Salon double - Autofiction
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frÀ la fin il est las de ce monde ancien
http://salondouble.contemporain.info/lecture/a-la-fin-il-est-las-de-ce-monde-ancien
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<a href="/equipe/belanger-david">Bélanger, David</a> </div>
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<a href="/biblio/comme-des-sentinelles">Comme des sentinelles</a> </div>
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<p>Paru en 2012 aux éditions de La mèche, <em>Comme des sentinelles</em>, premier roman de Jean-Philippe Martel, expose les vicissitudes d’un trentenaire-littéraire-esseulé. Sans entrer déjà dans le texte, notons que les critiques qui se sont penchés sur l’intrigue du roman ont cru bon d’ouvrir leur papier avec quelque suspicion. Ainsi va le résumé qu’osait Chantal Guy, confinant l’œuvre au discours doxique, sorte de passage obligé du <em>wannabe</em> écrivain: «Des premiers romans sur la dérive éthylique post-rupture amoureuse d'un gars en manque de son père, et qui va finir par écrire son premier roman, il y en a des tas, particulièrement en littérature québécoise » (Guy, 2012: <a href="http://www.lapresse.ca/arts/livres/critiques-de-livres/201212/17/01-4604701-comme-des-sentinelles-qualite-de-lecriture-12.php">en ligne</a>). On peut même penser que l’auteur se défendait d’appartenir à ce «tas de romans», en janvier, arguant plus ou moins l’éternel <em>tout a déjà été écrit</em>:</p>
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<p style="margin-left:106.3pt;">À mon avis, c’est surtout ça qu’on apprend quand on lit beaucoup ou qu’on fait de longues études en littérature: qu’on peut faire un livre sur n’importe quoi, que d’ailleurs tous les sujets ont été abordés et que ce n’est pas ça l’essentiel, mais la manière de le faire. Donc, je suis plus préoccupé par le style, je dirais. (Martel, 2013 : <a href="http://larecrue.net/2013/01/jean-philippe-martel-%E2%80%93-questionnaire/">en ligne</a>)</p>
</blockquote>
<p>Sans doute cette position de Jean-Philippe Martel est-elle empreinte d’une certaine sagesse –et puis elle lui permet d’écrire <em>un peu n’importe quoi</em>, l’intrigue devenant ce prétexte donné aux mots pour s’enfiler avec aplomb. Un peu de la même manière, l’entrevue de <em>La Tribune</em> souligne d’entrée de jeu: </p>
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<p style="margin-left:106.3pt;">S'il y a un genre littéraire «suspect» ces temps-ci, c'est bien l'autofiction. Écrire un roman inspiré en partie de sa propre vie est perçu comme un geste médiocre par plusieurs critiques contemporains, qui n'en peuvent plus de cette orgie du moi. Le premier livre de Jean-Philippe Martel, <em>Comme des sentinelles</em>, pourrait sembler du même acabit. Au contraire, se défend l'auteur, il faut plutôt y voir une réflexion sur la chose. (Bergeron, 2012 : 33)</p>
</blockquote>
<p>Devoir se défendre d’une appartenance générique –l’autofiction– ou de reproduire un stéréotype, cela révèle un peu l’ambition de l’œuvre: travailler, avec les outils qui sont ceux de la littérature, à actualiser les fables anciennes, les formes convenues, les thèmes trop fréquentés. Et cela semble réussi. Après tout, les critiques, au-delà de ces petites pointes inoffensives, ne savent que saluer le style qui irrigue une histoire autrement flasque.</p>
<p>Si on visite un peu plus avant le roman de Jean-Philippe Martel, on constate la maîtrise de ce discours, sa manière de tourner en bourrique les formules usinées, de poser des questions à la littérature, là où trop souvent certains lancent de naïves affirmations. Ainsi, qu’en serait-il de cette originalité –à quel point peut-elle être compromise ? Voyons vitement, en d’autres mots, ce que <em>Comme des sentinelles</em> fait à ce monde ancien auquel on l’oppose commodément. </p>
<p><strong>De l’intrigue à l’identitaire</strong></p>
<p>Vincent Sylvestre est chargé de cours à l’Université de Sherbrooke, Évelyn l’a quitté, il prenait de la coke, le voilà au début du roman plus très sûr de vouloir poursuivre dans cette voie, se baignant sans illusion dans des rencontres de narcomanes anonymes. Il y croise alors Robert Thompson,</p>
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<p style="margin-left:106.3pt;">né à Beebe, dans une maison dont la chambre principale se trouvait au Canada et la salle de bain aux États-Unis; il cassait son français sans bon sens. Il faut dire qu’il l’avait appris un peu n’importe comment: chez la grand-mère à Danville, dans une shop à Lennox, dans une autre à Windsor, puis dans une autre Kingsey, sans compter les deux ou trois stages à Talbot et les vacances à Bordeaux… (14-15)</p>
</blockquote>
<p>Essentiellement constitué de ce duo –Thompson l’anglophone pas trop zen, en naufrage constant, à l’intelligence maladroite et aux manières grossières, et Sylvestre, l’intellectuel désabusé, à la remorque d’on ne sait quoi, brillant et cynique, et par-là malheureux–, le roman évolue sur un mode binaire, ce qui, parfois, suppose certains archétypes. Du coup, la lecture identitaire s’avère un peu trop facile, d’autant que Sylvestre est hanté par son passé familial et par un père disparu trop tôt, alors que Thompson paraît angoissé par l’avenir, sa maison comme une décharge qu’il ne sait retaper, faute de projets et de <em>plus tard</em> envisageables. Mais bon, ça nous change des vieilles rengaines: si le Canadien français n’a qu’un passé trop lourd –dans tes dents, lord Durham– et que l’Anglais n’a pas d’avenir, on peut parler d’originalité. On peut.</p>
<p><strong>Parler de la littérature dans la littérature </strong></p>
<p> Pourtant, l’intérêt de l’intrigue –son nœud– se trouve ailleurs. Et la question à poser à l’histoire, un peu bête –<em>est-ce original?</em>– se justifierait mieux dans une forme plus fine: <em>l’originalité de l’histoire est-elle suffisamment mise en perspective, inscrite au sein d’une cohérence propre à l’œuvre?</em> Si on prend la peine d’énoncer une telle interrogation, c’est évidemment que la réponse s’avère positive.</p>
<p>De fait, dès le premier chapitre l’énonciation du trentenaire-désenchanté-et-littéraire paraît problématisée:</p>
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<p style="margin-left:106.3pt;">Je me demandais ce qui avait bien pu se produire pour que je me retrouve étendu dans ces draps maculés, seul, un si bel après-midi d’août, alors que j’aurais pu me prélasser sur une terrasse, revenir de voyage, faire l’amour, renifler de la cocaïne ou écrire un roman (10).</p>
</blockquote>
<p>Ce qui caractérise les énoncés du roman, c’est leur négativité: Vincent Sylvestre n’écrit pas de roman, chacune de ses affirmations ne constitue pas une œuvre autobiographique que nous pondrait un chargé de cours sur l’acide, bref, le «je» qui parle ne parle pas à un roman, il est le fait d’un roman. Cette histoire «sans encre ni clavier» (174) est un échec romanesque, égaré dans la vie du personnage qui ne saurait se raconter. À cet égard, les cours professés par Sylvestre exposent la cohérence –voire l’originalité– de la non-entreprise narrative. Il parle de Rousseau:</p>
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<p style="margin-left:106.3pt;">à ses yeux, pour écrire un livre original, il faut déjà, soi, être un peu original. En retour, parler de soi, faire un livre qui traite d’un homme différent de tous les autres vient en quelque sorte confirmer le caractère singulier de son entreprise. Autrement dit, l’auteur est original parce qu’il s’apprête à faire une chose qui n’a jamais été accomplie, et son œuvre le sera également parce qu’elle parlera de lui (22).</p>
</blockquote>
<p>Parce que la vie de Vincent Sylvestre n’est pas celle d’un homme différent –Chantal Guy l’a souligné– et que l’entreprise autobiographique de Rousseau, pour originale qu’elle fût, n’a plus aujourd’hui l’avantageuse nouveauté de jadis, le monologue de Vincent Sylvestre est effectivement sans aucune originalité. Disant cela, le roman souligne aussi, avec la cohérence qui est la sienne, qu’on s’en fiche un peu. Voyez: le récit, ponctué de chapitres sur l’enfance du narrateur et sur son rapport au père, propose une relation privilégiée et constituante; cette authentique expérience familiale s’échoue pourtant, du moins en apparences, sur les rives du <em>déjà-dit</em>:</p>
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<p style="margin-left:106.3pt;">Avant de vous laisser partir, je vous rappelle que vous avez un travail à me remettre la semaine prochaine. C’est assez simple. Il s’agit de répondre à la question suivante: à partir de votre lecture du roman <em>Adolphe</em> de Benjamin Constat, montrez de quelle manière la relation du narrateur à son père, développée dans les toutes premières pages du livre, annonce et pour ainsi dire contient en germe l’ensemble du roman (53).</p>
</blockquote>
<p>Rien de plus commun en effet que des consignes de travaux. <em>Comme des sentinelles</em> évoque ainsi moult intertextes qui semblent n’avoir d’autres rôles que de ridiculiser l’intrigue, la montrer dans sa naturelle banalité, manière de hausser les épaules et d’avouer –de confesser– les limites mêmes de l’invention. Ce que suggère ce roman, avec une cohérence et une intelligence qu’il faut expliciter –trêve d’équivoque: cette œuvre est un charme!–, c’est le ridicule de notre époque en regard du romantisme des Constant et Rousseau, c’est l’usure de la littérature longuement frottée par des cohortes d’auteurs, c’est cette classe de lettres à laquelle enseigne Vincent Sylvestre et qui se jettera bientôt, à son tour, dans cet incessant mouvement de partage vers l’avant et de reproduction du même. On peut en ressentir une certaine lassitude. Certaines lassitudes sont salvatrices.</p>
<p><strong>Le style, disons</strong></p>
<p>S’il faut décrire la structure générale de l’écriture de <em>Comme des sentinelles</em>, on peut résumer la chose par une attitude prosaïque, voire terre-à-terre: nulle emphase, nul lyrisme, on reste dans la narration qui suit volontiers le rythme des péripéties –peu nombreuses, au demeurant. Classique, pour ainsi dire, l’écriture de Martel ne réinvente rien mais tout est maîtrisé: des éclats de virtuosité parfois –l’incipit, remarquable–, un rythme –on ne s’attarde jamais–, et quelques descriptions un peu laides qui trouvent leur justesse dans leur force d’évocation –«je me suis assis sur des blocs de béton dans lesquels ils mettent des fleurs, l’été. Les fleurs étaient mortes, et les bacs étaient submergés de mégots et d’éclats de verre» (111). </p>
<p>En fait, ce manque de prétention stylistique convient fort bien au projet à l’œuvre: la prose détachée donne aux actions et aux pensées du narrateur cette modestie; à la moindre enflure, les traits du chargé de cours en auraient souffert, le pédant lecteur de Maurice Sachs aurait transparu et le littéraire, comme dans trentenaire-littéraire-enamouré-et-sans-espoir, aurait pris un brin trop de place. Mieux vaut se tasser dans un coin. Laisser parler Camus, Théophile Gautier et Apollinaire, puis pourquoi pas, Jacques Mesrine, qui, «en tant que révolté, s’était engagé dans une lutte qu’il n’avait pas gagné» et qui «en tant qu’écrivain, [avait] donné un texte dont l’intérêt ne tenait qu’à la matière biographique, et encore» (118-119). On souffre toujours de ce genre de comparaisons. Vincent Sylvestre ne saurait faire exception:</p>
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<p style="margin-left:106.3pt;">Tandis que moi, je n’étais engagé dans aucune lutte et n’aspirais plus qu’à me rejoindre, quelque part entre mes cheveux et mes pieds, ou entre les premier et dernier mot d’une histoire vraie. (119)</p>
</blockquote>
<p>L’échec, tout relatif, devient rapidement un mode de vie lorsqu’on est trop souvent porté, dans les livres, à converser avec les grands de ce monde. Se développe une lassitude. Un dédain pour la sacro-sainte originalité. On se prend à ne vouloir faire qu’une grande œuvre, de celles qui n’inventeraient rien. Quelque chose comme l’éloge d’une absence d’ambition.</p>
<p> </p>
<p><strong>Bibliographie</strong></p>
<p>BERGERON, Steve, «L’autofiction critiquée par… l’autofiction», <em>La Tribune</em>, 24 octobre 2012, p. 33. </p>
<p>GUY, Chantal, «<em>Comme des sentinelles</em>: qualité de l’écriture», <em>La Presse</em>, 17 décembre 2012 [en ligne]. <a href="http://www.lapresse.ca/arts/livres/critiques-de-livres/201212/17/01-4604701-comme-des-sentinelles-qualite-de-lecriture-12.php">http://www.lapresse.ca/arts/livres/critiques-de-livres/201212/17/01-4604701-comme-des-sentinelles-qualite-de-lecriture-12.php</a></p>
<p>MARTEL, Jean-Philippe, « Jean-Philippe Martel –questionnaire », <em>La recrue du mois. Vitrine des premières œuvres littéraires québécoises</em>, janvier 2013, [en ligne]. <a href="http://larecrue.net/2013/01/jean-philippe-martel-%E2%80%93-questionnaire/">http://larecrue.net/2013/01/jean-philippe-martel-%E2%80%93-questionnaire/</a></p>
http://salondouble.contemporain.info/lecture/a-la-fin-il-est-las-de-ce-monde-ancien#commentsAutofictionAutofictionBERGERON, SteveDépressionGenreGUY, ChantalHistoireIntertextualité MARTEL, Jean-PhilippeQuébecStyleRomanWed, 30 Jan 2013 18:46:15 +0000David Bélanger668 at http://salondouble.contemporain.infoPerformance toxicomaniaque : comment recoller ensemble des milliers de petits bouts de soi
http://salondouble.contemporain.info/article/performance-toxicomaniaque-comment-recoller-ensemble-des-milliers-de-petits-bouts-de-soi
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<a href="/equipe/monette-annie">Monette, Annie</a> </div>
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<a href="/biblio/a-million-little-pieces">A Million Little Pieces</a> </div>
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<a href="/dossier/critures-sous-influence-pr-sence-des-drogues-en-litt-rature-contemporaine">Écritures sous influence: présence des drogues en littérature contemporaine</a> </div>
