Salon double - Dialogue médiatique
http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/337/0
frVie éclatée, lectures éclectiques, vie électrocutée. Studio de lecture #1
http://salondouble.contemporain.info/lecture/studio-de-lecture-1
<div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs">
<div class="field-items">
<div class="field-item odd">
<a href="/equipe/fontille-brigitte">Fontille, Brigitte</a> </div>
<div class="field-item even">
<a href="/equipe/hivert-ariane">Hivert, Ariane</a> </div>
<div class="field-item odd">
<a href="/equipe/lamoureux-d-sir-e">Lamoureux, Désirée</a> </div>
<div class="field-item even">
<a href="/equipe/landry-pierre-luc">Landry, Pierre-Luc </a> </div>
</div>
</div>
<div class="field field-type-nodereference field-field-biblio">
<div class="field-items">
<div class="field-item odd">
<a href="/biblio/vie-electrique">Vie électrique</a> </div>
</div>
</div>
<!--break--><!--break-->
<p><strong>Pierre-Luc Landry [PLL]: </strong>Faut-il entamer ce premier studio de lecture par un résumé du bouquin choisi? La question se pose d’emblée, selon moi, parce que l’exercice est périlleux; comment, en effet, résumer un tel objet, qualifié de «roman» dès la première de couverture par l’éditeur, alors que le projet lui-même erre entre les genres? <em>Vie électrique </em>est un roman en trente chapitres, trente jours, au cours desquels l’auteur entre en dialogue avec lui-même, avec son musée personnel: le lecteur est mis face à des impressions et des réminiscences, des notes de lecture, une sorte de collage réunissant entre deux couvertures la liste des œuvres littéraires, musicales et visuelles que l’auteur a particulièrement appréciées, des considérations sur les lieux qu’il a visités, sur les amitiés qu’il a entretenues, etc. Le projet, Rossignol le résume ainsi:</p>
<blockquote><div class="quote_start">
<div></div>
</div>
<div class="quote_end">
<div></div>
</div>
<p style="margin-left:70.8pt;">Dans ce roman vécu, on croisera des fleuves et des livres à soi. Aucune théorie magistrale, aucun <em>conseil</em>. Juste le temps, celui que j’ai passé, que je passe à lire et à partir, la lecture et le départ qui ne sont jamais vraiment des activités mais une autre façon de boire ou de grimper aux arbres. […] Trente jours. Ce qui se passe pendant un mois. Roman continu d’un genre particulier. Roman, c’est-à-dire pulsations, vacillements, vertige, journées précises. Voici le premier jour dans l’exploration du détachement. Et avec lui les vingt-neuf suivants. Sarabande (p.14-16).</p>
</blockquote>
<p>C’est donc un «roman à soi», un «roman continu» dans lequel chaque pulsation correspond à une journée, une œuvre littéraire, un auteur qu’on apprécie, un lieu qu’on a aimé. Un drôle de roman, en somme, qui ne ressemble pas du tout à un roman mais qui donne envie d’aller lire ailleurs pour voir si on y est.</p>
<p> </p>
<p><strong>Désirée Lamoureux [DL]:</strong> Je dois affirmer, en toute honnêteté, que j’ai trouvé l’œuvre de Rossignol pénible. Mais à travers les discussions suscitées par ce studio et dont le présent texte est une trace, je vois en quoi elle peut nous interpeler, nous obliger à ouvrir un livre longtemps ignoré, nous encourager à écouter une mélodie trop souvent perdue dans le brouhaha du quotidien. Sorte de <em>Monde de Sophie</em> de l’art, le livre de Rossignol m’a bombardée de suggestions, de routes, sans jamais me laisser le temps de me couler dans ses pages. Trop préoccupé par son propre parcours, l’auteur semble oublier que des lecteurs tentent de le suivre dans son aventure à travers contrée et forme artistique.</p>
<p> </p>
<p><strong>Brigitte Fontille [BF]:</strong> En effet, l’auteur nous propose de traverser des univers artistiques en jouant les guides touristiques. Toutefois, si son programme avait fort de piquer ma curiosité et mon intérêt (classiques revisités –Stendhal, Tolstoï– et découverte d’artistes qui m’étaient inconnus –Jan Zabranan? Italo Svevo?–, dans un mélange artistique singulier –orchestrer Claudel, Thoreau et Charlie Parker!), j’ai également été tentée à maintes reprises de quitter le musée... Les œuvres dépoussiérées ou ramenées à la lumière du XXIe siècle me laissent désenchantée: mais où est passé le romancier? Un peu lasse du rythme en fiche de lectures, je pars écouter d’autres ritournelles. Et, c’est peut-être là que j’entends finalement la voix de l’auteur...</p>
<p> </p>
<p><strong>Ariane Hivert [AH]: </strong>Pendant et après ma lecture, de multiples questions se bousculaient dans ma tête. Et maintenant, les commentaires de mes collègues en soulèvent de nouvelles… À quel moment voit-on le personnage de Rossignol soulever un livre? Peut-il vraiment avoir lu tous les bouquins dont il parle en trente jours? Si c’est un «roman à soi» au point d’en oublier le lecteur, quel est l’intérêt d’en faire un roman? Le rôle de guide touristique est-il vraiment le meilleur moyen pour faire découvrir des œuvres artistiques si profondes? Des questions superficielles, j’en conviens, mais ma propre fibre d’auteure en herbe est choquée par ce manque de réalisme dans un livre qui semble s’apparenter à l’autofiction avec cette «voix de l’auteur» dont parle Brigitte, si forte et si personnelle. Les réponses à ces questions sont-elles si importantes ou bien ces interrogations ne sont-elles que la cristallisation de mon propre désir d’abandonner devant un livre qui m’apparait au premier abord si aride?</p>
<p> </p>
<p><strong>PLL: </strong>Je suis content que Désirée soulève de telles réticences parce que, comme mes collègues, je me suis heurté moi aussi à des envies d’abandonner, parfois, alors que le propos devenait trop «obscur», trop personnel. Je ne connais pas Rossignol, je ne suis pas familier avec son travail et je sais peu de chose de lui sinon qu’il est éditeur chez Payot & Rivages. Circule sur le Web une photo le représentant cigarette à la bouche, chemise blanche et cravate noire, barbe de trois jours, les yeux posés sur la clope qu’il tient entre ses doigts; un petit quelque chose à la Bret Easton Ellis, une gueule paillarde, un brin baveuse. Voilà tout ce que je connais de l’auteur, qui nous invite dans son livre à assister à un monologue mis en scène expressément pour nos yeux de lecteurs; exercice de voyeurisme s’il en est un, mais dont l’étrangeté séduit. Ce sont des notes de lectures et un carnet d’errance ainsi qu’un journal personnel et tout cela invite à l’écoute, au voyage. Les textes qui sont lus et commentés par Rossignol —et j’entends textes au sens sémiotique d’<em>œuvres</em>, peu importe leur support—, paraissent essentiels; que peut-on comprendre de cette «vie électrique» si l’on n’a pas lu les livres dont il est question, si l’on n’a pas fréquenté les musiciens dont Rossignol discute, etc.? Il y a toutefois dans ce bouquin un beau paradoxe: malgré le caractère essentiel de ces textes premiers, le lecteur peut s’en passer. Si certains titres font partie d’un «savoir encyclopédique commun», d’autres sont des hapax, des livres étranges, des objets dont on peut ne jamais, même, avoir entendu parler. Au final, toutefois, ce n’est pas important: celui ou celle qui aime la littérature (et les autres arts) n’en n’a rien à faire.</p>
<p>Je voudrais revenir à ma propre obsession de lecteur (bien sûr!), c’est-à-dire au genre annoncé en première de couverture: au romanesque de ce projet éclaté. Dans un entretien accordé à Albert Gauvin de <em>Pileface</em>, site Internet consacré à tout ce qui touche Philippe Sollers, Rossignol explique en quoi son projet est, pour lui, bel et bien un <em>roman</em>:</p>
<blockquote><div class="quote_start">
<div></div>
</div>
<div class="quote_end">
<div></div>
</div>
<p style="margin-left:70.8pt;">J’appelle ça roman parce qu’il n’y a pas de distinction entre la bibliothèque et les destinations. Le fil d’un narrateur qui passe de Trieste à New York en lisant B. S. Johnson et Alix Cléo Roubaud, pour moi c’est l’histoire d’un roman. Tous ces écrivains sont des personnages de romans. Cela m’intéresse plus que d’inventer un personnage réaliste dans lequel je ne me reconnaîtrais pas (Rossignol, cité par Gauvin, 2012, <a href="http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=1265">[en ligne]</a>).</p>
</blockquote>
<p>On lit dans cette déclaration le désir de faire du roman sans s’engager dans l’imaginaire ou, plus précisément, dans <em>l’invention</em>. Il existe bien sûr tout un pan de la littérature qui se réclame d’un tel mouvement et tout un autre pan qui se réclame de son contraire. Je ne souhaite pas ajouter d’eau au moulin de la dualité roman vrai / roman imaginaire. Cela n’est pas important, surtout pas en ce qui concerne le commentaire et la lecture du livre de Rossignol. Néanmoins, je trouve que le choix éditorial est étonnant. Pourquoi s’acharner à nommer ainsi un livre qui, au final, n’a pas grand-chose à voir avec la production romanesque actuelle? Alors que les témoignages et autres documents ont la cote, pourquoi vouloir à tout prix faire du roman plutôt que de, plus simplement, faire <em>un livre</em>? Que les écrivains soient des «personnages de romans», soit. Reste que <em>Vie électrique</em> a peu d’atomes crochus avec le genre romanesque, d’autant plus que le livre fait une très grande place à tout ce qui ne l’est pas. On devine en effet à la lecture une préférence de Rossignol pour les œuvres hétéroclites, pour les livres protéiformes, étranges, à mi-chemin entre ceci et cela, pas vraiment romans mais pas vraiment essais. Par exemple, il dit de Rolf Dieter Brinkmann qu’il est disparu du paysage littéraire en raison du mélange des genres qui est au cœur de ses œuvres, notamment de <em>Rome, regards</em> et de <em>La lumière assombrit les feuilles</em>:</p>
<blockquote><div class="quote_start">
<div></div>
</div>
<div class="quote_end">
<div></div>
</div>
<p style="margin-left:70.8pt;">Brinkmann choisit de briser le roman traditionnel, de ne plus s’en tenir à une représentation réaliste et paisible du monde. Il décide de projeter ses images et une poésie directe dans un ouvrage indéfinissable, un livre-album qui fait appel à tous les motifs, lettres, photos, factures, billets de train, et qui donne lieu à un récit cinglant (p.107).</p>
</blockquote>
<p>Un ouvrage indéfinissable, donc. Qualificatif qui pourrait très bien être accolé au livre de Rossignol. Je réfléchis à «voix haute» ici, je ne propose pas de commentaire définitif sur <em>Vie électrique</em>. Si je remets en question l’étiquette de «roman», c’est que je me demande en quoi elle peut être efficace, importante, nécessaire. Réinventer le roman, briser les cadres rigides, oui, je veux bien —et j’aime tout particulièrement les auteurs qui ont cette «audace». Mais pourquoi choisir le label contraignant, s’il ne nous convient pas? Peut-être que mes collègues de ce studio de lecture auront quelque chose à dire à ce sujet…</p>
<p> </p>
<p><strong>DL: </strong>En effet, pourquoi choisir d’indiquer le genre alors que le projet d’écriture ne va pas du tout dans ce sens? À ma première lecture de l’œuvre, je ne me suis pas posée la question; je me suis plutôt demandée où l’auteur voulait en venir. Avec son début déroutant à Berlin qui semble annoncer une espèce d’histoire d’amour étrange, j’ai attendu en vain que l’auteur termine son histoire. Ce n’est qu’en fermant le livre que j’ai réalisé que le début n’avait en fait peut-être rien à voir avec le reste. En relisant maintenant le premier chapitre, je vois que Rossignol nous annonce bel et bien son projet – «Trente jours. Ce qui se passe pendant un mois. Roman continu d’un genre particulier» (p.16) – au moment même où il quitte Petra pour revenir à Paris. Il semblerait que le roman dont il est question sur la page couverture ne dure que 4 pages pour se perdre dans les méandres d’un autre projet d’écriture. Serait-ce un roman de quelques pages accompagné d’un journal de bord, ou plutôt un journal de bord amorcé par un mini-roman?</p>
<p> </p>
<p><strong>AH:</strong> Je me suis posée la même question: <em>Vie électrique</em> est-il vraiment un roman? Je comprends le point de vue de Rossignol et, en un sens, je suis d’accord. Les auteurs sont aussi des personnages de roman. Ce récit, parce que je lui accorde que c’en est un, enchaîne les observations littéraires et artistiques sans m’emporter dans un autre monde. Personnellement, c’est ce que je recherche dans un roman: m’évader, que ce soit dans un univers imaginaire ou réel. Tandis qu’en lisant Rossignol, j’ai eu l’impression d’assister à une conférence sur la littérature sur fond musical. Intéressant, certes, mais pas ce à quoi je m’attendais. Il ne faut pas sous-estimer l’importance des attentes que peut avoir un lecteur par rapport à un livre. Avec le temps, le roman s’est imposé comme genre hégémonique —une certaine idée du roman, même— et a pris une grande place dans le spectre littéraire; c’est ainsi que l’étiquette de roman commande tout un horizon s’attente qui a été déçu avec <em>Vie électrique</em>. Comme le dit Pierre-Luc, cela ne doit pas empêcher les auteurs d’essayer de nouvelles choses et de briser les conventions. Mais apposer l’étiquette de «roman» sur un livre, c’est le comparer à tous les autres romans qui ont été écrits avant et lui donner une signification qu’il n’a pas lorsqu’on l’ouvre. Le lecteur est déstabilisé, déçu et souvent se décourage au point de poser ledit roman et de ne pas en terminer la lecture. Je crois que les livres sont écrits pour être lus (et je ne parle pas de l’aspect commercial de la chose), mais lorsque les lecteurs abandonnent le livre d’un auteur, ils sont moins enclins à acheter les suivants et à continuer de faire vivre l’œuvre de cet auteur. À leurs proches, ils diront qu’ils ont été déçus ou, pire, n’en parleront pas du tout, au contraire des ces romans qui ont fait vibrer la corde émotive qui nous traverse tous et dont on veut parler autour de nous. La corde cognitive est plus difficile à faire résonner; elle n’est pas toujours bien tendue, selon l’éducation et l’état d’esprit de chacun. Il faut préparer son lecteur à ce genre de récit qui appelle à la raison avec une étiquette appropriée, autre que celle de «roman», qui elle s’adresse à un nombre grandissant de lecteurs de tous les âges. Il existe cependant des gens qui n’auraient pas acheté le livre s’il n’était pas écrit «roman» sur la couverture, mais plus persévérants, ils continuent leur lecture et, intéressés par le propos de Rossignol, ils poursuivent leur découverte des auteurs qu’il cite. Convenons-en, ces gens sont peu nombreux. Je suis de ceux qui ont été déçus. Et sans ce studio de lecture, j’aurais rapporté le livre à la bibliothèque sans le terminer.</p>
<p> </p>
<p><strong>BF: </strong>Je résiste à ce propos orienté vers l’analyse mercantilisante des œuvres littéraires ou qui suggère un lecteur au premier degré qui se laisse influencer par l’étiquette ou qui utilise l’art pour «s’évader». Il n’en demeure pas moins que l’étiquette de cette œuvre semble bien étrange et suscite avec raison nombre de questions. Je pourrais toutefois voir ce «roman» s’inscrire dans un mouvement de contamination romanesque amorcée dans les années 80. Je pense notamment aux romans <em>réflexifs</em> de Milan Kundera, à certains romans de Pascal Quignard, <em>Vie secrète</em> notamment, dont la charge d’érudition en font à la fois des essais, des biographies, des études anthropologiques, des récits mythologiques, des contes, des traités, etc. Sans nécessairement inscrire Rossignol dans cette généalogie d’écrivains confirmés, je peux percevoir dans <em>Vie électrique </em>un écho de cette démarche poétique qui met au défi le récit. Démarche téméraire pour une œuvre dont la forme et le contenu remettent en cause la jouissance esthétique du lecteur. Or, il faut bien en convenir, <em>Vie électrique</em> produit un effet déceptif par rapport à l’ «horizon d’attente» du lecteur. Un romancier qui se propose à l’image d’un simple compilateur et se réduit à une instance énonciative qui dit timidement «je» en se diffractant en une narration plurielle et démultipliée de tous les livres lus pose à juste titre un enjeu vital au lecteur déjà mis en abyme dans cet auteur-lecteur. Chaque livre a son lecteur implicite. Et c’est peut-être dans cette avenue qu’il faudrait tenter de porter notre attention afin de cerner les enjeux d’une œuvre qui semble désorienter le lecteur au point qu’il en questionne sa propre existence (un lecteur fictif au lieu d’un personnage romanesque imaginaire?). À moins que Rossignol soit tout simplement passé à côté de son «pacte de lecture»...</p>
<p> </p>
<p><strong>DL:</strong> Je ne crois pas que Rossignol soit passé à côté de son «pacte de lecture», comme le propose Brigitte. Il me semble plutôt que son «pacte» participe d’un désir de perdre le lecteur, de l’ennuyer à un tel point qu’il vienne à apprécier ce qu’il lit. L’importance de la patience face à l’ennui, suggérée dès la page 15 dans une citation de John Cage, joue-t-elle un rôle moralisateur? Rossignol nous dit-il que nous sommes trop pressés à comprendre, à être divertis en tout temps? Qu’il faut nous arrêter, prendre le temps d’apprécier les belles choses de la vie, malgré l’ennui qu’elles peuvent parfois susciter? Je vois maintenant en ce roman une critique de notre société actuelle: société qui mise sur un divertissement si envoûtant qu’il nous fait oublier notre existence superflue. Au contraire, le roman de Rossignol, dans ses longueurs et ses langueurs, ne cherche pas à nous procurer une évasion, mais plutôt à nous obliger à nous plonger dans un art trop longtemps mis de côté. </p>
<p> </p>
