Salon double - Espagne http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/329/0 fr Regards littéraires sur une crise du temps http://salondouble.contemporain.info/antichambre/regards-litteraires-sur-une-crise-du-temps <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-text field-field-soustitre"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> Intertextes et présentisme </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p class="MsoNormal rteindent1" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><em><span lang="FR">Tout a d&eacute;sormais un autre rythme, je vis d&eacute;j&agrave; en dehors de la vie qui n&rsquo;existe pas. Je m&rsquo;arr&ecirc;te parfois pour regarder le cours des nuages, je regarde tout avec la curiosit&eacute; flegmatique d&rsquo;un diariste volubile et d&rsquo;un promeneur fortuit&nbsp;: je sais que je fais rire, mais je marche d&rsquo;un bon pas. Et quand j&rsquo;&eacute;cris &agrave; la maison, je me souviens des jours o&ugrave;, tr&egrave;s jeune, assis &agrave; cette &eacute;ternelle m&ecirc;me table, j&rsquo;ai commenc&eacute; &agrave; &eacute;crire, ce qui, pour moi, signifiait me mettre &agrave; l&rsquo;&eacute;cart, m&rsquo;arr&ecirc;ter, m&rsquo;attarder, reculer, d&eacute;faire, r&eacute;sister pr&eacute;cis&eacute;ment &agrave; cette course mortelle, &agrave; cette vitesse fr&eacute;n&eacute;tique g&eacute;n&eacute;rale qui, par la suite, a &eacute;t&eacute; aussi la mienne.</span></em></span><strong><span lang="FR"><a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn1">[1]</a></span></strong><span lang="FR"><a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn1"></a></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Le 9 novembre 2009, nous soulignions les vingt ans de la chute du mur de Berlin. Si cet &eacute;v&eacute;nement a &eacute;t&eacute; l&rsquo;occasion de r&eacute;jouissances &agrave; travers le monde, plusieurs penseurs ont propos&eacute; qu&rsquo;il repr&eacute;sente &eacute;galement de fa&ccedil;on symbolique la fin des grandes utopies sociales. Il s&rsquo;agit de l&rsquo;une des bornes historiques &agrave; partir desquelles il est permis de penser l&rsquo;&eacute;mergence d&rsquo;une exp&eacute;rience collective du temps <em>pr&eacute;sentiste</em>, que l&rsquo;historien Fran&ccedil;ois Hartog d&eacute;finit &laquo;comme [&eacute;tant un] refermement sur le seul pr&eacute;sent et point de vue du pr&eacute;sent sur lui-m&ecirc;me<a style="" href="#_ftn2" name="_ftnref" title=""><strong><span style="">[2]</span></strong></a>.&raquo; Zaki La&iuml;di ouvre son essai <em>Le sacre du pr&eacute;sent</em> en insistant sur le fait que la chute du mur de Berlin a &eacute;galement occasionn&eacute; l&rsquo;&eacute;croulement d&rsquo;un certain rapport au temps au profit de &laquo;l&rsquo;homme-pr&eacute;sent [qui] veut abolir le temps&raquo;. Cet homme-pr&eacute;sent, toujours selon La&iuml;di, est &laquo;[r]evenu de toutes les utopies sociales qu&rsquo;il tend d&eacute;sormais &agrave; ravaler au rang d&rsquo;illusions de masses, il radicalise son besoin d&rsquo;utopie par la recherche d&rsquo;un pr&eacute;sent sans cesse reconduit, le pr&eacute;sent &eacute;ternel<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn3"><span class="msoIns"><ins cite="mailto:Pierre-Luc%20Landry" datetime="2010-08-19T10:34"><span style="">[3]</span></ins></span></a>.&raquo; Ainsi, en opposition au r&eacute;gime d&rsquo;historicit&eacute; traditionnel o&ugrave; le pr&eacute;sent reconduit le pass&eacute; et au r&eacute;gime d&rsquo;historicit&eacute; moderne, quant &agrave; lui tendu vers un avenir jug&eacute; prometteur, le pr&eacute;sentisme serait un moment de crise o&ugrave; les rapports au pass&eacute; et au futur sont pr&eacute;caris&eacute;s au profit d&rsquo;un pr&eacute;sent immobile. Cette fragilisation de notre rapport au temps, loin d&rsquo;&ecirc;tre anodine, met en p&eacute;ril la capacit&eacute; de l&rsquo;individu &agrave; se figurer comme faisant partie d&rsquo;un devenir collectif. Paul Zawadzki, dans son article &laquo;Malaise dans la temporalit&eacute;. Dimensions d&rsquo;une transformation anthropologique silencieuse&raquo;, n&rsquo;h&eacute;site pas &agrave; parler d&rsquo;une crise du temps qui vient pr&eacute;cariser le devenir collectif: &laquo;Si <em>crise du temps</em> il y a, cette crise porte sur l&rsquo;inscription symbolique de l&rsquo;individu dans un devenir et un sens commun qui lui permettraient de se penser comme contemporain de ses contemporains, autrement dit de <em>faire soci&eacute;t&eacute;</em><a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn4"><strong><span style="">[4</span><span style="">]</span></strong></a>.&raquo;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR"><o:p>&nbsp;<br /> </o:p></span><span lang="FR">Il ne me semble pas irr&eacute;aliste de croire que cette crise du temps diagnostiqu&eacute;e par de nombreux penseurs se refl&egrave;te dans la production litt&eacute;raire contemporaine. L&rsquo;importance des &eacute;critures autofictionnelles dans les derni&egrave;res ann&eacute;es, par exemple, pourrait &ecirc;tre interrog&eacute;e &agrave; l&rsquo;aune de ce constat. Cependant, d&rsquo;autres pratiques litt&eacute;raires fragilisent l&rsquo;&eacute;quation. Je souhaite ici proposer une mise &agrave; l&rsquo;&eacute;preuve de l&rsquo;id&eacute;e du pr&eacute;sentisme contemporain par le biais d&rsquo;une r&eacute;flexion sur l&rsquo;intertextualit&eacute;. Le texte <em>Le mal de Montano</em> (2002) d&rsquo;Enrique Vila-Matas, qui se construit en multipliant les r&eacute;f&eacute;rences aux &oelig;uvres litt&eacute;raires qui le pr&eacute;c&egrave;dent, me permettra de questionner les rapports au temps qu&rsquo;une &eacute;criture intertextuelle peut d&eacute;velopper. J&rsquo;interpr&eacute;terai le regard sur le monde contemporain qui est v&eacute;hicul&eacute; dans ce texte, pour ensuite interroger la signification d&rsquo;une des id&eacute;es centrales dans celui-ci, soit la n&eacute;cessit&eacute; pour le narrateur de lutter contre la mort de la litt&eacute;rature. Nous verrons que cette lutte entra&icirc;ne un rapport particulier au temps. J&rsquo;aborderai aussi la repr&eacute;sentation dans ce texte de deux &eacute;v&eacute;nements contemporains majeurs, soit le passage dans le XXIe si&egrave;cle et les attentats du 11 septembre 2001, qui peuvent &ecirc;tre consid&eacute;r&eacute;s, &agrave; la suite de la chute du mur de Berlin, comme &eacute;tant des moments phares dans la pr&eacute;carisation de notre rapport au temps. Cela me permettra de donner un bref aper&ccedil;u de la relation singuli&egrave;re au pr&eacute;sentisme qui s&rsquo;instaure dans le cas d&rsquo;une &eacute;criture intertextuelle. &Eacute;videmment, l&rsquo;analyse d&rsquo;un seul texte de fiction ne permet pas de tirer de grandes conclusions. J&rsquo;esp&egrave;re ici, plus modestement, montrer qu&rsquo;il peut &ecirc;tre fructueux d&rsquo;interpr&eacute;ter une &oelig;uvre litt&eacute;raire en interrogeant le regard qu&rsquo;elle v&eacute;hicule sur l&rsquo;exp&eacute;rience du temps qui semble dominer son &eacute;poque, dans ce cas-ci le pr&eacute;sentisme. </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span lang="FR">I. Na&icirc;tre posthume&nbsp;: L&rsquo;exp&eacute;rience intempestive de Rosario Girondo</span></span></strong></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR"><span style=""> </span><em>Le mal de Montano</em> met en sc&egrave;ne Rosario Girondo, un personnage narrateur obs&eacute;d&eacute; par la litt&eacute;rature. Sa manie de tout voir &agrave; partir de la litt&eacute;rature est si forte qu&rsquo;il devient irritant pour ses proches. S&rsquo;il fallait r&eacute;sumer en une phrase l&rsquo;intrigue de ce livre, comme l&rsquo;a fait Genette avec le monument de Proust, je dirais ceci: &laquo;Rosario devient la m&eacute;moire de la litt&eacute;rature.