Salon double - États-Unis d'Amérique http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/332/0 fr Voyage sur les traces des monstres. Ou le journalisme selon Palahniuk http://salondouble.contemporain.info/article/voyage-sur-les-traces-des-monstres-ou-le-journalisme-selon-palahniuk <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/paquet-amelie">Paquet, Amélie </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/stranger-than-fiction-true-stories">Stranger Than Fiction. True Stories.</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/le-journalisme-litteraire-lecrivain-sur-le-terrain">Le journalisme littéraire: l&#039;écrivain sur le terrain</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;">À la recherche des territoires peu explorés de la culture populaire américaine, Palahniuk s’inscrit avec un plaisir contagieux dans la lignée du <em>new journalism</em>. Son objectif n’est de toute évidence pas de renouveler le genre de manière formelle avec son <em>Stranger Than Fiction. True Stories</em>, mais plutôt de proposer de nouveaux personnages à découvrir et à rencontrer. Au besoin de réel qui sous-tend la <em>creative nonfiction</em>, l’auteur de <em>Fight Club</em> ajoute une envie de chair et de sueur. D’un sujet musclé à l’autre, il se plonge ainsi au cœur d’univers singuliers, souvent excentriques, et donne la parole à des gens qui évoluent à l’ombre de la culture dominante. Penseur dans le monde, à sa manière, Palahniuk n’est toutefois pas en quête du propret garçon de café de Sartre. Il s’intéresse surtout à ce qui est monstrueux, par son énormité ou par son caractère sordide. Peu friand des personnages délicats, Palahniuk aime particulièrement les sujets qui font violence au regard de leur observateur par leurs aspects spectaculaires.&nbsp; &nbsp;<br />&nbsp;</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>La solitude de l’écrivain</strong></span></p> <p style="text-align: justify;"><br />Divisé en trois sections, soit «People Together», «Portraits» et «Personal», le recueil rassemble des collaborations de l’auteur –reportages, entretiens ou chroniques– tirées de différents magazines. En sous-titrant le livre <em>True stories</em>, Palahniuk laisse croire d’entrée de jeu que le caractère «véridique» de ses récits serait ce qui permettrait de les placer en relation les uns avec les autres. Dans sa préface, il problématise toutefois l’idée de vérité en expliquant qu’il existe une tension entre les faits et la fiction autant dans son œuvre littéraire que dans ses textes journalistiques. Avec <em>Stranger Than Fiction</em>, il révèle le travail secret en amont de ses romans. Avant d’entreprendre un projet romanesque, il raconte se livrer à des enquêtes à la manière d’un journaliste. Bien que pour <em>Fight Club</em> cette recherche sur le terrain se soit faite par hasard, il explique que cette manière d’aborder l’écriture littéraire s’est imposée pour ses autres livres. Lors de la rédaction d’<em>Invisible Monsters</em>, ses recherches l’ont amené à recourir aux services de lignes érotiques. Pour <em>Choke</em>, il a plutôt décidé de fréquenter des thérapies de groupe offertes aux personnes souffrant d’addiction sexuelle. Cette démarche n’est évidemment pas étonnante chez un écrivain qui préfère le <em>storytelling</em> à la recherche formelle, la petite histoire surprenante au grand récit rassembleur. Chez Palahniuk, tout donne à penser que le travail du journaliste est à peu de choses près le même que celui de romancier.<br /><br />Dans la préface du livre, il fait toutefois une distinction entre les deux manières d’aborder l’écriture en décrivant le travail dans une salle de rédaction: «The journalist writes surrounded by people, and always on deadline. Crowded and hurried. Exciting and fun.» (p. XVII) Frères ennemis, l’écrivain et le journaliste travaillent dans des conditions matérielles et sociales qui sont à l’opposé l’une de l’autre. Chez Palahniuk, tout porte pourtant à croire que l’écrivain envie le journaliste, allant jusqu’à jalouser les contraintes temporelles auxquelles il doit se soumettre. Selon ce portrait, l’écrivain ne connaîtrait que l’ennui et la solitude, alors que le journaliste, bien entouré, profiterait largement de l’énergie de son équipe. Les textes publiés dans <em>Stranger Than Fiction</em> furent précisément pour Palahniuk une occasion de revenir dans le monde: «Every story in this book is about being with other people. Me being with people. Or people being together» (p. XVI) Bien que la démarche journalistique soit une pratique courante chez lui, il n’y a que la <em>creative nonfiction</em> qui puisse réellement lui permettre de se sentir plus près des gens, puisque le roman requiert toujours à son avis une longue période d’isolement.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>La parole de l’autre</strong></span></p> <p style="text-align: justify;"><br />D’un bout à l’autre du recueil, le bonheur que Palahniuk prend à écouter et à côtoyer ses interlocuteurs est évident, qu’ils soient des vedettes internationales, comme Marilyn Manson et Juliette Lewis, ou des inconnus, comme les lutteurs amateurs en Iowa et les participants enthousiastes du Rock Creek Lodge Testicle Festival<strong><a href="#note2">1</a>.</strong> Répondant à l’idéal journalistique, il cherche toujours, dans ses reportages et ses entrevues, à s’effacer le plus possible pour donner toute la place dans son texte à la parole de l’autre, qu’il cite abondamment.<br /><br />Dans son entretien avec Lewis, il réussit avec doigté à donner une occasion rare à l’actrice, qui fut notamment la meurtrière en cavale de <em>Natural Born Killers</em>, de se présenter sous de multiples facettes lors d’une même entrevue. Le texte débute alors que Lewis subvertit les conventions habituelles d’un entretien journalistique:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />«One time», Juliette Lewis says, «I wanted to get to know someone better by writing down questions to him…» She says, «These questions are more telling about me than anything I could write in a diary». (p. 119)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Pour mettre à l’épreuve l’affirmation de l’actrice, Palahniuk entremêle les questions que lui pose Lewis aux réponses qu’elle formule à ses interrogations à lui. Le procédé est fascinant puisqu’il manque la moitié de la conversation, c’est-à-dire les réponses et les questions de l’écrivain. Le pari qu’il tente de relever est de montrer que Lewis se dévoile en effet davantage dans les questions qu’elle lui pose que dans les réponses qu’elle lui donne.<br /><br />Palahniuk pousse encore plus loin l’expérience lors de sa rencontre avec Marilyn Manson. Après avoir décrit la maison au décor macabre de Manson et relaté ses tendres échanges avec sa conjointe de l’époque, Palahniuk s’installe devant l’infâme chanteur et le laisse conduire sa propre entrevue. Manson se tire au tarot et commente le résultat des cartes. La dernière carte tirée par le chanteur est particulièrement révélatrice du portrait que Palahniuk fait de lui:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">&nbsp;<br />Manson deals his ninth card: the Tower. «The Tower is a very bad card», he says. «It means destruction, but in the way that this is read, it comes across like I’m going to have to go against pretty much everyone. In a revolutionary way, and there’s going to be some sort of destruction. The fact that the end result is the sun means it probably won’t be me. It will probably be the people who try to get in my way.» (p. 157)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />En présentant Manson ainsi, Palahniuk construit une saisissante image de solitude autour de la <em>rockstar</em>. Le monstre, celui que Palahniuk tente de connaître par ses écrits journalistiques, est sans doute cet homme capable de tout faire seul à l’écart de la communauté. À l’évidence, l’<em>Antichrist Superstar</em> est plus près de l’écrivain que du journaliste. Tout porte d’ailleurs à croire, dans le recueil, que Palahniuk peut entrer en relation avec tous ces monstres, parce qu’il en est lui-même un, par son statut d’artiste qui lui permet de vivre une période temporaire d’isolement afin de se consacrer à sa création. Dans les portraits de ces deux vedettes, comme dans la majorité des articles, la littérature, dont il ne parle qu’à mots couverts, n’est jamais présentée comme étant au service de la société, comme le sont les informations. Elle est plutôt une zone d’exploration ouverte à la cacophonie, au désordre et au sordide.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Construction et destruction</strong></span></p> <p style="text-align: justify;"><br />Les inconnus que rencontrent Palahniuk correspondent aussi à cette manière de concevoir le monstre. Deux des articles les plus mémorables du recueil présentent des passions diamétralement opposées qui se ressemblent pourtant dans leur caractère extrême: le derby de démolition et la construction de châteaux. L’écrivain, qui n’a pas à s’astreindre au fil de l’actualité comme le journaliste, peut s’arrêter pour comprendre ces deux loisirs en marge des tendances de l’époque. Dans les deux cas, ces passions relancent l’idée de la solitude qui parcourt le recueil. Les amoureux&nbsp; de la construction de châteaux portent le rêve d’un isolement total dans la plus grande et la plus solide forteresse possible. Le pilote du derby, seul derrière les commandes de son véhicule, se livre à une entreprise de destruction.<br /><br />Dans «Demolition», Palahniuk rencontre ces amateurs de collision lors d’un événement dans l’état de Washington, où ils sont tous avides de présenter à leurs camarades leurs nouveaux bolides et d’expérimenter de nouvelles stratégies pour faire le plus de dégât possible sur la piste de course. Frank Bren, un pilote épris de son sport, lance pendant l’entrevue une phrase digne d’un célèbre roman de J. G. Ballard: «It’s not quite as good as sex, but it’s close. You just love that sound of crushing metal.» (p. 42) Comme l’expliquent les amateurs à Palahniuk, le seul et unique plaisir dans un derby de démolition est la destruction elle-même. Il est très peu important de gagner la compétition si le pilote n’est pas parvenu à détruire le plus possible les voitures de ses rivaux.<br /><br />Roger DeClements et Jerry Bjorklund, les personnages que Palahniuk rencontre dans «Confessions in Stone», ne trompent pas l’ennui par des rêves de violence comme les pilotes de derby de démolition. Ils consacrent plutôt tout leur temps et leur énergie à construire des châteaux habitables aux États-Unis où ils pourront s’y installer avec leur famille. D’un château à l’autre, ils raffinent leur technique. Ils finissent toujours par vendre le dernier château pour en construire un nouveau. Leurs châteaux attirent les curieux et, dans les villes où s’établissent, ils font parler le voisinage, comme le raconte Bjorklund à Palahniuk: «Rumor has it there’s a basement dungeon under the tower, […] and I just let people keep thinking that. […]&nbsp;I’m probably known as a crazy man in Camas, but I don’t give a damn what they think». (p. 70)&nbsp; Puisque leur passion les tient bien vivants dans un monde qui, sinon, les intéresse très peu, le regard des autres sur leur quête est sans importance aucune.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Solitude radicale</strong></span></p> <p style="text-align: justify;"><br />Bien que les hommes soient à l’honneur dans les reportages littéraires de Palahniuk, il ne manque pas de décrire avec soin comment les femmes doivent négocier leur place dans les différents milieux qu’il examine. En général, elles sont d’ailleurs les plus exclues de ces univers marginaux. Où le loisir viril est à l’honneur, la femme a très peu d’espace au cœur de ces microcosmes où l’on aimerait bien se passer d’elle. Au Rock Creek Lodge Testicle Festival, les femmes servent de faire valoir au testicule porté aux nues. Un des lutteurs amateurs rencontrés par Palahniuk lui raconte que sa femme menace ouvertement de le quitter en raison de son sport. Comme le derby de démolition qui est si intense qu’il peut presque remplacer une vie sexuelle, Palahniuk raconte, à partir de sa propre expérience, dans «Frontiers» comment les accros aux stéroïdes arrivent à vivre entre hommes en se passant totalement de sexualité. Dans «The People Can», il entre dans la vie entièrement masculine d’un sous-marin de l’armée américaine. Le monstre total, celui que Palahniuk cherche à rencontrer tout au long de son livre, est probablement cet homme complètement autosuffisant qui pourrait se libérer de toutes ses attaches. Un monstre qui ne regarde pas, comme lui, avec envie les journalistes qui travaillent dans les salles de rédaction bondées, un monstre qui se consacre à son œuvre sans éprouver le moindre regret face à la communauté qu’il a quittée.</p> <hr /> <p><a id="note2" name="note2">1</a> Le Rock Creek Lodge Testicle Festival est un spectacle pour adultes où les amateurs peuvent participer à divers concours&nbsp;: <em>wet T-Shirt</em>, fellations et relations sexuelles sur scène. &nbsp;Très critiqué, le festival attire de nombreux groupes catholiques qui, selon Palahniuk, manifestent en criant des slogans tels que «&nbsp;Demon! I can see you, demon! You are not hiding! » (p. 4).&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/article/voyage-sur-les-traces-des-monstres-ou-le-journalisme-selon-palahniuk#comments Documentaire Empathie États-Unis d'Amérique Obscénité et perversion PALAHNIUK, Chuck Récit Essai(s) Récit(s) Sun, 17 Nov 2013 21:30:59 +0000 Amélie Paquet 815 at http://salondouble.contemporain.info Quelques notes sur W. T. Vollmann et l'éthique de l'écriture http://salondouble.contemporain.info/article/quelques-notes-sur-w-t-vollmann-et-lethique-de-lecriture <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/imperial">Imperial</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/le-journalisme-litteraire-lecrivain-sur-le-terrain">Le journalisme littéraire: l&#039;écrivain sur le terrain</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: right;">«Mais il est bon que la conscience porte de larges plaies, elle n'en est que plus sensible aux morsures. Il me semble d'ailleurs qu'on ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d'un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire? Pour qu'il nous rende plus heureux, comme tu l'écris? Mon Dieu, nous serions tout aussi heureux si nous n'avions pas de livres et des livres qui nous rendent heureux, nous pourrions bien à la rigueur en écrire nous-mêmes. En revanche, nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu'un que nous aimerions plus que nous-mêmes, comme si nous étions proscrits, condamnés à vivre dans des forêts loin de tous les hommes, comme un suicide — un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous.» - Kafka, lettre à Oskar Pollak (1904)<br /><br />«[…] I find books that simply allow us to escape<br />&nbsp;existence a staggering waste of time<br />(literature matters so much to me I can hardly stand it.)»<br />(David Shields, 2013: 197)</p> <p style="text-align: justify;"><br /><br /><br />J'aimerais commencer ce texte en disant que Vollmann est l'un des écrivains les plus importants que j'ai eu la chance de lire. Ça ne veut pas dire grand-chose, compte tenu de mes lectures limitées, mais on saura au moins que je ne cherche pas à proposer une critique impartiale, bien au contraire. Je souhaite plutôt partager les pensées que la lecture de ses œuvres fait naître en moi, des pensées contre-intuitives qui me font douter de la littérature telle que je l'ai toujours appréhendée.<br /><br />Je n'affirmerai rien ici sinon ce doute, que je souhaite contagieux.<br /><br />L'œuvre de Vollmann est si puissante à mes yeux qu'elle rend superflus des rayons entiers de ma bibliothèque personnelle. Je ne suis pas écrivain, mais si l'envie me prenait d'écrire, je devrais d'abord surmonter la honte que provoque en moi la lecture de Vollmann. Inventer des histoires! Comme ce serait gênant d'écrire des histoires après avoir lu cet auteur. Ses récits, qui me mettent en pleine face la misère du monde, sa laideur qu'on dirait immuable, me semblent tellement nécessaires que je ne peux m'empêcher de penser avec un brin de mépris à tous les écrivains qui inventent des histoires pour les lecteurs voulant échapper à leur triste réalité. Pour se changer les idées. Qu'on me comprenne: j'aime lire des fictions, et je ressens moi aussi le besoin d'expériences sublunaires, loin en tout cas de ma réalité immédiate. Mais le sérieux avec lequel Vollmann cherche à saisir le monde, ce sérieux rend les plaisirs de la lecture non seulement coupables comme on le dit parfois, mais aussi dérisoires, autant dire inadmissibles.<br /><br />Là où les bulletins d'information échouent toujours à nous faire ressentir la moindre parcelle de compassion pour les morts que l'actualité garroche dans le charnier de l'Histoire, la littérature a-t-elle les moyens, avec sa lenteur réflexive, son sérieux face aux mouvances du monde, de nous rendre une sensibilité qui nous semble désormais interdite? Vollmann me permet de croire que c'est possible, et c'est sans doute la plus belle chose que j'aie jamais trouvée dans un livre, moi qui cherche depuis des années une œuvre capable de justifier une occupation qui me paraît trop souvent oiseuse, empreinte de ce narcissisme intellectuel que j'abhorre, sans doute parce que je le connais trop bien.<br /><br />La frivolité liée au plaisir de l'évasion que permet la fiction trahit une conception de la littérature comme échappatoire à laquelle je refuse d'adhérer, et cela contre mes propres inclinations. Vollmann m'oblige à penser à la contingence qui pèse sur les personnages, aussi convaincants soient-ils, et à la facticité des intrigues inventées pour nous tenir en haleine. Le plaisir de se laisser transporter dans un monde imaginaire est bien réel, je l'admets, mais je crois aussi parfois qu'il est indécent d'en faire le but premier de l'expérience littéraire. C'est une vieille question que celle de la contingence de la fiction, j'en suis conscient, et les œuvres d'innombrables écrivains et écrivaines sont là pour nous rappeler que les choses ne sont jamais simples, mais peut-être que l'œuvre de Vollmann est l'occasion de nous plonger encore une fois dans les eaux glaciales des questions insolubles. C'est en tout cas l'effet qu'elle a sur moi.<br /><br />Vollmann écrit à propos des voyous, des prostituées, des drogués ou des immigrants mexicains illégaux. Sa matière est la réalité, mais une réalité qui est toujours appréhendée en tant que «fiction dominante», pour le formuler comme Suzanne Jacob. Autrement dit, Vollmann tente de démonter l'épithète commune, le bon sens, les constructions discursives qui confèrent au monde un semblant de stabilité, et qui nous permettent d'y mettre un pied devant l'autre sans crouler sous le poids de sa complexité. Au fond, il s'agit de la distinction décisive que Nietzsche a proposée entre recherche de santé et recherche de vérité. Les philosophes, proposait-il, ont toujours recherché une forme de santé au détriment de la vérité, qui est dure, souvent insupportable ou en tout cas inadmissible. Pour moi, Vollmann incarne ce radicalisme noble qui consiste à pourchasser la vérité au détriment de la santé, puisqu'une santé factice ne vaut rien. Et il ne s'agit pas seulement de la santé de l'écrivain, qui ne devrait pas nous préoccuper plus que celle des autres, mais bien d'une forme de santé collective, incarnée dans le discours social par la doxa, toujours rassurante parce que rassembleuse, réconfortante parce que racoleuse. Écrire contre la doxa comme le fait Vollmann pousse le lecteur qui le suit jusqu'au bout à admettre que la marche du monde ressemble davantage à la course folle d'un troupeau piétinant les plus faibles qu'au trot noble et fier d'un cheval nommé Progrès.<br /><br />Une vérité qui est mauvaise pour la santé, et que Vollmann manifeste partout dans ses textes, c'est l'idée selon laquelle il n'y a pas de spectateurs de l'Histoire.<br /><br />Petit syllogisme vollmannien: l'Histoire est laide, nous sommes nécessairement dans l'Histoire, et donc nous portons tous en nous cette laideur. Notre culpabilité est infinie.<br /><br />Cet écrivain projette une conception de la littérature vécue viscéralement comme moyen d'aller à l'encontre des idées lénifiantes, et c'est parce qu'il dépeint notre réalité avec tant d'engagement que les fabulations de ses contemporains m'apparaissent tout à coup ternes, brinquebalantes. Ses sujets coutumiers sont par définition figés dans le ciment de la doxa la plus insidieuse, et c'est parce qu'on interdit à ces humains le statut de sujet à part entière que Vollmann peut écrire à leur propos. Même ses fictions (<em>The Royal Family</em>, <em>Europe Central</em>, par exemple) s'inscrivent dans ce projet. Dans ce cas, l'écriture de fiction devient l'occasion de conférer un peu plus de réalité à des êtres qui, autrement, ne sont que des constructions de l'esprit, des fictions sur deux pattes. Il s'agit là d'une façon de penser la fiction à l'envers: c'est parce qu'il y a une fiction inadéquate qui prétend au statut de réalité que la fiction peut intervenir dans l'existence de façon concrète. J'y vois une éthique de l'écriture au sens le plus fondamental du terme: l'écrivain se donne un code de conduite qui régit son écriture, parce qu'il sait que les représentations ont un pouvoir d'action sur la vie des humains. Toute son écriture tend vers un idéal de finesse qui se dresse contre la grossièreté des fictions dominantes, car il sait bien que tout ce qu'il n'écrit pas, d'autres l'écriront pour lui. C'est peut-être au cœur de ce paradoxe que l'on peut encore écrire de la fiction: en dépliant des réalités qui ont l'aspect lisse de l'évidence, et sur lesquelles on a toujours des opinions plus ou moins tranchées qui nous évitent la peine de penser.<br /><br />C'est parce que penser le monde actuel est une tâche titanesque que Vollmann en fait un projet littéraire. C'est parce que la fiction, pour le dire bêtement, infiltre l'édifice de notre prétendue réalité qu'il est primordial d'écrire en ayant le sens du devoir devant les faits, mais surtout devant tous ces gens floués par notre médiocre compréhension de la situation dans laquelle ils se trouvent.</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp; *</p> <p style="text-align: justify;"><br />Certains des textes de Vollmann<strong><a href="#1">[1]</a><a id="1a" name="1a"></a></strong> manifestent des liens évidents avec le <em>new journalism</em>, surtout par la façon avec laquelle il y mène des enquêtes fortement teintées par son expérience. Cependant, ce que Vollmann retient du journalisme, ou en tout cas de l'idéal journalistique, c'est d'abord un code éthique devant les faits, qu'il accueille toujours avec la même considération, avec la même rigueur. Une autre particularité de son travail est la tentation d'exhaustivité qui s'y manifeste. C'est dans cette tentative de saisie totalisante que le projet de Vollmann est littéraire. Journaliste de terrain qui se donne carte blanche, celui-ci peut scruter à loisir les problèmes qui le préoccupent, les retourner dans tous les sens sans souci d'économie ou de pertinence. Et c'est parce que ces textes affirment l'impossibilité d'aller droit au but que le projet de Vollmann est d'une importance capitale à mes yeux.<br /><br />Le questionnement s'y substitue à l'explication jusqu'à une posture insoutenable, digne de ce que la littérature nous a livré de mieux: tout cela est incompréhensible, cherchons tout de même à comprendre.<br /><br />Cette façon de faire n'est nulle part aussi visible que dans <em>Imperial</em> (2009), le livre qu'il consacre à la frontière mexico-américaine. Le comté d'Imperial, en Californie, y est présenté comme le sujet idéal pour réfléchir à la construction des identités dans la durée, dans ses rapports au territoire, mais aussi avec l'altérité: «Imperial is the continuum between Mexico and America.» (Vollmann, 2009: 50) Ce continuum, cet espace flou aux frontières arbitraires est chargé de significations contradictoires selon les points de vue, et en cela, il est l'occasion pour Vollmann d'exercer son travail d'écrivain en montrant comment le territoire réel est doublé d'un territoire imaginaire.