<p><strong>PLL: </strong>Il est évident que <em>Vie électrique</em> n’est pas un roman d’évasion. Le lecteur averti le saura déjà par sa publication dans la collection «L’infini», dirigée par Philippe Sollers. Ici, pas d’illusion romanesque ou de suspension de l’incrédulité; pas de catharsis programmée et, n’en déplaise à Odette qui répond à la question «Le Roman permet -il de s’évader ou lui attribuez vous d’autres fonctions?» [<em>sic</em>] sur <em>Yahoo! Questions/Réponses</em> [<a href="http://qc.answers.yahoo.com/question/index?qid=20080512024141AAnVceH">en ligne</a>], pas de résonnance de l’hridayagranthi ou de quelque «nœud du cœur» que ce soit. <em>Vie électrique</em>, ce n’est pas cela. Ce n’est pas non plus ce best-seller qui nous emmène, justement, sur d’autres rives, dans des aventures rocambolesques et sentimentales. J’ai peut-être l’air méprisant, mais je ne le suis pas. Il n’y a pas de fiction à grand déploiement dans <em>Vie électrique</em> et cela ne lui fait pas défaut. Ce que je tente de dire, c’est que le plaisir de lire ce livre, il est ailleurs; il se trouve dans les nombreuses références à la littérature et à la musique, dans le parcours intellectuel de l’auteur, dans la forme, dans l’espace étrange que Rossignol a aménagé pour lui et son lecteur et où la rencontre opère quand même. On a beaucoup glosé avec Umberto Eco sur la coopération interprétative et le rôle du lecteur dans le roman; dans cette même veine, j’apprécie tout particulièrement ce commentaire d’Alain Robbe-Grillet que je me permets de reproduire ici (et qu’on me pardonne la longueur de la citation):</p>
<blockquote><div class="quote_start">
<div></div>
</div>
<div class="quote_end">
<div></div>
</div>
<p style="margin-left:70.8pt;">Cette idée que le monde est toujours à faire est au fondement de l’esprit moderne. C’est, en somme, ce que Sartre a appelé la liberté. Si le monde est fait, nous ne sommes pas libres, nous ne pouvons que reproduire les formes du monde telles qu’elles sont. Mais si le monde est à faire, notre liberté est sans cesse en jeu. Car dans notre existence, en dehors même de la littérature, nous sommes sans cesse les bâtisseurs d’un monde. Cette situation va aussi se refléter dans celle du lecteur. Celui-ci est appelé à refaire le livre qu’il lit, comme si ce livre était déjà tombé en ruine et que lui-même allait y introduire de nouvelles possibilités de signification. Il ne s’agit pas de construire des cathédrales, mais l’idée est la même: ce sont des cathédrales de pensée. Cette situation est souvent mal comprise par les lecteurs, car ils considèrent que la lecture est une sorte de repos. On a affronté les bizarreries du monde et l’incompréhensibilité de plus en plus flagrante de certains éléments du monde, et quand on rentre chez soi le soir, on lit pour se reposer. Dans ce cas, mieux vaut prendre un Balzac qu’un Kafka ou un Joyce. La lecture de la littérature vivante n’est pas reposante, puisqu’il faut sans cesse s’impliquer soi-même comme créateur du livre, comme si on réécrivait ce livre qu’on est seulement en train de lire. Je le lis, il est tout fait, mais il n’est pas fini. Il continue à vivre (2005, p.41-42).</p>
</blockquote>
<p>Une chose est sûre: on ne se repose pas dans le livre de Rossignol. Au fil de ce studio de lecture, j’apprends à l’apprécier davantage. C’est une sorte de <em>Dernier inventaire avant liquidation</em> ou de <em>Premier bilan après l’Apocalypse </em>(Beigbeder, 2001 et 2011) en plus intello, un <em>projet</em> au sens fort du terme, une aventure d’écriture <em>et</em> de lecture.</p>
<p> </p>
<p><strong>BF: </strong>Malgré tout, malgré quelques déroutes, je demeure ambiguë face à ce livre. Il a pourtant des traces à même de susciter une curiosité, un intérêt qui vient l’inscrire dans une certaine lignée du roman contemporain. J’entends par là la double posture artistique que présente ce livre intriguant. Pertinemment présenté sous une épigraphe de Céline, le roman de Rossignol dévoile clairement son penchant pour la musique et continue de fonder des liens entre la littérature et la musique. C’est à un roman-voyage à la forme «d’un temps mobile et dansé» (p.169) que je me sens conviée, un voyage binaire comme la danse qu’il annonce: sarabande spatiale et temporelle. Si une suite de grands auteurs vient y faire quelques pas, c’est toutefois la dimension sonore de ce roman qui m’intrigue le plus. D’emblée est annoncé l’objectif du voyage entrepris: «C’est un contact avec les sonorités dont j’ai besoin. En France, j’entends toujours les mêmes sons, c’est éreintant» (p.11). Il m’est difficile de ne pas y entendre Marcel Proust qui s’était mis au pastiche à ses débuts littéraires pour se «purger du vice si naturel d’idolâtrie et d’imitation» (Proust, 1919, p.380). Pour l’instant, l’écho des «grands auteurs» agit en basse continue tout au long de ce premier roman de l’auteur, mais je me demande si ce ne serait pas aussi une démarche initiatique afin de trouver sa propre voix, sa voix auctoriale. Cette voix qu’il traque bien patiemment: «J’attends une voix, une seule voix. Je ne crois pas que ce soit demander l’impossible» (p.32). C’est sans surprise Ulysse qui est présenté comme premier guide à Berlin pour amorcer le premier jour de cette grande traversée de «l’exploration du détachement» (p.16).</p>
<p><em>L’oreille des yeux</em> du lecteur est grandement sollicitée tout au long du roman pour y entendre, à chacun des trente courts chapitres, un nouveau son, un nouvel écho d’un auteur, une nouvelle «ritournelle» (p.11). Outre une écriture qui tire par l’oreille vers le monde sonore de la «percussion d’un mot» (p.94), d’une «voix basse» (p.117) ou d’un texte lu à «voix haute» (p.46), une terminologie musicale file un réseau de métaphores qui poursuit la séduction de l’oreille du lecteur, mélomane ou pas. C’est ainsi que le narrateur parle du «second mouvement» d’<em>Underwood Memories </em>de Kerouac, d’«improvisation» ou du «souffle du trompettiste» (p. 93) pour qualifier de mouvement d’écriture de Fitzgerald, de «polyphonique» (p.84), «modulation» (p.117 et 154), «danse», «cadence» (p.145), «phrase musicale» (p.154), «partition» (p.37, 98, 154 et157), «gamme» (p.165) ou encore «[l]eitmotiv» (p.165).</p>
<p>Un arrière-fond sonore accompagne subtilement le lecteur de ce court roman: un morceau de Thelonious Monk joue pendant qu’il écrit l’épisode du voyage en Espagne de la première journée pour se terminer au bruit d’un match de foot, des élans d’espagnol viennent sonner lors de la lecture silencieuse d’un poème baroque de Luis de Gongora, jusqu’au son du «saxophone merveilleux d’un type qui s’appelait Allen» (p.98) à New York, pour clore avec la célèbre violoniste Julia Fisher qui interprète du Bach. À cette suite, doit s’ajouter, pour le lecteur mélomane les musiques de Chostakovithc, de Buxtehude, la <em>Sarabande</em>, la <em>Chaconne</em> et le deuxième <em>Concerto </em>de Bach. Le lecteur dilettante est même convié à aller écouter l’interprétation de Fisher sur <em>Youtube</em>. Ce sont aussi des écrivains influencés par la musique dans leur écriture qui s’ajoutent à cette basse continue qui constituent l’écho littéraire bien sonore de ce roman: Céline, Joyce, la graphie musicale de Kerouac, Fitzgerald, Wittgenstein, Italo Svevo.</p>
<p>Il ne sera donc pas anodin que le vingt-neuvième jour soit celui des musiciennes. Ce parcours musical aux allures de littérature est conduit comme le «toc-toc [d’un] un hoquet qui guiderait les aveugles à la lettre» (p.11). Du «chœur» (p.42) issu des partitions musicales des grands auteurs ayant résonné en Jean-Philippe Rossignol, à cette danse de la séparation, à la voix solitaire de l’auteur Rossignol qui s’accompagne à la harpe, au trentième jour, «[l]e morceau s’arrête» (p.169). Ce roman prend la forme de véritables «suites électriques» (p.169) sur lesquelles l’auteur, le temps d’une danse aux musiques des écrivains qu’il admire, remettra le morceau mais peut-être seul cette fois-ci, «suivant en cela la règle nette qu’un écrivain sans oreille est comme un boxer sans main gauche» (p.37-38).</p>
<p> </p>
<p><strong>PLL:</strong> Je me permets un aparté métaréflexif, une digression peu pertinente mais quand même essentielle. Je découvre, à travers ce studio, toute la pertinence de mener une lecture à plusieurs têtes d’un même roman. Brigitte, informée par ses propres intérêts, met au jour toute une dimension qui m’avait échappée à la première lecture du roman de Rossignol. Maintenant, cette omniprésence de la musique m’apparaît évidente, voire fondamentale, alors que je m’étais concentré sur tout autre chose lors de mon premier parcours du roman.</p>
<p> </p>
<p><strong>BF:</strong> Il semble toutefois, au consensus, que ce roman ne nous aura été qu’une pause, suivie d’un long soupir avant de s’éteindre dans un profond silence.</p>
<p> </p>
<p><strong>AH: </strong>Aller lire ailleurs si on y est, suggère Pierre-Luc à la suite de Rossignol. Je ne sais pas pourquoi, mais je suis rarement tentée de le faire. Je suis pourtant curieuse de nature, mais voilà que j’ai peine à sortir de ma zone de confort; lire et relire les livres que j’ai tant aimé, encore et toujours au point d’en perdre le compte au fil des ans. L’an dernier, mon grand-oncle m’a légué quelques-uns (trois cents) des livres de sa riche bibliothèque (dix mille). Des bouquins assez vieux, qui sentent la poussière et le temps qui passe. Parmi eux, une collection rassemblant une œuvre de chaque auteur ayant été récompensé d’un prix Nobel entre 1901 et 1970. Hemingway, Mistral, Pirandello, Hesse, Gide, Sartre, Kipling… Je sais qu’ils méritent d’être lus. Eux comme bien d’autres. Pourtant, je n’en ai pas ouvert un seul. J’ai l’impression d’avoir besoin que quelqu’un m’insuffle l’envie de les ouvrir, m’en parle avec toute la passion ressentie à sa lecture… comme si les livres n’étaient pas capables de parler pour eux-mêmes, eux qui contiennent tant de mots. Aujourd’hui, ouvrons-en quelques-uns pour voir ce qu’ils ont à dire:</p>
<blockquote><div class="quote_start">
<div></div>
</div>
<div class="quote_end">
<div></div>
</div>
<p style="margin-left:70.8pt;">À temps le vieillard aux brins d’osier – acheva sa chanson marine, – car sa voix dans les pleurs allait se noyer; –mais trop tôt, certes, pour les garçons de labours,– car, sans mot dire, la tête éveillée –et les lèvres entrouvertes,– longtemps après le chant ils écoutaient encore (Mistral, 1960, p.56).</p>
</blockquote>
<blockquote><div class="quote_start">
<div></div>
</div>
<div class="quote_end">
<div></div>
</div>
<p style="margin-left:70.8pt;">–Votre peinture sent le tabac et le sang, lui avait-elle dit un jour? Ne savez-vous donc faire que des soldats?</p>
<p style="margin-left:70.8pt;">– Hélas!... répondit-il doucement.</p>
<p style="margin-left:70.8pt;">Et tout bas, il se disait: «Je pourrais faire d’elle, si elle voulait, un portrait qui serait un chef-d’œuvre» (Kipling, 1960, p.129).</p>
</blockquote>
<blockquote><div class="quote_start">
<div></div>
</div>
<div class="quote_end">
<div></div>
</div>
<p style="margin-left:70.8pt;">Tous les matins, à la même heure, ni une minute avant, ni une minute après, je le voyais déboucher sur quatre pieds (y compris les deux cannes, une à chaque main, qui lui servaient plus que ses pieds). À peine arrivé, […] il s’asseyait, ses deux bâtons entre les jambes, tirant de sa poche sa calotte, sa tabatière et un grand mouchoir à carreaux rouges et noirs; il reniflait une grosse prise de tabac, s’essuyait, puis ouvrait le tiroir de la table et en extrayait un bouquin qui appartenait à la bibliothèque: <em>Dictionnaire historique des musiciens, artistes et amateurs morts et vivants</em>, imprimé à Venise en 1758 (Pirandello, 1963, p.90).</p>
</blockquote>
<p>Ce n’était pourtant pas si difficile… Et alors que j’écris ces lignes et que je me questionne sur mes habitudes littéraires, mon copain écoute de la musique classique. Schubert, Beethoven, Mendelssohn. Et, comme chaque fois, je dois lui demander le nom du compositeur, même si je reconnais l’air. À bien y penser, je n’ai pas besoin de connaître leur nom, aussi illustre soit l’homme, pour apprécier la puissance de l’œuvre qui fait vibrer quelque chose en moi, tout comme les mots de ces grands auteurs qui peuplent ma bibliothèque. Rossignol parle d’auteurs que je ne connais pas, que je n’ai pas lus ou, si je les ai lus, dont je ne me souviens pas des propos exacts, si ce n’est cette puissance qui se dégage de leur œuvre. Comme pour la musique, je me souviens d’avoir vibré avec les mots, mais à moins de les entendre à nouveau, ils se perdront dans l’immensité de la mer de la littérature.</p>
<p> </p>
<p><strong>PLL: </strong>En guise de conclusion, je ne peux m’empêcher de penser à Richard Millet, malgré les horreurs qu’il a récemment professées, en refermant le livre de Rossignol. Pas que j’établisse quelque parallèle que ce soit entre l’œuvre des deux écrivains, mais bien parce que Rossignol fait une très grande place dans son musée aux inclassables, classiques comme oubliés de l’histoire littéraire. Et j’en viens à me demander ceci: est-ce que Millet n’aurait pas raison, après tout, et que la littérature ne se déploierait vraiment que dans ce qui n’est pas roman? Puis ma question perd tout son sens, dès lors que j’accepte enfin que <em>Vie électrique</em> soit un roman. Au final, on se balance pas mal de savoir, dans l’immédiat, ce que cela veut dire. On dirait qu’avec les inclassables comme <em>Vie électrique</em>, j’en arrive toujours à la conclusion qu’ils affirment, par leur impudence, la toute-puissance de la littérature. Et j’entends littérature comme le voudrait Luc Lang, c’est-à-dire comme quelque chose de dangereux, comme désordre, chaos, comme «une force imprévisible d’inattendues propositions quant à la question du <em>sujet</em>, et [qu’]il est toujours plus urgent de […] cerner dans cet espace livresque de la “fiction”, que l’on parcourt en ses <em>heures perdues</em> de loisir et de distraction, où l’on s’accorde précisément à perdre son temps avec ce qui n’est que… littérature» (2011, p.26).</p>
<p> </p>
<p><strong>Bibliographie</strong></p>
<p>Frédéric BEIGBEDER (2001), <em>Dernier inventaire avant liquidation</em>, Paris, Grasset.</p>
<p>Frédéric BEIGBEDER (2011), <em>Premier bilan après l’Apocalypse</em>, Paris, Grasset.</p>
<p>COLLECTIF (2008), «Le Roman permet -il de s’évader ou lui attribuez vous d’autres fonctions?», dans <em>Yahoo! Questions/Réponses</em>, [en ligne]. <a href="http://qc.answers.yahoo.com/question/index?qid=20080512024141AAnVceH">http://qc.answers.yahoo.com/question/index?qid=20080512024141AAnVceH</a> (Page consultée le 9 octobre 2012).</p>
<p>Albert GAUVIN (2012), «La <em>vie électrique</em> de Jean-Philippe Rossignol», <em>Pileface</em>, [en ligne]. <a href="http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=1265">http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=1265</a> (Texte en ligne depuis le 8 mars 2012).</p>
<p>Rudyard KIPLING (1960), <em>La lumière qui s’éteint</em>, chapitre VII, s.l., Éditions Rombaldi (Collection des Prix Nobel de littérature, lauréat 1907).</p>
<p>Luc LANG (2011), <em>Délit de fiction. La littérature, pourquoi?</em>, Paris, Gallimard (Folio essais / Inédit).</p>
<p>Richard MILLET (2010), <em>L’enfer du roman. Réflexions sur la postlittérature</em>, Paris, Gallimard.</p>
<p>Frédéric MISTRAL (1960), <em>Mireille</em>, Chant premier, «Le Mas des Micocoules», verset XIII, s.l., Éditions Rombaldi (Collection des Prix Nobel de littérature, lauréat 1904).</p>
<p>Luigi PIRANDELLO (1963), <em>Feu Mathias Pascal</em>, chapitre V, Maturation, s.l., Éditions Rombaldi (Collection des Prix Nobel de littérature, lauréat 1934).</p>
<p>Marcel PROUST, «Lettre de 1919 à Ramon Fernandez», <em>Correspondances</em>, t. XVIII, Paris, Plon.</p>
<p>Alain ROBBE-GRILLET (2005), <em>Préface à une vie d’écrivain</em>, Paris, France Culture / Seuil (Fiction & Cie).</p>
<p> </p>
http://salondouble.contemporain.info/lecture/studio-de-lecture-1#commentsAutoréférentialitéBEIGBEDER, FrédéricCritique littéraireDéplacementsDialogue médiatiqueDialogues culturelsÉclatement textuelÉcritureFictionFonctions du récitFranceGenreIndétermination Journaux et carnetsKIPLING, RudyardLANG, LucLittérature «monde»Mélange des genresMILLET, RichardMISTRAL, FrédéricNomadismeObsessionObsessions d'écrivainsPIRANDELLO, LuigiPoétique du recueilPortrait de l'artistePROUST, MarcelRécit de voyageROSSIGNOL, Jean-PhilippeSavoir encyclopédiqueSOLLERS, PhilippeSOLLERS, PhilippeThéories des genresVoyageEssai(s)RomanTue, 16 Oct 2012 18:28:19 +0000Pierre-Luc Landry601 at http://salondouble.contemporain.infoEntretien avec Mathieu Arsenault
http://salondouble.contemporain.info/antichambre/entretien-avec-mathieu-arsenault
<div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs">
<div class="field-items">
<div class="field-item odd">
<a href="/equipe/salon-double">Salon double</a> </div>
<div class="field-item even">
<a href="/equipe/arsenault-mathieu">Arsenault, Mathieu</a> </div>
</div>
</div>
<div class="field field-type-text field-field-soustitre">
<div class="field-items">
<div class="field-item odd">
L’Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle </div>
</div>
</div>
<!--break--><!--break-->
<div class="rtecenter"><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/Antichambre/boitier-face.jpg" /></div>