&raquo; Cette n&eacute;cessit&eacute; pour Rosario d&rsquo;incarner la m&eacute;moire de la litt&eacute;rature est motiv&eacute;e par une crainte qui parcourt l&rsquo;ensemble du texte, soit l&rsquo;imminence de la mort de la litt&eacute;rature. Rosario s&rsquo;inqui&egrave;te aussi du sort de l&rsquo;humanit&eacute;, dont l&rsquo;avenir lui semble li&eacute; &agrave; celui des Lettres: &laquo;[J]e me suis demand&eacute; ce qu&rsquo;il adviendra de nous quand, avec l&rsquo;&eacute;chec de l&rsquo;humanisme dont nous ne sommes plus que les funambules d&eacute;s&eacute;quilibr&eacute;s de la vieille corde coup&eacute;e, dispara&icirc;tra la litt&eacute;rature.<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn5"><strong><span style="">[5]</span></strong></a>&raquo; Cette image &eacute;trange o&ugrave; des funambules se trouvent sur une vieille corde coup&eacute;e fait admirablement &eacute;cho &agrave; l&rsquo;id&eacute;e corollaire &agrave; la notion de pr&eacute;sentisme selon laquelle la ligne du temps est rompue, r&eacute;duisant le sujet contemporain &agrave; l&rsquo;errance dans un pr&eacute;sent &eacute;ternel. Ce passage montre bien que le narrateur est conscient de la fin &mdash;ou du moins de l&rsquo;agonie&mdash; de la foi humaniste contenue dans l&rsquo;id&eacute;e de progr&egrave;s. Il est fascinant de voir &agrave; quel point cette id&eacute;e de la mort de la litt&eacute;rature, largement comment&eacute;e par la critique litt&eacute;raire, de Blanchot<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn6"><strong><span style="">[6]</span></strong></a> &agrave; Maingueneau<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn7"><strong><span style="">[7]</span></strong></a> en passant par William Marx<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn8"><strong><span style="">[8]</span></strong></a>, est r&eacute;investie par la fiction pour devenir, paradoxalement, le sujet d&rsquo;une &oelig;uvre litt&eacute;raire. En 2006, dans son essai intitul&eacute;<em> Contre Saint Proust ou la fin de la litt&eacute;rature</em>, Dominique Maingueneau affirmait ceci: &laquo;Sympt&ocirc;me de cette nouvelle condition de la cr&eacute;ation litt&eacute;raire, la multiplication des &oelig;uvres qui prennent pour mati&egrave;re les &oelig;uvres d&eacute;j&agrave; &eacute;crites. Par un l&eacute;ger mais d&eacute;cisif d&eacute;calage, la relation entre la litt&eacute;rature et le monde contemporain s&rsquo;affaiblit au profit de celle entre la litt&eacute;rature et le patrimoine litt&eacute;raire. [...] Le pouvoir de fascination de la Litt&eacute;rature majuscule s&rsquo;accro&icirc;t au fur et &agrave; mesure qu&rsquo;elle s&rsquo;ext&eacute;nue<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn9"><strong><span style="">[9]</span></strong></a>.&raquo; Cette &eacute;quation que Maingueneau &eacute;tablit et qui veut que la relation au monde contemporain s&rsquo;affaiblisse lorsque la litt&eacute;rature prend le patrimoine litt&eacute;raire comme mati&egrave;re &agrave; fabulation me semble inexacte, &agrave; tout le moins &agrave; la lecture du <em>Mal de Montano</em>. La fascination pour la litt&eacute;rature constitue ici un moyen fort pour &eacute;tablir un regard critique face au monde contemporain. Le lien avec celui-ci ne serait donc pas affaibli, comme le propose Maingueneau, mais plut&ocirc;t une source de conflit qui renforce et multiplie les tensions. Contre un pr&eacute;sent chronocentrique oublieux du pass&eacute; et dont l&rsquo;avenir est incertain, Rosario adopte une posture intempestive o&ugrave; l&rsquo;actuel est jug&eacute; &agrave; l&rsquo;aune du pass&eacute; litt&eacute;raire. Il est le d&eacute;positaire du pass&eacute; litt&eacute;raire, celui qui permet au pass&eacute; d&rsquo;introduire une faille dans le monolithe du pr&eacute;sent. </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">La fascination pour la litt&eacute;rature, dans le <em>Mal de Montan</em><em>o</em>, va de pair avec la critique de certains ph&eacute;nom&egrave;nes reli&eacute;s au pr&eacute;sentisme. La sc&egrave;ne o&ugrave; Rosario rencontre Teixeira, un homme &eacute;trange qui a abandonn&eacute; la litt&eacute;rature pour devenir un th&eacute;rapeute du rire, est exemplaire. Cet abandon de la litt&eacute;rature par Teixeira est rapidement associ&eacute; par le narrateur &agrave; l&rsquo;homme nouveau, &agrave; son d&eacute;sint&eacute;r&ecirc;t pour l&rsquo;art et la litt&eacute;rature. Rosario affirme que &laquo;Teixera n&rsquo;&eacute;tait pas, bien s&ucirc;r, un artiste, mais un criminel moderne ou, plut&ocirc;t l&rsquo;homme &agrave; venir, &agrave; moins qu&rsquo;il ne f&ucirc;t l&rsquo;homme d&eacute;j&agrave; venu, l&rsquo;homme nouveau avec son indiff&eacute;rence &agrave; l&rsquo;&eacute;gard de l&rsquo;art d&rsquo;autrefois et d&rsquo;aujourd&rsquo;hui, un homme au rire amoral, d&eacute;shumanis&eacute;. Un homme au rire de plastique, au rire de la mort.&raquo; (MM, p.111) De toute &eacute;vidence, selon ce passage, l&rsquo;homme contemporain est assimil&eacute; &agrave; une indiff&eacute;rence envers l&rsquo;art et la litt&eacute;rature. N&rsquo;est-il pas d&egrave;s lors possible de penser que l&rsquo;omnipr&eacute;sence de l&rsquo;intertextualit&eacute; soit un moyen mobilis&eacute; pour critiquer le pr&eacute;sentisme et l&rsquo;oubli de l&rsquo;histoire litt&eacute;raire qui le caract&eacute;rise? Le texte de Vila-Matas invite &agrave; le croire! Quelques pages plus loin, Rosario d&eacute;crit l&rsquo;homme moderne en convoquant sa m&eacute;moire litt&eacute;raire: &laquo;J&rsquo;ai fait un supr&ecirc;me effort de concentration et pris grossi&egrave;rement cong&eacute; de l&rsquo;homme sans qualit&eacute;s, de l&rsquo;<em>homme disponible</em> &mdash;comme l&rsquo;appelait Gide&mdash;, de l&rsquo;homme moderne qui ne fait rien, du nihiliste de notre temps.