans son âme mais réprouvée dans son corps car pour elle «le monde perçu, muable et poreux, reste un tableau des passions» (De Certeau, 1982: 360). Cette figure, dans son paradoxe, le narrateur la fantasme indéfiniment. Et même s’il avoue ne pouvoir s’identifier totalement à elle et à l’énigme indéchiffrable qu’est sa vision du sacré, il partage avec son héroïne un même souhait d’absolu: celui de la conciliation impossible des sens terrestres et de la spiritualité.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>La sainte mythobiographique</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">Après les nombreux sévices qu’elle s’est infligée tout au long de son existence, Rose trouve enfin la paix dans la mort, prémisse à sa longue existence post-mortem comme sainte de l’Eglise catholique et d’Amérique du Sud. Cependant, jusqu’au dernier mot du texte, jamais la grâce ne semble totalement acquise pour l’héroïne : l’absence qu’elle a patiemment fouaillée en elle n’est peut-être qu’à la hauteur du siège vide des cieux. Seule certitude: la Rose profilée dans ces pages est celle de Claude Louis-Combet. À travers les motifs du père perdu et de l’intense relation maternelle, motifs totalement imaginés et assumés comme tels par le narrateur, cette sainte vie revisitée explore les catacombes de la jeunesse de l’écrivain: comme le mentionne son ouvrage autobiographique <em>Le recours au mythe</em>, Claude Louis-Combet ne connut pas non plus son père, Capitan disparu, et fut élevé dans la sphère étouffante de deux femmes, sa grand-mère pieuse et dévote, à l’instar de la tante de Rose, Isabelle Herrera, et sa mère surtout, gouvernée par ses sens tout comme Maria de l’Oliva. De sa mère lui vient cette conscience sensible d’un désir qu’il éclaire à la lumière chrétienne comme la faute de chair, qu’il tâche d’expier dans son parcours de séminariste. Le poids de la culpabilité est cependant trop lourd et, inconciliables, son goût de Dieu et sa volupté l’amènent à la rupture où il renie le premier pour mieux embrasser la seconde. C’est alors par l’écriture pervertie de l’hagiographie qu’il cherche à ouvrir toujours plus largement l’entaille de la nuit énigmatique du sexe:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />A travers les biographies hagiographiques, je ne perdais jamais de vue mon projet initial, qui consistait surtout à évaluer la perte que j’avais subie en reniant ma foi et à rechercher, dans l’ordre charnel, des équivalences et des compensations pour un tel sacrifice. (Louis-Combet, 1998: 337)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Dans cette nouvelle variation autour d’une virginale figure, Claude Louis-Combet convertit la Sainte Rose de Lima en sainte Rose de sexe et de texte.</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">ALBERT, Jean-Pierre (1997), <em>Le sang et le Ciel. Les saintes mystiques dans le monde chrétien</em>, Paris, Aubier, coll. «Historique.<br /><br />DE CERTEAU, Michel (1982), <em>La Fable mystique: XVIe-XVIIe siècle</em>, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque des histoires».<br /><br />LOUIS-COMBET, Claude (1997), <em>L’Âge de Rose</em>, Paris, José Corti, coll. «Domaine français».<br /><br />LOUIS-COMBET, Claude (1998). <em>Le recours au mythe</em>, Paris, José Corti, coll. «Domaine français».<br /><br />LOUIS-COMBET, Claude (2002). «En marge de <em>L’Âge de Rose</em>», dans <em>L’homme du texte</em>, Paris, José Corti, coll. «En lisant, en écrivant».</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/laureole-profanee-du-desir#comments Amérique Biographie DE CERTEAU, Michel France LOUIS-COMBET, Claude Mystère Obscénité et perversion Obsession Psychanalyse Religion Représentation de la sexualité Transgression Roman Thu, 22 Aug 2013 17:09:59 +0000 Laurence Côté-Fournier 785 at http://salondouble.contemporain.info Écran de chair, canal fétiche http://salondouble.contemporain.info/lecture/ecran-de-chair-canal-fetiche <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/herve-martin">Hervé, Martin</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-fete-de-lane">La Fête de l&#039;âne</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>Une entreprise de déconstruction symbolique peut faire office d’engagement. À défaut de prendre les armes, l’écrivain torpille la farce idéologique par l’usage d’une langue explosive, prête à dynamiter les simulacres du système. Admirablement traduit en français par François Monti en 2012, un an après <em>Providence</em>, aux éditions Passage du Nord-Ouest, <em>La Fête de l’âne</em> de Juan Francisco Ferré se présente comme une tentative de démantèlement de l’idéologie et de la geste terroriste, à travers l’exemple de l’Organisation, groupuscule postiche de l’ETA basque indépendantiste. Mais, en s’attaquant également aux rouages du monde globalisé capitaliste et tentaculaire, à ses ersatz de démocratie et à ses contre-pouvoirs factices, son texte frappe de tous les côtés et n’épargne aucune entité dogmatique. Loin de se cantonner au récit linéaire d’un sujet pris dans l’engrenage du terrorisme, l’œuvre de Ferré s’apparente plutôt à la fiction hallucinée d’un fol-en-mythe arrimé à son rafiot à la dérive sur l’océan d’un langage mis au service de la politique, c’est-à-dire, selon ce que nous propose l’auteur, de la perversion. L’une et l’autre sont, en effet, filles de l’imposture et du faux-semblant<a href="#_ftn1" name="_ftnref1" title="">[1]</a>.</p> <p>Avec le délire comme aiguillon de l’écriture, la légende nationale d’un vert pays paradisiaque et de son peuple d’élus est, dès le départ, gâtée. Pour preuve en est l’enfilade désordonnée des chapitres qui ne répond à aucune logique chronologique ou réaliste. L’ensemble s’apparente plutôt à une course à l’effroi, par l’accumulation au fil des pages des meurtres, des orgasmes et des mues d’un certain Gorka K. Ancien conseiller municipal, Gorka s’est très vite imposé comme une <em>rock star</em> télégénique du mouvement terroriste. Néanmoins, s’il représente la figure de proue de la lutte indépendantiste, ses débordements homosexuels sont fortement réprouvés par ses compatriotes, tant du côté de ceux qui l’acclament que de celui de ceux qui le vouent aux gémonies. En polarisant les attentes et les désirs, Gorka révèle surtout l’inévitable substitution du culte de la personne à la croyance en un idéal&nbsp;: son corps célébré devient immarcescible, il survit à toutes les exactions et réactualise sans cesse sa mort, jusqu’à être le spectateur chosifié de sa propre autopsie. Imperméable aux contingences, sa chair doctrinaire demeure insaisissable et insoutenable puisqu’elle est privée d’une tangibilité et d’une réelle identité. Elle ne tient qu’en vertu du langage de la propagande. Miroir teinté et sans reflet, l’être-Gorka ne montre à l’Autre que le vide. Sans espoir de permettre une reconnaissance mutuelle, il ne peut être figuré — faute d’être dévoilé — qu’à travers le médium théâtral des apparences de l’Organisation, de ses costumes et de ses anamorphoses. Ainsi que le souligne un passage du texte, face à Gorka, le pistolet entre les mains, on préfère se tirer une balle dans la tête plutôt que de lui en coller une entre les deux yeux. Lors de l’épisode qui donne son titre au livre, l’idole terroriste entre dans un village sur un vieil âne souffreteux. Très vite, la cérémonie politique pompeuse tourne au grotesque des scènes de carnaval médiéval, le délire s’empare irrémédiablement des habitants en cette parodie de Dimanche des Rameaux. La foule délaisse bien vite Gorka pour réclamer l’âne à l’agonie, préférant le corps martyrisé (mais authentifié dans sa souffrance) de l’animal à la chair virtuelle, car entièrement construite sur une accumulation de discours et d’images creuses, de son cavalier.</p> <p>Amas de viandes légères comme de la dentelle et coupantes comme du verre, le corps-terroriste idéal tourne à vide&nbsp;; son centre de gravité est un trou noir profond et sidérant comme un œil. Pour masquer ce gouffre, son corps se fait pareil à un rideau ou à un écran sur «&nbsp;quoi se projette et s’imagine l’absence&nbsp;», pour citer Jacques Lacan. Gorka devient «&nbsp;l’idole de l’absence<a href="#_ftn2" name="_ftnref2" title="">[2]</a>&nbsp;»&nbsp;; en somme, tout en restant sujet pervers, il est hissé par le dispositif médiatique au rang de fétiche humain édifié sur un trou à combler par le manège incessant des miroitements et des métamorphoses. Le postiche fait homme annonce, en ce sens, l’avènement d’infinies transsubstantiations&nbsp;et le règne de la perversion : le sujet semble se&nbsp; faire objet par des changements de peau et d’identité, aussi faciles, rapides et vains qu’une navigation entre des programmes télévisuels par simple pression du doigt sur une télécommande. Défilent sous les yeux du lecteur de multiples incarnations, de la femme militaire proche de s’embraser au transsexuel servant aux clients d’une taverne tropicale la «&nbsp;voiturexplosive&nbsp;», son fameux cocktail assaisonné de sperme. D’une figure à l’autre, le fantasme morbide et sexuel règne incontestablement, un fantasme toujours orchestré dans des rituels méticuleux, afin que tout soit bien ordonné, bien rangé dans le rapport que le nouveau sujet de la Terreur entretient avec son univers de choses réifiées. Durant ses moments d’intimité, Gorka revêt les uniformes des hérauts de l’État qu’il honnit devant un miroir, assouvissant là un plaisir évidemment narcissique. Mais l’écran et le regard entretiennent chez lui plus d’un lien avec la jouissance. Ainsi, sa verge sécrète sa semence à intervalles réguliers devant la télévision, la turgescence du membre — et la potentialité de plaisir — variant en fonction des émissions et de la sympathie ou de l’aversion qu’elles affichent envers l’Organisation. L’orgasme pris avec autrui semble, de son côté, inaccessible hors de l’aire de puissants fétiches tels le béret rouge de l’Ertzaintza dont il coiffe ses amants musclés ou un rondin de bois échappé de son enfance. Homme, bibelot ou image, chacun est forcé de se «&nbsp;résigner à sa condition distraire d’objet désirable&nbsp;», à accepter son objectalisation par les discours promus tant par l’Organisation que par l’État. L’apogée de la jouissance assujettie à la propagande&nbsp;se manifeste sans conteste lors de l’enterrement d’un indépendantiste. Sa dépouille est recousue à la va-vite avec les organes d’autres compagnons morts dans l’attentat. Le cadavre rafistolé, terroriste absolu et montagne de chair pourrissante, surgit hors de son cercueil et, face à lui, Gorka ne peut que ployer l’échine en attendant de se faire enfiler&nbsp;: objet pour objet, la rigidité cadavérique contre la virtualité d’une idole-écran, d’un sujet-fétiche hors de toute prise tangible, mais se rêvant entièrement rigide à l’image du revenant. Le coït entre le corps béant de l’égérie télé-idéologique et la viande pourrie du combattant parfait ne peut aboutir, en toute logique, qu’à une union stérile, à l’éjaculation avariée d’un mythe nationaliste mort-vivant.</p> <p>Outre le phallus gorkaien, appendice agité, dressé ou ramolli comme un «&nbsp;senseur de contrôle d’audience&nbsp;», un autre totem, le téléviseur, paraît obséder le monde terroriste dépeint par Ferré. L’un et l’autre se nourrissent respectivement de leurs visqueuses matières séminales et médiatiques, en des parodies de messe pour révolté fasciné par l’image. L’âge moderne promet la suprématie de la télévision (Gorka n’a-t-il pas prononcé ses vœux de combattant de la cause basque devant son poste&nbsp;?) sur les anciennes formes de savoir, le livre en tout premier lieu. La Némésis de Gorka prend justement les traits d’un écrivaillon paradant sur les plateaux. Avec son livre au titre protéiforme, tantôt traduit par <em>La Mélopée de la mule</em>, puis <em>L’Homélie du grison</em> ou <em>Le Festival de la bourrique</em>, sa polysémie étant éternellement inaccessible à l’esprit caparaçonné du terroriste, l’auteur réclame l’indépendance des provinces basques avec un motif hautement provocateur. Il souhaite, en effet, que le pays se déleste de ce qu’il juge être un boulet régional, archaïque et violent. Le sang de Gorka ne fait qu’un tour, car il a finalement trouvé l’ennemi à sa mesure. Pourtant, il reste impuissant à atteindre ce double fictionnel et sarcastique de Ferré. L’auteur bien réel de <em>La Fête de l’âne</em> ne se refuse donc aucune caricature ni aucune influence. Il pioche librement dans une dense mixture historico-littéraire. Les aventures délirantes de Gorka sont l’occasion de retrouver les empreintes, parfois lourdement marquées, du monstre de Kafka, de l’idiosyncrasie et du «&nbsp;mythe de l’éternel retour&nbsp;» cher à Nietzsche, sans faire l’impasse sur la reconstitution de l’assassinat de Marat. L’écriture que Ferré déroule est accoutrée de tout un jargon médiatique, politique et religieux, les phrases s’emberlificotant quelquefois dans des essais de descriptions techniques indigestes. Reviennent en mémoire les expérimentations sémantiques d’Elfriede Jelinek dans <em>La Pianiste</em>, où son utilisation excessive d’un langage dominant et normatif indiquait en creux qu’il était piégé de l’intérieur par la volonté subversive de l’écrivaine autrichienne. Comme le pense Gorka, «&nbsp;le patriote est une histoire de cœur, pas de tête&nbsp;». Dans tout projet populiste, la masse est perçue comme une créature viscérale, réceptive à des émotions grossièrement taillées par le discours. Les mots évidés dans les chants bouillonnants d’emphase du lyrisme patriotique doivent dompter le peuple. Par conséquent, Gorka, «&nbsp;mystificateur congénital&nbsp;», ne peut voir dans la parole affranchie et plurivoque de l’écrivaillon que les germes de la ruine de son entreprise sacrée et monolithique, et, <em>in fine</em>, y découvrir la promesse d’une chute dans un réel dissolvant.</p> <p>Les boniments de l’Organisation et de l’État, leurs armes médiatiques et répressives, tout paraît se disloquer, à l’issue de la lecture, dans le brouhaha de neige d’un téléviseur défectueux, tandis qu’apparaissent par intermittence quelques images de l’attentat de 1973 contre l’amiral Carrero Blanco, alors dauphin de Franco, sa voiture éjectée dans les airs par une charge explosive. Attentat ouvrant magistralement les pages du livre et revisité par un Ferré qui ne paraît pas bouder son plaisir tout du long, comme en témoignent son humour grinçant, ses tableaux sordides d’exécutions, de viols collectifs et de jouissance contrariée, son écriture, enfin, qui pulvérise toutes les utopies. Face aux chantres d’un futur édénique dont la vacuité est désormais rendue évidente, Juan Francisco Ferré nous tend une paume où palpitent les cendres toujours brûlantes du présent de la brutalité et de la bêtise.</p> <div><br clear="all" /><br /> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn1"> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1" title="">[1]</a> Au sujet de la perversion trompeuse, j’invite le lecteur à consulter le livre, au titre emblématique, du psychanalyste belge Serge André&nbsp;: <em>L’Imposture perverse</em>, Paris, Seuil, coll. «&nbsp;Champ freudien&nbsp;», 1993, 425 p.</p> </div> <div id="ftn2"> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2" title="">[2]</a> Les deux citations&nbsp;: Jacques Lacan, <em>Le Séminaire,</em> <em>livre IV, La relation d’objet</em>, <em>(1956-1957)</em>, Paris, Seuil, coll. «&nbsp;Champ freudien&nbsp;», 1994<em>, </em>p. 155.</p> <p>&nbsp;</p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/ecran-de-chair-canal-fetiche#comments Action politique FERRÉ, Juan Francisco France Paratexte Perversion Politique Psychanalyse Terrorisme Roman Mon, 20 Jan 2014 13:50:20 +0000 833 at http://salondouble.contemporain.info Emmanuel Carrère: écrivain du discours http://salondouble.contemporain.info/article/emmanuel-carrere-ecrivain-du-discours <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/snauwaert-maite">Snauwaert, Maïté</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/ladversaire">L&#039;Adversaire</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/biblio/dautres-vies-que-la-mienne">D&#039;autres vies que la mienne</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/le-journalisme-litteraire-lecrivain-sur-le-terrain">Le journalisme littéraire: l&#039;écrivain sur le terrain</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;">Dans son article de 1966 «Les relations de temps dans le verbe français», Émile Benveniste oppose le <em>discours</em> au <em>récit</em>, celui-ci caractérisé par son absence de subjectivité, celui-là au contraire par sa situation. Je veux postuler qu’émergent dans le champ littéraire français des <em>écrivains du discours</em>, parmi lesquels Emmanuel Carrère, qui ne dissimulent pas leur subjectivité derrière des formes génériques, mais proposent un mode d’engagement dans le texte qui est de tout temps. Du côté de la non-fiction ou d’un usage de la fiction au service du réel – entendu, comme chez Philippe Forest après Georges Bataille, en tant qu’irréductible de l’expérience, qui ne s’atteint peut-être que par les voies détournées de la littérature et de la représentation –, ce sont les formes de la vie humaine et ce que l’écriture peut en rendre qui intéressent ces auteurs. Leurs textes non seulement portent la trace de ce travail de terrain et d’une interrogation éthique sur le droit de dire, mais ils discutent la présence de l’auteur et son engagement dans l’écriture comme un mode d’action sur le monde.</p> <p style="text-align: justify;"><br />De sa rencontre avec le monstrueux dans <em>L’Adversaire</em> (2000) à sa confrontation du pathétique dans<em> D’autres vies que la mienne</em> (2009), l’écrivain est chez Emmanuel Carrère celui qui dit «je» dans l’espace public; celui qui prend sur lui la responsabilité de sa représentation du réel, et jusqu’à un certain point la responsabilité du réel, par un double mode d’identification et d’investigation qui agit comme une forme de solidarité à l’égard de celui-ci: en écrivant le monde, l’écrivain se propose non de le surplomber mais d’en participer. La représentation produite ne vise pas l’authentique, «cette fiction particulière qui nous fait perdre de vue le réel en nous laissant croire que, dans quelque réserve profonde, nous pouvons le puiser», comme le définit Pierre Jourde (2005: 11), mais se montre co-extensive de la réalité, participant des formes de sa connaissance voire de sa production. L’auteur ne prétend pas à la saisie d’une vérité une et unique sur le réel, ni à une saisie directe et instantanée telle que la postule Isabelle Meuret (2002) dans son rapprochement entre journalisme littéraire et cinéma-vérité, mais à une vérité singulière dont il est le seul garant, et dont il met de l’avant le dispositif, rend explicites les modalités de reportage et d’écriture, afin d’éviter l’écueil d’une prétention à l’authenticité qui ne serait qu’un <em>effet d’authentique</em> (Jourde, 2005).</p> <p style="text-align: justify;">Cet écrivain du discours, tel que je le postule, qui s’attache à mettre en évidence les modalités de composition de son texte, à y discuter son point de vue, cherche, par contraste avec celui du récit, non l’objectivité ou la neutralité d’un monde présenté comme auto-produit, mais la mise en évidence des subjectivités plurielles et parfois conflictuelles qui médiatisent notre relation au réel.<br /><br />Emmanuel Carrère a d’illustres prédécesseurs dans cette veine que constitue le fait divers ou l’affaire criminelle pour l’imagination des romanciers. Comme le rappelle Bruno Curatolo dans son article «La chronique judiciaire romancée» (2011), cet intérêt pour le réel est mis en évidence par André Gide dans ses <em>Souvenirs de la cour d’assises</em> et <em>La Séquestrée de Poitiers</em>; par Jean Giono avec ses <em>Notes sur l’Affaire Dominici</em> suivies d’un <em>Essai sur le caractère des personnages</em>, dont le titre dit bien l’entrée dans la fiction de toute représentation et de toute appropriation du réel par l’écrivain; par Marguerite Duras avec son «Sublime, forcément sublime Christine V.» pour <em>Libération</em>; et par Carrère lui-même qui, inspiré de l’affaire Romand, écrivit d’abord <em>La Classe de neige</em> sous la forme d’un récit à la troisième personne. Dans ces textes inclassables et souvent hétérogènes dans la production de leurs auteurs, dont les titres signalent l’approximation générique et le lien à la réalité («souvenirs», «notes», «essai», «récit»), celle-ci est présentée comme porteuse d’énigmes que la littérature est à même non de résoudre, mais de révéler dans leurs contradictions, et dans ce qu’elles ont à nous dire de la nature humaine. Ces cas-limites recèlent, avant l’intervention du littéraire, ce dont celui-ci est d’ordinaire à la recherche par les sentiers de la fiction: un drame humain et sa crédibilité jusque dans ses plus étonnants paradoxes. Le travail du romancier est alors d’organiser ce drame, d’en montrer les ressorts et les constituants pour offrir à la réflexion, plutôt qu’à l’imagination, tout le caractère humain qui rattache, à travers leur aspect extraordinaire et malgré celui-ci, ces figures de la monstruosité à nous êtres ordinaires, nous les rendant fascinants et terrifiants à la fois.</p> <p style="text-align: justify;">C’est parce qu’il est notre autre mais qu’il émane de la même fabrique humaine que nous que le criminel, l’infanticide, l’assassin, nous voulons le connaître, nous cherchons à le comprendre. Sa monstruosité ne nous est pas étrangère; elle constitue un degré de notre humanisation – qui en tant que processus, court toujours le risque de sombrer dans la déshumanisation –, degré extrême auquel nous espérons ne jamais parvenir. Ces auteurs montrent que cette monstruosité apparaît sur une ligne continue à notre humanité courante, plutôt qu’elle n’en serait l’envers. Lorsque<em> L’Adversaire</em> reconstitue l’histoire de Jean-Claude Romand, cet homme qui fit croire à son entourage qu’il était médecin et chercheur à l’Organisation Mondiale de la Santé pendant dix-huit ans, alors qu’il n’était rien; puis qui, sur le point d’être découvert, assassina tous les membres de sa famille: parents, femme et enfants, Carrère commence par s’identifier au père de famille en lui, à faire valoir entre eux les rapprochements: «Le matin du samedi 9 janvier 1993, pendant que Jean-Claude Romand tuait sa femme et ses enfants, j’assistais avec les miens à une réunion pédagogique à l’école de Gabriel, notre fils aîné.» (2000: 9, c’est l’<em>incipit</em>) Cette mise en parallèle qui semble banaliser les crimes insiste sur la chronique de la vie ordinaire au <em>dérapage près</em>: «[Gabriel] avait cinq ans, l’âge d’Antoine Romand. Nous sommes allés ensuite déjeuner chez mes parents et Romand chez les siens, qu’il a tués après le repas.» (2000: 9) De l’extérieur, rien ne distinguait avant le passage à l’acte un Emmanuel Carrère d’un Jean-Claude Romand, un père de famille d’un autre. En écrivant cette histoire au «je» – le sien et non celui de Romand –, Carrère fait le choix d’assumer son point de vue, de prendre sa responsabilité d’auteur vis-à-vis d’une histoire qui n’est pas la sienne. Il s’en explique dans une lettre à Romand:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Mon problème […] est de trouver ma place face à votre histoire. […] Ce n’est évidemment pas moi qui vais dire “je” pour votre compte, mais alors il me reste, à propos de vous, à dire “je” pour moi-même. À dire, en mon nom propre et sans me réfugier derrière un témoin plus ou moins imaginaire ou un patchwork d’informations se voulant objectives, ce qui dans votre histoire me parle et résonne dans la mienne. (2000: 203-204)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />L’écrivain devient la caisse de résonance d’une histoire qui, parce qu’elle est incroyable, a besoin d’un écho pour s’actualiser pleinement; non tant pour son acteur principal, dont la problématique est son rapport intérieur à la vérité, mais pour nous qui la recevons sans savoir quoi en faire. Or l’écrivain, en la médiatisant par la mise en évidence de sa propre subjectivité affectée, peut, sinon nous la rendre compréhensible, du moins l’humaniser. «<em>L’Adversaire</em> n’est pas simplement le récit de la vie de Jean-Claude Romand, écrit Émilie Brière, il s’agit avant tout du récit de l’effet qu’a eu ce fait divers dans la vie de l’auteur, et, conséquemment, de celui des démarches entreprises pour l’écriture du roman.» (2009: 166) Si Carrère ne témoigne pas dans son texte d’une empathie particulière pour Romand, il accepte néanmoins de jouer ce rôle de miroir dans lequel se réfléchit cet homme insaisissable, d’être celui qui pourrait à son tour basculer. Il montre que <em>l’adversaire</em>, c’est cet autre sombre et latent que chacun porte en soi. Pour trouver sa place face à cette histoire, il reconnaît une différence de degré mais non d’essence entre lui-même et l’autre.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Si l’écrivain choisit ses histoires, il montre qu’elles viennent à lui dans le cours de son quotidien, dont la chronique accentue les points communs. L’<em>incipit</em> de <em>L’Adversaire</em> continuait sa description de la fin de semaine: «J’ai passé seul dans mon studio l’après-midi du samedi et le dimanche, habituellement consacrés à la vie commune, car je terminais un livre auquel je travaillais depuis un an: la biographie du romancier de science-fiction Philip K. Dick. […] J’ai fini le mardi soir et le mercredi matin lu le premier article de <em>Libération</em> consacré à l’affaire Romand.» (2000: 9) En l’occurrence, c’est la solitude comme contrepoint de la vie familiale qui est soulignée, dimension évidente mais la plus énigmatique de l’histoire de Romand, ces journées entières passées à ne rien faire, dont le vide apparaît comme l’envers stérile de la solitude de l’écriture, portant à l’imagination et portée par le projet du livre, mais dont il serait difficile certains jours de rendre compte, et qui n’a personne pour témoin. Lorsque Carrère s’engage sur le terrain de cette histoire, retraçant les lieux parcourus par Romand, lui écrivant et le rencontrant une unique fois, allant à la rencontre des témoins survivants, ce sont les similarités des vies d’hommes qu’il met de l’avant, déplaçant cette fois le foyer d’identification vers le meilleur ami: «L’idée a traversé Luc, elle devait le hanter par la suite, que dans [ce qu’il crut d’abord être un cauchemar] Jean-Claude faisait office de double et qu’il s’y faisait jour des peurs qu’il éprouvait à son propre sujet: peur de perdre les siens mais aussi de se perdre lui-même, de découvrir que derrière la façade sociale il n’était rien.» (2000: 16) Cette peur, on entend que c’est celle aussi bien de Carrère, que c’est «ce qui dans [cette] histoire me parle et résonne dans la mienne» (2000: 204, déjà cité). Anticipant sur le livre de 2009, ce sont déjà d’<em>autres</em> vies qui informent l’écriture de Carrère, telles qu’elles s’inscrivent dans la fibre ordinaire de la sienne.