<br /><br />Imperial est le comté le plus au sud de la Californie, à la frontière du Mexique. De l'autre côté de la frontière se trouve la ville de Mexicali (le nom est la contraction de Mexico et de California), tandis que sa ville jumelle, Calexico (encore une fois, mais inversée, la contraction de Mexico et de California), se trouve à moins de dix kilomètres de distance aux États-Unis.</p> <p style="text-align: justify;"><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/59/mexico.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Imperial"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/59/mexico.jpg" alt="160" title="Imperial" width="285" height="243" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Imperial</span></span></span><br /><br /><br />L'arbitraire de la frontière qui sépare les deux pays est le point de départ de la réflexion de Vollmann. Évidemment, le nom du comté d'Imperial lui donne aussi l'occasion de réfléchir à l'impérialisme américain, comme si ce lieu exemplifiait de façon métonymique une série de rapports que les États-Unis entretiennent avec ce qui leur est étranger.<br /><br />L'un des enjeux fondamentaux de cette région frontalière est celui de l'agriculture, parce que des centaines d'immigrants illégaux travaillent dans les champs américains, mais aussi parce que l'agriculture affecte considérablement le territoire. Vollmann explique longuement comment la <em>New River </em>est devenue au fil du temps l'une des rivières les plus polluées en Amérique, en grande partie à cause de l'activité agricole qui l'entoure. Arrivée au Mexique, où elle se nomme <em>Rio Nuevo</em>, la rivière est plus polluée que jamais, ayant amassé au passage tous les pesticides, les métaux lourds et les déchets provenant des États-Unis. De plus, les Mexicains y déversent leurs eaux usées. Vollmann, pour vérifier des rumeurs qui veulent que certains immigrants illégaux y meurent asphyxiés après s'y être jetés pour gagner les États-Unis à la nage, a entrepris de descendre cette rivière en bateau pour l'observer et prendre des échantillons d'eau à différents endroits, qu'il fera par la suite analyser en laboratoire. Ce qui l'intéresse au plus haut point, toutefois, c'est le rôle que jouent les humains, américains ou mexicains, dans ce désastre écologique, et les conséquences que la pollution a sur leur vie quotidienne. C'est dans des moments comme celui-là que sa réflexion devient la plus passionnante, puisqu'après avoir accumulé les données statistiques brutes, il en vient à la conclusion suivante:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br /><br />Maybe the New River wasn't anybody's fault, either. People need to defecate, and if they are poor, they cannot afford to process their sewage. People need to eat, and so they work in <em>maquiladoras</em> — factories owned by foreign polluters. The polluters pollute to save money; then we buy their inexpensive and perhaps well-made tractor parts, fertilizers, pesticides. It is <em>doubly difficult to get out</em>. And it's all ghastly. (Vollmann, 2009: 89)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br /><br />J'évoque cette partie du livre afin qu'on comprenne que Vollmann y propose une réflexion sur l'usage de l'information. Car après avoir accumulé les données qui concernent la <em>New River</em>, Vollmann constate tristement que son savoir ne lui permettra pas de changer les choses. Plus tard, il fera une digression sur les liens entre action et savoir, pour conclure que l'information ne sert à rien si celle-ci ne nourrit pas une forme quelconque d'action. Ce passage est important puisqu'il est représentatif d'une pensée récurrente chez Vollmann, selon laquelle il y a un moment où l'écrivain (ou le penseur, l'intellectuel) doit sortir de l'écriture pour passer à l'action. Chez Vollmann, l'écriture n'est pas une fin en elle-même, elle est un moyen d'appréhension de réalités obscures, un appel à l'action, mais aussi un retour sur l'expérience.<br /><br />On pourrait dire, avec un brin de sarcasme, que le rapport à l'information proposé par Vollmann s'oppose en tout point à celui que l'on peut observer dans le journalisme tel qu'il se pratique aujourd'hui, l'information nourrissant bizarrement une culture de l'inaction et le fait de savoir nous exemptant de la tâche astreignante d'<em>agir contre les faits</em>. Cet aspect de notre rapport à l'information est difficile à comprendre, mais une chose demeure certaine à mes yeux: alors que la culture médiatique devait faire de nous des citoyens avertis, capables de discernement, il semble que nous souffrions au contraire d'une forme d'apathie collective causée précisément par ce qui devrait nous permettre d'agir. C'est dans ce triste contexte que les écrits de Vollmann trouvent à mon avis toute leur pertinence, celui-ci écrivant moins pour l'actualité que pour la postérité puisqu'il aspire clairement à offrir un témoignage durable des souffrances humaines.<br /><br />Dans ce passage où il est question d'immigrants illégaux retrouvés noyés, Vollmann cherche justement à opposer sa démarche d'écrivain à l'information journalistique:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br /><br /><em>The dying season began early this year, with four bloated bodies found in the All-American Canal on March 14</em>. Well, it wasn't the worst news on the front page: more air raids and suicide bombings in the Middle East, an attempt (fortunately foiled) to murder a hundred schoolchildren in a Christian school in Pakistan, and my government had snubbed Iraqi overtures; we were getting ready to bomb them again. I had been to Iraq; I had seen the sick and dying children in a medicine-embargoed hospital; so I had my mental picture; it's better not to have mental pictures. But why confess such a flinch?<strong> I'd rather clothe myself in principle: Communication for its own sake is not an interesting goal. (Does that sound plausible?) Unlimited access to information remains worthless without something to do with that information, or some way to verify its quality. </strong>(Vollmann, 2009: 152-153)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Le problème de l'information posé ici est redoutable, puisqu'il rend nécessaire un questionnement sur les visées de l'écrivain. Cette tentative de compréhension du monde, quelle est son utilité? Si l'écrivain ne peut se contenter d'informer, que doit-il faire alors? Vollmann n'a pas de réponse précise à cette question, mais on comprend à le lire qu'il y a dans son œuvre l'effort de déconstruire la présomption à la connaissance qui est le propre du discours informatif: «Day after day I went there, hoping to invade their thoughts and steal their stories, but most refused to talk to me, eyeing me with a hatred as lushly soft as a smoke tree sweeping its hair against a sand dune.» (Vollmann, 2009: 56-57); «Fruitful and desperate, kingdom of recluses, shy folks and identity criminals, Imperial remains unknown.» (62); «Imperial is a place I'll never know, a place of other souls than mine; and how can anyone know otherness?» (114), etc.<br /><br />Cette pudeur, cet aveu d'impuissance au cœur même de l'écriture sont l'occasion de revenir à la contingence de la fiction. Pour écrire, il faut être capable de compréhension, or, il est impossible de comprendre, donc l'écriture doit incarner ce mouvement de la pensée désireuse de saisir une réalité qui lui glisse entre les doigts. Ce que Vollmann nous dit, avec <em>Imperial</em>, c'est qu'il y a une présomption de l'écriture qui fait violence au réel en cherchant à lui donner une forme qui n'est pas la sienne et qui est forcément réductrice.<br /><br />À un certain moment d'<em>Imperial,</em> Vollmann décrit l'existence d'immigrants illégaux qu'il a rencontrés. L'exemple de María, une femme de ménage vivant à Sacramento, est l'occasion pour lui d'expliquer pourquoi le livre que nous tenons entre les mains n'est pas une fiction. Vollmann rejette la forme fictionnelle, et il explique ce refus comme étant une prise de position éthique liée à la possibilité de comprendre autrui. Ce passage lumineux, qu'on peut lire comme un art poétique, montre bien la déférence face à autrui qui caractérise l'œuvre de cet écrivain:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br /><br />How could I best pay tribute to María's life? I know how to invent character, upon which I suppose it would be possible to drizzle a few droplets of local fact, much as Mexicali street vendor beset by July splashes water on his oranges and cherries. But life's sufficiently dishonest already, my oranges might taste like candy, but why? The truth is that I do not understand enough about border people to describe them without reference to specific individuals, which means that I remain too ill acquainted with them to fictionalize them. Only now do I feel capable of writing novels about American street prostitutes, with whom I have associated for two decades. The sun-wrinkled women who sell candy, when they sit chatting beneath their sidewalk parasols, what stories do they tell one another? I could learn Spanish and eavesdrop; then I'd know; but I wouldn't really know until I could invent their stories. Making up tales about María's life would not only be disrespectful to her, it would be bad art. (Vollmann, 2009: 170)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br /><br />Un détail qui attire mon attention est le lien que Vollmann établit entre la connaissance du monde et la possibilité d'écrire une fiction. Celui-ci se débarrasse de la question de la contingence en expliquant que pour écrire une fiction, il faut d'abord l'avoir vécue, en avoir fait l'expérience. On pourrait sans doute ici objecter la puissance d'imagination de quelques écrivains, mais l'idée de Vollmann est difficilement réfutable lorsqu'on a lu ses écrits sur les prostituées américaines, d'une justesse et d'une profondeur étrangères à la plupart d'entre nous <strong><a href="#2">[2]</a><a id="2a" name="2a"></a></strong>.<br /><br />Au final, la nécessité d'une compréhension préalable à l'écriture est justifiée par la nécessité d'un rapport empathique avec la réalité décrite. Vollmann conclut ce passage en évoquant l'illumination qu'il a eue en lisant <em>Un cœur simple</em> de Flaubert, et comparant Félicité avec María:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br /><br />What "A Simple Heart" did for <em>my</em> heart when I first read it many years ago was to alert me to the probability that among the people whom I myself overlooked, there might be Félicités, whose hidden goodnesses would do me good to find. Later, when I began to write books, it occurred to me that discovering and describing those goodnesses might accomplish some external good as well, perhaps even to Félicité and María's, who have less need of our pity than we might think (but more need of our cash). Suppose that Madame Aubain, after reading my version of "A Simple Heart," refrained just once from assulting Félicité with harsh words. Or is that aspiration ridiculous? (Vollman, 2009: 171)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br /><br />On le voit, les visées exprimées ici par Vollmann sont ancrées dans la volonté de saisir la réalité. On y retrouve exprimé en toutes lettres le fantasme d'une littérature qui soit effective. Vollmann l'affirme: <em>Un cœur simple</em> a changé sa perception du monde. La bonne littérature ne nous propose pas d'échapper à la réalité. Elle nous permet au contraire de la saisir autrement en faisant une expérience intensive de la proximité.<br /><br />Depuis que je lis Vollmann, rien ne me semble plus important que cette façon d'aborder la littérature.<br /><br /><strong><span style="color:#696969;">Bibliographie</span></strong><br /><br />KAFKA, Frank (1965) <em>Correspondance</em>, Paris, Gallimard, 1965. [Traduit de l'allemand par Marthe Robert]</p> <p style="text-align: justify;">SHIELDS, David (2013) <em>How Literature Saved My Life</em>, New York, Alfred A. Knopf, 2013.<br /><br />VOLLMANN, William T. (2009), <em>lmperial</em>, New York, Viking Press, 2009.</p> <hr /> <p><strong><a href="#1a">[1]</a><a id="1" name="1"></a></strong> Voir par exemple <em>Rising Up and Rising Down. Some Thoughts on Violence, Freedom and Urgent Means</em> (2003) ou encore <em>Poor People</em> (2007).</p> <p><a href="#2a"><strong>[2]</strong></a><a id="2" name="2"></a> Vollmann a écrit trois livres sur la prostitution: <em>Whores for Gloria</em> (1991); <em>Butterfly Stories </em>(1993) et <em>The Royal Family</em> (2000).</p> http://salondouble.contemporain.info/article/quelques-notes-sur-w-t-vollmann-et-lethique-de-lecriture#comments Action politique Amérique Autobiographie Documentaire Empathie États-Unis d'Amérique Expérience Journaux et carnets KAFKA, Franz Mexique Prostitution SHIELDS, David Témoignage VOLLMANN, William T. Récit(s) Sun, 17 Nov 2013 20:44:02 +0000 Simon Brousseau 809 at http://salondouble.contemporain.info De la solidarité des récits: Sullivan et la fascination de l'altérité http://salondouble.contemporain.info/article/de-la-solidarite-des-recits-sullivan-et-la-fascination-de-lalterite <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/cote-fournier-laurence">Côté-Fournier, Laurence </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/pulphead">Pulphead</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/le-journalisme-litteraire-lecrivain-sur-le-terrain">Le journalisme littéraire: l&#039;écrivain sur le terrain</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: right;">«As it happens I am confortable with the Michael Laskis of this world, with those who live outside rather than in, those in whom the sense of dread is so acute that they turn to extreme and doomed commitments ; I know something about dread myself, and appreciate the elaborate systems with which some people manage to fill the void, appreciate all the opiates of the people, whether they are as accessible as alcohol and heroin and promiscuity or as hard to come by as faith in God or History.» Joan Didion, «Comrade Laski, C.P.U.S.A»</p> <p style="text-align: justify;"><br /><br />Les concerts de rock chrétien, pour une majorité de jeunes gens, ne figurent pas en tête du palmarès des événements branchés, de ceux où ils envisageraient être photographiés pour les pages du <em>Nightlife</em>. Une foule de naïfs et de doux que l’idée du Seigneur exalte un peu trop, voilà ce que l’on imagine côté assistance, et pour ce qui est de la musique elle-même, on n’envisage guère mieux. Lorsque John Jeremiah Sullivan débute le recueil <em>Pulphead</em> par un article sur son expérience à Creation, festival de rock chrétien en Pennsylvanie qualifié de véritable «Godstock» (6), quelque chose dans le ton et le choix du sujet semble déjà promettre au lecteur un peu de cet humour décalé que les amateurs des essais de David Foster Wallace connaissent. S’il y a de ça dans le texte, l’essentiel se trouve toutefois ailleurs. À Creation, Sullivan se fait des amis qui, avec leur allure de motards et leur passé nébuleux, défient les stéréotypes associés au modèle du jeune chrétien. L’un d’entre eux, Ritter, est présenté ainsi par Sullivan:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />He was big, one of those fat men who don’t really have any fat, a corrections officer – as I was soon to learn – and a former heavyweight wrestler. He could burst a pineapple in his armpit and chuckle about it (or so I assume). Haircut: military. Mustache: faint. ‘We’re just a bunch of West Virginia guys on fire for Christ,’ he said. (13)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Soulignons la candeur dont fait preuve Ritter en parlant de son amour de Dieu: elle n’est pas étrangère à la manière qu’a Sullivan de mettre en scène ses sujets. Le regard particulier de Sullivan, mélange de justesse d’observation et d’inventivité stylistique, parait orienté par son désir de rendre justice à la réalité sociale, politique et humaine de ceux dont il raconte la vie. En cela, son œuvre se distingue d’un large pan du journalisme littéraire américain, auquel on pourrait associer Chuck Klosterman et certains textes de David Foster Wallace, qui ont surtout mis de l’avant l’aspect grotesque de la vie des petites gens, celle des foires, des croisières et de la grande messe qu’est l’écoute de télévision.</p> <p style="text-align: justify;">Cette volonté de s’éloigner des récits conventionnels et des portraits caricaturaux ouvre un espace de réflexion salutaire, refusant les facilités de la dérision. Il n’est pas nécessaire d’avoir lu tout Bourdieu pour saisir à quel point l’appartenance à une classe sociale transparait dans les préférences culturelles de chacun, bien que le lien de cause à effet soit le plus souvent camouflé derrière les concepts de bon goût, de raffinement intellectuel, de culture populaire ou élitiste. L’analyse de cette alliance implicite du socio-politique et du culturel a constitué un des terrains de prédilection du New Journalism depuis son émergence dans les années soixante; <em>Pulphead</em> constitue à cet égard une addition remarquable à cette tradition d’écriture.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Les années de foi</strong></span><br />Tom Wolfe et Hunter Thompson, lors des années de gloire du <em>new journalism</em> aux États-Unis, se sont attaqués aux riches et aux mondains pour dévoiler la petitesse et le narcissisme cachés derrière l’apparat et la pompe. Dans un contexte de bouleversements culturels, celui de la lutte pour les droits des femmes et des Noirs et de l’opposition à la guerre du Viêt-Nam, la tonalité outrancière des auteurs possédait en elle-même une sorte de vertu dénonciatrice, comme si les manières hypocrites des soi-disant «élites» ne pouvaient être traitées sérieusement <strong><a href="#1">[1]</a></strong><a id="1a" name="1a"></a>. La prose de John Jeremiah Sullivan est généralement plus mesurée, mais ce parti pris n’empêche pas l’auteur de s’impliquer personnellement dans ses histoires, de se compromettre, comme l’ont fait Wolfe et Thompson avant lui. Toutefois, tandis que les premiers tentaient le plus souvent d’approcher ceux qui leur servaient de sujet pour exposer leur altérité, Sullivan fait l’inverse: il trouve en lui des traces de l’autre pour reconnaître la proximité plus grande que supposée entre lui et ceux qu’il observe.</p> <p style="text-align: justify;"><br />En traitant de ses nouveaux amis chrétiens à Creation, Sullivan ne se contente pas de rapporter les aléas de leurs parcours respectif, ceux de jeunes hommes qui ont vécu dans une culture de violence et de misère avant de trouver la paix dans la foi. Il dévoile aussi, dans un aparté plutôt inattendu compte tenu de la distance maintenue jusqu’alors avec la religiosité qui l’entoure, les dessous de la période chrétienne qu’il a vécue à l’adolescence. Rapidement, précise-t-il, il est passé à autre chose, sans trop regarder en arrière, suivant en cela la même voie que plusieurs de ses amis et collègues:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />For white Americans with my socio-economic background (middle to upper middle-class), it’s an experience commonly linked to the teens and moved beyond before one reaches twenty. These kids around me at Creation – a lot of them are like that. How many even knew who Darwin was? They’d learn. At least once a year since college, I’ll be getting to know someone, and it comes out that we have in common a high school ‘Jesus phase.’ That’s always an excellent laugh. Except a phase is supposed to end – or at least give way to other phases – not simply expand into a long preoccupation. (32)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Si cette expérience avec un groupe chrétien le fait se questionner sur ce qui amène certains, plus que d’autres, à persister dans leur foi, Sullivan reste discret quant à ses conclusions sur les gens qu’il observe. Il met plutôt l’accent sur la dignité que ceux-ci possèdent, en dépit de la mauvaise musique qui les entoure et de leur ignorance parfois stupéfiante: «they were crazy, and they loved God – and I thought about the unimpeachable dignity of that, which I was never capable of. Knowing it isn’t true doesn’t mean you would be strong enough to believe if it were.» (41) Il s’agirait ainsi, pour Sullivan, de rester suffisamment fasciné par l’autre, quel qu’il soit, pour chercher à le comprendre par-delà les étiquettes que fixent les catégories sociales. La singularité de l’approche de Sullivan tient entre autres à son ouverture introspective, à son talent pour relier le destin d’un étranger à l’intimité de sa propre vie, et à faire de l’interstice entre les deux univers l’espace de son analyse.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><span style="color:#696969;"><strong>Comprendre le destin d’Axl Rose</strong></span><br />Il est fréquent chez les praticiens du journalisme littéraire de trouver l’inspiration en fréquentant des lieux excentrés et des communautés culturelles marginales: Hunter S. Thomson a suivi les Hell’s Angels en Californie, David Foster Wallace a participé au gala des stars de l’industrie du porno, Joan Didion s’est intégrée à la faune hippie de Haight Ashbury… Cet intérêt pour les groupes méconnus est contrebalancé par une attention portée à un autre motif, axé sur une visibilité extrême, soit les célébrités et les personnalités plus grandes que nature, celles qui en viennent à signifier, aux yeux de ceux qui les observent, quelque chose à propos des rêves de chacun et de la possibilité de les réaliser: Didion et Howard Hugues, Chuck Klosterman et les musiciens populaires, Foster Wallace et John McCain. Dans un cas comme dans l’autre, les écrivains se posent en herméneutes d’existences qui leur sont extérieures et qu’ils ne peuvent (en théorie) remodeler à leur guise, éthique journalistique oblige. L’intérêt de leurs essais émane en partie de la conscience, chez le lecteur, que de tels destins, aussi singuliers soient-ils, ont bel et bien pu se produire et que de ce fait, ils ont quelque chose à nous enseigner sur notre monde. &nbsp;</p> <p style="text-align: justify;"><br />L’essai de Sullivan sur le chanteur de Guns N’ Roses, «The Final Comeback of Axl Rose» est pourtant construit sur une absence, celle du chanteur lui-même. Même s’il décrit son héritage musical et analyse sa carrière, Sullivan déplace en effet progressivement la focalisation de son récit, puisqu’il ne parvient pas à obtenir un entretien avec le chanteur. Il doit se contenter d’interviewer un de ses amis d’enfance, Dana Gregory, sous couvert de parler avec lui des démêlés que Dana et Axl auraient eus avec la police à l’adolescence. Le but du «plus vieil ami» d’Axl Rose, désormais assagi, est clair: «lower the level of dysfunction for the next generation». Anecdotes et souvenirs sur le chanteur de Guns N’ Roses constituent l’essentiel de son propos, mais on trouve aussi, en arrière-plan, quelques indices sur la vie beaucoup moins remarquable et beaucoup plus triste de Dana Gregory lui-même.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Dana Gregory, comme Axl Rose, vient du Sud profond, d’une petite ville appelée Lafayette où le racisme fleurit autant que la pauvreté. Dana y est resté; Axl a quitté cet univers pour les feux des projecteurs. Sullivan présente le passage d’une vedette telle qu’Axl Rose dans l’existence de Gregory comme une sorte d’énigme: «This event had appeared in Gregory’s life like a supernova to a prescientific culture. What was he supposed to do with it ?» (137) Cette énigme est celle de Dana Gregory comme elle est la nôtre, renversement du destin attribuable au talent, à la chance, à un peu n’importe quoi. Et puis, quelques pages plus loin, après un aparté sur les capacités vocales d’Axl Rose, Sullivan raconte son propre voyage en Indiana avec un ami, alors qu’il avait 17 ans. Ce voyage constitue en fait un retour au bercail: Sullivan vient aussi de cette région. Le constat qu’il pose alors, en rencontrant d’anciens camarades de classe, plusieurs d’entre eux étant désœuvrés et sans projets d’avenir, est sans équivoque:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />A gulf had appeared. It opened the first day of seventh grade when some of us went into the ‘accelerated’ program and others went into the ‘standard’ program. By sheerest coincidence, I’m sure, this division ran perfecly parallel to the one between our respective parents’ income brackets. […] When I think about it, I never saw those boys again, not after that day. (145)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Juste avant que la parenthèse ne se referme définitivement sur cette anecdote d’adolescence, Sullivan énonce en une phrase laconique le lien entre sa propre vie et celle d’Axl Rose: tout comme lui, «Axl got away». (145)</p> <p style="text-align: justify;"><br />Au sein d’une culture axée sur la visibilité, qui expose les célébrités, issues de tous horizons, comme exemples des possibilités démocratiques de succès qu’offre l’époque contemporaine, Sullivan opère une sorte de renversement. Si le cas d’Axl Rose prouve effectivement que la gloire peut surgir même dans la pauvreté, Sullivan montre en parallèle le paysage nettement plus navrant qui entoure cette réussite, rappelant – sans pourtant appuyer le message – que ce type de succès égalitaire est bien parcimonieusement distribué.