&raquo; (MM, p.139) Les occurrences de cette critique de notre &eacute;poque sont nombreuses dans le texte. De fait, Rosario tient ses contemporains pour responsables de la situation pr&eacute;caire de la litt&eacute;rature. C&rsquo;est son ami Tongoy qui lui propose de mobiliser son obsession de la litt&eacute;rature au service d&rsquo;une cause noble, celle de lutter contre la mort de la litt&eacute;rature. Il lui dit: &laquo;N&rsquo;as-tu pas pens&eacute; qu&rsquo;&agrave; l&rsquo;&eacute;poque o&ugrave; nous vivons, la pauvre litt&eacute;rature est assaillie par mille dangers, directement menac&eacute;e de mort et qu&rsquo;elle a besoin de ton aide?&raquo; (MM,<span class="msoIns"><ins cite="mailto:Pierre-Luc%20Landry" datetime="2010-08-19T10:57"> </ins></span>p.64) De fait, Rosario se donne pour mission d&rsquo;aider la litt&eacute;rature &agrave; se d&eacute;fendre contre les dangers qui la guette, et il le fait en renversant l&rsquo;id&eacute;e selon laquelle l&rsquo;homme contemporain risque de tuer la litt&eacute;rature. &Agrave; ce danger bien pr&eacute;sent, il oppose la force de la litt&eacute;rature qui a le pouvoir de sauver l&rsquo;humanit&eacute;. Remarquons dans ce passage que c&rsquo;est encore une fois une &oelig;uvre litt&eacute;raire qui est mobilis&eacute;e dans l&rsquo;argumentation de Rosario, qui cite les paroles d&rsquo;Ulrich, un personnage de <em>L&rsquo;homme sans qualit&eacute;s </em>de Robert Musil: </span></p> <p class="MsoNormal rteindent1" style="text-align: justify;"><span lang="FR"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">&laquo;Notre vie devrait &ecirc;tre totalement et uniquement litt&eacute;rature.&raquo; Applaudissements pour Ulrich. Je me demande pourquoi je serais si b&ecirc;te et ai cru pendant si longtemps que je devrais &eacute;radiquer mon mal de Montano, alors que celui-ci est la seule chose pr&eacute;cieuse et vraiment confortable que je poss&egrave;de. Je me demande aussi pourquoi je dois me repentir d&rsquo;&ecirc;tre si litt&eacute;raire alors que, tout compte fait, la litt&eacute;rature est le seul moyen de parvenir &agrave; sauver l&rsquo;esprit &agrave; une &eacute;poque aussi d&eacute;plorable que la n&ocirc;tre. Ma vie devrait &ecirc;tre, une bonne fois pour toutes, totalement et uniquement litt&eacute;rature. (MM, p.251) </span></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">On le voit, l&rsquo;utilisation du patrimoine litt&eacute;raire dans une &oelig;uvre de fiction n&rsquo;est pas n&eacute;cessairement, comme le propose Maingueneau, le sympt&ocirc;me d&rsquo;un affaiblissement de la relation au r&eacute;el. Bien au contraire, l&rsquo;&eacute;criture intertextuelle de Vila-Matas est motiv&eacute;e par un constat qui concerne la r&eacute;alit&eacute;: la litt&eacute;rature est menac&eacute;e par l&rsquo;oubli, et cet oubli est caract&eacute;ristique de l&rsquo;homme contemporain. L&rsquo;exemple du <em>Mal de Montano</em> montre que ce n&rsquo;est pas la litt&eacute;rature qui oublie la r&eacute;alit&eacute;, mais bien davantage notre exp&eacute;rience pr&eacute;sentiste de temps qui nous m&egrave;ne &agrave; d&eacute;laisser les tr&eacute;sors du pass&eacute;. Le regard que porte Rosario sur ses contemporains &eacute;tonne par sa proximit&eacute; avec le constat de Zaki La&iuml;di qui affirme que &laquo;[l]e pr&eacute;sent veut et pr&eacute;tend se suffire &agrave; lui-m&ecirc;me. Il construit son autarcie en se montrant d&eacute;lib&eacute;r&eacute;ment oublieux de sa gen&egrave;se comme de son &eacute;panouissement<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn10"><strong><span style="">[10]</span></strong></a>.&raquo; Dans cet ordre d&rsquo;id&eacute;e, l&rsquo;&eacute;criture intertextuelle implique un travail de m&eacute;moire qui est &eacute;galement un acte de r&eacute;sistance &agrave; l&rsquo;&eacute;gard du pr&eacute;sentisme ambiant. En d&eacute;veloppant un imaginaire de la litt&eacute;rature, Vila-Matas cr&eacute;e une interface entre le sujet et le monde o&ugrave; le pr&eacute;sent est largement investi par la m&eacute;moire, et par ce fait m&ecirc;me propose une sorte de contrepoint au pr&eacute;sentisme ambiant.</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><span lang="FR">II. Un m&eacute;lancolique face &agrave; l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement&nbsp;: Rilke et le nouveau mill&eacute;naire, Kafka et les tours en flammes</span></strong></span><span lang="FR"> </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><em><span lang="FR">Le Mal de Montano</span></em><span lang="FR"> met en sc&egrave;ne deux &eacute;v&eacute;nements historiques d&rsquo;une grande importance&nbsp;: le passage &agrave; l&rsquo;an 2000 et les attentats du 11 septembre 2001, &agrave; Manhattan. Dans les deux cas, ces &eacute;v&eacute;nements sont relat&eacute;s par Rosario en &eacute;voquant des souvenirs litt&eacute;raires. Le rapport qu&rsquo;il entretient avec ces &eacute;v&eacute;nements appara&icirc;t empreint de m&eacute;lancolie &agrave; l&rsquo;&eacute;gard d&rsquo;un temps qui finit et d&rsquo;inqui&eacute;tude face &agrave; un temps qui commence. La description de ces &eacute;v&eacute;nements historiques est d&rsquo;abord le r&eacute;sultat d&rsquo;une pr&eacute;sence du pass&eacute;<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn11"><strong><span style="">[11]</span></strong></a> qui semble motiv&eacute;e par une &laquo;absence de futur&raquo;. </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Le passage &agrave; l&rsquo;an 2000, on s&rsquo;en souvient, a &eacute;t&eacute; l&rsquo;occasion d&rsquo;innombrables sp&eacute;culations. Les ordinateurs seront-ils capables de franchir le seuil du nouveau mill&eacute;naire&nbsp;? Serait-ce la fin du monde tel que nous le connaissons&nbsp;? Pour le dire simplement, nous vivions une p&eacute;riode d&rsquo;intense pr&eacute;carisation de notre rapport au futur, comme si le temps, litt&eacute;ralement, mena&ccedil;ait de s&rsquo;arr&ecirc;ter. Ainsi, il est enrichissant d&rsquo;analyser la repr&eacute;sentation du passage &agrave; l&rsquo;an 2000 qui se trouve dans <em>Le Mal de Montano</em>. &Agrave; la veille du nouvel an, Rosario rumine ces sombres pens&eacute;es:</span></p> <p class="MsoNormal rteindent1" style="text-align: justify;"><span lang="FR"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Cette nuit, je pourrais &eacute;crire les vers les plus tristes, pensais-je en suivant les dessins de poussi&egrave;re dans l&rsquo;air. Margot et Tongoy, voyant que j&rsquo;&eacute;tais mal, essayaient de me remonter le moral, mais j&rsquo;avais l&rsquo;&acirc;me tr&egrave;s m&eacute;taphysique tandis que je me promenais mentalement dans des espaces de poussi&egrave;re, des cimeti&egrave;res solitaires et des tombes pleines d&rsquo;os muets. Et quand le Valpara&iacute;so &eacute;lectrique a pris fin, il m&rsquo;a sembl&eacute; que la nuit se transformait en un grand h&ocirc;pital et, tel Rilke un jour, je me suis demand&eacute;: &laquo;Est-ce donc ici que les gens viennent vivre? Je dirais plut&ocirc;t qu&rsquo;ici on meurt.