Salon double - JELINEK, Elfriede http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/333/0 fr La défaite de l'autorité http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-d-faite-de-lautorit <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/larrivee-stephane">Larrivée, Stéphane</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/avidit-roman-de-divertissement-0">Avidité. Roman de divertissement</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;"><em>Avidité</em> est le dernier roman «papier» d’Elfriede Jelinek qui, depuis qu’elle a remporté le prix Nobel en 2004, a décidé d’écrire seulement sur son site Web. Un fait divers qui secoue l’Autriche constitue la base de ce roman: une jeune adolescente est assassinée et son corps est retrouvé dans un lac. Jelinek extrapole à partir de cette affaire, technique d’écriture qu’elle chérit particulièrement et qu’elle avait déjà utilisée notamment pour <em>Les Exclus</em>. Elle crée ainsi le personnage de Kurt Janisch, gendarme avide de possessions matérielles, à qui Jelinek confie le plus souvent la focalisation du récit. Cet homme dans la cinquantaine abuse de son charme et de l’autorité que lui confère sa profession pour séduire des femmes âgées afin de se voir léguer leur maison. L’une de ces femmes, Gerti, tente à son tour de profiter du gendarme pour faire accomplir les menus travaux qu’exige la tenue de sa maison. Janisch met alors tout en œuvre pour obtenir la propriété de cette femme. L’une de ses stratégies consiste à séduire une jeune fille de quinze ans, Gabi, et à avoir des rapports sexuels avec elle en présence de Gerti, ce qui, comme l’explique Juliet Wigmore, contribue à mettre davantage de pression sur la vieille dame: «<em>Gabi is temporarily useful to Janisch, for the effect of having an affair with her is to make Gerti even more determined to prove her need for him, and thus even more inclined to surrender her house to him</em>» (Wigmore, 2004&nbsp;: 284). Gerti finit par céder et lègue sa maison au gendarme qui se débarrasse alors de la jeune Gabi dont la présence est devenue un peu gênante. Il l’étrangle et rejette son corps dans un lac. Les gendarmes, collègues de Kurt Janisch, enquêtent sur la disparition puis sur le meurtre de la jeune fille, mais sans jamais aboutir à la vérité que le lecteur connaît depuis le début. Janisch ne sera donc jamais soupçonné alors que Gerti, s’apercevant qu’elle a tout perdu, se suicide.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Une narration problématique</strong></span><br />Contrairement à la pratique courante en littérature policière, à laquelle les thèmes traités dans <em>Avidité</em> nous ramènent inévitablement, le suspense est totalement désamorcé dans ce roman. En effet, le lecteur n’a pas besoin d’attendre bien longtemps avant de connaître tous les détails du meurtre, et ce n’est évidemment pas dans ces révélations que se situe l’essence du récit, mais bien plutôt, semble-t-il, dans l’acte de transmission narrative qui pose d’évidents problèmes. Le roman est narré par une instance hétérodiégétique qui intervient fréquemment dans le texte en utilisant la première personne <a name="renvoi1"></a><a href="#note1"><strong>[1]</strong></a> et qui montre des attitudes qui peuvent paraître contradictoires. D’une part, elle insiste sur ses propres faiblesses, ce qui tend à discréditer sa narration tandis que d’autre part, elle pose des jugements très sévères sur ses personnages et n’hésite pas à affirmer son pouvoir sur le récit. Elle manifeste, par exemple, une certaine incertitude lorsqu’elle raconte l’histoire: «Est-ce que je me fais des idées, ou a-t-on vraiment trouvé ici il y a quelques années un je ne sais quoi que l’on n’a jamais pu élucider ?» (p.10). Parfois, cette narratrice «omnisciente» va même jusqu’à avouer son ignorance de certains faits: «Comment expliquer alors que le gendarme et son fils soient criblés de dettes et qu’ils aient perdu tout leur avoir ? Je ne le sais» (p.41). Les commentaires de ce type, très nombreux dans Avidité, participent à la mise en doute généralisée de la narratrice qui n’est elle-même pas tout à fait certaine de sa propre vision des choses: «là, quelque chose est déréglé, espérons que ce n'est pas mon regard» (p.412). Par le biais de ces commentaires, la narratrice insiste sur son rôle de médiatrice, ce qui incite le lecteur à remettre en question les informations qu’il reçoit, comme si l’histoire risquait d’être déformée par ce «regard déréglé».</p> <p style="text-align: justify;">En revanche, ces commentaires dubitatifs sont mêlés à toutes sortes de sentences très autoritaires au sein desquelles la narratrice affirme explicitement son pouvoir sur l’univers fictionnel: «Tous les autres sont désormais morts, <em>je le détermine</em> et cela me simplifie le travail […]. Je n’aurai donc plus à les décrire. Grand merci» (p.360; nous soulignons). La narratrice se montre ainsi libre de tout décider. Elle insiste également, à plusieurs reprises, sur l’ampleur de son savoir par rapport à l’histoire qu’elle raconte, s’affirmant par exemple comme étant «la seule à tout savoir» (p.143). En vertu de ses connaissances, la narratrice se pose en autorité absolue et tente, du coup, de soumettre le lecteur à son récit: «nous voyons — non, bien sûr que nous ne voyons rien car il fait noir, vous n'avez donc pas le choix, vous devez me croire sur parole» (p.160). Bien qu’elle discrédite constamment son récit, la narratrice profite donc des privilèges liés à son statut pour «imposer» l’histoire au lecteur.</p> <p style="text-align: justify;">Par ailleurs, l’autorité de la narratrice semble également se construire par la fermeté de ses interventions subjectives, ce qui constitue un paradoxe important de ce roman. En effet, si la voix narrative fait souvent état de ses limites lorsqu’elle raconte l’histoire, elle présente toutefois une assurance étonnante lorsqu’elle juge ses personnages ou qu’elle énonce des commentaires à portée générale, par exemple: «les animaux sont d’une telle gratitude, ils sont moins ingrats que les gens de notre connaissance» (p.58) ou encore «Ils sont aussi ignorants qu'avides, [l]es jeunes» (p.146). Ces exemples dévoilent une narratrice plutôt confiante qui énonce ses commentaires d’une voix tranchante. Le contraste est donc important entre ce type de phrases et les commentaires qui minent la crédibilité de l’acte de narration et, surtout, il s’agit là d’un renversement par rapport à une certaine logique narrative telle que l’a décrite Martinez-Bonati (1981: 31-32). Celui-ci affirme que les assertions d’un narrateur peuvent être réparties en deux catégories: les assertions mimétiques et les assertions non mimétiques. La première catégorie comprend toutes les phrases qui participent à la création de l’univers fictionnel, c’est-à-dire la description des personnages, des lieux, ainsi que le récit des événements, tandis que la seconde catégorie concerne tout ce qui relève des opinions et des commentaires subjectifs du narrateur. Généralement, le lecteur ne questionnera pas les énoncés mimétiques, car on leur reconnaît une «prééminence logique» (p.31), c’est-à-dire qu’on les considère automatiquement comme «vrais» en vertu du contrat tacite qui lie le lecteur au texte. Cependant, les assertions non mimétiques ne nécessitent pas une adhésion aussi forte de la part du lecteur qui peut les remettre en question, car ils n’ont pas le même statut logique. La narratrice d’<em>Avidité</em> semble justement jouer sur ce statut logique en semant le doute sur ce qui devrait être nécessairement vrai et en affirmant avec conviction ce qui ne devrait être qu’un humble avis. Selon Susan Suleiman cependant, l’autorité du narrateur aurait tendance à se diffuser de façon homogène dans le texte:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">Puisque c’est [l]a voix [du narrateur] qui nous informe des actions des personnages et des circonstances où celles-ci ont lieu et puisque nous devons considérer — en vertu du pacte formel qui, dans le roman réaliste, lie le destinateur de l’histoire au destinataire — que ce que cette voix raconte est «vrai», il en résulte un effet de glissement qui fait que nous acceptons comme «vrai» non seulement ce que le narrateur nous dit des actions et des circonstances de l’univers diégétique, mais aussi tout ce qu’il énonce comme jugement et comme interprétation (Suleiman, 1983: 90).