</p> <p style="text-align: justify;"><br />Ces deux exemples de retour vers le passé de John Jeremiah Sullivan, celui sur sa période chrétienne comme celui sur son enfance dans le Midwest, peuvent paraître anecdotiques. Or cette façon qu’a l’auteur de mettre en parallèle son destin avec celui de ses sujets est justement ce qui permet aux anecdotes de se transformer en quelque chose de plus riche et de plus intéressant. Là où il serait possible de ne voir que des cas isolés et le fruit du hasard, Sullivan insiste sur le contexte, les structures, les recoupements révélateurs, sans pour autant jouer au sociologue ou proposer une morale à tirer de ces rencontres. Sa capacité à utiliser sa propre vie comme matière à réflexion, loin d’apparaître comme une dérive égocentrique, montre que la subjectivité et le donné biographique représentent aussi des instruments de connaissance valables.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Le fait divers et la foule en marche</strong></span><br />Dans l’essai «American Grotesque», Sullivan façonne son récit à travers différentes vies qu’il manie comme autant de trames narratives dont il peut moduler la tonalité. Le 12 septembre 2009, Sullivan se trouve dans une marche à Washington, parmi une foule nombreuse dont il incarne pendant quelques paragraphes la voix: «We’re too many even for ourselves, and more are coming. As many of the signs say, silent majority no more.» (157) Cette «majorité silencieuse» est constituée de membres du Tea Party et autres opposants aux pratiques «socialistes» du gouvernement Obama. Il devient rapidement clair que Sullivan, malgré son emploi de la première personne du pluriel, ridiculise – d’abord subtilement, puis ouvertement – cette foule dont il dépeint le piètre talent pour les événements démonstratifs de cet ordre: «our march is in part – we could even say mostly – an act of mass irony. Conservatives do not march. We shake our heads and hold signs while lefties march.» (159) Après avoir assisté à cette marche, Sullivan rejoint son cousin, homme d’affaires connecté avec différents groupes industriels, dans la suite d’un chic hôtel. Bien que le cousin en question s’en défende, Sullivan l’accuse, lui et ses semblables, d’avoir mené une campagne de peur dans les médias pour protéger les intérêts des groupes qu’il représente. Nombre de manifestants aperçus par Sullivan, handicapés ou visiblement défavorisés, bénéficieraient du programme de soins de santé du gouvernement mais s’entêtent, entre autres à travers l’influence de gens beaucoup mieux nantis qu’eux, à y voir une menace.</p> <p style="text-align: justify;"><br />La question en reste là jusqu’à ce que Sullivan ait vent de l’histoire d’un agent du gouvernement du Minnesota qui travaillait au recensement, Bill Sparkman. L’homme a été retrouvé mort, attaché à un arbre, le mot «FED» griffonné sur sa poitrine nue. On soupçonne le mouvement anti-gouvernemental d’avoir échauffé les esprits au point d’avoir mené à ce meurtre. Sullivan se rend au Minnesota, sur les lieux du crime, et cherche sur le terrain des indices ou des déclarations pouvant éclaircir les circonstances de cet acte horrible. Il parle avec le fils de Sparkman, qui est inquiet: pour des détails techniques, la compagnie d’assurance-vie rechigne à payer le montant qui lui est dû, ce qui pourrait lui faire perdre la demeure familiale. Des rumeurs courent selon lesquelles l’agent du gouvernement se serait suicidé et aurait mis en scène le meurtre pour laisser à son fils cette même assurance-vie. Si ces rumeurs peuvent sembler farfelues, le rapport d’autopsie confirme que le mot «FED» a été effectivement écrit de la main même de l’agent, et l’explication de cette triste fin est dévoilée:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Sparkman’s death had been all about health care. He was financially ruined from fighting lymphoma without good insurance. Deep in debt, working multiple low-paying jobs to make his mortgage while trying to earn a slightly more lucrative degree, he took the census work as most people take it, out of necessity. The police investigation concluded that Sparkman had killed himself as part of a tragic insurance scam. (181)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />La boucle est bouclée: les liens entre la foule en marche contre les soins «socialistes» et l’agent du gouvernement poussé à mettre en scène sa mort. Il va sans dire que Sullivan prend fortement parti, tant par le ton que par la construction de son récit: il n’endosse pas le point de vue du cousin homme d’affaires pour prétendre atteindre, en bon journaliste, une forme d’objectivité, en pesant les pour et les contre de la nouvelle politique gouvernementale. Sullivan se range résolument du côté des petites gens dont il reconstruit la vie, abandonnant progressivement le ton satirique qu’il avait adopté lors de la manifestation pour dévoiler la tristesse aberrante que causent les manipulations dont la population est victime. Ce qui tire la conclusion loin du didactisme et de la morale facile tient dans les bifurcations qu’emprunte Sullivan pour aboutir à ce résultat, de la manifestation à une longue parenthèse sur Benjamin Franklin, jusqu’à l’histoire de Bill Sparkman. Nous savons que des gens votent pour des mesures qui les défavorisent, semble dire Sullivan; mais comment peut-on interpréter la surprenante récurrence de cette tendance dans l’histoire américaine? La réponse à cette question ne sera pas dévoilée.</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <p style="text-align: justify;">Il est difficile de rendre compte de la finesse des analyses de Sullivan sans en grossir le trait, sans souligner au marqueur rouge ce qui n’est qu’évoqué par l’auteur. Sullivan prend tout le temps nécessaire pour développer ses portraits en accordant du poids aux nuances et aux détails, en employant toutes les armes du style et de l’ambiguïté qu’offre la littérature. À cet égard, ce qui ressort à la lecture de ses essais, pour la plupart publiés dans des magazines et des journaux avant d’être rassemblés dans <em>Pulphead</em>, c’est aussi un regret: celui de constater la difficulté qu’il y a, au Québec, à réaliser des reportages de cette qualité, aussi longs, aussi soignés, dans le contexte économique qui est le nôtre. Il y a peu d’espaces dévolus ici pour ce type de reportage, à la frontière du culturel et du social. Des livres partageant en partie cet esprit ont été publiés récemment, ceux de Frédérick Lavoie (<em>Allers simples</em>) et d’Anaïs Barbeau-Lavalette (<em>Embrasser Yasser Arafat</em>), par exemple, mais ils ont privilégié la découverte de l’ailleurs, de l’inconnu. Ce qui nous manque peut-être, c’est quelqu’un qui, comme Sullivan, nous permet de revoir et repenser ce que nous croyons déjà connaître, de percevoir la réalité qui nous entoure d’un autre œil. La réalité, pourquoi pas, des écrivains de région méconnus, des témoins de Jéhovah, des fans de Radio X ou encore, rêvons un peu, des amis d’enfance d’Éric Lapointe.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span><br /><br />HEINICH, Nathalie (2012),<em> De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique</em>, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines ».<br /><br />SULLIVAN, John Jeremiah (2011), <em>Pulphead</em>, New York, Farrar, Straus and Giroux.<br /><br />WEBER, Ronald (1985), <em>The Literature of Facts: Literary Nonfiction in American Writing</em>, Ohio, Ohio University Press.<br /><br />WEINGARTEN, Marc (2006), <em>The Gang That Wouldn't Write Straight: Wolfe, Thompson, Didion, Capote, and the New Journalism Revolution</em>, New York, Three Rivers Press.</p> <hr /> <p style="text-align: justify;"><a href="#1a"><strong>[1]</strong></a><a id="1" name="1"></a> À ce sujet, les livres <em>The Gang that Wouldn’t Write Straight: Wolfe, Thompson, Didion, Capote and the New Journalism Revolution</em> de Marc Weingarten et <em>The Literature of Fact</em> de Ronald Weber constituent deux références éclairantes. Le premier s’intéresse aux dessous de l’histoire du New Journalism aux États-Unis, tandis que le second se concentre davantage sur leurs partis pris stylistiques et esthétiques.</p> http://salondouble.contemporain.info/article/de-la-solidarite-des-recits-sullivan-et-la-fascination-de-lalterite#comments Amérique Autobiographie Classes sociales Conditionnements sociaux DIDION, Joan Documentaire États-Unis d'Amérique SULLIVAN, John Jeremiah WOLFE, Tom Essai(s) Récit(s) Sun, 17 Nov 2013 14:18:38 +0000 Laurence Côté-Fournier 811 at http://salondouble.contemporain.info L'ère du constat? http://salondouble.contemporain.info/lecture/lere-du-constat <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/gravel-jean-philippe">Gravel, Jean-Philippe</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/bleeding-edge">Bleeding Edge</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>La charge éditoriale de <em>Bleeding Edge </em>trouve probablement sa source dans <em>The Road to 1984</em>, un court essai publiée dans <em>The Guardian</em> le 3 mai 2003, et qui aura aussi servi (dans une version plus longue) de préface à une édition commémorant le centenaire de George Orwell cette même année, publiée chez Plume. Pynchonien, <em>Bleeding Edge </em>l’est sans conteste: les théories de conspiration y abondent toujours autant (et, la proximité historique des catastrophes du 11 septembre aidant, semblent même nous rattrapper); les échevaux parallèles de l’histoire et du savoir technique y sont toujours aussi inextricablement liés aux plus délirantes spéculations, et, si l’on consent à lui reconnaître un rythme plus digeste que dans le roman qui l’imposa à l’apogée de ses facultés cannabinoïdo-mentales d’illisibilité (<em>Gravity’s Rainbow</em>, pour ne pas le nommer), on constate que, bien qu’assagi quelque part, le Thomas Pynchon de <em>Bleeding Edge </em>est encore porté, de ses digressions sur les effets néfastes du Web à ses portraits de fêtes sans fin, explosions de vitalité qui ne semblent aller nulle part, par la fougue potache et adolescente d’un des&nbsp; plus juvéniles et <em>geek </em>auteurs américains encore vivants à 76 ans. La nouveauté, ici, étant qu’il s’applique à mettre à jour les problématiques d’un prédécesseur, soit celle, Orwellienne, du panoptisme et du contrôle social, en accord avec les développements plus récents qu’elle a connu dans l’éclatement de la bulle Internet et les attentats du 11 septembre, au tournant du millénaire.</p> <p>&nbsp;</p> <p>«What is perhaps [the most] important, to a working prophet, is to see deeper than most of us in the human soul. [And] the internet [...] promises social control on a scale [...] quaint old 20<sup>th</sup>-century tyrants with their goofy moustaches could only dream about», avançait-il dans <em>The Road to 1984</em>, déjà comme manière de rappeler comment les nouvelles technologies de communication se contentaient peut-être de reconduire un vieux principe du <em>doublespeak</em>: «La liberté, c’est l’esclavage». Publié en 2013, mais diégétiquement situé entre le printemps et l’automne 2001 (deux ans avant la parution de l’essai sur Orwell), Pynchon prête alors à celui de ses personnages (Ernie Tarnow, qui est le père de l’héroïne du roman, Maxine Tarnow, une détective spécialisée dans les affaires de fraude, et ici aspirée dans une affaire de détournements de fonds impliquant la Grande Toile) qui se plie le mieux à une fonction de porte-voix à l’indignation pynchonienne, les paroles oraculaires suivantes:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Call it freedom, [Internet]’s based on control. Everybody connected together, impossible anybody should get lost, ever again. Take the next step, connect it to these cell phones, you’ve got a total Web of surveillance, inescapable. You remember the comics in the <em>Daily News</em>? Dick Tracy’s wrist radio? it’ll be everywhere, the rube’s all be begging to wear one, handcuffs of the future. Terrific. What they dream about at the Pentagon, worldwide martial law. (<em>Bleeding Edge,</em> p. 420).</p> </blockquote> <p align="center">*</p> <p>Ne serait-ce que pour son absence d’équivoque, ce genre de charge a de quoi étonner. En 2003, dans son essai, Thomas Pynchon qualifiait l’écrivain de «prophète au travail» —&nbsp;<em>working prophet</em>, et le fait qu’il l’ait fait dans le contexte d’un hommage à Orwell invite à le prendre au sérieux, d’autant plus qu’il ne manquait pas du même coup de faire écho à Don DeLillo qui disait, dans une entrevue de 1997 (accompagnant <em>Underworld</em>) et sur un ton plus péremptoire: «Novelists don’t follow, novelists lead. [...] [I]t’s our task to create a climate, to create an environment, not to react to one. We as novelists have to see things before other people see them<a href="#_ftn1" name="_ftnref1" title="">[1]</a>.»</p> <p>&nbsp;</p> <p>Or, ce rôle peut-il encore être tenu? Pour tâcher de répondre à cette question, encore faut-il départager la «prophétie» susmentionnée de la simple prédiction. La prophétie, au contraire de la prédiction, se soucie moins de détails que de viser au cœur du problème, détecté par l’écrivain à son état germinatoire de «premier jets d’un futur épouvantable»&nbsp;(ou de <em>first drafts of a terrible future</em>, comme le dit Pynchon dans son essai). Aussi, reconnaître en Orwell un prophète ne proviendrait pas du genre d’assimilation qui tendrait à rapprocher, par exemple, des «télécrans» que hantent la figure moustachue et le regard omniprésent de Big Brother dans <em>1984</em> aux écrans plasma bidirectionnels d’aujourd’hui (par ailleurs dotés d’une caméra et d’un micro, dont on ignore si, en les fermant, ils ne se contentent pas de ne dormir que d’un œil, pour ainsi dire). Le prophétisme d’Orwell serait plutôt à entendre en ceci qu’il aurait su reconnaître très tôt le maintien d’une sorte de «volonté persistante&nbsp;au fascisme»&nbsp;(<em>will to fascism</em>), lequel (sans que la victoire des forces de l’Axe y change quoi que ce soit), n’aurait même pas atteint aujourd’hui son plein potentiel. Les plus récentes avancées de la technologie ne seraient alors que les derniers avatars de cette expansion, de même que l’agent de ses dernières mutations, dont la tendance irait toujours progressant vers une forme de soumission consentie, «démocratique» et facile à utiliser. Au reste, rappelle Pynchon au lecteur oublieux (et bien que cette théorie soit maintenant contestée), le World Wide Web a d’abord été conçu par (et pour servir) le complexe militaro-industriel.</p> <p align="center">*</p> <p>Reste qu’il est difficile d’évaluer, pour des raisons évidentes, dans les œuvres de l’extrême contemporain cette dimension possiblement prophétique, le temps de la réception étant trop proche pour confirmer ou infirmer, ou simplement identifier, ce qui y aurait été anticipé. Mais je ne pense pas moins que la vitesse avec laquelle le «futur» —&nbsp;spécialement du côté des technologies de communication —&nbsp;semble faire irruption dans notre présent, avec ses nouveaux outils et ses nouveaux paradigmes, rend particulièrement difficile de prétendre à une telle posture — cette accélération se révélant telle qu’elle ne peut plus tant inspirer les prognostics imaginatifs de l’écrivain de fiction qu’être tout simplement <em>constatée</em> autour de nous, comme dans les œuvres d’écrivains que leurs temps pouvaient encore accorder le luxe de la prescience. &nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>Comme dans l’exemple de l’extrait plus haut cité, Pynchon, qui a installé les événements de <em>Bleeding Edge </em>dans un passé récent, ne semble plus pouvoir faire autrement que <em>mettre en scène </em>un discours qu’on pourrait qualifier de prophétique, mais trompeur, en ceci qu’il demeure reporté dans un moment du passé, peut-être le dernier moment du passé où cela était encore possible. Car dans le présent de sa lecture, il ne peut être reçu que comme un constat déguisé sur&nbsp;la montée en flèche de la cybersurveillance et son potentiel totalitaire. Libre au lecteur d’en mesurer, d’en apprécier ou contester la «justesse» ensuite; chose certaine, les éléments de confirmation ou d’infirmation sont à sa portée, aussi certaines que son prochain iPhone ne s’activera pas («handcuffs of the future») s’il ne reconnaît pas ses empreintes digitales. Dès lors, si on lie cette prédiction Orwellienne au commentaire que Pynchon même a fait de <em>1984</em> (lecture portée de bout en bout sur le constat de la croissante actualité de ce roman), il semble que ce romancier ne se présente pas tant comme un «prophète au travail» qu’un «fact-checker» qui, après contre-vérification, serait appelé à constater tout simplement la qualité prophétique des œuvres qui ont précédé la sienne, comme si l’heure, entre les romans d’anticipation du passé et l’état actuel (accélérant) du présent, était venue de régler des comptes, non sans une certaine urgence.</p> <p>&nbsp;</p> <p>Certes, il est évident que dans cette <em>Thomas-Pynchon Land</em> dont l’étendue historique n’a de cesse de s’accroître&nbsp;de livre en livre (de l’établissement de la ligne Mason &amp; Dixon de <em>Mason &amp; Dixon </em>(1997), au far-west virtuel du World Wide Web avec <em>Bleeding Edge</em> (1948-1984-2001-2003-2013)), on ne cessera de voir émerger certaines «contreforces» soucieuses de préserver les dimensions de l’expérience à distance de la rapacité des intérêts politiques et privés, en se créant, par exemple, des réseaux alternatifs de communication, comme le système postal W.A.S.T.E. de <em>Crying of Lot 49</em>, ou le «Dark Web» évoqué dans <em>Bleeding Edge</em> aujourd’hui («Dark Web»&nbsp;qui, aux dernières nouvelles, a fait scandale en laissant découvrir un site par lequel il était possible de se faire livrer de la drogue comme on se ferait livrer un livre de chez Amazon à prix coupé ou des pizzas de chez <em>Domino’s Pizza</em> prédécoupées elles aussi<a href="#_ftn2" name="_ftnref2" title="">[2]</a>). Comme il est évident que dans cette lande Techno-Pynchonienne, nous serons encore exposés à voir se manifester l’inexpliqué sous la forme de revenants, d’ectoplasmes ou de zombies contreculturels bien parés à s’immiscer dans le <em>meatspace </em>de la réalité quotidienne, ne serait-ce qu’à titre de troublantes hallucinations, ou d’avatars irrepérables issus du monde de <em>Second Life</em>. Mais s’agit-il là vraiment de <em>prophéties </em>au sens strict, ou des divagations linéamenteuses d’un auteur qui, malgré son obsession des savoirs, cache de sa propre ironie son effort à imaginer encore, dans le monde de sciences dures qui l’obsède, le plus improbable, fabulé des mariages avec le monde du spirituel? Quoi qu’il en soit, il semblerait dès aujourd’hui qu’on puisse s’attendre à ce que le rôle de contre-vérificateur de ce que leurs prédécesseurs <em>auront su voir </em>de notre présent ou de notre passé récent (ce dont la littérature ne manque pas) fusse appelé, de plus en plus, à obséder les écrivains.</p> <div><br clear="all" /><br /> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn1"> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1" title="">[1]</a> Maria Moss, «&nbsp;Writing as a deeper form of concentration&nbsp;», <em>Sources</em>, printemps 1999, p. 88. C’est aussi un propos qui est dans un essai de Pierre Bayard <em>Demain est écrit</em> (2005, coll. «Paradoxes», Paris&nbsp;: éd. de Minuit), en se limitant toutefois à l’anticipation de drames personnels à venir dans la vie d’une poignée d’auteurs.</p> </div> <div id="ftn2"> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2" title="">[2]</a> <a href="http://www.theguardian.com/society/2013/oct/06/dark-net-drugs" title="http://www.theguardian.com/society/2013/oct/06/dark-net-drugs">http://www.theguardian.com/society/2013/oct/06/dark-net-drugs</a></p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/lere-du-constat#comments Amérique Art et politique Culture Geek Cyberespace États-Unis d'Amérique Internet PYNCHON, Thomas Roman Wed, 30 Oct 2013 22:34:32 +0000 Jean-Philippe Gravel 796 at http://salondouble.contemporain.info Posthume et postérité: un dialogue irrésistible http://salondouble.contemporain.info/article/posthume-et-posterite-un-dialogue-irresistible <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/conceatu-marius">Conceatu, Marius</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/les-bienveillantes">Les Bienveillantes</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/biblio/suite-francaise">Suite française</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/litteratures-doutre-tombe-ouvrages-posthumes-et-esthetiques-contemporaines">Littératures d’outre-tombe: ouvrages posthumes et esthétiques contemporaines</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p class="p1"><i>Suite française</i> et <i>Les Bienveillantes</i> sont deux romans musicaux, construits et organisés comme des suites de tableaux-danses, dont les harmonies et les dissonances construisent un jeu troublant sur les conceptions sur la postérité du phénomène qui leur sert de leitmotiv: l’Holocauste. Pour le roman d’Irène Némirovsky, la question est d’autant plus vertigineuse qu’il s’agit d’une œuvre posthume. En effet, miraculeusement retrouvé et publié en 2004, plus de 70 ans après la mort de l’auteur à Auschwitz, à la suite des mêmes événements décrits dans son récit non autobiographique, <i>Suite française </i>participe non seulement d’une discussion sur la nature du posthume, mais aussi d’une interrogation sur le fonctionnement problématique de la réception dans des situations où le destin de l’écrivain est indissolublement lié à l’histoire de l’œuvre. Ce rapport se complique davantage dans le cas des <i>Bienveillantes</i>, le roman de Jonathan Littell publié en 2006 et source d’acclamations et de critiques virulentes à la fois. Le lecteur est confronté d’abord à un narrateur difficile –nous y reviendrons–, ensuite à une sorte d’équilibrisme narratif entre fiction, morale et histoire et, finalement, à sa propre mémoire littéraire, récemment enrichie par la contribution décalée de Némirovsky.&nbsp;</p> <p class="p1">Si <i>Les Bienveillantes</i> répond aux attentes d’un public contemporain par ses mécanismes littéraires postmodernes, <i>Suite française</i>, lu pour la première fois à peine deux ans avant le roman de Littell, ne saurait être pris pour une œuvre du 21e siècle, car son modernisme de type proustien et célinien n’est que trop manifeste. L’effort de Némirovsky d’inscrire dans le temps (selon le syntagme de Proust) le bouleversement d’un monde déjà absurde et atroce, celui de la société française des années 40, articule une histoire qui, même restée inachevée, s’enrichit de sens par son propre développement et satisfait l’horizon d’attente du lecteur contemporain. Par contre, <i>Les Bienveillantes</i> assume pleinement sa postmodernité et, tout en s’avérant plus difficile à digérer, prend en charge d’une manière provocatrice l’évacuation des significations en dehors du texte, dans une postérité en puissance dans le texte même. Cette étude se propose d’expliquer ce jeu des sens à la lumière de la postérité en analysant à distance (temporelle, tout d’abord) le dialogue entre ces deux romans du point de vue de leur effet immédiat et à long terme sur le récepteur.