&raquo; J&rsquo;ai regard&eacute; la mer et je n&rsquo;ai vu qu&rsquo;une larme noire fumante et, lentement, comme vaincu par le mal de Montano, j&rsquo;ai &eacute;t&eacute; gagn&eacute; par une m&eacute;lancolie absolue. (MM, p.66)</span> </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Ce qui est frappant dans ce passage, c&rsquo;est d&rsquo;abord le lexique qui est d&eacute;ploy&eacute;, enti&egrave;rement tourn&eacute; vers le pass&eacute;. Il y est question de poussi&egrave;re, de cimeti&egrave;re, de tombe et d&rsquo;ossements. C&rsquo;est sous le signe d&rsquo;une m&eacute;lancolie absolue que Rosario d&eacute;crit son exp&eacute;rience du temps qui passe, et s&rsquo;il s&rsquo;inqui&egrave;te du futur, c&rsquo;est d&rsquo;abord &agrave; l&rsquo;&eacute;gard de <em>ce qui ne sera plus</em>, plut&ocirc;t que de ce qui est &agrave; venir. La convocation de la c&eacute;l&egrave;bre pens&eacute;e de Rilke tir&eacute;e des <em>Carnets de Malte Laurids Brigge</em>, introduit la m&eacute;moire litt&eacute;raire en tant que moteur d&rsquo;une r&eacute;flexion sur l&rsquo;exp&eacute;rience du temps. Comment interpr&eacute;ter cette pens&eacute;e sombre qui affirme la confusion entre la vie et la mort? J&rsquo;y vois en tout cas une manifestation sans &eacute;quivoque d&rsquo;un malaise &agrave; l&rsquo;&eacute;gard du pr&eacute;sent. Tout ici se meurt, nous dit Rosario &agrave; la suite de Rilke. Notons aussi que la premi&egrave;re phrase, &laquo;Cette nuit, je pourrais &eacute;crire les vers les plus tristes<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn12"><strong><span style="">[12]</span></strong></a>&raquo;, est une reprise int&eacute;grale de l&rsquo;un des vers les plus c&eacute;l&egrave;bres de Pablo Neruda: &laquo;Puedo escribir los versos m&aacute;s tristes esta noche&raquo;. Cette r&eacute;f&eacute;rence cach&eacute;e, bien qu&rsquo;ais&eacute;ment rep&eacute;rable pour la plupart des lecteurs hispanophones, trahit tout de m&ecirc;me une certaine inqui&eacute;tude face au cr&eacute;puscule d&rsquo;une &eacute;poque. Le moment o&ugrave; cette r&eacute;f&eacute;rence &agrave; Neruda surgit dans le r&eacute;cit, au tournant du mill&eacute;naire, donne &agrave; voir l&rsquo;inqui&eacute;tude de Rosario quant &agrave; la mort de la litt&eacute;rature et &agrave; l&rsquo;oubli qui la guette, et le moment fatal o&ugrave; une telle r&eacute;f&eacute;rence n&rsquo;interpellera plus le lecteur, tellement gav&eacute; de pr&eacute;sent qu&rsquo;il n&rsquo;aura plus d&rsquo;app&eacute;tit pour le pass&eacute;. </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">M&ecirc;me si la convocation du pass&eacute; litt&eacute;raire vise &agrave; donner consistance &agrave; une exp&eacute;rience du temps qui est v&eacute;cue douloureusement, il est difficile de ne pas y voir le sympt&ocirc;me de cette crise du temps dont parle Fran&ccedil;ois Hartog. Celui-ci conclut que ce qui fait la sp&eacute;cificit&eacute; d&rsquo;une telle crise, c&rsquo;est le fait que le monde actuel est plac&eacute; entre deux impossibilit&eacute;s: celle du pass&eacute; comme celle du futur. Il faut souligner que l&rsquo;exp&eacute;rience de Rosario n&rsquo;est pas diff&eacute;rente: sa m&eacute;lancolie le tourne r&eacute;solument vers un pass&eacute; qu&rsquo;il admire pour ses grands &eacute;crivains, mais il convient n&eacute;anmoins que cette &eacute;poque est d&eacute;sormais inaccessible, d&rsquo;abord parce que ses contemporains sont oublieux de leurs origines. De la m&ecirc;me mani&egrave;re, son discours ne laisse aucune place &agrave; la possibilit&eacute; du futur. Ici, les gens meurent et il ne lui reste plus qu&rsquo;&agrave; errer parmi ses souvenirs personnels. Tout porte &agrave; croire que cette difficult&eacute; que nous remarquions avec Paul Zawadzki en introduction, celle qu&rsquo;a l&rsquo;individu de s&rsquo;inscrire dans un devenir commun pour &ecirc;tre le <em>contemporain de ses contemporains</em>, correspond bien &agrave; l&rsquo;exp&eacute;rience du temps de Rosario. Il appara&icirc;t d&egrave;s lors comme &eacute;tant prisonnier de son &eacute;poque. Malgr&eacute; le fait que son rapport au temps soit traditionnel, principalement par sa volont&eacute; de reconduire le pass&eacute; litt&eacute;raire dans un pr&eacute;sent qu&rsquo;il juge d&eacute;nud&eacute; de vie, il n&rsquo;en demeure pas moins que cette exp&eacute;rience n&rsquo;est pas partag&eacute;e. Dans sa valorisation de l&rsquo;histoire litt&eacute;raire, Rosario fait cavalier seul, un peu comme le Quichotte. Mais dans son monde, qui se souvient du Quichotte?</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Le regard que porte Rosario sur les attentats du 11 septembre 2001 est tout aussi instructif quant au rapport qu&rsquo;il entretient avec son temps. Je veux rappeler au passage que, pour Fran&ccedil;ois Hartog, le traitement m&eacute;diatique du 11 septembre est typique de l&rsquo;<em>autocomm&eacute;moration</em> qui caract&eacute;rise notre &eacute;poque&nbsp;: &laquo;Aujourd&rsquo;hui, ce trait est devenu une r&egrave;gle: tout &eacute;v&eacute;nement inclut son autocomm&eacute;moration. C&rsquo;&eacute;tait vrai de mai 1968. Ce l&rsquo;est jusqu&rsquo;&agrave; l&rsquo;extr&ecirc;me du 11 septembre 2001, avec toutes les cam&eacute;ras filmant le second avion venant s&rsquo;&eacute;craser sur la seconde tour du World Trade Center<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn13"><strong><span style="">[13]</span></strong></a>.&raquo; Cette logique de l&rsquo;autocomm&eacute;moration o&ugrave; la m&ecirc;me s&eacute;quence vid&eacute;o est rediffus&eacute;e sur toutes les cha&icirc;nes t&eacute;l&eacute;vis&eacute;es jusqu&rsquo;&agrave; cr&eacute;er un effet <em>d&rsquo;arr&ecirc;t du temps</em>, Rosario la court-circuite en se demandant ce qu&rsquo;aurait pens&eacute; Franz Kafka de ces images:</span></p> <p class="MsoNormal rteindent1" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span lang="FR">Vous voyez &agrave; la t&eacute;l&eacute;vision d&rsquo;un bar les images de l&rsquo;attentat et tu repenses &agrave; Kafka qui a imagin&eacute; quelque chose qui, &agrave; sa mani&egrave;re, a aussi chang&eacute; le monde: la transformation d&rsquo;un employ&eacute; de bureau en cancrelat. Qu&rsquo;aurait-il pens&eacute; en voyant le spectacle d&rsquo;avions et de feu de Manhattan? Kafka &eacute;tait un &ecirc;tre extr&ecirc;mement visuel qui ne pouvait pas supporter le cin&eacute;ma, parce que la rapidit&eacute; des mouvements et sa vertigineuse succession d&rsquo;images le condamnaient &agrave; la vision superficielle d&rsquo;une forme continue. Il disait qu&rsquo;au cin&eacute;ma, ce n&rsquo;est jamais le regard qui choisit les images mais les images qui choisissent le regard. (MM, p.337)</span></span><span lang="FR"> </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Cet extrait t&eacute;moigne de la complexit&eacute; du rapport au temps qu&rsquo;implique la convocation d&rsquo;un intertexte. Il semble qu&rsquo;il y ait deux fa&ccedil;ons de penser cette relation: d&rsquo;abord, on peut croire que Rosario se pose comme &eacute;tant le contemporain de Kafka. Ce faisant, il adopte face &agrave; son &eacute;poque une posture d&eacute;phas&eacute;e en introduisant une distance historique. Il est &eacute;tonnant de constater qu&rsquo;en regardant les images du 11 septembre, Rosario se demande comment Kafka y aurait r&eacute;agi. Il fait sienne la m&eacute;fiance de Kafka &agrave; l&rsquo;&eacute;gard de l&rsquo;image. D&rsquo;un autre c&ocirc;t&eacute;, il est possible de croire que cette proximit&eacute; avec Kafka est rendue n&eacute;cessaire par l&rsquo;inconsistance du pr&eacute;sent auquel appartient Rosario. Pour que son pr&eacute;sent ait du sens, il est n&eacute;cessaire que Rosario l&rsquo;observe &agrave; l&rsquo;aide de sa m&eacute;moire litt&eacute;raire. Un peu plus loin dans le texte, il parle en effet d&rsquo;une &laquo;&eacute;poque o&ugrave; la r&eacute;alit&eacute; n&rsquo;a plus de sens et o&ugrave; la litt&eacute;rature est un instrument id&eacute;al pour l&rsquo;utopie, pour construire une vie spirituelle donnant enfin l&rsquo;heure exacte.