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">L’autorité pourrait donc être transférée des énoncés mimétiques vers les énoncés non mimétiques. Le roman de Jelinek ferait-il du coup l’expérience de la diffusion inverse? La voix autoritaire de la narratrice parviendrait-elle à assurer une certaine homogénéité énonciative malgré tous les doutes qu’elle formule?</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Autorité, pouvoir, avidité</strong></span><br />Les enjeux de la transmission narrative dans <em>Avidité</em> semblent acquérir une signification particulière lorsqu’on s’intéresse à la construction des personnages. En effet, d’entrée de jeu, la figure du gendarme symbolise notamment l’autorité. Mais l’autorité est également présente dans les relations personnelles de Kurt Janisch, où des rapports de force à l’avantage de celui-ci se construisent. Par exemple, la relation entre Kurt et Gerti peut paraître assez stable tant que la femme continue à croire qu’elle peut dominer l’homme. Cependant, dès qu’elle s’aperçoit qu’il ne s’intéresse qu’à sa maison, cette relation est vouée à l’échec et Gerti se suicide après avoir légué tous ses biens au gendarme. Déjà, avant sa mort, incapable de résister au rapport de force instauré par le gendarme, elle était contrainte à l’effacement: «La femme a cessé d’exister et ne vit plus qu’à travers [Kurt]» (p.279). La trace de Gerti s’efface même dans la mémoire de la narratrice qui, à la fin, ne se souvient plus de son nom: «Voilà qu’un frisson parcourt la femme, c’est la dernière fois que je l’appelle par son nom, oh, à présent il m’a échappé, je ne l’ai peut-être jamais su, il ne se trouve nulle part ici, n’est-ce pas?» (p.436).</p> <p style="text-align: justify;">L’autre personnage féminin du roman, Gabi, présentait au départ de bien meilleures perspectives au plan du pouvoir. Sa jeunesse et sa beauté lui donnaient une certaine valeur qui lui permettait d’exercer une pression sur son entourage, notamment sur sa mère et son copain: «ma mère et mon ami m’oppressent, ils m’étouffent, me contrôlent, quémandent je ne sais trop quoi, je suis là et ça a l’air de leur suffire, pourtant <em>je sais que je les domine</em> et, si je le sais, c’est justement parce qu’ils sont sans cesse en train de quémander» (p.358; nous soulignons). Symboliquement, le meurtre de Gabi pourrait représenter une défense du patriarcat contre cette jeune femme qui menace l’ordre établi; pour Kurt Janisch cependant, cet assassinat met un terme à une relation qui pourrait lui causer des ennuis mais qui, surtout, ne lui permettra pas de s’enrichir: «Il a préféré éliminer la jeune fille pour sa propre sécurité, le tueur, cela valait mieux que de devenir tout pour elle — ce qui ne lui aurait rien rapporté» (p.399). Les rapports de force déséquilibrés qui s’établissent entre les personnages tendent donc à se résoudre par la disparition de ces victimes de la domination que sont Gerti et Gabi.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>L’instrumentalisation des rapports humains</strong></span><br />Non seulement les relations entre les personnages sont-elles marquées par d’évidents rapports de force, elles sont également dépourvues d’humanité. Les protagonistes d’<em>Avidité</em> établissent des liens entre eux qui sont presque uniquement basés sur une espérance de profit matériel. Ce constat s’impose d’abord lorsqu’on observe les agissements du gendarme. Celui-ci utilise son pouvoir de séduction sur les femmes pour tenter de leur subtiliser leur maison, mais il devient vite évident qu’il ne s’investit pas réellement dans ces relations: «Dans l'âme sereine de cet homme, il n'y a en principe, et il se garde bien de le dire, pas de place pour la moindre femme. Il y en a toujours pour une maison, ah ça oui, et pourtant elle serait bien plus grande» (p.105).</p> <p style="text-align: justify;">En outre, l’absence de désir du gendarme envers Gerti renforce cette idée que la femme n’est rien d’autre qu’un instrument pour accéder à la propriété. Cette absence de désir se manifeste entre autres par le comportement de Kurt Janisch qui, pendant le rapport sexuel, évite de regarder le visage de Gerti: «je me fraie toujours, comme si c'était la première fois, un nouveau chemin en toi, de préférence par la porte de derrière, ce qui me dispense de te mettre exprès une serviette sur le visage» (p.140). L’utilisation de certains termes confirme également cette hypothèse. Par exemple, dans la phrase «Exécuter ces figures en plein air pourrait devenir une habitude pour elle, craint l’homme qui préfère la besogner dans sa maison» (p.281), l’emploi du verbe «besogner», utilisé pour nommer l’acte sexuel, montre bien comment, pour Janisch, sa relation avec Gerti n’est qu’une forme de travail qui doit le mener ultimement à la propriété. L’accès direct aux pensées du gendarme nous permet par ailleurs de constater ses penchants homosexuels: «[Kurt Janisch] a la tête à une autre affaire qu’il se projette tranquillement quand il est tout seul: dans les douches communes, les corps des hommes, des gens sympa avec lesquels on n’a pas besoin d’être aimable» (p.277). Cette préférence pour les hommes, de même que l’absence manifeste de désir envers Gerti, contribue à confirmer l’idée selon laquelle l’avidité matérielle du gendarme le pousse sans cesse à utiliser les femmes.</p> <p style="text-align: justify;">Dans ce roman, l’avidité n’est cependant pas le monopole de l’homme, les deux autres protagonistes se caractérisant aussi par ce désir de posséder. Tout comme le gendarme, les femmes de ce roman voient le profit matériel comme une finalité des rapports humains. Gerti, dans son désir pour Kurt, voit l’opportunité d’avoir un homme à sa portée pour effectuer les travaux de la maison. De son côté, Gabi se montre également intéressée par les gains que peut lui rapporter sa relation avec le gendarme. Se faisant reconduire au travail par lui à chaque matin, elle réclame les titres de transport de ses collègues afin que le patron continue à lui rembourser ses frais de déplacement. Chacune à leur façon, les femmes de ce roman tentent donc elles aussi d’utiliser Kurt Janisch.</p> <p style="text-align: justify;">L’analyse des relations entre les personnages nous permet finalement de reconsidérer l’impact des choix concernant la voix narrative. Ainsi, d’une part, l’inscription de la narratrice dans le récit, par le biais de commentaires autoréflexifs, insiste fortement sur son rôle de médiation. Cette mise à distance, qui dévoile en partie la mécanique de la transmission narrative, n’est sans doute pas sans lien avec la représentation de rapports humains froids et utilitaires. D’autre part, le paradoxe de la voix narrative — à la fois autoritaire et fragile — semble se résorber dans la critique de l’autorité qui ressort clairement de la lecture d’<em>Avidité</em>. Le caractère autoritaire de l’instance narrative, qui tente d’assujettir le lecteur, serait en fait la contrepartie discursive de la domination exercée par le gendarme sur les autres personnages. Imitant Kurt Janisch dans ses comportements autoritaires, la narratrice met en échec sa propre autorité, ce qui représenterait une autre façon, peut-être encore plus ironique, de critiquer les agissements du gendarme.