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<p style="text-align: justify;">Lorsqu’on s’intéresse à ce qui est le plus souvent nommé la littérature de la drogue, on remarque très rapidement un consensus chez les critiques et les historiens: cette littérature particulière serait plus ou moins morte à la fin des années 1960. C’est effectivement le constat que fait Max Milner (2000), pour qui Henri Michaux<strong><a href="#1a" name="1">[1]</a></strong> représente le dernier auteur de la drogue<strong><a href="#2a">[2]</a></strong><a name="2"></a>. Cette conclusion soulève un problème si on souhaite réfléchir aux textes de la drogue du point de vue de la littérature contemporaine. Car en apposant une date de péremption au-delà de laquelle toute littérature de la drogue devient impossible, Milner tire en effet un trait sur toutes les productions littéraires publiées après les années 1960, qui ont pourtant elles aussi traité de l’expérience de la drogue. Ce découpage assez artificiel, sans ignorer complètement ces textes, postule par avance leur non-valeur. Il est vrai que cette vision repose en partie sur un véritable désintérêt envers les substances toxiques: désintérêt de la psychiatrie, qui cesse d’y voir un outil pour comprendre la maladie mentale ou un remède pour la soigner; désintérêt des entreprises pharmaceutiques qui abandonnent leur production et leurs recherches; désintérêt «social» également, qui se traduit notamment par une moins grande acceptabilité de l’usage des drogues (qui peut être en partie expliquée par le durcissement des lois contre le trafic et la possession de substances illicites); désintérêt, au moins apparent, des artistes, poètes et intellectuels pour des substances de moins en moins exotiques<strong><a href="#3a">[3]</a></strong><a name="3"></a>.<br /><br />Mais plutôt qu’un point de non-retour, ne faudrait-il pas plutôt voir une transformation, un changement dans/de la littérature de la drogue? À mon sens, il est plus intéressant de chercher à voir ce que cette littérature est devenue que d’annoncer prématurément sa fin, sur la base que les moyens ne sont plus les mêmes.</p>
<p style="text-align: justify;"><br />C’est en ayant en tête ces prémisses que j’ai abordé <em>A Million Little Pieces</em> (2003), de James Frey et c’est en considérant ce texte comme un exemple d’une potentielle «nouvelle» écriture de la drogue que je l’ai parcouru et que je souhaite, dans les pages suivantes, y réfléchir.<br /><br /><strong><span style="color:#808080;">Du vrai et du faux</span></strong><br /><br />Le «scandale» autour de la publication de ce texte est connu. Frey a présenté, d’abord à son éditeur, puis à son lectorat, <em>A Million Little Pieces</em> comme un récit «totalement» authentique sur le plan biographique: ce «cauchemar américain» était le sien et il le livrait, sans pudeur, aux yeux des lecteurs — ce qui a achevé, on le comprend, de les émouvoir et d’attiser leur curiosité (et de mousser les ventes). En effet, le succès, tant populaire que critique, a été très rapide. Frey a enchaîné les entrevues télévisuelles et a été l’invité d’Oprah qui l’a rapidement sacré l’un des auteurs les plus géniaux de sa génération. Or on sait qu’il y avait une part de jeu, de contrefaçon, voire de fraude dans cette affaire. Tout ce qu’a écrit Frey n’est pas vrai. Des faits ont été gonflés, d’autres inventés. C’est au site Internet «The Smoking Gun» qu’on doit la révélation de ce «scandale»<strong><a href="#4a" name="4">[4]</a></strong>. Frey nie d’abord, puis jongle avec les idées de «vérité» et d’«authenticité» avant d’avouer. Son éditeur, qui d’emblée le défend bec et ongles, doit se rétracter devant les faits. Une note de l’auteur et une autre de l’éditeur accompagnent désormais la nouvelle édition.<br /><br />Au-delà de ce prétendu scandale<strong><a href="#5a" name="5">[5]</a></strong>, ce qui m’apparaît particulièrement intéressant est l’idée de la performance. Se présenter sur les plateaux de télévision, arguer que son récit est «purement autobiographique», établir une correspondance sans équivoque entre le narrateur et l’auteur, témoigner devant tous de sa «vie de toxico» relève en effet d’une certaine forme de performance, d’un certain <em>acting</em>. En effet, Frey s’est en quelque sorte composé un personnage (le narrateur du texte) qu’il a ensuite incarné, interprété: c’est dans la peau de ce narrateur qu’il s’est présenté à ses lecteurs, aux critiques, aux caméras. Certes, la ligne est ici mince entre la réalité et la fiction: malgré les inventions, Frey demeure proche de ce personnage de toxicomane. Mais démêler le vrai du faux, l’invention de l’authentique, est-ce au fond intéressant ou important? Ce qui m’apparaît digne d’intérêt, c’est que Frey a intentionnellement levé la frontière, il a prétendu qu’elle n’existait pas. Il s’est dès lors mis, dans une certaine mesure, à performer son texte, à incarner «James», à jouer son propre rôle. Cette performance s’est toutefois menée <em>autour</em> du texte. On peut alors se demander comment elle agit <em>dans</em> le texte.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Le corps du toxicomane, objet d’une performance</strong></span></p>
<p style="text-align: justify;"><br />L’idée de la performance, considérée au sens de représentation, implique de façon presque inévitable le corps. Dans la performance artistique, par exemple, c’est lui qu’on met de l’avant, c’est lui qu’on soumet à l’action exécutée en même temps qu’aux regards des spectateurs. Dans le texte de la drogue, le corps est pareillement sujet à la représentation: parce que c’est en lui que la drogue a pénétré, sur lui qu’elle s’est imprimée et qu’elle a laissé des traces, parfois ineffaçables. Chez Frey, le corps trouve plusieurs formes de «performation». D’abord, dans les descriptions inévitables de l’agonie, des maux, des blessures et de l’état d’abjection dans lequel se retrouve le corps. C’est d’ailleurs sur un tel tableau disgracieux que s’ouvre <em>A Million Little Pieces</em>:</p>
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<p style="text-align: justify;"><br />I wake to the drone of an airplane engine and the feeling of something warm dripping down my chin. I lift my hand to feel my face. My front four teeth are gone, I have a hole in my cheek, my nose is broken and my eyes are swollen nearly shut. […] I look at my clothes and my clothes are covered with a colorful mixture of spit, snot, urine, vomit and blood. (p. 1)</p>
</blockquote>
<p style="text-align: justify;">Cet incipit introduit assez brutalement le lecteur à ce qui lui sera, dans la suite du texte, constamment re-présenté: une enveloppe corporelle malmenée, incomplète, trouée, d’où fuient des fluides écœurants, comme si le corps se recrachait lui-même. Les scènes répétitives de dégurgitation montrent en ce sens non seulement un corps malade, mais encore un corps qui se désagrège de l’intérieur:</p>
<blockquote><div class="quote_start">
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<p style="text-align: justify;"><br />[…] I crawl into the Bathroom and I grab the sides of the toilet and I wait. It sweat and my breath is short and my heart palpitates. My body lurches and I close my eyes and I lean forward. Blood and bile and chunks of my stomach come pouring from my mouth and my nose. (p. 20)<br /> </p>
</blockquote>
<p style="text-align: justify;">À l’écoulement et à l’expulsion répond une action contraire, mais en même temps complémentaire: le remplissage. Le corps du toxicomane en est un qui demande sans cesse à être rempli. De drogues, évidemment, mais, lorsque la cure de désintoxication est entamée, de tout ce qui peut être ingurgité: nourriture, fumée du tabac, café sont consommés en quantité et de façon constante, comme s’il était impossible d’atteindre la satiété: «Get something. Get something hard and get something fast. Fill me. Fill me till I die.» (p. 81) «Once a junky, always a junky» (2003, p. 97), disait Burroughs: qu’on se bourre de crack jusqu’aux yeux ou qu’on mange jusqu’à s’en faire éclater, peu importe. Il est question de combler un besoin:</p>
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<p style="text-align: justify;"><br />The food is a drug, a drink, a chemical, a substance. No one cares that they are getting all they can handle, that they have more than they need. If they could, the men would eat the furniture, the bookshelves, the plates, the napkins, the banquet tables, the coffee machine. (p. 334)</p>
</blockquote>
<p style="text-align: justify;"><br />La double action récursive vider/emplir, emplir/vider devient donc une expression, une manifestation de la consommation. La mécanique toxicomaniaque est incarnée, elle est <em>incorporée</em>.<br /><br />D’autres scènes récurrentes dans<em> A Million Little Pieces</em> participent de façon similaire à la mise en scène du corps. Les scènes que j’appellerais «du miroir», dans lesquelles James observe d’abord les ravages et les blessures, puis, lentement, les améliorations, les guérisons ont évidemment pour but de montrer le corps, non seulement au lecteur, mais encore au narrateur qui se retrouve à se (re)voir: la difficulté éprouvée par James à regarder (dans) ses yeux illustre d’ailleurs la peine éprouvée à la monstration du corps; le spectacle du corps du toxicomane n’en est pas un facile à contempler. Les «scènes de la douche», quant à elles, montrent la souffrance imposée par le drogué sur son corps: l’eau volontairement trop chaude qui pique et brûle la peau de James reproduit la souffrance que le toxicomane s’est infligée avec la drogue. Ici, cependant, il s’agit de reprendre contact avec le corps, par le moyen contradictoire de la douleur.<br /><br />Mais je pense plus précisément à la scène effroyable de l’opération chez le dentiste; James, étant toxicomane, ne peut recevoir d’anesthésiant. Il doit subir «à froid» la reconstruction de sa dentition<strong><a href="#6a">[6]</a></strong><a name="6"></a>:</p>
<blockquote><div class="quote_start">
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</div>
<p style="text-align: justify;"><br />The drills come out and a vacuum starts sucking the dying flesh surrounding my root from the canal that holds it. The agony does not subside. The vacuum stops and the remaining flesh is scraped from the interior of the canal with some sort of sharp pointed instrument. The agony does not subside. The vacuum goes back and comes out, the scraping continues. The agony does not subside. (p. 63)</p>
</blockquote>
<p style="text-align: justify;"><br /><br />Je ne donne qu’un très court extrait de cette scène qui s’étend sur plusieurs pages. On se trouve ici à la limite du soutenable, pour le narrateur comme pour le lecteur: le dernier seuil de la souffrance est franchi. La performance du corps dans cet épisode dépasse la représentation: le but consiste moins à décrire en mots la torture horrible à laquelle James doit se soumettre que d’utiliser les mots pour rejouer la scène, pour réactiver par eux la douleur et refaire cette expérience corporelle extrême.<br /><br /><strong><span style="color:#808080;">Les mots comme outils de la performance</span></strong></p>
<p style="text-align: justify;"><br />La performance, justement, c’est aussi une affaire de mots, d’écriture et de langage. En effet, performer signifie un mode d’expression, une mise en acte de la parole. Dans l’écriture de la drogue, la performance consiste à soumettre le langage à une opération qui permet de <em>dire</em> la drogue. Car l’expérience vécue (parce qu’elle est avant tout affaire de perception, parce qu’elle correspond à une réalité unique, non partageable et non reproductible) dépasse très souvent les capacités langagières de l’auteur. Elle tient de l’indicible. En cela, Frey n’est pas différent de ses prédécesseurs: sa performance textuelle repose sur une série de moyens employés pour faire correspondre l’écrit et l’expérience. Je ne les passerai pas tous en revue<strong><a href="#7">[7]</a></strong><a name="7"></a>, mais je signale par exemple l’usage de phrases très courtes qui décrivent les gestes posés entre les paroles échangées par les protagonistes: «She pulls away and we stand. She speaks./ Have a good night./ I will. She turns and she starts to walk away. I speak./Lilly./ She stops and she looks back./ What?/ I’ll miss you./ She smiles./ Good.» Ces passages donnent au texte un rythme particulier, en venant en quelque sorte découper les dialogues et en leur ajoutant une dimension «visible»: au-delà des paroles prononcées, le lecteur «voit» les réactions, les gestes, les mimiques. Le corps refait surface par/dans la lettre. Je remarque également la façon dont Frey construit ses dialogues (nous en avons déjà un exemple dans la citation précédente). Ceux-ci ne sont pas indiqués par des tirets et sont dépourvus des renvois (tel «dit-il» ou «demande-t-elle») qui permettent normalement de bien suivre l’échange et qui distinguent le dialogue de la narration. Ses dialogues se présentent plutôt comme une succession de phrases (souvent brèves) placées les unes sous les autres, comme à la chaine:</p>
<blockquote><div class="quote_start">
<div></div>
</div>
<div class="quote_end">
<div></div>
</div>
<p style="text-align: justify;"><br />Tell me a story.<br />It’s your turn.<br />I want you to start.<br />Why?<br />Because you’re braver than me.<br />Why do you think that.<br />Just tell me a story.<br />What do you want to hear?<br />Tell me a story about love. (p. 204)</p>
</blockquote>
<p style="text-align: justify;"><br />Cette façon d’écrire les dialogues produit un certain effet graphique<strong><a href="#8a">[8]</a></strong><a name="8"></a>: la disposition des lignes sur la page attire automatiquement l’œil et déclenche en même temps un rythme particulier de lecture, rapide, descendant. L’absence d’artifices expressifs donne de même l’impression d’une oralité renforcée: dans une véritable conversation, évidemment, on ne dispose pas de tirets et d’indications sur les renvois de parole. Les dialogues de Frey tendent à reproduire ce réalisme de l’échange, à mettre en acte une «parole parlée». Si on rapproche cette écriture particulière du dialogue de la stratégie précédente (les deux se confondent souvent, d’ailleurs), on s’aperçoit que la performance appelle la performativité: par l’écriture, il s’agit de réaliser ce qui a été vécu.</p>
<p style="text-align: justify;">Frey fait aussi un usage répété et orthographiquement incorrect de la majuscule en début de mots. Outre accorder une importance à certains termes, je pense que ce procédé relève d’une certaine fonction identificatrice. En effet, «I», en anglais, s’écrit invariablement avec une majuscule; le «je» est toujours un nom propre. On pourrait donc avancer que les mots auxquels Frey met une majuscule sont des termes qui lui servent à s’identifier, à s’affirmer, à se reconnaître. L’exemple le plus illustratif réside sûrement en cette phrase, répétée en plusieurs endroits dans le texte: «I am an Alcoholic and I am a Drug Addict and I am a Criminal.» Frey affirme ce qu’il est, ce qu’il sera toujours, malgré la désintox, malgré le renoncement à la drogue et à l’alcool, malgré la réinsertion sociale: «I am what I am because I made myslef so.» (p. 221). L’utilisation de la majuscule en début de mots apparaît ainsi comme un procédé de re-présentation de soi.<br /><br /><strong><span style="color:#808080;">Nouvelle littérature de la drogue ou nouveau regard sur une littérature singulière?</span></strong></p>