&raquo; (MM, p.386) C&rsquo;est parce que la r&eacute;alit&eacute; n&rsquo;a plus de sens que Rosario y introduit ses souvenirs de lecture. Ainsi, la crise du temps appara&icirc;t &ecirc;tre un facteur d&eacute;terminant dans la mise en place d&rsquo;une po&eacute;tique intertextuelle telle qu&rsquo;on la constate dans le texte d&rsquo;Enrique Vila-Matas. </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><span lang="FR">Et si le pass&eacute; pouvait encore &eacute;clairer l&rsquo;avenir&hellip;?</span></strong></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Au terme de ce survol, on peut conclure minimalement que le pr&eacute;sentisme remarqu&eacute; par les penseurs de la soci&eacute;t&eacute; occidentale trouve des &eacute;chos dans la production litt&eacute;raire contemporaine. C&rsquo;est le cas du <em>Mal du Montano</em> d&rsquo;Enrique Vila-Matas, qui t&eacute;moigne d&rsquo;un malaise dans l&rsquo;exp&eacute;rience collective du temps. On a vu &eacute;galement que les r&eacute;f&eacute;rences litt&eacute;raires jouent un r&ocirc;le important dans l&rsquo;&eacute;laboration de ce rapport temporel. &Eacute;videmment, aurais-je pu proposer d&rsquo;entr&eacute;e de jeu, puisque les textes cit&eacute;s appartiennent n&eacute;cessairement au pass&eacute;. Cependant, ce qui m&rsquo;appara&icirc;t plus important, c&rsquo;est que ce pass&eacute; litt&eacute;raire soit convoqu&eacute; dans la critique du pr&eacute;sent. La crise du temps que l&rsquo;on d&eacute;signe par le terme de pr&eacute;sentisme n&rsquo;appara&icirc;t alors plus comme &eacute;tant uniquement la condition dans laquelle le sujet contemporain se trouve. Il y a aussi, et je crois que c&rsquo;est le cas chez Vila-Matas, des exp&eacute;riences temporelles v&eacute;cues sous un mode mineur, minoritaire. Il m&rsquo;appara&icirc;t important de rendre compte de ces exp&eacute;riences en marge, de ces &icirc;lots anachroniques si l&rsquo;on souhaite brosser un portrait juste de notre contemporan&eacute;it&eacute;. D&rsquo;autant plus qu&rsquo;il y a un rapport de force manifeste entre ces diverses exp&eacute;riences du temps. La nostalgie d&rsquo;un pass&eacute; litt&eacute;raire, telle qu&rsquo;elle se manifeste chez Vila-Matas, constitue un exemple marquant du fait que notre contemporan&eacute;it&eacute; permet encore la coexistence de rapports au temps divergents. Il faut y voir un travail m&eacute;moriel en faveur d&rsquo;un pass&eacute; qui, comme le rappelle Zawadzki, pour demeurer vivant, doit &ecirc;tre int&eacute;gr&eacute; au pr&eacute;sent en vue d&rsquo;&ecirc;tre recompos&eacute; pour l&rsquo;avenir<a style="" href="#_ftn14" name="_ftnref" title=""><strong><span style="">[14]</span></strong></a>. La possibilit&eacute; de critiquer une condition r&eacute;side dans le fait de conna&icirc;tre une alternative &agrave; celle-ci. C&rsquo;est pr&eacute;cis&eacute;ment en cela que le pr&eacute;sentisme est inqui&eacute;tant: en &eacute;vacuant le pass&eacute; comme le futur, il solidifie l&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;un pr&eacute;sent immuable. &Agrave; mes yeux, ce danger suffit &agrave; justifier l&rsquo;&eacute;tude et l&rsquo;analyse des objets contemporains dans leur rapport au temps, malgr&eacute; les difficult&eacute;s m&eacute;thodologiques qui en d&eacute;coulent. J&rsquo;esp&egrave;re en avoir montr&eacute; la pertinence. </span></p> <div style=""> <hr width="33%" size="1" align="left" /> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn1" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span lang="FR" style="font-size: 10pt;"><span style="">[1]</span></span></span></a>Enrique Vila-Matas, <i style="">Journal volubile</i>, Paris, Christian Bourgois &Eacute;diteur, 2009 [2008], p. 46. [traduit de l&rsquo;espagnol par Andr&eacute; Gabastou].<o:p></o:p></p> <p><a style="" name="_ftn1" title="" href="#_ftnref"> </a></p></div> <p><a style="" name="_ftn1" title="" href="#_ftnref"> </a></p> <div style="" id="ftn"><a style="" name="_ftn1" title="" href="#_ftnref"> </a> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn2" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[2]</span></span></a>Fran&ccedil;ois Hartog, <i style="">R&eacute;gimes d&rsquo;historicit&eacute;, pr&eacute;sentisme et exp&eacute;riences du temps</i>, Paris, &Eacute;ditions du Seuil (coll. La librairie du XXIe si&egrave;cle), 2003, p.210-211.<span style="font-size: 10pt; color: windowtext;"><o:p></o:p></span></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn3" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[3]</span></span></a> Zaki La&iuml;di, <i style="">Le sacre du pr&eacute;sent</i>, Paris, Flammarion, 2000, p.7. <o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText" style=""><a style="" name="_ftn4" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[4]</span></span></a><span lang="FR"> </span>Paul Zawadzki, &laquo;Malaise dans la temporalit&eacute;. Dimensions d&rsquo;une transformation anthropologique silencieuse&raquo;, dans <i style="">Malaise dans la temporalit&eacute;</i>, Publications de la Sorbonne, 2002, p.12.<span class="msoIns"><ins cite="mailto:Pierre-Luc%20Landry" datetime="2010-08-19T10:37"><o:p></o:p></ins></span></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn5" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[5]</span></span></a> Enrique Vila-Matas, <i style="">Le mal de Montano</i>, Paris, Christian Bourgois &Eacute;diteur, 2003 [2002], p. 80 [traduit de l&rsquo;espagnol par Andr&eacute; Gabastou] Les r&eacute;f&eacute;rences ult&eacute;rieures &agrave; ce texte seront signal&eacute;es dans le corps du texte avec la mention (MM).<o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn6" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[6]</span></span></a><span lang="FR"> </span>Maurice Blanchot, <i style="">Le livre &agrave; venir</i>, Paris, &Eacute;ditions Gallimard, 1959.