</p> <p style="text-align: justify;">Cette narration envahissante qui expose ses propres procédés est aussi ce qui ferait d’<em>Avidité</em> une œuvre bien de son temps. Fortier et Mercier voient effectivement dans «la visibilité du pacte narratif» (Fortier et Mercier, 2009&nbsp;: 190) une caractéristique de la littérature contemporaine et affirment que «le récit édifie ostensiblement une autorité narrative en même temps qu’il s’ingénie à la miner» (p.191). Cette insistance à dévoiler les mécanismes de la transmission narrative permettrait donc d’inscrire <em>Avidité</em> dans la production contemporaine et ce, malgré les expérimentations formelles si présentes chez Jelinek, qui nous rappellent souvent les écritures des différents regroupements littéraires des années 1950 et 1960 — l’influence du Groupe de Vienne se fait fortement sentir dans ses romans — et qui inscrivent l’œuvre de l’écrivaine autrichienne en opposition avec le retour à la lisibilité fréquemment observé dans la littérature contemporaine.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><strong>Bibliographie</strong></p> <p style="text-align: justify;">Fortier, Frances et Andrée Mercier (2009), «Ces romans qui racontent. Formes et enjeux de l'autorité narrative contemporaine», dans René Audet (dir.), <em>Enjeux du contemporain</em>, Québec, Nota Bene (Contemporanéités), pp. 177-197.</p> <p style="text-align: justify;">Grabienski, Olaf, Kühne, Bernd et Jörg Schönert (2006), «Stimmen-Wirrwarr? Zur Relation von Erzählerin- und Figuren-Stimmen in Elfriede Jelineks Roman Gier», dans Daniela Langer, Michael Scheffel et Andreas Blödorn (dir.) <em>Stimme(n) im Text&nbsp;: Narratologische Positionsbestimmungen</em>, Berlin, Walter de Gruyter, pp. 195-232.</p> <p style="text-align: justify;">Martinez-Bonati, Felix (1981), <em>Fictive Discourse and the Structures of Literature</em>, trad. en anglais par Philip W. Silver, Ithaca (NY), Cornell University Press, 176 p.</p> <p style="text-align: justify;">Suleiman, Susan Rubin (1983), <em>Le Roman à thèse ou l'autorité fictive</em>, Paris, Presses Universitaires de France, 314 p.</p> <p style="text-align: justify;">Wigmore, Juliet (2004), «Crime, Corruption, Capitalism: Elfriede Jelinek’s Gier», dans Julian Preece et Osman Durrani (dir.), <em>Cityscapes and Countryside in Contemporary German Literature</em>, Oxford et New York, Peter Lang, pp. 277-290.</p> <p style="text-align: justify;"><strong><a name="note1"></a><a href="#renvoi1">[1]</a></strong> Cette implication de la narratrice dans son récit lui confère d’ailleurs un statut ambigu, certains critiques la décrivant comme hétérodiégétique mais presque homodiégétique par moments (Grabienski et al., 2006&nbsp;: 212-213).<br />&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-d-faite-de-lautorit#comments Autorité Autorité narrative Autriche FORTIER, Frances GRABIENSKI, Olaf JELINEK, Elfriede KÜHNE, Bernd MARTINEZ-BONATI, Felix MERCIER, Andrée Narrativité SCHÖNERT, Jörg SULEIMAN, Susan Rubin Transmission narrative WIGMORE, Juliet Roman Tue, 27 Sep 2011 16:57:38 +0000 Gabriel Gaudette 375 at http://salondouble.contemporain.info La lecture coupable http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-lecture-coupable <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/larrivee-stephane">Larrivée, Stéphane</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/lust">Lust</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> Volupt&eacute;, envie, plaisir, luxure, d&eacute;sir. Autant de mots qui auraient pu traduire en fran&ccedil;ais le titre allemand de ce roman de Jelinek que l&rsquo;on a finalement laiss&eacute; intact, par souci d&rsquo;en pr&eacute;server la polys&eacute;mie. <em>Lust</em> se voulait initialement un contre-projet &agrave; <em>L&rsquo;Histoire de l&rsquo;&oelig;il</em> de Georges Bataille<a name="note1" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>, mais Jelinek s&rsquo;est r&eacute;v&eacute;l&eacute;e incapable de construire une esth&eacute;tique pornographique selon une perspective f&eacute;minine. Ainsi explique-t-elle son &laquo;&eacute;chec&raquo;: &laquo;il ne PEUT y avoir de langue sp&eacute;cifiquement f&eacute;minine du plaisir et de l&rsquo;obsc&eacute;nit&eacute;, parce que l&rsquo;objet de la pornographie ne peut d&eacute;velopper de langue qui lui soit propre<a name="note2" href="#note2a"><strong>[2]</strong></a>&raquo;. Selon l&rsquo;auteure, la seule option qui s&rsquo;offre aux femmes est de d&eacute;noncer le langage pornographique en le ridiculisant. C&rsquo;est d&rsquo;ailleurs un ton ironique qui domine toute la narration de ce roman. <em>Lust</em> met en sc&egrave;ne, dans une villa bourgeoise, les &eacute;bats d&rsquo;un couple auxquels assiste parfois leur jeune fils. L&rsquo;homme, directeur d&rsquo;une usine de papier, n&rsquo;attend de sa femme qu&rsquo;une seule chose: qu&rsquo;elle soit toujours pr&ecirc;te &agrave; satisfaire ses moindres pulsions sexuelles. De nombreuses sc&egrave;nes de violence et d&rsquo;obsc&eacute;nit&eacute;, comme celle-ci,&nbsp;se succ&egrave;dent:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"> Il la retient par les cheveux comme s&rsquo;il tenait encore le volant. Approchant du d&eacute;nouement, fr&eacute;missante, sa queue s&rsquo;abat dans les broussailles. Au dernier moment il d&eacute;rape, parce qu&rsquo;elle se crispe.&nbsp; L&rsquo;homme lui ass&egrave;ne un coup de poing dans la nuque, oriente puissamment la voix dans sa direction (p.162). <p></p></span></div> <p>Dans une tentative d&rsquo;&eacute;chapper au contr&ocirc;le de son &eacute;poux, Gerti, compl&egrave;tement ivre, s&rsquo;enfuit du domicile conjugal et rencontre Michael, un jeune &eacute;tudiant en droit, qui devient son amant. Ce dernier se r&eacute;v&egrave;le cependant tout aussi violent que le mari qui l&rsquo;a faite fuir et il la viole en compagnie de ses amis lors de leur deuxi&egrave;me rencontre. De retour &agrave; la maison, Gerti s&rsquo;accroche tout de m&ecirc;me &agrave; ce nouvel espoir et, quelques jours plus tard, trompant la vigilance de son mari, elle s&rsquo;enfuit &agrave; nouveau et se dirige chez son amant, qui refuse de lui ouvrir. Hermann rattrape alors sa femme et la viole dans la voiture, sous les yeux de Michael qui se masturbe derri&egrave;re la fen&ecirc;tre. Finalement, Gerti tue son fils en lui recouvrant la t&ecirc;te d&rsquo;un sac de plastique et abandonne son corps dans une rivi&egrave;re &agrave; proximit&eacute;.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong> L&rsquo;envers du roman psychologique<br /> </strong></span><br /> Sur le plan formel, l&rsquo;une des particularit&eacute;s les plus visibles de <em>Lust</em> est certainement le fait que la voix narrative envahisse tout le roman. En effet, la narratrice fait sentir sa pr&eacute;sence &agrave; tout moment &agrave; travers les nombreux commentaires, jugements et digressions dont le texte regorge. Ainsi, l&rsquo;instance narrative s&rsquo;affirme dans sa posture de m&eacute;diatrice en assujettissant le r&eacute;cit &agrave; sa vision subjective. L&rsquo;histoire racont&eacute;e semble alors n&rsquo;&ecirc;tre plus qu&rsquo;un pr&eacute;texte &agrave; l&rsquo;instauration de cette voix qui deviendrait, en quelque sorte, l&rsquo;essence m&ecirc;me de ce roman.</p> <p>De plus, le lecteur remarquera ais&eacute;ment que, dans <em>Lust</em>, les personnages perdent toute consistance psychologique. En effet, l&rsquo;individualit&eacute; des protagonistes semble &ecirc;tre compromise en raison de leurs lacunes identitaires: bien qu&rsquo;ils aient des pr&eacute;noms, ceux-ci ne sont r&eacute;v&eacute;l&eacute;s qu&rsquo;apr&egrave;s un certain moment &mdash;&agrave; la page dix-neuf pour l&rsquo;homme et &agrave; la page cinquante-neuf pour la femme&mdash; et sont, par la suite, rarement utilis&eacute;s. On leur pr&eacute;f&egrave;re les simples d&eacute;nominations &laquo;l&rsquo;homme&raquo; et &laquo;la femme&raquo;, ce qui a pour effet de contribuer &agrave; &eacute;tablir Hermann et Gerti comme mod&egrave;les universels de la masculinit&eacute; et de la f&eacute;minit&eacute;. Les personnages ne sont donc plus que des repr&eacute;sentants de leur genre et de leur classe sociale. Leurs motivations psychologiques sont &eacute;vinc&eacute;es au profit d&rsquo;une description de leurs comportements, qui joue volontairement sur l&rsquo;ambigu&iuml;t&eacute; entre le cas particulier et le g&eacute;n&eacute;ral. En ce sens, l&rsquo;&eacute;criture de Jelinek rel&egrave;ve davantage de la sociologie que de la psychologie: plut&ocirc;t que de montrer l&rsquo;&eacute;volution d&rsquo;un personnage tout au long d&rsquo;un parcours lin&eacute;aire, elle tente de mettre au jour les structures sociales qui expliquent et d&eacute;terminent les comportements d&eacute;crits.