</p> <p class="p1"><b>Némirovsky et le piège de la lecture biographique</b></p> <p class="p1">Malgré le temps relativement court écoulé depuis la parution des deux romans, leur exégèse est déjà bien riche. Cela est dû plutôt, il faut le dire, à des questions non-littéraires. Par exemple: le contexte particulièrement spectaculaire de la découverte récente du manuscrit de <i>Suite française</i>, caché par l’auteur avant sa déportation en 1941;&nbsp;la genèse des <i>Bienveillantes</i>, marquée de profondes recherches historiques, sociologiques, anthropologiques et journalistiques; l’histoire personnelle d’Irène Némirovsky et de Jonathan Littell –tous les deux d’origine juive, aux parents ou grands-parents émigrés de Russie en France et dont la première langue n’est pas le français; les controverses post-publication liées en général à des questions de moralité et véridicité historique par rapport à la représentation des événements de la Seconde Guerre mondiale, particulièrement l’extermination des Juifs etc. Les deux romans constituent ainsi, séparément, des phénomènes littéraires et non-littéraires: ils ont reçu des prix littéraires prestigieux et improbables et sont de gros succès de librairie, tout en se faisant attaquer, parfois agressivement, par des critiques de diverses nationalités et spécialités (depuis les littéraires jusqu’aux philosophes, historiens, journalistes, etc.). Le phénomène en question est d’autant plus remarquable si les deux œuvres sont regardées chacune dans la perspective de l’autre.</p> <p class="p1">Dans sa critique de l’édition américaine de <i>Suite française</i>, Tess Lewis discute la postérité immédiate de l’œuvre. Elle remarque que la préface de l’édition originale, écrite par Myriam Anissimov, décrivant en détail les stéréotypes antisémites présents dans les œuvres antérieures de Némirovsky, ses amitiés avec des écrivains antisémites comme Paul Morand et ses collaborations littéraires, sous pseudonyme, il est vrai, avec la revue antisémite <i>Gringoire</i>, a été raccourcie par l’éditeur américain qui a éliminé précisément ces éléments susceptibles d’atténuer la réaction émotionnelle du public devant la tragédie de la destruction de toute une famille par les Nazis. L’attitude décidément ambiguë d’Irène Némirovsky par rapport à sa judaïté fait sans doute partie de l’arrière-fond de <i>Suite française</i>. L’œuvre et l’auteur sont indissolublement liés, ce pourquoi toute réception fatalement posthume du roman sera influencée par le destin personnel de sa créatrice. D’où le scandale: l’on a pu percevoir, à la veille de la publication de <i>Suite française</i>, les stéréotypes antisémites qui pullulent dans certains des textes de jeunesse de Némirovsky, ses bonnes relations avec l’intelligentsia d’extrême-droite, l’absence de tout personnage juif de son grand roman inachevé, etc., comme un manque de sympathie et de sensibilité de l’écrivain pour ses coreligionnaires, une sorte de haine de soi qui mettrait en question sa moralité et, par conséquent, la valeur de son œuvre. Dans <i>Irène Némirovsky: Her Life and Works</i>, la biographie citée par Lewis dans son article, Jonathan Weiss explique tous ces aspects par l’identité vacillante, entre deux mondes, de l’écrivain et son désir de se faire accepter au sein de la culture et la littérature françaises. Lewis analyse en nuançant les conclusions de Weiss et voit dans les portraits extrêmement poignants de Juifs (notamment dans <i>David Golder, </i>roman de 1929) les marques d’une jeunesse morale et littéraire qui, dans <i>Suite française</i>, évolue vers une maturité, hélas, interrompue violemment. En reprenant le mot de Némirovsky dans une interview de 1939, Lewis croit qu’elle aurait dépeint la question juive bien différemment si elle avait eu le temps de finir son roman. Déjà, dans <i>Suite française</i>, «[n]ot only had Irène Némirovsky’s writing improved immeasurably, but, at incalculable cost, the myopia of her moral imagination had been corrected. The enormous leap in quality and promise evident in <i>Suite française</i> would never be realized» (Lewis 2006: 479). Comme c’est le cas lorsque l’on analyse une œuvre posthume, d’autant plus une œuvre inachevée, en essayant de décortiquer le texte et le contexte, le lecteur fait appel au mode conditionnel et ressort inévitablement à une grille interprétative biographique. Et pourtant, un acquis du modernisme littéraire veut qu’il n’y ait pas grand-chose à gagner si l’on explique l’œuvre par la biographie de l’auteur. Mais, dans ce cas, peut-on briser complètement le lien entre auteur et œuvre pour respecter à la lettre l’autonomie esthétique de la dernière et se conformer à la doctrine selon laquelle l’auteur meurt et ne compte plus une fois que son œuvre paraît? L’histoire littéraire montre que c’est possible, mais doit-on le faire ici? <i>Suite française</i> peint un tableau complexe d’une société française à la dérive, littéralement (l’exil vers le sud des Parisiens lors de l’occupation allemande) et métaphoriquement (les mœurs et la moralité des Français et des occupants allemands sont présentés en parallèle). Némirovsky ne s’occupe pas des déportations et des camps de concentration parce qu’elle n’en a pas connaissance. Le lecteur doit ici combler les lacunes objectives du texte –posthumément, le lecteur en sait plus sur le sujet que l’auteur. À nous de boucler la boucle–, un acte de réception littéraire parfaitement acceptable et un défi que nous relevons volontiers grâce à notre recul temporel. Nous nous identifions à la voix narrative et, en vertu du facteur posthume et inachevé, avons tendance à la doubler pour compléter, modifier et achever le récit. La réception et la compréhension de l’œuvre vont toujours dans le sens indiqué par l’auteur.</p> <p class="p1"><b>Littell et la fuite dans le mythe</b></p> <p class="p1">Si le dessein de Némirovsky, que nous pouvons apercevoir à la lecture des notes et des plans qu’elle a laissés pour la continuation du roman, est la création d’un panorama social, politique et culturel d’une époque particulièrement bouleversée et bouleversante, l’enjeu des <i>Bienveillantes</i> de Littell est la mise en valeur d’une dynamique du bouleversement. <i>Les Bienveillantes</i> et une «suite allemande» dans la même mesure qu’une «suite française» –ce que l’on peut dire, jusqu’à un point, du roman d’Irène Némirovsky aussi. Narration virtuose combinant des événements véridiques et un protagoniste-narrateur inattendu (le bourreau parle) qui, selon Julia Kristeva, «pourrait être un contemporain du 3e millénaire», <i>Les Bienveillantes</i> piège le lecteur avec la question: à qui avons-nous affaire –à Maximilien Aue ou à Jonathan Littell?&nbsp;(Kristeva, 2007: 22) L’on a pu reprocher à l’auteur d’avoir exploité de mauvaise foi l’historiographie de l’Holocauste (notamment les ouvrages de Raoul Hilberg, Saul Fridlander, Charles Browning, Wieslaw Kellar) et bien des documents dévoilant et expliquant non seulement les actions politiques, mais aussi l’idéologie et la philosophie nazies. La mauvaise foi relèverait du fait que le narrateur et protagoniste Max Aue, capitaine de la SS, s’approprie les résultats de ces recherches, ce qui risque de leur donner un sens inverse. Julia Kristeva, quant à elle, remarque qu’Aue insère toutes ces connaissances dans sa psychopathologie&nbsp;(2007: 26): c’est un intellectuel brillant, un Nazi convaincu, profondément troublé, à la sexualité déviante (il a des relations homosexuelles matérialisant son fantasme d’être femme, plus précisément de ne faire qu’un avec sa sœur jumelle, Una, la bien nommée, et avec qui il a une relation incestueuse) et criminel.</p> <p class="p1">Les critiques furent en effet polarisés par ce roman. La grande masse des lecteurs l’aiment bien, les chiffres des ventes le prouvent. Dans son article sur la réception critique des <i>Bienveillantes</i>, Richard Golsan inventorie les admirateurs et les détracteurs du livre en montrant que les deux positions sont soutenues avec autant de passion mais résolument irréductibles, puisqu’elles se fondent sur des visions opposées en ce qui concerne le traitement de sujets moraux et historiques dans l’œuvre littéraire (Golsan, 2010: 45-56). Golsan cite le philosophe Édouard Husson et l’historien Michel Terestchenko parmi les voix qui nient les qualités du roman de Littell. Selon eux, puisqu’il ne dénonce pas le mal nazi tout en le représentant, le roman ne fait qu’affirmer ce mal. Comme dans le cas de Némirovsky, critiquée pour n’avoir introduit aucun personnage juif dans <i>Suite française</i>, ce qui signalerait un refus de la compassion pour ses coreligionnaires, il est simpliste et même injuste de reprocher à un auteur de fiction de ne pas avoir écrit sur quelque chose ou de ne pas avoir utilisé certains personnages ou types humains.&nbsp;</p> <p class="p1">Aux critiques reprochant le point de vue narratif et l’usage non orthodoxe des sources historiques se sont opposés ceux qui rappellent que le roman est une œuvre de fiction. Un rappel que l’on croyait superflu au 21e siècle si ce n’était le sujet, toujours controversé, de la Shoah. <i>Les Bienveillantes</i> n’est pas un roman historique et ne doit donc pas être lu comme une présentation de faits et de personnes véridiques, mais avec les outils que l’imagination peut mettre à notre disposition. Comme le dit Kristeva, «c’est une fiction qui restitue l’univers d’un criminel» (2007: 27). C’est l’énormité de la situation mise en scène par Littell qui a alarmé les critiques et les lecteurs trop sensibles: le narrateur est le bourreau, un criminel de guerre glosant doctement, comme les grands «méchants» de la littérature et du cinéma, sur les ressorts et ramifications de leur doctrine, tout en montrant des signes physiques et psychiques que la mise en œuvre de ladite doctrine leur répugne, ce qui ne les empêche pourtant pas de l’appliquer. Kristeva ne s’en tient pas là: pour elle, Max Aue est un anti-Œdipe, personnage à ramifications mythologiques –c’est Littell lui-même qui inscrit son œuvre dans la lignée de la tragédie antique d’Eschyle (<i>Les Bienveillantes</i> est le titre de la troisième pièce de l’<i>Orestie</i>). Au-delà de son nazisme manifeste, source de controverses du point de vue de la réception, ce personnage malsain, abject et saisissant se donne mieux à notre entendement grâce à ses pulsions psycho-sexuelles. Il nous est impossible de ne voir que le bourreau et non pas l’homme tourmenté aux tendances sadomasochistes qui le poussent à prendre le rôle féminin dans l’acte sexuel. Nous ne pouvons suivre la descente aux enfers d’une intimité troublée sans nous rappeler le sadisme du criminel de guerre. Aue est narrateur, homosexuel passif, frère incestueux, coupable de double meurtre tout comme de génocide, fou, docteur en droit, esthète raffiné –il est tout cela à la fois et chacune de ses identités se révèle à la lumière des autres.</p> <p class="p1"><b>Contemporain et posthume – mécanismes de lecture</b></p> <p class="p1">Ce manque de distance entre les identités conduit à une banalisation du mal, selon Kristeva, au sens où le mal est étendu à l’échelle universelle. Le roman, par l’intermédiaire de son protagoniste-narrateur, expose l’abjection humaine et ne laisse en guise d’espoir que le salut par l’écriture. Dans l’incipit de son récit de 900 pages, Aue s’adresse à nous tous: «Frères humains, laissez-moi vous raconter comment ça s’est passé» (Littell, 2006: 13). Bardamu, lui-aussi témoin direct des horreurs de la guerre et de l’humanité en détresse, lui aussi amoral et déviant, commençait son histoire du <i>Voyage au bout de la nuit</i>&nbsp;par le célèbre «Ça a débuté comme ça» (Céline, 1952: 7). Il a fallu tout un roman et de grandes déambulations pour que le protagoniste célinien arrive à clore son récit par un brusque et décisif «qu’on n’en parle plus» (1952: 505). Bardamu refusait la continuation d’un récit au moment où il s’était inscrit dans le temps, comme l’œuvre du narrateur proustien, à la fin de la <i>Recherche du temps perdu</i>. La parenthèse ouverte par Bardamu se fermait pour contenir un univers romanesque fonctionnel, parfaitement moderne. Max Aue démonte d’emblée la structure célinienne (et proustienne) qui veut boucler la boucle d’un monde romanesque auto-suffisant. La seconde phrase de son récit est celle-ci: «On n’est pas votre frère, rétorquerez-vous, et on ne veut pas le savoir» (Littell, 2006: 13). C’est comme si les deux premières phrases des <i>Bienveillantes</i> renfermaient l’entier <i>Voyage au bout de la nuit</i> tout en niant la construction de ce monde plausible. Pourtant la boucle existe bel et bien, mais elle est bouclée presque hors du livre, comme le dit Kristeva (2007: 32). Il y a des allusions à l’<i>Orestie</i> d’Eschyle partout dans le texte, analysées en détail par Jonas Grethlein (2012), mais les seules références directes aux <i>Bienveillantes</i> de l’Antiquité sont dans le titre et la dernière phrase du roman. Si chez Proust ou Céline la révélation du sens ultime de l’œuvre se donne à la fin, mais se constitue en apogée de ce qui précède, Aue sait bien qu’il n’y a ni salut ni sens, puisque les lecteurs rejettent d’emblée son récit (et se tiennent à une distance critique, en refusant d’être ses confrères). C’est l’auteur, ici, qui nous vient en aide –car le sens et l’inscription dans le mythe s’articulent dans la construction romanesque, pas tellement au niveau du récit du narrateur. Dans l’épisode de Stalingrad, Aue et un prisonnier soviétique comparaient le nazisme et le communisme en faisant appel à des sources ultérieures à l’époque. Cette tournure postmoderne fait qu’un personnage soit contemporain avec sa propre postérité. Exposé aux horreurs d’une humanité déchue, celle d’Aue et de nous tous, le lecteur n’a d’issue qu’en suivant les indices de Littell, en l’occurrence les termes-clé «Les Bienveillantes». À les retrouver sur la couverture et dans la dernière phrase, le lecteur comprend que le sens se trouve au-delà du récit, plus précisément dans l’après-coup, dans l’interprétation, dans la réception de l’œuvre. Max Aue (ou bien est-ce Littell?) nous invite ainsi à vivre, dans le moment même, une dimension post-œuvre.</p> <p class="p1">La voix narrative qui décrit, dans <i>Suite française</i>, l’occupation nazie, l’exil, les nouveaux rapports de forces en train de se créer, est investie d’une rigueur visionnaire tout en gardant son intériorité. Ce n’est pas le narrateur qui est omniscient, c’est plutôt le lecteur posthume qui doit l’être, par la force des choses. Contemporain de Littell et presque, au sein de la fiction, de son protagoniste âgé (celui qui se rappelle les événements et fait appel à ses «frères humains»), le lecteur se retrouve au pôle opposé tant il est forcé à épouser une subjectivité complexe, hautement intelligente, mais profondément odieuse. Même si elle est achevée, d’un point de vue narratif, l’histoire de Max Aue ne nous est pas facilement abordable (voir la réception critique divisée) et invite une question troublante sur le posthume : et si le sens de l’œuvre ne se révèle que dans la mort du texte, autrement dit dans l’état de réflexion qui doit s’instaurer bien après que la lecture est terminée, lorsqu’on a fait le deuil de tous les aspects qui ont occupé le lecteur pendant la lecture (structure, intrigue, conclusion, thèmes et implications littéraires, morales, historiques, philosophiques etc.)? Et si la mort de l’œuvre est la véritable bienveillante?</p> <p class="p1"><b>Conclusion&nbsp;</b></p> <p class="p1">Dire que les deux romans se parlent en raison de leurs sujets complémentaires, de leurs symétries troublantes sur le plan de la construction romanesque (structure musicale, vision sombre de l’humanité), des aspects extra-littéraires abondants (philosophiques, historiques), voire des éléments qui les opposent si radicalement qu’ils rendent les comparaisons irrépressibles (le point de vue du narrateur, le traitement littéraire du sujet) est, ainsi, démontrable. Tout cela ne suffit pas, cependant, pour les ranger, tous les deux, parmi les œuvres contemporaines. Si l’on considère le critère du moment de la parution comme essentiel pour indiquer le contemporain, <i>Les Bienveillantes</i> est, manifestement, un roman du début du XXIe siècle, encore très pertinent pour le lecteur imbu de postmodernisme de la fin du XXe. <i>Suite française</i>, d’autre part, s’inscrit bien dans la définition d’une œuvre posthume. Par soi-même, grâce à son objectivité narrative moderniste et au caractère posthume et inachevé qui accroche et implique le lecteur dans l’histoire avec une force immédiate, <i>Suite française</i> répond sans doute aux sensibilités contemporaines. Mais ce n’est qu’en rapport avec <i>Les Bienveillantes</i> que le roman de Némirovsky se révèle encore plus brillamment comme une œuvre apparemment paradoxale de posthume contemporain (ou de contemporanéité posthume, si l’on veut). De même, c’est par référence à <i>Suite française</i> que la contemporanéité du roman de Littell s’avère, dans un sens, posthume.&nbsp;</p> <p class="p1">Dans ce jeu, l’expérience de lecture joue un rôle crucial: en effet, l’étude de ces deux cas peut nous indiquer que le contemporain est une question de réception, tenant d’une concordance heureuse entre une œuvre et la sensibilité du lecteur momentané. Sur le plan de l’investissement du lecteur il s’opère, ici, deux mouvements inverses: dans <i>Suite française</i>, le lecteur posthume est forcé de combler les lacunes du texte inachevé avec les connaissances fournies par l’histoire ou d’autres (nombreuses) œuvres de fiction sur les mêmes sujets, notamment l’occupation nazie, l’exode et la vie sous le gouvernement de Vichy et les déportations des Juifs de France. Ainsi le caractère posthume vaudra-t-il au roman l’inscription dans un contemporain permanent, car les lecteurs de plusieurs époques se le revendiqueront en tant que tel. Au mouvement du posthume vers le contemporain perpétuel s’oppose le mouvement inverse dans <i>Les Bienveillantes</i>. Pour bien s’expliquer ce qu’il vient de lire, le lecteur doit recourir au mythe et aller en dehors du texte en essayant de comprendre le refus du récit, annoncé par un narrateur quasi-contemporain, mais difficilement compréhensible dans ses idées et actes, profondément controversé en tant que narrateur, personnage, et même en tant qu’humain. Il faut donc faire le deuil du texte, laisser se décanter les impressions et les pensées, évacuer les réactions émotionnelles inévitables lors d’une lecture investie. Le posthume, alors, relèverait de la mort du texte, qu’il faut nécessairement attendre pour une lecture réussie de cette œuvre. <i>Les Bienveillantes</i> est lui-aussi susceptible de se lire à toutes les époques grâce à cette vie hors- et post-texte. Dans les deux sens inverses mis en évidence dans ces deux romans et visibles surtout lorsqu’ils sont analysés ensemble, il y a des œuvres qui répondent aux attentes des lecteurs de plusieurs époques. Autant dire que ces attributs –contemporain et posthume– appartiennent au domaine du classique.</p> <p class="p4"><b>Bibliographie</b></p> <p class="p4">Campion, Pierre, «<i>Les Bienveillantes</i>. Jonathan Littell et les raisons de la littérature», <i>Littérature</i>, vol. 159, 2010, pp. 64-77.</p> <p class="p4">Céline, Louis-Ferdinand, <i>Voyage au bout de la nuit</i>, Paris, Gallimard, coll. «Folio Plus», 1952.</p> <p class="p4">Golsan, Richard J.,&nbsp;«Les Bienveillantes et sa réception critique: Littérature, morale, histoire», <i>L’exception et la France contemporaine: histoire, imaginaire, littérature</i>, 2010, pp. 45-56.</p> <p class="p4">Golsan, Richard J., Suleiman, Susan Rubin, «<i>Suite française</i> and <i>Les Bienveillantes</i>, Two Literary Exceptions: A Conversation&nbsp;», <i>Contemporary French and Francophone Studies</i>, vol. 12, no. 3, août 2008, pp. 321-330.</p> <p class="p4">Grethlein, Jonas, «Myth, Morals, and Metafiction in Jonathan Littell’s <i>Les Bienveillantes</i>», PMLA, vol. 127, no. 1 (janvier) 2012, pp. 77-93.</p> <p class="p4">Kristeva, Julia, «A propos des Bienveillantes (de l’abjection à la banalité du mal)», <i>L’Infini</i>, 99, 2007, p. 22.</p> <p class="p4">Lewis, Tess, «A Cool Head and a Hard Heart: Irène Némirovsky’s Fiction», The Hudson Review, vol. 59, no. 3, 2006, pp. 471-479.</p> <p class="p4">Littell, Jonathan, <i>Les Bienveillantes</i>, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 2006.</p> <p class="p4">Némirovsky, Irène, <i>Suite française</i>, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 2006.</p> États-Unis d'Amérique France Russie Roman Wed, 10 Apr 2013 17:26:57 +0000 Marius Conceatu 741 at http://salondouble.contemporain.info La théorie dans le rétroviseur http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-theorie-dans-le-retroviseur <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/the-marriage-plot">The Marriage Plot </a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="margin-left:36.0pt;" align="right"><span style="color:#808080;"><em>By the end of the ’90s, the easy equation that Theory gave you—realism is a tool of capitalist rationality, a product and not an imaginative artifact, a tool of the status quo—had the feel of a truism. But once an argument hardens into a truism, a response is likely already underway.</em></span></p> <p style="margin-left:36.0pt;" align="right"><span style="color:#808080;">- Nicholas Dames</span></p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>En octobre 2012, Nicholas Dames a signé un essai dans le magazine <em>N+1</em> à propos de ce qu'il nomme la génération de la théorie (<a href="http://nplusonemag.com/the-theory-generation"><em>The Theory Generation</em></a>). Cet essai porte sur le rapprochement entre la théorie de la littérature et sa pratique aux États-Unis; ce moment où, tout à coup, la théorie intervient dans l'élaboration de la fiction, ou encore dans la vie des personnages. La réflexion proposée par Dames est en quelque sorte la suite logique de l'étude menée par Mark McGurl quelques années auparavant, dans son livre <em>The Program Era </em>(2009), où il analysait l'influence des cours de création littéraire aux États-Unis dans la littérature de l'après-guerre. Nicholas Dames fait une lecture de six romans parus entre 2010 et 2011<a href="#_ftn1" name="_ftnref1" title="">[1]</a>, soulignant avec raison l'apparition d'une génération d'auteurs ayant fréquenté la théorie littéraire lorsqu'elle vivait ses heures de gloire dans les campus américains des années 80. L'immersion dans la théorie, remarque Dames, est l'objet d'une remise en question, alors que l'enthousiasme a laissé place au fil des décennies à une forme de lucidité qui n'hésite pas à retourner les armes de la théorie contre elle-même.</p> <p>Dames identifie avec perspicacité une tendance qui me semble très significative de la place qu'occupe désormais la théorie dans l'imaginaire de plusieurs écrivains. Il observe que, dans ces romans, la théorie intervient moins dans la mise en forme ou les propos du texte qu'en tant que contexte culturel dans lequel les personnages sont plongés. On passerait donc d'une logique de l'adhésion à une logique de la mise à distance. Autrement dit, plutôt que d'écrire des romans expérimentaux qui participeraient d'une logique de la déconstruction, par exemple, ils renouent avec une pratique plus <em>réaliste </em>du roman, transgressant en quelque sorte l'interdit qui pèse sur la narration traditionnelle, précisément depuis les belles années de la théorie. Ce glissement m'interpelle puisque je réfléchis depuis un certain temps à une tendance voisine qu'on peut remarquer chez plusieurs romanciers américains contemporains, à savoir la mise à distance de la pensée textualiste au profit d'une réflexion qui porte son attention sur l'expérience du sujet. Plutôt que de se demander ce que la théorie pourrait permettre à l'écriture, ces écrivains posent la question de l'expérience de la théorie vécue par des personnages qui ont appris à penser le monde en terme de tropes, de clichés qu'il s'agit de déconstruire en adoptant une posture critique, voire méfiante à l'égard du réel.