<o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="Textedenotedebasdepage"><a style="" name="_ftn7" title="" href="#_ftnref"><sup><span lang="FR"><span style="">[7]</span></span></sup></a><span lang="FR"> </span>Dominique Maingueneau, <i style="">Contre Saint Proust ou la fin de la litt&eacute;rature</i>, Paris, &Eacute;ditions Belin, 2006.<o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><a style="" name="_ftn8" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[8]</span></span></a> William Marx, <i style="">L&rsquo;adieu &agrave; la litt&eacute;rature; histoire d&rsquo;une d&eacute;valorisation. XVIIIe-XXe</i>, Paris, Les &Eacute;ditions de Minuit, 2005.<o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn9" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[9]</span></span></a><span lang="FR"> </span>Dominique Maingueneau, <i style="">Contre Saint Proust ou la fin de la litt&eacute;rature</i>, Paris, &Eacute;ditions Belin, 2006, p. 157. <o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn10" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[10]</span></span></a><span lang="FR"> <i style="">Op. Cit.</i>, p.101. </span><o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="Textedenotedebasdepage"><a style="" name="_ftn11" title="" href="#_ftnref"><sup><span lang="FR"><span style="">[11]</span></span></sup></a><span lang="FR"> L&rsquo;expression est d&rsquo;Augustin, qui d&eacute;coupe dans ses <i style="">Confessions</i> le temps en trois cat&eacute;gories: la pr&eacute;sence du pass&eacute;, la pr&eacute;sence du pr&eacute;sent et la pr&eacute;sence du futur. Dans <i style="">Temps et r&eacute;cit 1. L&rsquo;intrigue et le r&eacute;cit historique</i>, Paul Ricoeur s&rsquo;arr&ecirc;te longuement sur la conception augustinienne du temps.</span><span style="font-family: &quot;Times New Roman&quot;; color: windowtext;"><o:p></o:p></span></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="Textedenotedebasdepage"><a style="" name="_ftn12" title="" href="#_ftnref"><sup><span lang="FR"><span style="">[12]</span></span></sup></a><span lang="FR"> Il s&rsquo;agit du premier vers du 20e po&egrave;me du recueil <i style="">20 poemas de amor y una canci&oacute;n desesperada</i> de Pablo Neruda (1924). </span><o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn13" title="" href="#_ftnref"><span style="">[13]</span></a><span lang="FR"> <i style="">Op. Cit.</i>, p.156. </span><o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn14" title="" href="#_ftnref"><span class="msoIns"><ins cite="mailto:Simon%20Brousseau" datetime="2010-08-19T11:54"><span style="">[14]</span></ins></span></a><span lang="FR"><span class="msoIns"><ins cite="mailto:Simon%20Brousseau" datetime="2010-08-19T11:54"> </ins></span>Zawadzki &eacute;crit&nbsp;: &laquo;</span><span lang="EN-US" style="">Un pass&eacute; vivant est un pass&eacute; int&eacute;gr&eacute; au pr&eacute;sent, recompos&eacute; en vue de l&rsquo;avenir.&raquo; (p. 18)</span></p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> <p><i> </i></p> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/regards-litteraires-sur-une-crise-du-temps#comments AUGUSTIN BLANCHOT, Maurice Contemporain Devenir Espagne Esthétique Fonctions du récit HARTOG, François Histoire Imaginaire Intertextualité KAFKA, Franz LAÏDI, Zaki MAINGUENEAU, Dominique MARX, William Mémoire MUSIL, Robert Narrativité NERUDA, Pablo Présentisme RICOEUR, Paul Temps Tradition VILA-MATAS, Enrique ZAWADZKI, Paul Essai(s) Roman Mon, 23 Aug 2010 04:00:00 +0000 Simon Brousseau 253 at http://salondouble.contemporain.info De l’exploration à l’obsession http://salondouble.contemporain.info/lecture/de-l-exploration-a-l-obsession <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/explorateurs-de-l-abime">Explorateurs de l’abîme</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p align="justify" class="rteindent1"><em><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Walter Benjamin disait que, de nos jours, la seule &oelig;uvre vraiment dot&eacute;e de sens &ndash; de sens critique &eacute;galement &ndash; devrait &ecirc;tre un collage de citations, de fragments, d&rsquo;&eacute;chos d&rsquo;autres &oelig;uvres. &Agrave; ce collage, j&rsquo;ai ajout&eacute;, au moment voulu, des phrases et des id&eacute;es relativement miennes et je me suis peu &agrave; peu construit un monde autonome, paradoxalement tr&egrave;s li&eacute; aux &eacute;chos d&rsquo;autres &oelig;uvres</span></em><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><a href="#note1a">[1]</a></span><em><span style="color: rgb(128, 128, 128);">. </span></em></p> <p></p> <p align="justify">Les obs&eacute;d&eacute;s sont des &ecirc;tres fascinants, peut-&ecirc;tre parce qu&rsquo;ils savent accorder aux d&eacute;tails l&rsquo;attention d&eacute;mesur&eacute;e qu&rsquo;ils m&eacute;ritent. L&rsquo;&eacute;crivain barcelonais Enrique Vila-Matas questionne par l&rsquo;&eacute;criture depuis plus de trente ans ses obsessions litt&eacute;raires, imitant en cela les errances des habitants de la Biblioth&egrave;que de Babel, cet univers tout fait de livres. Les &eacute;crits de Vila-Matas ont ceci de particulier qu&rsquo;ils se construisent en puisant librement dans le vaste bassin de litt&eacute;rature qui les pr&eacute;c&egrave;de, faisant admirablement &eacute;cho &agrave; cette pens&eacute;e de Walter Benjamin qui veut que la citation soit la condition <em>sin qua non</em> de la cr&eacute;ation au tournant de la modernit&eacute;. Beaucoup plus pr&egrave;s de nous, William Marx fait un constat qu&rsquo;il faut entendre en gardant en t&ecirc;te l&rsquo;id&eacute;e de Benjamin lorsqu&rsquo;il parle, dans <em>L&rsquo;adieu &agrave; la litt&eacute;rature. Histoire d&rsquo;une d&eacute;valorisation. XVIII-XXe</em><a href="#note2a">[2]</a>, de cette impression qu&rsquo;auraient les &eacute;crivains contemporains &laquo;[...] d&rsquo;&ecirc;tre venu trop tard dans un monde o&ugrave; tout avait &eacute;t&eacute; &eacute;crit, et trop bien. [...] [&eacute;tant habit&eacute;s par] un sentiment tr&egrave;s conscient d&rsquo;apr&egrave;s-litt&eacute;rature.&raquo; (p. 25)&nbsp; C&rsquo;est en restant pr&egrave;s de ce regard critique sur la litt&eacute;rature contemporaine que j&rsquo;aimerais aborder le recueil <em>Explorateurs de l&rsquo;ab&icirc;me</em>, puisqu&rsquo;il me semble clair qu&rsquo;il s&rsquo;agit l&agrave; d&rsquo;un enjeu fondamental de l&rsquo;&eacute;criture vila-matienne. J&rsquo;aimerais montrer que ce &laquo;sentiment tr&egrave;s conscient d&rsquo;apr&egrave;s-litt&eacute;rature&raquo;, loin d&rsquo;emp&ecirc;cher l&rsquo;&eacute;criture, devient au contraire le moteur de la fiction qui se construit en dialoguant avec l&rsquo;Histoire litt&eacute;raire. Le deuxi&egrave;me texte du recueil, <em>Autre conte hassidique</em>, est important &agrave; cet &eacute;gard. Il s&rsquo;agit de la reproduction int&eacute;grale d&rsquo;un court texte de Franz Kafka intitul&eacute; <em>Le d&eacute;part</em>. &Agrave; la fin de celui-ci, un homme questionne le narrateur :<span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> </span></p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">&mdash;&nbsp;&nbsp; &nbsp;Tu connais donc ton but ? dit cet homme.