</p> <p>La structure lin&eacute;aire de l&rsquo;intrigue est aussi abandonn&eacute;e dans <em>Lust</em>. Jelinek a plut&ocirc;t opt&eacute; pour une s&eacute;rie de tableaux qui s&rsquo;inscrivent dans la discontinuit&eacute;. Hormis quelques passages un peu plus continus, les sc&egrave;nes qui nous sont pr&eacute;sent&eacute;es, et en particulier les sc&egrave;nes de sexualit&eacute;, sont rarement ancr&eacute;es dans une temporalit&eacute; pr&eacute;cise et ne rel&egrave;vent pas d&rsquo;une logique causale. On a affaire ici davantage &agrave; une logique de l&rsquo;accumulation, o&ugrave; les sc&egrave;nes reprennent sans cesse des actions semblables, comme pour cristalliser les comportements d&eacute;crits dans la g&eacute;n&eacute;ralit&eacute;.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong> La marchandisation de la femme<br /> </strong></span><br /> Au-del&agrave; de la structure, qui en favorisant l&rsquo;inscription de l&rsquo;histoire dans une vis&eacute;e universelle contribue &agrave; instaurer une v&eacute;ritable critique sociale, ce sont les th&egrave;mes du pouvoir et de l&rsquo;autorit&eacute; qui soutiennent la charge critique du roman. En accordant tous les pouvoirs &agrave; Hermann, le texte joue &agrave; &eacute;tablir des parall&egrave;les entre l&rsquo;&eacute;pouse et les prol&eacute;taires qui, tous, subissent les abus d&rsquo;autorit&eacute; du directeur: &laquo;L'homme neutralise la femme de tout son poids.&nbsp; Pour neutraliser les ouvriers qui alternent dans la joie travail et repos, sa signature suffit, nul besoin de peser sur eux de tout son corps&raquo; (p.20). Ainsi, en un seul homme se condensent deux crimes: l&rsquo;exploitation capitaliste et l&rsquo;exploitation sexuelle de la femme. Le rapprochement entre ces deux crimes est de plus en plus clair &agrave; mesure que l&rsquo;on comprend que la relation maritale repr&eacute;sente en fait une forme de prostitution et que la femme re&ccedil;oit des compensations mat&eacute;rielles pour son travail sexuel. Gerti se voit d&rsquo;ailleurs d&eacute;crite comme une employ&eacute;e: &laquo;Via catalogues [Hermann] procure &agrave; sa femme force lingerie affriolante, afin que chaque jour son corps puisse se pr&eacute;senter d&eacute;cemment &agrave; son travail<a name="note3" href="#note3a"><strong>[3]</strong></a>&raquo; (p.36). De m&ecirc;me, &agrave; l&rsquo;image de l&rsquo;&Eacute;tat qui l&eacute;gitime l&rsquo;exploitation capitaliste, la violence au sein du mariage est cautionn&eacute;e par l&rsquo;&Eacute;glise: &laquo;La soci&eacute;t&eacute; chr&eacute;t. qui jadis les maria, leur a accord&eacute; ce divertissement. Le p&egrave;re peut savourer la m&egrave;re &agrave; l'infini, la froisser, ainsi que ses v&ecirc;tements, jusqu'&agrave; ce qu'elle n'ait plus peur pour ses secrets<a name="note4" href="#note4a"><strong>[4]</strong></a>&raquo; (p.135).</p> <p>Ces parall&egrave;les entre la femme et les travailleurs insistent sur le fait que, dans la vision du monde du directeur, Gerti n&rsquo;&eacute;chappe pas aux r&egrave;gles de la soci&eacute;t&eacute; marchande. La narratrice ironise d&rsquo;ailleurs sur l&rsquo;attitude de Hermann qui, constatant la disparition de son &eacute;pouse, se tournerait davantage vers son assureur que vers la police: &laquo;Le directeur a-t-il d&eacute;j&agrave; contact&eacute; son assurance, pour &eacute;viter que sa femme ne le remplace tout simplement par un citoyen plus jeune?&raquo; (p.133). Contest&eacute;e par la narratrice, la conduite du directeur suscite &eacute;galement la d&eacute;rision lorsque celui-ci pousse jusqu&rsquo;&agrave; l&rsquo;absurde l&rsquo;appropriation de sa femme: &laquo;Depuis quelque temps il a aussi interdit &agrave; sa petite Gerti de se laver, car m&ecirc;me ses odeurs lui appartiennent&raquo; (p. 59). Le pouvoir exerc&eacute; par Hermann, excessif et arbitraire, est donc constamment l&rsquo;objet de l&rsquo;ironie de la narratrice.</p> <p>L&rsquo;exploitation et l&rsquo;abus de pouvoir qui semblent tant critiqu&eacute;s par le roman d&eacute;bouchent cependant sur un &eacute;tonnant paradoxe: tout en critiquant l&rsquo;autorit&eacute;, la voix narrative se montre elle-m&ecirc;me tr&egrave;s autoritaire. En effet, la narratrice met en &eacute;vidence son pouvoir sur la fiction qu&rsquo;elle raconte: &laquo;Oui, aujourd'hui il y a du soleil, ainsi en ai-je d&eacute;cid&eacute;&raquo; (p.174). Elle se pr&eacute;sente alors comme une cr&eacute;atrice qui tire toutes les ficelles de l&rsquo;histoire qu&rsquo;elle met en sc&egrave;ne. Sa pr&eacute;sence autoritaire dans l&rsquo;&oelig;uvre se confirme &eacute;galement par ses manifestations id&eacute;ologiques, qui passent par de nombreux jugements sur les personnages. Elle qualifie par exemple Michael de &laquo;trou du cul&raquo; (p.204) et dit de Hermann qu&rsquo;il &laquo;n&rsquo;a pas de c&oelig;ur&raquo; (p.145). Ces interventions contribuent &agrave; instaurer un rapport de force entre le texte et le lecteur, au d&eacute;triment de ce dernier qui voit son pouvoir d&rsquo;interpr&eacute;tation r&eacute;duit au maximum &agrave; la suite de telles indications. Ainsi la narratrice reconduit-elle avec le narrataire les m&ecirc;mes gestes autoritaires qu&rsquo;elle s&rsquo;&eacute;vertue &agrave; d&eacute;noncer chez Hermann et chez Michael.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong> D&eacute;truire le plaisir de la lecture<br /> </strong></span><br /> Dans son essai <em>L&rsquo;effet-personnage dans le roman</em><a name="note5" href="#note5a"><strong>[5]</strong></a>, Vincent Jouve divise l&rsquo;instance lectorale en trois parties, dont l&rsquo;une d&rsquo;elles, le &laquo;lu&raquo;, est surtout li&eacute;e aux plaisirs inconscients de la lecture et &agrave; une certaine forme de voyeurisme. C&rsquo;est sur cette composante que semble jouer <em>Lust</em> lorsque la narratrice s&rsquo;adresse au narrataire. En effet, les diverses interventions qui mettent en sc&egrave;ne le lecteur contribuent &agrave; associer le plaisir de la lecture avec le d&eacute;sir sexuel des personnages masculins du roman, assimilant du coup la lecture &agrave; une sorte de perversion. C&rsquo;est ce qui se produit ici par exemple: &laquo;De son bijou [celui de Gerti] ne part plus qu'une &eacute;troite sente o&ugrave; lui, l'&eacute;tudiant, homme instruit et d'humeur cl&eacute;mente, se tient et attend, ainsi que tous mes lecteurs, le moment de pouvoir enfin y retourner<a name="note6" href="#note6a"><strong>[6]</strong></a>&raquo; (p. 154). Dans cet extrait, &laquo;bijou&raquo; est la traduction de &laquo;Muschi&raquo;, un terme populaire qui d&eacute;signe les parties g&eacute;nitales de la femme. La curiosit&eacute; des lecteurs est ainsi compar&eacute;e au d&eacute;sir de Michael, ce qui tend &agrave; mettre en &eacute;vidence la perversit&eacute; inh&eacute;rente &agrave; l&rsquo;acte de lecture.