<p style="text-align: justify;"><br />Cette performance que je me suis efforcée de mettre au jour dans ces quelques pages constitue sans aucun doute une particularité de l’écriture de la drogue chez Frey. Mais peut-elle être plus largement comprise comme une marque distinctive d’une «nouvelle» littérature de la drogue? Il me parait difficile d’affirmer que la re-présentation de soi et du corps consiste en une innovation: dès<em> Confessions of an English Opium-Eater</em>, de Thomas de Quincey (1821), considéré comme le premier texte de la drogue, il a été question de mettre le sujet et son corps sous les projecteurs. De même pour la performance de/dans l’écriture, le langage: Michaux, qui a voulu saisir dans l’instant le phénomène psychotrope, et Burroughs, qui a établi tout un langage du toxicomane, avaient tous deux déjà ouvert la voie à ce type de performance. Cependant, un changement semble s’être opéré: la performance, au moins chez Frey, est <em>devenue</em> texte (et elle est, dans un second temps, venue du texte, comme le montre le jeu joué par l’auteur après sa publication). Et ce texte-performance m’apparaît, plus qu’un témoignage, plus qu’un compte rendu expérientiel, plus qu’une expérience d’écriture, comme une vaste entreprise d’énonciation de soi. La «performance toxicomaniaque» à laquelle se livre James Frey vise à parvenir à recoller ensemble des milliers de petits bouts de soi. Il serait bon, à la lumière de cette réflexion, de dépasser les limites (im)posées par les historiens et les critiques pour voir comment cette performance peut se retrouver dans d’autres œuvres littéraires contemporaines de la drogue et comment elle peut renouveler notre regard sur cette littérature singulière.</p>
<hr />
<p><strong>Bibliographie</strong></p>
<p>BURROUGHS, William S., <em>Junky</em>, Londres, Penguins Book, 2003 [1953].<br /><br />FREY, James, <em>A Million Little Pieces</em>, New York,Knopf Publishing Group, 2003.<br /><br />MICHAUX, Henri, <em>Misérable miracle</em>, Paris, Gallimard, 2003 [1956].<br /><br />MILNER, Max, <em>L’imaginaire des drogues. De Thomas De Quincey à Henri Michaux</em>. Paris: Gallimard, 2000.</p>
<p style="text-align: justify;"><strong><a href="#1">[1]</a></strong><a name="1a"></a> Le «corpus mescalinien» d’Henri Michaux est composé de quatre ouvrages: <em>Misérable miracle</em> (1956), <em>L’Infini turbulent</em> (1957), <em>Connaissance par le gouffre</em> (1961) et <em>Les Grandes épreuves de l’esprit </em>(1966).</p>
<p style="text-align: justify;"><br /><strong><a href="#2">[2]</a></strong><a name="2a"></a> Selon Milner, la consommation des drogues après cette époque n’engendre plus, comme c’était le cas au XIXe siècle et jusqu’à la moitié du XXe siècle, de poètes et de créateurs. Sa conclusion pose problème. En effet, sans tout à fait reposer la question du potentiel créateur et inspirateur de la drogue — invalidée déjà par Baudelaire dans ses <em>Paradis artificiels</em> en 1860 et récusée à nouveau par Michaux, un peu plus de cent ans plus tard, dans <em>Misérable miracle</em>, où le poète affirme que la mescaline est «l’ennemie de la poésie» (1961, p. 64) —, Milner semble du moins inverser l’équation: selon sa formulation, la drogue paraît produire le poète, l’écrivain, l’artiste. Les substances psychotropes ont pu représenter pour certains une voie singulière d’exploration — tantôt littéraire ou poétique, tantôt spirituel ou métaphysique. Elles ont tout à fait pu participer d’une démarche esthétique ou ont pu infléchir, par leur action, le processus d’écriture ou l’entreprise de création. Mais la démarche consistait à voir ce qui pouvait ou non être tiré de la drogue: celle-ci a été un instrument; ce n’est pas l’écrivain ou le poète qui a été instrumentalisé. Aussi faut-il selon moi déplacer le rapport et s’attarder à ce qu’a produit l’auteur des suites de la consommation d’une ou de plusieurs drogues: le texte qui, pour le lecteur, demeure la seule trace toujours visible, le seul effet encore «actif» du psychotrope absorbé.</p>
<p style="text-align: justify;"><br /><strong><a href="#3">[3]</a></strong><a name="3a"></a> Ici, on pourrait suggérer un glissement de la sphère artistique et littéraire à celle de la culture populaire: le milieu de la musique, notamment, aurait-il pris le relais des artistes et écrivains des générations précédentes?</p>
<p style="text-align: justify;"><br /><strong><a href="#4">[4]</a></strong><a name="4a"></a> Je ne donnerai pas le détail de ce que The Smoking Gun révèle, mais on peut lire le texte «A million little lies» à cette adresse : <a href="http://www.thesmokinggun.com/documents/celebrity/million-little-lies" title="http://www.thesmokinggun.com/documents/celebrity/million-little-lies">http://www.thesmokinggun.com/documents/celebrity/million-little-lies</a></p>
<p style="text-align: justify;"><br /><strong><a href="#5">[5]</a></strong><a name="5a"></a> Ce qui me semble le plus étonnant, ce n’est pas que <em>A Million Little Pieces</em> ne soit pas aussi «véridique» que l’auteur l’ait laissé entendre, mais qu’autant de gens aient pu croire que tout dans ces quelques trois cent quatre-vingts pages était entièrement vrai…</p>
<p style="text-align: justify;"><br /><strong><a href="#6">[6]</a></strong><a name="6a"></a> L’effet que produit ce passage sur le lecteur est puissant, notamment à cause de la longueur de la scène et des nombreuses répétitions et de la profusion de détails, très concrets, immédiats, crus qui rendent la douleur plus vive encore, plus violente.</p>
<p style="text-align: justify;"><br /><strong><a href="#">[7]</a></strong><a name="7a"></a> Je signale tout de même, à titre illustratif, quelques-unes de ces stratégies. La syntaxe disruptive exprime certainement le décalage du drogué d’avec la réalité, son inadéquation; les nombreuses répétitions mettent en évidence des moments clés, mais sont aussi les marques d’une temporalité détraquée, de gestes qui s’épuisent dans la compulsion: «I breathe and I shake and I can feel it coming and rage and need and confusion regret horror shame and hatred fuse into a perfect Fury a great and beautiful and terrible and perfect Fury the Fury and I can’t stop the Fury or control the Fury I can only let the Fury come come come come come come.» (p. 153). Les différents niveaux de langage, en particulier les mots et expressions issus d’un langage plus populaire, voire vulgaire («fuck», «fucking», «fuck you», utilisés à toutes les sauces) font écho à la rudesse, dans les mœurs comme dans les paroles, du toxicomane et de son univers; l’utilisation des caractères gras et des lettres majuscules («<strong>How clean are the toilets now, Motherfucker?</strong> […] HELP HELP HELP […] <strong>HOW CLEAN ARE THEY NOW?</strong>» (p. 45) renforcent ces deux derniers moyens.</p>
<p style="text-align: justify;"><br /><strong><a href="#8">[8]</a></strong><a name="8a"></a> Cette technique ajoute de même une part de subjectivité aux dialogues. Les paroles prononcées par James et ses interlocuteurs sont désormais ramenées sur un même plan, comme s’il n’y avait plus vraiment de distinction entre l’échange et l’introspection. La narration s’arroge le dialogue; le narrateur se réapproprie les discours.</p>
AutobiographieAutofictionBURROUGHS, WilliamContemporainEffet de réelÉtats-Unis d'Amérique FREY, JamesManqueMICHAUX, HenriMILNER, MaxReprésentation du corps TémoignageRomanMon, 05 Nov 2012 00:03:14 +0000Annie Monette621 at http://salondouble.contemporain.infoUn roman français : un phénomène de réminiscence planifié
http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-roman-fran-ais-un-ph-nom-ne-de-r-miniscence-planifi
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<a href="/equipe/gauthier-melissajane">Gauthier, MélissaJane</a> </div>
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<a href="/biblio/un-roman-francais">Un roman français</a> </div>
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</div>
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<p>«Je vous préviens : si vous ne me libérez pas tout de suite, j’écris un livre» (p.122).<em> Un roman français</em> en est la preuve : la menace a été exécutée. C’est à la suite d’une garde à vue, après que Beigbeder a été appréhendé pour consommation de drogue sur la voie publique, que le célèbre auteur écrit et publie le livre qui m’intéresse ici. Ce roman, dont la forme se serait esquissée dans la «cage» qui tenait l’écrivain prisonnier, se construit de façon à imiter le flot des pensées de ce dernier, celles-ci étant entrecoupées d’épisodes d’interrogatoires, de terreurs <em>claustrophobiques</em>, des divers déplacements du claustré, etc.: «J’aurais donné n’importe quoi pour un livre ou un somnifère. N’ayant ni l’un ni l’autre, j’ai commencé d’écrire ceci dans ma tête, sans stylo, les yeux fermés. Je souhaite que ce livre vous permette de vous évader autant que moi cette nuit-là» (p.15). Toutefois, quoique l’écriture du roman ait été entamée lors de la première nuit d’enfermement de l’auteur, celle-ci ne se termine qu’au terme de quelques jours, la garde à vue de Beigbeder ayant été prolongée. Le narrateur cherche en quelque sorte à faire croire qu’il construit son récit suivant le flux des résurgences du passé dans sa mémoire défaillante. En effet, les souvenirs qui sont évoqués suivent un certain ordre, plus ou moins cohérent, qui semble soumis au hasardeux voyage de Beigbeder dans son enfance oubliée. Néanmoins, il ne s’agit là que d’une reconstruction planifiée, soit faussement aléatoire, l’écriture du texte ne souffrant pas des failles d’un travail mémoriel ni des ruptures lui étant caractéristiques.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Un détour par l’autofiction </strong></span><br /><br />Bien que le pacte générique conclu avec le lecteur d’<em>Un roman français</em> soit romanesque, la page couverture portant la mention «roman», l’auteur joue avec ce pacte en employant, à plus d’une reprise, les termes «autobiographie», «autobiographique» et «autobiographe» pour aborder son propre texte: «Si j’ose me citer – et dans un texte autobiographique, chercher à éviter le nombrilisme serait ajouter le ridicule à la prétention […]» (p.22); «C’est à Bali qu’a débuté ma carrière d’autobiographe» (p.139); «C’est pour cela que j’aime l’autobiographie: il me semble qu’il y a, enfouie en nous, une aventure qui ne demande qu’à être découverte […]» (p.269).<br /><br />Certes, quelques-uns, dont Philippe Vilain dans son article «L’égo beigbederien», ont déjà qualifié l’œuvre de l’auteur de «pratique autofictionnelle» (Vilain, 2008, p.59), en raison notamment des nombreuses références – plus ou moins explicites selon la connaissance du lecteur de l’existence de l’écrivain – que Beigbeder fait à sa propre vie. Cependant, c’est la toute première fois que l’auteur s’assume narrateur-personnage de l’un de ses textes<a href="#note1a"><strong>[1]</strong></a><a name="note1"></a>. Doubrovsky, par le biais de Lejeune, nous rappelle qu’il s’agit là de la condition <em>sine qua non</em> pour que l’on puisse qualifier un texte d’autofiction:</p>
<blockquote><div class="quote_start">
<div></div>
</div>
<div class="quote_end">
<div></div>
</div>
<p><br /><span style="color:#808080;">Aujourd’hui encore, il y a une confusion chez certains critiques entre roman autobiographique, autofiction, récit personnel… On tourne autour du mot, mais je crois que Philippe Lejeune l’a dit avec justesse : il faut que le nom propre de l’écrivain soit le nom du personnage. C’est tout ou rien, il n’y a pas de solution intermédiaire… (Doubrovsky, 2007, p.59)</span></p>
</blockquote>
<p><br />Ce qui est intéressant dans <em>Un roman français</em>, c’est la réflexion de l’auteur sur sa propre démarche d’écriture en ce qui a trait à son passé, réflexion qui s’étend alors à l’écriture dite «autobiographique». Selon Doubrovsky, «[l]’autofiction, c’est le moyen d’essayer de rattraper, de recréer, de refaçonner dans un texte, dans une écriture, des expériences vécues, de sa propre vie qui ne sont en aucune manière une reproduction, une photographie… C’est littéralement et littérairement une <em>réinvention</em>» (Doubrovsky, 2007, p.64). Cette idée de réinvention, Beigbeder en fait mention alors que le récit tire à sa fin:</p>
<blockquote><div class="quote_start">
<div></div>
</div>
<div class="quote_end">
<div></div>
</div>
<p><br /><span style="color:#808080;">Ce qui est narré ici n’est pas forcément la réalité mais mon enfance telle que je l’ai perçue et reconstituée en tâtonnant. Chacun a des souvenirs différents. Cette enfance réinventée, ce passé recréé, c’est ma seule vérité désormais. Ce qui est écrit devenant vrai, ce roman raconte ma vie véritable, qui ne changera plus, et qu’à compter d’aujourd’hui je vais cesser d’oublier. J’ai rangé ici mes souvenirs comme dans une armoire. Ils ne bougeront plus d’ici. Je ne les verrai plus autrement qu’avec ces mots, ces images, dans cet ordre […]. (p.268)</span></p>
</blockquote>