<br /> &mdash;&nbsp;&nbsp; &nbsp;Oui, r&eacute;pliquai-je, puisque je te l&rsquo;ai dit ; loin d&rsquo;ici, voil&agrave; mon but. (EA, p. 19)</span></p> <p align="justify">Il s&rsquo;agit ici de suivre Vila-Matas, explorateur qui marche lui-m&ecirc;me dans les traces de Kafka, en esp&eacute;rant pourvoir jeter un peu de lumi&egrave;re sur ce <em>loin d&rsquo;ici</em> et la signification particuli&egrave;re que l&rsquo;&eacute;crivain lui donne, faisant de cet <em>ailleurs</em> un espace d&rsquo;explorations litt&eacute;raires.</p> <p align="justify">Le recueil, qui contient dix-neuf textes, est revendiqu&eacute; par le narrateur de la premi&egrave;re nouvelle qui est intitul&eacute;e &laquo;Caf&eacute; Kubista&raquo;. Celui-ci donne le ton d&egrave;s les premi&egrave;res pages en partageant avec le lecteur sa conception de la litt&eacute;rature. Ces commentaires sont importants dans la mesure o&ugrave; ils font &eacute;cho &agrave; l&rsquo;ensemble des textes du recueil, lui assurant une certaine coh&eacute;rence th&eacute;matique :</p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"> Je pense qu&rsquo;un livre na&icirc;t d&rsquo;une insatisfaction, d&rsquo;un vide, dont les p&eacute;rim&egrave;tres se r&eacute;v&egrave;lent au cours et &agrave; la fin du travail. L&rsquo;&eacute;crire, c&rsquo;est s&ucirc;rement remplir ce vide. Dans le livre que j&rsquo;ai termin&eacute; hier, tous les personnages finissent par &ecirc;tre des explorateurs de l&rsquo;ab&icirc;me ou plut&ocirc;t de son contenu. Ils enqu&ecirc;tent sur le n&eacute;ant et n&rsquo;arr&ecirc;tent que lorsqu&rsquo;ils tombent sur l&rsquo;un de ses &eacute;ventuels contenus, car il leur d&eacute;plairait sans doute d&rsquo;&ecirc;tre confondus avec des nihilistes. (EA, p. 9)</span></p> <p align="justify">Voil&agrave; qui est intriguant et qui m&eacute;rite r&eacute;flexion. Quel est ce vide, cette insatisfaction qui a rendu n&eacute;cessaire l&rsquo;&eacute;criture du livre que nous avons entre les mains ? Il y a certainement une tension, chez Vila-Matas, entre le monde r&eacute;el et celui des livres, ces derniers occupant toujours une place plus importante que le premier dans la construction du discours. C&rsquo;est-&agrave;-dire que cet &eacute;crivain r&eacute;pugne &agrave; parler du monde r&eacute;el, celui de ses contemporains qui, r&eacute;ciproquement, vivent comme si la litt&eacute;rature n&rsquo;existait pas. On voit ainsi se profiler chez lui une position esth&eacute;tique lourde de sens : l&rsquo;utilisation massive de la citation, le discours qui se nourrit presque exclusivement de litt&eacute;rature est un proc&eacute;d&eacute; discursif tout teint&eacute; d&rsquo;une id&eacute;ologie de la r&eacute;sistance. Si le monde ne veut plus de la litt&eacute;rature, nous dit Vila-Matas, et bien ma litt&eacute;rature ne veut pas davantage du monde.</p> <p align="justify">Cette tension est d&rsquo;ailleurs &eacute;voqu&eacute;e dans la nouvelle &laquo; Sang et eau &raquo; qui se situe au d&eacute;but du recueil. Avec ironie, le narrateur raconte les difficult&eacute;s auxquelles il s&rsquo;est but&eacute; lors de l&rsquo;&eacute;criture du livre :</p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"> Le tension la plus forte &eacute;tait provoqu&eacute;e par le dur effort &agrave; fournir pour raconter des histoires de personnes normales tout en luttant contre ma tendance &agrave; m&rsquo;amuser avec des textes m&eacute;talitt&eacute;raires : en d&eacute;finitive, il me fallait faire un gros effort pour raconter des histoires de la vie quotidienne avec mon sang et mon foie, comme l&rsquo;avaient exig&eacute; de moi mes contempteurs qui m&rsquo;avaient reproch&eacute; des exc&egrave;s m&eacute;talitt&eacute;raires et une &ldquo;absence absolue de sang, de vie, de r&eacute;alit&eacute;, d&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t pour l&rsquo;existence normale des gens normaux.&rdquo; (EA, p. 33)</span></p> <p align="justify">Si, dans ce passage, le personnage &eacute;crivain affirme sa volont&eacute; d&rsquo;&eacute;crire &agrave; propos de l&rsquo;existence normale des gens normaux, on se rend rapidement compte de la port&eacute;e ironique de ces propos. Tout se passe comme si l&rsquo;auteur voulait candidement satisfaire les attentes de ses critiques, mais le fait est qu&rsquo;il s&rsquo;agit au contraire, nous le verrons, de d&eacute;tourner ces attentes afin d&rsquo;explorer d&rsquo;autres avenues. Il est vrai que l&rsquo;on constate dans les <em>Explorateurs de l&rsquo;ab&icirc;me</em> un certain d&eacute;calage par rapport aux oeuvres ant&eacute;rieures de l&rsquo;auteur, dans la mesure o&ugrave; s&rsquo;y trouvent des nouvelles qui d&eacute;bordent du cadre strictement litt&eacute;raire auquel Vila-Matas nous a habitu&eacute;s. Cependant, c&rsquo;est &eacute;galement dans ces nouvelles qu&rsquo;on peut remarquer, non sans plaisir, l&rsquo;ampleur de l&rsquo;obsession litt&eacute;raire qui structure son &eacute;criture. C&rsquo;est-&agrave;-dire que cette volont&eacute; de raconter des histoires dont nous parle le narrateur n&rsquo;&eacute;chappe pas &agrave; son obsession litt&eacute;raire qui, comme un aimant, ram&egrave;ne les intrigues vers elle. La tentation d&rsquo;une &eacute;criture r&eacute;aliste du quotidien est &eacute;touff&eacute;e par les obsessions litt&eacute;raires.&nbsp; La nouvelle &laquo;Nino&raquo;, qui met en sc&egrave;ne un p&egrave;re cruel souhaitant la mort de son fils, est en ce sens exemplaire. On apprend d&rsquo;abord que Nino est un fils insupportable, notamment parce qu&rsquo;il a rejet&eacute; du revers de la main le souhait de son p&egrave;re qui voulait le faire architecte. En fait, Nino est un explorateur de l&rsquo;ab&icirc;me, un mystique qui recherche de par le monde ce qu&rsquo;il nomme <em>la v&eacute;rit&eacute;</em>. Il r&eacute;ussit &agrave; convaincre son p&egrave;re de gravir le volcan de Licancabur, situ&eacute; &agrave; la fronti&egrave;re entre le Chili et la Bolivie, parce qu&rsquo;il croit que c&rsquo;est dans le lac qui se trouve &agrave; son sommet qu&rsquo;il trouvera <em>la v&eacute;rit&eacute;</em>. &laquo;Nous d&eacute;couvrirons la v&eacute;rit&eacute; de l&rsquo;au-del&agrave;, me disait-il.