<p>Il remet des trophées à des œuvres actuelles qu’il juge marquantes, des prix prestigieux qui font bien des jaloux tel le fameux <em>Bouillon de poulet pour fuck all</em> qui a été décerné cette année à Simon Paquet pour son roman <em>Une vie inutile</em>. Visiblement animé par le désir de participer à l’élaboration d’une communauté littéraire active et vivante qui ne se résumerait pas à la circulation de livres, Mathieu Arsenault est un acteur important des soirées de poésie et de divers événements littéraires qui ont lieu à Montréal. Ses livres sont porteurs d’une liberté langagière et intellectuelle que peu d’auteurs se permettent aujourd’hui, malmenant aussi bien la syntaxe que les idées reçues. Son premier livre de fiction, <em>Album de finissants</em> (2004), propose une série de fragments polyphoniques posant un regard sagace sur l’école, qui apparaît être bien davantage une «fabrique de gens compétents pour la vie professionnelle» qu’un lieu de formation de citoyens lucides et libres-penseurs. Son livre <em>Vu d’ici</em> (2008) poursuit l’exploration des différents flux idéologiques qui parcourent l’esprit de nos contemporains, s’attardant cette fois à la culture populaire, notamment au pouvoir hypnotique de la télévision et des désirs serviles que celle-ci véhicule, induisant l’inertie crasse des sujets dépolitisés. Mathieu Arsenault a aussi publié un essai, <em>Le lyrisme à l’époque de son retour</em> (2007), où il analyse la dialectique de l’innovation et de la tradition qui traverse la production contemporaine en prenant pour exemple la question de la résurgence du lyrisme. Ce livre, qu’il qualifie lui-même d’autothéorie, ou encore d’autobiographie théorique, parvient à joindre avec finesse des questions théoriques à l’expérience concrète que nous avons de la littérature aujourd’hui. Et c’est ultimement la question de la possibilité d’une communauté littéraire qui surgit de sa réflexion : «Quand je me pose la question de la possibilité de dire ‘je’ aujourd’hui, c’est une communauté que je cherche, la possibilité de créer des communautés dans un système historiquement répressif.» Mathieu Arsenault collabore également de façon régulière à la revue <em>Spirale</em>, en plus d’être l’un des membres fondateurs du magazine <em>OVNI</em>. Depuis 2008, il propose ses réflexions sur la culture populaire actuelle dans son blogue <a href="http://doctorak-go.blogspot.com/"><em>Doctorak, GO!</em></a>. Il passe aujourd’hui au Salon pour nous entretenir de l’Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle, un projet qu’il a mis en branle en 2009.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> À Salon double, nous cherchons des façons de mettre en valeur et de commenter la littérature contemporaine. Nous sommes intéressés par ta série de «15 publications intéressantes 2010 selon l'Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle», publiée sur ton blogue <a href="http://doctorak-go.blogspot.com/"><em>Doctorak, GO!</em></a>, parce que tu y valorises aussi, à ta façon, des œuvres québécoises qui ont été plus ou moins ignorées en 2010. Alors que les critiques des médias <em>mainstream</em> collectionnent tous les mêmes cartes d’écrivains au style de jeu plus ou moins convenu, tu sembles avoir un penchant pour les jeunes recrues qui tentent d’imposer de nouvelles manières de concevoir la joute littéraire. La liste d’œuvres que tu proposes, plutôt éclectique, montre bien qu’il existe une relève. On y retrouve des romans, de la poésie, de la bande dessinée, des textes inclassables, des textes publiés en fanzines... Selon quels critères avez-vous constitué cette liste? Désiriez-vous mettre en lumière des mouvements ou des tendances particulières dans la littérature québécoise contemporaine?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span> Le projet de l’Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle est de prendre le contrepied de l’image médiatique de la littérature québécoise actuelle, qui construit un programme finalement assez réducteur dans ses propositions esthétiques: du roman, du roman, du roman, avec «du souffle», de la «maîtrise» et, assez souvent, une retenue, un art de la concision. Mais ce programme est assurément moins dommageable que le public qu’il associe à la littérature. Car ce public est en déclin, il vieillit sans se renouveler et s’accroche à une idée du littéraire qui lui appartient, mais qui ne se renouvelle pas nécessairement. Quand on parle de relève dans les médias, c’est d’ordinaire à ceci qu’on fait référence: l’espoir que survive ce rapport à la littérature et les pratiques qui lui sont associées. Mais cette idée de la relève n’incarne qu’une forme parmi d’autres de rapport à la tradition littéraire. Pour cette raison, ce à quoi nous travaillons, ce n’est pas à identifier des tendances émergentes en littérature québécoise. Notre projet serait plutôt d’inventer un public, de trouver à quoi ressemble le désir de notre époque pour la chose littéraire. Le public que nous cherchons ne ressemble pas à celui plein de révérence des années 80, ni à celui presque inexistant des années 90. Les littéraires d’aujourd’hui sont plus éclectiques dans leurs goûts. Ils sont peut-être détachés d’une manière salutaire de l’industrie du livre, du système des rentrées littéraires et de la promotion médiatique. Même si ce ne sont pas toujours des livres, ils lisent globalement plus, sans discrimination.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Votre projet vient en effet combler un vide dans l’espace littéraire québécois. Il répond à un désir de renouveau de l’espace littéraire qui semble partagé par plusieurs. Pourrais-tu nous parler de la façon dont il a vu le jour? Comment fonctionne l’attribution des prix de l’Académie? As-tu établi des critères précis pour la sélection des œuvres récompensées?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span> J’ai fondé l’Académie à l’hiver 2009 lors d’<a href="http://doctorak-go.blogspot.com/2009/01/les-prix-de-lacademie-de-la-vie.html">une note</a> au ton humoristique sur <a href="http://doctorak-go.blogspot.com"><em>Doctorak, GO!</em></a> Lucide et amusé, je voulais illustrer ma conviction que mon travail n’était pas trop fait pour remporter des prix en faisant croire en blague que même si je fondais une académie, les honneurs finiraient par m’échapper. J’avais établi une liste de livres de récipiendaires faite de livres que j’avais lus dans l’année et que j’avais trouvés curieux ou intéressants. Cette note a été très populaire, pas parce qu’elle était drôle ou particulièrement bien tournée, mais parce qu’on y mentionnait des livres qui n’apparaissaient nulle part ailleurs sur le Web, sinon sur le site de leurs éditeurs. Et, qui plus est, certains auteurs ont été très flattés que je leur remette un prix, même si c’était sans prétention. L’année suivante, j’ai voulu pousser l’exercice plus loin en organisant un gala. Catherine Cormier-Larose, organisatrice de lectures hors pair, est alors entrée au «comité», et nous avons décidé ensemble des prix à remettre. Grâce à elle, le gala a pris la forme d’une soirée de lecture originale un peu trash et faussement officielle, dans l’esprit de la liste des prix. L’Académie a pris avec elle une direction plus convaincante, elle lit beaucoup et possède un excellent jugement. Pour l’édition de cette année, Vickie Gendreau s’est jointe à son tour au comité, car elle confectionne les trophées. Ces trophées prennent le contrepied des statuettes de gala : ils sont uniques, chacun illustrant une image, une scène ou une phrase tirée du livre primé.<br /><br /> Ce que j’aime de ce projet, c’est que nous essayons de maintenir délibérément le flottement entre la parodie d’académie et l’institution sérieuse. Si nous essayons de garder le côté mordant des prix, nous effectuons maintenant la sélection avec plus de sérieux qu’au début, car d’une part, nous sentons un réel engouement de la communauté littéraire pour notre entreprise et d’autre part, on y voit également l’occasion de donner une représentation des différentes potentialités de forme et de contenus littéraires propres à notre époque.<br /><br /> Le choix des textes se fait en comité. On y discute non seulement de ce qu’on a lu mais aussi des livres dont on a entendu parler et que nous nous promettons de lire. Il arrive souvent que nous nous emportions à cause de véritables injustices, des livres extraordinaires qui n’auront de visibilité nulle part. Et ce n'est même pas une question d’injustice à l’égard de leur auteur, c'est une injustice à l’égard de notre époque. Beaucoup de prix travaillent à la perpétuation d’une image conventionnelle de la littérature, à entretenir une sorte de synthèse la plus réussie de formes du roman ou de la poésie qui datent au mieux d’une quinzaine d’années. De notre côté, on aime mieux les livres un peu chambranlants qui pointent vers les potentialités de notre époque. Tu sais, tu lis un texte et tu te dis que c'est étrange de ne pas retrouver plus souvent cette forme, ce langage, ce sujet tellement il appartient à l’expérience de notre époque?<br /><br /> Par ailleurs, le nom ridiculement long d’«Académie de la vie littéraire au tournant du vingt et unième siècle» est ironiquement sentencieux, mais il reflète aussi ce désir de répondre à la nécessité qu’il existe une communauté littéraire vivante, que les auteurs se rencontrent, prennent la mesure de la diversité et comprennent qu’ils ne sont pas seuls dans leur volonté de s’inscrire dans leur époque. Nous sommes fatigués de ces auteurs qui s’imaginent avoir inventé la roue faute d’avoir convenablement lu leurs contemporains.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Il est intéressant que tu retournes la question des tendances émergentes en insistant sur «le désir de notre époque pour la chose littéraire.» Les œuvres qui ont été sélectionnées par l’Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle témoignent certes d’une belle diversité, mais on y trouve tout de même des textes qui se revendiquent en tant que roman. Pensons par exemple à <em>Une vie inutile</em> de Simon Paquet, ou encore à <em>Épique</em> de William S. Messier. Depuis la mise en ligne de Salon double, nous avons accueilli des lectures critiques portant essentiellement sur le roman, alors que l’essai, la nouvelle et la poésie sont largement sous représentés. Cela porte à croire que nos contemporains, du moins ceux qui gravitent autour du monde académique, s’intéressent toujours au roman et y voient une pratique importante qui mérite l’attention. Pourrais-tu expliquer davantage ta pensée sur l’écriture romanesque? Pourquoi les romans de Simon Paquet et de William S. Messier sont-ils de bons textes à tes yeux?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span> Nous n'avons a priori rien contre le roman. Le 20e siècle a donné des romans fascinants de Proust à Don DeLillo, des expériences d'écriture qui ont véritablement pris la mesure de ce dont était capable la forme romanesque. Mais cette volonté de travailler cette forme est peu suscitée aujourd'hui. Les médias, les librairies et le grand public n’ont qu’un intérêt très marginal pour ce travail, ce qui pousse les romanciers à chercher la maîtrise et la retenue dans le style comme dans la structure. Cela dit, des textes comme ceux de Simon Paquet et William S. Messier trouvent un usage, une justification au roman. Le roman de Paquet essaie de donner une structure à un florilège de mots d'esprit absurdes et désespérés, et celui de Messier prend le prétexte du roman pour inscrire la tradition du conte traditionnel dans le réalisme d'un quotidien contemporain. Les romanciers qui nous intéressent se posent des questions, assez indépendamment finalement des critères de maîtrise et de l'actualité de leur sujet. Il importe peu qu'un roman soit mal ficelé, qu'il finisse en queue de poisson, qu'il soit trop long ou surchargé s'il recèle un dispositif esthétique cohérent.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Pour désigner cette communauté qui se constitue autour de la littérature, tu parles d'un public plutôt que de lecteurs. Le choix paraît mûrement réfléchi. Il suggère le rassemblement et l'événementiel. Si la vie littéraire est partagée par ce public, leur relation à la littérature déborderait donc d'une relation strictement livresque. Les rassemblements littéraires que l'on connaît aujourd'hui sous le nom de Salon du livre sont en réalité des foires commerciales où l'objet-livre prend complètement le dessus sur la littérature. Pour l'Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle, y a-t-il une littérature hors du livre, hors du marché du livre? Qui constituerait ce public à inventer?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span> «Une littérature hors du livre». La formule est intéressante, à une époque où, justement, le livre est en phase de dématérialisation. Et en effet, les textes littérairement intéressants ne sont pas toujours confinés au livre. La littérature à venir se prépare peut-être dans le fanzine, dans la lecture publique, dans la note de blogue. C'est-à-dire que les oeuvres à venir ne seront peut-être pas des fanzines et des blogues, mais elles seront imprégnées de toutes les expérimentations qu'ils auront permises. Cette année, nous avons surtout donné des prix à des livres publiés, mais j'aimerais bien qu’on puisse remettre bientôt des prix pour des personnages inventés sur Facebook ou Twitter. J’aimerais aussi amener au-devant de la scène toute cette culture d’essais plus lyriques au ton vraiment dynamique que la pratique du blogue est en train de développer.<br /><br /> Mais cela dit, la distinction entre public et lecteurs excède aussi la question du format de l'imprimé. Parler de lecteurs et de lectorat revient à parler encore depuis cette configuration de la littérature comme production culturelle. La configuration que nous cherchons est plus proche d'une communauté, et je pense que nous ne sommes pas les seuls à chercher cela. Tout le monde appelle, recherche des communautés littéraires. Elles passent par le livre, oui, mais elles passent aussi par leur circulation, par le discours, par la critique et le commentaire. C'était un peu le projet derrière les cartes critiques d'auteurs que nous avons imprimées: faire circuler des auteurs par le biais des cartes qu'on pourrait garder dans sa poche, avec une photo devant et une critique derrière.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Tu laisses entendre que l’avenir de la littérature passe peut-être par les différentes marges de la production imprimée et contrôlée par le monde de l’édition traditionnelle, que ce soit par les blogues ou par les fanzines. Nous accordons aussi beaucoup d’importance aux blogues à Salon double et nous avons ajouté cette année sur notre site une section qui recense les billets de nos collaborateurs. Il se dégage de ces pratiques une cohérence qui nous apparaît forte, par exemple par le travail plus ou moins important de l’oralité, ou encore par une volonté de mise à distance du supposé nombrilisme des blogueurs, à propos desquels on affirme souvent qu’ils sont l’incarnation du narcissisme de notre époque. Ces blogues possèdent un lectorat important, peut-être même plus important que celui des livres qui se trouvent sur les tablettes de nos librairies. Pour certains, le statut des blogues pose tout de même problème. Pour assurer la pérennité de ces écritures, il faudrait, dit-on, que le monde de l’édition intervienne d’une façon ou d’une autre. Les Éditions Leméac ont tenté d’imprimer certains blogues, mais ceux-ci ont rapidement décidé de mettre fin à cette collection. Alors que nous observons une littérature Web en pleine effervescence, le directeur de cette maison d’édition, Jean Barbe, y voit plutôt une perte de temps : «Les blogues ont leurs limites, disait-il en 2009, et c’est beaucoup d’énergie créatrice qui n’est pas consacrée à la littérature<strong><a href="#note1a">[1]</a><a name="note1aa"></a>.</strong>» Cette réaction montre bien le fossé qui sépare la culture de l’imprimé et la culture numérique, une forme de culture légitime et une culture qu’on pourrait qualifier de sauvage. Es-tu d’avis qu’un système d’édition et de légitimation est nécessaire sur le Web? N’y a-t-il pas là un danger de dénaturer ces écritures?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span> En effet, le réseau de l’imprimé n’a jusqu’ici considéré que très timidement la scène littéraire du blogue. Mais je ne sais pas s’il faut en imputer la faute aux résistances des éditeurs traditionnels, car le passage de l’entrée de blogue au livre est plus difficile qu’il n’y paraît. Cette entrée qui paraissait infiniment spirituelle, pertinente et vivifiante dans un flux RSS peut étonnamment paraître bête, rien de plus qu’amusante et relever de la redite une fois imprimée. Il faut aussi considérer comment la forme du blogue a évolué rapidement et en marge de plusieurs manières d’écrire qui n’ont pas immédiatement rapport avec le littéraire, comme le journal intime ou le commentaire d’actualité, en plus de développer sa propre forme qui ne pourrait plus aujourd'hui faire l’économie des hyperliens, des vidéos et des images qu’elle intègre. Par exemple, une des grandes libérations que la rédaction de blogue a pu faire subir à ma manière d’écrire vient directement de l’hyperlien. Si je veux faire un rapprochement entre la philosophie de Blanchot et le forum d’image de <a href="http://www.4chan.org/"><em>4chan</em></a>, je dois évoquer les concepts de mèmes, de trollage, mentionner certaines polémiques et certains événements qui d’ordinaire échappent, mais alors complètement, aux littéraires à qui je m’adresse. Si je devais ouvrir une parenthèse explicative pour chacun de ces éléments, le rythme de mon essai se trouverait ralenti et me pousserait subrepticement vers une forme de dissertation sans doute «cool» mais scolaire. L’hyperlien permet de redonner une sorte de fierté et d’ouverture à l’essai qui s’adresse au public indépendamment de l’étendue de ses connaissances. Comme si le texte lui disait : «je ne vulgariserai pas parce que je sais que tu prendras les moyens de suivre le propos si le sujet t’intéresse». L’hyperlien trouve d’autres usages ailleurs, cela peut être vrai aussi pour l’intégration des images et de la vidéo ou encore le système de commentaires.