<br />&nbsp;</p> <p style="text-align: justify;"><em>D’autres vies que la mienne</em>, avec son titre programmatique, poursuit cette veine. Carrère y aborde une catastrophe collective, le tsunami de 2004 dans l’océan Indien, à travers le prisme singulier d’un couple de Français en vacances au Sri Lanka, avec lequel Carrère et sa compagne ont sympathisé, qui perd sa petite fille dans la vague. Or, comme s’il fallait une brèche dans le tissu de sa vie pour s’ouvrir à celle des autres, cette histoire s’inscrit sur la ligne brisée de la propre vie de Carrère: «La nuit d’avant la vague, je me rappelle qu’Hélène et moi avions parlé de nous séparer.» (2009: 7, c’est l’<em>incipit</em>) Cette prémisse va être bouleversée par le tsunami et par une autre tragédie familiale qui frappe plus près. La sœur de la compagne de l’auteur, hospitalisée pour une embolie pulmonaire juste avant leur départ, révèle une récidive de cancer qui va l’emporter en laissant seuls son mari et leurs trois enfants. Faisant suite au premier récit du tsunami, le texte devient le récit de ce cancer, de son issue, des vies croisées qu’il va toucher: celle de la jeune mère qui se prépare en toute conscience à mourir; celles du mari puis du veuf, des enfants; celle du proche collègue de la jeune femme, juge comme elle, survivant du cancer amputé d’une jambe, dont Carrère décide de raconter l’histoire personnelle et le quotidien de sa profession.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Cette enquête à son tour, qui rend le livre étrangement hétérogène à la façon du faux départ de <em>Psycho</em> d’Alfred Hitchock (USA, 1960), devient un véritable examen des commissions de surendettement en France. Elle dévoile l’héroïsme d’un homme à présent seul – il partageait avec la défunte son courage et sa vision de la justice –, qui, revenu de la mort, retient le bras de la machine judiciaire et des compagnies financières qui écrasent les plus faibles. Cette catastrophe-là est économique, et n’a pas moins d’impact, social et individuel, que n’en a eu la vague. Elle est seulement plus ordinaire et plus dissimulée sous les replis d’une société en apparence saine parce que la majorité de sa population, relativement au reste du monde, est privilégiée. Dans ces histoires enchevêtrées, liées par leur co-occurrence dans la vie de l’auteur et par leur intensité, le fil rouge est la survie: à la mort de l’enfant, au cancer, à la diminution physique, à l’exclusion sociale. Mais c’est aussi la question du lien, de la solidarité, de la présence de chacun dans la vie des autres qui conduit ces pages. Chez Carrère, la tâche de l’écrivain est de rendre apparent ce lien et de le lier encore à d’autres vies, lui-même inscrit en tant qu’individu dans ce réseau d’imbrications mutuelles génératrices de transformations: «Ah, et puis: je préfère ce qui me rapproche des autres hommes à ce qui m’en distingue. Cela aussi est nouveau» (2009: 308). Inclus dans l’arborescence de ces affections réciproques, ou à son fondement, le couple initial a évolué de l’imminence de la séparation, «avant la vague», au désir, «cinq ans plus tard», après avoir «eu une petite fille», de «vieillir ensemble» (2009: 7). On part en vacances avec une femme dont on est peut-être sur le point de se séparer, et on se retrouve témoin d’un cataclysme, du deuil déchirant d’une jeune famille, de la passion pour la justice sociale d’un survivant du cancer, d’une plongée dans la machine judiciaire française. Ce, selon une courbe d’événements imprévisible quelques mois auparavant et qui va nous affecter durablement.<br /><br />La démarche d’Emmanuel Carrère s’apparente ainsi à celle du journalisme littéraire ou <em>literary journalism</em> de la tradition anglo-saxonne, ce «journalisme au long cours, qui prend le temps de voyager, rencontrer, raconter» tel que le décrit Isabelle Meuret, et qui, marqué par «une qualité d’écriture et un engagement de l’auteur», «permet une approche phénoménologique de la réalité dans toute son humanité», tout en constituant «une investigation minutieuse des faits rapportés», puisque «sa matière première est le réel» (2012). Dans la tradition française, les textes de Carrère relèvent du reportage, qui à la différence du fait divers caractérisé «par le gommage d’indices de l’observation et par une énonciation se voulant objective», «replace au cœur du journal le sujet, témoin des faits narrés ou, du moins, garant de leur validité» (Boucharenc et al., 2011: 14). Le romancier écrit à la fin de <em>D’autres vies que la mienne</em>: «Chaque jour depuis six mois, volontairement, j’ai passé quelques heures devant l’ordinateur à écrire sur ce qui me fait le plus peur au monde: la mort d’un enfant pour ses parents, celle d’une jeune femme pour ses enfants et son mari.» (2009: 308) C’est l’aveu de sa plus grande vulnérabilité qui est le garant de son écriture, tandis que les vies venues à sa rencontre chargent l’écrivain en lui d’une responsabilité éthique: «La vie m’a fait témoin de ces deux malheurs, coup sur coup, et chargé, c’est du moins ainsi que je l’ai compris, d’en rendre compte.» (2009: 308) Ce rôle de reporter est celui de qui, ayant vu et sachant dire, doit témoigner:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Le reporter, en effet, est censé avoir été présent personnellement sur place et, s’il n’a pas assisté à proprement parler à l’événement dont il rend compte, ou qu’il n’a pu prendre connaissance lui-même des rouages de la situation qu’il décrit, il doit avoir recueilli et vérifié des témoignages, de préférence de première main. Autrement dit, bien que – ou parce que – se présentant comme le garant de la validité de l’information, l’enquête n’exclut aucunement la présence, en tant que sujet, de l’enquêteur dans un discours: elle l’implique, tout au contraire, et non sans ambiguïtés. (Boucharenc et al., 2011: 14)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Dans <em>L’Adversaire</em>, l’écrivain se faisait rapporteur non pour accentuer les différences qui nous séparent irrévocablement de l’assassin, mais pour faire valoir les dénominateurs communs par lesquels chacun peut s’y identifier. Il montrait que, de l’ami jusqu’à l’écrivain, comme nous sans lien d’abord avec son histoire, personne n’est indemne, puisqu’une telle histoire menace le tissu social comme la fabrique individuelle. Dans <em>D’autres vies que la mienne</em>, affrontant «ce qui [lui] fait le plus peur au monde» (2009: 308), il acceptait de confronter des peurs ancestrales, universelles, qui sont parmi les derniers tabous de l’Occident.</p> <p style="text-align: justify;"><br />L’écrivain du discours, chez Carrère, se fait l’émissaire de nos interrogations, s’approchant au plus près de l’énigme sans prétendre en savoir quelque chose, usant de sa présence sur les lieux et de son aura culturelle pour accéder à des dimensions qui nous demeureraient inconnues. Il met au jour l’histoire dans ses constituants, la désépaissit sans la réduire en décrivant la suite des faits avec précision et clarté, dans la maîtrise ordonnée d’une langue de laquelle, pour nous permettre d’en être les interlocuteurs, il ne s’efface pas. Il en expose les éléments croisés de discours: entretiens, témoignages, correspondances, dont aucun ne peut prétendre davantage à la vérité, mais qu’il se donne la tâche d’articuler et de rendre lisibles pour tous. «Est sujet celui par qui un autre est sujet», écrit Henri Meschonnic (2010: 31). C’est en assumant la responsabilité de sa présence dans le texte, des raisons personnelles pour lesquelles l’histoire le touche, de son point de vue, que l’écrivain permet au lecteur d’être à son tour sujet face à l’événement, conscience critique plutôt que spectateur passif et insensibilisé.<br /><br />«Alors que le journalisme se conçoit volontiers comme un discours référentiel, censé rendre compte des faits, des événements – qu’il est par conséquent largement perçu comme <em>tenu au réel</em> –, la littérature est plus traditionnellement considérée comme jouissant d’une plus grande marge de liberté dans ses relations avec la réalité», écrivent&nbsp; Myriam Boucharenc, David Martens et Laurence van Nuijs dans leur introduction au dossier «Croisées de la fiction. Journalisme et littérature» (2011: 9). La particularité de ce que j’ai appelé cette <em>écriture du discours</em> à la française, qui montre un sujet affecté par ce qu’il rapporte et n’est pas sans similitudes avec le journalisme littéraire américain, est qu’elle se sent <em>tenue au réel</em>. Écriture de non-fiction à la façon du <em>non-fiction novel</em> de Truman Capote avec <em>In Cold Blood</em> (1966), dont Carrère dit s’être au départ inspiré pour écrire <em>L’Adversaire</em> (Carrère 2006; Herrero Cecilia 2011), elle n’a pas la «neutralité de ton» du journalisme (Boucharenc et al., 2011: 10) (ce qui n’empêche pas la sobriété chez Carrère), bien qu’elle soit attachée à ne pas trahir la réalité des milieux, des discours, des expertises (la séquence connue des événements, l’emploi du temps avéré de Romand, les rapports des psychiatres et les impressions des journalistes durant le procès, dans <em>L’Adversaire;</em> les réalités juridiques du crédit à la consommation dans<em> D’autres vies que la mienne</em>).</p> <p style="text-align: justify;"><br />Au nom de Carrère on pourrait ajoindre ceux d’Annie Ernaux, de Philippe Forest, de Jane Sautière, qui selon des poétiques singulières, s’inscrivant comme sujets patents dans leurs textes, rapportent une expérience personnelle pour l’élargir en une réflexion sur la vie humaine, qui apparaît fondée sur des intersections, des points de jonction et des influences, parfois littéraires. Dans des textes qui fraient avec le reportage, ces écrivains du discours présentent leur subjectivité comme point d’articulation de leurs rencontres, ressaisie dans le temps second de l’écriture de ce qui donne à penser, mais n’a pas le temps d’être pensé, dans l’expérience quotidienne de la vie humaine.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span></p> <p style="text-align: justify;"><br />BENVENISTE, Émile (1966), «Les relations de temps dans le verbe français», <em>Problèmes de linguistique générale 1</em>, Paris, Gallimard, coll. «Tel», ch. XIX, p. 237-250.</p> <p style="text-align: justify;">BOUCHARENC, Myriam, David MARTENS &amp; Laurence VAN NUIJS (2011), «Croisées de la fiction. Journalisme et littérature» (présentation du dossier), <em>Interférences littéraires/Literaire intenferenties</em>, n°7, novembre, pp. 9-19.</p> <p style="text-align: justify;">BRIÈRE, Émilie, «Faits divers, faits littéraires. Le romancier contemporain devant les faits accomplis», <em>Études littéraires</em>, vol. 40, n°3, automne 2009, p. 157-171.</p> <p style="text-align: justify;">CARRÈRE, Emmanuel (1995), <em>La Classe de neige,</em> Paris, P.O.L.</p> <p style="text-align: justify;">CARRÈRE, Emmanuel (2000), <em>L’Adversaire</em>, Paris, P.O.L., rééd. «Folio».</p> <p style="text-align: justify;">CARRÈRE, Emmanuel (2006), «Capote, Romand et moi», <em>Télérama</em>, 11 mars. Cité dans HERRERO CECILIA, Juan (2011), «Sur la figure du double et l’énigme du mal dans <em>L’Adversaire </em>d’Emmanuel Carrère, une histoire d’imposture criminelle», <em>Çédille, revista de estudios franceses</em>,<em> Monografías 2</em>, p. 313.</p> <p style="text-align: justify;">CARRÈRE, Emmanuel (2009), <em>D’autres vies que la mienne</em>, Paris, P.O.L.</p> <p style="text-align: justify;"><br />CURATOLO, Bruno (2011), «La chronique judiciaire romancée», dans «Croisées de la fiction. Journalisme et littérature», <em>Interférences littéraires/Literaire intenferenties</em>, n°7, novembre, pp. 101-112.</p> <p style="text-align: justify;">DURAS, Marguerite (1985), «Sublime, forcément sublime Christine V.», <em>Libération</em>, 17 juillet 1985.</p> <p style="text-align: justify;">GIDE, André ([1914] 2009),<em> Souvenirs de la cour d’assises</em>, Paris, Gallimard, «Folio».</p> <p style="text-align: justify;">GIDE, André ([1930] 1977), <em>La Séquestrée de Poitiers</em>, suivi de <em>L’Affaire Redureau</em>, Paris, Gallimard, «Folio».</p> <p style="text-align: justify;">GIONO, Jean (1955), <em>Notes sur L’Affaire Dominici</em>, suivies d’un <em>Essai sur le caractère des personnages</em>, Paris, Gallimard.</p> <p style="text-align: justify;">HERRERO CECILIA, Juan (2011), «Sur la figure du double et l’énigme du mal dans L’Adversaire d’Emmanuel Carrère, une histoire d’imposture criminelle», <em>Çédille, revista de estudios franceses</em>, <em>Monografías 2</em>, pp. 307-336.</p> <p style="text-align: justify;">JOURDE, Pierre ([2001] 2005), <em>Littérature et authenticité. Le réel, le neutre, la fiction</em>, Paris, L’Esprit des Péninsules.</p> <p style="text-align: justify;">MESCHONNIC, Henri, «Le Langage comme éthique», <em>Inventer avec l’enfant en CMPP</em>, Toulouse, ERES, 2010, p. 31-40.</p> <p style="text-align: justify;">MEURET, Isabelle (2012), «Le Journalisme littéraire à l’aube du XXIe siècle: regards croisés entre mondes anglophone et francophone», <em>COnTEXTES</em>, 11 [en ligne] URL: <a href="http://contextes.revues.org/5376" title="http://contextes.revues.org/5376">http://contextes.revues.org/5376</a> (page consultée le 15 juillet 2013).</p> http://salondouble.contemporain.info/article/emmanuel-carrere-ecrivain-du-discours#comments Autorité narrative Biographie CAPOTE, Truman CARRÈRE, Emmanuel Deuil Empathie Éthique Fait divers France Récit Subjectivité Essai(s) Récit(s) Mon, 18 Nov 2013 00:49:37 +0000 Maïté Snauwaert 819 at http://salondouble.contemporain.info Raconter, rétablir: esthétique de la rectification chez Jean-Philippe Toussaint et Mathieu Lindon http://salondouble.contemporain.info/article/raconter-retablir-esthetique-de-la-rectification-chez-jean-philippe-toussaint-et-mathieu <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/voyer-marie-helene">Voyer, Marie-Hélène</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-melancolie-de-zidane">La mélancolie de Zidane</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/biblio/lachete-dair-france">Lâcheté d&#039;Air France</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/le-journalisme-litteraire-lecrivain-sur-le-terrain">Le journalisme littéraire: l&#039;écrivain sur le terrain</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: right;">«Mais moi qui ai tant de respect pour la littérature,<br />qui n’acceptais pas de regrouper en volume mes articles de <em>Libération</em>,<br />qu’est-ce qui me prenait de vouloir tirer un livre<br />de cette très miteuse affaire?» (Mathieu Lindon, <em>Lâcheté d’Air France</em>)</p> <p style="text-align: justify;"><br /><br />Les récits <em>Lâcheté d’Air France</em> de Mathieu Lindon et <em>La mélancolie de Zidane</em> de Jean-Philippe Toussaint ont ceci en commun qu’ils proposent une relecture d’événements relativement (ou fortement) médiatisés. Ainsi, le coup de tête asséné par Zinédine Zidane à Marco Materazzi en 2006, lors de la coupe du monde de football, est réinvesti par Toussaint qui, dans son court essai, ramène ce geste du côté de la littérature et transforme le footballeur étoile en héros romanesque. Lindon propose quant à lui, dans sa plaquette pamphlétaire, le récit des événements qui ont mené les employés du comptoir d’Air France de l’aéroport d’Orly à déserter leur poste, le 29 septembre 2001, et à abandonner les voyageurs –Mathieu Lindon était du nombre– après avoir été informés d’une rumeur d’attentat à la bombe. Ce faisant, Lindon met non seulement à jour les travers, les failles et les paradoxes d’une compagnie d’aviation nationale au discours formaté, mais remet surtout en question les écueils d’un «discours de crise» trop bien rodé où l’on peut affirmer tout et n’importe quoi sous prétexte de «mesures de sécurité», sorte d’«argument imparable contre lequel personne n’est plus en droit de s’élever» (25-26). Ce que dénonce Lindon, c’est le discours d’Air France où la lâcheté est travestie en courage, où la «couardise irresponsable» des employés est maquillée en «conduite conforme aux règles de la compagnie» (26), où «fuir […] devien[t] un acte de patriotisme» (28).</p> <p style="text-align: justify;"><br />Comment décrire ces courts textes à mi-chemin entre l’essai littéraire, la chronique et le reportage? Bien que leurs tons soient fort différents –Toussaint se situe du côté de l’essai littéraire alors que Lindon propose une sorte de récit/pamphlet citoyen <strong><a href="#1">[1]</a><a id="1a" name="1a"></a></strong> – les deux textes participent d’une même esthétique, que je tâcherai de circonscrire. Ainsi, parce qu’ils se construisent explicitement sur une <em>insatisfaction</em> face aux récits officiels et qu’ils se présentent comme une relecture très personnelle de ces événements médiatisés, je propose de qualifier ces textes de «récits de rectification». Il ne faut toutefois pas y voir un désir de rectification intransigeant et autoritaire puisque les auteurs s’y présentent comme des «témoins imparfaits», posant un regard subjectif sur l’Événement tout en réfléchissant au pouvoir du geste littéraire.<br /><br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Forme et mélancolie</strong></span><br />Dans leur article «Le coup de boule de Zidane: Un geste chevaleresque au miroir des interprétations», Christian Le Bart et Jean-François Polo (2010) ont bien résumé l’ampleur du&nbsp; «déchaînement interprétatif» dont a fait l’objet le coup de tête de Zidane. Ainsi, ils montrent comment sont entrés</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />dans le jeu interprétatif des acteurs a priori très éloignés du champ sportif, ce qui en soi vaut déjà consécration pour le geste en question. Bernard-Henri Levy commente dans le <em>Wall Street Journal</em>, SOS Racisme prend position contre Materazzi auteur de propos racistes, le président Chirac y va de son mot sur&nbsp; Zidane «génie du football» qui suscite «l’admiration et l’affection de la nation». Les austères éditions de Minuit publient un court texte académique de Jean-Philippe Toussaint intitulé: <em>La Mélancolie de Zidane</em>. Sous le titre <em>La 107ème minute </em>(éd. Les quatre chemins), Anne Delbée, femme de théâtre, rigoureuse biographe de Camille Claudel, de Jean Racine et de Sarah Bernhardt, consacre également un livre à l’événement. […] On se situe donc, avec l’entrée en scène d’écrivains, de politiques, d’intellectuels,&nbsp; bien au-delà du football. Il y a une «Affaire Zidane» (Le Bart et Polo, 2010:26-27).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Le Bart et Polo montrent bien comment le geste irréfléchi de Zidane agit comme un «événement total», comme une «“œuvre ouverte” […] disponible à toutes les appropriations» en ce sens où</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />[l]e geste de Zidane est suffisamment ambigu et mystérieux pour encourager des lectures multiples. Pour les uns, il fait passer Zidane du sacré au profane: la star mondiale redevient un homme ordinaire. Pour les autres, c’est le cheminement inverse, du profane footballistique au sacré de la tragédie antique. Le délire interprétatif est à la mesure de l’ambiguïté de cet acte inexpliqué (Le Bart et Polo, 2010:44).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />L’essai de Toussaint emprunte cette dernière voie: du «profane footballistique», Zidane est rapatrié par l’auteur dans le champ mythique des formes pures et de la création.&nbsp; Dès l’incipit, Zidane est ainsi présenté comme une sorte de dieu mélancolique figé dans un univers hautement pictural, sous «un de ces ciels de vent immenses et changeants de la peinture flamande» (7). Dans le stade de Berlin, le temps se fige et se dilate, comme une préfiguration de l’événement à venir, de l’instant précis où tout basculera:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Zidane regardait le ciel de Berlin sans penser à rien […]. Zidane regardait le ciel de Berlin au-dessus du stade olympique le soir du 9 juillet 2006, et il éprouvait avec une intensité poignante le sentiment d’être là, simplement là, dans le stade olympique de Berlin, à ce moment précis du temps, le soir de la finale de la Coupe du monde de football (7).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Toussaint fait de Zidane un artiste habité d’un souci formaliste, transformant le moindre de ses gestes en formes à l’état pur, tel ce</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />penalty transformé à la septième minute, une <em>Panenka</em> indolente qui toucha la barre transversale pour passer la ligne et ressortir du but, trajectoire de billard qui flirtait déjà avec le tir de légende de Geoff Hurst à Wemblay en 1966. Mais ce n’était encore qu’une citation, un hommage involontaire à un épisode légendaire de la Coupe du monde (8).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Loin de ces interprétations socialisantes (intégration culturelle, violence dans le sport) qui ont envahi les médias suite à ce geste, loin de toute analyse psychologisante (Zidane l’enfant des cités, Zidane le Maghrébin, le musulman), Toussaint s’intéresse plutôt au potentiel créateur, au caractère littéraire de ce geste définitif commis par le footballeur. Ainsi, sa <em>Panenka</em> devient acte littéraire, véritable <em>citation</em> en hommage à Antonín Panenka, footballeur tchécoslovaque à l’origine de cette technique de tir toute particulière. Quant à son coup de boule, il devient coup de maître romanesque:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Le vrai geste de Zidane le soir de cette finale –geste soudain comme un débordement de bile noire dans la nuit solitaire– […] geste décisif, brutal, prosaïque et romanesque: un instant d’ambiguïté parfait sous le ciel de Berlin, quelques secondes d’ambivalence vertigineuses, où beauté et noirceur, violence et passion, entrent en contact et provoquent le court-circuit d’un geste inédit (8-9).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Cette question du «geste inédit», Toussaint se l’approprie et l’explique par sa propre pratique d’écriture en citant le narrateur mélancolique de <em>La salle de bain</em>, son premier roman: «l’envie d’en finir au plus vite, l’envie, irrépressible, de quitter brusquement le terrain et de rentrer aux vestiaires (<em>je partis brusquement et sans prévenir personne</em>), car la lassitude est là, soudain, incommensurable […]» (11). Citant <em>L’encre de la mélancolie</em> de Jean Starobinski, Toussaint explique:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />La mélancolie de Zidane est ma mélancolie, je la sais, je l’ai nourrie et je l’éprouve. Le monde devient opaque, les membres sont lourds, <em>les heures paraissent appesanties, semblent plus longues, plus lentes, interminables</em>. Il se sent fourbu et il devient vulnérable. <em>Quelque chose en nous se tourne contre nous</em> […] (12).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Par son essai, Toussaint ne se présente pas comme un simple spectateur qui propose son récit des événements; il se pose plutôt comme le témoin d’un geste dont il reconnaît la beauté et l’ambiguïté, d’une mélancolie dont il se sait habité.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>«Je veux juste me plaindre»</strong></span><br />Si le ton emprunté par Mathieu Lindon dans <em>Lâcheté d’Air France</em> diffère largement de celui employé par Jean-Philippe Toussaint, c’est notamment parce qu’il signe un véritable pamphlet citoyen, dont l’argumentation est entièrement élaborée «dans le but&nbsp; de réfuter, de disqualifier et de condamner un autre discours sur lequel [l’auteur] port[e] d’emblée un jugement de valeur: i[l] dénonc[e] les absurdités, s’emport[e] contre le mensonge, vilipend[e] les imposteurs» (Glaudes et Louette, 2011:30). Le genre de l’essai, dans lequel s’inscrit <em>La mélancolie de Zidane</em>, «relève, au contraire, du genre délibératif: plus pondéré dans ses appréciations, […] de mettre une pensée à l’épreuve des faits, de l’engager sur la voie du débat intérieur» (Glaudes et Louette, 2011:30). Malgré le changement de ton, c’est également un «geste inédit» qui sert de détonateur au texte que signe Lindon:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Les voyages en avion sont une perpétuelle source de désagréments divers et inattendus mais la fuite précipitée d’employés apeurés devant la clientèle me semble inédite, action apparemment honteuse et susceptible d’ouvrir un âge d’or de l’insécurité aérienne (7-8).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Devant la mauvaise foi de la compagnie, qui se contente de répondre évasivement à ses questions suite à ce fâcheux événement, Lindon réfléchit à la meilleure manière de dénoncer le manque d’éthique d’Air France:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Un article de journal n’aurait ni la taille ni l’environnement pour me permettre de mener à bien ce que je souhaitais, je n’allais pas, quand bien même j’y aurais été par extraordinaire convié, raconter ma mésaventure dans une émission de Jean-Luc Delarue ou de Daniela Lumbroso tel un consommateur trompé […]. Je voulais écrire mon récit, je ne pouvais surmonter cette épreuve ridicule qu’avec un acte littéraire (dénicher le caractère universel de mon embarquement retardé semblait pourtant de prime abord une tâche délicate). (38-39)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Le récit qu’il propose est parsemé d’extraits des lettres qu’il a envoyées au service client d’Air France, au président de la compagnie, au directeur général d’Aéroports de Paris, etc. De même, Lindon rapporte scrupuleusement la teneur des entretiens téléphoniques qu’il a eus avec des employés de la compagnie. Ainsi, devant le lecteur, se déploie sans fard l’image d’une compagnie peu scrupuleuse qui assène à l’auteur des réponses creuses et préfabriquées, des explications qui «ne correspond[ent] aucunement à la réalité et [lui] paraissent d’une mauvaise foi insondable» (32). De la même manière que Toussaint dans <em>La mélancolie de Zidane</em> –mais dans une visée opposée, résolument cynique-, Lindon rapatrie l’Événement du côté de la littérature, ou, pour être plus exact dans ce cas, du côté de la fiction et du roman (entendus comme leurres): «[j]’étais beaucoup plus citoyen que consommateur dans cette affaire. Surtout, je voulais y être écrivain, même si les seuls éléments fictifs intégrés à mon récit, hors ceux propres à l’écriture, étaient ceux qu’Air France y avait introduits par ses déclarations et courriers réels mais extravagants» (43); «[j]e me réjouissais qu’un livre me permette de combattre à armes moins inégales, que, grâce à un récit, je puisse réagir au roman imaginé par Air France» (50).