</p> <p>Jouve associe le plaisir voyeuriste de la lecture &agrave; la figure de l&rsquo;enfant qui surprend ses parents pendant l&rsquo;acte: &laquo;Le lecteur, seul comme l&rsquo;enfant de la sc&egrave;ne primitive, observe des personnages qui, &agrave; l&rsquo;instar du couple parental, ignorent qu&rsquo;ils sont observ&eacute;s<a name="note7" href="#note7a"><strong>[7]</strong></a>&raquo;. Or, dans <em>Lust</em>, cette figure est fictionnalis&eacute;e &agrave; travers le fils qui espionne constamment ses parents. Cet enfant pourrait ainsi &ecirc;tre une repr&eacute;sentation du lecteur ou, du moins, d&rsquo;un certain type de lecteur. Mais il faut alors se rendre jusqu&rsquo;au bout d&rsquo;un tel raisonnement: la finale du roman, dans laquelle Gerti assassine son fils, repr&eacute;senterait donc aussi la condamnation de ce regard pornographique qui participe &agrave; l&rsquo;objectivation de la femme. Cette critique devient de plus en plus &eacute;vidente &agrave; mesure que le rapport au lecteur se fait plus condescendant. En pr&eacute;sentant une structure atypique et une suite d&rsquo;&eacute;v&eacute;nements qui tend &agrave; repousser le lecteur, <em>Lust</em> d&eacute;courage l&rsquo;&oelig;il lubrique et la narratrice se moque d&rsquo;une telle posture de lecture: &laquo;Avez-vous toujours plaisir &agrave; lire et &agrave; vivre? Non? Vous voyez bien&raquo; (p.181).</p> <p>En somme, la structure de <em>Lust</em> attribue &agrave; l&rsquo;histoire une valeur exemplaire qui la fait appara&icirc;tre comme une critique acerbe des rapports d&rsquo;appropriation dont la femme est victime. En ce sens, l&rsquo;&oelig;uvre de Jelinek peut para&icirc;tre se d&eacute;tacher de la production contemporaine: alors qu&rsquo;un certain mouvement de retour au r&eacute;cit est observ&eacute;, les textes de Jelinek, et <em>Lust</em> en particulier, semblent d&eacute;naturer le r&eacute;cit afin de l&rsquo;assujettir &agrave; la critique sociale. Ainsi, non seulement le plaisir du lecteur n&rsquo;est-il pas convoqu&eacute; dans l&rsquo;&oelig;uvre; il est ce que <em>Lust</em> cherche &agrave; d&eacute;truire. On peut d&egrave;s lors rappeler la c&eacute;l&egrave;bre distinction de Roland Barthes:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"> Texte de plaisir: celui qui contente, emplit, donne de l&rsquo;euphorie; celui qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est li&eacute; &agrave; une pratique confortable de la lecture. Texte de jouissance: celui qui met en &eacute;tat de perte, celui qui d&eacute;conforte (peut-&ecirc;tre jusqu&rsquo;&agrave; un certain ennui), fait vaciller les assises historiques, culturelles, psychologiques, du lecteur, la consistance de ses go&ucirc;ts, de ses valeurs et de ses souvenirs, met en crise son rapport au langage<a name="note8" href="#note8a"><strong>[8]</strong></a>. <p></p></span></div> <p><em>Lust</em>, qui pr&eacute;sente une logique d&eacute;ceptive, s&rsquo;inscrit de toute &eacute;vidence dans la seconde cat&eacute;gorie. En condamnant l&rsquo;acte m&ecirc;me de lecture, la narratrice confine le lecteur &agrave; une zone d&rsquo;inconfort et le prend au pi&egrave;ge. Ainsi, Jelinek marque son opposition &agrave; toute une tradition occidentale de r&eacute;cits pornographiques &eacute;crits par des hommes, pour des hommes, en s&rsquo;attaquant &agrave; la lecture complaisante de ces &oelig;uvres qu&rsquo;elle d&eacute;signe, au final, comme un acte coupable.<br /> <a href="#note1a"><br /> </a><br /> <hr /> <a name="note1a" href="#note1"><strong>[1]</strong></a> <em>L&rsquo;Histoire de l&rsquo;&oelig;il</em> fait partie des r&eacute;cits pornographiques de Bataille, dans lesquels l&rsquo;acte sexuel est consid&eacute;r&eacute; par bon nombre de critiques comme l&rsquo;exp&eacute;rience de la transgression. Il s&rsquo;agirait en fait d&rsquo;une m&eacute;taphore de l&rsquo;&eacute;criture litt&eacute;raire, vue comme pratique transgressive du langage. Par contre, d&rsquo;autres critiques, provenant majoritairement des &eacute;tudes f&eacute;ministes, voient plut&ocirc;t les textes de Bataille comme une manifestation de la domination patriarcale (cf. Susan Suleiman, &laquo;La pornographie de Bataille: Lecture textuelle, lecture th&eacute;matique&raquo;, Po&eacute;tique, vol. 16, n&deg; 64 (nov. 1985), pp.483-493).</p> <p><a name="note2a" href="#note2"><strong>[2]</strong></a> <em>Entretien avec Elfriede Jelinek</em>, propos recueilli par Yasmin Hoffmann, dans Elfriede Jelinek, <em>Lust</em>, op. cit., p.280.</p> <p><a name="note3a" href="#note3"><strong>[3]</strong></a> Pr&eacute;cisons ici que la femme n&rsquo;a aucun emploi, son &laquo;travail&raquo; consistant &agrave; satisfaire, &agrave; tout moment, les d&eacute;sirs sexuels de son mari.</p> <p><a name="note4a" href="#note4"><strong>[4]</strong></a> Le mot &laquo;chr&eacute;t.&raquo; est &eacute;crit ainsi dans le texte. Jelinek utilise fr&eacute;quemment de telles abr&eacute;viations avec des mots qui ne portent pas &agrave; confusion. Dans le texte original, elle a opt&eacute; pour &laquo;christl.&raquo; au lieu de &laquo;christlichen&raquo;.</p> <p><a name="note5a" href="#note5"><strong>[5]</strong></a> Vincent Jouve, <em>L&rsquo;effet-personnage dans le roman</em>, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, 271 p.</p> <p><a name="note6a" href="#note6"><strong>[6]</strong></a> La connotation sexuelle est beaucoup plus explicite dans le texte original: &laquo;Von ihrer Muschi f&uuml;hrt nur noch ein schmales Wegerl weg, wo er, der Student, mit all meinen Lesern steht und wartet, da&szlig; er, gebildet, mild in seiner Witterung, wieder herein darf&raquo;, Elfriede Jelinek, <em>Lust</em>, Hambourg, Rowohlt Taschenbuch Verlag, 1989, p. 145.</p> <p><a name="note7a" href="#note7"><strong>[7]</strong></a> Vincent Jouve, <em>L&rsquo;effet-personnage dans le roman</em>, <em>op. cit</em>., p. 91.</p> <p><a name="note8a" href="#note8"><strong>[8]</strong></a> Roland Barthes, <em>Le plaisir du texte</em>, Paris, Seuil (Points &ndash; Essais), 1973, pp. 22-23.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-lecture-coupable#comments Autorité narrative Autriche BARTHES, Roland BATAILLE, Georges Féminisme JELINEK, Elfriede JOUVE, Vincent Luttes des classes Obscénité et perversion Plaisir Pouvoir et domination Représentation de la sexualité Théories de la lecture Transgression Violence Roman Fri, 25 Jun 2010 20:51:09 +0000 Stéphane Larrivée 243 at http://salondouble.contemporain.info Les condamnées http://salondouble.contemporain.info/lecture/les-condamnees <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/paquet-amelie">Paquet, Amélie </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/maladie-ou-femmes-modernes-comme-une-piece">Maladie ou Femmes modernes : comme une pièce</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="padding-left: 150px;"><span>All the best people have bad chest and bone disease! It's all frightfully romantic!&nbsp;<br /></span>Juliet dans&nbsp;<em>Heavenly Creatures</em>&nbsp;<a name="note1"></a><a href="#note1a">[1]</a></p> <p>&nbsp;</p> <p>La pièce de théâtre d’Elfriede Jelinek, <em>Maladie ou Femmes modernes: comme une pièce</em><span>, s’ouvre sur un couple: une infirmière-vampire et un médecin. Emily et le docteur Heidkliff sont à la veille de leur mariage. Emily, qui a dans le corps «<em>un ou deux pieux, le long desquels coule un peu de sang</em>» (p.13), discute tranquillement avec son futur époux, lorsque l’infirmière est appelée au chevet de Carmilla, une femme sur le point d’accoucher. Cette dernière a déjà cinq enfants avec son mari, le conseiller financier Benno Mabullpitt. Carmilla meurt pendant l’accouchement. Benno ne paraît pas s’intéresser à la mort de sa femme, il n’a de yeux que pour son bébé qui vient de naître, à propos duquel l’infirmière dit qu’«il n’est vraiment pas complet» (p.30). La femme morte, Carmilla, qui n’a étrangement pas perdu la capacité de parler, n’intéresse peut-être plus son mari, mais elle attire de plus en plus l’infirmière-vampire qui prend soin de son cadavre. Emily lui dit: «Vous me plaisez même morte. Vous me plaisez beaucoup. […] Vous me faites à moitié perdre la tête!» (p.31) Benno tente d’attirer l’attention d’Emily et de lui montrer que le nouveau-né est normal&nbsp;: «Il est parfaitement dans la norme autrichienne» (p.32). Rien n’y fait. Emily est trop occupée à contempler le cou appétissant de Carmilla<a name="note2" href="#note2b">[2]</a>;</span><span>&nbsp;elle se penche d’ailleurs sur celui-ci pour le croquer. D’un côté de la scène, Benno admire et vante son enfant, pendant qu’Emily et Carmilla se dévorent l’une et l’autre. Littéralement! Le texte de la pièce indique en didascalie&nbsp;: «<em>Les femmes ne s’occupent pas de lui, occupées qu’elles sont à se mordre, enchevêtrées</em>» (p.37)<em>.