<br /><br /> C'est la raison pour laquelle les seuls blogues imprimables présentement sont ceux qui font le moins usage des spécificités techniques du blogue comme les essais en bloc de Catherine Mavrikakis ou les <a href="http://www.mereindigne.com/"><em>Chroniques d'une mère indigne</em></a> et d’<a href="http://taxidenuit.blogspot.com/"><em>Un taxi la nuit</em></a>. On ne mesure pas encore pour cette raison les substantielles innovations de style et de rythme qui apparaissent en marge du réseau littéraire reconnu qu’aucune forme imprimée ne saurait encore contenir aisément. Il faut encore savoir bricoler son chemin vers le roman, la poésie et l’essai pour les faire passer à l’écrit en plus de combattre les réticences des comités éditoriaux traditionnels à qui manquent les références pour saisir la pertinence de cette manière d’écrire pour notre époque.<br /><br /> Mais les expérimentations textuelles hors des formes conventionnelles ne se sont pas non plus arrêtées au blogue. Beaucoup de blogueurs ont depuis quelque temps déserté la scène pour Facebook ou Twitter où s’intensifie la proximité du texte avec l’immédiateté des communications. Les créations littéraires faites à partir de Facebook (la création de personnages qui interagissent avec le public par exemple) sont d’une nature si différentes qu’il est pour le moment difficile de savoir si un archivage et une recontextualisation de leur expérience esthétique sont possibles. Je veux dire par là que certaines expériences d’écriture sur Facebook ont indéniablement des caractéristiques littéraires, mais pas celle de la durée dans le temps. Si les blogues étaient déjà limite en ce qui concerne leur publication, ces nouvelles expérimentations s’éloignent encore plus de tout ce que représente le livre. Ma conception du littéraire est aussi mise à l’épreuve devant les poussées du numérique!<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Avant de terminer cet entretien, nous aimerions parler un peu d’un prix spécial que vous avez remis cette année au recueil posthume de Geneviève Desrosiers : <a href="http://www.oiedecravan.com/cat/catalogue.php?v=t&id=16&lang=fr"><em>Nombreux seront nos ennemis</em></a>. Publié une première fois en 1999 par l'Oie de Cravan, il a été réédité en 2006 par le même éditeur. La poésie de Desrosiers se démarque par sa force mélancolique et par son absence de compromis. Comment lis-tu le vers «Tu verras comme nous serons heureux» répété à plusieurs reprises dans le poème «Nous»? Dans le texte de présentation du prix, on note «l'humour ironique» très présent dans le recueil, mais pourrait-on aussi lire derrière cette ironie une trace d'espoir?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault </strong><strong>—</strong></span> Qu’est-ce que l’ironie? Dans notre compréhension ordinaire, l’ironie apparaît presque indissociable du sarcasme et du cynisme parce que nous considérons comme un signe d’agression la rupture qu’elle instaure dans la communication. Mais il m’apparaît que le sens de l’ironie est en train de changer présentement. Quand la distinction entre la communication publique et la communication privée s’amenuise, et quand le moralisme exacerbé du grand public fait en sorte de rendre suspects les énoncés qui s’éloignent des formules creuses et dominantes, l’ironie apparaît comme un espace intime aménagé dans l’aire ouverte des échanges quotidiens, un espace où l’intention et le sens n’apparaissent qu’à ceux qui connaissent intimement les modulations du ton et de la pensée de l’interlocuteur ironique. Comme posture langagière, l’ironie est d’une immense importance, et seule la poésie me semble à même de la mettre convenablement en scène comme expérience. La poésie de Geneviève Desrosiers me semble annoncer cette période où le poème ne requiert plus l’adhésion de son lecteur ni par un «nous» national ou humaniste, ni par une expérience subjective si singulière qu’elle se refuse à la communication. <a href="http://www.lequartanier.com/catalogue/occidentales.htm"><em>Les occidentales</em></a> de Maggie Roussel m’apparaît être un accomplissement de cette posture propre à notre époque.<br /><br /> Faire apparaître ce genre de filiation est une des choses qui me tient le plus à cœur dans le projet de l’Académie de la vie littéraire. Nous ne voudrions pas devenir une tribune de plus pour la diffusion des publications courantes. Car l’actualité littéraire est aussi constituée de ces œuvres qui reviennent d’on ne sait trop où et dont on découvre la pertinence à la lumière de ce qui s’écrit aujourd'hui, de l’évolution de la sensibilité et des manières de lire. Par exemple, l’année dernière, nous donnions le prix à <em>On n’est pas des trous de cul</em> de Marie Letellier, une ethnographie de la misère urbaine fascinante surtout pour les retranscriptions d’entrevues que le livre contient. Ce livre n’a jamais été réédité et nous lui avons donné un prix parce que j’en ai entendu parler de manière passionnée à plusieurs reprises dans des circonstances différentes. Ce n’est que tout récemment que m’est apparue une esquisse d’interprétation à cet engouement: le déclin de l’intérêt pour la lecture de fiction québécoise me semble en train d’ouvrir le champ au documentaire écrit, sous la forme de l’autobiographie, de l’essai lyrique ou, comme dans le cas du livre de Letellier, au document qui présente une réalité crue dans une langue brute. Ces œuvres à la redécouverte discrète mais intense trouvent difficilement leur espace. Souvent, elles n’ont pas le raffinement esthétique qui leur permettrait d’apparaître sur la scène de la recherche universitaire. Elles n’ont peut-être pas non plus un potentiel commercial qui justifierait leur réédition ou leur remise en circulation dans l’espace médiatique.<br /><br /> Ce qui est amusant avec un projet comme l’Académie, c'est de chercher à faire plus que la célébration et la diffusion de la production annuelle. Nous construisons un récit sur le thème de la sensibilité littéraire de notre époque.<br /> <a href="#note1aa"><br /> </a></p>
<hr />
<p><a href="#note1aa"><br /> </a> <strong><a href="#note1aa">1</a>. </strong>Cité dans Annick Duchatel, «C’est écrit dans la blogosphère», <em>Entre les lignes : le plaisir de lire au Québec</em>, vol. 6, no 1 (2009), p. 20.<br /> </p>
http://salondouble.contemporain.info/antichambre/entretien-avec-mathieu-arsenault#commentsBlogue littéraireCommunauté littéraireContre-cultureCritique littéraireCyberespaceDESROSIERS, GenevièveDialogue médiatiqueEngagementÉvénementFictionHypermédiaIronieJournaux et carnetsLALONDE, Pierre-LéonLETELLIER, MarieMédiaMESSIER, William S.QuébecRéalismeRésistance culturelleROUSSEL, MaggieStyleEntretiensBande dessinéeÉcrits théoriquesEssai(s)PoésieRécit(s)RomanTue, 31 May 2011 02:40:51 +0000Salon double347 at http://salondouble.contemporain.infoScènes de cul postmodernes et autres allusions à la neuvième porte du corps
http://salondouble.contemporain.info/lecture/scenes-de-cul-postmodernes-et-autres-allusions-a-la-neuvieme-porte-du-corps
<div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs">
<div class="field-items">
<div class="field-item odd">
<a href="/equipe/tremblay-karrick">Tremblay, Karrick </a> </div>
</div>
</div>
<div class="field field-type-nodereference field-field-biblio">
<div class="field-items">
<div class="field-item odd">
<a href="/biblio/la-canicule-des-pauvres">La canicule des pauvres</a> </div>
</div>
</div>
<!--break--><!--break--><p><br /> En mars dernier, je faisais paraître, dans le cahier <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Champ libre</em> du journal <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Le mouton noir</em>, un article critique<a style="mso-footnote-id: ftn;" title="" name="_ftnref" href="#_ftn1"></a><strong><span class="MsoFootnoteReference"><span style="mso-special-character: footnote;">[1]</span></span></strong> sur le roman <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em><a style="mso-footnote-id: ftn;" title="" name="_ftnref" href="#_ftn2"></a><strong><span class="MsoFootnoteReference"><span style="mso-special-character: footnote;">[2]</span></span></strong> de Jean-Simon DesRochers. Sans le savoir, j’y exposais un croquis du plan de ce présent travail. <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em> est un des rares romans québécois contemporains à être reconnu à la fois comme succès commercial et littéraire. Pour donner un avant-goût de l’histoire, ou plutôt des histoires puisque le roman est construit en calquant la méthode des téléromans populaires, c'est-à-dire plusieurs histoires qui s’entrecoupent ou pas,<span style="mso-spacerun: yes;"> </span>disons seulement que la pornographie est omniprésente et présentée de manière explicite, que la drogue est souvent l’élément rassembleur entre toutes ces histoires, mais, surtout, que ce sont les personnages et leur évolution qui génèrent celles-ci. <br /> <br /> Nous avons donc entre les mains un «roman adressé à ceux qui ne lisent pas<a style="mso-footnote-id: ftn;" title="" name="_ftnref" href="#_ftn3"></a><strong><span class="MsoFootnoteReference"><span style="mso-special-character: footnote;">[3]</span></span></strong>» et, ironiquement, c’est en faisant une analyse plus poussée des éléments inhérents à la littérature postmoderne que le lecteur plus aguerri trouve son compte.<span style="mso-spacerun: yes;"> </span>C’est donc dans cette optique que j’ai choisi de lire <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em> et je vais montrer comment les multiples mises en abyme, l’intertextualité et les différentes formes d’intermédialité servent à générer l’autoréflexivité de l’œuvre et de son contexte d’édition.<span style="mso-spacerun: yes;"> <br /> </span><br /> Étant donné que le roman renferme plusieurs histoires, je propose de faire plusieurs microanalyses de cette autoréflexivité. Chaque partie de cette analyse sera donc dédiée à un personnage et aux enjeux qui s’y rapportent. C’est autour de ces derniers que je développerai mon étude en mettant en lumière le ou les rôles de créateurs, acteurs, observateurs ou récepteurs<span style="mso-spacerun: yes;"> </span>dont chacun d’entre eux a hérité. Il est à noter que l’ordre dans lequel j’ai décidé de présenter les personnages n’est pas tributaire de leur importance dans le roman, mais relève plutôt d’un choix visant à favoriser un meilleur cheminement de mes idées. <br /> <br /> <span style="color: #808080;"><strong>Sade se paie une pute <br /> </strong></span> </p>
<div>Je vais commencer par l’histoire de Trevor Adamson qui se paie Jade, la prostituée du Gallant. Pour vous situer un peu, Adamson a des tumeurs au cerveau et il va mourir. Il décide donc, à partir d’un raisonnement tordu, de se payer une prostituée qui ressemble à sa femme en vue de lui faire voir les pires atrocités possible. Or, il apparaît que cet Adamson est en fait en train de réécrire à sa manière sur un blogue <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Les cent vingt journées de Sodome</em>. En effet, avant la première rencontre entre ces deux personnages, «comme convenu, Jade avait lu <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Les cent vingt journées de Sodome</em> en s’arrêtant à la description de Michette, huitième et dernière fillette du sérail. (CP, p. 201)» À leur deuxième rencontre, Adamson brûlera le livre, ainsi que sa chemise et son pantalon pour que Jade se recouvre le corps de la cendre ainsi produite. Nous n’avons pas accès à ce qu’Adamson écrit sur le blogue. En revanche, Jean-Simon DesRochers nous en offre un genre de tableau : </div>
<div class="rteindent1"><span style="color: #808080;">Après une heure d’expérimentations, de pénétrations sans capote négociées au triple du prix original, de sexe anal sans lubrifiant, d’insertion de poings dans les divers orifices des grosses, d’orgasmes feints et parfois franchement atteints, de saignements légers, de foutre avalé, de claques distribuées, de sueurs mêlées, de salives crachées… (CP, p. 355)</span></div>
<div><br /> Ou, pire : </div>
<div class="rteindent1"><span style="color: #808080;">La brunette fardée, venue s’introduire en levrette dans l’anus déjà occupé par Adamson. […] Jade voit les deux verges pilonner à mort le cul de la fausse blonde sur un <em style="mso-bidi-font-style: normal;">high</em> de <em style="mso-bidi-font-style: normal;">meth</em>. La blonde profite de cette torture sanglante pour atteindre un étrange niveau de plaisir. Son visage a tous les traits de la douleur. Mais son sexe, rigide et courbé laisse pendre un long fil de liquide préséminal jusqu’aux draps […] avec le sang qui s’échappe du cul de la blonde, avec la somme des lésions engendrées par les frottements, il est clair qu’Adamson reçoit une généreuse part de VIH. […]La brunette lui chie dessus maintenant. […] De la merde liquide coule de son ventre jusqu’à ses cuisses (CP, p. 448).<br /> <br /> </span></div>
<div>Ce qui ne nous fait plus douter de l’éventuelle intertextualité entre <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em> et le livre de Sade dont il est question, c’est le moment où il est dit que «dans trois ans, pour en finir avec ce traumatisme, Jade lira les pages restantes des <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Cent vingt journées de Sodome</em>. Elle découvrira qu’Adamson, dans sa folie organique, était parvenu à créer des perversions absentes de cette encyclopédie du vice. (CP, p. 452)» Ce propos tend à montrer que <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em> se revendique comme une reprise de l’œuvre<a style="mso-footnote-id: ftn;" title="" name="_ftnref" href="#_ftn4"></a><strong><span class="MsoFootnoteReference"><span style="mso-special-character: footnote;">[4]</span></span></strong> du Marquis de Sade.</div>
<div><br /> En représentant Adamson comme figure d’auteur et Jade comme figure de lecteur,<span style="mso-spacerun: yes;"> </span>nous observons la tension qui existe entre ces derniers. Premièrement, Adamson doit écrire, sinon il va mourir; on l’a bien averti : «Deux jours où tu publies rien sur le forum de Montréal [merb.ca], j’envoie un gars pour t’effacer… (CP, p. 298)» L’insistance<a style="mso-footnote-id: ftn;" title="" name="_ftnref" href="#_ftn5"></a><strong><span class="MsoFootnoteReference"><span style="mso-special-character: footnote;">[5]</span></span></strong> qu’on accorde à cet état de fait instaure une mise en abyme qui représente bien un des éléments de la recette aporétique de Jean-Simon DesRochers : Il faut écrire chaque jour. Non seulement, et les auteurs s’accordent sur ce point, il faut écrire chaque jour pour se proclamer auteur, encore faut-il publier régulièrement si on veut rendre son public dépendant. De plus, il y a cette Jade qui est obligée de regarder les scènes décrites plus haut. Mais qui est cette Jade si ce n’est le lecteur? Dans toutes les scènes précédentes, on dit que Jade est forcée d’assister aux scénarios tordus d’Adamson. Pourtant, jusqu’à la fin, elle le fait par choix; rien ne l’oblige à continuer sauf l’argent qui est en jeu. Le lecteur non plus n’est pas obligé, il pourrait passer les pages ou lire en diagonale,<span style="mso-spacerun: yes;"> </span>mais il ne le fait pas. Il se retrouve, bien malgré lui, attaché à sa chaise, tout comme Jade au moment où elle assiste à la scène la plus horrible.<span style="mso-spacerun: yes;"> <br /> <br /> </span></div>
<div>Cette scène finira avec Adamson qui dira : «Je... (CP, p. 451)» Ce retournement vient mettre en abyme un autre processus de création : il faut incarner ses personnages, les habiter. Dans <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em>, Adamson n’a plus que Jade pour entretenir ce lien avec le réel. À la fin, il se perd; il devient Samuel Nolan, pseudonyme de l’auteur qui écrit sur le blogue. Il devient fou. Tout ça tend à illustrer la perte de contrôle inhérente au processus d’écriture et les dangers que cela occasionne. Pour Adamson, le livre s’écrit tout seul ce n’est plus lui qui dicte, ce n’est plus lui qui fait le plan, lui, il n’écrit plus et cela signe sa mort.<span style="mso-spacerun: yes;"> <br /> <br /> </span></div>