</p> <p style="text-align: justify;"><br />On a vu comment Toussaint et Lindon réfléchissent l’Événement sous l’angle du «geste inédit» (geste romanesque chez Zidane et geste honteux chez Air France). Dans les deux cas, les écrivains adoptent une posture rectificative et opèrent un renversement de signification face à cet événement médiatisé; Toussaint transforme un sacrilège sportif en un coup de maître formaliste, en un pur moment littéraire, alors que Lindon met en évidence la lâcheté d’une compagnie qui affirme avoir agi correctement au nom de «mesures de sécurité». Dans les deux cas, les auteurs décontextualisent l’Événement pour le rapatrier dans le champ du romanesque et de la création (sur un ton empathique chez Toussaint et ironique chez Lindon). Reste maintenant à s’intéresser à la singularité de la posture du témoin telle qu’elle se dessine chez les deux auteurs.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>L’auteur comme témoin aveugle</strong></span><br />Loin de se présenter comme des justiciers ou des défenseurs de la vérité, les auteurs&nbsp; affirment, chose étonnante, ne pas avoir directement <em>vu</em> le geste inédit dont ils ont été témoin (Toussaint) ou victime (Lindon).&nbsp; Ainsi, Lindon explique: «[j]e n’ai pas vu la fuite des agents d’Air France le 29 septembre. J’étais déjà en salle d’enregistrement où tout prenait un retard mystérieux» (12). C’est seulement dans l’après-coup, arrivé à destination, qu’il comprendra l’ampleur des événements:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Regardant Euronews le dimanche matin dans mon hôtel marrakchi, je vis qu’il était rendu compte de ce que j’avais vécu la veille d’une manière inexacte, comme s’il s’était agi des procédures habituelles en cas d’alerte à la bombe. Je téléphonai à <em>Libération</em>, où je suis journaliste, pour informer des faits réels (19).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />De manière plus poétique, Toussaint insiste sur le caractère <em>invisible</em> du geste commis par Zidane. Il emprunte d’ailleurs au lexique de l’aveuglement pour raconter les instants qui ont précédé le coup de tête décisif du footballeur: «[l]a nuit, maintenant, est tombée sur Berlin, l’intensité lumineuse a baissé et Zidane a senti soudain physiquement le ciel s’assombrir au-dessus des ses épaules» (14). Le coup de boule de Zidane a été si vif et imprévu que «[p]ersonne, dans le stade, n’a compris ce qui s’était passé […], le geste avait eu lieu, Zidane avait été rattrapé par les divinités hostiles de la mélancolie» (14-15). Toussaint insiste: personne, pas même lui, n’a vu ce qui s’est réellement passé:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Mon regard allait de gauche à droite, puis, dans mes jumelles, j’ai isolé Zidane, instinctivement, le regard se dirige toujours vers Zidane, la silhouette de Zidane en maillot blanc debout dans la nuit au milieu du terrain, son visage en très gros plan dans le viseur de mes jumelles (15).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Le récit de Toussaint est entièrement basé sur ces paradoxes de l’image; malgré les zooms et les ralentis qui ponctuent le récit, le geste de Zidane reste insaisissable, presque spectral:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Je ne comprenais pas ce qui se passait, personne dans le stade de comprenait ce qui se passait, l’arbitre s’est dirigé vers le petit groupe de joueurs où se tenait Zidane et a sorti un carton noir de sa poche, qu’il a brandi en direction du ciel de Berlin, et j’ai compris tout de suite qu’il était adressé à Zidane, le carton noir de la mélancolie (16).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Le geste de Zidane résiste à toute perception, sorte de tache aveugle à laquelle fait écho de manière presque métaphorique le carton noir brandi par l’arbitre.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;"><strong>Réécrire le réel</strong></span><br />Par l’écriture, Toussaint opère un ultime retournement: il explique comment</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />[l]e geste de Zidane, invisible, incompréhensible, est d’autant plus spectaculaire qu’il n’a pas eu lieu. Il n’a tout simplement pas eu lieu, si l’on s’en tient à l’observation directe des faits dans le stade et à la confiance légitime qu’on peut accorder à nos sens, personne n’a rien vu, ni les spectateurs ni les arbitres (17).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Dans un habile renversement Toussaint transforme le paradoxe de Zénon en paradoxe de Zidane, et explique comment, selon cette logique, le geste du footballeur relève non plus de l’inédit, mais bien de l’<em>impossible</em>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />quand bien même Zidane aurait eu la folle intention, le désir ou le fantasme, de donner un coup de tête à un de ses adversaires, la tête de Zidane n’aurait jamais dû atteindre son adversaire, car, chaque fois que la tête de Zidane aurait parcouru la moitié du chemin qui la séparait du torse de l’adversaire, il lui en serait resté encore une autre moitié à parcourir, puis une autre moitié, puis une autre moitié encore, et ainsi de suite éternellement, de sorte que la tête de Zidane progressant toujours vers sa cible mais ne l’atteignant jamais, comme dans un immense ralenti monté en boucle à l’infini, ne pourra pas, jamais, c’est physiquement et mathématiquement impossible (c’est le paradoxe de Zidane, si ce n’est celui de Zénon), entrer en contact avec le torse de l’adversaire –jamais, seule la fugitive pulsion qui a traversé l’esprit de Zidane a été visible aux yeux des téléspectateurs du monde entier (17-18).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Réécrire, rectifier le réel, voilà ce que propose Toussaint en s’appropriant l’un des paradoxes de Zénon qui lui permet de nier l’Événement en éclipsant le mouvement opéré par la tête de Zidane ce fameux soir du 9 juillet 2006. D’une manière moins poétique que Toussaint, plus revendicatrice, Lindon souhaite également rectifier le réel par son récit:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />il y a toujours l’espoir que tout vienne avec quand on tire le fil, qu’en dénonçant une lâcheté on en dénonce mille, qu’à tous les niveaux elles deviennent soudain condamnables et non des fatalités dont s’accommoder serait faire preuve de bon sens civique. C’est si doux quand la vengeance est vertu (62).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Bien que les récits qu’ils proposent diffèrent par leur ton, Toussaint et Lindon ont ceci en commun que leurs choix d’écriture tendent à mettre en évidence le caractère fluctuant et protéiforme de l’Événement et témoignent du caractère relatif du réel qui, pour reprendre les propos de Dominique Viart et Bruno Vercier «n’existe pas en dehors de la perception, de la pensée, des affects, etc., qui le constituent pour chacun. Il n’y a pas d’en-soi de l’événement» (Viart et Vercier, 2008: 238). Qu’il s’agisse de récits, d’essais, de pamphlets, ces textes qui s’inscrivent dans la vaste constellation de ce que l’on appelle la non-fiction permettent l’émergence d’une «parole singulière [qui] ne profère aucune “vérité” de l’événement ni du sujet: elle n’en produit que les failles et les tensions –et ne les résorbe jamais» (Viart et Vercier, 2008: 239).<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span><br /><br />GLAUDES, Pierre, Jean-François LOUETTE (2011), <em>L’essai</em>, Paris, A. Colin (Lettres Sup.).<br /><br />LE BART, Christian et Jean-François POLO (2010), «Le coup de boule de Zidane: Un geste chevaleresque au miroir des interprétations», <em>International Review on Sport &amp; Violence</em>, no.1 «Le coup de tête de Zidane», 2010, p. 26-46.<br /><br />LINDON, Mathieu (2002),<em> Lâcheté d’Air France</em>, Paris, P.O.L., 62 p.<br /><br />TOUSSAINT, Jean-Philippe (2006), <em>La mélancolie de Zidane</em>, Paris, Éditions de Minuit, 18 p.<br /><br />VIART, Dominique et Bruno VERCIER (2008) <em>La littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations</em>, 2e édition augmentée, Paris, Bordas (La Bibliothèque Bordas).</p> <hr /> <p><strong><a href="#1a">[1]</a><a id="1" name="1"></a> </strong>Notons que les deux auteurs ont également un parcours journalistique et ont publié diverses chroniques et critiques dans<em> Libération</em>.</p> http://salondouble.contemporain.info/article/raconter-retablir-esthetique-de-la-rectification-chez-jean-philippe-toussaint-et-mathieu#comments Événement Fait divers France LINDON, Mathieu Réel Société du spectacle Subjectivité TOUSSAINT, Jean-Philippe VIART, Dominique et VERCIER, Bruno Récit(s) Sun, 17 Nov 2013 19:11:43 +0000 Marie-Hélène Voyer 807 at http://salondouble.contemporain.info La France: territoires morcelés http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-france-territoires-morceles <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/levesque-simon">Levesque, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/les-lisieres">Les lisières</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;"><em>Les&nbsp;Lisières</em> est paru fin août 2012 chez Flammarion. Son auteur, Olivier Adam, souvent qualifié d’«auteur social» par la critique parisienne,&nbsp;propose une œuvre ambitieuse, qui se donne pour tâche de faire le pont entre les conflits personnels de son narrateur et ceux qui animent la France dite «normale»: classe moyenne, banlieue, idéologies du quotidien.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Qu’est-ce qu’une lisière? Si l’on se reporte au dictionnaire, lisière signifie: «Bordure, partie extrême d'un terrain, d'une région, d'un élément du paysage; limite, frontière.<strong><a href="#1aa">[1]</a><a id="1a" name="1a"></a></strong>» C’est donc dire qu’il s’agit d’une zone périphérique d’un lieu géographique donné. Le titre est évocateur, puisque le narrateur, Paul Steiner, s’attardera justement à dresser une topographie des rapports du centre à la périphérie, cherchant à témoigner d’une inversion logique observée dans la France contemporaine: «Je ne pouvais m’empêcher de penser qu’en dépit des mots les choses s’étaient inversées: le centre était devenu la périphérie. La périphérie était devenue le centre du pays, le cœur de la société, son lieu commun, sa réalité moyenne» (Adam, 2012: 38), écrit-il. Lui-même installé en marge du centre, plus loin encore; aux confins de la France, dans le Finistère breton, il tracera à distance un portrait de Paris en creux, faisant de la capitale le centre d’une galaxie, un trou noir qui aspire infiniment son pourtour, où l’idéologie dominante est précisément celle d’une domination sur l’ensemble, un ascendant conscient sur la périphérie jugée inférieure.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Le no man’s land de l’auteur</strong></span><br />Le narrateur, alter ego de l’auteur lui-même issu de la banlieue classe moyenne, tâchera de témoigner de ses origines – qu’il retrouve après quinze d’exil à Paris puis en Bretagne – en renouant malgré lui avec ses anciens amis d’adolescence alors qu’il doit passer quelque temps auprès de ses parents qui s’apprêtent à déménager puisque la mère est en perte d’autonomie. «Là où j’ai vécu, la lutte des classes, c’était un jardin, un boulot, une voiture et des vacances une fois par an, même au camping. De fait, j’avais grandi en pensant dur comme fer appartenir à la classe moyenne, peut-être même aux premiers échelons de la bourgeoisie. Un peu plus tard en débarquant à la fac j’avais compris que la notion de classe moyenne était une notion variable. Tout dépendant du point de vue.» (65-66) Devenu adulte, de Paris, il aura lui-même porté un regard condescendant sur ses origines, transfigurées dans leur appréhension économico-culturelle, reléguant désormais son milieu d’enfance «au sein des classes populaires, prolétaires, à deux doigts des pauvres, des marginaux» (66). Rapidement, il n’a plus pu supporter ce regard désobligeant que le centre le forçait à porter sur la périphérie et a quitté pour la Bretagne, à l’extrême ouest, en lisière. De là, il écrit une quinzaine de romans qui lui consacrent un petit capital symbolique dans le monde littéraire. Mais ce monde le juge néanmoins marginal du fait de son exclusion volontaire:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Critiques ne manquant jamais de louer en moi l’auteur «social» que j’étais à leurs yeux, pas un auteur tout court mais un auteur «social», comme si, à l’heure où la plupart des romans prétendant parler de la société française portaient sur les traders, les patrons, les cadres supérieurs, les gens de télé, les mannequins, la jet-set, les pubeux, les artistes surcotés – comme si vraiment la France n’était composée que de ça –, écrire sur les classes moyenne et populaire, la province, les zones périurbaines, les lieux communs, le combat ordinaire que menait le plus grand nombre était paradoxalement devenu une particularité, un sous-genre. (406-407)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Cependant qu’on ne l’inclut pas du côté du centre, on ne le rejette pas moins en périphérie, dans les banlieues. Un ancien ami retrouvé – vie banale, petits boulots, petite famille – lui dira: «Tu peux pas savoir.»</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Cette phrase me tournait en boucle dans la tête. Cette phrase on me la ressortait tout le temps: je ne pouvais pas savoir ce que c’était de vivre ici, alors que j’y avais vécu, mais je ne pouvais quand même pas, ça avait changé, ça non plus je ne pouvais pas savoir à quel point, je ne pouvais pas savoir ce que c’était de venir d’ici, alors que j’en venais, je ne pouvais pas savoir ce que c’était de travailler, de manquer d’argent, alors que je venais d’une famille de travailleurs où l’argent avait toujours manqué, alors que j’avais moi-même travaillé et manqué d’argent, je ne pouvais pas savoir ce que c’était que d’être au chômage, de vivre dans des apparts minuscules avec deux ou trois enfants, de voir ses gamins se faire racketter par les caïds du quartier, de vivre au milieu des Arabes et des Noirs, non je ne pouvais rien savoir, et pourtant j’écrivais des livres où je parlais de tout ça, de ces gens-là, de ces lieux-là, de ces problèmes-là, je prétendais savoir mais je ne pouvais pas. (366)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Rétrospectivement, le narrateur dira qu’il a perdu contact avec la banlieue le jour où ses amis l’ont exclu du fait de son intellectualisme, de son intérêt pour la culture. Son autodétermination, son désir d’ascension sociale auraient mené son entourage à le rejeter et, plus avant, à considérer illégitime sa posture d’auteur. Un ancien ami – banlieusard, travailleur, pauvre bougre – se permet de le remettre à sa place:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />…quand on tape ton nom dans Google on voit bien que dans ton milieu on te connaît un peu, mais dès qu’on en sort tu sais, dès qu’on retourne dans la vraie vie chez les vrais gens ton nom ne dit rien à personne. De toute façon les écrivains personne ne les connaît, à part l’autre avec ses chapeaux et celui qui ressemble à une vieille tortue malade, tout le monde s’en tape. […] Souvent je tape ton nom sur l’ordi et je lis tes interviews, tous ces trucs que tu racontes sur l’endroit d’où tu viens, ton côté écrivain social en prise avec la réalité du monde, ça me fait un peu marrer, vraiment ça me fait marrer. […] la douleur je ne me contente pas de la décrire, moi, je me la prends. Et j’essaie de me soulager comme je peux. (178-179)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Se trouvant socialement exclu de toute part, il l’est également à un niveau personnel: le roman s’ouvre alors que sa femme le laisse et qu’il se trouve confiné au rôle de père célibataire en peine d’amour qui ne peut plus voir ses enfants que les week-ends. Il l’a toujours été, exclu, lui qui s’intéressait aux arts, aux lettres, en grandissant dans une famille prolétaire; il a toujours entendu son père lui répéter&nbsp;que «tout le monde n’a pas envie de se prendre la tête tout le temps comme toi. On a besoin de se détendre aussi un peu, merde» (70). Et sa mère, dont il dira d’elle que ça l’avait toujours étonné «cette faculté de ne s’intéresser jamais vraiment à rien. La politique lui faisait hausser les épaules. Le cinéma, sauf à de rares exceptions, la faisait bâiller d’ennui. Le sport n’avait vraiment aucun intérêt pour elle» (63). Et son frère, banlieusard cossu, vétérinaire ringard qui soigne les animaux de compagnie des banlieusards cossus, qui votent à droite, pour l’UMP, sans trop savoir. Remarquons tout de même que le narrateur ne se trouve pas beaucoup plus d’affinités avec la gauche, du moins pas celle des bobos&nbsp;parisiens, qu’il décrit comme suit:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Farouchement de gauche, ils considéraient pourtant unanimement, parfois sans oser le dire, qu’au-delà du périphérique ne régnaient que chaos, barbarie, inculture crasse et médiocrité moyenne et pavillonnaire. Quant à la province, qu’ils ne fréquentaient que pour les vacances […] elle rimait nécessairement avec enfermement, sclérose, conformisme, plouquitude, conservatisme bourgeois, pesanteur, travail, famille et patrie. (407)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Ce portrait antagoniste dressé – centre <em>vs</em> périphérie, droite <em>vs</em> gauche, riches parisiens ou riches banlieusards vs pauvres travailleurs ou chômeurs ou Noirs ou Arabes – il conclura en statuant sur son propre cas:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Je suis un être périphérique. Et j’ai le sentiment que tout vient de là. Les bordures m’ont fondé. Je ne peux jamais appartenir à quoi que ce soit. Et au monde pas plus qu’à autre chose. Je suis sur la tranche. Présent, absent. À l’intérieur, à l’extérieur. Je ne peux jamais gagner le centre. J’ignore même où il se trouve et s’il existe vraiment. La périphérie m’a fondé. Mais je ne m’y sens plus chez moi. Je ne me sens aucune appartenance nulle part. Pareil pour ma famille. Je ne me sens plus y appartenir mais elle m’a définie. C’est un drôle de sentiment. Comme une malédiction. On a beau tenter de s’en délivrer, couper les ponts, ça vous poursuit. Je me suis rendu compte de ça le mois dernier. Mon enfance, les territoires où elle a eu lieu, la famille où j’ai grandi m’ont défini une fois pour toutes et pourtant j’ai le sentiment de ne pas leur appartenir, de ne pas leur être attaché. Les gens, les lieux. Du coup c’est comme si je me retrouvais suspendu dans le vide, condamné aux limbes. (338)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Une posture qui, pour ce qu’il nous en explique, est à demi choisie et à demi subie, et qui, pour cette raison même, s’apparente au concept que Homi Bhabha, dans un autre contexte, appelle l’<em>espace interstitiel</em>. Bhabha explique que «poser les questions de solidarité et de communauté du point de vue interstitiel permet une montée en puissance politique et l’élargissement de la cause multiculturelle» (Bhabha, 2007: 32), car c’est précisément à l’intérieur de cet espace interstitiel que «se négocient les expériences intersubjectives et collectives d’appartenance à la nation, d’intérêt commun ou de valeur culturelle» (Bhabha, 2007: 30). Or, Paul Steiner, le narrateur des Lisières, ne saura pour sa part saisir cette opportunité qu’à moitié. Se portant à l’écart pour écrire ce qu’il appelle ses romans sociaux – ramassis plus braillards et pathétiques que résistants – sa posture se révèlera moins interstitielle que fuyante, car le roman se termine sur son départ pour le Japon, «désormais mon seul refuge, écrit-il, la seule destination possible» (453). Et il se justifiera en invoquant, je cite:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Que j’avais besoin de mettre le plus de distance entre la France et moi, que je fuyais la Maladie [ça c’est sa nature mélancolique suicidaire], que je fuyais mes racines, mon enfance, Guillaume [ça c’est le jumeau mort-né qu’il s’est découvert juste avant la mort de sa mère], la banlieue, que je tentais de me retrouver, de me réconcilier, de retrouver ma juste place, au bord extrême du monde, de sa périphérie, dans un pays auquel je n’appartenais qu’à la marge, aux lisières… (453-454)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />La volonté et la portée sociale du projet d’écriture se trouvent ainsi ravalées par une posture énonciative individualiste, une focalisation subjective dont l’investigation paraît servir davantage un penchant pour l’épanchement personnel qu’un désir véritable de donner la parole à ceux que le narrateur considère pourtant constituer la «vraie» France, le cœur du pays: les opprimés, les laissés pour compte, les classes moyenne et prolétaire des banlieues et des régions.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Une subjectivité topologique</strong></span><br />Quel est l’intérêt de faire un livre dont la finalité se veut sociale sur un mode hyperindividualisant, à la première personne sur le mode de l’autofiction? Suivant les principes méthodologiques établis par Bertrand Westphal dans <em>La Géocritique</em>, il faut concevoir que</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />L’espace gravite autour du corps, de même que le corps se situe dans l’espace. Le corps donne à l’environnement une consistance spatio-temporelle; il confère surtout une mesure au monde et tente de lui imprimer un rythme, le sien, qui scande ensuite le travail de la représentation. (Westphal, 2007: 109)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />S’inspirant de la proxémique de Edward T. Hall <a href="#2"><strong>[2]</strong></a><a id="2a" name="2a"></a>, Westphal propose d’analyser l’œuvre littéraire par une approche topologique à partir des focalisations énonciatives à l’œuvre dans le texte, de manière à procéder à l’étude des relations spatiales à partir desquelles «la réalité quotidienne s’organise en monde environnant» (Jauss, 1990: 320). Si l’espace ne peut s’énoncer que d’un point de vue subjectif, notre époque présente pourtant un paradoxe en ce qu’elle tâche de l’appréhender dans sa totalité, tente de l’embrasser d’un regard, d’une manière <em>pantopique</em>, pourrait-on dire. Si la globalisation – mouvance et idéologie&nbsp;–, dans son désir de s’affranchir de toute frontière, de créer un monde de la <em>transmouvance illimitée</em>, postule l’homogénéité de l’espace, il est important de ne pas s’aveugler non plus face aux contradictions internes qui sont les siennes et les paradoxes qu’elle génère, puisque cette même pensée, ce même phénomène porte également en lui, si l’on en croit le philosophe Michel Serres, le déni profond de la nature foncièrement hétérogène de l’espace, laquelle «nature» paraît justifier l’institution des frontières <strong><a href="#3">[3]</a><a id="3a" name="3a"></a></strong>. Cette pensée holistique de l’espace, cette volonté d’homogénéité territoriale procèdent de l’idéologie nationaliste, dont on hérite aujourd’hui de plus que de simples résidus. Or,</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />qu’est-ce qu’une «patrie», demande Westphal, sinon le territoire non déterritorialisé des «pères», une entité identitaire confuse équivalant à la cristallisation d’une tradition collective imaginaire qui, colportée au fil des générations, a paradoxalement cessé d’évoluer dans le temps pour se superposer aux limites d’un espace donné (le «territoire»)? (Westphal, 2007: 211)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">En 1934 déjà, le phénoménologue allemand Eugen Fink écrivait:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />La formation du monde n’est pas un procès objectivement saisissable, concevable dans des catégories objectivistes, semblable à l’acte créateur de l’«esprit du monde» auquel l’homme participerait. La formation du monde n’est accessible que par <em>la plus subjective</em> de toutes les attitudes subjectives possibles, ce qui n’exclut nullement que l’assertion prédicative des connaissances acquises dans cette attitude hypersubjectiviste puisse obtenir une validité (Gültigkeit) intersubjective de <em>la plus rigoureuse</em> dignité. (Fink, 1975: 195)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />En effet, le point de vue subjectif n’est pas suffisant, mais doit, pour s’objectiver, être confronté à d’autres points de vues subjectifs afin de «matérialiser l’extrême variabilité des discours sur le monde, en marge de tout ce qui tend vers le singulier: la <em>doxa</em> idéologique collective, qui ramène le tout (<em>tous</em>) au même et la parole “exemplaire” émanant d’une subjectivité privilégiée» (Westphal, 2007: 212). Ce n’est que par l’analyse multifocale qu’on peut espérer rendre une image du monde fiable, ramener nos représentations des espaces à l’échelle de l’objectivité. Et c’est à ce rôle, justement, que le roman, fort de ses capacités polyphoniques, s’emploie.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Bien entendu, la littérature n’est pas au service des autres sciences humaines et sociales, mais elle peut servir, dira Westphal. Les écrivains en sont les premiers conscients et Olivier Adam ne fait pas exception à la règle. C’est à ce titre qu’il s’attarde à dépeindre les tensions sociales qui ont cours dans la France contemporaine, toujours en crise identitaire. Car à la notion de classes se mélange celle d’identité. Dans une France raciste où tout ce qui va mal arrive toujours à cause des «étrangers», il y a toute une frange du discours qui peut être relayé <em>via</em> le roman de manière à le rendre à son contexte, pour mieux le combattre. Dans le contexte de la banlieue, Adam écrit:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />À l’arrêt de bus, qui se dressait dérisoire au pied des longues barres d’immeubles dont les murs partaient en lambeaux, s’effritaient, cloquaient, se couvraient de graffs et d’inscriptions diverses, se massaient une vingtaine de personnes, en majorité noire ou d’origine maghrébine. Certains hommes portaient des djellabas, certaines femmes un foulard, et la plupart des adolescents une tenue empruntée aux stars du hip-hop.