<p><br />Tout le long du texte, il y a ce jeu entre réel et imaginaire, réalité et fiction. L’auteur remet sans cesse en doute ces notions, se demandant continuellement si ce qu’il raconte relève bel et bien de souvenirs réels ou s’il reconstitue, réinvente, imagine…: «Ai-je vécu cela ou suis-je en train d’effectuer une reconstitution historique de moi-même ?» (p.114-115) Doubrovsky souligne que «[d]e toute façon, on se réinvente sa vie quand on se la remémore» (Doubrovsky, 2010, p.393). Selon le désormais célèbre auteur et critique, il ne saurait y avoir d’insurmontable fossé entre roman et pratique autobiographique puisqu’«[a]ucune mémoire n’est complète ni fiable […]», il n’y a que «faux souvenirs, souvenirs-écrans, souvenirs tronqués ou remaniés selon les besoins de la cause» (Doubrovsky, 2010, p.391).<br /><br />Toutefois le fait de réaliser le récit de ses origines n’implique pas seulement le narrateur. «On reproche parfois à l’autofiction de favoriser le narcissisme, l’autisme… Ce n’est pas vrai. Ainsi que le disait Camille Laurens, quand on parle de soi, on parle aussi forcément des autres» (Doubrovksy, 2007, p.65). Ainsi, Beigbeder doit aborder l’existence de tous ceux qui ont étroitement fait partie de sa vie, les membres de sa famille plus particulièrement. Bien qu’il affirme avoir «horreur des règlements de compte familiaux, des autobiographies trop exhibitionnistes, des psychanalyses déguisées en livres et des lavages de linge sale en public» (p.56), cela ne l’empêche pas d’écrire un texte qui implique d’autres vies que la sienne, notamment celle de son frère, de ses parents et de ses grands-parents. Il décrit, à travers divers moments de leur existence respective, l’histoire de ceux-ci: les «héros anonymes d’un courage inouï» (p.87) qu’ont été ses grands-parents durant la Seconde Guerre mondiale alors qu’ils ont aidé une famille de Juifs à se protéger de la menace nazie; les amoureux attendrissants qu’ont été ses parents à leurs débuts; les rôles de modèle et d’ennemi qu’a endossés son frère en alternance tout le long de sa vie, ce frère à l’opposé de qui le narrateur s’est forgé dans le seul et unique but d’en être le parfait contraire. Malgré son intrusion impudique dans la vie de ses proches, Beigbeder prend tout de même soin de mentionner que la <em>vérité</em> qui est relatée dans le récit ne relève que de lui: «Je suppose que toute vie a autant de versions que de narrateurs: chacun possède sa vérité; précisons d’emblée que ce récit n’exposera que la mienne» (p.57).<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>L’amnésie: une capacité ou une fatalité?</strong></span><br /><br />Ce jeu que je viens tout juste d’aborder entre réel et imaginaire, réalité et fiction, prend tout son sens, dans <em>Un roman français</em>, dans cette simple phrase: «Mon enfance est à réinventer : l’enfance est un roman» (p.135). La raison pour laquelle l’enfance est ici à imaginer tient dans l’amnésie du narrateur qui semble avoir complètement oublié les quinze premières années de sa vie: «Le seul moyen de savoir ce qui s’est passé dans ma vie entre le 21 septembre 1965 et le 21 septembre 1980, c’est de l’inventer» (p.135).<br /><br />Cependant, la notion même d’amnésie relève, pour le narrateur, d’une conception quelque peu ambivalente. D’une part, Beigbeder affirme que l’amnésie le frappe sans qu’il ne puisse y faire quoi que ce soit, que c’est une forme de fatalité. Alors, «[son] seul espoir, en entamant ce plongeon, est que l’écriture ranime la mémoire[,] [r]anime le souvenir» (p.21). D’autre part toutefois, il témoigne du caractère salvateur de l’amnésie: «J’ai développé une <em>capacité </em>surhumaine d’oubli, comme un <em>don</em>: l’amnésie comme talent précoce et stratégie de survie» (p.236 ; j’ai mis en italique).<br /><br />En plus de cette position plus ou moins paradoxale face à ses propres pertes de mémoire, le narrateur se contredit par rapport à sa vision globale de l’amnésie. D’un côté, il soutient ceci: «je ne mens pas par omission […]; je suis désert» (p.17). D’un autre côté, il déclare que «l’amnésie est un mensonge par omission». Puis, comme pour brouiller davantage ce concept, il révèle, en traitant alors de l’oubli qui rompait le lien avec ses souvenirs d’enfance, qu’il « étai[t] enfermé dans un mensonge » (p.238).<br /><br />De nombreuses hypothèses ponctuent d’ailleurs le texte en ce qui concerne l’amnésie en soi ou les raisons des pertes de mémoire du narrateur. Celui-ci se remet souvent en doute: «Il est possible que j’aie cru être amnésique alors que j’étais juste un paresseux sans imagination» (p.135). Cette amnésie, qu’elle soit volontaire ou non, qu’elle relève d’une faculté ou soit imposée comme une fatalité, est ce qui constitue la source même du récit de Beigbeder, ce dernier ayant imaginé son enfance pour combler les trous: «Toutes les enfances ne sont peut-être pas des romans mais la mienne en est un» (p.231). L’auteur, avec toute la charge de signification que cela suppose, nous raconte sa vie «[t]elle qu[’il l’a] vécue: un roman français» (quatrième de couverture). <br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Le (prétendu) miracle de l’écriture</strong></span><br /><br />Dès le départ, le dénouement du récit est prévisible: «Je prie pour que le miracle advienne ici, et que mon passé se développe petit à petit dans ce livre, à la façon d’un polaroïd» (p.22). Puisqu’il y a un récit, le lecteur se doute d’emblée que le texte révèlera au narrateur ses souvenirs oubliés. Ceux qui connaissent les romans de Beigbeder ne sauraient être surpris de ce manque de raffinement qui caractérise la démarche entamée dans le texte. Il n’est effectivement pas rare que les narrateurs mis en scène par l’écrivain manipulent leur histoire de façon à créer certains effets, à «contrôler» en quelque sorte la réception du lecteur<a href="#note2a" name="note2"><strong>[2]</strong></a>: les narrateurs cherchent ainsi à choquer ou à insulter, à inspirer la pitié ou la compassion, à susciter le mépris ou le dégout, à séduire, à repousser, à faire réfléchir…, et ce, en mettant de l’avant, plus ou moins explicitement, les stratégies employées dans le but d’obtenir les effets recherchés. Alors, lorsque le narrateur affirme que l’«écriture possède un pouvoir surnaturel» (p.21) et aborde les phénomènes de réminiscences involontaires qui ont frappé certains auteurs, dont Proust, le lecteur sait d’avance ce qui adviendra. Certains clins d’œil de la part de l’auteur confirme cette idée de <em>stratégie</em>: «(Note de l’auteur de moins en moins amnésique à mesure que son récit approche de son dénouement)» (p.214).<br /><br /><em>Un roman français</em> est alors ponctué de résurgences diverses, de souvenirs qui réapparaissent comme des «boomerang[s] spatio-temporel[s]» (p.175). Le simple fait d’être enfermé semble permettre le retour du passé oublié, «il suffit d’être en prison et l’enfance remonte à la surface» (p.46). Même s’il affirme à de nombreuses reprises que rien ne lui revient jamais, que son enfance demeure une énigme, que ses souvenirs relèvent du domaine de l’inaccessible, le narrateur parvient à recoller les morceaux du «puzzle» (p.174). Il suffisait de le priver de sa liberté: «Tapez sur la tête d’un écrivain, il n’en sort rien. Enfermez-le, il recouvre la mémoire» (p.128).<br /><br />Si l’on pouvait classifier, en suivant l’idée de Doubrovsky, les auteurs en deux types, soit les écrivains «à programme» et ceux «à processus», Beigbeder se classerait certes lui-même dans la seconde catégorie, qui ne peut toutefois l’accueillir. L’écrivain à programme planifie son œuvre alors que l’écrivain à processus se laisse guider par elle, «les mots avec lesquels ce récit est écrit surgiss[ant] d’eux-mêmes, […] s’appel[ant] les uns les autres par consonance» (Doubrovsky, 2010, p.389). Le titre de cette lecture, «<em>Un roman français</em>: un phénomène de réminiscence planifié», est représentatif de cette erreur de classement, Beigbeder étant un faux écrivain à processus, donnant à son texte l’apparence d’un flot de pensées spontané et irréfléchi alors que celui-ci est organisé et calculé.</p>
<blockquote><div class="quote_start">
<div></div>
</div>
<div class="quote_end">
<div></div>
</div>
<p><br />J’hallucine. Je lui cite la seule phrase de Giono dont je me souvienne : « Mon livre est fini, je n’ai plus qu’à l’écrire. » Elle résume bien ma situation présente. Le flic me vante l’influence de la privation de liberté sur l’écriture romanesque. Je le remercie pour l’étroitesse des conditions de ma garde à vue, qui contribue effectivement à épanouir mon imaginaire. (p.93)</p>
</blockquote>
<p><br />C’est en effet l’imaginaire de Beigbeder, et non sa mémoire, qui semble au final sous-tendre l’écriture d’<em>Un roman français</em>. «Tapez sur la tête d’un écrivain, il n’en sort rien. Enfermez-le» (p.128), il écrit un roman.</p>
<p> </p>
<hr />
<p><strong>Bibliographie</strong></p>
<p><br />BEIGBEDER, Frédéric (2009). <em>Un roman français</em>, Paris, Grasset, 281 p.<br />BEIGBEDER, Frédéric (2000). <em>99 F</em>, Paris, Gallimard, collection « folio », 304 p.<br />BEIGBEDER, Frédéric (1997). <em>L’Amour dure trois ans</em>, Paris, Grasset, 194 p.<br />DOUBROVSKY, Serge (2010). «Le dernier moi», dans Claude Burgelin, Isabelle Grell et Roger-Yves Roche (dir.), <em>Autofiction(s). Colloque de Cerisy 2008</em>, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, p.383-393.<br />DOUBROVSKY, Serge (2007). «Les points sur les "i"», dans Jean-Louis Janelle et Catherine Viollet (dir.), <em>Genèse et autofiction</em>, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, p.53-65.<br />VILAIN, Philippe (2008). «L’ego beigbederien», dans Alain-Philippe Durand (dir.), <em>Beigbeder et ses doubles</em>, Amsterdam, Rodopi, p.59-60.</p>
<p><strong><a href="#note1">[1]</a><a name="note1a"></a> </strong>Il s’agit en fait de la première fois que Beigbeder s’assume narrateur-personnage de l’un de ses textes si l’on exclut le bref épisode qui conclut L’amour dure trois ans dans lequel Beigbeder affirme clairement ceci : «Marc Marronnier est mort. Je l’ai tué. À partir de maintenant il n’y a plus que moi ici et moi je m’appelle Frédéric Beigbeder.» (Beigbeder, 1997, p.193)</p>
<p><a href="#note2"><strong>[2]</strong></a><a name="note2a"></a> <em>99 F</em> est sans doute le meilleur exemple. Octave, le narrateur, y met de l’avant toutes les stratégies, notamment de manipulation, qu’il emploie, entre autres par rapport à sa démarche d’écriture.</p>
<p><br /><br />*<em>Ce texte intègre l’orthographe recommandée (ou nouvelle orthographe).</em><br /> </p>
http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-roman-fran-ais-un-ph-nom-ne-de-r-miniscence-planifi#commentsAmbiguïtéAutofictionAutofictionAutoréflexivitéAutorité narrativeBEIGBEDER, FrédéricDOUBROVSKY, SergeFranceIdentitéLEJEUNE, PhilippeMémoireNarrativitéRomanMon, 01 Oct 2012 13:45:17 +0000Simon Brousseau592 at http://salondouble.contemporain.infoLe narrateur en commentateur ou la fascination du métadiscours
http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-narrateur-en-commentateur-ou-la-fascination-du-metadiscours
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<a href="/equipe/simard-houde-melodie">Simard-Houde, Mélodie </a> </div>
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<a href="/biblio/mon-nom-est-personne">Mon nom est personne</a> </div>
</div>
</div>
<!--break--><!--break--><p>Le deuxième livre de David Leblanc, auteur de <em>La descente du singe</em>, a de quoi laisser perplexe au premier abord. Il se présente dès la première de couverture comme un ensemble de «fictions» réunies sous le titre intrigant <em>Mon nom est personne</em>. La lecture révèle une série de chapitres –quatre-vingt-dix-neuf– pour la plupart très courts et portant chacun un titre farfelu et/ou évocateur tel que «L'Isralestinien», «Molière mis en pièces», «Orange Crush» ou «L'idiot de Plessisville». Au-delà de ces particularités de présentation, <em>Mon nom est personne</em> est un livre hétérogène, où la fiction flirte avec l'essai, sous l'égide d'une voix narrative faisant preuve d'un goût certain pour l'absurde et le cynisme. Alors que certains fragments prennent la forme de nouvelles absurdes ou de contes modernes et grinçants se référant à des événements qui saturent notre discours social, d'autres mettent en scène un Je-écrivain qui fréquente les bibliothèques et les résidences de l'Université Laval et qui fait preuve d'une forte prédilection pour l'oubli. Ailleurs, le narrateur se lance plutôt dans le commentaire, tel un enquêteur qui assemble pour nous les morceaux surprenants d'un casse-tête savant. Ce livre difficile à décrire a tout d'un bon piège à critique: on s'enlise dans le commentaire et on n'est guère plus avancé qu'au début. Pour en avoir une meilleure idée, on peut imaginer une réécriture québécoise des <em>Ombres errantes</em> de Pascal Quignard<a name="note1" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>. </p>
<p>En effet, comme chez Quignard, la posture narrative oscille constamment: entre des fragments de récits écrits à la troisième personne s'insère un Je-narrateur qui nous parle de littérature, de lecture, d'écriture, et qui prend plaisir à nous exposer toutes sortes de thèses en accumulant citations et commentaires. Ce narrateur, me semble-t-il, se pose d'abord et avant tout comme un commentateur, commentateur de sa propre pratique, mais également de l'histoire et des autres discours, notamment des discours philosophique, psychanalytique, médiatique et scientifique. Soignant le caractère fictionnel de sa posture, il se plaît toutefois à en entretenir l'ambiguïté, tantôt disséminant des indices factuels qui se rapportent à l'auteur, David Leblanc (il affirme ainsi avoir écrit la majeure partie de <em>La descente du singe</em>, entre le 8 octobre 2004 et le 27 mai 2005, dans les résidences de l'Université Laval à Québec et celles de l'Université Michel de Montaigne à Bordeaux, p.93), tantôt niant malicieusement une telle identité, qui ne serait que le fruit de la naïveté du lecteur: </p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">J'ai oublié d'attirer l'attention du lecteur sur le fait qu'il était écrit «fictions» sur la couverture du livre qu'il lit présentement en prenant tout ce qui est écrit à la première personne pour une tranche de vie de l'auteur, personnel invisible dont la couverture, caractères blancs sur fond bleu, rappellera au lecteur le nom Jorge Luis Borges (p.71). <br />
<br type="_moz" /><br />
</span></div>
<p>Cette posture paradoxale entretient ainsi volontairement une confusion entre personne, écrivain et inscripteur, ces trois instances distinguées par Dominique Maingueneau<a name="note2" href="#note2a"><strong>[2]</strong></a>. En effet, l'inscripteur (le sujet de l'énonciation, et donc ici le narrateur) partage avec l'écrivain David Leblanc, en tant qu'acteur de l'espace littéraire, certaines caractéristiques, comme celle d'être l'auteur d'un livre intitulé <em>La descente du singe</em>, tout comme il s'arroge certains faits appartenant à la biographie de David Leblanc en tant qu'individu doté d'un état-civil. Toutefois, Leblanc ne pratique pas l'autofiction: il joue plutôt sciemment des attentes du lecteur contemporain qui, en habitué de l'autofiction, est sans doute attentif aux indices biographiques et a dès lors tendance à opérer un amalgame entre les instances énonciatives. Chez Leblanc, ainsi que l'indiquent les affirmations contradictoires du narrateur comme dans l'exemple que j'ai cité, ce brouillage a avant tout pour fonction de déstabiliser le lecteur. Il permet aussi de mettre en évidence un lieu commun de la littérature contemporaine relayé par la médiatisation de l'auteur et la popularité de l'autofiction, c'est-à-dire l'idée que l'auteur d'un livre correspond au sujet de l'énonciation, et cela tout en évitant la proposition inverse, qui voudrait que ces instances soient parfaitement distinctes. Ainsi, ce jeu semble signifier que, entre personne, écrivain et inscripteur, les frontières ne sont simplement pas tout à fait franches. Cela dit, je reviendrai maintenant sur l'idée de commentaire.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Pourquoi j'ai pas fait romancier</strong><a name="note3" href="#note3a"><strong>[3]</strong></a></span></p>