&raquo; (EA, p. 48) Un peu plus tard, et c&rsquo;est ce qui m&rsquo;int&eacute;resse ici, cette qu&ecirc;te de v&eacute;rit&eacute; d&rsquo;abord d&eacute;&ccedil;ue le m&egrave;nera &agrave; s&rsquo;engager dans une aventure toute litt&eacute;raire, celle d&rsquo;explorer la for&ecirc;t amazonienne afin de suivre les traces de William S. Burroughs qui y a consomm&eacute; le Yag&eacute; afin de communiquer avec<em> le Grand &Ecirc;tre</em> :</p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">[...] j&rsquo;ai enti&egrave;rement financ&eacute; son voyage dans la for&ecirc;t amazonienne de Colombie et du P&eacute;rou sur les traces de William S. Burroughs du temps o&ugrave; celui-ci cherchait &agrave; faire des exp&eacute;riences avec le Yag&eacute; ou l&rsquo;ayahuasca, une plante aux propri&eacute;t&eacute;s hallucinog&egrave;nes et t&eacute;l&eacute;pathiques mythiques permettant &ldquo;de se connecter aux rayons de pr&eacute;sences spectrales de nos morts et de commencer &agrave; voir ou &agrave; sentir ce qui, nous semble-t-il, pourrait &ecirc;tre le Grand &Ecirc;tre, quelque chose qui s&rsquo;approche de nous comme un grand vagin mouill&eacute; ou un grand trou noir divin &agrave; travers lequel nous nous penchons de fa&ccedil;on tr&egrave;s r&eacute;elle sur un myst&egrave;re arrivant jusqu&rsquo;&agrave; nous envelopp&eacute; dans des serpents de couleurs. (EA, p. 55)</span></p> <p align="justify">On voit dans ce passage &agrave; quel point la qu&ecirc;te de sens des explorateurs de l&rsquo;ab&icirc;me qui peuplent le recueil va toujours de pair avec l&rsquo;obsession litt&eacute;raire. Si bien qu&rsquo;&agrave; la lecture, ce qui appara&icirc;t important dans la d&eacute;marche de Nino n&rsquo;est pas tant l&rsquo;envie de consommer le Yag&eacute; que de marcher dans ce chemin ouvert par William Burroughs. Et les chemins emprunt&eacute;s par les autres explorateurs du recueil ne sont pas diff&eacute;rents. Si ceux-ci rejettent l&rsquo;existence des gens normaux, c&rsquo;est toujours au profit d&rsquo;une existence engag&eacute;e dans les avenues de la litt&eacute;rature et des arts. Le narrateur de la nouvelle &laquo;Vie de po&egrave;te&raquo; ne fait-il pas l&rsquo;&eacute;loge de cet oncle qui, dans sa jeunesse, lui a transmis la pr&eacute;cieuse pens&eacute;e de Rilke, donnant ainsi un sens &agrave; son existence qui, jusque-l&agrave;, en &eacute;tait d&eacute;pourvue ? &laquo;Les oeuvres d&rsquo;art, rares, donnent un contenu intellectuel au vide.&raquo; (EA, p. 214) De fait, ce livre de Vila-Matas m&rsquo;appara&icirc;t important dans la r&eacute;ponse en creux qu&rsquo;il donne &agrave; ces critiques qui reprochent &agrave; ses textes l&rsquo;absence de sang et de vie qu&rsquo;ils y remarquent. Les explorateurs de l&rsquo;ab&icirc;me, par leur existence en marge des trivialit&eacute;s quotidiennes, montrent bien que la fiction vila-matienne s&rsquo;organise autour de l&rsquo;id&eacute;e qu&rsquo;il est possible de trouver dans la litt&eacute;rature une certaine forme de vie sup&eacute;rieure &agrave; <em>la vraie vie</em>. Dans une nouvelle marquante intitul&eacute;e &laquo;Parce qu&rsquo;elle ne l&rsquo;a pas demand&eacute;&raquo;, le narrateur met en sc&egrave;ne sa relation avec l&rsquo;artiste fran&ccedil;aise Sophie Calle, c&eacute;l&egrave;bre pour ses romans muraux et pour ses tendances &agrave; m&ecirc;ler la r&eacute;alit&eacute; &agrave; la fiction<a href="#note3a">[3]</a>. Il affirmera lors d&rsquo;une discussion avec celle-ci une opinion qui, je crois, montre bien la hi&eacute;rarchie que Vila-Matas &eacute;tablit entre la vie et ses repr&eacute;sentations litt&eacute;raires : &laquo; [j]e lui ai simplement dit que, pour moi, la litt&eacute;rature serait toujours plus int&eacute;ressante que la fameuse vie. D&rsquo;abord parce que c&rsquo;est une activit&eacute; beaucoup plus &eacute;l&eacute;gante, ensuite parce qu&rsquo;elle m&rsquo;avait toujours sembl&eacute; une exp&eacute;rience plus intense. &raquo; (EA, p. 286)</p> <p align="justify">De fait, c&rsquo;est &agrave; une exp&eacute;rience litt&eacute;raire des plus intenses que Vila-Matas nous convie avec ses <em>Explorateurs de l&rsquo;ab&icirc;me</em>. On le comprend mieux, le <em>loin d&rsquo;ici</em> kafka&iuml;en agit sur la logique du recueil comme une invitation &agrave; explorer la litt&eacute;rature et ses ab&icirc;mes, loin du r&eacute;alisme qui aurait fait la joie des critiques mentionn&eacute;s au d&eacute;but du recueil. Il semble que la po&eacute;tique vila-matienne d&eacute;coule directement de ce sentiment que &laquo;tout a &eacute;t&eacute; &eacute;crit, et trop bien&raquo; &eacute;voqu&eacute; par William Marx. Si tous les sujets ont &eacute;t&eacute; &eacute;puis&eacute;s par la litt&eacute;rature, il ne reste plus qu&rsquo;&agrave; parler de cette derni&egrave;re<a href="#note4a">[4]</a>. Il s&rsquo;agit pour nous d&rsquo;accepter humblement cette mise &agrave; mal du r&eacute;alisme et de <em>la fameuse vie</em> afin de pouvoir, le temps d&rsquo;un livre, s&rsquo;ab&icirc;mer dans le sens vertigineux de la Lettre. </p> <p><a name="note1a" href="#note1">1</a> Enrique Vila-Matas, <em>Le mal de Montano</em>, Paris, Christian Bourgois &Eacute;diteur (Coll. Domaine &eacute;tranger), 2003, p. 151. [Traduit de l&rsquo;espagnol par Andr&eacute; Gabastou.]<br /> <a name="note2a" href="#note2">2</a> William Marx, <em>L&rsquo;adieu &agrave; la litt&eacute;rature. Histoire d&rsquo;une d&eacute;valorisation. XVIIIe-XXe.</em>, Paris, Les &Eacute;ditions de Minuit, 2005, 232 p.<br /> <a name="note3a" href="#note3">3</a> On apprend notamment dans Double-jeux que Sophie Calle a propos&eacute; &agrave; Paul Auster d&rsquo;&eacute;crire un texte de fiction qu&rsquo;elle pourrait ensuite vivre durant un an comme s&rsquo;il s&rsquo;agissait d&rsquo;une prescription : &laquo;Puisque, dans L&eacute;viathan, Paul Auster m&rsquo;a prise comme sujet, j&rsquo;ai imagin&eacute; d&rsquo;inverser les r&ocirc;les, en le prenant comme auteur de mes actes. Je lui ai demand&eacute; d&rsquo;inventer un personnage de fiction auquel je m&rsquo;efforcerais de ressembler : j&rsquo;ai en quelque sorte offert &agrave; Paul Auster de faire de moi ce qu&rsquo;il voulait et ce, pendant une p&eacute;riode d&rsquo;un an maximum. Il objecta qu&rsquo;il ne souhaitait pas assumer la responsabilit&eacute; de ce qui pourrait advenir alors que j&rsquo;ob&eacute;irais au sc&eacute;nario qu&rsquo;il avait cr&eacute;&eacute; pour moi.&raquo; (DJ, p. 3)&nbsp;Pour en savoir davantage &agrave; ce sujet, consulter : Sophie Calle, <em>Doubles-jeux (livre 1). De l&rsquo;ob&eacute;issance</em>, Paris, Actes Sud, 1998.<br /> <a name="note4a" href="#note4">4</a> Il faut noter que le silence litt&eacute;raire est un th&egrave;me majeur chez Vila-Matas. <em>Bartleby et compagnie</em> est un livre consacr&eacute; aux &eacute;crivains qui ont v&eacute;cu, &agrave; un moment ou l&rsquo;autre de leur carri&egrave;re litt&eacute;raire, un silence plus ou moins prolong&eacute;. De la m&ecirc;me mani&egrave;re, <em>Docteur Pasavento</em> est l&rsquo;histoire d&rsquo;un &eacute;crivain habit&eacute; par une forte volont&eacute; de dispara&icirc;tre et qui s&rsquo;efforce &agrave; vivre &agrave; la mani&egrave;re Robert Walser.<br /> &nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/de-l-exploration-a-l-obsession#comments AUSTER, Paul CALLE, Sophie Espagne Fiction Filiation Intertextualité MARX, William Obsession Représentation VILA-MATAS, Enrique Nouvelles Thu, 05 Mar 2009 16:25:00 +0000 Simon Brousseau 73 at http://salondouble.contemporain.info