<div><span style="color: #808080;"><strong>Zach et Daphnée font un porno </strong></span> <br /> <br /> Zach et Daphnée forment un pseudocouple. Si j’ai terminé la dernière partie avec l’idée de l’incarnation de l’auteur dans ses personnages, c’est pour amener celle-ci : L’auteur doit composer avec le fait qu’il va être lu et assumer son texte suite à la publication. Dans <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em>, Zach se fait embobiner par Kaviak (par l’entremise de Takao) et tourne un film porno amateur qui se retrouve sur Internet, ce à quoi il se dit : «Putain… si jamais Daphnée voit ce truc. MERDE! (CP, p. 369)»<br /> <br /> En réalité, ce n’est ni Takao ni Kaviak qui embobinent Zach; c’est Daphnée qui veut égaliser les choses parce qu’elle a fait de même; elle a joué dans un porno de Kaviak. Alors elle établit un plan. Pourtant, le rôle qui lui est donné<span style="mso-spacerun: yes;"> </span>dans <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em> est celui de l’actrice; celle qui n’a pas de personnalité propre, qui incarne tout ce qu’on lui dit d’être.<span style="mso-spacerun: yes;"> </span>Paradoxalement, le rôle de créateur (celui sans qui rien ne serait arrivé) est attribué à celle qui joue un personnage, celle qui tourne des films pornos et des publicités. Ici, l’intelligence est donnée à celle qui incarne le dernier rôle, au même titre que Samuel Nolan incarnait un rôle inventé par Adamson. Encore une fois, une sorte de fusion vient souder le personnage et le créateur, au point de se demander qui tire les ficelles. Il ne faudrait pas oublier qu’écrire c’est avoir la capacité d’incarner plusieurs rôles,<span style="mso-spacerun: yes;"> </span>notamment celui du lecteur. <br /> <br /> <span style="color: #808080;"><strong>Claudette abattage et l’héritage de la contre-culture</strong></span> <br /> <br /> <em>La canicule des pauvres</em>, à l’image des habitants du Gallant, tire sa substance à la fois de la culture populaire et à la fois de la contre-culture. Le cinquième étage du Gallant est habité par un groupe de sidéens qui passent leur temps à faire des orgies et à créer de la musique : «quelque chose [qui se situe quelque part] entre la musique punk et l’expérimental. Une fusion sans homogénéité, un son rempli d’impureté. Quelque chose de vivant, d’imparfait, de grossier…de réel… (CP, p. 378)». Plusieurs idées jailliront d’une discussion entre les membres du groupe qui exclue Lulu, la tête dirigeante du groupe : «Moi je suis écœuré de sa manière de nous contrôler, il y a pas juste elle qui peut lire des essais pi faire des théories… [… ] T’sais, Lulu, elle se pense postmoderniste parce qu’elle dirige un groupe de postpunk. (CP, p. 586)» L’association des mots postpunk et postmoderniste donne à penser que ce qui est dénoncé ici tient de l’aporie que représente la marginalité; quand la mode devient la marge, qu’est-ce qui devient la marge? Les autres éléments que je retiendrai de ces conversations pourraient représenter les questionnements intérieurs auxquels sont confrontés, probablement, tous les artistes qui choisissent la voix de la contre-culture. En voici des bribes :<br /> </div>
<div class="rteindent2"><span style="color: #808080;">J’ai senti que la musique de Claudette Abattage – je veux pas dire que j’en ai honte… pas pantoute… c’est super bon, ce qu’on fait. Non. Ce que je veux dire, c’est qu’avec le talent qu’on a… on pourrait faire mieux. […] C’est pas juste une question de cash. Oui, OK… je suis tanné d’être pauvre… […] je me dis qu’on pourrait essayer de composer un hit… une toune qui vendrait. […] C’est ben <em style="mso-bidi-font-style: normal;">cute</em>, l’underground… ça parait super bien au niveau de l’intégrité artistique. Mais j’ai pas envie de vivre ce qui me reste avec juste de l’intégrité dans les poches… […] Ils ont fait du cash avec le temps[en parlant de <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Sex Pistols</em> et <em style="mso-bidi-font-style: normal;">The Ramones</em>]. Pis nous autres, du temps, on en a pas. (CP, p. 528)<br /> </span></div>
<div>Ces affirmations constituent en effet une forme de réflexivité de l’œuvre elle-même, une œuvre inclassable appartenant à tout et à rien. Elle est à la fois postmoderne, ce dont je suis en train de débattre, et marginale.</div>
<p>Encore une fois, nous avons droit à un retournement semblable aux deux précédents; le personnage se libère de l’emprise du créateur. En effet, les membres de Claudette abattage prennent, en quelque sorte, conscience de leur existence, existence qui est symbolisée par la mort imminente : «À moins qu’un hostie de génie se dégraisse les neurones pis accouche d’un miracle, ma vie va être courte… pareil pour Chloé… pareil pour toi…j’ai pas envie de m’accomplir dans le symbolisme… pis encore moins dans le symbolisme d’une autre personne que moi… (CP, p. 585)» Cette affirmation se présente comme un écho symbolique au monde de la marge. On pourrait aussi être tenté de dire que «l’hostie de génie » dont il est question est l’auteur et que <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em> est le miracle dont on parle. À ce sujet, puisqu’on a commencé à parler d’intermédialité, le disque audio enregistré par le groupe Claudette abattage pourrait s’avérer lui aussi être une forme de mise en abyme de <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em>; en plus d’être postpunk marginal postmoderne, il est prévu qu’il verra le jour en «septembre [puisque] la compagnie dit qu’il se vendra mieux comme cela (CP, p. 108)». Outre le fait que nous observons ici un processus de réflexivité du monde commercial de l’édition, ce qui vient encore une fois s’opposer à la notion même de marginalité, cela nous rappelle que le roman dont la citation provient a été lui-même lancé en septembre 2009<a style="mso-footnote-id: ftn;" title="" name="_ftnref" href="#_ftn6"></a><strong><span class="MsoFootnoteReference"><span style="mso-special-character: footnote;">[6]</span></span></strong>.<span style="mso-spacerun: yes;"> </span></p>
<p><span style="color: #808080;"><strong>Ce qui entre par le cul, et ce qui en ressort </strong></span><br /> <br /> Dans le paragraphe précédent, j’ai<span style="mso-spacerun: yes;"> </span>évoqué la notion d’intermédialité sans la définir. C’est donc sous cet angle que je propose d’amener le personnage de Kaviak, pornographe amateur et philosophe à temps partiel.<span style="mso-spacerun: yes;"> </span></p>
<div>L’intermédialité consiste à intercaler dans une œuvre une autre œuvre n’utilisant pas le même média que l’œuvre dont il fait partie. Dans <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em>, il y a Claudette Abattage qui enregistre un album, Henriette qui passe sa vie à écouter des téléromans, Adamson, alias Simon Nolan, qui écrit son blogue, et Takao, à qui la prochaine partie sera consacrée, qui dessine sa bande dessinée. Ces modes d’intermédialité, qui sont seulement évoqués et commentés, ont tous en commun d’être des mises en abyme complexes de l’œuvre qui les contient. Les films tournés par Kaviak n’échappent pas à cette règle et, au contraire, sont beaucoup plus explicites que les autres; ils sont représentés dans l’œuvre, soit sous la forme de films que Zach écoute sur internet, soit comme description des scènes au moment du tournage.<span style="mso-spacerun: yes;"> <br /> </span></div>
<div><br /> Pour arriver à ce qu’ont en commun la pratique de Kaviak et <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em>, je dois retourner à Lulu de Claudette Abattage. J’ai déjà parlé des orgies que s’offrait le groupe de musique. Pendant une de ces scènes, quelqu’un «se tient derrière elle, équip[é] d’un gode-à-cul plus petit, bien mouillé. Lulu relève son derrière pour l’inviter à suivre la voie socratique. (CP, p. 280)» Cette voie socratique, cette voix philosophique c’est celle du deuxième discours de Kaviak. En effet, Kaviak tourne des films pornographiques –on peut encore parler de mise en abyme par intermédialité– mais il se sert aussi de son studio pour enregistrer des capsules philosophiques. Dans le chapitre intitulé «La philosophie des lumières» (CP, p. 113-116), Kaviak installe son studio. Il utilisera la formulation «le vice suit la voie de la lumière (CP, p. 115) » pour nous donner la puce à l’oreille concernant son double discours. Or, c’est seulement par l’entremise du site pornographique de ce dernier qu’on peut y avoir accès. En effet, le lien qui permet d’aller sur le site logeant les enregistrements de ses idées, «More on kaviakmind.com (CP, p. 578) » n’apparaît à l’écran seulement qu’après le cent vingt-deuxième clic sur le site logeant les films pornographiques. Cette philosophie arrive de manière subliminale, elle arrive par la porte de derrière, elle entre par le cul pris au sens large. <br /> <br /> En comparant <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em> avec le double discours de Kaviak,<span style="mso-spacerun: yes;"> </span>on y constate plusieurs similarités. Le discours philosophique de Kaviak est souvent confiné dans quelques chapitres<a style="mso-footnote-id: ftn;" title="" name="_ftnref" href="#_ftn7"></a><strong><span class="MsoFootnoteReference"><span style="mso-special-character: footnote;">[7]</span></span></strong> facilement repérables. Le lecteur, tout comme Zach, a le choix de cliquer ou non sur kaviakmind.com; il peut choisir de ne pas lire ces chapitres (tout comme il peut le faire avec les chapitres sadiques). De plus, plusieurs phrases émanant du discours de Kaviak servent à défendre sa pratique et, par extension, ce que <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em> représente : «Je me demande ce qu’on retiendra de moi dans vingt ans. Le cul ou les idées… ce serait bien que ce soit les deux… Non… c’est pas possible… (CP, p. 231)» ou «L’idée admise dans nos sociétés suggère qu’un participant à la culture pornographique ne jouit d’aucune crédibilité en dehors de la pornographie. (CP, p. 418)» Ces deux extraits reflètent les craintes qu’auraient pu soulever pour l’auteur l’écriture de <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em>. N’avons-nous pas affaire ici à une mise en abyme, par extension, du postmodernisme? D’autres réflexions de Kaviak permettent de mettre en lumière le lien étroit qui s’établit entre le créateur et son public : «Pour vivre la scène dans son intensité, tu dois avoir un lien particulier avec les personnages… Regarder un film, XXX ou pas, c’est comme lire un livre, ça comble la solitude, ça efface les angoisses… c’est du rêve instantané… Les vrais voyeurs cherchent pas un spectacle, ils cherchent des apparences de vérité… (CP, p. 488-489)». Ces extraits rappellent l’aporie du réel telle que décrite par Forest dans «Reprendre et revenir»<a style="mso-footnote-id: ftn;" title="" name="_ftnref" href="#_ftn8"></a><strong><span class="MsoFootnoteReference"><span style="mso-special-character: footnote;">[8]</span></span></strong>. On le voit, Jean-Simon DesRochers brouille la distinction entre le personnage et le créateur, mais surtout, et en plus, il vient brouiller la distance entre le lecteur et l’auteur : «Je me considère à la fois comme un produit et un créateur du carnaval perpétuel qu’est notre époque… Je suis la parade, je suis le spectateur. (CP. p. 419)»<span style="mso-spacerun: yes;"> </span>La rhétorique de Kaviak apparaît également dans un livre mis en abyme dans le roman; <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Les aphorismes barbares</em>. Ce livre, qui est qualifié de «livre à un dollar», et qui est écrit dans le même style que les idées de kaviakmind.com, est critiqué sévèrement par Sarah, un personnage qui n’a rien à voir avec ce dernier : «Qu’est ce que je dis? Je vais pas me mettre à philosopher…je connais rien en philosophie…ouais, peut-être, mais ça ferait passer le temps…avec cette chaleur…pas grand-chose d’autre à faire que de réfléchir en silence… ça ou lire les idées d’un type qui pense à ma place…n’importe quoi sauf ce vide infernal…(CP, p. 309)». <br /> </div>
<div>Enfin,<span style="mso-spacerun: yes;"> </span>le lien entre <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em> et la dualité kaviakmind/kaviaksex,<span style="mso-spacerun: yes;"> </span>apparaît avec netteté dans le chapitre «Caméra à l’épaule (CP, p. 314)». Imitant la forme cinématographique, le narrateur donne littéralement la télécommande au lecteur et utilise outrancièrement les fonctions primaires de cette dernière dans l’énonciation: «Stop […] Rewind […]<span style="mso-spacerun: yes;"> </span>Stop. […] Mute […] Avance rapide […] play. (CP, p. 320)». De plus, Kaviak mentionne vouloir recréer un évènement qui avait été un succès, c'est-à-dire produire un deuxième <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Summer Fuck Fest</em>. Il ne dit pas de quoi est fait un <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Summer Fuck Fest </em>(on se doute qu’il s’agit de films pornographiques), mais il dit que: «Le premier <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Summer Fuck Fest</em> lui [a]<span style="mso-spacerun: yes;"> </span>permis de doubler son nombre d’abonnés en un rien de temps, au grand plaisir de sa boîte de production. (CP, p. 217) »<span style="mso-spacerun: yes;"> </span>Encore une fois, on en revient à <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em>. En effet, le titre du livre aurait très bien pu être <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Summer Fuck Fest</em>, puisque cela aurait été cohérent avec le propos et que <em style="mso-bidi-font-style: normal;">canicule</em> se rapporte incontestablement a <em style="mso-bidi-font-style: normal;">été</em>. De plus, <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em> aura probablement fait bien plus que doubler son nombre de lecteurs, au grand plaisir de sa maison d’édition.<span style="mso-spacerun: yes;"> <br /> <br /> </span></div>
<div>Avant d’abandonner les scènes de sexe au profit des bandes dessinées, j’aimerais attirer votre attention sur une autre scène d’orgie qui nous faisait connaître les membres de Claudette Abattage (CP, p. 35-40). Dans ce chapitre, les scènes sont découpées par tableaux. Entre les tableaux, il y a toujours un «CLIC» qui en fait représente le déclic généré par un appareil photo qui prend des clichés en continu.» Nous avons déjà vu que la séparation en tableaux des scènes rappelle la manière télégraphique qu’avait Sade de rendre compte de ce genre de scène. Il faudrait aussi se rappeler que Zach a eu accès à kaviakmind.com en accumulant les clics sur le site kaviaksex.com. Dans le chapitre, il y a trente-et-un clics. C’est encore loin des cent vingt-deux clics de Zach, mais en considérant les choses ainsi, nous pouvons voir un processus de mise en abyme paradoxal venant miner la crédibilité de l’autorité narrative. En effet, en soutenant l’hypothèse que les orgies décrites sont des scènes prises par Kaviak, nous arrivons à la conclusion que même le narrateur devient confondu dans l’entité globale auteur-lecteur-narrateur-personnage. Pour finir avec ce dernier, à un certain moment du livre il affirme faire un rêve où il se voit «octogénaire, à la tête d’une organisation ou d’un mouvement majeur. (CP, p. 614)». Si, encore une fois, il faut voir une mise en abyme dans cette affirmation, peut-être faudrait-il y voir la prétention nécessaire au travail de l’auteur, celle qui lui permet de briser le silence et d’écrire, celle qui lui permet d’aspirer à quelque chose. <br /> </div>
<div><span style="color: #808080;"><strong>Je suis un écrivain japonais </strong></span> <br /> <br /> Le dernier personnage que je veux aborder ici m’amène à établir un lien d’intertextualité avec <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Je suis un écrivain Japonais</em> de Dany Laferrière. En effet, Takao Ibata est un bédéiste japonais qui vient observer les Montréalais du Gallant pour écrire une bédé. Ce n’est pas du simple fait qu’il soit Japonais que j’extrapole dans un lien intertextuel. En effet, les épisodes mettant en vedette le bédéiste soulèvent le même débat que dans le livre de Laferrière : le problème d’appartenance. Cependant, dans <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em>, il ne s’agit pas du personnage de Laferrière transposé, mais de son antithèse. En effet, Takao est vraiment Japonais et il se rend vraiment à Montréal pour, et il insiste, «voir comment [ses] voisins vivent dans ce pays... c’est une recherche… (CP, p. 233, 243)», tout en admettant vouloir «s’acclimater au milieu d’abord. (CP, p. 99)» Encore en opposition avec <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Je suis un écrivain japonais</em>, Takao dit devoir «comprendre leurs intentions profondes… leur manière d’agir… pas question de recycler les clichés sur l’Amérique… il y en a trop en circulation (CP, p. 539)». Une des choses qu’on relève en premier dans le roman de Laferrière est justement l’utilisation de clichés sur le Japon, par exemple, l’onomastique des noms des deux Japonais qui viennent rendre visite à l’écrivain : Mishima et Tanizaki dont les terminaisons respectives réfèrent à Hiroshima et Nagasaki. Pour finir de nous convaincre de cette intertextualité, dans les deux livres comparés nous pouvons observer un conflit entre l’écrivain japonais et son éditeur, ainsi qu’une avance de 5000 $. </div>
<div><br /> En procédant à la fois par mise en abyme et intertextualité, c’est maintenant la frontière entre les auteurs eux-mêmes qui est sublimée. En effet, tous les indices associant Takao Ibata à <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Je suis un écrivain japonais,</em> en plus d’être des indices de réflexivité, se révèlent comme des mises en abyme de quelques éléments relatifs aux processus de création. Nous venons de voir l’étape de la recherche, mais avant la recherche, il faut établir un plan : «Il fait un autre pas en direction de son ordinateur. Son cerveau développe une structure linéaire à une vitesse fulgurante. Il trace le parcours de son prochain gekiga, choisit l’angle d’approche, anticipe les recherches nécessaires. (CP. P. 426)» <br /> </div>