</p> <p>Un des romans mentionnés par Dames, <em>The Marriage Plot</em> de Jeffrey Eugenides (2011), traite de façon particulièrement stimulante cette infiltration de la théorie dans la vie des gens, en posant des questions qui confrontent l'abstraction de la théorie au pragmatisme de la vie quotidienne. Voici quelques questions posées par Dames, qui permettent à mon avis de bien saisir l'esprit dans lequel Eugenides cherche à soumettre la théorie à un examen critique:</p> <p style="margin-left:1.0cm;"><span style="color:#808080;">What kind of a person does Theory make? What did it once mean to have read theorists? What does it mean now? How does Theory help you hold a job? Deal with lovers, children, bosses, and parents? Decide between the restricted alternatives of adulthood? If novelistic realism aspires to be a history of the present, that present now includes — in the educations of writers themselves — the Theory that relegates novelistic realism to the past. (Dames, 2012&nbsp;:&nbsp;En ligne)</span></p> <p>La fin du dernier passage est cruciale puisqu'elle pointe du doigt le renversement — on dirait presque une prise de lutte! — que ces romanciers, en assumant une écriture réaliste, font subir à la théorie. En effet, il est important de remarquer que ceux-ci utilisent les codes de l'écriture traditionnelle, ces codes que la théorie a longtemps considéré avec suspicion, afin de lui rendre la monnaie de sa pièce. On a là un mouvement de bascule typique de l'histoire des idées: alors que les praticiens du roman ont été d'abord accusés de dogmatisme, certains romanciers de la nouvelle génération, ayant fourbi leurs armes sur les bancs d'école, cherchent à montrer comment une certaine approche de la théorie peut conduire elle aussi paradoxalement à une forme d'étroitesse<a href="#_ftn2" name="_ftnref2" title="">[2]</a>.</p> <p style="text-align: center "><strong>***</strong></p> <p>Tout cela offre une belle porte d'entrée dans le roman d'Eugenides, puisque les armes privilégiées du roman réaliste, qu'il manie d'ailleurs avec beaucoup d'adresse — cela est particulièrement sensible dans le déploiement progressif de la&nbsp; psychologie de ses personnages —, permettent de jeter un regard nuancé sur l'héritage de la théorie. Dans le cas de la French Theory enseignée dans les universités américaines lors des années 1980, cela devient d'autant plus stimulant que ce traitement met en lumière un problème que la déconstruction semble avoir parfois ignoré: l'approche textualiste, la variation possiblement infinie des interprétations, cette <em>inflation du sens</em> peut parfois reléguer au second plan l'expérience humaine, comme si la littérature était pure textualité, pure immanence dépourvue d'énonciateur. Le roman d'Eugenides, à cet égard, propose un juste retour du balancier en montrant comment la froideur théorique dans laquelle les personnages baignent va parfois à l'encontre de leurs expériences personnelles.</p> <p>&nbsp;</p> <p>Loin de rejeter unilatéralement la théorie, Eugenides semble vouloir suggérer que la pensée théorique doit avoir une application concrète, voire existentielle. Les idées féministes de Claire sont par exemple présentées avec beaucoup de précision et de sérieux par Eugenides, celles-ci jetant d'ailleurs un éclairage particulier sur la vie amoureuse de Madeleine. À l'inverse, le personnage de Thurston est représenté de façon beaucoup plus négative, sans doute parce que la déconstruction constitue pour lui un <em>ethos</em> valorisant, sa posture théorique s'inscrivant davantage dans une logique de la distinction que dans un projet critique. En fait, on pourrait dire que pour Thurston, la théorie est devenue une fin en elle-même. Une scène centrale du roman le montre par exemple en pleine dérive théorique. Alors que les étudiants sont invités à donner leur avis à propos de <em>A Sorrow Beyond Dream</em> de Peter Handke, un texte où l'auteur traite du suicide de sa mère, Thurston se lance dans un éloge de la forme du texte, valorisant la façon avec laquelle Handke a réussi à se distancier de son expérience personnelle afin de proposer un texte «objective as possible, […] totally remorseless» (p. 27). Thurston est impressionné par la posture détachée de Handke, mais surtout par sa capacité à prioriser la réflexion formelle, évacuant le deuil abyssal qu'un fils doit ressentir lors du suicide de sa mère: «Thurston stifled a smile. He aspired to be a person who could react to his own mother's suicide with high-literary remorselessness, and his soft, young face lit up with pleasure. "Suicide is a trope," he announced.»&nbsp; (p. 27)</p> <p>&nbsp;</p> <p>Ainsi, le roman réaliste se révèle un moyen efficace d'illustrer différentes visions de la théorie et de mettre en marche leurs logiques respectives de façon dialogique. L'environnement dans lequel ces personnages évoluent favorise évidemment la coprésence de ces points de vue: empruntant au <em>campus novel</em> aussi bien qu'au <em>bilsdungroman</em>, Eugenides donne à son roman une teneur fortement existentielle. <em>The Marriage Plot</em> met d'abord en scène la vie de campus des années 80 aux États-Unis, cette époque où la <em>French Theory</em> (Barthes, Deleuze et Guattari, Derrida, Kristeva, Sollers, etc.) a changé de façon drastique le paysage intellectuel, et avec lui, notre façon de lire et d'écrire des œuvres littéraires. C'est dans ce contexte qu'évolue Madeleine, jeune littéraire au cœur pur pour qui la lecture est d'abord une source intarissable de plaisir, un moyen d'évasion qui incarne la possibilité de réfuter la solitude en partageant, durant quelques centaines de pages, les tourments de ses personnages préférés. Ses auteures fétiches sont sans contredit les romancières de l'époque victorienne, parmi lesquelles trônent les sœurs Brontë et George Eliot. Lorsque Madeleine se rend compte que tous les étudiants cool et brillants du campus se baladent avec <em>Of Grammatology </em>de Derrida sous le bras, annonçant à qui veut bien l'entendre qu'il s'agit d'un point de non-retour à partir duquel il devient impossible de <em>lire comme avant</em>, sa curiosité est piquée et, bien qu'elle demeure méfiante, elle décide de s'inscrire au cours d'initiation à la sémiotique.</p> <p>&nbsp;</p> <p>Les personnages du roman en viennent progressivement à interpréter leurs existences en un réseau de sens complexe où s'entrecroisent l'expérience et la théorie, dédoublant en quelque sorte la lecture que nous faisons du livre d'Eugenides. Il y a dans ce procédé un effet d'étrangeté qui constitue à mon sens une des forces du roman, puisque d'un certain point de vue, il faut bien admettre que ces personnages se retrouvent dans un roman réaliste, alors même que le professeur Zipperstein leur apprend à dénigrer ce type d'écriture. Madeleine croit d'ailleurs secrètement que si Zipperstein adhère avec tant de force aux présupposés de la théorie de la déconstruction qu'il enseigne, c'est parce qu'il a eu une enfance malheureuse. Ce passage, qui relève bien sûr de la raillerie, associe encore une fois la mauvaise pratique de la théorie à un <em>ethos </em>peu louable:</p> <p style="margin-left:1.0cm;"><span style="color:#808080;">Madeleine had a feeling that most semiotic theorists had been unpopular as children, often bullied or overlooked, and so had directed their lingering rage onto literature. They wanted to demote the author. They wanted a <em>book</em>, that hard-won, transcendent thing, to be a <em>text</em>, contingent, indeterminate, and open for suggestions. They wanted the reader to be the main thing. Because <em>they</em> were readers. (p. 42)</span></p> <p>Ce qui devient rapidement captivant, en regard de ce que j’ai avancé en introduction, c'est qu'Eugenides construit une intrigue où différentes conceptions de la littérature s'expriment de façon parallèle à l'intérieur de son roman. Pour donner un exemple clair, je mentionnerai simplement que Madeleine vit une romance digne des romans victoriens, avec tous les rebondissements que le genre implique, tout en s'initiant à la déconstruction. Le choc des deux mondes est fascinant et donne longuement à réfléchir: «Madeleine's love troubles had begun at a time when the French theory she was reading deconstructed the very notion of love.» (p. 19) Peu à peu, les situations du roman se dédoublent entre l'expérience empirique des individus et la démarche réflexive de la pensée abstraite.</p> <p>&nbsp;</p> <p>À cet égard, il faut aussi noter que le seul livre qui plaît à Madeleine est <em>Fragments d'un discours amoureux</em> de Roland Barthes (1977), ce livre qui, tout en proposant de déplier les significations de la relation amoureuse, est extrêmement véridique aux yeux de cette lectrice passionnée par les romans victoriens, peut-être justement parce que ces romans, bien avant la théorie, sondaient les abysses de la passion et faisaient preuve d'une conscience aiguë des contradictions de l'expérience amoureuse. Le choix du livre de Barthes n'est pas anodin, puisque s'il participe d'une logique de la déconstruction, il se montre d'abord concerné par l'une des expériences humaines les plus fondamentales. Ce livre surgit dans l'existence de Madeleine à un moment où il répond à une nécessité intime. Le rapport à la théorie devient alors fondamental, existentiel. Dans son livre, Barthes montre d'ailleurs que la dissémination du sens n'est pas un phénomène purement textuel, mais une réalité avec laquelle l'humain doit se débattre dans ce qu'il convient de nommer <em>l'extrême solitude </em>de l'incompréhension. Autrement dit, le texte de Barthes devient l'occasion pour Madeleine de réfléchir à sa vie, et non pas simplement à échafauder des idées abstraites comme elle doit le faire dans son cours d'initiation à la sémiotique. Ainsi, lorsqu'elle songe à sa relation avec Leonard, c'est le souvenir de sa lecture de Barthes qui lui permet de mettre des mots sur sa situation:</p> <p style="margin-left:1.0cm;"><span style="color:#808080;">He started finishing Madeleine's sentences. As if her mind was too slow. As if he couldn't wait for her to gather her thoughts. He riffed on the things she said, going off on strange tangents, making puns. Whenever she told him he needed to get some sleep, he got angry and didn't call her for days. And it was during this period that Madeleine fully understood how the lover's discourse was of an extreme solitude. The solitude was extreme because it wasn't physical. It was extreme because you felt it while in the company of the person you loved. It was extreme because it was in your head, that most solitary of places. (p. 65)</span></p> <p>L'affirmation de cette solitude radicale dans laquelle Madeleine se trouve plongée, alors même qu'elle vit une histoire d'amour, est peut-être le point nodal du roman d'Eugenides. La lecture que je propose ici, à la suite de Dames, ne doit toutefois pas laisser croire que <em>The Marriage Plot </em>est un roman didactique. Bien que j'aie insisté sur l'opposition entre le réalisme et la théorie, j'ajouterai qu'en dernière analyse, c'est d'abord la question de la croyance que ce roman pose. En effet, tout un pan du roman s'attarde à la vie de Mitchell Grammaticus, un étudiant en théologie qui est à la fois le troisième sommet du triangle amoureux qu'il forme avec Leonard et Madeleine, et l'électron libre qui donne par moment au texte l'occasion d'envolées spirituelles. En ramenant parfois à l'avant-plan la question de la croyance, Grammaticus attire dans son orbite la réflexion sur la tradition romanesque et la French Theory, suggérant peut-être qu'au final, l'opposition peut se dissoudre dans le problème plus vaste de la croyance. Pourquoi? Parce que la tradition romanesque, comme la théorie poststructuraliste, est taraudée par la question du sens, et parce que l'analyse critique, aussi rigoureuse soit-elle, est également surplombée par un sens qui la dépasse. Dans le cas de Madeleine, on pourrait dire que la littérature la conforte dans son besoin de sentir qu'elle n'est pas seule, alors que pour Grammaticus, la quête religieuse incarne plutôt la tentative de donner un sens à sa solitude. Ce qu'il faut retenir du roman d'Eugenides, c'est peut-être finalement que la théorie doit être pensée non pas comme une fin en elle-même, mais plutôt, à la manière du livre de Barthes ou des romans victoriens que Madeleine affectionne, comme un moyen de chercher à élucider ce qui se dérobe à la compréhension immédiate.</p> <p>&nbsp;</p> <div> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn1"> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1" title="">[1]</a> <em>Open City </em>de Tehu Cole (2011); <em>A Visit From the Goon Squad</em> de Jennifer Egan (2010); <em>The Marriage Plot </em>de Jeffrey Eugenides ( 2011); <em>Leaving the Atocha Station</em> de Ben Lerner (2011), <em>The Ask </em>de Sam Lipsyte (2010) et <em>A Gate at the Stairs</em> de Lorrie Moore (2010).</p> </div> <div id="ftn2"> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2" title="">[2]</a> Évidemment, il serait présomptueux de réduire les pratiques d'écritures contemporaines&nbsp; à ce mouvement de bascule, tout comme il le serait de restreindre les années 80 à une pratique intensive de la théorie (à cet égard, la succès qu'a connu au même moment le minimalisme de Raymond Carver et de ses émules suffit à montrer que l'histoire littéraire est un écheveau bien davantage qu'une flèche). Si mon texte s'attarde aux écrivains qui réagissent à la théorie, il faut garder à l'esprit qu'il existe des écrivains pour qui l'écriture échappe à la circularité que je décris. Il y aurait une étude à mener quant à la réception de ces romans qui portent la trace de la théorie. On peut supposer qu'ils bénéficient d'une grande visibilité en vertu de leur sujet, puisqu'ils constituent des objets d'études faits sur mesure pour les universitaires, pourrait-on dire.</p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-theorie-dans-le-retroviseur#comments BARTHES, Roland États-Unis d'Amérique EUGENIDES, Jeffrey Roman Thu, 14 Feb 2013 23:19:33 +0000 Simon Brousseau 680 at http://salondouble.contemporain.info Américains après tout http://salondouble.contemporain.info/lecture/americains-apres-tout <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/ferland-pierre-paul">Ferland, Pierre-Paul</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/quelque-part-en-am-rique">Quelque part en Amérique</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;">La littérature québécoise entretient un étrange lien de fascination et de répulsion envers les États-Unis. Qu’on lise les pamphlets contre l’émigration canadienne-française de Damase Potvin, les romans de la Révolution tranquille de Jacques Godbout ou la panoplie de <em>road novels</em> qui paraissent régulièrement depuis 20 ans, on remarque que les États-Unis y incarnent toujours une <em>projection</em>; ils correspondent à ce qu’on cherche à repousser ou à ce qu’on désire secrètement devenir. C’est pourquoi les écrivains québécois s’obstinent à associer les États-Unis à certains lieux communs censés incarner l’altérité: racisme, dévotion, néolibéralisme, armes à feu, artifices du divertissement, dépravation des mœurs couplée au puritanisme, etc. De nos jours, il est ardu de s’émanciper d’une telle tradition littéraire. La posture critique des écrivains face aux États-Unis constitue désormais un <em>horizon d’attente</em> clair et défini. En contrepartie, rares sont les romans québécois qui présentent les États-Unis comme un lieu de contreculture, de modernité, de cosmopolitisme et de démocratie<strong><a href="#1">[1]</a><a name="1a"></a></strong>.</p> <p style="text-align: justify;">Difficile, dans ces circonstances, d’aborder <em>Quelque part en Amérique</em> (2012) d’Alain Beaulieu autrement qu’à partir de la notion d’américanité qui vise, entre autres, à décrire la perception des États-Unis que transmettent les écrivains québécois. D’autant plus que le paratexte qu’a conçu l’éditeur —Druide, qui publie ici son tout premier titre— renforce apparemment ce contrat de lecture: le titre du roman évoque d’emblée l’indétermination géographique, donc l’attrait du dépaysement; attrait illustré à merveille par une photographie d’une autoroute sur la couverture. Nous sommes, hors de tout doute, dans le régime sémiotique connu de l’américanité, pour ne pas dire dans les clichés. Et la quatrième de couverture en rajoute, nous parlant d’une «épreuve accablante qui nous fera découvrir une Amérique porteuse de tous ses paradoxes». Avant même de lire une seule ligne du roman de Beaulieu, ces informations logent le texte dans une sorte de tradition abondante au Québec et au Canada où on cherche à se réconforter dans certaines différences institutionnelles et sociologiques en mettant en évidence l’altérité (souvent décadente) des États-Unis.</p> <p style="text-align: justify;">Pourtant, ces signaux paratextuels ne rendent pas justice au roman de Beaulieu. <em>Quelque part en Amérique</em> ne parle pas de l’Amérique –pas fondamentalement, en tout cas. Il s’agit d’une histoire qui se déroule aux États-Unis, sans que ce pays soit thématisé outre mesure. En fait, avec <em>Quelque part en Amérique</em>, Beaulieu renoue avec certains des thèmes de prédilection de ses quatre premiers romans: le mensonge et l’oppression du secret, la filiation rompue ou encore les déterminismes du lieu d’origine sur le développement de la personne. Ces thèmes m’apparaissent beaucoup plus féconds que la «piste américaine» afin d’apprécier ce roman à sa juste valeur.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Une Amérique d’Américains</strong></span><br />Après la naissance de son fils, Lonie quitte son Bélize natal afin de vivre le «rêve américain» comme l’a fait sa cousine avant elle. Immigrante illégale, elle débarque dans une gare avec son fils de cinq ans, Ludo. L’intervention d’un bon samaritain, Nick Delwigan, lui permet d’éviter <em>in extremis</em> le réseau de traite de femmes auquel elle était destinée. Lonie se terre alors chez la sœur de Nick, Maureen, mariée à un riche prédicateur, et elle y effectue des travaux domestiques. L’arrivée de cette femme et de son enfant dans la vie conjugale de Maureen et Bill fait resurgir tous les problèmes refoulés du couple jusqu’à ce qu’un drame d’une incroyable cruauté vienne enlever Ludo à sa mère. Après ces événements narrés à la première personne par Lonie, la deuxième partie du roman traite de l’évolution du destin de Ludo et Lonie suivant des narrations polyphoniques dans lesquelles chaque personnage donne sa version des événements.</p> <p style="text-align: justify;">À première vue, on voit bien comment une telle histoire ouvre la porte à la critique sociale. Le statut de Lonie permettrait certes à un romancier moralisateur d’aborder les politiques acharnées et inhumaines des États-Unis sur l’immigration illégale. Le statut de Bill, époux de Maureen et dévot richissime, ne rappelle-t-il pas d’emblée ces personnages rongés par leurs délire religieux ou idéologiques qu’on retrouve dans <em>Il n’y a plus d’Amérique</em> (2002) de Louis Caron? Ne peut-on pas voir dans cette famille dysfonctionnelle le reflet d’une quelconque Amérique «en perte de repères» ou «en déclin cauchemardesque»? Toute la prouesse d’Alain Beaulieu réside précisément dans ce <em>refus </em>de céder à la tentation du microcosme et de la métonymie. Ses personnages, aussi stéréotypés puissent-ils sembler, prennent une épaisseur inattendue en vertu de leur psychologie nuancée.</p> <p style="text-align: justify;">L’Amérique de Beaulieu s’efface derrière ses personnages. Si certains peuvent justement voir dans l’indétermination géographique du titre et dans l’obsession de Beaulieu à ne jamais donner de toponymie claire à son histoire un vœu de&nbsp;«continentaliser» son roman, j’y vois plutôt, au contraire, un refus de thématiser à tout prix l’espace américain. Sans oublier, plus pragmatiquement, que la narratrice analphabète ne devrait guère se soucier de savoir si elle se trouve à Dallas ou à Albuquerque puisque, pour elle, «l’Amérique» est bel et bien encore un bloc monolithique: «J’ai rêvé de ce pays si longtemps qu’une fois là je ne savais plus comment le prendre» (67). Or, contrairement par exemple à l’avatar de Sergio Kokis dans <em>Le pavillon des miroirs</em> (1995), Lonie n’exerce pas de critique acerbe du mode de vie consumériste et superficiel des Américains. Au contact de Maureen, qui a pourtant tous les attributs de l’«épouse trophée» oisive dont les petits tracas émotifs pâlissent en comparaison de la pauvreté et de la souffrance que Lonie a vécues toute sa vie, elle demeure compréhensive, voire fascinée:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">J’ai découvert avec une certaine stupéfaction que cette femme, qui était née et avait grandi dans le pays le plus riche du monde, qui n’avait manqué de rien et qui vivait maintenant dans un palace sans jamais se soucier de savoir si elle allait un jour manquer d’argent pour se nourrir ou se loger, que cette femme pour qui la vie avait tenu les promesses les plus audacieuses, était au bord de la dépression. Cela m’a incitée à en prendre soin par de petites attentions qu’elle a sans doute fini par associer à des marques d’amitié (77).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">La complicité entre les deux femmes se développe alors que Maureen l’emmène faire une virée à la plage. Lorsque Maureen joue avec Ludo, Lonie dit:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Cette femme qui n’avait pas eu d’enfant prenait sa revanche avec le mien, et j’étais heureuse de lui offrir ce cadeau que tout son argent n’aurait pas pu lui procurer. […] Nous nous rendions du bonheur chacune à notre façon […] (89).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Pour utiliser l’expression consacrée, on voit bien que Maureen vit «les malheurs des gens sans soucis». Pourtant, la narratrice n’exprime pas de mépris ou de rancœur à son endroit, mais plutôt de la surprise et, plus loin, de l’empathie. Le décalage entre l’extrême richesse et l’extrême pauvreté n’est pas perçu comme le reflet d’une quelconque lutte des classes. Beaulieu, autrement dit, traite ses personnages américains avec la même affection qu’il traite le personnage de Lonie. Il s’agit d’un contraste net avec, par exemple, les personnages de <em>Les derniers jours de Smokey Nelson</em> (2010) que la romancière Catherine Mavrikakis aborde, selon moi, avec un certain degré de condescendance. Dans <em>Les derniers jours de Smokey Nelson</em>, le personnage dévot de Ray Ryan entend la voix de Dieu lui-même en narration à la seconde personne. Malgré la gravité de ce que vit Ryan, le deuil de sa fille, le portrait caricatural qu’en dresse la romancière le rend antipathique et invraisemblable. Mavrikakis relate notamment une partie de chasse entre le père et la fille où celle-ci s’illustre au tir: «Elle maniait ces engins puissants avec une dextérité qui <em>vous faisait rire tous les deux</em>» (79, je souligne). Plus loin, Dieu sanctifie la croisade du fils de Ray qui joint une milice apparentée au Ku-Lux Klan en énumérant les «tares» de l’Amérique. Je me permets de citer cette longue énumération, tant elle me semble représentative, précisément par l’effet hyperbolique qu’elle transmet, de la réduction du personnage dévot en stéréotype du Républicain honni:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Les enfants assassinés lâchement dans le sein de leur mère, […], la terreur exercée par les hommes noirs à l’intérieur du pays, […], le viol perpétuel des frontières du territoire par des étrangers de toutes espèces, le complot permanent contre les hommes blancs, l’hystérie féministe des créatures hommasses, […], l’excitation frénétique des sodomites qui entachent à jamais l’idée même du mariage, le retour du communisme et du socialisme abjects […], l’étouffement progressif du pouvoir d’achat des travailleurs honnêtes menés systématiquement par un gouvernement cynique, le non-respect du drapeau des États-Unis […], l’insolence des jeunes envers les patriarches, les aînés, la désertion des églises, l’esprit scientifique qui s’empare de tout et qui croit mettre à mal le mystère divin, la télévision blasphématrice et l’Internet vénéneux […] tout cela met Tom hors de lui et le force à prendre les armes (92).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Voilà ce qu’on pourrait nommer un condensé idéologique! En contrepartie, Bill, ce prédicateur amoureux de la prière mais atterré par la stérilité de sa femme que nous présente Beaulieu, contourne le stéréotype du Républicain, puisque le récit aborde le personnage à travers son rôle de mari. L’histoire que le romancier raconte supplante le procès moral.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Une écriture effacée?