<p>Le commentaire du narrateur de <em>Mon nom est personne</em> prend souvent pour objet l'écriture elle-même. Il est parfois indirect et allusif, visant à détourner les attentes du lecteur. C'est le cas par exemple dès l'exergue et le titre du premier chapitre. On lit d'abord une citation surprenante de Daniil Harms: «Dans la préface d'un livre, décrire quelque sujet, et ensuite, dire que l'auteur du livre a choisi un sujet complètement différent<a name="note4" href="#note4a"><strong>[4]</strong></a>», suivie par le titre du chapitre, «Le faux départ. Une histoire hospitalière» (p.9). Ainsi, Leblanc applique la suggestion de Harms dès ce titre qui, annonçant un «faux départ», laisse présager un début déstabilisant ou encore hors sujet. De fait, le premier chapitre raconte l'histoire avortée d'un homme qui n'arrive pas à se lever et qui, plusieurs pages plus tard, s'avère être un mourant dans une chambre d'hôpital, mourant bientôt mort à qui un dénommé Carl vient lire la Bible sans se rendre compte que son auditeur n'est plus de ce monde. La morale de l'histoire se lit ainsi: «Ceux qui lisent un livre pour savoir si la marquise va épouser le vicomte seront déçus» (p.14). Que le lecteur se le tienne pour dit: les conventions narratives seront malmenées! De plus, une citation comme celle de Harms en début de volume n'a rien d'innocent et joue un rôle métadiscursif et programmatique. <em>Wikipédia</em> nous révèle ceci au sujet de l'auteur: </p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Daniil Harms (en russe: Даниил Хармс; 30 décembre 1905 - 2 février 1942) est un poète satiriste du début de l'ère soviétique considéré comme un précurseur de l'absurde. [...] Son œuvre est essentiellement constituée de courtes vignettes, ne faisant souvent que quelques paragraphes, où alternent des scènes de pauvreté ou de privations, des scènes fantastiques ressemblant parfois à des descriptions de rêves, et des scènes comiques. Dans ces vignettes, des écrivains connus font parfois des apparitions incongrues<a name="note5" href="#note5a"><strong>[5]</strong></a>. <br />
<br type="_moz" /><br />
</span></div>
<p>Jean-Philippe Jaccard justifie l'étiquette de précurseur de l'absurde accolé à Harms en montrant comment, dans l'œuvre de celui-ci, on retrouve à la fois une thématique de l'absurde —exprimée à travers une dualité fondamentale entre l'homme et le monde— et une poétique de l'absurde, qui se traduit au niveau formel par une «parodie globale des procédés narratifs traditionnels<a name="note6" href="#note6a"><strong>[6]</strong></a>», c'est-à-dire des notions de personnage, de sujet, d'événements, de suspense et des liens de cause à effet. Ainsi, la notion d'absurde est ici entendue dans un sens large et fait autant référence au sentiment de l'absurdité du monde selon Albert Camus qu'au théâtre de l'absurde et à Samuel Beckett ou encore à Nicolas Gogol. En bout de ligne, toujours selon Jaccard, le texte chez Harms en vient à s'auto-détruire, à se replier sur lui-même en un effet de circularité ou encore à proclamer sa propre inutilité. Cette description de l'œuvre pourrait très bien s'appliquer à <em>Mon nom est personne</em>. En plaçant une citation de Harms en tête de son livre, Leblanc endosse d'emblée la posture de l'auteur russe. Par posture, j'entends, à la suite de Jérôme Meizoz, «l'"identité littéraire" construite par l'auteur lui-même, et souvent relayée par les médias qui la donnent à lire au public<a name="note7" href="#note7a"><strong>[7]</strong></a>», et plus précisément dans ce cas-ci, son versant textuel, c'est-à-dire l'<em>ethos</em>, «l'image de soi que l'énonciateur impose dans son discours afin d'assurer son impact<a name="note8" href="#note8a"><strong>[8]</strong></a>». Cette façon de faire passer dans la fiction certaines figures de lettrés soigneusement choisies et qui contribuent à construire la posture de l'auteur est une stratégie également très présente dans Les ombres errantes de Quignard. Celui-ci nous parle par exemple de Han Yu (768-824), poète chinois, de Monsieur de Saint-Cyran (1581-1643) ou de Tanizaki (1886-1965), écrivain japonais. Chez Quignard, l'évocation de ces figures donne lieu soit à un commentaire, soit à une citation ou encore à une brève fictionnalisation de moments de leur vie. Leblanc use tout à fait du même procédé, mais le plus souvent en le détournant, pour mieux servir sa propre posture d'écrivain de l'absurde<a name="note9" href="#note9a"><strong>[9]</strong></a>. Ainsi, il nous décrit la vie d'un certain Matsev A. Fertig-Schreiber: </p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Je me souviens d'un vieil écrivain juif qui avait arrêté d'écrire après avoir été accusé d'antisémitisme par la presse conservatrice. Il s'appelait Matsev A. Fertig-Schreiber et il avait fait partie des <em>Sonderkommandos</em> de Treblinka [...]. <br />
Je l'ai rencontré dans un bar où il venait prendre un verre «avec la régularité d'une montre suisse», selon les dires d'une barmaid [...] (p.97). <br />
[...] <br />
Peut-être aussi gagnait-il à entretenir l'ambiguïté autour de son œuvre et de sa personne. Il est vrai que ses livres se vendaient mieux depuis qu'il n'écrivait plus et que l'aura de mystère et de discorde qui entourait son œuvre était rendue telle qu'on l'étudiait désormais aussi bien en Israël qu'en France, aux États-Unis qu'en Iran (p.9</span><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">8). <br />
<br type="_moz" /><br />
</span></div>
<p>À la suite de ce passage, le narrateur cite un extrait du premier livre de Fertig-Schreiber, sorte de récit satirique et provocateur de la Deuxième Guerre mondiale. À plusieurs reprises dans le livre, Leblanc nous donne des indices nous aidant à décrypter l'ironie de son écriture, par exemple en faisant preuve de sa connaissance de la langue allemande: sachant cela, on s'arrête aux noms allemands et on constate qu'une traduction mot à mot du nom de famille de l'écrivain imaginaire donne à peu près «L'écrivain fini»... Entre figures d'écrivain réelles et imaginaires, le narrateur de <em>Mon nom est personne</em> s'érige ainsi en maître de l'absurde et de la dérision, à travers un discours empreint d'allusions et de jeux de mots à décrypter. </p>
<p>De façon plus directe, le narrateur nous expose aussi en long et en large certains choix poétiques, comme celui de la forme courte. Laissons-le ainsi nous expliquer pour quelle raison il préfère la fiction brève au roman, ou, comme il l'écrit lui-même, «Pourquoi j'ai pas fait romancier»: </p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Le père des <em>Petits poèmes en prose</em> le disait déjà à propos des contes d'Edgar Allan Poe qu'il traduisait à l'époque, la fiction brève a sur le long roman cet immense avantage que sa brièveté ajoute à l'intensité de l'effet, unité d'impression et totalité d'effet qui peuvent donner à ce genre de composition «une supériorité tout à fait particulière, à ce point qu'une nouvelle trop courte vaut encore mieux qu'une nouvelle trop longue». Pourquoi faire long, comme on dit, quand on peut faire court? (p.213)</span> <br />
</div>
<p>Ainsi, tout comme il forge sa posture à partir d'exemples d'écrivains ayant existé ou ayant été par lui inventés, le narrateur justifie ses choix poétiques à l'aide d'un intertexte. Sont ainsi convoqués, parmi d'autres et par des voies diverses, des noms aussi hétéroclites que Hergé, Michel Foucault, Gabriel García Marquez, Fedor Dostoïevski, Jean Echenoz, Françoise Sagan et Angelus Silesius (et cela dans les premières vingt-six pages!). Leblanc, en plus de situer certains fragments de <em>Mon nom est personne</em> dans une bibliothèque, a placé assez de références dans son livre pour en constituer une bien garnie. Ainsi que l'écrit Jérôme Meizoz, un tel procédé rappelle que toute écriture est, dans une certaine mesure, intertextuelle: «Commencer un livre, ouvrir la scène de parole dans un lieu aussi chargé qu'une bibliothèque, dans le conservatoire presque infini du dépôt culturel, c'est rappeler obliquement que toute création littéraire mobilise des textes antérieurs qu'elle relaie, imite ou transforme<a name="note10" href="#note10a"><strong>[10]</strong></a>». Sous la forme de citations en exergue, d'allusions, ou même de références carrément inventées, l'intertexte foisonne et étourdit. Il peut également être prétexte à une parodie de discours savant, comme dans l'exemple qui suit, dans lequel le narrateur commente un livre inventé, livre écrit par l'écrivaine imaginaire Simone Schriften Wöllend, dont le nom, à nouveau significatif, pourrait se traduire par «Voulant des écrits<a name="note11" href="#note11a"><strong>[11]</strong></a>»:</p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Poème allégorique et didactique qui se voulait un traité sur l'art de mourir, <em>Le roman de la mort</em> se présente comme le rêve érotique de Simone Schriften Wöllend, auteure de la première partie (rédigée au XIIIe siècle), morte dans son sommeil avant d'achever son ouvrage. L'essentiel du pavé de six cent quinze pages en format poche consiste en une suite de discours, dont la teneur fait montre de satire et d'érudition, ponctuant le récit d'une guerre ouverte entre raison («Je vais mourir») et sentiments («Je sens que je vais mourir») (p.36</span><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">).<br />
<br type="_moz" /><br />
</span></div>
<p>Une telle insistance sur l'intertexte est un trait que <em>Mon nom est personne</em> partage avec de nombreux romans contemporains (dont, pour reprendre mon exemple, <em>Les ombres errantes</em>), mais il s’agit encore davantage, en raison de son caractère outrancier et parodique, d’une façon d'indexer cette caractéristique de la littérature contemporaine et de pousser à bout un procédé commun. </p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Un bref aperçu de l'infini </strong></span> </p>
<p>Cependant, l'intertexte de <em>Mon nom est personne</em> ne se limite pas à la littérature. Au contraire, il fait appel notamment aux discours philosophique, psychanalytique, médiatique, historique et scientifique. Si le livre possédait un index, celui-ci ferait certainement une bonne dizaine de pages... On trouve ainsi mention de <em>La Nature</em>, «revue de vulgarisation scientifique» (p.10), du «célèbre sitcom <em>Seinfeld</em> (1989-1998)» (p.32), ou encore des Monty Python (p.43), «des reprises de <em>Family Guy</em> à la télé» (p.331), sans compter une enquête minutieuse, preuves à l'appui, sur les éventuelles relations entre Quentin Tarantino et Uma Thurman (p.188-194). À travers la citation, l'enquête, et l'essai fictif, le narrateur semble désigner le tourniquet infini (et parfois absurde) des métadiscours. C'est dans sa disparition même que culmine enfin le procédé: le chapitre «Les jaloux font les meilleurs cocus» est en fait constitué d'un titre et... d'une note de bas de page, qui explique la disparition du texte (du commentaire): </p>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">J'avais pensé écrire un texte pour donner chair à ce titre, mais avec le recul, je trouve que ce titre s'en tire très bien tout seul. Tout ce que je pourrais lui ajouter, incluant la présente phrase, serait grossièrement inutile (p.123). <br />
<br type="_moz" /><br />
</span></div>
<p>Dans cette abondance discursive ininterrompue, je discerne d'abord une volonté de faire de la littérature un carrefour, un lieu où se croisent tous les discours et toutes les obsessions collectives. Par exemple, Leblanc débute abruptement un récit intitulé «La timide et le galant» en parodiant le style médiatique. Il banalise ainsi la spectacularisation des médias en transformant un fait divers familier en incipit de conte moderne: «Alertée par les proches d'une locataire dont on n'avait plus de nouvelles depuis qu'elle avait invité à son domicile un inconnu rencontré sur Internet [...]» (p.101). Au fil des chapitres, il évoque également, sous le couvert de la fiction et de l'ironie, des événements récents qui ont marqué notre imaginaire et notre discours social, du 11 septembre 2001 au conflit israélo-palestienien, en passant par les débats pro-vie et pro-choix et les derniers exploits des Canadiens de Montréal, toujours en employant ce même ton grinçant. </p>
<p>Le statut paradoxal du narrateur me semble participer de cette volonté de prendre la parole au nom de la collectivité. À la fois Je et Nous (puisque «son nom est personne»), le narrateur de Leblanc affirme lui-même: «J'ai oublié de vous dire que mon nom est Légion, car Je, chez moi, n'est pas un autre, mais plusieurs» (p.144)<a name="note12" href="#note12a"><strong>[12]</strong></a>. Multiple à l'image du monde qu'il déploie dans l'écriture, le narrateur est paradoxalement à la fois un sujet défini qui prend corps dans le texte et qui se met en scène dans une posture d'auteur, et une voix qui se veut plus ou moins anonyme, sorte d'entité intellectuelle et cynique indéfinie qui a pour fonction première de commenter. </p>
<p>Enfin, <em>Mon nom est personne</em> peut apparaître comme un exercice de style parfois oulipien et même un livre ludique d'«initié», au sens où il joue intensément avec les codes, les genres littéraires, les attentes du lecteur et les limites de son savoir. En ce sens, il condense plusieurs traits souvent remarqués à propos du roman contemporain: il témoigne d'une conscience aiguë de la forme et contient un métadiscours sur l'écriture, il présente un intertexte foisonnant et est dirigé par un narrateur à l'autorité problématique, puisque son savoir encyclopédique (on croirait parfois entendre la voix de <em>Wikipédia</em><a name="note13" href="#note13a"><strong>[13]</strong></a>) est également menteur. Surtout –et c'est ce qui a retenu mon attention– <em>Mon nom est personne</em> apparaît fasciné par le commentaire, porté peut-être par un fantasme que la littérature semble partager avec les sciences humaines, celui de se constituer comme le «savoir des savoirs<a name="note14" href="#note14a"><strong>[14]</strong></a>». S'il semble souvent tourner en dérision ce genre d'ambition, le livre de Leblanc opère également un travail positif, c'est-à-dire un travail de distanciation visant à «écailler quelques évidences, quelques lieux communs<a name="note15" href="#note15a"><strong>[15]</strong></a>». Mais cela devrait être l'objet d'une seconde lecture... En attendant, on peut suivre les conseils de notre narrateur-commentateur et méditer la question suivante: «Que retient-on au juste d'un livre, de nos lectures? Multiplier par quatorze l'infini ne nous en dirait peut-être pas plus long sur la question du littéraire que le simple fait qu'il y ait question tout court» (p.168).</p>
<hr />
<br />
<br type="_moz" /><br />
<a name="note1a" href="#note1">[1]</a> Pascal Quignard, <em>Les ombres errantes</em>, Paris, Grasset, 2002, 189 p.