<div>Dans la citation suivante : «Je crois que le terme exact serait… autobiographique.<span style="mso-spacerun: yes;"> </span>Je dessine ma vie et celle des gens qui gravitent autour de moi. (CP. P. 128)», en plus de montrer que la création de personnage se fait surtout en observant ceux qui nous entourent, et puisque Takao observe les personnages de <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em> (ou ceux du <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Summer Fuck Fest</em> de Kaviak, étant donné que nous avons précédemment montré ces niveaux de mise en abyme), il va sans dire que la bédé que Takao projette de faire sera aussi une mise en abyme réflexive de l’œuvre. Tout comme le narrateur de <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Je suis un écrivain Japonais</em>, Takao est un personnage auteur qui utilise l’autofiction;<span style="mso-spacerun: yes;"> </span>ce n’est cependant pas le cas du narrateur de <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres </em>qui est, lui, hétérodiégétique.<span style="mso-spacerun: yes;"> <br /> <br /> </span></div>
<div>Dans une conférence intitulée La création littéraire : recette pour n’en avoir aucune<a style="mso-footnote-id: ftn;" title="" name="_ftnref" href="#_ftn9"></a><strong><span class="MsoFootnoteReference"><span style="mso-special-character: footnote;">[9]</span></span></strong>, Jean-Simon DesRochers nous avait parlé de la citation de Picasso : «Les bons artistes copient, les grands artistes volent». Dans un dialogue où Zach discute de son éventuelle apparition dans un épisode de bédé, il dit à Takao se réserver un droit de Veto. Ce dernier se répond à lui-même : «Cette demande est la pire qu’on puisse lui adresser. Tu peux te le foutre dans le cul ton veto… je publie rien tant que je suis dans ce pays… et tu ne viendras certainement pas me chercher à Osaka…(CP, p. 407)» <span style="mso-spacerun: yes;"> <br /> <br /> </span></div>
<div>La dernière étape de création représentée dans <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em> est celle de la mise en intrigue. Takao «devra créer une histoire. Pousser cette idée d’explorer les secondes où ses personnages ont sombré dans l’échec. Dessiner ne suffit pas. Il devra apprendre, rechercher, analyser. (CP, p. 539)» Ce dont il est question ici, c’est la «boucherie nécessaire (CP, p. 618)»,<span style="mso-spacerun: yes;"> </span>la fin sanglante de l’histoire d’Adamson, sa mort en plusieurs morceaux aux mains de cette même Sarah qui refusait de lire les idées des autres, et par extension tout jugement moral. </div>
<div><br /> Le personnage de Takao est celui dont l’évolution est la plus perceptible. Au début, il est observateur et prend des clichés<a style="mso-footnote-id: ftn;" title="" name="_ftnref" href="#_ftn10"></a><strong><span class="MsoFootnoteReference"><span style="mso-special-character: footnote;">[10]</span></span></strong>. «Il mitraille. Il numérise des milliards de photons qui composent une vision atroce. Une vision aussi sordide que la réalité…(CP, p. 405)». Mais au fur et à mesure que l’intrigue avance, il remet en question sa propre capacité à la gérer.<span style="mso-spacerun: yes;"> </span>C’est à lui que la voix finale du roman est donnée : «Mon personnage principal sera le climat. Pas moi…le climat. C’est bien mieux. Il sera seul à être de toutes les scènes. (CP, p. 670)» En plus de renvoyer à <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em>, cette dernière affirmation vient brouiller une dernière carte; l’auteur s’efface. Il ne reste plus qu’un seul personnage qui n’ait pas été malmené et c’est à la toute fin qu’on comprend qu’auteur, narrateur, personnages et histoire ont tous été confondus dans une seule entité, le Gallant, microcosme de Montréal. Après ses constatations d’échec, «Takao détermine qu’il mérite un temps d’arrêt. De brèves vacances pour transformer son quotidien en un doux privilège, celui de réanimer ce visage fermé qu’est le sien, celui de vivre le fiasco fonctionnel qu’est Montréal, celui de se promener, libre et sans attentes, parmi les jours de la canicule des pauvres. (CP, p. 672)»<br /> </div>
<div>Nous avons donc vu que sous la couverture de <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em> se dissimule plus qu’un simple roman. Monté à la manière d’un téléroman, d’un film de pornographie <em style="mso-bidi-font-style: normal;">hardcore</em>, d’un traité de philosophie, d’un album postpunk, d’un roman postmoderne et subversif, d’un montage photographique, et d’une bande dessinée, <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em> renferme implicitement la vision de l’auteur au sujet de la<span style="mso-spacerun: yes;"> </span>création littéraire agrémentée d’un reflet du monde qui la contient.<span style="mso-spacerun: yes;"> </span>À cet effet, j’ai aussi montré que les personnages opéraient divers renversements et revendiquaient leur droit à leur existence propre. C’est d’ailleurs l’idée qui finit par s’imposer (de manière subliminale, conséquence de nombreux clics sur le roman, mais moins que 122): Le créateur doit laisser vivre ses personnages, s’interposer le moins possible, et faire fi de la morale; c’est donc sur un même pied d’égalité, sans considérations morales, que la pornographie et la philosophie sont traitées.<span style="mso-spacerun: yes;"> <br /> <br /> </span></div>
<div>C’est par contre à partir de l’hybridité utilisée à bon escient que nous pouvons affirmer le talent de DesRochers : <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em>, malgré sa richesse (de la simple mise en abyme à l’intermédialité, en passant par l’intertextualité et la confusion des voix narratives), ne se laisse pas dissimuler derrière le masque du postmodernisme; ce dernier, tout comme la philosophie, tout comme les idées, nous arrive par derrière. Il ne provoque pas de mise à distance et n’interfère pas dans la lisibilité.<span style="mso-spacerun: yes;"> </span>Dans le cas présent, le lecteur ne se bute pas à des codes dont il n’a pas la clé; s’il n’a pas la clé, il ne voit pas le code.<span style="mso-spacerun: yes;"> <br /> </span> </div>
<div>Finalement, il est intéressant de constater que Jean-Simon DesRochers a réussi à construire un roman subversif en exploitant des sous-genres dont les succès commerciaux ne sont plus à prouver. On pourrait y voir une nouvelle manière de se placer en marge de la marge, en inventant une contre-culture populaire. D’ailleurs, je verrais très bien ce Kaviak, âgé de 80 ans, réaliser son fantasme : être «à la tête d’une organisation ou d’un mouvement majeur<span style="mso-spacerun: yes;"> </span>(CP, p. 614)»; la contre-culture pop, tout paradoxal que cela puisse paraître.<span style="mso-spacerun: yes;"> </span></div>
<div style="mso-element: footnote-list;">
<div> </div>
<hr align="left" size="1" width="33%" />
<div id="ftn" style="mso-element: footnote;">
<div><a href="#_ftnref">[1]</a> Karrick Tremblay, «<em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em>: un roman dédié à ceux qui ne lisent pas» <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Champ libre</em> dans <em style="mso-bidi-font-style: normal;">Le mouton noir</em>, Rimouski, vol. 16 no 4, 2011, p. 2<span style="mso-spacerun: yes;"> </span></div>
</div>
<div id="ftn" style="mso-element: footnote;">
<p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><a style="mso-footnote-id: ftn;" title="" name="_ftn2" href="#_ftnref"></a><span class="MsoFootnoteReference"><span style="mso-special-character: footnote;">[2]</span></span> Jean-Simon DesRochers, <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em>, Montréal, Les Herbes Rouges, 679 p. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle CP, suivi de la page, et placé entre parenthèses dans le corps du texte.</p>
</div>
<div id="ftn" style="mso-element: footnote;">
<p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><a style="mso-footnote-id: ftn;" title="" name="_ftn3" href="#_ftnref"></a><span class="MsoFootnoteReference"><span style="mso-special-character: footnote;">[3]</span></span> Sous-titre de mon article qui fait référence aux remerciements de Jean-Simon DesRochers : «Et parce que l’ironie dépasse les prétentions à la sagesse, je dédie ce livre à ceux qui ne lisent pas. (CP, p. 674)» Karrick Tremblay, « <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em>: un roman dédié à ceux qui ne lisent pas » ouvr. cité, p. 2.</p>
</div>
<div id="ftn" style="mso-element: footnote;">
<p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><a style="mso-footnote-id: ftn;" title="" name="_ftn4" href="#_ftnref"></a><span class="MsoFootnoteReference"><span style="mso-special-character: footnote;">[4]</span></span> En effet, bien qu’il ne mentionne <em style="mso-bidi-font-style: normal;">que Les cent vingt journées de Sodome</em>, <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La canicule des pauvres</em> partage aussi des procédés avec d’autres livres de Sade. Par exemple, les scènes d’orgies sont comparables, autant par la manière de les amener que le vocabulaire utilisé (à part ici, je n’avais vu le verbe «enconner» que dans les livres de Sade). De plus, la dernière scène avec Adamson rappelle la fin de <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La philosophie dans le boudoir</em>; celle où un vérolé jette sa semence dans le con et le cul d’une femme et qu’ensuite Eugénie lui « couse et le con et le cul, pour que l’humeur virulente, plus concentrée, moins sujette à s’évaporer… » Sade, <em style="mso-bidi-font-style: normal;">La philosophie dans le boudoir</em>, Paris, Gallimard, coll. Folio classique, p. 283</p>
</div>
<div id="ftn" style="mso-element: footnote;">
<p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><a style="mso-footnote-id: ftn;" title="" name="_ftn5" href="#_ftnref"></a><span style="mso-special-character: footnote;">[5]</span> À deux autres reprises, on insiste sur ce fait : «God, I must write… (CP, p. 102)» et «Si Adamson ne publie pas un texte sur merb.ca avant minuit demain, ce sera le signal définitif pour activer le plan B. (CP, p. 486)»</p>
</div>
<div id="ftn" style="mso-element: footnote;">
<p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><a style="mso-footnote-id: ftn;" title="" name="_ftn6" href="#_ftnref"></a><span class="MsoFootnoteReference"><span style="mso-special-character: footnote;">[6]</span></span> «Lancement officiel le lundi 28 septembre de 18 à 20h au Pub Quartier Latin, rue Ontario Est à Montréal».</p>
</div>
<div id="ftn" style="mso-element: footnote;">
<p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><a style="mso-footnote-id: ftn;" title="" name="_ftn7" href="#_ftnref"></a><span class="MsoFootnoteReference"><span style="mso-special-character: footnote;">[7]</span></span> «Parler seul (CP, p. 115)» qui, ironiquement ressemble au titre d’un recueil de poésie publié par Jean-Simon DesRochers (<em style="mso-bidi-font-style: normal;">Parle seul</em>) <span style="mso-spacerun: yes;"> </span>«Les superstitions ordinaires (CP, p. 229)», «La raison est sans morale (CP, p. 291)» et «La souhaitable décadence (CP, p. 418)».</p>
</div>
<div id="ftn" style="mso-element: footnote;">
<p class="MsoFootnoteText"><a style="mso-footnote-id: ftn;" title="" name="_ftn8" href="#_ftnref"></a><span class="MsoFootnoteReference"><span style="mso-special-character: footnote;">[8]</span></span> Philippe Forest, <span style="mso-spacerun: yes;"> </span>«Reprendre et revenir», dans Laurent Zimmerman (dir.), <em style="mso-bidi-font-style: normal;">L’aujourd’hui du roman</em>, Nantes, Éditions Cécile Defaut, (Littérature), 2010.</p>
</div>
<div id="ftn" style="mso-element: footnote;">
<p class="MsoFootnoteText"><a style="mso-footnote-id: ftn;" title="" name="_ftn9" href="#_ftnref"></a><span class="MsoFootnoteReference"><span style="mso-special-character: footnote;">[9]</span></span> Conférence donnée le 21 février 2011 à l’Université du Québec à Rimouski.</p>
</div>
<div id="ftn" style="mso-element: footnote;">
<p class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;"><a style="mso-footnote-id: ftn;" title="" name="_ftn10" href="#_ftnref"></a><span class="MsoFootnoteReference"><span style="mso-special-character: footnote;">[10]</span></span> Encore une fois, on pour observer que Takao est l’antithèse de l’écrivain de Laferrière. En effet, le chapitre « Le japonais de la tour Eiffel » commence ainsi : « Je n’ai jamais eu d’appareil photo. » Dany Laferrière<em style="mso-bidi-font-style: normal;">, Je suis un écrivain japonais</em>, Montréal, Boréal, coll. Boréal compact, 2009, p. 42.</p>
</div>
</div>
http://salondouble.contemporain.info/lecture/scenes-de-cul-postmodernes-et-autres-allusions-a-la-neuvieme-porte-du-corps#commentsBlogue littéraireContre-cultureCulture populaireDESROCHERS, Jean-SimonDialogue médiatiqueFOREST, PhilippeIntertextualité LAFERRIÈRE, DanyMusiquePornographiePostmodernitéQuébecReprésentation de la sexualité Représentation du corps SADE, Marquis deRomanThu, 26 May 2011 10:53:45 +0000Karrick Tremblay344 at http://salondouble.contemporain.infoLa tueuse : le combat de la fiction contre le vide
http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-tueuse-le-combat-de-la-fiction-contre-le-vide
<div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs">
<div class="field-items">
<div class="field-item odd">
<a href="/equipe/paquet-amelie">Paquet, Amélie </a> </div>
</div>
</div>
<div class="field field-type-nodereference field-field-biblio">
<div class="field-items">
<div class="field-item odd">
<a href="/biblio/la-nuit-je-suis-buffy-summers">La nuit je suis Buffy Summers</a> </div>
</div>
</div>
<!--break--><!--break--><div class="rteindent1">Je suis un RPG aboulique. Un Counter Strike sans map. Un raid profanateur pour tombeaux décatis. Je suis un jeu dont personne n’est le héros.<em> Same players shoot again</em>. <br />
Chloé Delaume, <em>La vanité des somnambules
<p><br type="_moz" /><br />
</p></em></div>
<div>Pour aborder un livre-jeu comme<em> La nuit je suis Buffy Summers</em> de Chloé Delaume, le terme «lecture» adopté par <em>Salon double</em> prend tout son sens. Delaume propose véritable une expérience de lecture, une aventure dans un univers étrange que l’on peut recommencer en prenant chaque fois des routes différentes. Lectrice obéissante, j’ai d’abord joué le jeu consciencieusement. Lectrice curieuse, j’ai ensuite lu le livre d’un couvert à l’autre pour connaître tout ce que j’avais manqué. Je me servirai de mes deux lectures, et de toutes mes autres relectures, pour réfléchir à ce livre. Je puiserai aussi dans ma longue expérience des jeux de rôles afin de montrer les enjeux du livre de Delaume. La culture «geek»<b><a name="note1" href="#note1b">[1]</a></b> mise de l’avant dans <em>La nuit je suis Buffy Summers</em> requiert le regard complice d’un autre «gamer». Ou plutôt d’une autre gamer. Comme elle l’a fait avant dans <em>Corpus Simsi</em> (2003), Delaume donne une parole littéraire aux femmes qui aiment les jeux vidéos<b><a name="note2" href="#note2b">[2]</a></b>. Elle propose avec <em>La nuit je suis Buffy Summers</em> un livre-jeu dans la tradition des «Livres dont vous êtes le héros», très populaires dans les années quatre-vingt. Delaume ne déploie pas une mécanique de jeu aussi étoffée que celle de <em>La Couronne des rois</em> (1985) de Steve Jackson qui contenait huit cent paragraphes, de nombreuses énigmes, maints combats et tant de scénarios avec une fin funeste<b><a name="note3" href="#note3b">[3]</a></b> ; dans <em>La nuit je suis Buffy Summers</em>, le jeu repose sur cinquante-neuf paragraphes, parmi lesquels neuf paragraphes annoncent la défaite du lecteur contre un seul qui propose un scénario victorieux. Sans vouloir me vanter, je dois avouer que j’ai «gagné» dès ma première lecture du livre de Delaume! Joueuse rusée, j’ai opté pour une bonne stratégie : celle d’allouer à mon personnage cinq points de «Santé Mentale» contre dix points d’«Habitation Corporelle». En bonne lectrice, j’avais du début à la fin de mon aventure un parti pris pour la littérature. Dans l’univers de Delaume, je le montrerai, il s’agit toujours d’une posture favorable. </div>
<div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br />
<strong>Les Grands anciens </strong></span>
<p>Chloé Delaume s’est imposée comme écrivaine en 2001 avec son deuxième roman, <em>Le cri du sablier</em>. Dans ce roman, elle raconte dans une langue qui épouse les tourments provoqués par l’événement : le meurtre de sa mère par son père et le suicide de ce dernier devant ses yeux alors qu’elle n’était âgée de dix ans. Depuis le début de sa carrière littéraire, elle adopte le pseudonyme de «Chloé Delaume» qui lui permet de se détacher, autant qu’elle le peut, des marques que le drame familial a laissées en elle. L’écrivaine est aussi, comme elle le répète dans toute son œuvre, un personnage de fiction. Elle est cette femme qui lutte contre un souvenir avec lequel on ne peut jamais vivre en paix, un souvenir lourd à porter pour une seule personne, aussi forte qu’elle puisse être. Dans <em>La nuit je suis Buffy Summers</em>, Delaume propose à sa lectrice<b><a name="note4" href="#note4b">[4]</a></b> de devenir à son tour un personnage de fiction, titre qu’elle ne peut prendre à la légère dans le contexte. Incarner un personnage de fiction est ici un rôle grave et important. </p>
<p>Dans <em>La Vanité des somnambules</em>, Delaume discute longuement du concept de «personnage de fiction». Elle écrit dans un passage mystérieux que le personnage de fiction ne procède pas de l’imagination humaine:<br />
</p></div>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je m’appelle Chloé Delaume. Je n’ai pas d’imagination. Mais je connais la vérité. Les personnages de fiction ne sont pas des créations de l’esprit humain. Là-dessus tout le monde ment. Ou tente de se voiler le minois tellurique ce qui revient au même. Nous sommes la voix primale. Nous avons toujours été. Nous sommes si ancestraux qu’aucune mémoire mythique ne peut nous ensourcer. Nous avons créé l’homme à notre image<b><a name="note5" href="#note5b">[5]</a></b>.