<br />— On est plus chez nous, a maugréé mon père en secouant la tête. (121)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Et encore, sur la Bretagne:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />J’avais débarqué en Bretagne étonné de découvrir une terre où tout le monde était blanc, où il restait encore des gens pour se définir comme «catholiques», où beaucoup se revendiquaient d’ici depuis des générations et paraissaient en tirer une fierté que je trouvais, selon les jours, suspecte ou carrément imbécile. Où certains parlaient sans rire d’identité régionale, de traditions locales, de coutumes, de particularismes, de racines. Un truc surgi du passé en somme, une France […] attardée et refermée sur elle-même. J’avais toujours tenu cette France-là pour une fiction, destinée à des gens comme mon père, nostalgiques de leurs vingt ans… Je parlais à des gens qui s’effrayaient dès qu’on prononçait le mot de Paris, qui s’inquiétaient de la présence d’immigrés dont ils n’avaient jamais vu la couleur mais qu’ils percevaient tout de même comme une menace ou un problème, ou tout du moins comme une réalité pour eux si inconnue qu’elle les rendait frileux&nbsp;[…] ils étaient des millions et votaient, les programmes télé étaient en bonne partie conçus pour eux, une large part des mesures que prenait le gouvernement aussi, sans parler des débats qu’on tentait à toute force d’imposer au pays, identité nationale, immigration et insécurité, islam, laïcité, et j’en passe. (124)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Relevant les actualités, chose non anodine, aux côtés de la catastrophe nucléaire de Fukushima, contemporaine à l’époque de la diégèse, le narrateur s’inquiète de la montée du Front National, le parti d’extrême droite raciste pour qui son père s’apprête à voter:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Au Japon la terre venait de trembler. Une vague immense avait englouti des villes entières. On craignait qu’une centrale nucléaire n’ait été touchée. En France, les derniers sondages pour les cantonales créditaient la Blonde [Marine Le Pen, Front National] des scores que n’avait jamais atteint son père. Je me suis réveillé en sursautant, comme on tente d’échapper à un cauchemar. J’ai monté le son et tout était vrai. (44)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Dans la xénophobie ordinaire, sous la présidence Sarkozy, la «vraie» France réactionnaire fonde en 2007 le Ministère de l’identité nationale <a id="4a" name="4a"></a><a href="#4"><strong>[4]</strong></a>. Westphal explique&nbsp;que</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />La conception monolithique de l’espace et de ses habitants est le terreau fertile du stéréotype, dont toutes les définitions s’accordent à dire qu’il est un schème collectif figé. Lorsque l’espace est ramené au «territoire», qui incarne la spatialisation d’un ensemble politico-institutionnel tenu pour homogène, ou à la «nation», qui est une historicisation de cet ensemble, il est fatalement régi par la stéréotypie. Le territoire-nation semble obéir à une logique d’appartenance légitimant paradoxalement l’exclusion. (Westphal, 2007: 234)</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Plutôt que de stéréotypie, Westphal préfèrera parler, dans ce cas précis, d’ethnotypie, c’est-à-dire «la représentation stéréotypée d’un peuple catégorisé en fonction d’une série de xénotypes, comme la reproduction sérielle d’un parangon coulé une fois pour toutes dans le bronze. » (Westphal, 2007: 234) Le discours officiel du gouvernement UMP français d’alors puisant à fond «dans&nbsp;le passé, des morceaux épars de vérité qu’ils fondent en une image supposée exprimer toute la vérité d’un peuple» (Frank, 2000: 19), la <em>doxa</em> s’impose comme pensée régressive. C’est cette <em>doxa</em> qu’Adam cherche à mettre en évidence, lorsqu’il écrit:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Évidemment il ne s’agissait pas tout à fait de ces discours haineux qu’on prêtait habituellement à cette frange de l’électorat, mais bien plutôt d’une sorte d’évidence, de connivence, qui passait par des regards entendus, des allusions, des amalgames: les immigrés, les allocations familiales, l’aide sociale, la délinquance, les trafics, la drogue, l’insécurité, la violence, le travail volé aux Français, tout cela comme des certitudes, des faits incontestables et incontestés, indiscutables. (345)<br />&nbsp;</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Topographie du morcèlement</strong></span><br />Il y a inadéquation entre l’image cartographique collective d’une France qui se veut homogène sur la base de l’exclusion et le peuplement réel du territoire en situation postcoloniale. Dès ses débuts avec Anaximandre de Milet au VIe siècle avant notre ère, la cartographie avait pour fonction de tracer des cartes d’après «une spéculation sur l’ordre et l’harmonie du monde» (Jacob, 1990, 21). Mais bien entendu, cette activité spéculative n’était pas désintéressée. Comme l’explique l’historien Christian Jacob, «la carte est une projection de l’esprit avant d’être une image de la terre» (Jacob, dans Debray, 2011: 16). Ainsi, la frontière est d’abord une affaire intellectuelle et morale. Pour cette raison même, elle ne peut d’aucune manière échapper à sa sujétion à l’activité critique qui, par principe méthodique, procédera à sa remise en cause.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Je ne parle pas ici uniquement des frontières qui bordent le territoire national français, mais également celles qui le divisent, le morcèlent, en classes sociales, économiques, et qui sont liées à des situations topographiques que décrit Adam, à commencer par la banlieue. Elle est à elle seule l’illustration concentrée d’une tension qui a traversé la modernité, c’est-à-dire la montée de l’individualisme que Benjamin Constant a pressenti dès 1819 et que Tocqueville et plusieurs autres à sa suite ont su approfondir <a href="#5"><strong>[5]</strong></a><a id="5a" name="5a"></a>. Marx, entre autres, lorsqu’il affirme que la société civile bourgeoise est égoïste en raison même du repli de chaque individu sur soi. C’est à partir de ce même principe d’hyperindividualisme que Gilles Lipovetsky, plus récemment, théorisait «la société d’hyperconsommation» et «l’hypercapitalisme culturel» qui s’inscrivent dans cette grande tendance qu’il appelle «l’hypermodernisation du&nbsp; monde» (Lipovetsky, 2004); une tendance que la banlieue, plus que tout autre domaine peut-être, par les principes même qui la régissent – économiques, urbanistiques, sociaux, culturels – réalise. Elle est le lieu de l’indifférence politique <a href="#6"><strong>[6]</strong></a><a id="6a" name="6a"></a>, de l’exclusion sur la base du capital, un lieu de l’enfermement social volontaire. Ce qu’illustre Adam lorsqu’il fait dire à son narrateur: «J’ai quitté la résidence comme on s’échappe de prison. Maintenant j’en étais sûr: ces barrières ne servaient à se protéger de rien, d’aucun voleur, d’aucune agression. Elles étaient juste psychologiques, des symboles destinés à éviter que tout le monde se barre en courant.» (207) Une résidence pavillonnaire comme une autre, dans un étalement urbain qui paraît sans fin:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Au-delà de V., les cités reléguaient des milliers d’habitants aux confins. D’une ville qui n’avait pourtant que très peu de contours, jouxtant d’autres villes qui semblaient elles aussi mangées par leurs abords, réduites à des zones d’approche qui n’en finissaient pas de tendre vers un cœur inexistant. On changeait de code postal par la seule grâce d’un panneau indicateur, vu du ciel tout se fondait en une masse indistincte. (41-42)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Vu du ciel, l’ensemble banlieue peut avoir l’air d’une masse indistincte, mais de l’intérieur, il est finement morcelé. Le narrateur observe que, parmi ses anciens camarades, seuls ceux qui ont grandi dans la banlieue plus cossue n’y habitent plus aujourd’hui: «Pour la plupart, leurs parents étaient des cadres supérieurs, hauts fonctionnaires. Ou ils exerçaient les professions libérales habituelles.» (359) En retrouvant la trace de deux d’entre eux dans l’annuaire des anciens de Sciences Po, il s’étonne: «Bon Dieu, comment était-ce seulement possible? Je veux dire: Stéphane, David, Christophe, Yann, Éric, Fabrice et les autres, mêmes les très bons élèves comme moi, nous ne savions pas que ça existait, Sciences Po.» (359) Ainsi Adam parvient-il à faire la démonstration que la reproduction sociale, comme l’a théorisée Bourdieu, s’exerce jusque dans les infimes détails, et en premier lieu via ce que le sociologue appelle l’habitus, qui a partie prenante avec le territoire dans lequel évoluent les sujets; un territoire qui impose sa violence symbolique<strong><a href="#7">[7]</a><a id="7a" name="7a"></a></strong>. La topographie sert ainsi d’amorce à une réflexion des relations du sujet au territoire, et des sujets entre eux à l’intérieur d’un même territoire ou entre différentes portions d’un territoire donné.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Une réception espérée</strong></span><br />Produisant une écriture qui, bien que très littéraire au sens de l’institution, reste plutôt populaire, Olivier Adam, par son goût immodéré pour le discursif et le pathos, s’inscrit moins du côté des écrivains contemporains Français qu’on dit volontiers sociaux, engagés, tels François Bon, Régis Jauffret, Olivier Rolin ou encore Mathieu Lindon, pour ne nommer que ceux-là, mais davantage de celui d’un Frédéric Beigbeder par exemple, qui, voulant produire une littérature critique, se révèle au final surtout narcissique.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Cela dit, Adam pense certainement accomplir la tâche sociale que se donnerait son écriture pour finalité, soit celle d’éduquer d’une quelconque manière les banlieusards sur leur propre condition. Une finalité qui pourrait s’énoncer à travers le septième et dernier critère que Hans Robert Jauss établit dans sa théorie de l’esthétique de la réception: la fonction sociale de la littérature, qui «ne se manifeste dans toute l’ampleur de ses possibilités authentiques que là où l’expérience littéraire du lecteur intervient dans l’horizon d’attente de sa vie quotidienne, oriente ou modifie sa vision du monde et par conséquent réagit sur son comportement social» (Jauss, 1990: 80). L’interaction entre lecture de l’espace et comportement social étant majeure dans l’appréhension de soi via l’image que l’on se fait du monde, il ne reste plus qu’à espérer que les lecteurs des<em> Lisières </em>soient aussi ceux qui les peuplent.</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span><br /><br />ADAM, Olivier (2012), <em>Les lisières</em>, Paris, Flammarion, 2012.<br /><br />BHABHA, Homi (2007 [1994]), <em>Les lieux de la culture : une théorie postcoloniale</em>, Paris, Payot.<br /><br />BOURDIEU, Pierre &amp; Jean-Claude PASSERON (1970), <em>La reproduction</em>, Paris, Minuit.</p> <p style="text-align: justify;"><br />CONSTANT, Benjamin (2010 [1819]), <em>De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, notes et postface de Louis Lourme</em>, Paris, Éd. Mille et une Nuits.<br />DEBRAY, Régis, <em>Éloge des frontières</em>, Paris, Gallimard, 2011.<br /><br />FINK, Eugen (1975),<em> De la phénoménologie</em>, Paris, Minuit.<br /><br />FRANK, Robert (2000), «Qu’est-ce qu’un stéréotype ?», in <em>Une idée fausse est un fait vrai. Les stéréotypes nationaux en Europe</em>, J.-N. Jeannerey (éd.), Paris, Odile Jacob, 2000.<br /><br />HALL, Robert T. (1971 [1966]), <em>La dimension cachée</em>, Paris, Seuil.<br /><br />HORVATH, Christina (2008), <em>Le roman urbain contemporain en France</em>, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle.<br /><br />JACOB, Christian (1990),<em> La Description de la terre habitée (Périgrèse) de Denys d’Alexandrie</em>, Paris, Albin Michel.<br /><br />JAUSS, Hans Robert (1990 [1975]),<em> Pour une esthétique de la réception</em>, Paris, Gallimard, coll. «Tel».<br /><br />LIPOVETSKY, Gilles (2004), <em>Les temps hypermodernes</em>, Paris, Grasset.<br /><br />RENAUT, Alain (2009), <em>Un humanisme de la diversité. Essai sur la décolonisation des identités</em>, Paris, Flammarion.<br /><br />SERRES, Michel (1996), <em>Atlas</em>, Paris, Flammarion.<br /><br />VIART, Dominique &amp; Bruno VERCIER (2008), <em>La littérature française au présent</em>, 2e éd. augmentée, Paris, Bordas.<br /><br />WESTPHAL, Bertrand (2007),<em> La Géocritique. Réel, fiction, espace</em>, Paris, Minuit.</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <hr /> <p style="text-align: justify;"><strong><a href="#1a">[1]</a></strong><a id="1" name="1"></a><a id="1aa" name="1aa"></a> «Lisière», CNRTL. En ligne: &lt;http://www.cnrtl.fr/definition/lisi%C3%A8re&gt; (2012.12.11)</p> <p style="text-align: justify;"><strong><a href="#2a">[2]</a><a id="2" name="2"></a></strong> Cf. E.T. HALL, <em>La dimension cachée</em>, Paris, Seuil, 1971 [1966].</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#3a" id="3" name="3"><strong>[3]</strong></a> Cf. M. SERRES, <em>Atlas</em>, Paris, Flammarion, 1996.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#4a"><strong>[4]</strong></a><a id="4" name="4"></a> Cf. A. RENAUT, «Le débat français sur l’identité nationale», in <em>Un humanisme de la diversité. Essai sur la décolonisation des identités</em>, Paris, Flammarion, 2009, pp. 235-244 et sq.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#5a"><strong>[5]</strong></a><a id="5" name="5"></a> Cf. B. CONSTANT, <em>La Liberté des Anciens comparée à celle des Modernes</em>, 1819. Le lecteur intéressé trouvera dans A. RENAUT, <em>Un humanisme de la diversité</em>, <em>op. cit.</em>, p. 192 et sq. une bonne synthèse de la question.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#6a"><strong>[6]</strong></a><a id="6" name="6"></a> «Combien de fois avais-je entendu ces mots dans sa bouche: c’est tous les mêmes, gauche ou droite c’est pareil, la politique ça ne m’intéresse pas, oh encore ces histoires de chômage, encore ces histoires de sans-papiers… En revanche, elle ne se lassait pas jamais de ses feuilletons débiles où des gens blindés de fric passaient leur vie à se trahir, à se tromper et à fourbir des complots sentimentalo-industriels. En revanche, sa table de chevet était couverte de revues people nous informant du moindre geste de célébrités dont on ne connaissait même pas le métier, la fonction, les raisons pour lesquelles ils étaient ainsi pris en photo.» — O. ADAM (227)</p> <p><a href="#7a"><strong>[7]</strong></a><a id="7" name="7"></a> Cf. notamment P. BOURDIEU &amp; J.-C. PASSERON, <em>La reproduction</em>, Minuit, 1970.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-france-territoires-morceles#comments ADAM, Olivier Autofiction BHABHA, Homi BOURDIEU, Pierre Conditionnements sociaux Déterminismes Déterritorialisation Espace Espace culturel France JAUSS, Hans Robert LIPOVETSKY, Gilles Lutte des classes Nationalisme Politique Racisme Régionalisme Stéréotypes WESTPHAL, Bertrand Roman Fri, 26 Jul 2013 01:17:50 +0000 Laurence Côté-Fournier 776 at http://salondouble.contemporain.info Le Passé défini, un journal posthume adressé aux lecteurs de l’an 2000 http://salondouble.contemporain.info/article/le-passe-defini-un-journal-posthume-adresse-aux-lecteurs-de-lan-2000 <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/rana-el-gharbie">Rana El Gharbie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/le-passe-defini-volumes-i-a-vii">Le Passé défini, volumes I à VII</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/litteratures-doutre-tombe-ouvrages-posthumes-et-esthetiques-contemporaines">Littératures d’outre-tombe: ouvrages posthumes et esthétiques contemporaines</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p><b><i>Le Passé défini</i>: une rupture dans l’œuvre diaristique de Cocteau</b></p> <p class="p1">Jean Cocteau a tenu de nombreux journaux personnels de 1911 jusqu’à sa mort en 1963. Il a publié de son vivant la majorité de ces textes: <i>Opium. Journal de désintoxication </i>en 1930, «Retrouvons notre enfance» en 1935, <i>Tour du monde en 80 jours (mon premier voyage) </i>en 1937, <i>La Belle et la Bête. Journal d’un film</i> en 1946, <i>La Difficulté d’être</i> en 1947, <i>Maalesh. Journal d’une tournée de théâtre</i> en 1949 et <i>Journal d’un inconnu</i> en 1952. Trois des journaux du poète sont imprimés après sa mort: <i>L’Apollon des bandagistes</i>, <i>Journal 1942-1945 </i>et <i>Le Passé défini</i><strong><a href="#1b" name="1a">1</a></strong>. Nous ne connaissons pas l’intention du diariste quant à la publication des onze feuillets composant le manuscrit d’<i>Apollon des bandagistes</i><strong><a href="#2b" name="2a">2</a></strong>. Toutefois, si les notes du <i>Journal 1942-1945</i> ne nous renseignent pas sur la volonté de l’auteur de publier son texte, cette information est élucidée par Jean Touzot, éditeur de l’ouvrage. En effet, <i>Journal 1942-1945</i> est posthume par défaut, Cocteau n’ayant pas trouvé d’éditeur après la guerre, certainement à cause de l’ambiguïté de son attitude durant le conflit<strong><a href="#3b" name="3a">3</a></strong>. Le poète ne programme une publication posthume que pour <i>Le Passé défini</i>.&nbsp;</p> <p class="p1"><b>Les commentaires métaréflexifs&nbsp;</b></p> <p class="p1">Le projet d’une publication posthume est évoqué, commenté et défendu à plusieurs reprises dans <i>Le Passé défini</i>. Les commentaires métaréflexifs expliquent cette rupture générique dans la ligne diaristique de Cocteau.&nbsp;</p> <p class="p1">L’auteur réserve son journal à une découverte d’outre-tombe afin de contredire André Gide et de s’opposer à «la mode absurde de publier son “journal” de son vivant» (Cocteau, 1985: 48) véhiculée par son prédécesseur. Rappelons que Gide est l’un des premiers écrivains français à publier son journal de son vivant: il commence à envoyer des fragments de son texte à la <i>N.R.F </i>en 1932. La fervente critique du journal de Gide, diariste qui a fait valoir la notoriété du genre à la première moitié du XXe siècle, ne revient par seulement à appliquer le conseil de Radiguet et à «contredire l’avant-garde» (Cocteau, 1953: 27). Il s’agit d’une longue et vieille confrontation à un modèle littéraire imposant et incontestable qui oscille entre l’admiration, la jalousie et la recherche avide de reconnaissance. Il semble qu’il était impossible à Cocteau de tenir son journal de vie tant que Gide tient et publie le sien de son vivant. Le poète n’a-t-il pas commencé la rédaction du <i>Passé défini </i>en juillet 1951, c’est-à-dire cinq mois après la mort de Gide&nbsp;?&nbsp;</p> <p class="p1">Cocteau explique sa prise de distance face au journal gidien par son désir de franchise et par son envie de promulguer un discours diaristique sincère –la publication anthume les menacerait, selon le poète. Cependant, le caractère intime du <i>Passé défini </i>ne semble pas différer des autres journaux de l’auteur. La défense d’une publication posthume n’est donc pas motivée par de véritables choix génériques. Ce type de publication s’explique par la peur de Cocteau d’être jugé de son vivant. De plus, il lui assure la possibilité de critiquer ouvertement les créateurs de son époque et de s’autocélébrer librement et passionnément.&nbsp;</p> <p class="p1">D’autres enjeux éclairent le choix d’une publication posthume pour <i>Le Passé défini</i> et élucident la démarcation de ce texte de l’ensemble des journaux coctaliens. Le caractère posthume du dernier journal personnel du poète permet à ce dernier d’esquisser les contours de son œuvre idéale. Le journal d’outre-tombe garantirait la vivacité des images d’un auteur et d’un lecteur contemporains.</p> <p class="p1"><b>Le poète posthume&nbsp;</b></p> <p class="p1">Cocteau affirme qu’&nbsp;«un poète est posthume» (1985: 278) et que «toute œuvre est posthume» (1980: 41). Rappelant l’étroite correspondance entre l’œuvre et la vie, l’auteur se réfère à son système personnel de production et par conséquent, à sa morale de travail:&nbsp;«Dès que vous écrivez le mot “fin” au bout d’une œuvre, elle est morte et vous êtes mort pour cette œuvre» (1980: 41). La mort du poète est nécessaire afin d’éviter tout «pléonasme» (2011: 393), le créateur étant identique à sa création. Plus encore, elle est essentielle puisqu’elle assure la survie de l’œuvre. Cocteau utilise le terme de «phénixologie<strong><a href="#4b" name="4a">4</a></strong>» afin de désigner ce sacrifice indispensable du poète qui doit, à l’image du phénix, constamment mourir afin de renaître de ses cendres. De ce fait, l’auteur considère toutes ses œuvres comme «une forme encore inconnue de&nbsp;suicide» (Cocteau, 2006: 475) témoignant de «l’héroïsme&nbsp; [qui] est la condition même du poète» (Cocteau, 2003: 132).</p> <p class="p1">Si Cocteau espère que les notes du <i>Passé défini </i>soient «vivantes et aptes à jouer [son] rôle lorsqu’[il] aur[ait] quitté les planches» (2006: 747), il considère également «chacune de [ses] œuvres un testament [qui exprime] [ses] dernières volontés» (2012: 125). Le statut posthume du <i>Passé défini </i>est issu d’une exigence morale du poète qui anime l’ensemble de ses œuvres et qui n’est donc pas spécifique à ce dernier journal personnel. Par exemple, dans ses deux journaux par chapitres, <i>La Difficulté d’être </i>et <i>Journal d’un inconnu</i>,&nbsp;le poète explique longuement sa notion de la création: la mort du créateur précède la naissance d’une œuvre, c’est-à-dire sa réception dynamique par un futur lecteur qui lui donne sens. De plus, dans <i>La Belle et la Bête </i>et <i>Opium</i>, l’auteur vit symboliquement cette mort. Les souffrances dues aux furoncles lors du tournage témoignent selon lui de la réussite de son film; son douloureux séjour&nbsp;à la clinique de Saint-Cloud est à l’origine de son journal de désintoxication et des <i>Enfants terribles</i>. Dans <i>Le Sang d’un poète</i>, le cinéaste met en scène à deux reprises la mort de son personnage principal, poète à son image. Dans <i>Testament d’Orphée</i>, il joue lui-même ses propres mort et résurrection. <i>Le Passé défini</i>, œuvre posthume par choix, illustre par excellence cette conception de la création de Cocteau, puisque la mort de l’auteur n’y est plus théorique, allégorique ou imaginaire comme dans les œuvres citées. La fin du <i>Passé défini </i>est le signe irrévocable de la véritable disparition de Cocteau. Toutefois, la décision d’une publication d’outre-tombe ne se résume pas à l’application d’une notion chère au poète.&nbsp;</p> <p class="p1">Dans <i>Le Passé défini</i>, la devise de l’auteur «Le poète est mort. Vive le poète»&nbsp;(1989c: 176) prend son plein sens. En effet, l’image que Cocteau conçoit de lui-même, sa posture de créateur sculptée dans ses œuvres, ne s’anime qu’à titre posthume. <i>Le Passé défini </i>se distingue des autres créations de Cocteau, puisque ce journal n’est pas seulement l’œuvre d’un fantôme, d’un messager jonglant entre le monde des vivants et le royaume des morts. De même, ce texte n’est pas uniquement un testament littéraire, à l’exemple de <i>Testament d’Orphée </i>et de <i>Requiem </i>qui «formeront le point final de [l’]œuvre [de Cocteau]» (2012: 677). Le projet du <i>Passé défini</i>, comme l’indique très bien son titre, est de définir le passé posthume de l’auteur. Afin de déterminer exactement et pleinement son passé, il faut que ce dernier soit achevé. La publication posthume est donc une condition intrinsèque à la réalisation de ce travail. Plus encore, la définition de la vie révolue est synonyme de la fixation du portrait du diariste. Néanmoins, Cocteau précise son passé dans une écriture au jour le jour, privilégiant une éthique de la mouvance alliant contradiction, variation, répétition et évolution. Il suggère alors une représentation de soi changeante dont la cohésion n’est possible que dans la postérité et ce, grâce au travail laborieux du futur lecteur. <i>Le Passé défini </i>est cette «longue lettre» (Cocteau, 1985: 139) d’outre-tombe, tant rêvée par le poète, en attente d’un récepteur attentif.&nbsp;</p> <p class="p1">Si l’image de l’auteur est représentée tout au long de sa vie, son intégrité ne prend forme qu’à titre posthume. La constitution de l’éthos du créateur dépend à la fois de sa réalisation dans un temps futur et de son accomplissement au sein d’une correspondance active avec le destinataire à venir.</p> <p class="p1"><b>Le lecteur posthume&nbsp;</b></p> <p class="p1">À cette présence au monde posthume du diariste s’ajoute alors un lecteur «émettant la même longueur d’ondes que [le poète]» (Cocteau, 1953: 206): le destinataire du journal coctalien doit naître après la mort de l’auteur. Le statut posthume du <i>Passé défini </i>est conforme à la conception de Cocteau du lecteur idéal de ses journaux personnels. En effet, dès 1928, le poète souligne que la destination est une caractéristique inhérente à sa définition du genre du journal. Il se démarque alors de nombreux écrivains diaristes de son époque qui, s’ils sont désormais inévitablement conscients de la future publication de leur texte, se méfient toujours de ces destinataires à venir. <i>Opium</i>, premier journal publié du vivant de Cocteau, s’ouvre sur cette thématique: «Ces dessins et ces notes […] s’adressent aux fumeurs, aux malades, aux amis inconnus que les livres recrutent et qui sont la seule excuse d’écrire» (1930: 13). L’expression «amis inconnus» sera utilisée par le diariste à plusieurs reprises afin d’évoquer les lecteurs de ses journaux personnels et, plus généralement, les récepteurs de l’ensemble de ses œuvres. Cependant, Cocteau ne se contente pas d’apostropher son lecteur dans ses journaux. Il délimite les caractéristiques de son destinataire favori et essaye par divers moyens d’activer sa présence au sein de ses textes. L’un des traits fondamentaux du lecteur idéal du journal coctalien est son appartenance aux générations d’un futur lointain.&nbsp;</p> <p class="p1">Dans <i>Le Passé défini</i>, à l’exemple des autres journaux de Cocteau, un jeune et futur lecteur est interpellé fréquemment. Le poète utilise souvent le temps du futur simple lorsqu’il décrit la réception de son journal et recourt à diverses expressions pour insister sur l’appartenance de son lecteur rêvé aux générations à venir. Ainsi, les récepteurs programmés sont de «jeune[s] homme[s]» (2011: 120), des «amis futurs» (2006: 683), des «lecteur[s] encore né[s] d’un ventre» (2011: 107). De plus, à l’exemple d’<i>Opium</i>, la fonction même du <i>Passé défini </i>est en étroite correspondance avec l’image de ce futur lecteur. Le but du dernier journal du diariste est «de bavarder avec les camarades futurs que [son] œuvre [lui] apportera» (2005: 220). Par ailleurs, le destinataire idéal ne doit pas seulement être jeune, il doit surtout être posthume. L’image de ce lecteur est décrite dans plusieurs journaux de Cocteau. Par exemple, dans <i>La Difficulté d’être</i>, l’auteur affirme qu’il parle «aux enfants des enfants de [ses] enfants» (1989c: 176), «à la jeunesse d’une époque où [il] ne ser[a] plus là en chair et en os»&nbsp;(1989c: 176). De même, dans <i>Le Passé défini</i>, le diariste adresse son discours aux «jeunes gens de l’année 2000» (2006: 332). &nbsp;Le destinataire posthume éclaire la volonté du poète de placer la réception idéale de ses journaux dans une dynamique de renouvellement. Le désir d’atteindre un futur public témoigne de la recherche d’un regard pur, d’un lecteur enthousiaste qui examine différemment son œuvre. L’inscription de la destination modèle dans un contexte historique distant éloigne le lecteur de la vague de haine que subit Cocteau&nbsp;de son vivant, symbolisée par le personnage d’André Breton. Elle distancie le lecteur modèle des critiques contemporains de l’auteur qui, selon lui, le jugent mal puisqu’ils s’appuient sur sa personne mondaine et non pas sur son œuvre. Ainsi, ce futur lecteur n’est pas influencé par la réception des œuvres du vivant de l’auteur et par la réputation de ce dernier telle qu’elle est véhiculée par la presse de l’époque. Ce destinataire à venir garantirait alors une lecture vive et inédite du texte.