<p><a name="note2a" href="#note2">[2]</a> Dominique Maingueneau, <em>Le discours littéraire. Paratopie et scène d'énonciation</em>, Paris, Armand Colin, 2004, p.106-107. </p>
<p><a name="note3a" href="#note3">[3]</a> Les sous-titres sont empruntés à David Leblanc. </p>
<p><a name="note4a" href="#note4">[4]</a> Leblanc ne donne pas la référence précise de cette citation, que je n'ai pas pu retrouver pour ma part. Il n'est pas exclu que celle-ci soit inventée. </p>
<p><a name="note5a" href="#note5">[5]</a> «Daniil Harms», dans <em>Wikipédia</em> [en ligne]. <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Daniil_Harms" title="http://fr.wikipedia.org/wiki/Daniil_Harms">http://fr.wikipedia.org/wiki/Daniil_Harms</a> [Page consultée le 17 août 2010]. </p>
<p><a name="note6a" href="#note6">[6]</a> Jean-Philippe Jaccard, «De la réalité au texte: l'absurde chez Daniil Harms», dans <em>Cahiers du monde russe et soviétique</em>, vol. XXVI, n°3-4, p.297. </p>
<p><a name="note7a" href="#note7">[7]</a> Jérôme Meizoz, Post<em>ures littéraires. Mises en scènes modernes de l'auteur</em>, Genève, Slatkine Érudition, 2007, p.18. </p>
<p><a name="note8a" href="#note8">[8]</a> <em>Ibid</em>., p.22. </p>
<p><a name="note9a" href="#note9">[9]</a> En qualifiant ainsi David Leblanc d'écrivain de l'absurde, j'entends l'étiquette d'«absurde» dans le même sens, élargi, que Jean-Philippe Jaccard à propos de Daniil Harms. En effet, les deux écrivains usent de procédés très semblables. On retrouve chez Leblanc aussi bien une absurdité thématique qui se traduit par des réflexions métaphysiques ou par des personnages de «paumés naïfs» (pour reprendre une expression de Jaccard) plongés dans un monde qui leur échappe, qu'une absurdité formelle qui doit sans doute autant au théâtre de l'absurde —par exemple dans certains dialogues sans queue ni tête qui rappellent le théâtre de Beckett— qu'à un précurseur comme Daniil Harms. Humour noir, lucidité tragique, incohérences, associations arbitraires, remise en cause des procédés narratifs traditionnels sont autant d'éléments que Leblanc et Harms partagent et qui produisent un sentiment d'absurdité qui touche autant le monde que le langage. </p>
<p><a name="note10a" href="#note10">[10]</a> <em>Ibid</em>., p.123. </p>
<p><a name="note11a" href="#note11">[11]</a> Cette traduction est cependant quelque peu incertaine, car le mot «Wöllend» n'existe pas en allemand, bien qu'il se rapproche de «Wollen», le verbe vouloir, dont le participe présent s'écrit «Wollend». </p>
<p><a name="note12a" href="#note12">[12]</a> Il est intéressant de rapprocher cette affirmation du narrateur, ainsi que le titre <em>Mon nom est personne</em>, avec l'incipit du roman <em>Nikolski</em> (Québec, Alto, 2005) de Nicolas Dickner: «Mon nom n'a pas d'importance». À travers des formulations quasi-identiques, Leblanc et Dickner donnent tous deux voix à un narrateur dont l'identité s'affirme comme étant dérisoire. Tout en évitant de donner un nom propre ou un prénom à leur narrateur (et du même coup une identité), les deux auteurs optent pour une définition plurielle de la voix narrative: alors que le narrateur de Leblanc se présente comme le porte-parole de la collectivité, celui de Dickner rend compte d'une monde éclaté qui se décline en trois fils narratifs et qui oscille obscurément entre narration autodiégétique et hétérodiégétique. Ainsi, en choisissant paradoxalement une narration à la première personne qui tend à s'effacer, tout deux positionnent leur narrateur en porte-à-faux entre subjectivité et objectivité, entre l'exigence pour la parole de s'énoncer à partir du point de vue d'un sujet et celle de dire un monde complexe et collectif. </p>
<p><a name="note13a" href="#note13">[13]</a> Par ailleurs, je remarque un nouveau point commun entre les narrateurs de <em>Mon nom est personne</em> et de <em>Nikolski</em>: tous deux présentent une prédilection pour les digressions à saveur encyclopédique. Ils inscrivent ainsi dans la fiction la trace d'un nouveau rapport au savoir dans le monde contemporain: un savoir accessible, mouvant et collectif comme celui d'une entreprise telle que l'encyclopédie libre <em>Wikipédia</em>. </p>
<p><a name="note14a" href="#note14">[14]</a> Pour reprendre une expression de Pierre Bourdieu, dans Pierre Bourdieu et Roger Chartier, <em>Le sociologue et l'historien</em>, Paris, Agone & Raisons d'agir, 2010, p.19. </p>
<p><a name="note15a" href="#note15">[15]</a> <em>Ibid</em>., p.23.</p>
<p><br type="_moz" /></p>
http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-narrateur-en-commentateur-ou-la-fascination-du-metadiscours#commentsAbsurdeAmbiguïtéAutofictionAutofictionBAUDELAIRE, CharlesBECKETT, SamuelBORGES, Jorge LuisCulture populaireDICKNER, NicolasDOSTOÏEVSKI, FedorECHENOZ, JeanÉclatement textuelFOUCAULT, MichelGARCIA MARQUEZ, GabrielGOGOL, NicolasHARMS, DaniilHergéIntertextualité IronieJACCARD, Jean-PhilippeLeblanc, DavidMAINGUENEAU, DominiqueMEIZOZ, JérômeMétafictionQuébecQUIGNARD, PascalSAGAN, FrançoiseSAINT-CYRAN, Monsieur deSavoir encyclopédiqueSILESIUS, AngelusTANIZAKIYU, HanNouvellesWed, 25 Aug 2010 19:17:29 +0000Mélodie Simard-Houde255 at http://salondouble.contemporain.infoLe paria
http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-paria
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<a href="/equipe/boulanger-julie">Boulanger, Julie</a> </div>
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<a href="/biblio/deuils-cannibales-et-melancoliques">Deuils cannibales et mélancoliques</a> </div>
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</div>
<!--break--><!--break--><p class="MsoNormal" style="margin-left: 216pt; text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span>La Treizième revient... C'est encor la première;<br />
Et c'est toujours la Seule, -ou c'est le seul moment:</span></span></p>
<p class="MsoNormal" style="margin-left: 216pt; text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span>Car es-tu Reine, ô Toi! la première ou dernière?<br />
Es-tu Roi, toi le seul ou le dernier amant?...</span></span></p>
<p class="MsoNormal" style="margin-left: 216pt; text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span>Aimez qui vous aima du berceau dans la bière;<br />
Celle que j'aimai seul m'aime encor tendrement:<br />
C'est la Mort -ou la Morte... Ô délice! ô tourment!<br />
La rose qu'elle tient, c'est la Rose trémière.</span></span></p>
<p class="MsoNormal" style="margin-left: 216pt; text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span>Gérard de Nerval, «Artémis»</span></span></p>
<p> </p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Un genre honteux</strong></span></p>
<p>L’autofiction a mauvaise presse. Si elle a obtenu un succès important, elle n’en a pas moins dès l’origine suscité la méfiance et servi de repoussoir ­­­–plus particulièrement au cours des dernières années– à quantité d’auteurs qui se défendaient de pratiquer ce genre honteux, racoleur, narcissique afin de mieux démontrer a contrario le statut indubitablement littéraire de leur production. L’autofiction est ainsi devenue ce que l’on veut à tout prix se garder de faire. D’anciens adeptes du genre l’ont également délaissée afin de se consacrer à un genre plus sérieux, celui du roman, à un genre préservé de l’ambiguïté, de l’impureté professée de façon éhontée dans le mélange de l’expérience personnelle et de la fiction propre à l’autofiction. La pratique de l’autofiction, on le sait, peut être pardonnée si elle conduit vers le droit chemin du roman. Je pense, par exemple, à Nelly Arcan qui avait opéré ce passage de l’autofiction vers le roman dans <em>À ciel ouvert</em> [2007], narré à la troisième personne pour être bien certaine de ne garder aucune trace de sa mauvaise fréquentation passée<a name="_ftnref" href="#_ftn1"><strong>1</strong></a>.</p>
<p>Je pense aussi à Catherine Mavrikakis qui, avec <em>Le ciel de Bay City</em> [2008] ­–roman qui l’a consacrée–, s’est éloignée du genre autofictionnel auquel la rattachaient à divers degrés ses trois premiers romans. D’une façon beaucoup moins nette que Nelly Arcan cependant. À l’occasion du lancement de ce dernier roman, elle a ouvert un blogue<a name="_ftnref" href="#_ftn2"><strong>2</strong></a> où la place centrale accordée à Bay City et l’évocation de certains éléments du roman comme expérience personnelle brouillaient les cartes quant au caractère fictif de son roman. Qui plus est, c’est quelques mois après la parution du <em>Ciel de Bay City</em> qu’a été réédité chez Héliotrope <em>Deuils cannibales et mélancoliques</em>, paru aux éditions Trois en 2000<a name="_ftnref" href="#_ftn3"><strong>3</strong></a>, roman qui respectait tous les codes de l’autofiction. La définition établie par Serge Doubrovsky et adoptée par Marie Darrieussecq la caractérise comme «un récit à la première personne, se donnant pour fictif [...] mais où l’auteur apparaît homodiégétiquement sous son nom propre, et où la vraisemblance est un enjeu maintenu par de multiples ‘effets de vie’»<a name="_ftnref" href="#_ftn4"><strong>4</strong></a>. Deuils cannibales et mélancoliques assume parfaitement cette définition.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Provoquer l’événement</strong></span></p>
<p>De repentir par rapport à la pratique de l’autofiction, il n’y a donc pas chez Mavrikakis. Loin s’en faut. Dans son essai <em>Condamner à mort. Les meurtres et la loi à l’écran</em> [2005], elle s’inscrit d’ailleurs en porte-à-faux de ce mouvement général de dépréciation de l’autofiction et tente de repenser celle-ci à travers son rapport au monde:</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">L’on pourrait considérer le travail de l’autofiction, tel qu’il s’est présenté dans la littérature contemporaine depuis 10 ans, comme une tentative de l’écrit de participer au médiatico-juridique, une mise en acte de crime de papier, qui ne mène pas nécessairement à la mort de ceux que le narrateur punit, mais bien à leur dénonciation sur la place publique et à la possible condamnation de l’écrivain pour atteinte à la vie privée. C’est du moins ce que donnent à penser beaucoup de textes autofictionnels qui veulent agir sur le monde et sur les torts subis en utilisant la littérature comme espace de vengeance personnelle ou sociale, et en faisant appel à une loi imaginaire ou bien réelle. Les intellectuels, qui très souvent méprisent l’autofiction parce qu’elle fait le jeu des médias, auraient à réfléchir sur cette tentative désespérée et peut-être parfois, mais pas toujours, désespérante de sauver les lettres afin d’en faire un lieu où il se passe quelque chose, un événement médiatique</span><a name="_ftnref" href="#_ftn5"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>5</strong></span></a><a name="_ftnref" href="#_ftn5"></a><span style="color: rgb(128, 128, 128);">.</span></p>
<p>Cette proposition apporte une réponse à la condamnation véhémente du cynisme des intellectuels contemporains qui ouvre son essai. L’autofiction constituerait ainsi une tentative d’échapper à ce cynisme caractérisé entre autres par la résignation confortable à l’impuissance de la littérature et de la pensée. L’autofiction, une certaine pratique de l’autofiction, se définirait donc par un désir d’agir sur le monde à travers le jugement qu’elle dirige contre lui. C’est précisément à l’aune de cette volonté d’agir sur le monde qui sous-tend, contre toute attente, le projet autofictionnel que j’aimerais lire<em> Deuils cannibales et mélancoliques</em>.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Une suite de morts</strong></span></p>
<p>Le titre du texte de Catherine Mavrikakis nous place sous le signe de l’accumulation et du tragique. Accumulation des morts, passées ou à venir, derrière lesquelles se trame la possibilité d’une autre mort, double cette fois, celle de l’auteure et celle et du livre:</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Combien de morts avant la fin de ce livre? Combien de coups de téléphone, d’alarmes secrètes et de sonneries du destin? Et puis la question de la fin du livre, comme fin non prévue, comme mort possible de l’auteure que je ne pose pas, mais qui est dans chacun de mes mots, dans chacun de mes morts. (p. 92)</span></p>
<p>La narratrice ne fera donc pas le récit d’un seul deuil, tel qu’il est souvent le cas<a name="_ftnref" href="#_ftn6"><strong>6</strong></a> —comme si l’endeuillé devait à son mort une fidélité indéfectible—, mais d’une série de deuils, de deuils de morts qui portent tous le même prénom, Hervé: «Cette semaine, j’ai encore perdu un Hervé, et statistiquement, c’était prévisible puisque tous mes amis s’appellent Hervé et sont, pour la plupart, séropositifs.» (p. 13) Dans l’univers de Deuils cannibales et mélancoliques, se prénommer Hervé et fréquenter la narratrice représentent les conditions mêmes de la fatalité, déclare-t-elle: «Dans notre entourage, il ne fait pas toujours bon s’appeler Hervé, ironiserais-je.» (p. 159) Situation extraordinaire qui ébranle l’enjeu de vraisemblance propre à l’autofiction et détonne avec l’esthétique réaliste maintenue autrement dans tout le texte. On peut ainsi en conclure que le prénom Hervé ne permet non pas d’identifier les personnages ­—confronté à cette suite de Hervé, on perd très rapidement pied— mais plutôt de les rassembler sous un même sens, sur lequel je reviendrai. Catherine, la narratrice, rejette d’ailleurs le caractère figé qu’on associe traditionnellement à l’identité:</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Ce que je déteste le plus chez les hommes, les homos comme les hétéros, c’est leur assurance face à leur identité sexuelle. […] . Rien ne me dégoûte plus qu’une bande d’homos ricanant d’une fille qui les drague et qui se dit en minaudant: «Mais si elle savait…» Mais si elle savait quoi? Que l’identité protège de tout? (p. 103)</span></p>