</em></span><span><em>&nbsp;</em><br /> </span></p> <p>&nbsp;</p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span style="color: #808080;"><span><strong>Un bain de sang</strong></span></span></span><span><strong>&nbsp;</strong></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span>De plus en plus disponible en français grâce au travail de traduction entrepris par&nbsp; les éditions de l’Arche, le théâtre d’Elfriede Jelinek<a name="note3" href="#note3b">[3]</a></span></span><span style="font-family: Tahoma;"><span>&nbsp;est reconnu pour sa complexité langagière, une complexité langagière bien impossible à rendre entièrement en traduction. Jelinek entremêle, à sa façon, les niveaux de langage. <em>Maladie ou Femmes modernes</em>, publiée en allemand en 1987, a été traduite en français pour la première fois en 2001. Même si l’édition française ne commente pas dans le détail l’utilisation de la langue allemande et des expressions autrichiennes si particulière de Jelinek<a name="note4" href="#note4b">[4]</a></span></span><span style="font-family: Tahoma;"><span>, des notes des traducteurs retracent néanmoins les passages de la pièce où Jelinek s’approprie de grandes citations ou des citations populaires qui se confondent au reste du texte. Au tout début de la pièce, Jelinek dissimule une réplique du <em>Faust</em> [1808] de Goethe: «Blut ist ein ganz besonderer Saft» (Le sang est un suc tout particulier). C’est le docteur Heidkliff, le futur mari d’Emily, qui prononce cette phrase de Faust adressée à Méphistophélès lorsque ce dernier lui demande de signer avec son sang pour conclure leur accord : «Comment se fait-il que sans cesse des réserves de sang disparaissent de mon florissant cabinet? À croire que quelqu’un littéralement les boit. Le sang est un suc particulier. Qui vous titille joliment le poireau.» (p.17) La citation de Goethe est utilisée ici dans un contexte parodique. Le docteur Heidkliff, un peu niais, n’a pas encore compris que sa fiancée vampire n’est avec lui que pour profiter des réserves de sang de son cabinet. Chez Goethe, le sang est «un suc particulier» qui va sceller à jamais la terrible alliance entre Faust et Méphistophélès. Chez Jelinek, le sang est «un suc particulier» qui permet de maintenir en vie la créature maléfique qu’est Emily. Le sang est aussi le fluide d’où provient la maladie, il est tout autant dans la pièce le véhicule du mal qui ronge Emily que celui qui permet sa survie. Jelinek conserve, à sa manière, le sens que le sang avait dans la pièce de Goethe&nbsp;: il est le dépositaire de la condamnation<a name="note5" href="#note5b">[5]</a>.</span></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span>Le sang est un élément scénique important dans la pièce. Après la transformation de Carmilla en vampire dans la quatrième scène de la première partie, elle se réveille et se rue sur ses enfants. Ils seront joués sur scène, comme nous l’indiquent les didascalies, par des acteurs adultes sur des patins à roulettes qui tournoient autour des personnages. Les enfants se sauvent, mais Carmilla parvient à en attraper un. Elle le mord et s’abreuve de son sang. Les didascalies insistent sur l’abondance de sang sur scène: </span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-left: 72pt; text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span style="color: #808080;"><span><em>Carmilla se désintéresse de son sang et, se pourléchant les lèvres, où perlent encore quelques gouttelettes de sang, vient sur le devant de la scène. Elle sourit d’un air appliqué et, sifflant entre ses dents. </em></span><span>[…]<em>&nbsp;Celui dont Carmilla a bu le sang reste allongé par terre, dans l’indifférence générale. Il gît dans une flaque de sang. </em></span><span>(p.46)</span></span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span>On n’est pourtant pas dans un théâtre d’horreur, on ne cherche pas à créer une atmosphère angoissante. Bien au contraire, si la pièce dégage quelque chose d’inquiétant, ce n’est pas à cause du sang, mais en raison de l’absence de réaction des personnages. Le dramaturge est-allemand Heiner Müller, auteur de <em>Hamlet-machine </em>[1979], a dit au sujet du théâtre de Jelinek: «Ce qui m’intéresse dans les textes d’Efriede Jelinek est la résistance qu’ils opposent au théâtre tel qu’il est<a name="note6" href="#note6b">[6]</a></span></span><span style="font-family: Tahoma;"><span>» (p.3). Dans <em>Maladie ou Femmes modernes, </em>le texte de Jelinek est en lutte contre le théâtre lui-même<a name="note7" href="#note7b">[7]</a></span></span><span style="font-family: Tahoma;"><span>, en raison du «&nbsp;désordre » qui règne sur la scène imaginée par l’écrivaine. La pièce est plus déstabilisante dans sa forme souvent confuse ou ambiguë pour son lecteur ou son spectateur que dans son contenu parfois dérangeant. Le sous-titre de la pièce l’indique «Comme une pièce», en allemand «<em>Wie ein Stück</em>», introduit l’idée qu’il ne s’agit peut-être pas exactement d’une pièce. C’est à tout le moins un texte qui tente de l’être ou qui fait comme s’il l’était. Jelinek joue avec cette impression de résistance qui se dégage de son théâtre; elle s’inscrit dans une tradition théâtrale forte et partage maintes préoccupations dramaturgiques, des préoccupations politiques et sociales notamment, avec les écrivains de l’Allemagne de l’Est: Bertolt Brecht, Heiner Müller, Botho Strau</span><span>ß<a name="note8" href="#note8b">[8]</a></span></span><span style="font-family: Tahoma;"><span>. </span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span style="color: #808080;"><span><strong>La maladie des vampires</strong></span></span></span><span><strong>&nbsp;</strong></span><span style="font-family: Tahoma;"><span>&nbsp;</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span>Même si les personnages semblent indifférents aux agissements des vampires, dans la cinquième scène de la première partie, le docteur Heidkliff questionne directement le comportement d’Emily: «Boire du sang est une marotte en soi tout à fait charmante. Mais où est le bien là-dedans? Tu ne fais qu’épouvanter tes supporters!» (p.49). Elle lui répond ces phrases plutôt énigmatiques qui laissent croire à un certain regret, comme si elle désirait réellement être une autre qu’elle-même: «J’aimerais tant, rien qu’une fois, en me regardant dans la glace, voir autre chose à travers moi. Malheureusement ça m’est refusé. Merci.» (p.49) Plus loin, elle ridiculise ses regrets en disant qu’elle aimerait seulement se faire revamper ses trop longues canines. Heidkliff prend un marteau et lui refait les dents sur scène. Ils discutent désormais plus ouvertement du vampirisme d’Emily, vampirisme qui ne remet pas en question l’amour que lui porte Heidkliff. Ils abordent aussi la question du lesbianisme d’Emily. Heidkliff n’est pas du tout importuné par ses préférences sexuelles pourvu qu’elle lui rende tout de même les faveurs sexuelles qu’il lui demandera. Ce qui est une manière sournoise, mais tout aussi violente, de nier les désirs de sa fiancée. </span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span>La deuxième partie de la pièce s’ouvre sur un nouveau décor. Les vampires sont couchés à l’intérieur de cercueils remplis de terre. L’indifférence que Carmilla et Emily suscitaient dans la première partie se transforme en hostilité. Carmilla raconte que les voisins ferment leur fenêtre pour ne pas les voir. Malgré le rejet, Carmilla et Emily valorisent leur condition vampirique. Elles aiment leur maladie, leur