</p> <p class="p1">Avec <i>Le Passé défini</i>, Cocteau ne se contente plus d’évoquer cette destination idéale. La publication posthume du dernier journal assurerait cette réception rêvée, puisque le lecteur empirique se rapprocherait, ne serait-ce que par cet écart temporel, du lecteur idéal de l’écrivain. Dès lors, l’expression «les cheveux tombent, les antennes poussent» (Cocteau, 2006: 332) qui succède à l’appel du destinataire du second millénaire en 1956, est une allégorie de cette parfaite correspondance <i>post mortem</i> entre l’auteur et son lecteur.&nbsp;</p> <p class="p1"><b>La programmation d’une réception contemporaine&nbsp;&nbsp;</b></p> <p class="p1">Au début de la rédaction du <i>Passé défini</i> en 1951, Cocteau a déjà publié plusieurs journaux qui s’opposent fermement aux règles conventionnelles du genre. L’absence de datation dans <i>Opium</i>, l’invisibilité du diariste dans <i>Tour du monde</i> et le refus de remarques factuelles dans <i>La Difficulté d’être </i>et <i>Journal d’un inconnu</i> sont quelques exemples des transgressions génériques opérées. Avec <i>Le Passé défini</i>, le poète ne cherche plus à faire valoir l’originalité de ses journaux expérimentaux, mais plutôt à prolonger son âme créatrice le plus longtemps possible après sa mort. L’un des moyens utilisés par le diariste est de mettre en place un système de réception posthume.&nbsp;</p> <p class="p1">La programmation d’une réception ultérieure qui se distingue nettement de la réception passée dépend de l’actualisation des images d’un diariste et d’un lecteur posthumes. Si Cocteau affirme que sa véritable personne ne sera visible qu’après sa disparition et que le lecteur idéal de son œuvre ne naîtra qu’après sa mort, ce n’est que pour insister sur l’étroite relation entre ces deux instances de la production littéraire. Le futur lecteur doit actualiser le sens de l’œuvre et définir le portrait de l’auteur, démasqué ainsi après son décès: «Après ma mort il faudra me <i>découvrir</i>» (2006: 165), souligne le poète. Dès lors, le lecteur posthume est responsable de la résurrection de l’écrivain, c’est-à-dire de la transmission de l’image posthume du poète telle qu’elle est prédéfinie par Cocteau lui-même dans son œuvre. La «naissance posthume» (2011: 387) du poète et sa «gloire posthume» (2011: 396) qui se différentie de la «gloire bruyante» (1980: 370), mondaine, imminente et éphémère, dépendent du futur destinataire. Cette esthétique de la réception est présente sous diverses formes dans les journaux de Coteau. Le chapitre «De la Responsabilité» (1989c: 173-179) de <i>La Difficulté d’être </i>en est un excellent exemple. Dans <i>Le Passé défini</i>, Cocteau introduit un nouveau visage de son lecteur modèle. Le récepteur est également le futur éditeur de son journal, le «spécialiste du décryptage» (2006: 277) de «[ses] hiéroglyphes» (2006: 331). En effet, dans <i>Le Passé défini</i>, le diariste s’adresse à son futur éditeur et lui donne des recommandations quant à la publication du journal. Ainsi, il lui demande, entre autres, «d’empêcher les répétitions» (1989a: 201), de «COUPER» (2005: 347) les remarques «qui ne peuvent intéresser personne» (2006: 176) et celles qui sont «<i>inadmissibles</i>» (2006: 475), de «supprimer tout ce qui relève de la fatigue» (2006: 747). En d’autres termes, l’auteur exige que le futur éditeur censure <i>Le Passé défini</i> afin que son texte ressemble le plus possible à son journal idéal. Pierre Chanel, titulaire du droit moral sur l’œuvre de Cocteau, décide de suivre les instructions de l’auteur et de couper quand il le juge nécessaire<strong><a href="#5b" name="5a">5</a></strong>. En somme, la spécificité du <i>Passé défini </i>réside dans ces adresses aux futurs éditeurs qui marquent davantage l’inscription du lecteur au cœur du processus de la création littéraire, puisque ce dernier participe activement à la construction du texte.&nbsp;</p> <p class="p1">La contemporanéité du <i>Passé défini </i>ne dépend pas du contenu et de la forme de ce texte –nettement plus classiques de ceux de tous les autres journaux coctaliens–, mais de l’acte de réception programmé par son auteur. Le dialogue complexe que le diariste entreprend avec son futur lecteur, pleinement inscrit dans la production et la réception du journal, signe à la fois une prise de conscience approfondie de l’acte de lecture de son journal et une conception renouvelée de l’intime qui se définit non pas dans la sphère du secret mais face à un récepteur actif.&nbsp;</p> <p class="p1"><b>Bibliographie des ouvrages cités:&nbsp;</b></p> <p class="p1"><i>Journal 1942-1945</i>, Paris, Gallimard, 1989b.&nbsp;</p> <p class="p1"><i>Journal d’un inconnu</i>, Paris, B. Grasset, «Les Cahiers rouges», 1953.</p> <p class="p1"><i>L’Apollon des bandagistes</i>, Saint-Clément-la Rivière, Fata Morgana, 2006.</p> <p class="p1"><i>La Belle et la Bête. Journal d’un film</i>, Monaco, Éditions du Rocher, 2003.</p> <p class="p1"><i>La Difficulté d’être</i>, Monaco, Éditions du Rocher, 1989c.</p> <p class="p1"><i>Le Passé défini</i>, 1951-1952, tome I, Paris, Gallimard, 1980.</p> <p class="p1"><i>Le Passé défini</i>, 1953, tome II, Paris, Gallimard, 1985.</p> <p class="p1"><i>Le Passé défini</i>, 1954, tome III, Paris, Gallimard, 1989a.</p> <p class="p1"><i>Le Passé défini</i>, 1955, tome IV, Paris, Gallimard, 2005.</p> <p class="p1"><i>Le Passé défini</i>, 1956-1957, tome V, Paris, Gallimard, 2006.</p> <p class="p1"><i>Le Passé défini</i>, 1958-1959, tome VI, Paris, Gallimard, 2011.&nbsp;</p> <p class="p1"><i>Le Passé défini</i>, 1960-1961, tome VII, Paris, Gallimard, 2012.</p> <p class="p1"><i>Maalesh. Journal d’une tournée de théâtre</i>, Paris, Gallimard, 1949.</p> <p class="p1"><i>Opium. Journal d’une désintoxication</i>, Paris, Stock, 1930.</p> <p class="p1">«Retrouvons notre enfance», <i>Paris-soir</i>,<i> </i>du 4 au 16 août 1935.</p> <p class="p1"><i>Tour du monde en 80 jours (Mon premier voyage)</i>, Paris, Gallimard, «Idées», 1936l</p> <p class="p1">[Fragments publiés par Pierre Chanel du journal de jeunesse de Cocteau dans «Les vocalises de Bachir-Selim», dans <i>Cahiers Jean Cocteau</i>, n.1,<i> Cocteau et les mythes</i>, textes réunis par Jean-Jacques Kihm et Michel Décaudin, La Revue des lettres modernes, n.298-303, mars 1972.]</p> <p class="p1">&nbsp;</p> <p class="p1"><strong>_________</strong></p> <p class="p1"><a href="#1a" name="1b"><strong>1&nbsp;</strong></a>À ces journaux cités s’ajoute le journal de jeunesse de Cocteau, tenu du 28 juin 1911 jusqu’en avril 1912. Il est conservé dans une collection privée parisienne et n’est toujours pas publié de nos jours. Pierre Chanel en cite quelques extraits dans «Les vocalises de Bachir-Selim», dans <i>Cahiers Jean Cocteau</i>, no. 1,<i> Cocteau et les mythes</i>, textes réunis par Jean-Jacques Kihm et Michel Décaudin, Paris, <i>La Revue des lettres modernes</i>, no 298-303, mars 1972. Les passages repris par Pierre Chanel ne renseignent pas sur la volonté de l’auteur de publier le texte.</p> <p class="p1"><strong><a href="#2a" name="2b">2</a></strong> Voir «Notes» dans Jean Cocteau, <em>Apollon des bandagistes</em>, Saint-Clément-la-Rivière, Fata Morgana, 2006, p. 29-32.</p> <p class="p1"><strong><a href="#3a" name="3b">3</a></strong> Pour une histoire détaillée de cette tentative de publication avortée, voir Jean Touzot, «Préface» dans Jean Cocteau, <i>Journal 1942-1945</i>, Paris, Gallimard, 1989, p.7-16.&nbsp;</p> <p class="p1"><strong><a href="#4a" name="4b">4</a></strong> Cocteau emprunte à Salvador Dali le terme de «phénixologie» afin de définir un concept inspiré de Friedrich Nietzsche.</p> <p class="p1"><strong><a href="#5a" name="5b">5</a></strong> À ce sujet, consulter l'«Avertissement» de Pierre Bergé au Vème tome du <i>Passé défini</i>. Voir, Jean Cocteau, <i>Le Passé défini</i>,<i> </i>tome V, 1956-1957, Paris, Gallimard, 2006, p.13.&nbsp;</p> France Journaux et carnets Wed, 10 Apr 2013 20:18:51 +0000 Rana El Gharbie 757 at http://salondouble.contemporain.info La mort au kaléidoscope http://salondouble.contemporain.info/article/la-mort-au-kaleidoscope <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/godin-louis-daniel">Godin, Louis-Daniel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/le-paradis">Le Paradis</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/biblio/cytomegalovirus-journal-dhospitalisation">Cytomégalovirus. Journal d&#039;hospitalisation</a> </div> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/le-mausolee-des-amants-journal-1976-1991">Le mausolée des amants: Journal, 1976-1991</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/litteratures-doutre-tombe-ouvrages-posthumes-et-esthetiques-contemporaines">Littératures d’outre-tombe: ouvrages posthumes et esthétiques contemporaines</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p><b>Le deuil</b></p> <p class="p1">Hervé Guibert, qui contracte le virus du sida dans les années 1980, produit une importante partie de son œuvre étant témoin de la dégradation fulgurante et prématurée de son corps. Il est l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages, dont quelques-uns sont publiés après son décès survenu à l'aube de ses trente-six ans. L'écriture posthume, chez Guibert, se joue <i>dans </i>et <i>par </i>l'énonciation, elle est un souvenir laissé à l'Autre ainsi qu'une tentative de survivance. Comme nous le verrons, les textes posthumes de Guibert rendent compte d'un déploiement remarquable de sa relation à sa mort prospective; celle-ci est désirée, haïe, déplacée, fragmentée, camouflée, niée, etc.&nbsp;</p> <p class="p1">L'écrivain condamné à mort est dans une impasse: il est contraint de faire le deuil de lui-même, deuil nécessairement impossible à réaliser. Comme le mentionne Chantal Saint-Jarre dans son ouvrage <i>Du sida, l'anticipation de la mort et sa mise en discours</i>, le sida inflige au sujet qui en est atteint une panoplie de deuils singuliers:&nbsp;</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p class="p4">[…] deuil de l'enfance, deuil de la sexualité active et gratifiante, deuil de la fertilité, deuil de la maternité, deuil de la paternité, deuil du désir d'enfant, deuil de l'enfant (idéalisé) qu'on n’aura pas, qu'on n'a jamais été ou qu'on n'est plus, deuil d'un grand amour, deuil du rêve et de l'inachevé. Pour certains, deuil de l'âge adulte, deuil de la santé et de la normalité des gens en santé... puis deuil de la vie elle-même (1990: 225).</p> </blockquote> <p class="p1">Pourquoi, alors –si l'on adhère à la théorie freudienne du deuil<strong><a href="#1b" name="1a">1</a></strong>–, les écrivains atteints d'une maladie mortelle n'en viennent-ils pas tous à adopter la posture auto-dépréciative du mélancolique? Nous pourrions en effet établir un corpus d'auteurs sidéens qui, plutôt que de s'ériger en victimes de leur virus, le présentent étonnamment comme un objet d'amour. Nous pensons notamment à Pascal de Duve, qui écrit, dans son récit <i>Cargo vie</i>: «Sida, mon amour, toi au moins tu me resteras fidèle jusqu'à la Mort»&nbsp;(1993: 128), ou à Alain Emmanuel Dreuilhe, dont le journal intime exprime également cet affect: «Je m'adresse au sida lui-même, je l'interpelle avec toute la véhémence dont je suis capable pour lui faire savoir d'une voix encore timorée que je ne me –et ne le– laisserai pas faire, même si j'en suis amoureux, grisé par les nouvelles possibilités que m'offre cette lutte» (1987: 177). Le psychanalyste Jacques Hassoun suggère que la production littéraire en elle-même, chez les écrivain-e-s prédisposé-e-s à la mélancolie, est une «tentative pour créer un objet propre [qui] permet d'effectuer un travail de deuil, deuil qui s'accomplit grâce au texte écrit, publié, et donc offert à l'Autre» (1995: 125). Certains écrits posthumes de Guibert, lesquels sont résolument autobiographiques et collés à sa lutte contre le virus –<i>L'homme au chapeau rouge</i>, <i>Cytomégalovirus</i>–, peuvent être compris comme ces élans par lesquels l'écriture s'insère, tel un maillon, dans un processus de deuil toujours à refaire. On peut y voir le deuil <i>opérer</i> sans jamais s'<i>accomplir</i>.&nbsp;</p> <p class="p1"><b>L'anticipation de la mort</b></p> <p class="p1">Affirmer que l'écriture posthume chez Guibert s'inscrit dans un processus de deuil entraîne cette question importante: quelle mort anticipe l'auteur? Naturellement, et plusieurs études se sont penchées sur cette question, nous serions tentés d'avancer qu'il s'agit exclusivement de la mort engendrée par le sida. Les textes de Guibert publiés volontairement de manière posthume (<i>Cytomégalovirus, Le paradis, Le mausolée des amants</i>) sont effectivement écrits alors que l'auteur est très malade. Cela dit, une incursion dans ses textes «pré-maladie» nous indique que la mort s'inscrit dans son œuvre bien avant qu'il ne contracte le virus (1988). Dès son premier roman, <i>La mort propagande </i>(1977)<i>, </i>Guibert imagine le scénario de sa mort et les coupures de journaux qui l'accompagneraient. Dans son texte <i>L'image fantôme</i>, alors qu'il assemble un album photo de lui, Guibert se dit «attentif aux transformations de [s]on visage comme aux transformations d'un personnage de roman qui s'achemine lentement vers la mort» (1981: 67). Dans <i>Voyage avec deux enfants,</i> il dit voyager pour la première fois «sans apporter un sentiment de mort» (1982: 54). Les exemples sont (extrêmement) nombreux. L'anticipation de la mort, chez Guibert, n'a donc pas seulement à voir avec la mort <i>annoncée,</i> elle se noue carrément au désir et à la démarche d'écriture, avant même que le sida ne s'impose dans son imaginaire et dans l'imaginaire collectif<strong><a href="#2b" name="2a">2</a></strong>. Ainsi, l'écriture posthume s'instaure comme le miroir grossissant d'affects déjà disséminés dans l'entièreté de l'œuvre de Guibert: depuis ses débuts, l'auteur côtoie la mort dans ses formes symboliques.</p> <p class="p1">Il est vrai, toutefois, que Guibert a fait preuve d'une sorte de résistance au sida en le présentant, dans certains de ses textes, comme une maladie sublime «qui a élu [s]on corps» (2001: 185),&nbsp;une maladie&nbsp; «qui donnait à la mort le temps de vivre, le temps de découvrir le temps et de découvrir enfin la vie, [...] une géniale invention moderne [qu']avaient transmis ces singes verts d'Afrique» (1990: 181). Une importante partie du travail littéraire guibertien tend indéniablement à contrer l’assujettissement mortifère au virus. Reste malgré tout que Guibert en est mort, de la maladie. Son suicide<strong><a href="#3b" name="3a">3</a></strong> rend bien compte du caractère intolérable de cette «géniale invention». Ce passage d'une entrevue accordée à la revue <i>Les règles du jeu</i>,<i> </i>publiée de manière posthume (dans laquelle Guibert évoque <i>Le paradis</i>),<i> </i>en est la preuve flamboyante:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p class="p5">Là j'ai été au Japon pour le réveillon et j'avais laissé en chantier un roman, une histoire qui n'a aucun rapport avec le Sida, une histoire... parce que j'en peux plus du Sida, j'en ai marre, j'en ai vraiment... j'ai envie que ça s'arrête maintenant, c'est à dire, si on simplifie les choses, on peut dire que j'ai aimé cette maladie, j'ai bien été forcé de l'aimer, maintenant j'ai envie de la tuer, je n'en peux plus, le Sida ne m'apporte plus rien, le Sida me détruit un point c'est tout, et je ne souhaite pas aller plus loin, comme on dit, dans l'exploration de mes sentiments, de mes pensées, travaillées au corps par ce virus. J'ai envie de passer à autre chose, de penser à autre chose, je n'en peux plus quoi, j'en peux plus du Sida (Guibert, cité par Donner, 1992: 143).</p> </blockquote> <p class="p1">La relation d'amour que Guibert entretient avec le sida a lieu dans le registre du symbolique, ce qui explique qu'il faille sortir de l'œuvre pour trouver une forme si nette de rejet. Ce passage nous indique que le maintien de la maladie dans cette invraisemblable position dépend de la présence d'un tiers. Sans un lecteur ou une lectrice pour cautionner le relation «charnelle» au sida, celui-ci devient bêtement un virus qui «détruit[,] un point c'est tout». Or, l'écriture posthume assure la présence de l'Autre après la mort, son renouvellement. Même si la mort apparaît dans l'œuvre de Guibert comme une frontière étanche, «&nbsp;un point final [au] journal» (2001: 149), l'auteur était conscient qu'à sa mort, son œuvre allait lui subsister. Ses écrits posthumes (du moins, ceux qui nous intéressent) ne sont ni des rééditions, ni des textes de jeunesse rassemblés, mais bien de la matière originale que Guibert voulait publier après sa mort. L'auteur est allé jusqu'à se marier avec la compagne de son amant pour qu'elle s'occupe de ses manuscrits et pour éviter que l'argent de ses livres ne revienne à ses parents (Soleil, 2002: 191). Guibert ne voulait pas être un acteur de second plan dans le <i>récit </i>de sa mort, il voulait en contrôler les modalités.</p> <p class="p1"><b>La filiation</b></p> <p class="p1">Ce désir d'emprise se traduit nécessairement dans sa relation aux parents, lieu où le sujet est pour le moins aliéné. C'est la structure même de la filiation: le sujet est parlé, nommé par autrui, avant&nbsp; d'advenir comme sujet parlant. Guibert rejette ce principe, cherchant à s'engendrer lui-même en produisant un nombre considérable de textes. Guibert rejette violemment l'idée d'être pour ses parents un objet de valeur, un legs: «C'est terrible, mes parents sont devenus des collectionneurs de ce qui a trait à Hervé Guibert, à défaut de le garder à la maison. Ils devraient découper leurs organes génitaux, et les mettre dans une vitrine pour pouvoir contempler ce qui a produit l'énergumène» (2001: 521). Guibert n'accepte pas l'idée d'être le produit d'une filiation, il préfère en être l'auteur. Ainsi, il énonce une autonomie radicale envers l'ordre parental, ce que rend magnifiquement la dédicace de son livre <i>Mes parents</i>: «À personne» (1986: 9).&nbsp;</p> <p class="p1">L'homosexualité, tout comme le sida, force le sujet à imaginer d'autres types de filiation, où l'engendrement passe notamment par l'écriture. Un passage du <i>Paradis</i> rend particulièrement compte de cette tentative de nier tout ce qui empêche l'auteur d'être le point de départ d'une filiation, passage où Hervé dit à Jayne: «Puisque nous n'avons pas le sida, pourquoi ne pas nous offrir un enfant?» (1992a: 130). Il est d'autant plus parlant que Guibert ait fait le choix de projeter la publication de ce texte – où le personnage principal, du même nom que Guibert, est hétérosexuel et n'a pas le sida<strong><a href="#4b" name="4a">4</a></strong> – après sa mort. <i>Le paradis</i>, dont l'action se situe d'ailleurs en 1983 (cinq ans avant que Guibert ne se sache atteint du VIH), est l'ultime tentative de l'auteur de fragmenter le moment de sa mort et de replier la filiation sur elle-même.</p> <p class="p1"><b>La transcendance</b></p> <p class="p1">L'écriture ne sauve pas le corps, certes, elle permet (voire impose) une forme de transcendance, puisqu'à la mort de l'auteur, son moi, lui, survit. Guibert a élaboré toute une série de trucages pour que subsiste de lui une image précise, trafiquée. Ainsi, son journal intime, <i>Le Mausolée des amants</i>, a été en partie retranscrit par l'auteur, avant sa mort<strong><a href="#5b" name="5a">5</a></strong>. Il est fort probable que l'imaginaire des dernières années de la vie de Guibert ait contaminé le contenu du journal, celui-ci ne présentant aucune datation, si ce n'est les années inscrites sur la page couverture: 1976-1991. Qui plus est, l'intérêt de l'écriture, selon Guibert, réside dans la possibilité d'insérer des bribes de mensonge dans le texte;&nbsp;il aime dans l'écriture «le moment&nbsp; où [elle] décolle imperceptiblement vers la fiction après avoir pris son élan sur la piste de la véracité» (2001: 528). Des fragments écrits en 1991 peuvent, par exemple, avoir été insérés au tout début du journal. Guibert implique fréquemment sa mort dans ce procédé de déformation. À mi-parcours du<i> Mausolée, </i>on peut d'ailleurs lire ce mensonge:&nbsp;«Ici s'arrête le journal d'H.G. qui s'est suicidé le 10 août 19... en se jetant par la fenêtre» (2001: 46). D'autres impostures sont plus élaborées. Dans son œuvre cinématographique <i>La pudeur et l'impudeur</i> (diffusée aussi de manière posthume), Guibert dévoile son quotidien et son corps rongé par la maladie. Une scène clef du film le présente versant une dose mortelle de digitaline dans un verre d'eau, qu'il place au côté d'un autre, pour finalement en boire l'un des deux au hasard. Ce n'est que neuf ans plus tard, grâce à la publication de son journal, que l'on apprend qu'il avait «un repère, invisible à l'image, qui les différenciait» (2001: 532).&nbsp;</p> <p class="p1">Guibert joue avec la mort, se joue de la mort. La publication posthume s'instaure chez lui comme un outil pour rendre cette frontière la plus poreuse possible. Bien sûr, il faut savoir mesurer les limites de l'écriture: elle n'arrache pas le corps de l'intolérable, ne déplace pas la mort sur le plan du réel. Elle est tout de même le lieu où s'inscrivent ces fantasmes, et le posthume les fait apparaître de manière exponentielle. Plutôt qu'un horizon de finitude, l'écriture d'outre-tombe, chez Guibert, c'est la mort vue au kaléidoscope.</p> <p class="p1"><b>BIBLIOGRAPHIE</b></p> <p class="p1">BIANCIOTTI, Hector, «La mort d'Hervé Guibert», <i>Le Monde</i>, 30 décembre 1991. p 1.</p> <p class="p7">CLICHE, Anne Élaine, <i>Le désir du roman</i>, Montréal, XYZ, 1992.</p> <p class="p1">DÉCARIE, Isabelle, «L'identité posthume dans <i>Le Paradis </i>d'Hervé Guibert», <i>L'Esprit Créateur</i>, vol. 40, n°1, Printemps 2000, p. 100-110.</p> <p class="p1">DE DUVE, Pascal, <i>Cargo vie</i>, Paris, Clattès, 1993.</p> <p class="p1">DONNER, Christophe, «Pour répondre aux quelques questions qui se posent...», <i>Les règles du jeu</i>, Paris, mai 1992, vol. 3, n°7, p. 135-155.</p> <p class="p1">DREUILHE, Alain Emmanuel, <i>Corps à corps: journal du sida</i>, Paris, Gallimard, 1987.</p> <p class="p1">FREUD, Sigmund, «Deuil et mélancolie», <i>Métapsychologie,</i> Paris, Gallimard, 1968, pp. 145-171.</p> <p class="p7">GUIBERT, Hervé, <i>La mort propagande</i>, Paris, R. Deforges, 1977.</p> <p class="p7">GUIBERT, Hervé, <i>Voyage avec deux enfants</i>, Paris, Minuit, 1982.</p> <p class="p7">GUIBERT, Hervé, <i>Mes parents</i>, Paris, Gallimard, 1986.</p> <p class="p1">GUIBERT, Hervé, <i>À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie</i>, Paris, Gallimard, 1990.</p> <p class="p7">GUIBERT, Hervé, <i>Le paradis</i>, Paris, Gallimard, 1992a.</p> <p class="p7">GUIBERT, Hervé, <i>Cytomégalovirus. Journal d'hospitalisation</i>, Paris, Seuil, 1992b.</p> <p class="p1">GUIBERT, Hervé, <i>Le mausolée des amants: Journal, 1976-1991</i>, Paris, Gallimard, 2001.</p> <p class="p1">HASSOUN, Jacques, <i>La cruauté mélancolique</i>, Paris, Aubier, 1995.</p> <p class="p1">SAINT-JARRE, Chantal, <i>Du Sida, l'anticipation de la mort et sa mise en discours</i>, Paris, Denoël, 1994.</p> <p class="p7">SOLEIL, Christian, <i>Hervé Guibert, biographie</i>, Saint-Étienne, Actes graphiques, 2002.</p> <p class="p7">&nbsp;</p> <p class="p7"><strong>_________</strong></p> <p class="p7"><strong><a href="#1a" name="1b">1</a></strong> Dans son texte du même nom, Freud oppose le deuil à la mélancolie. Lorsque le sujet est dans l'incapacité d'assimiler la perte dont il est affligé (parce qu'il en ignore l'objet, par exemple), il est généralement assujetti à l'état mélancolique, soit «un trouble du sentiment d'estime de soi [, un] état d'âme douloureux, la perte de l'intérêt pour le monde extérieur, […] la perte de la capacité de choisir quelque nouvel objet d'amour que ce soit […]» (1968: 147).</p> <p class="p7"><strong><a href="#2a" name="2b">2</a></strong> Selon <em>Sidaction</em>, vingt-deux cas auraient été diagnostiqués en France et aux États-Unis en 1981, mais ce n'est qu'en 1983 que l'on identifie le virus du VIH et que sont mis au point des tests de dépistage. «Les dates clés de la recherche du Sida»,<em>&nbsp;Sidaction</em>, [en ligne] <a href="http://www.sidaction.org/ewb_pages/d/dates_cles_recherche_sida.php" title="http://www.sidaction.org/ewb_pages/d/dates_cles_recherche_sida.php">http://www.sidaction.org/ewb_pages/d/dates_cles_recherche_sida.php</a> (Page consultée le&nbsp; 31 janvier 2013).</p> <p class="p7"><strong><a href="#3a" name="3b">3</a></strong>&nbsp;«Le romancier Hervé&nbsp;Guibert&nbsp;est mort du sida le vendredi 27 décembre [1991], à l'hôpital Antoine-Beclère de Clamart, où il avait été admis le 13 décembre, après une tentative de&nbsp;suicide» (Biancotti, 1991: 1).</p> <p class="p7"><strong><a href="#4a" name="4b">4</a></strong> Voir le texte d'Isabelle Décarie pour une analyse détaillée de la question posthume dans <i>Le</i> <i>paradis</i> (Décarie: 2000).</p> <p class="p7"><strong><a href="#5a" name="5b">5</a></strong> Tel qu'inscrit en exergue: «Ce texte a été entièrement dactylographié par Hervé Guibert lui-même jusqu'à la page 503, à partir des carnets sur lesquels il écrivait son journal. J'ai [Christine Guibert] tapé les cinquante-huit dernières pages» (2001: 6).