</strong></span><br />Beaulieu ne sacrifie pas uniquement son portrait de l’espace américain au bon fonctionnement du drame psychologique. La langue de <em>Quelque part en Amérique</em> semble transparente. Chantal Richard mentionne que, au Québec, le choix du romancier qui situe son texte aux États-Unis de transcrire la langue anglaise dans un registre unilingue ou plurilingue dépasse la simple question de la lisibilité ou du réalisme<strong><a href="#2">[2]</a><a name="2a"></a></strong>. Ce choix, compte tenu de la tension historique au Québec en regard de l’anglais, serait révélateur d’une «position idéologique» ou d’une «tendance psychosociale» (2000: 232). Certes, comme les narrateurs anglophones de <em>Quelque part en Amérique</em> relatent leur propre histoire, un souci de réalisme aurait carrément poussé Beaulieu à rédiger son roman en anglais. Pourtant, l’absence d’un locuteur francophone permet à la narration d’opérer une identité totale entre le français et l’anglais (comme si nous regardions un film doublé<strong><a href="#3">[3]</a><a name="3a"></a></strong>). Beaulieu ne problématise pas le plurilinguisme nord-américain. Autrement dit, si, comme le propose Richard, toute insertion de l’anglais dans un roman québécois suppose une prise de position linguistique, on peut affirmer que l’homogénéité linguistique de Beaulieu, même si motivée par un souci de cohérence esthétique, récuse l’altérité américaine. Ce qu’il faut retenir, dans ce cas, c’est justement l’envers de cette altérité, c’est-à-dire la stricte humanité de ces personnages en dépit de leur éloignement géographique et culturel du Québec.</p> <p style="text-align: justify;">Dans un même ordre d’idées, bien que la parole soit un phénomène apparemment crucial pour mettre en valeur la polyphonie d’un texte littéraire, Beaulieu choisit, au contraire, de supprimer à peu près tous les effets de style relatifs au phénomène de la voix, hormis la polyphonie –qui constitue d’ailleurs, selon moi, une faiblesse du roman: la narration à la troisième personne aurait peut-être davantage convenu à l’histoire de Lonie et Ludo. Certes, parfois Lonie nous rappelle certains décalages culturels –elle ignore notamment le concept de «pension alimentaire» (91)– mais ces marques de la tangibilité du narrateur sont éparses. La subjectivité de la voix s’éclipse, comme l’hétérolinguisme, au profit de la progression de l’histoire et de l’émotion. Le dépouillement linguistique (tant de la langue que de la parole) donne une apparence d’absence esthétique relativement rare en littérature contemporaine (qui n’est, bien sûr, qu’une illusion, puisque l’effacement de la langue exige paradoxalement un travail important). À l’ère des narrateurs non-fiables et des focalisations fragmentées, le classicisme de Beaulieu apparaît presque transgressif. Il s’agit d’une évolution nette dans l’œuvre de Beaulieu, qui avait habitué ses lecteurs à certaines prouesses métafictionnelles dans <em>Le Fils perdu</em> (1999) et <em>Le Joueur de quilles</em> (2004), voire à une sorte de transfictionnalité carnavalesque dans <em>La Cadillac blanche de Bernard Pivot </em>(2006), où l’auteur imaginait un colloque réunissant tous ses écrivains favoris.</p> <p style="text-align: justify;">Cette limpidité, ce dépouillement qui provoque une sorte de dénationalisation du texte, manque cependant parfois de cohérence. À trois occasions, la narration commet quelques fautes tant sur le plan de l’esthétique telle que je l’ai présentée précédemment que sur le plan du réalisme. Ironiquement peut-être, ces failles surviennent quand Beaulieu cherche à lier son texte à la tradition de l’américanité. Lors de leur virée, Maureen s’empresse de comparer Lonie à «son» Neal Cassady (84) tout en prenant soin de résumer <em>Sur la route</em>, qu’elle a lu au collège, à la narratrice. La justification fictionnelle de l’intertexte kerouacien paraît tirée par les cheveux… Plus loin, toujours en route, Lonie remarque: «Nous avons traversé sans les voir des villes aux noms francophones, ce qui témoignait de la présence passée des Français dans cette partie de l’Amérique» (102). Ludo, devenu adulte, va quant à lui être ravi de savoir que sa copine «avait même appris des rudiments de français pour pouvoir lire des textes qui se référaient à la période où l’Amérique avait été foulée et défrichée par des explorateurs de l’Hexagone» (144). Ces références à la présence francophone en Amérique du Nord sonnent faux. Du point de vue de l’histoire, pourquoi Lonie et Ludo s’intéresseraient-ils à ce fait anthropologique? On croirait que le romancier a tenté artificiellement de saupoudrer quelques leitmotive de l’américanité, Jack Kerouac en tête de liste, pour s’insérer dans la tradition de <em>Volkswagen Blues</em> (1984) de Jacques Poulin et <em>Petit homme Tornade</em> (1996) de Roch Carrier, entre autres. Déjà dans son premier roman, <em>Fou-Bar</em> (1997), Beaulieu avait inséré une telle digression «américaine» qui fracturait l’illusion référentielle. Harold Lubie, criminel en cavale à la recherche de sa copine dans le Maine, scandait son américanité dans une étrange parenthèse:&nbsp;«Je considère l’Amérique, nourrice de mes ancêtres, les Rouges autant que les Blancs, comme ma première mère» (1997: 121).</p> <p style="text-align: justify;">Qu’on les considère comme des maladresses ou non, ces digressions narratives illustrent à merveille le lien intime qui existe dans la littérature québécoise entre l’Amérique et l’identité. <em>Quelque part en Amérique</em> ne montre-t-il pas, par ces petites fissures desquelles émerge un discours clair sur l’américanité, qu’on a beau chasser le naturel, il reviendra au galop? Mobiliser l’imaginaire américain, dans le roman québécois, suppose toujours une prise de position identitaire et <em>Quelque part en Amérique</em> nous en fait la preuve. Dans ce cas-ci, les allusions à la composante francophone de l’Amérique révèlent ce que le refus de la métonymie à fins critiques nous montrait déjà: ce «quelque part» en Amérique, ça pourrait aussi être chez nous.<br />&nbsp;</p> <hr /> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span><br />Beaulieu, Alain. <em>Quelque part en Amérique</em>. Montréal, Druide (Coll. Écarts), 2012.<br />Beaulieu, Alain. <em>Le postier Passila</em>. Montréal, Actes Sud, 2010.<br />Beaulieu, Alain. <em>La cadillac blanche de Bernard Pivot</em>. Montréal, Québec Amérique (Coll. Mains libres), 2006.<br />Beaulieu, Alain. <em>Le joueur de quilles</em>. Montréal, Québec Amérique, 2004.<br />Beaulieu, Alain. <em>Le fils perdu</em>. Montréal, Québec Amérique, 1999.<br />Beaulieu, Alain. <em>Le dernier lit</em>. Montréal, Québec Amérique, 1998.<br />Beaulieu, Alain. <em>Fou-Bar</em>. Montréal, Québec Amérique, 1997.<br />Caron, Louis. <em>Il n’y a plus d’Amérique</em>. Montréal, Boréal, 2002.<br />Carrier, Roch. <em>Petit homme tornade</em>. Montréal, Alain Stanké, 1996.<br />Godbout, Jacques. <em>Une histoire américaine</em>. Paris, Seuil, 1986.<br />Kokis, Sergio. <em>Le pavillon des miroirs</em>. Montréal, XYZ, 1995.<br />Larue, Monique. <em>Copies conformes</em>. Montréal, Lacombe, 1989.<br />Mavrikakis, Catherine. <em>Les derniers jours de Smokey Nelson</em>. Montréal, Héliotrope, 2011.<br />Poulin, Jacques.<em> Volkswagen Blues</em>. Montréal, Babel/Actes Sud, 1984.<br />Richard, Chantal. «Le problème du locuteur anglophone dans le roman québécois se déroulant aux États-Unis: du métissage à l’assimilation», dans Robert Viau [dir.], <em>La création littéraire dans le contexte de l’exiguïté</em>, Beauport (Québec), Publications MNH (Écrits de la francité, n°&nbsp;4), 2000, p. 231-252.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#1a"><strong>[1]</strong></a><a name="1"></a> Même un roman comme <em>Chercher le vent</em> (2001) de Guillaume Vigneault. qui présente les États-Unis de manière plus positive, prend la peine de relater un épisode où le faste new-yorkais corrompt le personnage principal.</p> <p style="text-align: justify;"><a href="#2a"><strong>[2]</strong></a><a name="2"></a> Par exemple, <em>Une histoire américaine </em>(1986) de Jacques Godbout tend à traduire immédiatement en français les dialogues se déroulant en anglais alors que <em>Copies conformes </em>(1989) de Monique Larue transcrit les dialogues dans leur langue intégrale.</p> <p style="text-align: justify;"><strong><a href="#3a">[3]</a><a name="3"></a></strong> Une seule scène du roman exploite les marques transcodiques. Lors de leur virée, Maureen et Léonie utilisent la carte de crédit de Bill pour payer leurs achats et elles rient du jeu de mots&nbsp;«<em>Bill with a bill</em>» (89).</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/americains-apres-tout#comments Amérique BEAULIEU, Alain Canada Conscience linguistique Déplacements Espace culturel États-Unis d'Amérique Exil GODBOUT, Jacques KEROUAC, JACK KOKIS, Sergio Lieux communs Polyphonie RICHARD, Chantal Roman Tue, 08 Jan 2013 15:02:57 +0000 Pierre-Paul Ferland 656 at http://salondouble.contemporain.info Emporter le paradis d'un seul coup http://salondouble.contemporain.info/article/emporter-le-paradis-dun-seul-coup <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/white-noise">White Noise </a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/biblio/the-corrections">The Corrections</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/critures-sous-influence-pr-sence-des-drogues-en-litt-rature-contemporaine">Écritures sous influence: présence des drogues en littérature contemporaine</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p><br />&nbsp;</p> <p style="text-align: right;"><em>Bruce, I don't know how to say this without sounding a bit precious… but when I drink this sort of very special Scotch, I feel like I've been placed in the bipolar field of the sacred and the profane, the licit and the illicit, the religious and the blasphemous…</em> (Leyner, 1990: 83)<br />&nbsp;</p> <p><br />Il est tout de même étonnant de constater qu'on puisse lire les <em>Paradis artificiels</em> de Baudelaire sans se sentir dépaysé, et en ayant le sentiment qu'il décrit de façon assez exacte le rapport de nos contemporains à la drogue. Je crois que si ce texte est toujours actuel, c'est parce qu'il y a dans l'expérience de la drogue quelque chose de fondamental, quelque chose d'irréductible qui traverse les époques, et que Baudelaire a mis le doigt sur ce que serait, pour utiliser un mot démodé, <em>l'essence</em> de cette expérience. Baudelaire décrit magnifiquement la tentation que représente la drogue, la «volupté immédiate», «l'acuité de la pensée» qu'elle peut procurer. La tentation qui assaille l'homme, selon lui, repose sur son envie de trouver «les moyens de fuir, ne fût-ce que pour quelques heures, son habitacle de fange et […] d'emporter le paradis d'un seul coup.» Il y aurait donc, au cœur de la question de la drogue, un rapport de force entre le désir et le manque, entre l'idéalisme et le plancher des vaches, comme si ces deux états étaient en fait les charges positives et négatives d'une même réalité. La question, pour moi, devient donc de savoir comment les écrivains peuvent représenter cette dynamique fondamentale.<br /><br />La drogue est une question pour la littérature parce qu'elle porte en elle la possibilité d'ébranler la réalité, la conception que nous nous faisons de la réalité, et en cela, elle pose à sa façon le problème du <em>réalisme</em> littéraire. Les écrivains qui traitent de la drogue semblent presque toujours vouloir suggérer que les drogués ne sont pas ceux qu'on croit. Le drogué entretient de la sorte un rapport métonymique avec la société dans laquelle il se trouve. Évidemment, le rapport peut aussi être critique et disruptif, comme c'est le cas dans le discours de la contre-culture où la drogue s'inscrit dans une logique de la dépense férocement subversive: on fume, on boit, on se détruit de façon à livrer une véritable leçon <em>kunique</em><strong><a href="#note1a">[1]</a><a name="note1"></a></strong>&nbsp; à ceux pour qui la préservation du corps et des biens est une fin en elle-même. Dans tous les cas, la drogue est un moyen pour les écrivains de réfléchir à notre rapport au monde: déchirés entre le désir et le manque, nos contemporains connaissent eux aussi la compulsion, la tentation des objets qui chantent à l'unisson, comme dans un dessin animé de Disney qui aurait tourné au cauchemar: «Consomme-nous! Consomme-nous! Quand tout sera consumé, tu seras au Paradis.» Il est peut-être banal d'affirmer que tout peut potentiellement être une drogue: l'amour, le sexe, le café, le dessert, mais il l'est sans doute moins de pousser à termes le raisonnement. Le fait de s'investir affectivement dans la consommation laisse entrevoir une forme de vide. De quelle nature est ce vide? C'est la question que la drogue pose. Et comme il existe plusieurs sortes de drogues, il doit exister aussi plusieurs sortes de vide, ou plusieurs façons de s'y abandonner.<br /><br /><strong>*</strong><br /><br /><em>White Noise</em> (1985), le roman le plus familial de Don DeLillo, révèle une mécanique particulière de la drogue, et d'une façon qui me semble importante pour comprendre le contexte dans lequel s'écrivent plusieurs fictions américaines contemporaines. Don DeLillo met en scène un couple, Jack Gladley et Babette, dont la relation repose sur un pacte d'ouverture radicale à l'autre. Une seule question demeure tabou, se révélant toutefois peu à peu l'enjeu central du roman, à savoir leur peur mutuelle de mourir: «Who will die first?» Cette question devient rapidement un leitmotiv (voir par exemple p. 99-100). En fait, Jack et Babette souhaitent tous deux mourir avant l'autre, car la perspective de se retrouver seuls les terrifie. Je crois que cette peur de la mort n'est pas représentée par DeLillo comme étant propre à ce couple, mais qu'elle incarne au contraire un rapport contemporain à la mort qui s'inscrit dans un contexte social précis. Ce contexte est celui d'une certaine déréalisation du monde, le discours médiatique prenant peu à peu la place du tangible. C'est ce que représente «the most photographed barned in America» (p. 12), qui est devenue ironiquement le passage le plus commenté du roman de DeLillo, mais aussi cette déréliction du sujet contemporain que semble vouloir illustrer le romancier. La peur de la mort a une signification particulière lorsqu'elle s'inscrit dans une expérience existentielle dépourvue de sens, où l'humain est abandonné à lui-même dans un monde de signes: «I am the false character that follows the name around» (p. 17), affirme Jack.<br /><br />C'est dans ce contexte de thanatophobie domestique que la drogue surgit. On apprend que Babette expérimente depuis quelques temps le Dylar, une drogue conçue pour éliminer la peur de la mort. Pour avoir accès au Dylar, Babette accepte de tromper Jack avec un des scientifiques ayant mis au point cette drogue. Ce choix difficile montre à quel point son angoisse de la mort surplombe son existence: si elle décide de tromper son mari, c'est en quelque sorte par amour pour lui, afin de préserver l'harmonie de leur relation et du foyer familial. En agissant ainsi, Babette rejoue le pari mentionné par Baudelaire. La drogue touche toujours d'une façon ou d'une autre à l'absolu, et c'est parce que Babette est idéaliste qu'elle est prête à prendre les risques qui l'accompagnent. Cette drogue séduisante, on s'en doute, a malheureusement des effets secondaires incommodants: Babette est instable, passant du cynisme à l'affectuosité, et le Dylar semble rendre indiscernable la distinction entre les mots et les objets auxquels ils réfèrent. Il s'agit tout bonnement de l'envers de la situation contemporaine décrite par DeLillo: alors que la peur de la mort, la perte de sens de la vie s'inscrit dans une médiatisation incessante du réel, alors que le nuage toxique qui oblige les habitants à quitter la ville plonge ceux qui le respirent dans une étrange impression de déjà-vu, rendant l'expérience inauthentique, le médicament imaginé par DeLillo pour guérir l'angoisse de Babette fait coller les mots à leur signification. Et c'est là que réside toute l'intelligence romanesque de DeLillo, dans cette ambiguïté, dans le refus d'arrêter la réflexion une fois la critique du simulacre effectuée: l'inverse de la situation postmoderne, un monde où le Sens serait d'une limpidité absolue, n'est pas davantage souhaitable. Le constat est peut-être moins pessimiste que réaliste, et évidemment Babette ne peut <em>emporter le paradis d'un seul coup</em>. Sa relation à la drogue est métaphysique puisqu'elle trouve sa justification dans la volonté d'éradiquer la peur de la mort. Le roman de DeLillo montre bien qu'elle doit connaître l'angoisse, qu'elle ne peut y échapper puisque c'est le propre de la drogue que d'offrir des solutions temporaires à des problèmes qui eux, sont le plus souvent&nbsp; irrésolubles.<br /><br /><strong>*</strong><br /><br />Cette idée de DeLillo de réfléchir à la drogue comme appartenant également à la vie des gens ordinaires, et non pas seulement à la marge, est aussi présente dans <em>The Corrections</em> (2001) de Jonathan Franzen. Ce roman familial met aussi en scène une certaine angoisse de la mort, le père de la famille Alfred Lambert étant atteint du Parkinson. Cependant, je crois que c'est d'abord aux difficultés de communication que Franzen cherche à réfléchir, et dans le roman, il y a deux cas où la drogue intervient en tant que possibilité de pallier les difficultés communicationnelles des personnages.<br /><br />Chip, le fils d'Alfred et d'Enid, est un professeur de littérature qui vit une aventure avec une de ses étudiantes, Mélissa. À un moment de leur idylle amoureuse, ils partent en vacances et alors qu'il conduit, Mélissa offre à Chip un comprimé de <em>Mexican A</em>, qui se révèle rapidement être de l'ecstasy. S'en suit un assez long passage où le couple s'envoie en l'air durant plusieurs jours, Chip se sentant désinhibé comme il ne l'a jamais été. Malheureusement pour lui, il ne reste bientôt plus de <em>Mexican A</em> et son sentiment d'intense liberté laisse bientôt place à l'angoisse: il se sent grossier et dégoûtant d'avoir traité Mélissa comme un morceau de viande, et conclut finalement que le seul moyen de mettre fin à sa panique est de consommer à nouveau de l'ecstasy. Mélissa lui confirme qu'il n'en reste plus, et lui annonce qu'il est le seul à en avoir consommé, puisqu'elle faisait semblant en prenant plutôt des comprimés d'Advil:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>"I never asked you to get that drug," he said.<br />"Not in so many words," she said.<br />"What do you mean by that?"<br />"Well, a fat lot of fun we were going to have without it."<br />Chip didn't ask her to explain. He was afraid she meant he'd been a lousy, anxious lover until he took Mexican A. He had, of course, been a lousy, anxious lover; but he'd allowed himself to hope she hadn't noticed. Under the weight of this fresh shame, and with no drug left in the room to alleviate it, he bowed his head and pressed his hands into his face. Shame was pushing down and rage was boiling up. (Franzen, 2001 : 63)</p> </blockquote> <p>Cet épisode où Chip se trouve confronté au fait qu'il a été un piètre amant met à nu une dynamique relationnelle que le roman ne cesse d'exploiter, c'est-à-dire l'incapacité de communiquer avec les proches. En fait, <em>The Corrections</em> pose cette question sans y apporter de véritable réponse, mais cet épisode de la drogue suggère qu'il est plus facile d'assouvir ses désirs seul, sans considération pour l'objet de ses désirs, (dans le cas de Chip, le terme d'objet est juste, puisqu'il pas question pour lui de considérer Mélissa comme étant un <em>sujet de désir</em>) que de tenter de les partager.<br /><br />Cette idée du désir d'une présence humaine, sexuelle ou amicale, sans avoir à se révéler en tant que sujet sensible est présente partout dans le roman. Gary, le frère aîné de Chip, est un riche banquier qui vit à Philadelphie et qui est dans le déni total par rapport à son état dépressif. Gary préfère de loin se quereller avec sa femme que de lui admettre qu'il est déprimé. En termes d'impossibilité de communiquer avec l'autre sa faiblesse, cette scène où Gary parle à son reflet est particulièrement signifiante: «"I am not clinically depressed," he told his reflection in the nearly dark bedroom window.&nbsp; With a great, marrow-taxing exertion of will, he stood up from Aaron's bed and sallied forth to prove himself capable of having an ordinary evening.» (Franzen, 2001 : 171) Un peu plus loin, en ce qui paraît être un clin d'œil à David Foster Wallace, Franzen représente Gary en train de vérifier dans le dictionnaire la définition de l'anhédonie<a href="#note2a"><strong>[2]</strong></a><a name="note2"></a>, «a psychological condition characterized by inability to experience pleasure in normally pleasurable acts.» (Franzen, 2001: 174)<br /><br />Je ne crois pas que ce soit un hasard si c'est Enid, la mère de Chip, qui se retrouve finalement à prendre l'antidépresseur <em>parfait</em> inventé par Franzen, l'Aslan. C'est elle qui incarne le centre névralgique de la famille, et c'est également la seule à faire des efforts afin de passer un dernier Noël où tous seraient réunis, avant qu'Alfred ne perde définitivement sa lucidité. Cependant, et cela est&nbsp; frappant à la lecture, elle ne parle jamais de ses angoisses profondes à ses enfants, qui de toute façon jugent ses caprices incommodants. Enid aurait développé une honte maladive quant à ses sentiments. L'Aslan, de la même façon que la <em>Mexican A</em>, a un effet désinhibant. «The drug, lui apprend le médecin, exerts a remarkable blocking effect on "deep" or "morbid shame".» (p. 339) On apprend par la suite que la compagnie ayant inventé l'Aslan cherche à développer différentes déclinaisons de son produit de base, afin de pouvoir virtuellement soigner tous les malaises psychologiques de notre société. Il y a l'Aslan «performance ultra», l'Aslan «pour adolescent», l'Aslan «club med», l'Aslan «séduction», etc. Ici, le réalisme de Franzen franchit la frontière entre le probable et le dystopique. Tout comme dans le roman de DeLillo, la présence de la drogue pose la question du rapport de force entre le désir et le manque, l'appauvrissement des rapports sociaux s'accompagnant d'un idéal de la relation parfaite. Cette oscillation entre les deux extrêmes que sont l'absence de communication et la relation totalement désinhibée, dégraissée de toute difficulté, est la logique relationnelle à laquelle s'intéresse le roman de Franzen. Le paradoxe qu'il y révèle est lourd de conséquence: la quête d'authenticité, la recherche de relations authentiques de ses personnages passe par l'artifice, l'écart qui les sépare des autres leur semblant irréductible. Condamnés à la solitude, ils consentent volontiers à l'illusion du bonheur chimique.