<p>L’identité n’est jamais définitive et ne doit en aucun cas servir de réconfort devant le caractère multiple et fuyant de l’être. C’est entre autres ce que nous donnent à voir tous ces Hervé qui défilent dans le roman et ne sauraient être circonscrits dans leur simple prénom.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Effigies</strong></span></p>
<p>Certains Hervé sont vivants mais la plupart ont péri —tous du sida, mises à part les exceptions que je mentionnerai. Parmi cette suite de Hervé morts, il y a tout d’abord le Hervé de la dédicace, puis le Hervé enterré à Montmartre, heidegerrien qui détestait le bavardage et aimait les <em>Kindertotenlieder</em> (<em>Chants pour des enfants mort</em>s) de Mahler. Il y a ensuite Hervé Guibert évoqué à maintes reprises, dont la narratrice est «imprégnée comme une éponge» (p. 153), puis le Hervé mort dans l’attentat d’un métro londonien neuf ans auparavant. Il y a le Hervé metteur en scène dont elle avait défendu l’oeuvre, qui est apparu pour la première fois à Catherine vêtu de cuir noir et qui lui avait demandé de «trouver la bonne métaphore de sa mort» (p. 41), puis le Hervé compagnon de ce dernier Hervé. Vient ensuite le Hervé psychanalyste pédophile, suicidé, qui était son voisin et surtout pas son ami, puis un ami Hervé qui avait aperçu un spectre avant d’être persuadé de son pouvoir sur la mort jusqu’à ce qu’elle le frappe quand il avait vingt-quatre ans, et un autre Hervé, voisin très jeune qui s’était mis à pleurer en voyant Sud, la chienne de Catherine. Il y a également le Hervé qui était son coiffeur et qu’elle aimait tendrement, homme très discret qui avait la même date d’anniversaire que la narratrice et à qui elle est demeurée fidèle au-delà de sa mort, puis le Hervé jeune avocat superbe épris de littérature slave. Il y a le Hervé suicidé pendu à son appareil de gymnastique, qu’elle désigne comme l’un des «travailleurs du mourir» (p. 115) en raison de son suicide très lent, puis un Hervé disparu en avion et un autre Hervé ami français passionné par la Grèce et le sexe des chevaux mâles. Il y a le Hervé abject, professeur au «charisme inversé» (p. 140) qui excitait la haine de tous et qui s’est suicidé le jour de la mort de Balzac, puis Hervé, le cousin de Catherine mort jeune. Il y a aussi le Hervé que la narratrice et Olga, l’amoureuse de celle-ci, ont aidé à mourir lorsque sa maladie est devenue insoutenable. Enfin, il y a Hervé dont on apprend uniquement qu’il «est mort hier» (p. 191).</p>
<p>Tout autant de repères qui ne servent pas tant à cerner l’identité de cette foule de Hervé qu’à la faire fuir, au sens où un tuyau fuit, si on reprend l’image de Gilles Deleuze et Félix Guattari<a name="_ftnref" href="#_ftn7"><strong>7</strong></a>, et auxquels on s’accroche désespérément pour tenter de se retrouver un peu parmi ce flux incessant. Le roman se structure ainsi comme une suite d’effigies, entre lesquelles on voit la vie suivre son cours, à travers les rencontres de la narratrice, ses souvenirs et réflexions, jusqu’à un prochain rendez-vous avec la mort. La mort a déjà eu lieu et continuera d’avoir lieu nous dit l’incipit: «J’apprends la mort de mes amis comme d’autres découvrent que leur billet de loterie n’est toujours pas gagnant.» (p. 13) Présent d’habitude ancré dans la fatalité à laquelle seule une chance exceptionnelle pourrait permettre d’échapper mais en laquelle on s’acharne à croire pour continuer d’exister. Peut-être un autre ami ne mourra-t-il pas? Peut-être ne mourront-ils pas tous les uns après les autres avec nous comme seul témoin et unique survivant? Peut-être la suite des Hervé morts cessera-t-elle enfin de grandir?</p>
<p>S’il apparaît plusieurs autres morts que les Hervé —le grand-père suicidé de la narratrice, l’amant d’un voisin propriétaire de chien, la grand-mère de la narratrice, un vieux professeur d’université nommé Pierre Rochant, une jeune professeure d’université qui n’est pas nommée, le demi-frère de la narratrice, Patrick, la sœur de son amie Carla, avocate assassinée par la junte militaire en Argentine, puis Camille, la modiste de sa mère, puis un ami prénommé Piero et une morte célèbre, Lady Diana et d’autres encore—, la narratrice ne porte cependant pas le deuil de ces autres morts. Les Hervé sont ses morts: «Je me remets à écrire sur Hervé. Je deviens de plus en plus mélancolique, possessivement jalouse de mes morts.» (p. 39) Ce sont les morts auxquels elle est attachée, souvent par amour mais parfois aussi par la haine:</p>
<p class="rteindent2"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Les gens me trouvent malsaine de vouloir connaître les détails de sa mort. Mais comment enterrer quelqu’un qu’on détestait ? Quelle pose prendre devant ce mort-là? Je ne dirai pas du bien d’Hervé. Je n’en dirai que du mal, je dirai toute la vérité, toute ma vérité. Je n’aurai pas de bons sentiments à son égard, je ne le plaindrai pas. (p. 143)</span></p>
<p>Devant ses morts, aimés ou abhorrés, la narratrice s’impose un impératif incontournable, celui de la vérité. </p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Le devoir des vivants face aux morts</strong></span></p>
<p>Cette accumulation de rendez-vous avec la mort est la condition première de l’écriture pour la narratrice. Elle confère l’autorité suffisante pour écrire. Ainsi dit-elle à propos d’un chauffeur de taxi rencontré entre Québec et Baie Saint-Paul:</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Ce type avait déjà enterré dix-neuf de ses amis, dont douze morts sur cette route. Pour quelqu’un d’une trentaine d’années, avoir tant de morts me parut véritablement une performance et je me demandai alors si ce n’était pas à lui d’écrire un livre sur les morts. Je ne revendique rien, surtout pas la mort… Il y aura toujours plus compétent ou plus doué que moi dans le domaine. La mort n’est malheureusement pas une chasse gardée. (p. 25)</span></p>
<p>L’écriture est donc d’abord fondée sur la compétence accordée par le contact direct et répété avec la mort et ensuite sur la justesse du dire. L’écriture trouve son sens dans le devoir des vivants face aux morts, à plus forte raison celui de l’écrivain, devoir qui revêt plusieurs formes. La narratrice tente de répondre à la demande du metteur en scène mourant qui lui avait demandé de trouver une métaphore pour sa mort:</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Oui, trouver la bonne métaphore de sa mort, c’est ce qu’Hervé me demanda dans ce café de gars, ce mardi après-midi où nous nous vîmes pour la dernière fois. C’est qu’il espérait que je l’aide à écrire sa juste façon de dire sa disparition. Je devrais trouver les mots qui proclament la vérité et qui apaiseraient les plaies que fait à nos chairs la vitesse du vivre. Il me fallait produire la bonne métaphore que le théâtre ne pouvait donner à Hervé et que seule l’écriture lui promettait. L’écriture… et moi. Moi, chemin vers la mort; moi, exécuteur testamentaire de ses livres posthumes; moi, critique littéraire de ses œuvres; moi, mémoire de l’écrit et de la parole. Moi, la littérature. (p. 41-42)</span></p>
<p>Si la narratrice s’acquitte de la tâche confiée par Hervé, le metteur en scène, en trouvant une métaphore pour sa mort —dont elle dira qu’il «est tout simplement mort consumé par sa propre énergie que la maladie ne lui permettait plus de dépenser: Pneumocystis carinii» (p. 36)—, celui-ci réussit, pour sa part, à formuler pour elle son travail d’écrivain en lui faisant cette demande. Le travail de l’écrivain face aux morts est donc à la fois celui bien connu de la remémoration, mais aussi celui de l’accompagnement du mourant vers sa mort en trouvant pour lui une «juste façon de dire sa disparition». Les morts de Deuils cannibales et mélancoliques, semblables en cela à ces revenants qui règnent dans les œuvres fantastiques, sont tourmentés et requièrent l’aide des vivants pour trouver le repos. Ce repos, ils le trouveront lorsque les vivants auront su décrire leur disparition.</p>
<p>S’inscrivant dans la lignée de Gilles Deleuze, tandis qu’elle évoque <em>L’Abécédaire</em>, un entretien filmé de huit heures entre Claire Parnet et le philosophe, la narratrice compare son travail d’écriture à celui du médium:</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Par intermittence, Deleuze affirmait qu’il faut écrire pour les animaux, les enfants ou les fous, c’est-à-dire à la place des animaux, des enfants ou des fous. Moi j’écris pour les morts. À la place des morts. Ce n’est pas que je sois un excellent médium ou que j’aie plus de dons que les autres pour bavarder avec les morts. Mais comme Deleuze, je suis un peu perverse, je fais le mort et je crois n’être pas trop mauvaise dans ce rôle. (p. 170)</span></p>
<p>Son rôle d’écrivaine est très concret. Entièrement dédiée à ses morts, elle est celle qui parle à la place des morts, qui parle avec les morts. La parole privilégiée par la narratrice, elle le signale dans ce passage, est le bavardage. Elle l’avait toutefois annoncé d’entrée de jeu. Au «dévoilement de l’être» recherché par les heideggeriens, elle préfère le bavardage: «Tous mes amis universitaires sont heideggeriens. Mais moi j’aime parler et surtout hurler pour ne rien dire.» (p. 18) La narratrice situe ainsi la littérature non du côté de l’être, mais plutôt du côté du monde. Du côté des hommes et des morts. Ce bavardage, par lequel elle définit à la fois sa parole et son mode de conversation avec les morts —elle dira qu’il «n’est de conversation qu’avec les morts, qu’avec Mahler ou qu’avec ceux qui se sont tus» (p. 21)— rassemble l’idée d’une parole aussi abondante qu’inutile avec celle d’une parole qui divulgue les secrets: «La trahison, elle est là, dès les premières lignes que je veux bavardes; elle est en moi.» (p. 19) Toute traîtresse que soit sa parole, la narratrice travaillera cependant tout au long à décrire les mécanismes délicats du secret et de l’aveu, surtout celui du sida. La narratrice écrit par exemple dans ce passage bouleversant et à maints égards proustien :</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span style="background-color: rgb(255, 255, 255);">Il s’était ramassé à l’hôpital et avait fini «Noël sur le dos», comme il me le raconta en riant. «J’ai le système immunitaire fragile», avait-il ajouté pour que je comprenne. Mais je ne compris rien et pourtant j’ai enregistré ses paroles à même mes entrailles. Elles retentissent en moi maintenant de façon effroyable. Comment ai-je pu les entendre, les conserver et ne pas les décrypter? Est-ce cela le sens de la semi-conserve? Paroles sibyllines entendues, dont le vrai sens m’échappe, conservées pour plus tard, quand je pourrai les entendre, impuissante. (p. 87-88)</span></span></p>
<p>À l’image du narrateur de <em>La Recherche du temps perd</em>u, la narratrice de <em>Deuils cannibales et mélancoliques</em> réinterprète après coup l’événement dont elle n’avait pas su comprendre le sens. Cette défaillance de l’interprétation est toutefois illustrée ici dans ses conséquences les plus tragiques. N’ayant pas su déchiffrer l’aveu, la narratrice ne put répondre à la demande formulée dans l’aveu masqué.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Le triste savoir</strong></span></p>
<p>Malgré la venue à l’écriture que permet le contact répété avec les morts, cette accumulation de rendez-vous n’en est pas moins reçue et décrite comme une fatalité par la narratrice. Ainsi évoque-t-elle son amoureuse à qui elle «ne [fait] qu’apporter des morts pêle-mêle. Dans des charrettes toutes pleines.» (p. 22) De même n’apporte-t-elle au lecteur que des morts pêle-mêle. Dans des pages toutes pleines de Hervé. La narratrice transmet ce faisant à son amoureuse et au lecteur son triste savoir, façonné autant par ses rendez-vous sans fin avec la mort que dans son constat de la disparition de l’humanité: «Je sais la cruauté de mes paroles et l’horreur qu’elles provoquent en moi. C’est la cruauté qui nous tuera, notre inhumanité. Je constate que je deviens dure, insensible. Le constat est la seule humanité qui me reste.» (p. 91) Dans ce triste savoir, c’est son reste d’humanité qu’elle transmet.</p>