</p> France Journaux et carnets Roman Wed, 10 Apr 2013 19:09:53 +0000 Louis-Daniel Godin 752 at http://salondouble.contemporain.info Un roman inédit et inachevé de 1952 peut-il être avant-gardiste? http://salondouble.contemporain.info/article/un-roman-inedit-et-inacheve-de-1952-peut-il-etre-avant-gardiste <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/deronne-emmanuel">Deronne, Emmanuel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-toussaint-de-jean-espar-ou-letouffement-roman-inacheve-inedit-1952">La Toussaint de Jean Espar ou L’Étouffement, roman inachevé, inédit (1952)</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/litteratures-doutre-tombe-ouvrages-posthumes-et-esthetiques-contemporaines">Littératures d’outre-tombe: ouvrages posthumes et esthétiques contemporaines</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p><b>Les œuvres du passé et leur public</b></p> <p class="p1">La découverte, la traduction et la recomposition des <i>Mille et une nuits</i> par Galland ont fortement marqué l’histoire de la littérature plusieurs siècles après leur création. De telles discontinuités ne sont pas rares. D’une certaine façon, on pourrait même dire (avec Michel Butor) que la littérature dite «contemporaine» est un ensemble nécessairement incomplet. Il déclare dans un entretien sur France-Inter le 27 novembre 2012 (émission <i>Le grand entretien</i>, de François Busnel):&nbsp;</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p class="p2">C’est très difficile de prendre conscience de ce qui se fait […]. Nous sommes toujours en retard sur ce qui se fait. Il y a des gens qui écrivent, il y a certainement des étudiants très doués qui écrivent des choses passionnantes maintenant, mais je ne peux pas les connaître pour l’instant. Peut-être que dans quelques années ça sera publié, mais ça sera publié chez qui? Bon, ça surprendra, si c’est vraiment intéressant, ça troublera tellement les critiques et les journalistes qu’ils ne sauront pas quoi en dire. Et donc […] ce qui est écrit en ce moment, c’est peut-être dans vingt ans ou dans trente ans seulement que j’arriverai à le lire. […] Nous ne connaissons pas la littérature d’aujourd’hui […]. En grande partie, elle n’est pas à notre disposition.&nbsp;</p> </blockquote> <p class="p1">De ce fait, «quand elles arrivent, les œuvres sont déjà anciennes, elles sont déjà un peu anciennes.» Vertige… Le ciel étoilé de la littérature est aussi hétérochronique que l’autre.</p> <p class="p1">L’histoire littéraire s’en trouve relativisée. Mais quand ces œuvres (ou d’autres de moindre «qualité», notion évidemment culturelle et évolutive) sortent <i>ultérieurement</i> de l’ombre, à quelle époque appartiennent-elles? Ces œuvres sont-elles alors périmées, révolues, et reléguées au simple rang de documents? Vont-elles retrouver leur place dans l’histoire littéraire, être réhabilitées en quelque sorte, et réintégrées à leur rang? Ou bien peuvent-elles, à l’occasion de leur publication «décalée», venir, depuis leur époque, enrichir des problématiques en cours, c’est-à-dire vivre malgré tout dans le présent et comme des œuvres du présent?&nbsp;</p> <p class="p1">Évidemment, ces trois options sont compatibles et les réponses ne peuvent valoir que par leurs nuances. C’est seulement dans cette mesure que je me suis permis d’aborder ici un cas un peu particulier et cela avec un statut également un peu spécial, celui d’éditeur d’œuvres du passé. C’est donc plutôt un témoignage que je proposerai ici et un témoignage «à chaud» puisque j’élabore actuellement l’édition (plus précisément une adaptation mobilisant des documents personnels de l’auteur) du roman <i>La Toussaint de Jean Espar </i>ou <i>L’Étouffement</i>, deux titres possibles pour l’œuvre d’un écrivain oublié nommé Robert Reus.</p> <p class="p1"><b>Le projet d’édition des œuvres de Robert Reus</b></p> <p class="p1">Depuis un an, j’ai entrepris un travail assez complexe, nouveau pour moi et éloigné de ma spécialisation d’enseignant-chercheur en linguistique. Il s’agit pour moi de publier ou de republier une partie des œuvres de mon père, le romancier Voltaire Deronne, alias Robert Reus (1909-1988). Les romans autrefois publiés, <i>La Foire</i> (1946; réédité en 2012) et <i>L’Épidème</i> (1947), ne trouveront à cette occasion «qu’» une seconde vie: ils ont déjà fait partie intégrante de la production littéraire de leur époque (<i>La Foire</i> a figuré au dernier tour du prix Cazes). Mais les œuvres inédites (une vingtaine d’œuvres de 1945 à 1960 puis de 1973 à 1988 environ) posent ce problème d’une éventuelle naissance «postmaturée» et donc du statut étrange des œuvres du passé apparaissant dans l’horizon littéraire d’une époque qui n’est plus la leur et à laquelle elles n’étaient pas destinées.</p> <p class="p1">Quelques œuvres de mon père n’ont jamais été soumises à des éditeurs. Mais presque toutes l’ont été. Il est donc nécessaire de distinguer, parmi ces œuvres du passé, les <i>inédits non évalués par leurs contemporains</i> des inédits <i>refusés par leurs contemporains.</i> Ce refus constitue, notamment quand il est explicité, une indication non négligeable pour l’historien de la littérature<strong><a href="#1b" name="1a">1</a></strong>.&nbsp;</p> <p class="p1"><b><i>La Toussaint de Jean Espar </i>ou <i>L’Étouffement</i>&nbsp;</b></p> <p class="p1">Le roman que j’ai choisi pour cette étude possède de ce point de vue un statut hybride: la partie «journal» a été soumise au moins au jury de la Bourse de la Fondation Del Duca en 1952, mais l’ensemble n’a jamais été examiné ni évalué car le roman est inachevé (d’où la nécessité d’une <i>adaptation</i>). J’ai privilégié cette œuvre en raison de sa construction particulière et de la revendication par l’auteur d’une certaine originalité. Comment penser aujourd’hui l’originalité d’une œuvre de 1952?</p> <p class="p1">Outre de nombreuses notes manuscrites, je possède, pour présenter ce roman, l’introduction envoyée par l’auteur à la Fondation Del Duca. L’orientation générale du roman et son plan détaillé y figurent.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p class="p2">[Ce roman est] la confession clairvoyante et sincère d’un écrivain que l’adversité, particulièrement cruelle pour lui, a condamné à vivre, ou plutôt à mourir, dans l’atmosphère étouffante d’une administration incompréhensive des besoins de l’artiste et même de l’homme.</p> <p class="p2">Dans le mépris total de l’esprit, et à travers les difficultés matérielles nées de la maladie de sa femme, qu’il contracte finalement et qui le mènera à la mort, il lutte désespérément et succombe dans tous ses combats, sauf peut-être sans son combat contre lui-même.</p> <p class="p2">Roman de la fatalité du malheur, c’est aussi le récit d’une ascension incomplète mais émouvante vers la sublimation des tendances.</p> <p class="p2">Sa recherche de Dieu, à travers toutes les données scientifiques qui semblent le contredire, recherche difficile, à contre-courant de l’orgueil, de l’esprit critique et agressif, aboutit aux moyens pratiques de se construire une âme chrétienne, moyens que la mort ne lui laissera pas le temps d’éprouver jusqu’à la victoire.</p> <p class="p2">Étouffement intellectuel d’un écrivain mais ascension d’un esprit. Ouvrage critique mais constructif et en fin de compte optimiste, exaltant.</p> </blockquote> <p class="p1">J’ajouterai à ces données que Jean Espar est un clone de l’auteur: ce roman présente un caractère autobiographique très fort, que j’ai abordé dans un article récent (2012a, à paraître). Toutes les données familiales, par exemple, sont conformes à la réalité, la chronologie des décès ayant seulement été resserrée.</p> <p class="p1">Pour permettre de percevoir la dimension éventuellement novatrice de ce roman, je vais de nouveau citer la présentation rédigée par l’auteur, accompagnée de ses remarques en italiques.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p class="p4">TECHNIQUE</p> <p class="p4">La question qui se pose avant d’entreprendre un roman, c’est toujours: verrons-nous le personnage principal de l’intérieur ou de l’extérieur? Quel que soit son choix, c’est pour l’auteur une mutilation. J’ai donc tenté un procédé, qui me semble inédit, pour présenter, dans une objectivité toujours absolue, tous les aspects de mon personnage de Jean Espar.</p> <p class="p4">L’ÉTOUFFEMENT est divisé en cinq parties d’inégale importance. Chacune de ces parties retrace les mêmes évènements ou du moins les mêmes durées, mais d’un point de vue différent. Ces cinq parties sont cinq révélations d’un même caractère.</p> <p class="p4"><b>1<sup>ère</sup> partie: L’homme extérieur</b>. Opinions de ses chefs de service et collègues de bureau qui le présentent comme un esprit intelligent mais aigri, agressif, envieux, malsain…</p> <p class="p4"><b>2<sup>ème</sup> partie: Autre aspect de l’homme extérieur </b>qui se dégage des lettres qu’il a adressées à un confrère (l’auteur du roman) à qui par orgueil autant que par calcul il n’a voulu montrer que ses succès, ses enthousiasmes, ses projets et à qui il a caché ses échecs, ses misères, ses déchéances physiques, morales et intellectuelles.</p> <p class="p4"><b>3<sup>ème</sup> partie: </b>Simple succession des évènements par juxtaposition, dans l’ordre chronologique, sans commentaires, des papiers trouvés dans son appartement: réclamations de créanciers, refus d’éditeurs, menaces de renvoi, mises en demeure, rapports médicaux, analyses pour recherche du B.K., résultats de thoraco, frais d’hospitalisation non acquittés, lettres accompagnant quelque secours, démarches après décès, etc.</p> <p class="p4"><b>4<sup>ème</sup> partie: Journal. L’homme intérieur. </b><i>(Partie essentielle)</i></p> <p class="p4">Récits de ses malheurs: tuberculose de sa femme, mort de sa mère, de son frère, de son père, atteinte personnelle de la maladie, difficultés pécuniaires, échecs littéraires… Recherche des causes de ses échecs… Étude de la fatalité et des moyens d’y échapper dans une certaine mesure… Psychagogie… Sana… Nécessité de la religion… Recherche des moyens de faciliter l’acceptation de cette religion… etc.</p> <p class="p4"><b>5<sup>ème</sup> partie: </b><i>(à mettre en première partie)</i> Lettre de l’aumônier du sana relatant la mort de Jean Espar, laquelle détermine le suicide de sa femme, qui s’acheminait lentement vers la guérison et qui, abandonnée à elle-même, n’a pas le courage de poursuivre seule une lutte inutile.</p> <p class="p4">Appréciation de l’expérience religieuse de Jean Espar.</p> <p class="p4">L’homme qu’il aurait pu parvenir à être, d’après le début de son dernier roman, commencé au sana et resté inachevé, plus parce qu’il ne croyait pas à sa valeur d’art qu’empêché par la mort.</p> </blockquote> <p class="p1">Il est donc question d’un «roman» composé de parties hétérogènes. Chacune relève d’un «point de vue» différent sur le narrateur dans le cadre d’une construction progressive (de l’extérieur à l’intériorité), qui trouve son point culminant dans le journal de Jean Espar, qui conclut le roman si l’on excepte une très brève note qui doit servir d’épilogue.</p> <p class="p1">Une introduction «réaliste» (la cinquième partie, devenue initiale), qui explique la possession des documents par les futurs éditeurs (un cousin de Jean Espar et un universitaire), est suivie:</p> <ul class="ul1"> <li class="li1">-<span class="Apple-tab-span"> </span>des propos <i>négatifs</i> des <i>collègues de bureau</i> du narrateur (conversations: caractère polyphonique; évaluation négative homogène);</li> <li class="li1">-<span class="Apple-tab-span"> </span>des propos <i>positifs</i> du <i>narrateur </i>sur lui-même (lettres: caractère monologique<strong><a href="#2b" name="2a">2</a></strong>; auto-évaluation positive homogène);</li> <li class="li1">-<span class="Apple-tab-span"> </span>de documents bruts hétéroclites, dans l’ordre chronologique, faisant ressortir les difficultés matérielles et les échecs du narrateur (documents divers: polyphonique; évaluation négative homogène);</li> <li class="li1">-<span class="Apple-tab-span"> </span>du journal du narrateur, qui se livre à une introspection honnête (journal: base monologique; axiologiquement hétérogène).</li> </ul> <p class="p1">Le bref épilogue insiste sur la nécessité d’un certain minimalisme dans la future écriture afin de respecter l’authenticité des documents: «J’ai classé tout cela dans un ordre qui me paraît logique», écrit le cousin-héritier à son collaborateur universitaire. «Pas de style, ni d’éloquence. Un art de ranger, de mettre de l’ordre. Poser la plume pour le pinceau à colle. Ce n’est ni le pittoresque, ni la beauté, ni le transcendant qu’il faut chercher ici. Mais l’authentique.» «Le seul exposé des faits.» On aura noté qu’il ne s’agit pas là du projet de l’auteur pour terminer son roman mais bel et bien du projet du personnage du cousin-héritier, futur éditeur fictif de ce roman: autrement dit, le roman est conçu comme un dossier sur un roman <i>en gestation</i>.</p> <p class="p1"><b>Un roman original, en 1952 et au-delà?</b></p> <p class="p1">Si le cadre «réaliste» visant à justifier la possession du dossier par un parent est traditionnel, on peut noter plusieurs caractéristiques qui me semblent novatrices pour l’époque et en partie pour la nôtre. Seuls les vingtiémistes pourront, en situant plus précisément les procédés mis en œuvre dans ce roman, affiner les pistes que recèle l’analyse sommaire qui suit. L’article de Marie-Jeanne Zenetti (2012) m’a permis de m’appuyer, pour qualifier le roman de mon père, sur une comparaison avec les œuvres innovantes des années 60 de Kluge et de Reznikoff auxquelles cet article est consacré.</p> <p class="p1">La <i>première originalité</i> de ce roman, me semble-t-il, est le moyen choisi pour élaborer un ensemble fortement polyphonique. Une alternance régulière, tout d’abord, de l’orientation axiologique. Si l’on inclut la lettre initiale de l’aumônier au cousin (plutôt positive pour le personnage de Jean Espar) (notée ici «0»), on rencontre en effet la variation systématique suivante:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p class="p2">0: nuancé, plutôt positif (l’aumônier);</p> <p class="p2">I: négatif (les collègues);</p> <p class="p2">II: positif (autopromotion);</p> <p class="p2">III: négatif (les traces de la vie quotidienne);</p> <p class="p2">IV: nuancé, plutôt positif (le journal intime).</p> </blockquote> <p class="p1">Le roman souffle alternativement le chaud et le froid, avec une certaine brutalité. Façon de rendre le souci d’«objectivité» revendiqué par l’auteur. Solution un peu simpliste, peut-être, mais esthétiquement améliorée par une variation générique presque systématique. <i>Presque</i> systématique parce qu’on rencontre plusieurs fois des lettres. Cela dit, elles ne relèvent pas du même genre de discours, les unes étant personnelles, d’autres administratives ou professionnelles. Je récapitulerai donc rapidement la lettre de l’aumônier, les témoignages oraux des collègues dans des conversations supposées avec le cousin, les lettres de Jean Espar à ce cousin, des documents divers trouvés à son domicile et enfin le journal de Jean Espar.</p> <p class="p1">Même polyphonie à partir d’une variation du point de vue et des genres de discours chez Alexander Kluge dans <i>Schlachtbeschreibung</i> (1964) (en français <i>Stalingrad: description d’une bataille</i>, 1966), mais sans variation axiologique brutale: seul le point de vue allemand est développé. On peut toutefois considérer, avec Zenetti (30), que la cohabitation de discours ordinaires et de discours «de propagande» introduit une variation axiologique. Le livre de Reznikoff (<i>Testimony</i>, 1965) est en revanche composé uniformément de comptes rendus de procès. Leur multiplicité ne produit pas une polyphonie du même type.</p> <p class="p1">On est bien au-delà, avec <i>La Toussaint de Jean Espar</i> et avec <i>Stalingrad</i>, des jeux des romans par lettres, qui reposent sur une unité générique de leurs éléments, ou des romans «de témoignages&nbsp;ou interviews» qui n’en constituent finalement qu’une variante<strong><a href="#3b" name="3a">3</a></strong>. On est également bien au-delà de la simple alternance générique régulière, par exemple, de <i>Vendredi ou Les limbes du Pacifique </i>(narration à la troisième personne vs <i>log-book</i> de Robinson) ou de Bernard Werber dans <i>Les fourmis </i>(1991) et<i> Le jour des fourmis</i> (1992) (deux trames de narration classique vs l’encyclopédie).</p> <p class="p1">Les spécialistes pourront ultérieurement disposer d’un dossier de l’œuvre qui apportera des compléments d’information concernant le projet original de Robert Reus tel qu’il nous est accessible. Pour ce qui est de la réception effective au moins de l’adaptation, je ne peux évidemment plus en témoigner, étant son concepteur. Les effets produits par cette composition (notamment l’interactivité entre les parties successives, à la lecture) ne pourront être ressentis que par les futurs lecteurs, qui seront nécessairement «contraint[s] de multiplier les strates de sens et d’interprétation» (Zenetti, 39).</p> <p class="p1">Dans le cours de la réalisation de l’adaptation, en tout cas, j’ai fortement pris conscience de la multiplicité des parcours possibles en constituant le recueil (chronologiquement ordonné, je le rappelle) de documents «personnels». Par exemple, j’ai dû m’interroger, outre leur sélection (nature et nombre des documents), sur la place <i>non automatique</i> des documents non datés.</p> <p class="p1">Cette multiplicité de points de vue, ce refus de la synthèse aboutit à un portrait éclaté, contingenté, variable selon les circonstances et les interlocuteurs. Mais néanmoins à une «totalité signifiante», pour reprendre les termes de Zenetti (32). Un portrait qui rend compte de la pluralité de postures de l’individu dans la société et de sa complexité psychologique.&nbsp;</p> <p class="p1">La <i>seconde caractéristique</i> qui me semble importante, c’est le caractère brut, <i>préliminaire</i> de l’ensemble. <i>La Toussaint de Jean Espar </i>est un dossier composé de plusieurs ensembles de matériaux classés et non un roman d’apparence achevée. Un dossier comportant plusieurs parties distinctes. En quelque sorte, un roman en kit. Qui plus est, on l’a vu, ce matériau semble devoir, dans l’esthétique présentée comme celle du cousin, ne pas devoir être banalisé, fondu dans une biographie classique. Par un (léger) effet de mise en abysme, le cousin-éditeur fictif expose la théorie minimaliste (pour ce roman, du moins) de l’écrivain Robert Reus: respect des documents, sobriété du traitement.</p> <p class="p1">Je me permets de répéter que le caractère inachevé du roman n’est pas en cause ici. Mon père voulait bel et bien produire en tant que roman un <i>dossier préparatoire</i>. Pour la vraisemblance (discutable, d’ailleurs), le cousin-éditeur était censé le constituer puis l’envoyer à son collaborateur.&nbsp;</p> <p class="p1">Cette structure sera celle, douze ans plus tard, de <i>Stalingrad</i>, œuvre composée de chapitres thématiques bien distincts recourant à des sources de nature différente (par exemple, le manuel du soldat en hiver ou des témoignages de soldats et d’officiers, respectivement dans les parties 3 et 5: «Les notions obligatoires pour une guerre d’hiver» et «Dans les faits, quel fut l’aspect du désastre»).&nbsp;</p> <p class="p1">C’est autour de ce recours, précisément, à des documents nombreux et divers que se situe une <i>troisième originalité</i> du roman de Robert Reus. Je vais m’efforcer d’en donner une idée fidèle dans son adaptation: l’auteur a en effet conservé (mais, à la vérité, pas dans un dossier annexé au roman) de très nombreux documents personnels que je compte utiliser pour réaliser cette adaptation. Cette solution m’a semblé acceptable en raison du caractère globalement autobiographique du roman.&nbsp;</p> <p class="p1">Pour paraphraser le titre d’un colloque en ligne de Fabula, «ce que le document fait à la littérature», surtout depuis l’invention de la photographie, constitue un très vaste sujet. Pour ce qui est des autobiographies, l’article de Véronique Montémont (2012), qui établit le caractère très fréquent de cette pratique dès les années 75, n’évoque pas les œuvres antérieures. Je crois qu’elle a été peu fréquente dans les années 1950 et sans doute moins encore dans les romans qui, comme <i>La Toussaint de Jean Espar</i>, ne sont pas des autobiographies mais <i>seulement</i> des romans autobiographiques<strong><a href="#4b" name="4a">4</a></strong>.</p> <p class="p1">Qui plus est, les matériaux intégrés dans notre roman présentent une très grande hétérogénéité, incluant des documents bruts de la vie courante (factures ou résultats d’analyses médicales par exemple, je le rappelle). Il me semble assez audacieux pour l’époque d’avoir mêlé ainsi à des genres de discours bien établis (journal intime, correspondance)<i>, sans aucun parti-pris de détournement ou de jeu</i>, des documents variés de type culturel, administratif, professionnel ou personnel. On retrouve aujourd’hui cette variété, avec une dimension plus esthétisante, dans les carnets de voyage artistiques. Les ouvrages de Kluge (et, je crois, de Reznikoff) ne présentaient pas une telle extension dans la variété des genres de discours<strong><a href="#5b" name="5a">5</a></strong>.</p> <p class="p1">Enfin, il s’agit ici de documents bruts insérés dans le domaine littéraire avec une fonction référentielle conforme au sujet du roman. Mais, loin d’occuper la fonction ancillaire qui serait celle de simples illustrations, ils forment bel et bien une autre trame, un autre développement à part entière pour décrire le personnage, avec un statut égal à celui des autres ingrédients de ce portrait à multiples facettes: «Ces cinq parties sont cinq révélations d’un même caractère», écrivait l’auteur dans le second extrait («Technique») cité dans la présentation de l’œuvre. Avec cette dignité reconnue aux documents non accompagnés de commentaires de l’auteur (cette partie est un simple montage de documents), <i>La Toussaint de Jean Espar</i> anticipe sur le procédé de Kluge.</p> <p class="p1">Dans <i>La Toussaint</i>, certes, les documents ne sont pas là, au sens strict, «au lieu de l’œuvre», mais c’est tout de même le cas, intégralement, dans la quatrième partie de ce roman composite. L’objectivité revendiquée par Robert Reus, son refus de commenter, d’intervenir, équivaut à la position de Kluge et de Reznikoff. À cette nuance importante près que<i> La Toussaint de Jean Espar </i>est un roman autobiographique et que les documents (personnels) auraient été adaptés par l’auteur à son projet, selon des modalités que nous ignorons.&nbsp; Reznikoff avait changé les noms de personne et de lieux dans son montage de comptes rendus de procès, mais aussi atténué des expressions et versifié (!) les témoignages: il est donc intervenu de façon relativement importante (Zenetti, 29). J’ai adopté pour principe dans l’adaptation du roman de ne modifier (même pas totalement) que les noms propres.&nbsp;</p> <p class="p1"><b>Conclusion pour revenir au statut des œuvres du passé</b></p> <p class="p1">Soit donc ces procédés existaient avant 1952 et l’histoire littéraire ne s’enrichit a posteriori que d’une illustration supplémentaire. Un nom de plus. Un simple codicille à l’histoire littéraire. Soit ils n’existaient pas, et cela remet en cause, d’une, de deux ou de trois façons, l’histoire d’un genre, de la polyphonie ou l’histoire de l’utilisation des documents dans le roman, ce qui nous concernerait davantage, dans la mesure où, par un effet de domino, plusieurs facettes de la création littéraire seraient affectées par cette révélation.</p> <p class="p1">Ces deux projections rétrospectives constituent en quelque sorte des «rectifications», des réhabilitations posthumes avec incidences sur l’histoire littéraire, mais elles ne changent pas la trame des événements. Elles ne font «que» compléter, enrichir, modifier quelques éléments de l’histoire littéraire et notamment l’évaluation du degré d’originalité de certaines œuvres ultérieures. Il n’en reste pas moins que ces œuvres «repêchées» n’ont pas pu, en aval, nourrir les œuvres suivantes. Contrairement aux œuvres connues et publiées «à temps» (?) et à l’origine d’une descendance féconde (fût-elle issue d’une contestation), les œuvres réhabilitées ne peuvent être que remises à leur place, artificiellement, a posteriori: elles y sont figées et stériles. Une fois opéré leur <i>coming out</i>, elles ne peuvent que nourrir les travaux des spécialistes universitaires de leur époque de création.</p> <p class="p1">Au-delà de ce statut (toujours accessible à ces œuvres auparavant en latence?), il me semble que <i>La Toussaint de Jean Espar</i> a anticipé et croisé plusieurs évolutions ultérieures du roman (évolutions déjà dans l’air du temps, certes), au point que, sous toutes réserves, ce roman est encore un peu original aujourd’hui. Moins surprenant, moins choquant (?) sans doute qu’il ne l’aurait été à l’époque, plus «banal», mais, je crois, <i>au moins hybride d’une façon encore «inédite».</i> Le saut temporel de 61 ans ne lui a pas enlevé toute sa nouveauté et à ce titre, d’une certaine façon, il pourra appartenir à la littérature d’aujourd’hui.</p> <p class="p1">Et cela d’autant plus que les choix éditoriaux que j’ai opérés mi-contraint mi-volontairement (la publication sous forme d’un livre électronique, qui par ailleurs présente des avantages considérables pour la reproduction des documents, désormais même en couleurs; la suppression du cadre réaliste concernant la transmission du dossier par le cousin et l’entremise de l’aumônier) lui donnent une apparence moderne supplémentaire. On pourra la juger <i>accidentelle</i>, <i>non</i> <i>essentielle</i>, mais il faut bien que le livre se voie attribuer une forme d’aujourd’hui: une édition <i>à l’ancienne</i> serait à la fois une gageure et une absurdité. Je préfère assumer des choix d’éditeur et même le risque d’une requalification erronée de ce roman en tant que roman historique de la part de lecteurs pressés ou simplement influencés inconsciemment par leur catalogue culturel personnel.</p> <p class="p1">Donner naissance. Aujourd’hui. À une œuvre autrefois avant-gardiste. Encore originale. En recourant à des manipulations personnelles pour compenser son inachèvement et lui donner forme. Complexité d’un projet dans lequel on voit bien l’importance de la dimension personnelle. Collaboration posthume. Ré-apparition ou re-création? Entrée en lice avec les concurrents du passé et du présent. Statut ambigu d’une renaissance.&nbsp;</p> <p class="p1"><b>Bibliographie</b></p> <p class="p3">DERONNE, Emmanuel, «De la “pudeur d’un malade” (<i>La Foire</i>) à la “gouaille” du <i>Printemps des éclopés</i>: Robert Reus, mon père, et ses autobiographies romancées», dans <i>Dialogues francophones</i>, 18 / 2012, Timisoara, p.69-89. (2012a)</p> <p class="p6">DERONNE, Emmanuel, «Sexe, argot et espagnol dans <i>Le Printemps des éclopés</i> (ou <i>La guerre des doudounes</i>) de Robert Reus», <i>Argotica </i>1 / 2012, Craiova, p.46-64, [en ligne]. <a href="http://cis01.central.ucv.ro/litere/argotica/Argotica_Fr.html" title="http://cis01.central.ucv.ro/litere/argotica/Argotica_Fr.html">http://cis01.central.ucv.ro/litere/argotica/Argotica_Fr.html</a> (2012b)</p> <p class="p6">DERONNE, Emmanuel, <i>La Toussaint de Jean Espar</i>, d’après le roman inachevé de Robert REUS, Kindle Direct Publishing, Amazon, 2013.