vampirisme qui les maintiendra à jamais entre la vie et la mort. Comme le dit Carmilla, cette maladie est sa condition idéale pour rester dans le monde: </span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-left: 72pt; text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span style="color: #808080;"><span>Je suis malade et je vais bien. Je souffre, et je me sens bien. C’est facile, d’être malade. Moi, je sais, et je me sens très, très mal. La bonne santé, ça n’est pas tout, et d’ailleurs mon corps ne la supporte vraiment pas! Face aux bonnes santés, je me transforme en passoire, qui laisse tout passer à travers. Je suis bien malade! Malade! Malade! Malade! (p.64)</span></span></span><span>&nbsp;</span><span style="font-family: Tahoma;"><span>&nbsp;</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span>Les hommes reviennent joyeux de l’enterrement de Carmilla. Peu à peu, ils déchantent et s’aperçoivent qu’ils n’en peuvent plus de cette maladie&nbsp;: «BENNO. Je hais ma femme Carmilla, à présent. HEIDKLIFF. Moi, à présent, je les hais toutes les deux! Elles font tout! Mais personne ne doit savoir. Et surtout pas les voisins. Mordantes et mesquines.» (p.75) Ils ne les détestent pas parce qu’elles sont vampires, mais parce que devenues vampires, elles s’isolent et font tout ensemble. Benno trouve en plus que Carmilla «a pris un tour masculin, qui ne [lui] plaît pas» (p.74) La féminité qui revêt des formes indésirables est immanquablement associée à la masculinité. Les féministes l’ont souvent souligné. L’historienne de l’art Griselda Pollock écrit, par exemple, à ce sujet&nbsp;: </span></span><span>&nbsp;</span><span style="font-family: Tahoma;"><span>&nbsp;</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-left: 72pt; text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span style="color: #808080;"><span>Le refus de la féminité bourgeoise correspond au refus d’être femme, au refus d’être quelque chose de particulier. Jusqu’en 1968, les femmes n’ont eu d’autre alternative que d’être féministes, au foyer ou au service de l’homme, ou de choisir de devenir un&nbsp;«pseudo-homme», en anglais <em>one of the boys</em></span><span>, problème très bien décrit par Simone de Beauvoir dans <em>Le Deuxième sexe</em><span style="color: #000000;"><a name="note9" href="#note9b">[</a></span><span style="color: #000000;"><a href="#note9b">9</a></span></span></span></span><span style="color: #000000;"><span style="font-family: Tahoma;"><span><a href="#note9b">]</a>.</span></span></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span>La femme se retrouvait donc sans alternative. Soit elle acceptait la féminité telle que lui proposait l’idéologie dominante, l’idéologie bourgeoise, ou soit elle devenait un garçon manqué, une femme qui refuse sa féminité. Il n’y avait donc pas d’espace pour une autre féminité, une féminité que la femme aurait choisie elle-même. Selon Jelinek, même après 1968, la femme n’est pas sortie de cette impasse. Emily et Carmilla sont bien loin d’arriver à définir leur propre féminité. Leur nouvelle identité est la conséquence d’une maladie, maladie qui les a d’ailleurs tuées.&nbsp; </span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span style="color: #808080;"><span><strong>Le grand infanticide </strong></span></span></span><span><strong>&nbsp;</strong></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span>L’isolement des femmes était déjà inacceptable pour les deux hommes. Mais lorsqu’elles décident, pour se nourrir, d’assassiner les enfants de Carmilla, la rupture devient définitive entre les quatre. Au tout début de la troisième scène de la deuxième partie, elles attaquent sauvagement les enfants. Les didascalies expliquent de quelle manière l’infanticide devra se dérouler sur la scène: </span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-left: 72pt; text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span style="color: #808080;"><span><em>Lumière tamisée, mystérieuse. Emily et Carmilla, silencieuses dans la pièce. Puis le baigneur dans la voiture d’enfant se met à crier. Bande-son très parlante, SVP!&nbsp; Un bref instant, rien que la voix enregistrée de la poupée, tandis que les femmes regardent autour d’elles. Puis les deux femmes se jettent comme des louves chacune sur un des deux enfants, et les font tomber. Il s’ensuit une lutte terrible, car les enfants se débattent. Les femmes, de leurs crocs, tranchent la gorge des enfants.&nbsp;Le nourrisson pleure: «Mamaan! Mamaan!» Les femmes boivent tout le sang des enfants, les hommes observent la scène indifférents. Ils secouent la tête, se frottent les mains, impatients. Leur comportement rappelle un peu celui des arbitres dans un combat de boxe.</em></span><span> (p.18)&nbsp;&nbsp; </span></span></span><span>&nbsp;</span><span style="font-family: Tahoma;"><span>&nbsp;</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span>Elles n’étaient déjà plus réellement des femmes depuis qu’elles avaient décidé de vivre dans leurs cercueils. Carmilla n’est certainement plus une mère depuis qu’elle a tué ses enfants. Elles deviennent peu à peu des monstres, elles sortent de leurs rôles, de leurs identités antérieures. Elles seraient toutefois condamnées aux rôles qu’on leur a donnés. Les hommes ne manquent pas d’ailleurs de leur rappeler: «BENNO. Carmilla, que je te dise: tu ne vas quand même pas devenir une Médée! Tu es une ménagère, et tu le restes. Et si tu meurs, tu es une ménagère morte. HEIDKLIFF. Ne crois pas que d’un seul coup tu sois devenue fatale, Emily! Tu es une simple infirmière, et tu le restes!» (p.78). </span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span>La réalité est tout autre. Carmilla n’a plus rien d’une ménagère. Emily n’a plus rien d’une infirmière. Leurs nouvelles identités monstrueuses, malades, ne correspondent plus à leurs rôles bien féminins d’autrefois. Les hommes, au contact des vampires, aussi se transforment: ils deviennent des bêtes. Leurs langues se dérèglent, ils sont désormais incompréhensibles, ils aboient. Et les femmes se métamorphosent encore. À la toute fin de la pièce, elles se transforment en «<em>une grosse femme gigantesque, la DOUBLE CRÉATURE. Cette femme (elle peut aussi être empaillée), ce sont les sœurs siamoises Emily/Carmilla, cousues dans un vêtement commun.</em>» (p.103) Les femmes sont en faute, elles ont voulu changer leur condition, adopter une identité qui n’était pas celle qu’on leur avait donnée. Benno et Heidkliff abattent la double créature; ce faisant ils se transforment à leur tour en monstre à deux têtes et le rideau tombe. <em>Maladie ou Femmes modernes </em></span><span>propose ainsi une relecture du mythe de l’androgyne. Dans <em>le Banquet</em> de Platon, tous les convives, uniquement masculins, sont invités à se prononcer sur la question de l’amour. Dans son discours, le dramaturge comique Aristophane raconte qu’au commencement du monde il existait des androgynes constitués d’un homme et une femme collés ensemble. Las de l’orgueil de ces androgynes, Zeus a décidé de séparer à jamais l’homme de la femme. L’amour est né après cette séparation originelle, lorsque les deux moitiés ont ressenti le désir de se rechercher. Aristophane explique que la nouvelle union de l’homme et de la femme produit une vie, un enfant, alors que l’union entre une moitié homme et une autre moitié homme engendre de grands avancés de l’esprit. L’union de deux moitiés femmes n’engendre rien, sinon peut-être cette «double créature» monstrueuse et incontrôlable qu’il faut détruire.