<br /><br /><strong>*</strong><br /><br />Les exemples que j'ai commentés illustrent un rapport domestique à la drogue. Même s'il y a tout un monde qui sépare le désespoir des personnages de Franzen et l'enfer de l'alcoolisme et du crack décrit par James Frey dans <em>A Million Little Pieces</em><a href="#note3a"><strong>[3]</strong></a><a name="note3"></a>, je crois qu'une constante les relie. Ces textes qui explorent les questions posées par la drogue expriment à quel point celle-ci surgit dans l'expérience humaine comme possibilité de combler un désir, ou encore de répondre à une insatisfaction. Ces textes ont tous en commun de représenter la drogue comme une promesse: promesse d'oubli, promesse de plaisir, promesse d'une expérience idéale. Ultimement, la drogue représente pour les personnages une version concrète et palpable de l'espoir: autant dire la matérialisation d'une solution à un problème existentiel. Au fond, ces personnages ont en eux, comme la plupart d'entre nous, un fond d'idéalisme qui fait en sorte que la réalité est toujours un peu décevante. À l'extrémité de ce raisonnement, nous retrouvons James Frey et son personnage suicidaire pour qui la consommation de drogues devient le moyen de réfuter la réalité en vivant dans un monde psychotropique et solipsiste. Cette réfutation de la réalité n'est pas un acte nihiliste, il s'agit au contraire d'une tactique de préservation de soi, les relations humaines étant pour lui aussi pratiquement impossibles à concevoir: «More than anything, all I have ever wanted is to be close to someone. More than anything, all I have ever wanted is to feel as if I wasn't alone.» (p. 73)<br /><br />J'ai voulu suggérer ici que la drogue peut incarner en littérature une certaine forme d'insatisfaction à l'égard de la réalité. C'est là son pouvoir critique, voire subversif. Cet écart entre la réalité et le désir est aussi un thème cher aux écrivains. C'est pour combler cet écart qu'on écrit, qu'on lit de manière effrénée, tout comme c'est dans l'espoir de combler cet écart qu'on peut être séduit par la drogue. La littérature a cependant un pouvoir d'élucidation qui l'oppose radicalement à la <em>fuite</em> qu'on associe le plus souvent à la drogue. J'ai évoqué plus tôt l'idée que les drogués ne sont pas ceux qu'on pense. Mark Leyner, dans <em>My Cousin My Gastroenterologist</em>, a eu le génie d'associer le discours médiatique de la société de consommation à la drogue. Le sourire publicitaire est un sourire de drogué, mais il n'y a pas de panacée en vente libre dans les magasins de grande surface. Plus que tout, il faut se méfier de cet enthousiasme feint dont Leyner se moque ici:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>These Methedrine suppositories are fantastic! I'm spinning through the apartment like a whirling dervish, finishing things I'd put off for months, cleaning the venetian blinds, defrosting the freezer, translating The Ring of the Nibelung into Black English, gluing a model aircraft carrier together for my little son. I'm writing to my congressman, doing push-ups, changing a light bulb as I floss my teeth and feed my fish with one hand, balance my checkbook with the other and scratch my borzoi's silky stomach with my big toe. The stimulatory effect of the suppositories is convulsive. I'm an exploding skeleton of kinetic vectors. (Leyner, p. 49)</p> </blockquote> <p>Cet extrait de My Cousin My Gastroenterologist (1990) illustre bien comment le discours médiatique contemporain joue, tout comme la drogue, sur cette tension entre le désir et le manque qui serait constitutive de l'expérience humaine. Cette parenté entre le monde légitime de la consommation, et celui nécessairement illégitime de la drogue, est fondamentale pour saisir le projet de DeLillo, de Franzen ou de James Frey. Ces auteurs ne sont pas dans une démarche didactique où il s'agirait d'exprimer à quel point la drogue est néfaste. Il s'agit au contraire pour eux de suggérer que l'idée selon laquelle l'incomplétude fondamentale de l'homme, son incomplétude ontologique peut être <em>guérie</em> par la consommation, s'est immiscée peu à peu dans le discours. Le monde que ces auteurs décrivent est un monde de promesses, et les humains qui y évoluent s'y agrippent. Je crois que ces auteurs cherchent aussi à suggérer que tout cela prend place dans une forme de solitude bizarre et pourtant terriblement caractéristique de l'époque: la solitude des gens qui se côtoient, qui habitent ensemble, qui s'aiment. Au fond, Babette n'a pas tellement besoin du Dylar pour vaincre son angoisse. Elle a surtout besoin de Jack pour ne pas être seule devant la mort. S'il est vrai que nous voulons tous <em>emporter le paradis d'un seul coup</em>, ces textes nous rappellent que nous ne voulons certainement pas nous y retrouver seuls.</p> <p>&nbsp;</p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>DeLillo, Don, <em>White Noise</em>, New York, Penguin Books (Classics Deluxe Edition), 2009 [1985], 310 p.</p> <p>Foster Wallace, David, <em>Infinite Jest</em>, New York/Boston /London, Back Bay Books, Little, Brown and Company, 2006 [1996] 1079 p.</p> <p>Franzen, Jonathan, <em>The Corrections</em>, Toronto, Harper Perennial, 2005 [2001], 609 p.<br />Frey, James, A Million Little Pieces, New York, Doubleday, 2003, 385 p.</p> <p>Leyner, Mark, <em>My Cousin, My Gastroenterologist</em>, New York, Harmony Books, 1990, 154 p.</p> <p>Sloterdijk, Peter, <em>Critique de la raison cynique</em>, Paris, Christian Bourgeois éditeur, 1987. [1983], 670 p. [traduit de l'allemand par Hans Hilderbrand]</p> <p>&nbsp;</p> <p><a href="#note1" name="note1a"><strong>[1] </strong></a>Dans sa <em>Critique de la raison cynique</em>, Sloterdijk propose que dans une société où le mensonge règne, l'énonciation de vérités constitue un «moment agressif, une dénudation mal à propos.» (p. 21) Cette énonciation violente de la vérité par l'action plutôt que par l'abstraction serait le propre du kunisme, c'est-à-dire le cynisme dans son acception antique. Sans faire du drogué un philosophe en puissance, je crois qu'il y a dans son existence <em>d'en bas</em> quelque chose de profondément gênant pour ceux qui sont, comme l'écrit Sloterdijk, <em>tout à fait en haut</em>.&nbsp;</p> <p><br /><a href="#note2" name="note2a"><strong>[2] </strong></a>Ce terme clinique se trouve partout dans <em>Infinite Jest</em>, si bien qu'on peut avancer sans se tromper que Franzen fait ici référence à Wallace. Voir par exemple ce passage: «One of the really American things about Hal, probably, is the way he despises what it is he's really lonely for: this hideous internal self, incontinent of sentiment and need, that pulses and writhes just under the hip empty mask, anhedonia.» (Wallace, 1996: 695)</p> <p><a href="#note3"><strong>[3]</strong></a><a name="note3a"></a> Annie Monette signe d'ailleurs un texte sur le roman de James Frey dans ce dossier, «Performance toxicomaniaque : comment recoller ensemble des milliers petits bouts de soi».</p> <p>&nbsp;</p> Ambiguïté Contre-culture DELILLO, Don Divertissement États-Unis d'Amérique FOSTER WALLACE, David FRANZEN, Jonathan FREY, James Imaginaire médiatique Individualisme LEYNER, Mark Métadiscours Mort Postmodernité Publicité SLOTERDIJK, Peter Société de consommation Société du spectacle Roman Mon, 05 Nov 2012 00:19:36 +0000 Simon Brousseau 624 at http://salondouble.contemporain.info Performance toxicomaniaque : comment recoller ensemble des milliers de petits bouts de soi http://salondouble.contemporain.info/article/performance-toxicomaniaque-comment-recoller-ensemble-des-milliers-de-petits-bouts-de-soi <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/monette-annie">Monette, Annie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/a-million-little-pieces">A Million Little Pieces</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/critures-sous-influence-pr-sence-des-drogues-en-litt-rature-contemporaine">Écritures sous influence: présence des drogues en littérature contemporaine</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;">Lorsqu’on s’intéresse à ce qui est le plus souvent nommé la littérature de la drogue, on remarque très rapidement un consensus chez les critiques et les historiens: cette littérature particulière serait plus ou moins morte à la fin des années 1960. C’est effectivement le constat que fait Max Milner (2000), pour qui Henri Michaux<strong><a href="#1a" name="1">[1]</a></strong> représente le dernier auteur de la drogue<strong><a href="#2a">[2]</a></strong><a name="2"></a>. Cette conclusion soulève un problème si on souhaite réfléchir aux textes de la drogue du point de vue de la littérature contemporaine. Car en apposant une date de péremption au-delà de laquelle toute littérature de la drogue devient impossible, Milner tire en effet un trait sur toutes les productions littéraires publiées après les années 1960, qui ont pourtant elles aussi traité de l’expérience de la drogue. Ce découpage assez artificiel, sans ignorer complètement ces textes, postule par avance leur non-valeur. Il est vrai que cette vision repose en partie sur un véritable désintérêt envers les substances toxiques: désintérêt de la psychiatrie, qui cesse d’y voir un outil pour comprendre la maladie mentale ou un remède pour la soigner; désintérêt des entreprises pharmaceutiques qui abandonnent leur production et leurs recherches; désintérêt «social» également, qui se traduit notamment par une moins grande acceptabilité de l’usage des drogues (qui peut être en partie expliquée par le durcissement des lois contre le trafic et la possession de substances illicites); désintérêt, au moins apparent, des artistes, poètes et intellectuels pour des substances de moins en moins exotiques<strong><a href="#3a">[3]</a></strong><a name="3"></a>.<br /><br />Mais plutôt qu’un point de non-retour, ne faudrait-il pas plutôt voir une transformation, un changement dans/de la littérature de la drogue? À mon sens, il est plus intéressant de chercher à voir ce que cette littérature est devenue que d’annoncer prématurément sa fin, sur la base que les moyens ne sont plus les mêmes.</p> <p style="text-align: justify;"><br />C’est en ayant en tête ces prémisses que j’ai abordé <em>A Million Little Pieces</em> (2003), de James Frey et c’est en considérant ce texte comme un exemple d’une potentielle «nouvelle» écriture de la drogue que je l’ai parcouru et que je souhaite, dans les pages suivantes, y réfléchir.<br /><br /><strong><span style="color:#808080;">Du vrai et du faux</span></strong><br /><br />Le «scandale» autour de la publication de ce texte est connu. Frey a présenté, d’abord à son éditeur, puis à son lectorat, <em>A Million Little Pieces</em> comme un récit «totalement» authentique sur le plan biographique: ce «cauchemar américain» était le sien et il le livrait, sans pudeur, aux yeux des lecteurs — ce qui a achevé, on le comprend, de les émouvoir et d’attiser leur curiosité (et de mousser les ventes). En effet, le succès, tant populaire que critique, a été très rapide. Frey a enchaîné les entrevues télévisuelles et a été l’invité d’Oprah qui l’a rapidement sacré l’un des auteurs les plus géniaux de sa génération. Or on sait qu’il y avait une part de jeu, de contrefaçon, voire de fraude dans cette affaire. Tout ce qu’a écrit Frey n’est pas vrai. Des faits ont été gonflés, d’autres inventés. C’est au site Internet «The Smoking Gun» qu’on doit la révélation de ce «scandale»<strong><a href="#4a" name="4">[4]</a></strong>. Frey nie d’abord, puis jongle avec les idées de «vérité» et d’«authenticité» avant d’avouer. Son éditeur, qui d’emblée le défend bec et ongles, doit se rétracter devant les faits. Une note de l’auteur et une autre de l’éditeur accompagnent désormais la nouvelle édition.<br /><br />Au-delà de ce prétendu scandale<strong><a href="#5a" name="5">[5]</a></strong>, ce qui m’apparaît particulièrement intéressant est l’idée de la performance. Se présenter sur les plateaux de télévision, arguer que son récit est «purement autobiographique», établir une correspondance sans équivoque entre le narrateur et l’auteur, témoigner devant tous de sa «vie de toxico» relève en effet d’une certaine forme de performance, d’un certain <em>acting</em>. En effet, Frey s’est en quelque sorte composé un personnage (le narrateur du texte) qu’il a ensuite incarné, interprété: c’est dans la peau de ce narrateur qu’il s’est présenté à ses lecteurs, aux critiques, aux caméras. Certes, la ligne est ici mince entre la réalité et la fiction: malgré les inventions, Frey demeure proche de ce personnage de toxicomane. Mais démêler le vrai du faux, l’invention de l’authentique, est-ce au fond intéressant ou important? Ce qui m’apparaît digne d’intérêt, c’est que Frey a intentionnellement levé la frontière, il a prétendu qu’elle n’existait pas. Il s’est dès lors mis, dans une certaine mesure, à performer son texte, à incarner «James», à jouer son propre rôle. Cette performance s’est toutefois menée <em>autour</em> du texte. On peut alors se demander comment elle agit <em>dans</em> le texte.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Le corps du toxicomane, objet d’une performance</strong></span></p> <p style="text-align: justify;"><br />L’idée de la performance, considérée au sens de représentation, implique de façon presque inévitable le corps. Dans la performance artistique, par exemple, c’est lui qu’on met de l’avant, c’est lui qu’on soumet à l’action exécutée en même temps qu’aux regards des spectateurs. Dans le texte de la drogue, le corps est pareillement sujet à la représentation: parce que c’est en lui que la drogue a pénétré, sur lui qu’elle s’est imprimée et qu’elle a laissé des traces, parfois ineffaçables. Chez Frey, le corps trouve plusieurs formes de «performation». D’abord, dans les descriptions inévitables de l’agonie, des maux, des blessures et de l’état d’abjection dans lequel se retrouve le corps. C’est d’ailleurs sur un tel tableau disgracieux que s’ouvre <em>A Million Little Pieces</em>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />I wake to the drone of an airplane engine and the feeling of something warm dripping down my chin. I lift my hand to feel my face. My front four teeth are gone, I have a hole in my cheek, my nose is broken and my eyes are swollen nearly shut. […] I look at my clothes and my clothes are covered with a colorful mixture of spit, snot, urine, vomit and blood. (p. 1)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Cet incipit introduit assez brutalement le lecteur à ce qui lui sera, dans la suite du texte, constamment re-présenté: une enveloppe corporelle malmenée, incomplète, trouée, d’où fuient des fluides écœurants, comme si le corps se recrachait lui-même. Les scènes répétitives de dégurgitation montrent en ce sens non seulement un corps malade, mais encore un corps qui se désagrège de l’intérieur:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />[…] I crawl into the Bathroom and I grab the sides of the toilet and I wait. It sweat and my breath is short and my heart palpitates. My body lurches and I close my eyes and I lean forward. Blood and bile and chunks of my stomach come pouring from my mouth and my nose. (p. 20)<br />&nbsp;</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">À l’écoulement et à l’expulsion répond une action contraire, mais en même temps complémentaire: le remplissage. Le corps du toxicomane en est un qui demande sans cesse à être rempli. De drogues, évidemment, mais, lorsque la cure de désintoxication est entamée, de tout ce qui peut être ingurgité: nourriture, fumée du tabac, café sont consommés en quantité et de façon constante, comme s’il était impossible d’atteindre la satiété: «Get something. Get something hard and get something fast. Fill me. Fill me till I die.» (p. 81) «Once a junky, always a junky» (2003, p. 97), disait Burroughs: qu’on se bourre de crack jusqu’aux yeux ou qu’on mange jusqu’à s’en faire éclater, peu importe. Il est question de combler un besoin:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />The food is a drug, a drink, a chemical, a substance. No one cares that they are getting all they can handle, that they have more than they need. If they could, the men would eat the furniture, the bookshelves, the plates, the napkins, the banquet tables, the coffee machine. (p. 334)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />La double action récursive vider/emplir, emplir/vider devient donc une expression, une&nbsp; manifestation de la consommation. La mécanique toxicomaniaque est incarnée, elle est <em>incorporée</em>.<br /><br />D’autres scènes récurrentes dans<em> A Million Little Pieces</em> participent de façon similaire à la mise en scène du corps. Les scènes que j’appellerais «du miroir», dans lesquelles James observe d’abord les ravages et les blessures, puis, lentement, les améliorations, les guérisons ont évidemment pour but de montrer le corps, non seulement au lecteur, mais encore au narrateur qui se retrouve à se (re)voir: la difficulté éprouvée par James à regarder (dans) ses yeux illustre d’ailleurs la peine éprouvée à la monstration du corps; le spectacle du corps du toxicomane n’en est pas un facile à contempler. Les «scènes de la douche», quant à elles, montrent la souffrance imposée par le drogué sur son corps: l’eau volontairement trop chaude qui pique et brûle la peau de James reproduit la souffrance que le toxicomane s’est infligée avec la drogue. Ici, cependant, il s’agit de reprendre contact avec le corps, par le moyen contradictoire de la douleur.<br /><br />Mais je pense plus précisément à la scène effroyable de l’opération chez le dentiste; James, étant toxicomane, ne peut recevoir d’anesthésiant. Il doit subir «à froid» la reconstruction de sa dentition<strong><a href="#6a">[6]</a></strong><a name="6"></a>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />The drills come out and a vacuum starts sucking the dying flesh surrounding my root from the canal that holds it. The agony does not subside. The vacuum stops and the remaining flesh is scraped from the interior of the canal with some sort of sharp pointed instrument. The agony does not subside. The vacuum goes back and comes out, the scraping continues. The agony does not subside. (p. 63)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br /><br />Je ne donne qu’un très court extrait de cette scène qui s’étend sur plusieurs pages. On se trouve ici à la limite du soutenable, pour le narrateur comme pour le lecteur: le dernier seuil de la souffrance est franchi. La performance du corps dans cet épisode dépasse la représentation: le but consiste moins à décrire en mots la torture horrible à laquelle James doit se soumettre que d’utiliser les mots pour rejouer la scène, pour réactiver par eux la douleur et refaire cette expérience corporelle extrême.<br /><br /><strong><span style="color:#808080;">Les mots comme outils de la performance</span></strong></p> <p style="text-align: justify;"><br />La performance, justement, c’est aussi une affaire de mots, d’écriture et de langage. En effet, performer signifie un mode d’expression, une mise en acte de la parole. Dans l’écriture de la drogue, la performance consiste à soumettre le langage à une opération qui permet de <em>dire</em> la drogue. Car l’expérience vécue (parce qu’elle est avant tout affaire de perception, parce qu’elle correspond à une réalité unique, non partageable et non reproductible) dépasse très souvent les capacités langagières de l’auteur. Elle tient de l’indicible. En cela, Frey n’est pas différent de ses prédécesseurs: sa performance textuelle repose sur une série de moyens employés pour faire correspondre l’écrit et l’expérience. Je ne les passerai pas tous en revue<strong><a href="#7">[7]</a></strong><a name="7"></a>, mais je signale par exemple l’usage de phrases très courtes qui décrivent les gestes posés entre les paroles échangées par les protagonistes: «She pulls away and we stand. She speaks./ Have a good night./ I will. She turns and she starts to walk away. I speak./Lilly./ She stops and she looks back./ What?/ I’ll miss you./ She smiles./ Good.» Ces passages donnent au texte un rythme particulier, en venant en quelque sorte découper les dialogues et en leur ajoutant une dimension «visible»: au-delà des paroles prononcées, le lecteur «voit» les réactions, les gestes, les mimiques. Le corps refait surface par/dans la lettre. Je remarque également la façon dont Frey construit ses dialogues (nous en avons déjà un exemple dans la citation précédente). Ceux-ci ne sont pas indiqués par des tirets et sont dépourvus des renvois (tel «dit-il» ou «demande-t-elle») qui permettent normalement de bien suivre l’échange et qui distinguent le dialogue de la narration. Ses dialogues se présentent plutôt comme une succession de phrases (souvent brèves) placées les unes sous les autres, comme à la chaine:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br />Tell me a story.<br />It’s your turn.<br />I want you to start.<br />Why?<br />Because you’re braver than me.<br />Why do you think that.<br />Just tell me a story.<br />What do you want to hear?<br />Tell me a story about love. (p. 204)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Cette façon d’écrire les dialogues produit un certain effet graphique<strong><a href="#8a">[8]</a></strong><a name="8"></a>: la disposition des lignes sur la page attire automatiquement l’œil et déclenche en même temps un rythme particulier de lecture, rapide, descendant. L’absence d’artifices expressifs donne de même l’impression d’une oralité renforcée: dans une véritable conversation, évidemment, on ne dispose pas de tirets et d’indications sur les renvois de parole. Les dialogues de Frey tendent à reproduire ce réalisme de l’échange, à mettre en acte une «parole parlée». Si on rapproche cette écriture particulière du dialogue de la stratégie précédente (les deux se confondent souvent, d’ailleurs), on s’aperçoit que la performance appelle la performativité: par l’écriture, il s’agit de réaliser ce qui a été vécu.</p> <p style="text-align: justify;">Frey fait aussi un usage répété et orthographiquement incorrect de la majuscule en début de mots. Outre accorder une importance à certains termes, je pense que ce procédé relève d’une certaine fonction identificatrice. En effet, «I», en anglais, s’écrit invariablement avec une majuscule; le «je» est toujours un nom propre. On pourrait donc avancer que les mots auxquels Frey met une majuscule sont des termes qui lui servent à s’identifier, à s’affirmer, à se reconnaître. L’exemple le plus illustratif réside sûrement en cette phrase, répétée en plusieurs endroits dans le texte: «I am an Alcoholic and I am a Drug Addict and I am a Criminal.» Frey affirme ce qu’il est, ce qu’il sera toujours, malgré la désintox, malgré le renoncement à la drogue et à l’alcool, malgré la réinsertion sociale: «I am what I am because I made myslef so.» (p. 221). L’utilisation de la majuscule en début de mots apparaît ainsi comme un procédé de re-présentation de soi.<br /><br /><strong><span style="color:#808080;">Nouvelle littérature de la drogue ou nouveau regard sur une littérature singulière?</span></strong></p> <p style="text-align: justify;"><br />Cette performance que je me suis efforcée de mettre au jour dans ces quelques pages constitue sans aucun doute une particularité de l’écriture de la drogue chez Frey. Mais peut-elle être plus largement comprise comme une marque distinctive d’une «nouvelle» littérature de la drogue? Il me parait difficile d’affirmer que la re-présentation de soi et du corps consiste en une innovation: dès<em> Confessions of an English Opium-Eater</em>, de Thomas de Quincey (1821), considéré comme le premier texte de la drogue, il a été question de mettre le sujet et son corps sous les projecteurs. De même pour la performance de/dans l’écriture, le langage: Michaux, qui a voulu saisir dans l’instant le phénomène psychotrope, et Burroughs, qui a établi tout un langage du toxicomane, avaient tous deux déjà ouvert la voie à ce type de performance. Cependant, un changement semble s’être opéré: la performance, au moins chez Frey, est <em>devenue</em> texte (et elle est, dans un second temps, venue du texte, comme le montre le jeu joué par l’auteur après sa publication). Et ce texte-performance m’apparaît, plus qu’un témoignage, plus qu’un compte rendu expérientiel, plus qu’une expérience d’écriture, comme une vaste entreprise d’énonciation de soi. La «performance toxicomaniaque» à laquelle se livre James Frey vise à parvenir à recoller ensemble des milliers de petits bouts de soi. Il serait bon, à la lumière de cette réflexion, de dépasser les limites (im)posées par les historiens et les critiques pour voir comment cette performance peut se retrouver dans d’autres œuvres littéraires contemporaines de la drogue et comment elle peut renouveler notre regard sur cette littérature singulière.</p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>BURROUGHS, William S., <em>Junky</em>, Londres, Penguins Book, 2003 [1953].<br /><br />FREY, James, <em>A Million Little Pieces</em>, New York,Knopf Publishing Group, 2003.<br /><br />MICHAUX, Henri, <em>Misérable miracle</em>, Paris, Gallimard, 2003 [1956].<br /><br />MILNER, Max, <em>L’imaginaire des drogues. De Thomas De Quincey à Henri Michaux</em>. Paris: Gallimard, 2000.</p> <p style="text-align: justify;"><strong><a href="#1">[1]</a></strong><a name="1a"></a> Le «corpus mescalinien» d’Henri Michaux est composé de quatre ouvrages: <em>Misérable miracle</em> (1956), <em>L’Infini turbulent</em> (1957), <em>Connaissance par le gouffre</em> (1961) et <em>Les Grandes épreuves de l’esprit </em>(1966).