</p> <p class="p6">KLUGE, Alexander, <i>Schlachtbeschreibung</i>, Freiburg im Breisgau, Walter Verlag, 1964 (puis 1978; traduction française: <i>Stalingrad: description d’une bataille</i>, Paris, Gallimard, 1966).</p> <p class="p6">MERLE, Robert, <i>L’idole</i>, Plon, 1987.</p> <p class="p6">MONTÉMONT, Véronique, «Vous et moi: usages autobiographiques du matériau documentaire», dans <i>Littérature</i>, numéro 166 (BLOOMFIELD, Camille et ZENETTI, Marie-Jeanne, éd.), Paris, p.40-54.</p> <p class="p6">PÉREZ, Claude (éd.), «Ce que le document fait à la littérature (1860-1940)<i>»</i>, colloque en ligne dans&nbsp;<i>Fabula, la recherche en littérature</i>, 15 septembre 2012 [en ligne].&nbsp;<span class="s1">http://www.fabula.org/colloques/sommaire1730.php</span>&nbsp;(Page consultée le 31 janvier 2013).</p> <p class="p6">REUS, Robert, <i>La Foire</i>, Aurillac, Pierre Clairac, 1946; Kindle Direct Publishing, Amazon, 2012.</p> <p class="p6">REUS, Robert, <i>L’Épidème</i>, Aurillac, Pierre Clairac, 1947; Kindle Direct Publishing, Amazon, 2013 (à paraître).</p> <p class="p6">REUS, Robert, <i>La Toussaint de Jean Espar ou L’Étouffement, </i>roman inachevé, inédit, 1952<i>. </i>(DERONNE, Emmanuel éd., Kindle Direct Publishing, Amazon, 2013.)</p> <p class="p6">REUS, Robert, Notes tapuscrites et notes manuscrites de 1952 concernant <i>L’Étouffement</i>, Fonds Robert Reus, Nancy, inédit.</p> <p class="p6">REZNIKOFF, Charles, <i>Testimony: the United States: 1885-1915: recitative, </i>New-York et San Francisco, New Directions et San Francisco Review, 1965 (trad. fr. 1981).</p> <p class="p7">TOURNIER, <i>Vendredi ou les limbes du Pacifique</i>, Paris, Gallimard, 1967.</p> <p class="p6">WERBER, Bernard, <i>Les fourmis</i>, Paris, Albin Michel, 1991.</p> <p class="p6">WERBER, Bernard, <i>Le jour des fourmis</i>, Paris, Albin Michel, 1992.</p> <p class="p6">ZENETTI, Marie-Jeanne, «Prélèvement / déplacement: le document au lieu de l’œuvre», dans <i>Littérature</i>, numéro 166 (BLOOMFIELD, Camille et ZENETTI, Marie-Jeanne, éds), Paris, p.26-39.</p> <p class="p6">&nbsp;</p> <p class="p6"><strong>__________</strong></p> <p class="p6"><strong><a href="#1a" name="1b">1</a></strong> Je renvoie, pour des cas de refus explicités, liés notamment à des raisons linguistiques, à mon article dans <i>Argotica </i>1 (2012b).</p> <p class="p6"><strong><a href="#2a" name="2b">2</a></strong> Faute de documents suffisants (ces lettres fictives n’ont pas été rédigées par l’auteur), je n’ai pu maintenir dans l’adaptation que je vais proposer de ce roman le caractère monologique de cette partie; on y trouvera des lettres de mon père à son éditeur, mais aussi des lettres de l’éditeur ou d’autres écrivains et d’autres documents qui auraient pu constituer aujourd’hui une espèce de <i>press-book</i> miniature. Mais l’unité axiologique a évidemment été respectée.</p> <p class="p6"><strong><a href="#3a" name="3b">3</a></strong> Robert Merle, par exemple, présente dans <i>L’idole</i> (1987) une série d’écrits de mains diverses, non légitimées par l’écriture d’un journal intime, de mémoires ou de témoignages par ces personnages. Le récit ne se répète pas sous des formes différentes, mais se poursuit à travers l’enchaînement des témoignages, tous rangés dans une trame chronologique unique, la dimension axiologique ne jouant pas de rôle structurant.</p> <p class="p6"><strong><a href="#4a" name="4b">4</a></strong> Les notes manuscrites de mon père ne certifient pas qu’il aurait utilisé (quitte à les maquiller, évidemment) des documents personnels. Mais je vois mal comment il aurait pu envisager une autre solution.</p> <p class="p6"><strong><a href="#5a" name="5b">5</a></strong> C’est seulement dans la seconde édition, de 1978, que Kluge a introduit des documents iconographiques… et même des faux documents, ce qui a changé la nature du projet initial (Zenetti, 29 et 31).</p> France Roman Wed, 10 Apr 2013 18:47:14 +0000 Emmanuel Deronne 747 at http://salondouble.contemporain.info Posthume et postérité: un dialogue irrésistible http://salondouble.contemporain.info/article/posthume-et-posterite-un-dialogue-irresistible <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/conceatu-marius">Conceatu, Marius</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/les-bienveillantes">Les Bienveillantes</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/biblio/suite-francaise">Suite française</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/litteratures-doutre-tombe-ouvrages-posthumes-et-esthetiques-contemporaines">Littératures d’outre-tombe: ouvrages posthumes et esthétiques contemporaines</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p class="p1"><i>Suite française</i> et <i>Les Bienveillantes</i> sont deux romans musicaux, construits et organisés comme des suites de tableaux-danses, dont les harmonies et les dissonances construisent un jeu troublant sur les conceptions sur la postérité du phénomène qui leur sert de leitmotiv: l’Holocauste. Pour le roman d’Irène Némirovsky, la question est d’autant plus vertigineuse qu’il s’agit d’une œuvre posthume. En effet, miraculeusement retrouvé et publié en 2004, plus de 70 ans après la mort de l’auteur à Auschwitz, à la suite des mêmes événements décrits dans son récit non autobiographique, <i>Suite française </i>participe non seulement d’une discussion sur la nature du posthume, mais aussi d’une interrogation sur le fonctionnement problématique de la réception dans des situations où le destin de l’écrivain est indissolublement lié à l’histoire de l’œuvre. Ce rapport se complique davantage dans le cas des <i>Bienveillantes</i>, le roman de Jonathan Littell publié en 2006 et source d’acclamations et de critiques virulentes à la fois. Le lecteur est confronté d’abord à un narrateur difficile –nous y reviendrons–, ensuite à une sorte d’équilibrisme narratif entre fiction, morale et histoire et, finalement, à sa propre mémoire littéraire, récemment enrichie par la contribution décalée de Némirovsky.&nbsp;</p> <p class="p1">Si <i>Les Bienveillantes</i> répond aux attentes d’un public contemporain par ses mécanismes littéraires postmodernes, <i>Suite française</i>, lu pour la première fois à peine deux ans avant le roman de Littell, ne saurait être pris pour une œuvre du 21e siècle, car son modernisme de type proustien et célinien n’est que trop manifeste. L’effort de Némirovsky d’inscrire dans le temps (selon le syntagme de Proust) le bouleversement d’un monde déjà absurde et atroce, celui de la société française des années 40, articule une histoire qui, même restée inachevée, s’enrichit de sens par son propre développement et satisfait l’horizon d’attente du lecteur contemporain. Par contre, <i>Les Bienveillantes</i> assume pleinement sa postmodernité et, tout en s’avérant plus difficile à digérer, prend en charge d’une manière provocatrice l’évacuation des significations en dehors du texte, dans une postérité en puissance dans le texte même. Cette étude se propose d’expliquer ce jeu des sens à la lumière de la postérité en analysant à distance (temporelle, tout d’abord) le dialogue entre ces deux romans du point de vue de leur effet immédiat et à long terme sur le récepteur.</p> <p class="p1"><b>Némirovsky et le piège de la lecture biographique</b></p> <p class="p1">Malgré le temps relativement court écoulé depuis la parution des deux romans, leur exégèse est déjà bien riche. Cela est dû plutôt, il faut le dire, à des questions non-littéraires. Par exemple: le contexte particulièrement spectaculaire de la découverte récente du manuscrit de <i>Suite française</i>, caché par l’auteur avant sa déportation en 1941;&nbsp;la genèse des <i>Bienveillantes</i>, marquée de profondes recherches historiques, sociologiques, anthropologiques et journalistiques; l’histoire personnelle d’Irène Némirovsky et de Jonathan Littell –tous les deux d’origine juive, aux parents ou grands-parents émigrés de Russie en France et dont la première langue n’est pas le français; les controverses post-publication liées en général à des questions de moralité et véridicité historique par rapport à la représentation des événements de la Seconde Guerre mondiale, particulièrement l’extermination des Juifs etc. Les deux romans constituent ainsi, séparément, des phénomènes littéraires et non-littéraires: ils ont reçu des prix littéraires prestigieux et improbables et sont de gros succès de librairie, tout en se faisant attaquer, parfois agressivement, par des critiques de diverses nationalités et spécialités (depuis les littéraires jusqu’aux philosophes, historiens, journalistes, etc.). Le phénomène en question est d’autant plus remarquable si les deux œuvres sont regardées chacune dans la perspective de l’autre.</p> <p class="p1">Dans sa critique de l’édition américaine de <i>Suite française</i>, Tess Lewis discute la postérité immédiate de l’œuvre. Elle remarque que la préface de l’édition originale, écrite par Myriam Anissimov, décrivant en détail les stéréotypes antisémites présents dans les œuvres antérieures de Némirovsky, ses amitiés avec des écrivains antisémites comme Paul Morand et ses collaborations littéraires, sous pseudonyme, il est vrai, avec la revue antisémite <i>Gringoire</i>, a été raccourcie par l’éditeur américain qui a éliminé précisément ces éléments susceptibles d’atténuer la réaction émotionnelle du public devant la tragédie de la destruction de toute une famille par les Nazis. L’attitude décidément ambiguë d’Irène Némirovsky par rapport à sa judaïté fait sans doute partie de l’arrière-fond de <i>Suite française</i>. L’œuvre et l’auteur sont indissolublement liés, ce pourquoi toute réception fatalement posthume du roman sera influencée par le destin personnel de sa créatrice. D’où le scandale: l’on a pu percevoir, à la veille de la publication de <i>Suite française</i>, les stéréotypes antisémites qui pullulent dans certains des textes de jeunesse de Némirovsky, ses bonnes relations avec l’intelligentsia d’extrême-droite, l’absence de tout personnage juif de son grand roman inachevé, etc., comme un manque de sympathie et de sensibilité de l’écrivain pour ses coreligionnaires, une sorte de haine de soi qui mettrait en question sa moralité et, par conséquent, la valeur de son œuvre. Dans <i>Irène Némirovsky: Her Life and Works</i>, la biographie citée par Lewis dans son article, Jonathan Weiss explique tous ces aspects par l’identité vacillante, entre deux mondes, de l’écrivain et son désir de se faire accepter au sein de la culture et la littérature françaises. Lewis analyse en nuançant les conclusions de Weiss et voit dans les portraits extrêmement poignants de Juifs (notamment dans <i>David Golder, </i>roman de 1929) les marques d’une jeunesse morale et littéraire qui, dans <i>Suite française</i>, évolue vers une maturité, hélas, interrompue violemment. En reprenant le mot de Némirovsky dans une interview de 1939, Lewis croit qu’elle aurait dépeint la question juive bien différemment si elle avait eu le temps de finir son roman. Déjà, dans <i>Suite française</i>, «[n]ot only had Irène Némirovsky’s writing improved immeasurably, but, at incalculable cost, the myopia of her moral imagination had been corrected. The enormous leap in quality and promise evident in <i>Suite française</i> would never be realized» (Lewis 2006: 479). Comme c’est le cas lorsque l’on analyse une œuvre posthume, d’autant plus une œuvre inachevée, en essayant de décortiquer le texte et le contexte, le lecteur fait appel au mode conditionnel et ressort inévitablement à une grille interprétative biographique. Et pourtant, un acquis du modernisme littéraire veut qu’il n’y ait pas grand-chose à gagner si l’on explique l’œuvre par la biographie de l’auteur. Mais, dans ce cas, peut-on briser complètement le lien entre auteur et œuvre pour respecter à la lettre l’autonomie esthétique de la dernière et se conformer à la doctrine selon laquelle l’auteur meurt et ne compte plus une fois que son œuvre paraît? L’histoire littéraire montre que c’est possible, mais doit-on le faire ici? <i>Suite française</i> peint un tableau complexe d’une société française à la dérive, littéralement (l’exil vers le sud des Parisiens lors de l’occupation allemande) et métaphoriquement (les mœurs et la moralité des Français et des occupants allemands sont présentés en parallèle). Némirovsky ne s’occupe pas des déportations et des camps de concentration parce qu’elle n’en a pas connaissance. Le lecteur doit ici combler les lacunes objectives du texte –posthumément, le lecteur en sait plus sur le sujet que l’auteur. À nous de boucler la boucle–, un acte de réception littéraire parfaitement acceptable et un défi que nous relevons volontiers grâce à notre recul temporel. Nous nous identifions à la voix narrative et, en vertu du facteur posthume et inachevé, avons tendance à la doubler pour compléter, modifier et achever le récit. La réception et la compréhension de l’œuvre vont toujours dans le sens indiqué par l’auteur.</p> <p class="p1"><b>Littell et la fuite dans le mythe</b></p> <p class="p1">Si le dessein de Némirovsky, que nous pouvons apercevoir à la lecture des notes et des plans qu’elle a laissés pour la continuation du roman, est la création d’un panorama social, politique et culturel d’une époque particulièrement bouleversée et bouleversante, l’enjeu des <i>Bienveillantes</i> de Littell est la mise en valeur d’une dynamique du bouleversement. <i>Les Bienveillantes</i> et une «suite allemande» dans la même mesure qu’une «suite française» –ce que l’on peut dire, jusqu’à un point, du roman d’Irène Némirovsky aussi. Narration virtuose combinant des événements véridiques et un protagoniste-narrateur inattendu (le bourreau parle) qui, selon Julia Kristeva, «pourrait être un contemporain du 3e millénaire», <i>Les Bienveillantes</i> piège le lecteur avec la question: à qui avons-nous affaire –à Maximilien Aue ou à Jonathan Littell?&nbsp;(Kristeva, 2007: 22) L’on a pu reprocher à l’auteur d’avoir exploité de mauvaise foi l’historiographie de l’Holocauste (notamment les ouvrages de Raoul Hilberg, Saul Fridlander, Charles Browning, Wieslaw Kellar) et bien des documents dévoilant et expliquant non seulement les actions politiques, mais aussi l’idéologie et la philosophie nazies. La mauvaise foi relèverait du fait que le narrateur et protagoniste Max Aue, capitaine de la SS, s’approprie les résultats de ces recherches, ce qui risque de leur donner un sens inverse. Julia Kristeva, quant à elle, remarque qu’Aue insère toutes ces connaissances dans sa psychopathologie&nbsp;(2007: 26): c’est un intellectuel brillant, un Nazi convaincu, profondément troublé, à la sexualité déviante (il a des relations homosexuelles matérialisant son fantasme d’être femme, plus précisément de ne faire qu’un avec sa sœur jumelle, Una, la bien nommée, et avec qui il a une relation incestueuse) et criminel.</p> <p class="p1">Les critiques furent en effet polarisés par ce roman. La grande masse des lecteurs l’aiment bien, les chiffres des ventes le prouvent. Dans son article sur la réception critique des <i>Bienveillantes</i>, Richard Golsan inventorie les admirateurs et les détracteurs du livre en montrant que les deux positions sont soutenues avec autant de passion mais résolument irréductibles, puisqu’elles se fondent sur des visions opposées en ce qui concerne le traitement de sujets moraux et historiques dans l’œuvre littéraire (Golsan, 2010: 45-56). Golsan cite le philosophe Édouard Husson et l’historien Michel Terestchenko parmi les voix qui nient les qualités du roman de Littell. Selon eux, puisqu’il ne dénonce pas le mal nazi tout en le représentant, le roman ne fait qu’affirmer ce mal. Comme dans le cas de Némirovsky, critiquée pour n’avoir introduit aucun personnage juif dans <i>Suite française</i>, ce qui signalerait un refus de la compassion pour ses coreligionnaires, il est simpliste et même injuste de reprocher à un auteur de fiction de ne pas avoir écrit sur quelque chose ou de ne pas avoir utilisé certains personnages ou types humains.&nbsp;</p> <p class="p1">Aux critiques reprochant le point de vue narratif et l’usage non orthodoxe des sources historiques se sont opposés ceux qui rappellent que le roman est une œuvre de fiction. Un rappel que l’on croyait superflu au 21e siècle si ce n’était le sujet, toujours controversé, de la Shoah. <i>Les Bienveillantes</i> n’est pas un roman historique et ne doit donc pas être lu comme une présentation de faits et de personnes véridiques, mais avec les outils que l’imagination peut mettre à notre disposition. Comme le dit Kristeva, «c’est une fiction qui restitue l’univers d’un criminel» (2007: 27). C’est l’énormité de la situation mise en scène par Littell qui a alarmé les critiques et les lecteurs trop sensibles: le narrateur est le bourreau, un criminel de guerre glosant doctement, comme les grands «méchants» de la littérature et du cinéma, sur les ressorts et ramifications de leur doctrine, tout en montrant des signes physiques et psychiques que la mise en œuvre de ladite doctrine leur répugne, ce qui ne les empêche pourtant pas de l’appliquer. Kristeva ne s’en tient pas là: pour elle, Max Aue est un anti-Œdipe, personnage à ramifications mythologiques –c’est Littell lui-même qui inscrit son œuvre dans la lignée de la tragédie antique d’Eschyle (<i>Les Bienveillantes</i> est le titre de la troisième pièce de l’<i>Orestie</i>). Au-delà de son nazisme manifeste, source de controverses du point de vue de la réception, ce personnage malsain, abject et saisissant se donne mieux à notre entendement grâce à ses pulsions psycho-sexuelles. Il nous est impossible de ne voir que le bourreau et non pas l’homme tourmenté aux tendances sadomasochistes qui le poussent à prendre le rôle féminin dans l’acte sexuel. Nous ne pouvons suivre la descente aux enfers d’une intimité troublée sans nous rappeler le sadisme du criminel de guerre. Aue est narrateur, homosexuel passif, frère incestueux, coupable de double meurtre tout comme de génocide, fou, docteur en droit, esthète raffiné –il est tout cela à la fois et chacune de ses identités se révèle à la lumière des autres.</p> <p class="p1"><b>Contemporain et posthume – mécanismes de lecture</b></p> <p class="p1">Ce manque de distance entre les identités conduit à une banalisation du mal, selon Kristeva, au sens où le mal est étendu à l’échelle universelle. Le roman, par l’intermédiaire de son protagoniste-narrateur, expose l’abjection humaine et ne laisse en guise d’espoir que le salut par l’écriture. Dans l’incipit de son récit de 900 pages, Aue s’adresse à nous tous: «Frères humains, laissez-moi vous raconter comment ça s’est passé» (Littell, 2006: 13). Bardamu, lui-aussi témoin direct des horreurs de la guerre et de l’humanité en détresse, lui aussi amoral et déviant, commençait son histoire du <i>Voyage au bout de la nuit</i>&nbsp;par le célèbre «Ça a débuté comme ça» (Céline, 1952: 7). Il a fallu tout un roman et de grandes déambulations pour que le protagoniste célinien arrive à clore son récit par un brusque et décisif «qu’on n’en parle plus» (1952: 505). Bardamu refusait la continuation d’un récit au moment où il s’était inscrit dans le temps, comme l’œuvre du narrateur proustien, à la fin de la <i>Recherche du temps perdu</i>. La parenthèse ouverte par Bardamu se fermait pour contenir un univers romanesque fonctionnel, parfaitement moderne. Max Aue démonte d’emblée la structure célinienne (et proustienne) qui veut boucler la boucle d’un monde romanesque auto-suffisant. La seconde phrase de son récit est celle-ci: «On n’est pas votre frère, rétorquerez-vous, et on ne veut pas le savoir» (Littell, 2006: 13). C’est comme si les deux premières phrases des <i>Bienveillantes</i> renfermaient l’entier <i>Voyage au bout de la nuit</i> tout en niant la construction de ce monde plausible. Pourtant la boucle existe bel et bien, mais elle est bouclée presque hors du livre, comme le dit Kristeva (2007: 32). Il y a des allusions à l’<i>Orestie</i> d’Eschyle partout dans le texte, analysées en détail par Jonas Grethlein (2012), mais les seules références directes aux <i>Bienveillantes</i> de l’Antiquité sont dans le titre et la dernière phrase du roman. Si chez Proust ou Céline la révélation du sens ultime de l’œuvre se donne à la fin, mais se constitue en apogée de ce qui précède, Aue sait bien qu’il n’y a ni salut ni sens, puisque les lecteurs rejettent d’emblée son récit (et se tiennent à une distance critique, en refusant d’être ses confrères). C’est l’auteur, ici, qui nous vient en aide –car le sens et l’inscription dans le mythe s’articulent dans la construction romanesque, pas tellement au niveau du récit du narrateur. Dans l’épisode de Stalingrad, Aue et un prisonnier soviétique comparaient le nazisme et le communisme en faisant appel à des sources ultérieures à l’époque. Cette tournure postmoderne fait qu’un personnage soit contemporain avec sa propre postérité. Exposé aux horreurs d’une humanité déchue, celle d’Aue et de nous tous, le lecteur n’a d’issue qu’en suivant les indices de Littell, en l’occurrence les termes-clé «Les Bienveillantes». À les retrouver sur la couverture et dans la dernière phrase, le lecteur comprend que le sens se trouve au-delà du récit, plus précisément dans l’après-coup, dans l’interprétation, dans la réception de l’œuvre. Max Aue (ou bien est-ce Littell?) nous invite ainsi à vivre, dans le moment même, une dimension post-œuvre.</p> <p class="p1">La voix narrative qui décrit, dans <i>Suite française</i>, l’occupation nazie, l’exil, les nouveaux rapports de forces en train de se créer, est investie d’une rigueur visionnaire tout en gardant son intériorité. Ce n’est pas le narrateur qui est omniscient, c’est plutôt le lecteur posthume qui doit l’être, par la force des choses. Contemporain de Littell et presque, au sein de la fiction, de son protagoniste âgé (celui qui se rappelle les événements et fait appel à ses «frères humains»), le lecteur se retrouve au pôle opposé tant il est forcé à épouser une subjectivité complexe, hautement intelligente, mais profondément odieuse. Même si elle est achevée, d’un point de vue narratif, l’histoire de Max Aue ne nous est pas facilement abordable (voir la réception critique divisée) et invite une question troublante sur le posthume : et si le sens de l’œuvre ne se révèle que dans la mort du texte, autrement dit dans l’état de réflexion qui doit s’instaurer bien après que la lecture est terminée, lorsqu’on a fait le deuil de tous les aspects qui ont occupé le lecteur pendant la lecture (structure, intrigue, conclusion, thèmes et implications littéraires, morales, historiques, philosophiques etc.)? Et si la mort de l’œuvre est la véritable bienveillante?</p> <p class="p1"><b>Conclusion&nbsp;</b></p> <p class="p1">Dire que les deux romans se parlent en raison de leurs sujets complémentaires, de leurs symétries troublantes sur le plan de la construction romanesque (structure musicale, vision sombre de l’humanité), des aspects extra-littéraires abondants (philosophiques, historiques), voire des éléments qui les opposent si radicalement qu’ils rendent les comparaisons irrépressibles (le point de vue du narrateur, le traitement littéraire du sujet) est, ainsi, démontrable. Tout cela ne suffit pas, cependant, pour les ranger, tous les deux, parmi les œuvres contemporaines. Si l’on considère le critère du moment de la parution comme essentiel pour indiquer le contemporain, <i>Les Bienveillantes</i> est, manifestement, un roman du début du XXIe siècle, encore très pertinent pour le lecteur imbu de postmodernisme de la fin du XXe. <i>Suite française</i>, d’autre part, s’inscrit bien dans la définition d’une œuvre posthume. Par soi-même, grâce à son objectivité narrative moderniste et au caractère posthume et inachevé qui accroche et implique le lecteur dans l’histoire avec une force immédiate, <i>Suite française</i> répond sans doute aux sensibilités contemporaines. Mais ce n’est qu’en rapport avec <i>Les Bienveillantes</i> que le roman de Némirovsky se révèle encore plus brillamment comme une œuvre apparemment paradoxale de posthume contemporain (ou de contemporanéité posthume, si l’on veut). De même, c’est par référence à <i>Suite française</i> que la contemporanéité du roman de Littell s’avère, dans un sens, posthume.&nbsp;</p> <p class="p1">Dans ce jeu, l’expérience de lecture joue un rôle crucial: en effet, l’étude de ces deux cas peut nous indiquer que le contemporain est une question de réception, tenant d’une concordance heureuse entre une œuvre et la sensibilité du lecteur momentané. Sur le plan de l’investissement du lecteur il s’opère, ici, deux mouvements inverses: dans <i>Suite française</i>, le lecteur posthume est forcé de combler les lacunes du texte inachevé avec les connaissances fournies par l’histoire ou d’autres (nombreuses) œuvres de fiction sur les mêmes sujets, notamment l’occupation nazie, l’exode et la vie sous le gouvernement de Vichy et les déportations des Juifs de France. Ainsi le caractère posthume vaudra-t-il au roman l’inscription dans un contemporain permanent, car les lecteurs de plusieurs époques se le revendiqueront en tant que tel. Au mouvement du posthume vers le contemporain perpétuel s’oppose le mouvement inverse dans <i>Les Bienveillantes</i>. Pour bien s’expliquer ce qu’il vient de lire, le lecteur doit recourir au mythe et aller en dehors du texte en essayant de comprendre le refus du récit, annoncé par un narrateur quasi-contemporain, mais difficilement compréhensible dans ses idées et actes, profondément controversé en tant que narrateur, personnage, et même en tant qu’humain. Il faut donc faire le deuil du texte, laisser se décanter les impressions et les pensées, évacuer les réactions émotionnelles inévitables lors d’une lecture investie. Le posthume, alors, relèverait de la mort du texte, qu’il faut nécessairement attendre pour une lecture réussie de cette œuvre. <i>Les Bienveillantes</i> est lui-aussi susceptible de se lire à toutes les époques grâce à cette vie hors- et post-texte. Dans les deux sens inverses mis en évidence dans ces deux romans et visibles surtout lorsqu’ils sont analysés ensemble, il y a des œuvres qui répondent aux attentes des lecteurs de plusieurs époques. Autant dire que ces attributs –contemporain et posthume– appartiennent au domaine du classique.</p> <p class="p4"><b>Bibliographie</b></p> <p class="p4">Campion, Pierre, «<i>Les Bienveillantes</i>. Jonathan Littell et les raisons de la littérature», <i>Littérature</i>, vol. 159, 2010, pp. 64-77.</p> <p class="p4">Céline, Louis-Ferdinand, <i>Voyage au bout de la nuit</i>, Paris, Gallimard, coll. «Folio Plus», 1952.