<p>La transmission de son triste savoir s’inscrit donc à la suite de la fatalité qui frappe la narratrice. Il y a dans la fatalité, telle qu’elle est représentée, quelque chose de la contamination. D’une façon très évidente et précise, bien sûr, puisque cette fatalité survient surtout sous l’action du sida, mais plus globalement aussi. Tout ce qui entoure la mort nous menace de contamination. Dans son essai <em>La Violence et le sacré</em>, René Girard décrit la terreur de la contamination par la violence qui habitait les membres des sociétés dites primitives:</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Il n’y a qu’un moyen d’éviter l’impureté, c’est-à-dire le contact avec la violence, et c’est de s’éloigner. Aucune idée de devoir ou d’interdiction morale n’est présente. La contamination est un danger terrible auquel seuls, en vérité, les êtres déjà imprégnés d’impureté, déjà contaminés, n’hésitent pas à s’exposer.</span><a name="_ftnref" href="#_ftn8"><strong>8</strong></a><a name="_ftnref" href="#_ftn8"></a> </p>
<p>Cette terreur, nos contemporains se targuent d’en être affranchis, nous dit Girard «parce que [la mentalité moderne] ne croit pas à la contagion, excepté dans le cas des maladies microbiennes<a name="_ftnref" href="#_ftn9"><strong>9</strong></a>» La narratrice reconnaît au contraire ce danger de contagion et le prête à son livre, porteur de tant de morts: «Ce livre lui-même est contaminé par la mort et si on le traite comme un paria, je comprendrai.» (p. 173) Cet avertissement qui pourrait se solder par l’exclusion du livre traduit la volonté d’une littérature capable d’agir sur le monde exprimée dans tout le livre. Si on croit la littérature capable d’agir sur le monde et si l’on croit en la contamination, ce livre présente un réel danger. L’exclusion du livre devient donc en quelque sorte un objet de désir puisqu’elle attesterait de la vitalité de la littérature.</p>
<p>Or, ce qui est plus que tout redouté par la narratrice par rapport à la littérature, ce qu’elle rejette le plus violemment, c’est une littérature reléguée au statut de culture morte, pur résidu du passé sans existence dans le monde actuel. C’est précisément ce que dénonce ce passage magnifiquement virulent où la narratrice croise d’anciens étudiants à elle devant «l’université la plus prestigieuse en Amérique du Nord, l’université des riches anglophones et des francophones parvenus qui rêvent d’oublier leurs origines» (p. 70) où ceux-ci sont désormais inscrits. Devant ce choix de ses anciens étudiants, elle s’insurge:</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Ils sont fiers de me montrer qu’ils ont suivi mes traces, je les renie et bien plus que trois fois. J’ai passé tant d’heures à leur montrer que la littérature leur permettrait d’éviter ce genre d’université. Je me suis tellement épuisée à leur dire de travailler sur autre chose que sur des textes reconnus par l’institution littéraire bien pensante et si peu engagée. On ne doit pas tous écrire sa thèse sur Gabrielle Roy! Je ne veux plus rien avoir à faire avec ces étudiants! Je les maudis. (p. 71)</span></p>
<p>Cette université apparaît ici comme le symbole de la littérature comme culture morte. À cet égard, la première édition du texte s’avère encore plus radicale:</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">J’ai passé tant d’heures à leur montrer que la littérature, c’était aussi ne pas aller à cette université, je me suis tellement épuisée à leur dire de travailler sur autre chose que Gabrielle Roy et toute l’institution littéraire bien pensante et pas du tout engagée, que je ne veux plus rien avoir à faire avec eux. Je les maudis</span><a name="_ftnref" href="#_ftn10"><strong>10</strong></a><a name="_ftnref" href="#_ftn10"></a>.</p>
<p>Dans la nouvelle édition de <em>Deuils cannibales et mélancoliques</em> cette université n’est plus complètement incompatible avec la littérature telle qu’elle devrait être pratiquée selon la narratrice mais pourrait simplement être évitée. La narratrice formule une suggestion et non plus une interdiction. Il en est de même pour Gabrielle Roy sur laquelle il est désormais permis d’écrire en autant que d’autres étudiants écrivent sur d’autres auteurs moins reconnus par «l’institution littéraire bien pensante si peu engagée». «Si peu engagée» et non plus «pas du tout engagée». Le mot est lancé: engagement.</p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>La vie juste</strong></span></p>
<p>Mais en quoi consiste l’engagement de la littérature? Comment la littérature peut-elle agir sur le monde? Comment, plus particulièrement, <em>Deuils cannibales et mélancoliques</em> agit-il sur le monde? D’abord par l’affect qu’il provoque. La narratrice évoque les paroles prononcées par un ami lors d’un hommage rendu à une jeune collègue morte:</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je voudrais que mes mots ici soient comme ceux de Bob, cruels et maladroits, mais avant tout cruels et maladroits à mes propres yeux, contre moi-même. Je veux des mots qui me fassent souffrir quand je parle de mes morts, des mots qui me fassent grincer des dents, qui me fassent mal, encore et toujours, des morts que je sente traîtres. Je refuse la parole anesthésiante. La parole qui console, la parole qui pardonne. (p.77)</span></p>
<p>La littérature, telle qu’elle la désire provoque donc un affect qui doit conduire vers une action sur le monde. En refusant d’anesthésier le sujet par des mots rassurants, en refusant de ménager le lecteur, en le poussant au contraire dans ses derniers retranchements, la littérature le rend disponible à l’action. Ce passage dresse ainsi un véritable programme éthique et esthétique qu’on pourrait associer à ce que Theodor W. Adorno nomme une «doctrine de la vie juste<a name="_ftnref" href="#_ftn11"><strong>11</strong></a>» dans sa dédicace de <em>Minima Moralia</em>.</p>
<p>À travers la réinscription du deuil au sein des vies de ses contemporains défendue par ce texte—ses contemporains dont elle raille la fausse désinvolture par rapport à la mort qui exige de savoir rigoler dans un enterrement (p. 184)—, à travers les attitudes envers les morts, les vivants et les animaux auxquelles la narratrice en appelle autant dans ses dénonciations, dans ses récits que dans ses réflexions, elle jette les bases d’un retour à une vie plus humaine. Un des passages les plus emblématiques à cet égard survient à la fin du roman, lorsque la narratrice évoque sa rencontre dans la rue avec un chat mort qu’elle a laissé derrière elle:</p>
<p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">En promenant Sud, j’ai aperçu de loin un chat mort, couché sur son petit flanc. Je me suis approchée en tenant Sud en laisse et j’ai pu voir que ce chat portait un collier et une médaille autour de son coup fragile, trop fragile. Ce chat a été heurté par une voiture. Je suis restée longtemps à l’observer, les larmes affluant à mes yeux. Mais je ne l’ai pas pris dans mes bras, je ne l’ai pas ramené chez moi, je ne l’ai pas touché, ni réchauffé, ni caressé, ni bercé, ni enterré. Je suis partie et j’ai couru jusqu’au premier téléphone, afin de prévenir les autorités compétentes qui viendront le ramasser, ce petit chat… Je l’ai laissé là sur le terrain, en me lavant les mains de ce corps que j’avais trouvé. Tout le monde me dit que j’ai bien agi, mais je ne dors plus. Ce petit chat me hante. Il paraît que j’ai fait comme il fallait… Pourtant j’ai honte. Honte d’avoir fait mon devoir sans plus, de ne pas avoir pris soin de cette bête. J’ai géré la mort, moi la manager en affaires funéraires… Je n’ai pas payé de ma personne cette rencontre avec le petit chat. À quatre heures du matin, je me réveille en sueur: «À combien d’amis ai-je fait le coup? Quelqu’un me ramassera-t-il un jour sur le bord du chemin?» La toilette funéraire, il faut bien que quelqu’un la fasse pour le mort, et les institutions, les autorités compétentes, les salons funéraires ne sont pas là pour cela. Au contraire. (p. 185-186)</span></p>
<p>Par sa réaction devant cet animal, qu’elle a pleuré et pourtant abandonné, dont elle a laissé aux autorités le soin de s’en occuper, c’est-à-dire de disposer du cadavre, de la même façon qu’on récolte les ordures, la narratrice nous dit avoir renoncé à son humanité. Le retour à l’humanité repose donc d’abord dans cet acte fondateur de la toilette des morts et dans cette exhortation à «payer de notre personne» nos rencontres, à agir en humain afin de pouvoir échapper enfin à ce monde administré.</p>
<p> </p>
<p><a name="_ftn1" href="#_ftnref"><strong>1</strong></a> Dans sa critique parue dans Le Devoir, Danielle Laurin écrivait: «La grande nouvelle, cependant, c'est qu'À ciel ouvert est un roman. Fini l'autofiction. Même si on reste dans les mêmes obsessions: le sexe, le sexe, le sexe. […] Mais peut-on blâmer les écrivains de creuser toujours le même sillon? Oui. Prenez l'auteure de La Honte, justement, Annie Ernaux. À qui on reproche de se répéter. D'aller trop loin dans la révélation de son intimité, aussi. ‘J'ai essayé d'écrire <em>Folle</em> à la troisième personne, mais je n'y suis pas arrivée’, m'avait confié Nelly Arcan à la sortie de son deuxième livre, en 2004. Pari réussi avec<em> À ciel ouvert</em>.» Danielle Laurin, «<a href="http://www.ledevoir.com/2007/08/25/154525.htm">Bête de texte</a>», Le Devoir, 25 et 26 août 2007, en ligne, consulté le 22 novembre 2009.</p>
<p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn2" href="#_ftnref"><strong>2</strong></a> http://catherinemavrikakis.com</p>
<p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn3" href="#_ftnref"><strong>3</strong></a> On peut lire dans la préface de la réédition: «Depuis quelques années le livre était introuvable. À un moment où <em>Le ciel de Bay City</em> fait découvrir à un plus large public l’écriture de Mavrikakis, il fallait rendre à nouveau disponible ce roman péremptoire et halluciné, dans lequel se devinent déjà les livres à venir.» Catherine Mavrikakis, <em>Deuils cannibales et mélancoliques</em>, Montréal, Héliotrope, 2009 [2000], p. 8. Cette affirmation inattendue nous présente le texte comme un roman «halluciné», non comme le produit de la réalité mais celui d’une fabulation de l’auteure.</p>
<p><a name="_ftn4" href="#_ftnref"><strong>4</strong></a> Marie Darrieussecq, «L’autofiction, un genre pas sérieux», <em>Poétique</em>, no 107, automne 1996, p.369-370.</p>
<p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn5" href="#_ftnref"><strong>5</strong></a> Catherine Mavrikakis, <em>Condamner à mort. Les meurtres et la loi à l’écra</em><em>n</em>, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2005, p. 151-152.</p>
<p><a name="_ftn6" href="#_ftnref"><strong>6</strong></a> Sur les pages de Salon double il a par exemple été question de l’essai de Philippe Forest <em>Tous les enfants sauf un</em> [2007] (<a href="http://salondouble.contemporain.info/lecture/38">Le sens à l'épreuve de la mort</a>, consulté le 22 novembre 2009), qui donne suite à ses deux premiers romans, <em>L’Enfant éternel</em> [1997] et <em>Toute la nuit</em> [1999] dans lesquels il relate le deuil de sa fille, ainsi que de <em>Ce matin </em>[2009] de Sébastien Rongier (<a href="http://salondouble.contemporain.info/lecture/105">Traces, tracés, trajets : itinéraires d'un fils en deuil</a>, consulté le 22 novembre 2009) où le narrateur raconte le deuil de sa mère, et de Dieu Jr. [2005] (<a href="http://salondouble.contemporain.info/lecture/139">Game Over</a>, consulté le 22 novembre 2009) de Dennis Cooper qui fait également le récit d’un homme endeuillé par la mort de son enfant. Il ne s’agit là que de quelques exemples qui m’apparaissent traduire une tendance plus générale.</p>
<p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn7" href="#_ftnref"><strong>7</strong></a> Deleuze et Guattari écrivent à propos de Kafka: «Déjà, dans les nouvelles animales, Kafka traçait des lignes de fuite; mais il ne fuyait pas ‘hors du monde’, c’était bien plutôt le monde et sa représentation qu’il faisait fuir (au sens où un tuyau fuit) et qu’il entraînait sur ces lignes.» Gilles Deleuze et Félix Guattari, <em>Kafka − pour une littérature mineure</em>, Paris, Éditions de Minuit, 1975, p. 85.</p>
<p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn8" href="#_ftnref"><strong>8</strong></a> René Girard, <em>La Violence et le sac</em>ré, Paris, Grasset, 1972, p. 48.</p>
<p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn9" href="#_ftnref"><strong>9</strong></a> Ibid., p. 391.</p>
<p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn10" href="#_ftnref"><strong>10</strong></a> Catherine Mavrikakis, <em>Deuils cannibales et mélancolique</em><em>s</em>, Laval, Trois, 2000, p. 70.</p>
<p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn11" href="#_ftnref"><strong>11</strong></a> «Le triste savoir dont j'offre ici quelques fragments à celui qui est mon ami concerne un domaine qui, il y a maintenant bien longtemps, était reconnu comme le domaine propre de la philosophie ; mais depuis que cette dernière s'est vue transformée en pure et simple méthodologie, il est voué au mépris intellectuel, à l'arbitraire silencieux, et pour finir, à l'oubli : il s'agit de la doctrine de la vie juste (das richtige Leben).» Theodor W. Adorno, <em>Minima Moralia</em>, traduit de l’allemand par Éliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral, Paris, Payot, coll. «Petite bibliothèque Payot», 2001 [1951], p. 9.</p>
http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-paria#commentsADORNO, Theodor W.AutofictionAutofictionDARRIEUSSECQ, MarieDELEUZE, GillesEngagementGIRARD, RenéIdentitéMAVRIKAKIS, CatherineMortQuébecTue, 22 Dec 2009 16:26:00 +0000Julie Boulanger206 at http://salondouble.contemporain.info