</p> <p style="text-align: justify;"><br /><strong><a href="#2">[2]</a></strong><a name="2a"></a> Selon Milner, la consommation des drogues après cette époque n’engendre plus, comme c’était le cas au XIXe siècle et jusqu’à la moitié du XXe siècle, de poètes et de créateurs. Sa conclusion pose problème. En effet, sans tout à fait reposer la question du potentiel créateur et inspirateur de la drogue — invalidée déjà par Baudelaire dans ses <em>Paradis artificiels</em> en 1860 et récusée à nouveau par Michaux, un peu plus de cent ans plus tard, dans <em>Misérable miracle</em>, où le poète affirme que la mescaline est «l’ennemie de la poésie» (1961, p. 64) —, Milner semble du moins inverser l’équation: selon sa formulation, la drogue paraît produire le poète, l’écrivain, l’artiste. Les substances psychotropes ont pu représenter pour certains une voie singulière d’exploration — tantôt littéraire ou poétique, tantôt spirituel ou métaphysique. Elles ont tout à fait pu participer d’une démarche esthétique ou ont pu infléchir, par leur action, le processus d’écriture ou l’entreprise de création. Mais la démarche consistait à voir ce qui pouvait ou non être tiré de la drogue: celle-ci a été un instrument; ce n’est pas l’écrivain ou le poète qui a été instrumentalisé. Aussi faut-il selon moi déplacer le rapport et s’attarder à ce qu’a produit l’auteur des suites de la consommation d’une ou de plusieurs drogues: le texte qui, pour le lecteur, demeure la seule trace toujours visible, le seul effet encore «actif» du psychotrope absorbé.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><strong><a href="#3">[3]</a></strong><a name="3a"></a> Ici, on pourrait suggérer un glissement de la sphère artistique et littéraire à celle de la culture populaire: le milieu de la musique, notamment, aurait-il pris le relais des artistes et écrivains des générations précédentes?</p> <p style="text-align: justify;"><br /><strong><a href="#4">[4]</a></strong><a name="4a"></a> Je ne donnerai pas le détail de ce que The Smoking Gun révèle, mais on peut lire le texte «A million little lies» à cette adresse : <a href="http://www.thesmokinggun.com/documents/celebrity/million-little-lies" title="http://www.thesmokinggun.com/documents/celebrity/million-little-lies">http://www.thesmokinggun.com/documents/celebrity/million-little-lies</a></p> <p style="text-align: justify;"><br /><strong><a href="#5">[5]</a></strong><a name="5a"></a> Ce qui me semble le plus étonnant, ce n’est pas que <em>A Million Little Pieces</em> ne soit pas aussi «véridique» que l’auteur l’ait laissé entendre, mais qu’autant de gens aient pu croire que tout dans ces quelques trois cent quatre-vingts pages était entièrement vrai…</p> <p style="text-align: justify;"><br /><strong><a href="#6">[6]</a></strong><a name="6a"></a> L’effet que produit ce passage sur le lecteur est puissant, notamment à cause de la longueur de la scène et des nombreuses répétitions et de la profusion de détails, très concrets, immédiats, crus qui rendent la douleur plus vive encore, plus violente.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><strong><a href="#">[7]</a></strong><a name="7a"></a> Je signale tout de même, à titre illustratif, quelques-unes de ces stratégies. La syntaxe disruptive exprime certainement le décalage du drogué d’avec la réalité, son inadéquation; les nombreuses répétitions&nbsp; mettent en évidence des moments clés, mais sont aussi les marques d’une temporalité détraquée, de gestes qui s’épuisent dans la compulsion: «I breathe and I shake and I can feel it coming and rage and need and confusion regret horror shame and hatred fuse into a perfect Fury a great and beautiful and terrible and perfect Fury the Fury and I can’t stop the Fury or control the Fury I can only let the Fury come come come come come come.»&nbsp; (p. 153). Les différents niveaux de langage, en particulier les mots et expressions issus d’un langage plus populaire, voire vulgaire («fuck», «fucking», «fuck you», utilisés à toutes les sauces) font écho à la rudesse, dans les mœurs comme dans les paroles, du toxicomane et de son univers; l’utilisation des caractères gras et des lettres majuscules («<strong>How clean are the toilets now, Motherfucker?</strong> […] HELP HELP HELP […] <strong>HOW CLEAN ARE THEY NOW?</strong>» (p. 45) renforcent ces deux derniers moyens.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><strong><a href="#8">[8]</a></strong><a name="8a"></a> Cette technique ajoute de même une part de subjectivité aux dialogues. Les paroles prononcées par James et ses interlocuteurs sont désormais ramenées sur un même plan, comme s’il n’y avait plus vraiment de distinction entre l’échange et l’introspection. La narration s’arroge le dialogue; le narrateur se réapproprie les discours.</p> Autobiographie Autofiction BURROUGHS, William Contemporain Effet de réel États-Unis d'Amérique FREY, James Manque MICHAUX, Henri MILNER, Max Représentation du corps Témoignage Roman Mon, 05 Nov 2012 00:03:14 +0000 Annie Monette 621 at http://salondouble.contemporain.info The Heroin Diaries ou ressentir la douleur de Nikki Sixx http://salondouble.contemporain.info/article/the-heroin-diaries-ou-ressentir-la-douleur-de-nikki-sixx <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/laurin-helene">Laurin, Hélène</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/the-heroin-diaries-a-year-in-the-life-of-a-shattered-rockstar">The Heroin Diaries. A Year in the Life of a Shattered Rockstar</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/critures-sous-influence-pr-sence-des-drogues-en-litt-rature-contemporaine">Écritures sous influence: présence des drogues en littérature contemporaine</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>Depuis une dizaine d'années, les autobiographies de <em>rockstars</em> se multiplient sur les rayons des librairies. Des musiciens à la vie abracadabrante, tels qu'Ozzy Osbourne, Keith Richards, Slash, Lemmy Kilmister et Steven Tyler, comptent tous leur autobiographie (quoiqu'elles sont co-écrites avec un auteur-fantôme), souvent de remarquables succès de vente. Les autobiographies de <em>rockstars</em> traitent du «croustillant», de ce qui relève du «potinage»; les lecteurs (et les fans) ont accès à la vie «sexe, drogues et rock n' roll» par les mots même du principal intéressé, ils peuvent interpréter les comportements de leurs musiciens préférés, savoir et expliquer la «vérité». Parmi les révélations des autobiographies, la consommation de drogues est un genre de mesure étalon de l'attitude typique d'une <em>rockstar</em>. En ce sens, ces autobiographies regorgent de récits et d'aveux concernant les drogues. Parfois même, elles tournent autour des drogues. C'est le cas de <em>The Heroin Diaries: a year in the life of a shattered rock star</em>, le journal intime de Nikki Sixx, le bassiste de Mötley Crüe, publié en 2007.</p> <p>Mötley Crüe est un groupe de <em>glam metal</em> qui a connu son heure de gloire au courant des années 1980. Les quatre membres originaux (le chanteur Vince Neil, le bassiste Nikki Sixx, le batteur Tommy Lee et le guitariste Mick Mars), même s'ils sont encore actifs aujourd'hui – ils enchaînent les tournées et leur dernier album de chansons originales date de 2008 –, sont aujourd'hui surtout reconnus pour leur style de vie absolument débauché, traité dans leur projet autobiographique comptant six bouquins: <em>The Dirt</em> (2001), <em>Tommyland</em> (2004), <em>The Heroin Diaries: a year in the life of a shattered rock star</em> (2007), <em>Mötley Crüe: A Visual History 1983-2005</em> (2009), <em>Tattoos and Tequila</em> (2010) et <em>This is Gonna Hurt: Music, Photography and Life through the distorted lens of Nikki Sixx</em> (2011).</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/feb%201987%20heroin%20diaries.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title=""><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/feb%201987%20heroin%20diaries.jpg" alt="97" title="" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style="" width="500" height="673"/></a> <span class='image_meta'></span></span><br /><br />Dans cette lecture, je propose une réflexion portant exclusivement sur <em>The Heroin Diaries</em>. Dans ce livre, un journal intime écrit en 1987, mais publié en 2007, le bassiste, fondateur et principal auteur-compositeur de Mötley Crüe, Nikki Sixx, raconte sa dépendance aux drogues (héroïne, cocaïne, crack, alcool, diverses pilules, etc.). L'arc narratif des entrées de journal intime mène à une surdose quasi-fatale. Pendant la nuit du 22 au 23 décembre 1987, Sixx est mort quelques minutes d'une surdose d'héroïne et a été ramené à la vie par deux doses d'adrénaline enfoncées directement dans son cœur. Cet événement lui a ouvert les yeux et il est devenu sobre par la suite. Tout au long de <em>The Heroin Diairies</em>, Nikki Sixx (aidé par son co-auteur Ian Gittins) met de l'avant une écriture déployant son corps et les sensations – physiques et mentales – qu'il vit. C'est pourquoi je propose de rapprocher <em>The Heroin Diaries</em> avec la <em>lecture empathique</em>, telle que développée par le chercheur en littérature Pierre-Louis Patoine dans sa thèse de doctorat.<br /><br />La lecture empathique est une expérience «douloureuse, une lecture tactile et viscérale dans laquelle le corps du lecteur fait écho aux états sensori-moteurs présentés par le texte» (Patoine, 2010: 150). Par exemple, lire un récit d'une scène de torture où la main d'un des protagonistes est coupée peut faire ressentir chez une lectrice un malaise général, voire une douleur d'une précision troublante. Ce processus est complexe et se déroule notamment au niveau cognitif; les «neurones miroirs», qui participent à régir l'empathie, soit la capacité à se mettre à la place d'un autre individu et de ressentir ce qu'il (ou elle) ressent, jouent un rôle tout particulier pour la lecture empathique (Patoine, 2010). Les récits d'intoxication aux drogues de Nikki Sixx dans <em>The Heroin Diaries</em>, des récits très personnels puisque consignés à l'origine dans un journal intime, sont empreints de douleur autant physique que mentale, mais il faut davantage pour que le malaise se transfère de manière efficace.<br /><br />En fait, pour que les sensations dites «somesthésiques» (soit tout le registre possible des sensations physiques provenant des différentes régions du corps, extérieures ou intérieures) soient ressenties, le texte doit lui-même favoriser une lecture empathique (Patoine, 2010). Pour ce faire, le texte doit tout d'abord susciter la sympathie du lecteur. En effet, «les sensations que le lecteur attribue aux personnages dépendent […] de l'idée que celui-ci se fait de leur personnalité, dans la mesure où elle détermine largement le rapport entre leur expression et leur expérience sensorielle» (Patoine, 2010:&nbsp;153-154). Cette personnalité du personnage s'institue à travers le style dans lequel il s'exprime, mais aussi, dans le cas d'une autobiographie, de ce qui est déjà connu de lui. De la sorte, pour <em>The Heroin Diaries</em>, le lectorat – on peut supposer qu'il comporte un nombre important de fans – connaît déjà Nikki Sixx, puisqu'il est une personnalité publique comptant à son actif une autobiographie partielle par le truchement de l'autobiographie de groupe <em>The Dirt</em>, faisant le récit de Mötley Crüe, mais aussi nombre d'articles de journaux, d'entrevues écrites et télévisées, de photographies, des chansons<a href="#note1a"><strong>[1]</strong></a><strong><a name="note1"></a></strong>, etc. Ainsi, Nikki Sixx peut déjà être perçu comme une <em>rockstar</em> «rescapée», n'ayant rien à perdre puisqu'il sait ce qu'est d'avoir «tout perdu» (même la vie), ne faisant «aucun compromis» pour aller «toujours plus loin», quoi que cela signifie. De plus, il présente clairement son programme de vie en introduction: «I also believe that you can be cool as fuck, not give a fuck and fucking kick ass in life, and not be fucked up.» (Sixx et Gittins, 2007: 9) Bref, en exposant sa personnalité à travers des qualités telles que la sincérité, la passion de la liberté, l'indépendance d'action, la «coolitude je-m'en-foutiste» et une certaine sagesse moraliste, Sixx a créé un personnage sympathique, rendant le texte d'autant plus propice à la lecture empathique, surtout pour ses <em>fans</em>.</p> <p>Également, l'adhésion au récit est très importante pour réunir les conditions de la lecture empathique. C'est ici que l'appartenance générique et la forme même du bouquin importent. En effet, <em>The Heroin Diaries</em> se présente comme une autobiographie et, à plus forte raison, comme un journal intime. Comme le mentionne Patoine, soutenu par Yves Baudelle, ce genre «tend à atténuer la distance esthétique, critique ou ironique entre le texte et son lecteur et […] "ajoute aux scintillements de la fiction l'intensité du vécu" (Baudelle, 2003: 18)» (Patoine, 2010, p. 157). De ce fait, puisque ce qui est raconté est supposé avoir été vécu, puisque le personnage principal se confond avec une personne réelle toujours vivante, les lecteurs pourront davantage ressentir ce que l'auteur ressent, «entrer davantage dans un récit qu'ils considèrent réel» (Patoine, 2010, p. 158). L'authenticité de <em>The Heroin Diaries</em>, assurée par le genre, est également garantie par l'auteur-fantôme Ian Gittins, épaté devant les accomplissements «héroïques» de Sixx. Il décrit, lors de l'introduction qui lui est réservée:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>When Nikki first showed me his remaining journal scribblings and scraps of paper from back then, I was horrified – and could not believe he is still alive. […] Nikki asked me to get the other sides of the horror story, so I sought out the people whose lives he was terrorizing back then […]. Unsurprisingly, they had some pretty shitty things to say about the out-of-control junkie they knew back then, but Nikki wanted all the insults and the atrocities itemized in this book. I can think of no other rock star of his stature who would be so honest, or courageous. <em>The Heroin Diaries</em> is not easy reading. It is a book that you will never forget. (Sixx et Gittins, 2007: 10-11, italiques originales).</p> </blockquote> <p>Le positionnement générique du récit et le témoignage d'Ian Gittins, venant confirmer la complète honnêteté du bassiste, invitent donc les lecteurs à ressentir ce que Nikki Sixx – le personnage se confondant avec la personne réelle – ressent.<br /><br />&nbsp;&nbsp; &nbsp;Et, justement, ce qu'il ressent n'est pas du tout heureux. Sa vie de toxicomane dépressif (quoique le diagnostic de dépression clinique lui est confirmé plus tard) n'est pas de tout repos. Il décrit un malheur et une souffrance autant physiques que psychologiques. Par exemple, le 11 octobre 1987, alors qu'il rate de peu un spectacle au stade de la ville d'Oakland et que le groupe le convoque pour qu'il explique ses agissements, nul ne se doute de sa souffrance physique:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>On top of that bullshit my stomach has really been killing me lately. There are little traces of blood again every time I take a shit. This always happens when I'm drinking too much or I up the drugs. I guess after a while that shit tears my guts open. Problem is I haven't been drinking as much as doing drugs… maybe my insides are coming out? […] I forgot to write down another of my stupid lil mishaps. The other night I fell and smashed the back of my head on the fireplace in the bedroom and I probably only remember 'cause my head is still pounding. My stomach and my head are killing me. (Sixx et Gittins, 2007: 301-302)</p> </blockquote> <p>La dépression lui nuit également. Le 8 avril 1987, il est seul et triste: «So here I sit. Alone again. Needle in my arm. Playing the fucking victim yet again – or is it the martyr? As much as I love my band, I also hate them, because they are with people that love them. I don't understand why, as big as my heart is, I'm alone.» (Sixx et Gittins, 2007: 122) Deux jours plus tard:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Jesus, it's such a hassle to go out nowadays. […] I'm gonna go back to the bookstore 'cause I think I might have depression. Maybe something there can help me? I can't control my moods. I feel like I'm coming apart at the seams… even when I'm not on drugs. If only they knew. It seems I'm always falling apart, always falling apart at the seams… (Sixx et Gittins, 2007: 124)</p> </blockquote> <p>Au-delà des mots, d'autres éléments du livre favorisent la lecture empathique. La mise en page, en noir, rouge et blanc, est truffée d'images ressemblant à des taches de sang, d'une écriture manuelle exaltée et urgente, de dessins anatomiques crus, en plus de contenir des photos de l'époque. Les couleurs forment un contraste déroutant et les images soutiennent les propos de Sixx. Les taches de sang font clairement référence au monde des seringues et de l'héroïnomanie; les dessins anatomiques montrent souvent des crânes en train de s'ouvrir; et les photographies plongent visuellement le lecteur dans le quotidien décrit dans les entrées de journal intime. La lecture de <em>The Heroin Diaries</em> est donc empathique à divers niveaux: s'il est possible de ne pas ressentir une douleur à la tête au moment où Sixx décrit s'être probablement percuté la tête en tombant, il y a quand même un malaise, un mal-être, communiqué dans ces pages.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/page%202%20heroin%20diaries.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title=""><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/page%202%20heroin%20diaries.jpg" alt="96" title="" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style="" width="498" height="690"/></a> <span class='image_meta'></span></span><br /><br />La lecture empathique articulée à travers <em>The Heroin Diaries</em> sert à établir un récit à la morale sans équivoque, avec un «message» à faire passer aux lecteurs. En fait, la lecture empathique sert à la morale du récit autant que la morale sert à la lecture empathique. En effet, puisque <em>The Heroin Diaries</em> est présenté comme une histoire vécue, véridique et d'une honnêteté «rarement vue» chez une <em>rockstar</em> de son envergure, la volonté de Nikki Sixx de «faire une différence» dans la vie de ses lecteurs, de démontrer que la dépendance n'est certainement pas <em>glamour</em>, et qu'il est possible de s'en sortir, est d'autant plus forte. D'ailleurs, Sixx lui-même admet candidement le but recherché par la publication de son journal intime: «If one person reads this book and doesn't have to go down the same road as me, it was worth sharing my personal hell with them.» (Sixx et Gittins, 2007: 9). Il dédie même <em>The Heroin Diaries</em> «to all the alcoholics and drug addicts who have had the courage to face their demons and to pass on the message that there is hope and light at the end of the tunnel.» (Sixx et Gittins, 2007: V) En s'éloignant volontairement d'une interprétation intellectuelle, abstraite ou formaliste de son texte, Nikki Sixx se rapproche d'une lecture pratique, moraliste et aussi, empathique. En effet, «la lecture empathique apparaît alors comme la confirmation d'un impact concret, le moyen de faire une différence réelle parce que physique et le refus de cantonner la littérature dans le domaine du virtuel, jugé comparativement insignifiant et sans valeur» (Patoine, 2010: 50). La lecture empathique et les sensations qu'elle permet de faire vivre produisent «une littérature efficace, batailleuse, subversive et dangereuse» (Patoine, 2010:&nbsp;50).</p> <p>Ce type de littérature peut se rallier à la conception de la rébellion articulée par les membres de Mötley Crüe, basée sur une liberté individuelle absolue et une envie de déjouer les prédictions, carburant aux drogues. En effet, c'est comme s'ils évaluaient la vie trop sécurisée et régulée à leur goût, trop routinière et fade, comme s'il n'y avait pas assez d'aventure et de danger. Leur consommation de drogues est un moyen de créer une excitation, de rendre leur vie palpitante. Les récits empathiques de la consommation de Nikki Sixx font écho à son refus de l'ennui administratif et domestique (ce qui n'est pas sans rappeler la misogynie de la culture rock, s'opposant à la sphère féminine souvent associée à la maison, à la routine, au ménage, etc.), en injectant une forte dose de sensations et tout en étant un moyen pour les lecteurs de résister, par procuration, aux institutions sociales.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/page%20heroin%20diaries.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title=""><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/page%20heroin%20diaries.jpg" alt="98" title="" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style="" width="445" height="608"/></a> <span class='image_meta'></span></span></p> <p><br />En somme, <em>The Heroin Diaries</em> est un récit créant les conditions pour une lecture empathique: le personnage principal est sympathique et il a l'aval des lecteurs, d'autant plus que l'œuvre se présente comme étant particulièrement ancrée dans le réel, de par sa forme même. La douleur qu'il exprime se communique donc facilement, en plus d'être «aidée» par la présentation visuelle du livre, angoissante et saturée. La lecture empathique met l'accent sur une interprétation moraliste, voulant «passer un message» (celui de la sobriété), se situant ainsi du côté d'une littérature efficace, «rentre-dedans». Éventuellement, Sixx s'est débarrassé de sa dépendance aux drogues. Dans <em>The Dirt</em> (2001), <em>The Heroin Diaries</em> (2007) et <em>This is Gonna Hurt</em> (2011), il explique comment les programmes de désintoxication l'ont aidé à devenir un meilleur homme. Il semble avoir complètement adopté l'idéologie de la sobriété inculquée par l'organisation des Alcooliques Anonymes, duquel il est membre. En ce sens, les drogues chez Nikki Sixx sont sa marque de commerce et l'ennemi à abattre. Même s'il souhaite aider ses lecteurs et ses fans à se sortir de situations difficiles telles que la toxicomanie, un livre comme <em>The Heroin Diaries</em> rend public son usage des drogues, la met de l'avant comme constitutive de son attitude rebelle et confirme, en quelque sorte, sa présence abondante et nécessaire pour être considéré comme une <em>rockstar</em>.</p> <p>&nbsp;</p> <hr /> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p><br />Baudelle, Yves, «Du roman autobiographique: problèmes de la transposition fictionnelle», <em>Protée</em>, vol. 31, no 1, 2003, p. 7-26.<br /><br />Lee, Tommy et Anthony Bozza, <em>Tommyland</em>, New York: Atria Books, 2004, 269 p.<br /><br />Neil, Vince et Mike Sager, <em>Tattoos &amp; Tequila</em>, New York et Boston: Grand Central Publishing, 2010, 288 p.<br /><br />Patoine, Pierre-Louis (2010),<em> Du sémiotique au somatique. Pour une approche neuroesthétique de la lecture empathique</em>, Thèse pour l'obtention du doctorat en sémiologie, Université du Québec à Montréal, Montréal, 471 p.<br /><br />Sixx, Nikki et Ian Gittins, <em>The Heroin Diaries. A Year in the Life of a Shattered Rockstar</em>, New York: Simon &amp; Schuster, 2007, 413 p.<br /><br />Sixx, Nikki, <em>This is Gonna Hurt. Music, Photography and Life through the distorted lens of Nikki Sixx</em>, New York: William Morrow, 2011, 219 p.<br /><br />Strauss, Neil, Nikki Sixx, Tommy Lee, Vince Neil et Mick Mars, <em>The Dirt</em>, New York: HarperCollins Publishers, 2001, 431 p.<br /><br />Zlozower, Neil, <em>Mötley Crüe. A Visual History 1983-2005</em>, San Francisco: Chronicle Books, 2009, non paginé.</p> <p>&nbsp;</p> <p><a href="#note1"><strong>[1]</strong></a><a name="note1a"></a>. L'intention autobiographique derrière les chansons n'est pas toujours évidente. Cependant, le fait que des paroles de chansons soient retranscrites dans <em>The Dirt</em> et dans <em>The Heroin Diaries</em>, et que le bassiste y mentionne parfois des contextes de composition faisant clairement référence à sa vie (la chanson «Kickstart my heart» fait référence à cette surdose de décembre 1987, par exemple), font en sorte qu'il est raisonnable de penser que Nikki Sixx se révèle, ne serait-ce que partiellement et avec précaution, à travers ses chansons, donnant ainsi un point d'accès aux <em>fans</em> vers la personnalité du bassiste.</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> BAUDELLE, Yves Empathie États-Unis d'Amérique Études culturelles GITTINS, Ian Légitimation SIXX, Nikki Société du spectacle Témoignage Théories de la lecture Vedettariat Essai(s) Sun, 04 Nov 2012 23:22:18 +0000 Hélène Laurin 616 at http://salondouble.contemporain.info