&nbsp; </span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span style="color: #808080;"><span><strong>Le paria</strong></span></span></span><span><strong>&nbsp;</strong></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span>En lisant cette pièce de Jelinek, on peut aussi penser aux<em> Bonnes</em> [1947] de Jean Genet, pièce qui raconte l’histoire de deux domestiques, des prolétaires soumises, qui veulent empoisonner leur maîtresse. Elles finissent par délirer et s’empoisonner entre elles. Les bonnes de Genet, Solange et Claire, n’échappent jamais à leur condition, elles se détruisent avant de s’en libérer. La ménagère et l’infirmière de Jelinek arrivent à échapper véritablement à leur condition, mais leur nouvelle condition est plus monstrueuse que la précédente. Il n’y a aucune possibilité d’émancipation. Devenues autres, elles sont pires encore, elles sont de véritables parias. Elles n’ont plus de place nulle part. </span></span><span>&nbsp;</span><span style="font-family: Tahoma;"><span>&nbsp;</span></span><span>&nbsp;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-family: Tahoma;"><span>La philosophe politique Hannah Arendt a beaucoup écrit sur les parias, sur Rahel Varnhagen, entre autres, qui tenait des salons littéraires fréquentés notamment par Jean Paul, Friedrich Schlegel, Hegel, Henrich Heine et Goethe pendant la grande époque romantique en Allemagne. Rahel Varnhagen a tout fait pour devenir une parvenue réussie. Elle venait d’une famille de juifs allemands<a name="note10" href="#note10b">[10]</a></span></span><span style="font-family: Tahoma;"><span>. Dans la biographie <em>Rahel Varnhagen. La vie d’une juive allemande à l’époque du romantisme</em> [1958]<a name="note11" href="#note11b">[11]</a></span></span><span style="font-family: Tahoma;"><span>, Arendt raconte le destin tragique de Rahel Varnhagen qui voulut à tout prix être allemande à part entière et effacer ses origines juives. Le « mal » de Rahel Varnhagen était dans son sang. Rahel Varnhagen ne peut pas changer sans heurt de position dans sa société, comme elle ne peut pas se défaire de ses origines. La question de la judéité est placée tout discrètement dans <em>Maladie ou Femmes modernes</em>. On évoque à quelques reprises dans le texte les morts dans les chambres à gaz<a name="note12" href="#note12b">[12]</a></span></span><span style="font-family: Tahoma;"><span>. Vers la fin de la pièce, lorsque les hommes deviennent des bêtes, les traducteurs de Jelinek indiquent en note de bas de page que des citations du roman en partie autobiographique <em>Michael</em> [1929], de Joseph Goebbels, se retrouvent dans une réplique de Benno. La voix d’avant la guerre de Goebbels, celui qui deviendra chef de la propagande d’Hitler, se mêle à celle de Benno. Ce n’est là qu’un détail du texte qui montre qu’Emily et Carmilla endossent le rôle de tous les exclus cités dans la pièce, les homosexuels, les prolétaires, les juifs, ainsi que tous les autres non mentionnés. Tous les parias sont, dans la pièce, condamnés à le rester. Les femmes, au premier plan. Ils sont souvent, c’est le cas des femmes, des juifs, des prolétaires, perdus d’avance, dès l’origine. Leur mal est inguérissable. Le vampire est contraint de se nourrir de ce mal et d’absorber à jamais le sang maudit. La femme vampire de Jelinek est donc l’image cynique, moqueuse, de cette inéluctable condamnation. </span></span></p> <div id="ftn1"> <p class="MsoFootnoteText"><a href="note1"></a><a name="note1a"></a>1&nbsp;<span style="font-size: 10pt;">Peter Jackson, <em>Heavenly creatures</em>, Nouvelle-Zélande, 35mm, 1994, 108 m.<br /> <br /> <a name="note2b" href="#note2">2</a> On se rappelle que « Carmilla » est le prénom de la femme vampire imaginée par Joseph Sheridan Le Fanu dans sa nouvelle <em>Carmilla</em></span><span style="font-size: 10pt;"> [1871]. La Carmilla de Le Fanu ne se nourrit que de sang de très jeunes filles. La nouvelle de Le Fanu a beaucoup influencé Bram Stoker pour son <em>Dracula </em>[1897]. Le prénom «&nbsp;Emily » évoque une autre source d’inspiration de Stoker en raison de son travail important sur le folklore transylvanien&nbsp;: l’écrivaine Emily Gerard [1849-1905].<br /> <br /> <a name="note3b" href="#note3">3</a> Jelinek a publié une vingtaine de pièces depuis la fin des années soixante-dix jusqu’à aujourd’hui. Son œuvre romanesque, beaucoup plus connue, comprend une dizaine de titres qu’elle a commencé à publier en même temps que son théâtre. Comme Thomas Bernhard, l’écrivain autrichien auquel on la compare toujours, elle mène ainsi en parallèle une œuvre de romancière et de dramaturge.<br /> <span><br /> <a name="note4b" href="#note4">4</a>&nbsp;</span><span style="font-size: 10pt;">Les traducteurs évoquent toutefois la particularité de cette langue dans la description de la pièce: «Le théâtre de Jelinek n’est pas psychologique. Sa langue est détraquée, déréglée, elle est ici un matériau travaillé par les discours faussement écologistes, anti-féministes ou fascistes. Elle est traversée par une sous-langue faite d’expressions idiomatiques ou proverbiales, d’allitérations, de textes classiques cités comme des formules publicitaires. Les personnages sont plus "parlés par leur langue" qu’ils ne la parlent. Elle les prend au piège.» (p.3)<br /> <span><br /> <a name="note5b" href="#note5">5</a>&nbsp;</span><span style="font-size: 10pt;">Comme je le mentionnais plus haut, la pièce a été publiée en allemand en 1987. Puisque la pièce contient de nombreuses références implicites, il y a peut-être dans le texte une référence à l’épidémie du Sida qui prend une ampleur terrible en 1987.<br /> <span><br /> <a name="note6b" href="#note6">6</a>&nbsp;</span><span style="font-size: 10pt;">L’extrait d’un entretien avec Heiner Müller est cité dans la présentation de la traduction française de <em>Maladie ou Femmes modernes.<br /> <span><br /> </span></em><span><a name="note7b" href="#note7">7</a>&nbsp;L’auteure de cette lecture n’a malheureusement pas vu cette pièce sur scène. On ne monte pas Elfriede Jelinek à Montréal! Enfin pas encore. Elle a toutefois déjà assisté à une représentation de Burgtheater [1985] montée par une troupe autrichienne et jouée sur une scène à Bruxelles. Elle peut vous confirmer qu’il se dégage du théâtre de Jelinek une impression d’anti-théâtre même si ses pièces sont loin d’être rebutantes pour le spectateur. Dans Burgtheater, elle use à profit de stratégies racoleuses pour attirer le spectateur. Par exemple, dans la mise en scène présentée à Bruxelles, les comédiens qui jouaient la pièce en allemand parlaient parfois en français pour interpeler le public belge.</span><span style="font-size: 10pt;"><br /> <br /> <a name="note8b" href="#note8">8</a> On fait souvent ces rapprochements. D’autant plus que Jelinek a fait partie pendant plus de quinze ans du Parti communiste Autrichien. &nbsp;<br /> <span><br /> <a name="note9b" href="#note9">9</a>&nbsp;</span><span style="font-size: 10pt;">Griselda Pollock, « Histoire et politique&nbsp;: l’histoire de l’art peut-elle survivre au féminisme ? », in Féminisme&nbsp;: art et histoire de l’art, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 1994, p. 66.<br /> <br /> <a name="note10b" href="#note10">10</a> Le père d’Elfriede Jelinek est un juif tchèque, chimiste, qui a travaillé pour les nazis en Autriche.<br /> <br /> <a name="note11b" href="#note11">11</a> Hannah Arendt avait commencé à écrire cette biographie avant la Deuxième Guerre mondiale. Plusieurs années furent nécessaires avant qu’elle ne parvienne à terminer le manuscrit qu’elle avait réussi à traîner avec elle jusqu’aux États-Unis.<br /> <span><br /> <a name="note12b" href="#note12">12</a>&nbsp;</span><span style="font-size: 10pt;">Comme dans cette réplique de Carmilla au début de la pièce: «CARMILLA parle avec difficulté. J’espère que tu t’es autorisé à donner apparence humaine à cet enfant? Je veux dire. Pour que plus tard, on puisse le reconnaître pour un être humain. Qu’on évite de l’éliminer ou de la gazer. Fais ton numéro!» (p.26).</span></span></span></span></span></span></span></p> </div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/les-condamnees#comments Autriche Féminisme Identité JELINEK, Elfriede LE FANU, Joseph Sheridan POLLOCK, Griselda STOKER, Bram Violence Théâtre Mon, 22 Mar 2010 13:21:05 +0000 Amélie Paquet 217 at http://salondouble.contemporain.info