<p></p></span></div>
<div>À partir de cet extrait, il est possible de dire que les personnages de fiction chez Delaume sont en réalité plus près des Grands Anciens imaginés par l’écrivain d’horreur américain Howard Phillips Lovecraft que des «personnages littéraires» au sens où l’entend la narratologie<b><a name="note6" href="#note6b">[6]</a></b>, c’est-à-dire d’un personnage créé par un auteur. Chez Lovecraft, dans ce que ses successeurs d’Arkham House ont appelé le «Mythe de Cthulhu», les Grands Anciens sont ces personnages ancestraux châtiés par les Premiers Dieux et condamnés à un emprisonnement terrestre. Cthulhu, le Grand Ancien le plus connu, repose au fond de l’océan Pacifique dans la cité sous-marine de R’lyeh. Le réveil de Cthulhu, que les personnages de la nouvelle «The Call of Cthulhu» (1928) redoutent plus que tout, pourrait provoquer la fin des temps. Les autres Grands Anciens, Shub-Niggurath, dit le bouc noir aux milles chevreaux, et Nyarlathotep, dit le chaos rampant, menacent aussi l’existence du monde terrestre. Comme les Grands Anciens, Chloé Delaume, le personnage de fiction, a été punie. Elle a été condamnée pour avoir été témoin de l’horreur. Son existence constitue autant un moment de repos qu’une éventuelle menace pour Delaume, l’auteure. Et peut-être aussi pour le monde. Qui sait?</div>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><br />
</strong></span></div>
<div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L’élue</strong></span>
<p>Comme le titre l’indique, <em>La nuit je suis Buffy Summers</em> se déroule non pas dans une nouvelle de Lovecraft, mais dans l’univers de la série télévisée étasunienne <em>Buffy the Vampire Slayer</em> diffusée de 1997 à 2003. Delaume écrit sur son site web que son livre-jeu est en réalité une <em>fanfiction</em> de l’épisode dix-sept de la saison six intitulé «Normal Again»<b><a name="note7" href="#note7b">[7]</a></b>. Delaume prolonge donc le scénario de cet épisode et imagine une autre aventure pour Buffy. Dans cet épisode pour le moins «lovecraftien», Buffy, qui souffre d’hallucinations, est amenée dans un hôpital psychiatrique. Son mal a été provoqué par la présence terrestre d’un démon invoqué par le Trio, un groupe de<em> nerds </em>de la sixième saison. La lectrice de Delaume est invitée à incarner cette Buffy Summers tourmentée et enfermée en psychiatrie. Le jeu commence ainsi: «Vous êtes parfaitement amnésique. Vous êtes une jeune femme et c’est tout» (p.10). </p>
<p>Les non-initiés imaginent parfois les joueurs de jeux de rôles comme des adeptes de <em>Donjons & Dragons</em> qui se lancent, épées et boucliers de mousse en main, vers de grandes quêtes épiques. Il existe toutefois plusieurs autres types de jeux de rôles. Créé en 1981 par Sandy Peterson, <em>Call of Cthulhu </em>est un système de jeu de rôles inspiré de l’univers littéraire de Lovecraft qui a connu de nombreuses rééditions dans les trente dernières années<b><a name="note8" href="#note8b">[8]</a></b>. Il existe, bien sûr, plusieurs manières de jouer à <em>Call of Cthulhu</em>, mais en général, le «personnage joueur», comme Buffy dans la série télé, mène une existence ordinaire. Il est souvent un étudiant, un scientifique ou un bibliothécaire qui découvre peu à peu un univers vaste et dangereux caché sous le monde qu’il connaît. Chez Lovecraft comme dans le jeu <em>Call of Cthulhu</em>, la petitesse de l’être humain face aux horreurs secrètes est constamment réitérée. Les terreurs ancestrales du monde pèsent lourd sur les épaules de l’être humain qui les découvrent. </p>
<p>La lectrice de Delaume doit incarner une jeune femme qui possède comme seul équipement sa chemise de nuit d’hôpital. Disons-le, elle n’a pas d’emblée l’étoffe d’une grande héroïne: «Puisque vous êtes prête, reprenons. Vous êtes une jeune fille sale, debout» (p.11). Elle n’a pas d’armes, ni de pouvoirs magiques. Malgré son apparente faiblesse, cette jeune fille est peut-être l’Élue, la Tueuse. On apprend dès le prologue l’existence d’une Élue: «<em>À chaque génération</em>, soit. <em>Son Élue</em>, merci bien. De là à la reconnaître, mettre la main dessus; une affaire des plus déclassées» (p.8). </p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>La fiche du personnage</strong></span></p>
<p>Comme dans tout bon jeu de rôles, cette jeune fille est décrite par le biais de statistiques. Elle possède deux caractéristiques: l’«Habitation Corporelle» et la «Santé Mentale». L’Habitation Corporelle représente les attributs physiques de cette jeune fille: sa force, sa constitution, sa dextérité. Cette statistique sera très importante lors des combats physiques que la lectrice devra simuler par le biais de jets de dés. La deuxième caractéristique, la Santé Mentale, représente la force psychologique du personnage et sa capacité à faire face à des situations inusitées ou troublantes. Dans la culture rôliste, cette caractéristique a été popularisée par le jeu <em>Call of Cthulhu</em>. Le joueur doit lancer des «sanity rolls<b><a name="note9" href="#note9b">[9]</a></b>» avec des dés pour déterminer sa résistance à des situations psychologiquement intenses. </p>
<p>La lectrice peut personnaliser sa partie de<em> La nuit je suis Buffy Summers</em>. Elle doit répartir quinze points entre ces deux caractéristiques. Pour ma part, j’ai opté, je le répète, pour cinq points de «Santé Mentale» et dix points d’«Habitation Corporelle» en me disant que l’important était la force physique puisque je voulais jouer le plus longtemps possible et que la folie de mon personnage serait au demeurant une expérience littéraire agréable. La narratrice, maîtresse du jeu, nous retire immédiatement des points: «Parce que le jour vous êtes à l’hôpital psychiatrique de Los Angeles, que vos veines s’y gonflent aux aiguilles, tant que la lumière est vous êtes soumise à un malus de 1, en Habitation Corporelle comme en Santé Mentale» (p.12). Avec Delaume aux commandes, la partie n’est pas gagnée d’avance.</p></div>
<div class="rteindent1"><img width="500" height="234" alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/Personnage_0.png" /></div>
<div class="rteindent1 rtecenter"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Figure 1 : Fiche du personnage
<p><img width="500" height="397" alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/Équipements_1.png" /><br type="_moz" /><br />
</p></span></div>
<div class="rtecenter"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Figure 2: Inventaire du personnage</span><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);"> </span></strong></div>
<div class="rtecenter"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><br />
</strong></span></div>
<div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les personnages de la télévision </strong></span>
<p>Si les Grands Anciens de Lovecraft viennent du cosmos, les personnages de fiction chez Delaume doivent souvent leur origine à différentes séries télévisées. Dans «L’entité sentinelle Chloé Delaume», Bertrand Gervais écrit à propos de <em>J’habite dans la télévision</em> (2006) que l’auteure expérimente dans ce livre «la dissolution de soi dans la télévision<b><a name="note10" href="#note10b">[10]</a></b>». Si l’écran est bien présent dans <em>J’habite dans la télévision</em>, il est en apparence absent de <em>La nuit je suis Buffy Summers</em>. Sans doute parce qu’il n’est plus question de spectature, la lectrice commence l’aventure à l’intérieur de l’écran. Elle a déjà été absorbée par l’écran. En ouvrant <em>La nuit je suis Buffy Summers</em>, la lectrice accepte sans le savoir sa propre dissolution dans la télévision. Dans le didacticiel qui accompagne le livre-jeu, Delaume précise qu’il s’agit d’une «autofiction collective». Cette autofiction collective n’est possible qu’à l’intérieur de cet espace où tous se reconnaissent, cet espace commun à tous nos contemporains, le seul: l’écran de télévision. </p>
<p>Buffy Summers n’est pas l’unique héroïne de télévision convoquée dans le livre-jeu. La lectrice, selon le parcours qu’elle choisit, pourra aussi rencontrer Laura Palmer de <em>Twin Peaks</em>, Bree Van de Kamp de <em>Desperate Housewives</em>, les Sœurs Halliwell de <em>Charmed</em> et Claire Bennet de <em>Heroes</em>. L’hôpital psychiatrique est le point de rencontre de tous ces personnages de fiction. Aussi célébrées soient-elles à l’extérieur de la télévision, toutes ces femmes rassemblées en ce lieu sont ici humiliées, parfois violées et violentées. En colère, W., l’amie sorcière de Buffy<a name="note11" href="#note11b">[11]</a>, lui confie au début de l’aventure: «Nous ne sommes plus rien, tu sais» (paragraphe 5, p.22). Dans le journal intime de Buffy, on peut lire, si on emprunte le chemin qui nous conduit vers ce passage, qu’elle y a noté: «Ils disent: tu n’es l’élue de rien» (paragraphe 7, p.25). </p>
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L’héroïne de Rien </strong></span></p>
<p>Dans <em>J’habite dans la télévision</em>, Delaume est hantée par la phrase du directeur de TF1, une chaine de télévision française, qui disait vendre aux publicitaires du «temps de cerveau humain disponible». Cette idée revient à de multiples reprises dans <em>La nuit je suis Buffy Summers</em>. Cette phrase suppose l’existence d’un vide dans le cerveau des téléspectateurs que les annonceurs viendraient combler aves leurs messages commerciaux. Dans <em>La nuit je suis Buffy Summers</em>, ce sont cette fois les personnages de fiction qui sont accusés de n’être rien. Dans un passage du livre, RG, ami bibliothécaire de Buffy <a name="note12" href="#note12b">[12]</a>, analyse ce concept du «rien»: <br />
</p></div>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">RG: Peut-être, mais c’est leur élément naturel, matriciel. Et puis le propre du Rien, c’est son absence de singularité, tout est interchangeable, tout peut être reproduit. Les Néantisseurs ne se distinguent bien souvent que par leur arrogance, ils ont du savoir-faire, veulent ignorer l’échec, ils sont trop prétentieux pour se mettre en danger (paragraphe 29, p.65).<br />
<br type="_moz" /><br />
</span></div>
<div>Dans cet hôpital psychiatrique dirigé de main de fer par Miss Mildred Ratched, nom de la méchante infirmière du film <em>One Flew Over the Cuckoo’s Nest</em> (1975), ces héroïnes de télévision perdent toute singularité en plus de perdre leur dignité. La mission de l’Élue commence à se dessiner pour la lectrice. Peu importe le chemin qu’elle prendra, elle comprend qu’elle doit sauver les personnages féminins de fiction. À moins que le personnage incarné par la lectrice ne meurt plus tôt dans l’aventure, le paragraphe 29, cité plus haut, fait figure de passage obligé pour quiconque voudrait se rendre à la fin de l’histoire.
<p>Dans le paragraphe 16, que la lectrice peut découvrir par le biais de trois chemins différents, la quête de Buffy est explicitement décrite par W.:<br />
</p></div>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Renseignés régulièrement par notre bibliothécaire, nous tentons de résister, mais ne savons pas comment, et à peine contre qui. C’est super compliqué, le capitalisme triomphant. Une fiction qui a mal tourné, les héroïnes toutes des scream queens. C’était prévu comme ça depuis la première ligne dans la bible scénaristique. Possible qu’on y puisse rien du tout. Mais non, je ne devrais pas dire ça. Je devrais dire: tu es là, toi, maintenant. Avec nous, de notre côté. Tu es là pour nous rejoindre, nous aider. Nous te trouverons un rôle si tu ignores le tien (paragraphe 16, p.36).<br />
<br type="_moz" /><br />
</span></div>
<div>La «scream queen» est ce rôle féminin très édifiant dans le cinéma d’horreur, où une séduisante femme en détresse attend que le héros vienne la protéger contre les dangers qui la menacent de toutes parts. La mission de Buffy est là, devant elle, toute tracée par son amie, mais elle ne sent pas en elle la force d’un Superman, d’un Batman ou d’un grand héros de guerre:<br />
</div>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je suis peut-être Buffy Summers, mais je ne sais pas ce que ça veut dire. J’ai une mission, c’est vrai. Mais je ne suis pas Clark Kent, Bruce Wayne ou Nick Fury. J’ai une chemise de nuit et un journal intime, j’ai une croix en argent, l’esprit dans l’escalier. Je suis mon seul secours (paragraphe 19, p.44).<br />
<br type="_moz" /><br />
</span></div>
<div>Comme la narratrice de <em>La Vanité des Somnambules</em> qui affirme être «un RPG aboulique. Un Counter Strike sans map<b><a name="note13" href="#note13b">[13]</a></b>», Buffy Summers revendique le droit à l’errance et à l’imperfection pour les personnages de fiction. Elle veut un chemin qui ne soit pas tracé d’avance pour elle. C’est précisément parce qu’il n’est pas déjà défini qu’elle pourra prendre sa place, la sienne, et devenir une véritable héroïne.
<p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>«Tu es là, toi, maintenant. Avec nous, de notre côté»</strong></span></p>
<p>Buffy Summers a déjà un rôle prédéfini, elle est la Tueuse, l’Élue. La lectrice n’est toutefois pas contrainte de se reconnaître comme tel. Dans un paragraphe décisif du jeu, le treizième, la lectrice peut choisir sa destinée:<br />
</p></div>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Vous vous dites:<br />
Je suis un personnage de fiction. Buffy Summers est un personnage de fiction. Buffy Summers est morte d’avoir été oubliée par les hommes. Les hommes ne me connaissent même pas, comment se fait-il que je sois en vie? Allez en 34. <br />
Je suis un personnage de fiction. Ici est mon histoire. Buffy est morte il y a longtemps; il y a une Élue à chaque génération. Je suis, c’est sûr, la nouvelle Tueuse. Il est temps de prendre en main le cours des opérations. Allez en 18 (paragraphe 13, p.33).<br />
<br type="_moz" /><br />
</span></div>
<div>La route en 34 conduit vers la mort de la lectrice, vers une sortie du livre ou vers la fin du monde, alors que la route en 18 mène vers la mort de la lectrice, vers la folie ou vers la victoire. Pour «gagner», la lectrice doit croire en ses pouvoirs: «Vous vous sentez l’Élue, à l’assemblée vous dites: la nuit je fais des rêves, des rêves qui ne trompent pas. Votre ton se fait solennel. Autour de la table tout se tait» (paragraphe 18, p.39). Cette reconnaissance lui confère une arme magique, des bonus de Santé Mentale et d’Habitation Corporelle.
<p>La lectrice, à la toute fin du livre, devra faire un autre choix d’une grande importance lorsque la narratrice s’adresse à elle en lui demandant qui raconte l’histoire qu’elle est en train de lire: <br />
<span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br />
</span></p></div>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Qui je suis moi qui parle, ça a votre importance. Qui raconte ne change rien à ce qui s’est passé, se passe et se passera. Ici soit. Mais ailleurs. Vous décidez, n’est-ce pas. C’est vous le joueur vaillant embourbé d’aventures. Alors dites-moi, qui suis-je. <br />
La narratrice omnisciente, puisqu’il en faut bien une c’est tombé sur ma voix et c’est sans conséquence. Allez en 58. <br />
Le médecin qui vous raconte une histoire d’ordre interactif à vocation thérapeutique. Allez en 59 (paragraphe 57, p.109-110).<br />
<br type="_moz" /><br />
</span></div>
<div>Si elle prend le parti pris de la métafiction, de la littérature donc, contre l’explication diégétique, la lectrice pourra gagner la partie. Ce n’est toutefois qu’une petite bataille dans une grande guerre: «Vous avez gagné la partie mais certainement pas une vraie guerre» (paragraphe 58, p.115). En optant pour l’explication métafictive, l’héroïne prend le contrôle complet de sa destinée et c’est ainsi qu’elle parvient à vaincre.