</p> <p class="p4">Golsan, Richard J.,&nbsp;«Les Bienveillantes et sa réception critique: Littérature, morale, histoire», <i>L’exception et la France contemporaine: histoire, imaginaire, littérature</i>, 2010, pp. 45-56.</p> <p class="p4">Golsan, Richard J., Suleiman, Susan Rubin, «<i>Suite française</i> and <i>Les Bienveillantes</i>, Two Literary Exceptions: A Conversation&nbsp;», <i>Contemporary French and Francophone Studies</i>, vol. 12, no. 3, août 2008, pp. 321-330.</p> <p class="p4">Grethlein, Jonas, «Myth, Morals, and Metafiction in Jonathan Littell’s <i>Les Bienveillantes</i>», PMLA, vol. 127, no. 1 (janvier) 2012, pp. 77-93.</p> <p class="p4">Kristeva, Julia, «A propos des Bienveillantes (de l’abjection à la banalité du mal)», <i>L’Infini</i>, 99, 2007, p. 22.</p> <p class="p4">Lewis, Tess, «A Cool Head and a Hard Heart: Irène Némirovsky’s Fiction», The Hudson Review, vol. 59, no. 3, 2006, pp. 471-479.</p> <p class="p4">Littell, Jonathan, <i>Les Bienveillantes</i>, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 2006.</p> <p class="p4">Némirovsky, Irène, <i>Suite française</i>, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 2006.</p> États-Unis d'Amérique France Russie Roman Wed, 10 Apr 2013 17:26:57 +0000 Marius Conceatu 741 at http://salondouble.contemporain.info La guerre, menu détail http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-guerre-menu-d-tail-0 <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/levesque-simon">Levesque, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/14">14</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>La quinzième publication littéraire de Jean Echenoz, un roman intitulé&nbsp;<em>14</em>, paraissait en France le 4 octobre dernier. Fidèle aux Éditions de Minuit, où son œuvre est publiée de manière exclusive depuis 1979, c’est encore entre les mains de cette maison que l’auteur laisse reposer le destin de son texte. Un choix qui n’en est pas réellement un&nbsp;: être chez Minuit, ça ne se renégocie pas vraiment. À preuve, le témoignage qu’offrait Echenoz en 2001 à propos de l’éditeur qui l’a fait connaître, Jérôme Lindon<strong><a href="#_ftn1" name="_ftnref1" title="">[1]</a></strong>. La réputation d’Echenoz n’est peut-être plus à faire – Médicis en 1983 pour&nbsp;<em>Cherokee&nbsp;</em>: Goncourt en 1999 pour&nbsp;<em>Je m’en vais</em>&nbsp;–, mais celle de Minuit l’est encore moins. Quelqu’un ose-t-il encore dire quoi que ce soit contre la maison à l’étoile assortie&nbsp;de son petit&nbsp;<em>m</em>&nbsp;bleu? Marie Richeux sur France Culture se demandait récemment si la maison avait même jamais publié un mauvais auteur. C’est donc précédé de cette double aura que paraissait enfin&nbsp;<em>14</em>&nbsp;– arrivé à la mi-novembre au Québec.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Un narrateur distancié</strong></span></p> <p><em>14</em>, c’est l’année 1914, celle où s’enclenche la Première Guerre mondiale. À son propos, Echenoz écrit:</p> <p style="margin-left: 1cm; ">Tout cela ayant été décrit mille fois, peut-être n’est-il pas la peine de s’attarder encore sur cet opéra sordide et puant. Peut-être n’est-il d’ailleurs pas bien utile non plus, ni très pertinent, de comparer la guerre à un opéra, d’autant moins quand on aime pas tellement l’opéra, même si, comme lui c’est grandiose, emphatique, excessif, plein de longueurs pénibles, comme lui ça fait beaucoup de bruit et souvent, à la longue, c’est assez ennuyeux. (p. 79)</p> <p>Assez ennuyeux, à la première lecture, c’est finalement ce que ce livre se révèle être, mais sans pour autant comporter de «&nbsp;longueurs pénibles&nbsp;». Ennuyeux parce que superficiel.&nbsp;<em>L’</em><em>incipit</em><em>&nbsp;</em>paraissait pourtant fort prometteur, laissant présager une appropriation des découvertes esthétiques de l’époque, mélangeant à l’impressionnisme des formes une description sur un mode synesthésique aux affinités proustiennes (l’auteur de la Recherche est d’ailleurs mentionné au passage):</p> <p style="margin-left: 1cm; ">Comme ses yeux passaient distraitement de l’un à l’autre de ces bourgs, est alors apparu à Anthime un phénomène inconnu de lui. Au sommet de chacun des clochers, ensemble et d’un seul coup, un mouvement venait de se mettre en marche, mouvement minuscule mais régulier: l’alternance régulière d’un carré noir et d’un carré blanc, se succédant toutes les deux ou trois secondes, avait commencé de se déclencher comme une lumière alternative, un clignotement binaire rappelant le clapet automatique de certains appareils à l’usine: Anthime a considéré sans les comprendre ces impulsions mécaniques aux allures de déclics ou de clins d’œil, adressés de loin par autant d’inconnus. (p. 10)</p> <p>Cet étrange phénomène se révèlera en fait n’être non pas de nature visuelle, mais auditive: c’était le timbre du tocsin qui, «vu l’état présent du monde, signifiait à coup sûr la mobilisation» (p. 11), dira le narrateur. Un premier contact avec la guerre par l’interpellation des sens qui laisse présager une certaine liberté dans la narration.</p> <p>Toujours déployée, chez Echenoz, sur un mode qu’il définit lui-même comme cinématographique, la description s’organise selon une échelle des plans, un enchaînement des vues, un arrangement des séquences qui, contribuant à plein à l’esthétique du roman, s’apparente néanmoins beaucoup à celle du documentaire. Des grands mouvements aériens faisant porter au lecteur une vue en plongée au-dessus de la France tout juste mobilisée – de la côte ouest vers le front allemand, et en sens inverse au retour des rescapés – aux gros plans en insert montrant les objets qu’Echenoz s’attarde toujours à décrire dans le menu détail, créant ainsi un véritable&nbsp;<em>système des objets</em><strong><a href="#_ftn2" name="_ftnref2" title="">[2]</a></strong>&nbsp;propre à définir un temps, un lieu, une époque; tout concourt à l’esthétique de la monstration documentaire. Dans ces conditions, la fiction se trouve pratiquement réduite à la fonction utilitaire de structuration des séquences, séquences dont le contenu tendra à s’objectiver sous l’œil analytique, mais sensible, que l’auteur nous enjoint d’y porter. Moins squelettique que fantomatique, moins rachitique que disséminée, comme le spectre d’une lumière réfractée par l’objectivité de la réalité historique, la fiction est là partout, et pourtant elle n’a d’importance que secondaire, semble-t-il, dans l’entreprise scripturaire de l’auteur.</p> <p>Du sort des cinq hommes partis de Vendée vers la Somme auxquels Echenoz s’attarde sans paraître trop s’y intéresser, deux seulement se taillent réellement une place au sein d’une intrigue des plus minces. Peut-être la plus mince depuis&nbsp;<em>Un an</em>&nbsp;(1997), qui n’avait lui-même pas fait grand bruit à l’époque. Deux Vendéens partis en guerre donc: Anthime, ce «sujet de taille moyenne et au visage commun»<em>&nbsp;</em>(p. 16), et Charles, fils d’un industriel au capital prometteur, tous deux soupirants de Blanche qui, à leur départ, penche résolument du côté du second, de qui on apprendra d’ailleurs qu’elle est enceinte. Mais des cinq compagnons, Charles perdra la vie&nbsp;le premier alors qu’Anthime, plus chanceux, ne perdra qu’un bras; Padioleau, la vue; Bossis&nbsp; trouvera la mort cloué au plexus par un obus; Arcenel, enfin, sera fusillé pour avoir déserté à son insu. Cette dernière mort, d’un comique consenti, ne manque pas d’absurde et permet, d’une certaine manière – très cérébrale – d’accéder au caractère tragique de la guerre.</p> <p>C’est dans ce passage menant à l’exécution du soldat français que le texte offre ses plus belles réalisations stylistiques. Anti-lyrique notoire, Echenoz abhorre tout ce qui est de l’ordre du psychologisme, de l’épanchement larmoyant ou triomphant au profit d’une neutralité qui, de l’extérieur, laisse tout de même saisir, par l’observation des comportements, les humeurs en présence. Arcenel est toujours au front. Les années passant et les combats ne mollissant pas. Le printemps revenu, sans trop réfléchir, se laissant émerveiller par la fraîcheur du temps, l’odeur de la saison, «sous l’effet d’un coup de cafard, comme on se trouvait au repos près du village de Somme-Suippe et reprenait son souffle avant de regagner la première ligne, Arcenel est parti faire un tour.» (p. 97) Tout simplement faire un tour. Sans trop réfléchir, signalant au garde qu’il va pisser par-là, ce qu’il fait effectivement, le voilà sorti du camp. Se laissant aller à surveiller les signes du printemps, se présente alors à lui, dans un silence imparfait «teinté par les grondements du front jamais si loin», le spectacle paisible et enchanteur de la nature qui dégourdit:</p> <p style="margin-left: 1cm; ">Sont apparus des animaux, toujours semblant avoir à cœur de représenter leur syndicat&nbsp;: un rapace haut dans le ciel, un hanneton posé sur une souche, un lapin furtif, qui a surgi d’un buisson et fixé Arcenel une seconde avant d’aussitôt détaler, mû par un ressort, sans que l’homme eût le réflexe d’épauler son fusil qu’il n’avait d’ailleurs pas pris avec lui, n’ayant même pas emporté sa gourde – preuve qu’il n’avait nullement prémédité de quitter la zone militaire, étant uniquement mû par l’idée de se promener un peu, de s’abstraire un moment de l’affreux merdier en n’espérant même pas – car n’y pensant même pas – que cette promenade passerait inaperçue, oubliant que les hommes étaient recomptés à tout instant, qu’on refaisait l’appel en permanence. (p. 99)</p> <p>Arcenel sera capturé, jugé sommairement et exécuté par les siens. Ce court battement printanier, le temps de prendre une bouffée d’air frais, de voir les couleurs dressées là-devant dans le tableau que l’auteur a jugé bon de peindre à la sortie du camp, aura accordé au lecteur un petit répit avant de prendre la mesure de l’ampleur de l’horreur: la Guerre, disséminatrice des destinées, n’offre d’autre issue que la mort. À défaut de se la voir octroyée par l’ennemi, elle peut être facilement trouvée chez les siens. Seule solution pour s’extraire du cauchemar: la «bonne blessure». Celle d’Anthime, par exemple, devenu manchot. Mais alors, entre rescapés, il faudra s’entendre pour ne jamais plus parler des horreurs vécues. Et, un bras en moins, Anthime ne continuera pas moins de ressentir la douleur dans son membre fantôme, par-delà les frontières de son corps.</p> <p>Soutenant une pratique d’écriture qui impose une distance par rapport à son sujet, à mi-chemin entre la scénarisation documentaire et la peinture de genre s’attardant à un moment d’irrégularité dans l’histoire, Echenoz parvient à montrer le saccage que représente la Première Guerre dans le cours de l’histoire en laissant présumer de sa persistance, dans les corps, dans les mémoires, par le chamboulement qu’elle aura introduit dans la succession régulière des générations; sur les territoires également, et surtout par-delà les frontières, enjeu du conflit armé, qu’il s’agissait justement de défendre.</p> <p style="margin-left: 14.2pt; "><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>La suffisance de l’anecdote</strong></span></p> <p>Retrouve-t-on, dans&nbsp;<em>14</em>, le plaisir de la lecture auquel Echenoz nous a habitués? Oui. Est-ce que c’est pertinent? Ça, c’est une autre question. Qu’on mette les choses au clair: ayant lu tout Echenoz, je me permets d’être d’autant plus critique que le roman se présente quasiment comme une caricature de la direction qu’a prise l’écriture de l’écrivain français au tournant des années 2000. À force de rechercher la simplicité, le danger qui guette est de frôler la coquetterie. Défi ou déni? L’un ou l’autre, ou un peu des deux, aura poussé l’écrivain à raconter cet épisode des plus sanguinaires de l’histoire moderne sur un mode apparemment désengagé, en érigeant la factualité anecdotique au rang de matériau de prédilection. La Grande Guerre sert bien de cadre à son intrigue, pour peu qu’elle le soit, intrigante, mais tout porte à croire que le recours à cette époque sert davantage de prétexte pour décrire des objets du quotidien d’alors – meubles, costumes, le contenu du sac d’un soldat français – que pour revisiter le conflit d’un point de vue politique. À sa défense, on dira que ce n’est pas et n’a jamais été le programme littéraire d’Echenoz, lui qui a toujours su se tenir à distance de tout engagement autre qu’esthétique. Et à ce titre, on peut dire que&nbsp;<em>14&nbsp;</em>est un tour de force considérant le sujet, car si certains détails d’ordre économique sont évoqués, la politique, elle, n’y a pas droit de cité.</p> <p>Dès lors, la critique qui s’impose se formule sur le plan éthique: y a-t-il un intérêt, voire une légitimité à traiter des années françaises 1914-1918 dans l’optique précise de la Première Guerre tout en se faisant un point d’honneur d’éluder la dimension politique de la chose? Echenoz nous avait certes habitués à cet esthétisme de la phrase, à cette impertinence de l’intrigue, faisant reposer l’attrait de ses textes sur les rebondissements inattendus et une posture énonciative particulièrement sympathique, de connivence avec son lecteur pourrait-on dire<strong><a href="#_ftn3" name="_ftnref3" title="">[3]</a></strong>. Or, depuis&nbsp;<em>Le Méridien de Greenwich&nbsp;</em>(1979) jusqu’à aujourd'hui, et bien que la trilogie des biographies fictionnelles formée des romans&nbsp;<em>Ravel&nbsp;</em>(2006),<em>&nbsp;Courir&nbsp;</em>(2008) et<em>&nbsp;Des éclairs&nbsp;</em>(2010) – lesquels s’attardent respectivement aux vies de Maurice Ravel, Émile Zatopek et Nikola Tesla – ait été plus près de la réalité que tout le reste de son œuvre, Echenoz ne s’était jamais permis d’attaquer de front une figure d’une telle importance sur le plan historique, un tel monument de l’imaginaire collectif. Ce faisant, et étant donné la relative froideur avec laquelle il s’y prend, le résultat a pour double effet d’être à la fois défamiliarisant par rapport au sujet traité et réconfortant quant aux attentes de lecture que quatorze romans ont peu à peu informées. De sorte que, comble de la suffisance, s’il me fallait juger de la chose en des termes purement échenoziens, force me serait d’admettre que c’est doublement réussi.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Une habile imposture</strong></span></p> <p>Cependant que paraît se dresser une dichotomie entre engagement esthétique et engagement politique, il me faut suturer cette apparente contradiction dans ma pensée: l’un n’empêche pas l’autre, bien entendu, et la scène de désertion involontaire ci-haut évoquée, si finement dépeinte, si sereinement racontée, en offre une preuve patente, mais différée. Car c’est du sentiment primaire d’incongruité du traitement offert au sujet que sourd cette impression de déni dans l’appréhension de la guerre, comme si l’obséquiosité du style empêchait d’atteindre au tragique des événements. Mais retournée comme un gant par le travail de la critique ici effectué, la peau candide et blanche dont se revêt l’expression échenozienne laisse découvrir son réseau nervuré, la vie fragile et fluide qui innerve la fiction. Elle est un fin glacis d’authenticité, cette peau, dont la composition oxymorique promeut l’alliance de la sophistication et de la simplicité.</p> <p>Tout de même, il y a quelque chose qui ne va pas, un inconfort, dira-t-on, mais qui relève peut-être davantage de la réception que de l’œuvre elle-même. Indubitablement, en choisissant de traiter d’un sujet aussi sérieux sur un ton aussi flegmatique (à l’instar de ses précédents romans), presque badin, Echenoz a franchi un seuil propre à susciter la réflexion éthique, un exercice que la critique n’a toutefois jusqu’ici pas cru bon d’initier. Nathalie Crom a préféré parler de l’œuvre en tant qu’elle est «portée par une phrase qui atteint aujourd'hui sa perfection. Maîtrisée, renversante, superbe jusque dans ses feints relâchements, ses moments d'apparente et grisante désinvolture…<strong><a href="#_ftn4" name="_ftnref4" title="">[4]</a></strong>»; Philippe Lançon, spirituel, la qualifie d’«impeccable obus chromé<strong><a href="#_ftn5" name="_ftnref5" title="">[5]</a></strong>»; enfin, Bernard Pivot se laisse prendre lui aussi au piège de l’appréciation strictement esthétique&nbsp;: «L’écriture de Jean Echenoz est tranquillement implacable. Inutile d’en rajouter, d’expliquer, d’ergoter.<strong><a href="#_ftn6" name="_ftnref6" title="">[6]</a></strong>» Ce dernier voit dans le détachement et les scrupules de précision qui caractérisent son écriture une victoire sur son sujet, difficile. Intouchable Minuit.</p> <p>Loin de moi l’idée de vouloir nier les qualités stylistiques de&nbsp;<em>14&nbsp;</em>dont je viens d’ailleurs de faire l’apologie, c’est plutôt à la posture de son auteur que je souhaite m’arrêter. Reçu récemment par Laure Adler à&nbsp;<em>Hors Champ&nbsp;</em>sur France Culture, Jean Echenoz s’exprimait ainsi&nbsp;au sujet du «&nbsp;métier&nbsp;» d’écrivain: «On se demande toujours si on n’est pas dans un état d’usurpation.» Il ajoute que le plus tracassant, c’est «la présence un peu permanente de la question de l’imposture&nbsp;[…] On est toujours obligé de se poser la question de l’imposture.<strong><a href="#_ftn7" name="_ftnref7" title="">[7]</a></strong>» Si lui se la pose et ose, et de ce fait peut apparaître complaisant en ce qu’il assume, pourrait-on dire, son imposture (une attitude qui découle d’une réflexion nourrie, selon ses propres mots), c’est plutôt le contre-effet de cette posture (car c’en est bien une) qui se révèle être le plus intéressant. De la reconnaissance de l’incongruité de la posture échenozienne en rapport avec son sujet naît le malaise de découvrir le lieu de la véritable imposture, qui se trouve bien davantage du côté de la critique.&nbsp;J’ai précédemment soulevé la possibilité de remettre en question la légitimité du texte à partir de considérations éthiques, mais bien entendu nous n’en sommes plus là<strong><a href="#_ftn8" name="_ftnref8" title="">[8]</a></strong>. En revanche, la légitimité d’une critique, elle, n’est jamais acquise, et le roman d’Echenoz le prouve bien. En vertu de sa posture énonciative si particulière, du traitement si «inadéquat» de son sujet, c’est à travers la réception critique – qui, jusqu’ici, n’a pas su ou cru bon s’attarder à relever ces traits spécifiques – que le texte me semble parvenir à son plein potentiel, qu’il révèle son plus grand intérêt: Echenoz, comme Minuit, est devenu un intouchable.</p> <p>En somme, et parce qu’on ne voudra pas nécessairement s’attarder à la réception de l’œuvre, exercice du littérateur averti,&nbsp;<em>14</em>&nbsp;laisse un goût amer. Au plaisir de lecture immédiat succèdent la frustration du coït interrompu, mais également une autre frustration, plus grande encore, qui découle du sentiment de vacuité que laisse le roman. Faire tenir la Grande Guerre en quelque cent vingt pages relève certainement d’un art de la concision dans lequel Echenoz est passé maître, mais cet&nbsp;<em>opus minus</em>, ce «moyen-métrage» comme il l’appelle lui-même, laisse tout de même sur son appétit. Si Echenoz nous avait habitués, dans&nbsp;<em>Un an</em>&nbsp;ou&nbsp;<em>Au piano</em>, deux autres très courts romans, à des finales somme toute surprenantes, force est de constater que cette fois, ça tombe à plat; un peu comme l’Europe d’alors, consternée, qui ne s’en remettra pas, et qui remettra ça quelques années plus tard. Néanmoins, il faut reconnaître au roman une originalité dans le ton, une curiosité dans l’intérêt porté aux détails, aux objets, aux anecdotes, un matériau qui finalement compte plus que les personnages eux-mêmes, lesquels se trouvent pratiquement réduits à la fonction utilitaire de variation de l’échelle des plans et permettent ainsi au lecteur de se retrouver avec eux dans les tranchées françaises pour une heure ou deux, le temps de refermer le livre. Après quoi le vague bruissement des sourdes détonations continue de résonner un court moment, et on se demande déjà de quoi sera fait le prochain Echenoz serti de la petite étoile bleue.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Bibliographie</strong></span></p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>L’œuvre de Jean Echenoz</strong></span></p> <p>—,&nbsp;<em>14</em>, Paris, Minuit, 2012.</p> <p>—,&nbsp;<em>Des éclairs</em>, Paris, Minuit, 2010.</p> <p>—,&nbsp;<em>Courir</em>, Paris, Minuit, 2008.</p> <p>—,&nbsp;<em>Ravel</em>, Paris, Minuit, 2006.</p> <p>—,&nbsp;<em>Au piano</em>, Paris, Minuit, 2003.</p> <p>—,&nbsp;<em>Jérôme Lindon</em>, Paris, Minuit, 2001.</p> <p>—,&nbsp;<em>Je m’en vais</em>, Paris, Minuit, 1999.</p> <p>—,&nbsp;<em>Un an</em>, Paris, Minuit, 1997.</p> <p>—,&nbsp;<em>Les grandes blondes</em>, Paris, Minuit, 1995.</p> <p>—,&nbsp;<em>Nous trois</em>, Paris Minuit, 1992.</p> <p>—,&nbsp;<em>Lac</em>, Paris, Minuit, 1989.</p> <p>—,&nbsp;<em>L’occupation des sols</em>, Paris, Minuit, 1988.</p> <p>—,&nbsp;<em>L’équipée malaise</em>, Paris, Minuit, 1986.</p> <p>—,&nbsp;<em>Cherokee</em>, Paris, Minuit, 1983.</p> <p>—,&nbsp;<em>Le Méridien de Greenwich</em>, Paris, Minuit, 1979.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Les références citées</strong></span></p> <p>&nbsp;</p> <p style="margin-left: 17.5pt; ">Adler, Laure, «&nbsp;Loin avec Jean Echenoz&nbsp;(1/5)&nbsp;»,&nbsp;<em>Hors Champ</em>, France Culture, 24 septembre 2012. Baladodiffusion disponible en ligne&nbsp;: &lt;http://www.franceculture.fr/emission-hors-champs-jean-echenoz-15-2014-07-08&gt; (Page consultée le 19 novembre 2012).</p> <p style="margin-left: 17.5pt; ">&nbsp;</p> <p style="margin-left: 17.5pt; ">Barthes, Roland, «&nbsp;La mort de l'auteur&nbsp;» [1968], dans&nbsp;<em>Le bruissement de la langue</em>, Paris, Seuil, 1984, pp. 61-67.</p> <p style="margin-left: 17.5pt; ">&nbsp;</p> <p style="margin-left: 17.5pt; ">Bouchy, Florence, «&nbsp;Démystification et invention du quotidien&nbsp;: les objets des romans de Jean Echenoz&nbsp;»,&nbsp;<em>Recherches &amp; Travaux</em>, no 77, 2010, pp. 77-89.</p> <p style="margin-left: 17.5pt; ">&nbsp;</p> <p style="margin-left: 17.5pt; ">Crom, Nathalie,&nbsp;<em>Télérama</em>, 25 septembre 2012. Disponible en ligne&nbsp;: &lt;http://www.telerama.fr/livres/14,87045.php&gt; (Page consultée le 21 novembre 2012).</p> <p>&nbsp;</p> <p style="margin-left: 17.5pt; ">Escola, Marc, «&nbsp;L’auteur comme absence&nbsp;: Barthes et Foucault&nbsp;», sur&nbsp;<em>Fabula.org</em>, 2 Avril 2002. En ligne&nbsp;: &lt;http://www.fabula.org/atelier.php?L%27auteur_comme_absence&gt; (Page consultée le 12 décembre 2012).</p> <p style="margin-left: 17.5pt; ">&nbsp;</p> <p style="margin-left: 17.5pt; ">Lançon, Philippe, «&nbsp;Echenoz, tranchées dans le vif&nbsp;»,&nbsp;<em>Libération</em>, 3 octobre 2012.&nbsp; Disponible en ligne&nbsp;: &lt;http://www.liberation.fr/livres/2012/10/03/echenoz-tranchees-dans-le-vif-dans-14-une-miniature-de-la-grande-boucherie_850663&gt; (Page consultée le 21 novembre 2012).</p> <p style="margin-left: 17.5pt; ">&nbsp;</p> <p style="margin-left: 17.5pt; ">Langevin,<em>&nbsp;Lire la connivence et l’ironie&nbsp;: savoir du narrateur et personnalité narrative chez Jean Echenoz</em>&nbsp;(mémoire), Université du Québec à Rimouski, 2004.</p> <p style="margin-left: 17.5pt; ">&nbsp;</p> <p style="margin-left: 17.5pt; ">Pivot, Bernard, «&nbsp;Jean Echenoz, grand rescapé de la Grande Guerre&nbsp;»,&nbsp;<em>Le Journal du dimanche</em>, 29 septembre 2012, mis à jour le 1<sup>er</sup>&nbsp;octobre 2012. Disponible en ligne&nbsp;: &lt;http://www.lejdd.fr/Chroniques/Bernard-Pivot/Jean-Echenoz-grand-rescape-de-la-Grande-Guerre-chronique-de-Bernad-Pivot-562132&gt; (Page consultée le 21 novembre 2012).</p> <div><br clear="all" /><br /> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn1"> <p><strong><a href="#_ftnref1" name="_ftn1" title="">[1]</a></strong>&nbsp;Dans&nbsp;<em>Jérôme Lindon</em>, Echenoz raconte qu’après qu’il eut refusé son deuxième manuscrit, Lindon lui aurait dit&nbsp;qu’il pouvait toujours l’offrir à d’autres éditeurs, mais qu’alors il devrait s’attendre à une énorme crise de jalousie de sa part. Manière assez vicieuse de la part de l’éditeur de faire comprendre à son protégé l’exclusivité implicite qui les lie. — J. Echenoz,&nbsp;<em>Jérôme Lindon</em>, Paris, Minuit, 2001.</p> </div> <div id="ftn2"> <p><strong><a href="#_ftnref2" name="_ftn2" title="">[2]</a></strong>&nbsp;Cf. F. Bouchy, «&nbsp;Démystification et invention du quotidien&nbsp;: les objets des romans de Jean Echenoz&nbsp;»,&nbsp;<em>Recherches &amp; Travaux</em>, no 77, 2010, pp. 77-89.</p> <p>&nbsp;</p> </div> <div id="ftn3"> <p><strong><a href="#_ftnref3" name="_ftn3" title="">[3]</a></strong>&nbsp;Cf. F. Langevin,<em>&nbsp;Lire la connivence et l’ironie&nbsp;: savoir du narrateur et personnalité narrative chez Jean Echenoz</em>&nbsp;(mémoire), Université du Québec à Rimouski, 2004.</p> </div> <div id="ftn4"> <p><strong><a href="#_ftnref4" name="_ftn4" title="">[4]</a></strong>&nbsp;N. Crom,&nbsp;<em>Télérama</em>, 25 septembre 2012.</p> </div> <div id="ftn5"> <p><strong><a href="#_ftnref5" name="_ftn5" title="">[5]</a></strong>&nbsp;P. Lançon, «&nbsp;Echenoz, tranchées dans le vif&nbsp;»,&nbsp;<em>Libération</em>, jeudi 3 octobre 2012.&nbsp; Disponible en ligne&nbsp;: &lt;http://www.liberation.fr/livres/2012/10/03/echenoz-tranchees-dans-le-vif-dans-14-une-miniature-de-la-grande-boucherie_850663&gt; (Page consultée le 21 novembre 2012).</p> </div> <div id="ftn6"> <p><strong><a href="#_ftnref6" name="_ftn6" title="">[6]</a></strong>&nbsp;B. Pivot, «&nbsp;Jean Echenoz, grand rescapé de la Grande Guerre&nbsp;»,&nbsp;<em>Le Journal du dimanche</em>, 29 septembre 2012, mis à jour le 1<sup>er</sup>&nbsp;octobre 2012. Disponible en ligne&nbsp;: &lt;http://www.lejdd.fr/Chroniques/Bernard-Pivot/Jean-Echenoz-grand-rescape-de-la-Grande-Guerre-chronique-de-Bernad-Pivot-562132&gt; (Page consultée le 21 novembre 2012).</p> </div> <div id="ftn7"> <p><strong><a href="#_ftnref7" name="_ftn7" title="">[7]</a></strong>&nbsp;J. Echenoz en entrevue avec Laure Adler,&nbsp;<em>Hors Champ</em>&nbsp;sur France Culture, 24 septembre 2012.</p> </div> <div id="ftn8"> <p><strong><a href="#_ftnref8" name="_ftn8" title="">[8]</a></strong>&nbsp;Cf. R. Barthes, «&nbsp;La mort de l'auteur&nbsp;» [1968], dans&nbsp;<em>Le bruissement de la langue</em>, Paris, Seuil, 1984, pp. 61-67. — Le lecteur consultera également au besoin le document de Marc Escola, «&nbsp;L’auteur comme absence&nbsp;: Barthes et Foucault&nbsp;», sur&nbsp;<em>Fabula.org</em>, 2 Avril 2002. En ligne&nbsp;: &lt;http://www.fabula.org/atelier.php?L%27auteur_comme_absence&gt; (Page consultée le 12 décembre 2012).</p> <div>&nbsp;</div> </div> </div> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-guerre-menu-d-tail-0#comments ECHENOZ, Jean France Roman Wed, 19 Dec 2012 14:42:58 +0000 Simon Lévesque 658 at http://salondouble.contemporain.info