<p>Dans le monde des personnages de fiction, la lutte n’est désormais plus celle du bien contre le mal. Il s’agit maintenant d’un combat contre le Rien qui menace encore plus profondément l’humanité: «On a viré le Mal, le Bien, on a pris le Pouvoir, on a imposé le Rien» (paragraphe 58, p.113). Le livre-jeu <em>La nuit je suis Buffy Summers</em> est organisé pour que la lectrice le recommence jusqu’à ce qu’elle se décide à croire en elle d’abord, puis à croire en la littérature. Dans un paragraphe difficile d’accès dans le jeu, Buffy reçoit de R.G. une dissertation d’un certain Stéphane Blandichon, diplômé de la même école qu’Harry Potter. Le sujet de son travail est: «De l’utilisation de la littérature pour conquérir le monde» (paragraphe 32, p.70). Il esquisse le plan d’aspirer magiquement le pouvoir que possèdent en eux tous les personnages de fiction afin de s’en servir pour conquérir le monde. Buffy Summers doit plutôt découvrir et apprivoiser son propre pouvoir pour se sauver elle-même. Ensuite, elle pourra se charger de venir en aide à ses amies: les autres héroïnes de fiction.</p></div>
<div><img width="500" alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/Plan%20de%20Buffy%20Summers.png" /><br />
</div>
<div class="rtecenter"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Figure 3 : Plan du livre-jeu dessiné à la main au fil des différentes lectures. </span></div>
<div> </div>
<hr />
<div><strong><a name="note1b" href="#note1">[1]</a> </strong>Sur cette question du «geek», je recommande vivement : Samuel Archibald, «Épitre aux Geeks : pour une théorie de la culture participative»,<em> Kinephanos</em>, numéro 1, 2009, en ligne, consulté le 8 octobre 2010, <a href="http://www.kinephanos.ca/Geek.html" title="http://www.kinephanos.ca/Geek.html">http://www.kinephanos.ca/Geek.html</a>. Dans cette lettre, le professeur de littérature explique la culture geek aux non-initiés tout en adressant un message rassembleur aux universitaires geeks : «Que mon épître se termine donc sur une confession : à l’intérieur des paysages imaginaires qui sont les miens, il n’est pas interdit d’apercevoir Emma Bovary et Boba Fett courant main dans la main, au milieu d’un pré ensoleillé, afin d’échapper à une horde de zombies.»<a href="#note2a"><br />
</a><strong><a name="note2b" href="#note2">[2]</a> </strong>La culture vidéoludique est, on le sait, plutôt misogyne. Contre la représentation souvent défavorable des femmes dans les jeux vidéo et contre un marché qui s’adresse surtout aux hommes, de nombreuses «Girl Gamer» ont lancé des blogues sur Internet où elles discutent de leur passion pour les jeux vidéo. Avec <em>Corpus Simsi</em>, <em>La nuit je suis Buffy Summers</em> et son blogue, Chloé Delaume s’inscrit à sa manière dans ce mouvement.<strong> <a href="#note3a"><br />
</a><a name="note3b" href="#note3">[3]</a> </strong>Pour une analyse complète de la mécanique narrative des Livres dont vous êtes le héros, voir Bertrand Gervais, <em>Récits et actions. Pour une théorie de la lecture</em>, Longueuil, Le Préambule, coll. «L’univers des discours», 1990, pp. 279-294.<strong><a href="#note4a"><br />
</a><a name="note4b" href="#note4">[4]</a> </strong>Puisque <em>La nuit je suis Buffy Summers</em> se déroule dans un univers presqu’exclusivement féminin et que les lecteurs doivent incarner une jeune femme, le féminin s’impose aussi pour désigner les lecteurs du livre-jeu. <strong><a href="#note5a"><br />
</a><a name="note5b" href="#note5">[5] </a></strong>Chloé Delaume, <em>La vanité des somnambules</em>, Paris, Léo Scheer, coll. «Farrago», 2002, p.10-11.<strong><a href="#note6a"><br />
</a><a name="note6b" href="#note6">[6]</a> </strong>Philippe Hamon, «Pour un statut sémiologique du personnage», dans Roland Barthes et al., <em>Poétique du récit</em>, Paris, Seuil, 1977, p.115-180.<a href="#note7a"><br />
</a><b><a name="note7b" href="#note7">[7]</a> </b>En ligne, consulté le 6 octobre 2010, <a href="http://www.chloedelaume.net/publications/la-nuit-je-suis-buffy-summers.php">http://www.chloedelaume.net/publications/la-nuit-je-suis-buffy-summers.php</a><a href="#note8a"> <br />
</a><b><a name="note8b" href="#note8">[8]</a></b> Le jeu lovecraftien n’est pas un courant mineur. Bien au contraire. Jonathan Lessard montre dans son article «Lovecraft, le jeu d’aventure et la peur cosmique» l’importance de Lovecraft dans les jeux vidéo d’aventure. Son analyse porte sur l’incapacité pour les systèmes de jeu à faire vivre cette peur cosmique si importante chez l’écrivain américain. Jonathan Lessard, «Lovecraft, le jeu d’aventure et la peur cosmique», <em>Loading…</em>, volume 4, numéro 6, 2010, en ligne, consulté le 6 octobre 2010, <a href="http://journals.sfu.ca/loading/index.php/loading/article/view/89">http://journals.sfu.ca/loading/index.php/loading/article/view/89</a>.<a href="#note9a"> <br />
</a><strong><a name="note9b" href="#note9">[9]</a> </strong>Sandy Peterson, <em>Call of Cthulhu. Fantasy Role Playing Game in the Worlds of H.P. Lovecraft Third edition</em>, Albany, Chaosium, 1986, p.28.<a href="#note10a"> <br />
</a><b><a name="note10b" href="#note10">[10]</a></b> Bertrand Gervais, «L’entité sentinelle Chloé Delaume», <em>Salon double</em>, en ligne, 3 mars 2009, consulté le 6 octobre 2010, <a href="http://salondouble.contemporain.info/lecture/l-entite-sentinelle-chloe-delaume">http://salondouble.contemporain.info/lecture/l-entite-sentinelle-chloe-delaume</a>.<a href="#note11a"> <br />
</a><b><a name="note11b" href="#note11">[11]</a></b> On reconnait derrière le «W.» le personnage de Willow Rosenberg de <em>Buffy the Vampire Slayer</em>.<a href="#note12a"> <br />
</a><b><a name="note12b" href="#note12">[12]</a></b> On reconnait derrière le «R.G.» le personnage de Rupert Giles de <em>Buffy the Vampire Slayer</em>.<a href="#note13a"><br />
</a><strong><a name="note13b" href="#note13">[13] </a></strong>Chloé Delaume, <em>La vanité des somnambules</em>, Paris, Léo Scheer, coll. «Farrago», 2002, p.50. «RPG» est l’abréviation de <em>roleplaying games</em>. Dans les jeux de rôles, la prise de décisions est toujours cruciale.<a href="#note14a"> </a><em>Counter-Strike</em> est un des plus importants jeux de tir à la première personne en ligne construit à partir d’une modification du jeu commercial <em>Half-Life</em>. Deux équipes s’affrontent: les terroristes et les antiterroristes. Les joueurs jouent en équipe et utilisent une carte pour organiser leurs stratégies. <a href="#note15a"> </a></div>
http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-tueuse-le-combat-de-la-fiction-contre-le-vide#commentsARCHIBALD, SamuelAutofictionCulture GeekCulture populaireDELAUME, ChloéDialogue médiatiqueFéminismeFictionFranceGERVAIS, BertrandImaginaire médiatiqueIntertextualité JACKSON, SteveLivre-jeuLOVECRAFT, Howard PhillipsMétafictionThéories de la lectureWed, 13 Oct 2010 17:39:40 +0000Amélie Paquet278 at http://salondouble.contemporain.infoGame Over
http://salondouble.contemporain.info/lecture/game-over
<div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs">
<div class="field-items">
<div class="field-item odd">
<a href="/equipe/guilet-anais">Guilet, Anaïs</a> </div>
</div>
</div>
<div class="field field-type-nodereference field-field-biblio">
<div class="field-items">
<div class="field-item odd">
<a href="/biblio/dieu-jr">Dieu Jr.</a> </div>
</div>
</div>
<!--break--><!--break--><p> </p>
<div><em>Dieu Jr</em>., roman de Dennis Cooper, est le récit des souffrances, des interrogations et de la culpabilité de Jim, un homme endeuillé par la mort de son fils Tommy. Celui-ci est décédé des suites d’un accident de voiture, qui a également coûté au père l’usage de ses jambes, son travail d’agent immobilier et sans doute son mariage. Jim sombre alors dans une folie volontaire qu’il nourrit par la marijuana. Il se donne ensuite pour mission d’apprendre à mieux connaître son fils en finissant sa dernière partie de jeu vidéo, lequel a obsédé le fils comme il obsède le père. Tommy en a d’ailleurs dessiné des éléments épars, dont un monument que Jim, ignorant dans un premier temps qu’il était tiré du jeu, s’empresse de prendre pour un projet architectural génial. Il se met à construire, dans le jardin familial, une exacte réplique de ce mausolée bariolé et incongru, qualifié tour à tour par son entourage de «montagnes russes miniatures à moitié effondrées» (p.22), de «gigantesque bonbon immangeable» (<em>id.</em>), ou encore de «produit délirant de l’art populaire» (<em>id.</em>). En bref, le monument représente le dernier délire commun d’un fils et d’un père trop «défoncés».<br />
</div>
<div>La violence, le trauma et la mort sont les sujets principaux de <em>Dieu Jr.</em>, ainsi que d’un bon nombre de romans de Dennis Cooper, comme <em>My Loose Thread </em>(2002)<em>.</em> Il s’agit de thématiques que l’on retrouve fréquemment en littérature mais qui arborent ici des aspects très contemporains en étant traitées à travers la perspective du jeu vidéo.<br />
</div>
<div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Dissection d’un deuil</strong></span><strong>
<p></p></strong></div>
<div>Jim est un père qui cherche avant tout à donner un sens à la mort de son fils et à soulager sa peine. Pour décrire un tel drame, Dennis Cooper, dont la marque de fabrique reste plutôt sexe, violence et culture <em>queer</em>, n’offre pas un récit pathétique ou compatissant. Il n’y aura pas de réelle rédemption possible pour Jim, pas plus que de véritable réconfort et encore moins de <em>happy end</em>. Le style de Dennis Cooper est direct, rigoureux, incisif, presque austère parfois, ponctué d’un humour caustique et de références à la culture populaire. On retrouve ainsi parmi les grandes figures et héros du jeune Tommy Tony Hawk, Christina Ricci ou encore Ozzy Osbourne.<br />
</div>
<div><em>Dieu Jr</em>, mêlant violence et humour, laisse souvent son lecteur aux prises avec un malaise que l’auteur ne cherche aucunement à dissiper. Le lecteur est conduit sans concession au cœur d’un processus morbide. Il doit faire face, à l’image de Jim, à la difficulté des relations père-fils ainsi qu’au poids du traumatisme. Dans ce roman, le traitement des mots et des personnages présente une dureté presque physique qui entre en résonance avec la force émotionnelle du roman tout entier. Nous n’avons pas affaire à la description chirurgicale d’actes sexuels ou sadomasochistes, comme souvent dans les romans précédents de Cooper (Cf. <em>Le George Miles Cycle</em><a name="_ednref1" href="#_edn1"><span><span>[1]</span></span></a>). Dans <em>Dieu Jr</em>., la thématique se fait moins sulfureuse, tout en restant en continuité avec l’œuvre entière de Dennis Cooper, puisqu’elle propose, malgré tout, une forme d’intrusion dans l’intimité du personnage principal: l’intimité d’un deuil. <br />
<span style="color: rgb(51, 51, 51);"><br />
</span></div>
<div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>La catharsis vidéoludique</strong></span><strong>
<p></p></strong></div>
<div>La troisième section du roman, intitulée «Le gribouillage puéril», est la partie la plus émouvante, mais aussi la plus ingénieuse du roman. Elle propose un récit allégorique du parcours de Jim, que l’on pourrait qualifier d’initiatique, dans la partie de jeu vidéo laissée par Tommy. Le père y incarne un ours, à travers lequel se révèlent son état émotionnel ainsi que l’étendue de sa culpabilité vis-à-vis de son fils. L’objectif de Jim dans le jeu est avant tout de trouver le moyen de pénétrer dans le fameux monument qui a inspiré les croquis de son fils. Encore une fois, humour et tragédie se mêlent à travers une réappropriation captivante du jeu vidéo. Très rapidement l’ours, joué successivement par Tommy et Jim, essaie de se faire passer pour Dieu auprès des autres personnages du jeu:</div>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">L’ours avait recruté une petite armée de lapins admiratifs, de tortues en forme de losange, et de trucs multipattes comme des insectes. Ils nous pistaient, bruissants et pailletés comme des appareils de paparazzis tombés sur le sol et auxquels des pattes auraient poussé (p. 118). </span></div>
<div>Le jeu vidéo décrit dans <em>Dieu Jr. </em>n’est pas identifié, mais il semble être une variation entre les univers de Shigeru Miyamoto<a name="_ednref2" href="#_edn2"><span><span>[2]</span></span></a> et le <em>Banjo-Kazooie</em> de Greggory Mayles, tous deux travaillant chez Nintendo.<br />
</div>
<div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Du jeu médiatique au processus de deuil </strong></span><strong>
<p></p></strong></div>
<div>L’usage du jeu vidéo dans une œuvre littéraire témoigne de l’intérêt toujours prégnant de Dennis Cooper pour l’environnement médiatique contemporain. Les nouvelles technologies étaient déjà très présentes dans <em>Period</em> (2001) et <em>The</em> <em>Sluts </em>(2005): deux romans dont les intrigues se passaient en ligne. L’auteur s’inscrit ainsi en plein cœur de ce que l’on pourrait appeler, à la suite de N. Katherine Hayles, «l’écologie médiatique contemporaine» (<em>medial ecology</em>):</div>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">L’expression suggère que les relations entre les différents médias sont aussi variées et complexes que celles entre des organismes différents qui coexistent au sein du même écotone, incluant mimicry, duperie, coopération, agitation, parasitisme et hyperparasitisme (ma traduction).</span><a name="_ednref3" href="#_edn3">[3]</a><sup><span><a name="_ednref3" href="#_edn3"></a></span></sup><span><a name="_ednref3" href="#_edn3"><span>
<p></p></span></a> </span></div>
<div>Parce qu’il oscille entre deux médias, <em>Dieu Jr. </em>appartient à ce nouveau système contemporain où un nombre toujours plus grand de médias s’hybrident, s’influencent et s’opposent, engendrant de nouvelles voies pour la littérature.<br />
</div>
<div>Le jeu médiatique opéré par Dennis Cooper passe avant tout par un procédé de remédiatisation. Ce terme initié par Jay David Bolter et Richard Grusin dans <em>Remediation: Understanding New Media</em> (2000) décrit la médiation d’un média. Soit ici: <em>Dieu Jr.</em> remédiatise le jeu vidéo dans un livre. Ce procédé permet une perspective originale et très contemporaine sur la problématique du deuil. Dans le jeu vidéo, la mort n’est rien, un simple <em>game over</em> dans une partie qui, si on l’a sauvegardée correctement, peut à jamais recommencer. Le jeu vidéo est finalement à l’opposé de la vie; c’est pourquoi il constitue l’endroit rêvé pour un père endeuillé qui refuse la réalité. Grâce au truchement du jeu, la problématique de la mort dans <em>Dieu Jr. </em>prend une tout autre acuité. Jim, à travers l’ours qu’il manipule, entre en conversation philosophique avec un ours polaire, «petit morveux qui porte un short Hip Hop qui pendouille» (p. 131):</div>
<div class="rteindent1"> </div>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je sais que mourir n’est pas une grosse affaire. Je comprends que ça équivaut à une petite sieste. Mais où je vis, la mort c’est la fin de tout. Un effacement. Si terrible qu’on décide que la mort est invisible et muette. La mort est quelque chose de si mauvais qu’on préfère devenir fou plutôt que de savoir qu’un seul d’entre nous n’existe plus. Ça c’est moi (p. 133).</span></div>
<div>Ce que Jim va apprendre grâce au jeu vidéo, c’est qu’il y a des réponses introuvables et des châteaux dont les portes n’ont pas de clés. Cependant, il existe en contrepartie toujours une voie de sortie et le prix à gagner n’est ni un «méga-saut» ni l’impunité mais, ainsi que l’écrit Dennis Cooper, le choix d’accorder à l’amour un rôle existentiel:</div>
<div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">L’amour est cette chose dans la vie à laquelle on donne le plus gros prix. C’est comme ce monument ou comme toi [Jim], pour que tu n’aies pas trop la grosse tête. Tu veux être à l’intérieur de cet amour, même si c’est vide, et même si ceux qui le cachent divorcent de toi ou sont mort. (p. 149) </span></div>
<div><em>Dieu Jr</em>. offre ainsi une sorte de parabole douce-amère sur le cheminement du deuil. Le mausolée, issu du jeu et de l’imagination de Tommy, prendra feu dans la dernière partie du roman. Un feu purificateur, d’origine inconnue, mais dont Jim est, pour le lecteur, le principal suspect. Le monument, symbolique de la démesure de la souffrance du père, devait disparaître, tout comme en parallèle la partie de jeu vidéo, dernier lien avec son fils, devait être achevée: dans un ultime <em>game</em> <em>over</em>.</div>
<div>
<div> </div>
<hr size="1" width="33%" />
<div id="edn1">
<div><a name="_edn1" href="#_ednref1"><span>1</span></a> Le <em>George Miles Cycle</em> est composé de cinq romans: <em>Closer</em>, <em>Frisk</em>, <em>Try</em>, <em>Guide</em> et <em>Period,</em> dont les thèmes de prédilection sont le sexe et la violence. Ces romans interrogent les statuts sociaux et culturels d’un petit groupe de fétichistes, qui tâche de résister aux préjugés d’une société bourgeoise.</div>
</div>
<div id="edn2">
<div><a name="_edn2" href="#_ednref2"><span><span>2</span></span></a> Shigeru Miyamoto est le créateur de <em>Donkey Kong</em>, <em>Mario Bros.</em> et <em>Zeld</em>a entre autres, jeux phares de la société Nintendo.</div>
</div>
<div id="edn3">
<div><a name="_edn3" href="#_ednref3"><span><span>3</span></span></a> N. Katherine Hayles, <em>Writing</em> <em>Machines</em>, Cambridge & Londres, Mediawork, MIT Press, 2002, p.5.</div>
</div>
</div>
<div> </div>
http://salondouble.contemporain.info/lecture/game-over#commentsCOOPER, DenisDeuilDialogue médiatiqueÉtats-Unis d'Amérique HAYLES, N. KatherineViolenceRomanTue, 20 Oct 2009 01:01:54 +0000Anaïs Guilet139 at http://salondouble.contemporain.info