Salon double - Temps http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/353/0 fr Pour une contemporanéité de l’imaginaire http://salondouble.contemporain.info/antichambre/pour-une-contemporan-it-de-l-imaginaire <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/gauvin-francis">Gauvin, Francis</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p align="right"><span style="color:#808080;">Le temps ne fait pas que s’écouler; il travaille.</span></p> <p align="right"><span style="color:#808080;">Georges Didi-Huberman (2002: 320)</span></p> <p>&nbsp;</p> <p><em>Qu’est-ce que le contemporain?</em> Après deux publications récentes (Agamben, 2008; Ruffel, 2010) posant cette question, sans compter les conférences et articles à ce sujet, la contemporanéité demeure un phénomène obscur. Cette indétermination se répercute jusque dans l’utilisation du terme. Par exemple, <em>Salon double</em> se veut un portrait de la littérature contemporaine en préconisant une réflexion sur des œuvres récemment publiées, et ce, à partir d’enjeux théoriques ou esthétiques qui sont également dits contemporains. Cela dit, il est difficile de distinguer où la contemporanéité commence et où elle s’achève, étant donné la relativité du contemporain. Ce qui l’est aujourd’hui est appelé à ne plus l’être demain. Une telle incertitude se remarque également lorsqu’on dit d’une personne qu’elle est contemporaine à tel ou tel phénomène, et ce, même si la concordance historique n’est pas tout à fait précise.&nbsp;Comprise ainsi, la contemporanéité devient une sorte d’espace-temps plus ou moins élastique qui permet de relever le parfum d’une époque. Dans cette mesure, il serait tentant de savoir jusqu’où cette élasticité peut tenir le coup; mais je pense que cette manière d’envisager le contemporain est inadéquate. Il n’est pas une période historique malléable.</p> <p>Le véritable problème qui relève de ces exemples est d’ordre phénoménologique, puisqu’ils font de la contemporanéité une simple extension de l’actualité. Ce qui est actuel, c’est ce qui est en acte, ce qui s’actualise à tout instant. Que tel phénomène soit contemporain d’un autre, cela signifie simplement que tous deux s’actualisent à peu près en même temps. De la même manière que la proposition <em>ce qui est contemporain aujourd’hui ne le sera plus demain</em> ne fait qu’illustrer l’actualité dans sa succession. En aucun cas ces exemples ne permettent d’atteindre quelconque phénomène de contemporanéité. Il faut donc pousser l’examen plus loin si l’on veut se rendre à l’origine de ces manifestations.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Une approche du contemporain</strong></span></p> <p><em>Le Grand Robert</em> définit le contemporain comme ce qui est «en même temps que» ou «du même temps que». Bien que ces deux acceptions semblent identiques, elles sont phénoménologiquement distinctes. «En même temps» suppose que certaines choses se produisent au même moment, alors que «du même temps» suggère plutôt que ces choses se produisent à peu près durant la même période historique. L’un signifie une simultanéité temporelle, tandis que l’autre, une concordance historique. Au-delà de cette distinction (sur laquelle je ne peux insister<a href="#_ftn1" name="_ftnref" title="">[1]</a>), l’idée de <em>mêmeté</em> revient à travers ces deux acceptions, et c’est à partir de celle-ci qu’il faut réfléchir à ce qu’est la contemporanéité.</p> <p>Le «même» est un concept embêtant car il sous-entend que plusieurs entités, reconnues comme étant différentes, sont perçues identiquement. Il faut d’emblée admettre qu’il y a la présence effacée –mais non moins silencieuse– d’un observateur qui soutient cette <em>mêmeté</em>. En ce qui concerne le contemporain, il serait impossible de faire fi de l’interaction imaginaire d’un sujet qui, par l’entremise d’opérations sémiotiques, constate au mieux de ses perceptions un rapprochement historico-temporel. La validité du «en même temps que» et «du même temps que» est toujours déterminée par une présence subjective. Aussi simple et naïve que puisse être cette constatation, ses implications ne le sont pas.</p> <p>Cela implique de savoir si le sujet est témoin du contemporain, ou s’il en est lui-même sujet. Autrement dit, est-ce que la contemporanéité se résume à l’image actuelle des choses, ou participe-t-elle d’un processus de l’imaginaire, sans lequel il ne peut y avoir de temporalité? Évidemment il serait absurde de penser que le sujet est similaire à une caméra qui observe les choses telles qu’elles sont, toujours en distinguant le moment présent du passé et de l’avenir. La relation entre moments passés, présents et futurs est beaucoup plus complexe puisqu’elle fait intervenir la mémoire. Sans son support, il serait impossible de juxtaposer diverses images afin d’assumer quelconque chronologie.</p> <p>Mais encore, il faut une faculté permettant cette juxtaposition. Mon hypothèse est que la contemporanéité n’est pas un simple effet du cours des choses, mais qu’elle est un véritable travail de l’intérieur, sorte de tension temporale au sein de l’imaginaire. Pour reprendre l’expression de Bertrand Gervais, elle serait une des <em>logiques de l’imaginaire</em><a href="#_ftn2" name="_ftnref" title="">[2]</a>. Je propose en ce sens de pénétrer au cœur de l’imaginaire afin d’observer, à la source, le phénomène de contemporanéité. Cette entreprise permettra ultérieurement d’étudier ses manifestations à partir d’un regard porté sur son origine.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Pour une contemporanéité de l’imaginaire</strong></span></p> <p>Afin d’illustrer l’implication de l’imaginaire dans toute manifestation de contemporanéité, il serait opportun de mettre en parallèle les notions de temps et d’histoire avec celle de récit. Que l’histoire soit un récit, cela va pratiquement de soi; mais qu’en est-il du temps? À prime abord, le temps est irreprésentable. Au mieux on peut le considérer comme une intuition qui ne se démontre qu’à partir de sa mesure. Ceci dit, toute unité de temps correspond à un <em>micro-récit</em>. Par exemple, une année correspond à une révolution de la Terre autour du soleil. En disant&nbsp;:&nbsp;«il y a un an de cela», il est sous-entendu que depuis ce jour la Terre a tourné une fois autour du soleil. Un récit est ainsi mis en parallèle. Lors de chaque mesure temporelle, deux événements sont toujours comparés l’un par rapport à l’autre, et cette comparaison suppose une activité sémiotique qui dépasse la prise de mesure. Il y a une mise en perspective entre deux événements perçus.</p> <p>Conséquemment, la perspective à l’intérieur de laquelle il y a mise en relation détermine la valeur de la mesure. Ce fait s’observe aisément dans notre rapport à l’histoire. Selon les conditions socio-historiques dans lesquelles nous évoluons, notre façon d’interpréter le cours des événements peut varier. Il n’y a pas d’Histoire universelle, puisque les balises servant à définir les périodes historiques ne sont pas unanimes. Notre perspective est toujours orientée par les points de repère employés; et c’est là que l’imaginaire intervient de la manière la plus déterminante. Les points de repère sont –et il ne peut pas en être autrement– des figures de l’imaginaire. Bien que ce à quoi ces figures référent puisse être réel (nous pouvons croire dur comme fer qu’il y a un soleil et qu’il y a une Terre), il n’en demeure pas moins que ces entités sont d’abord et avant tout des figures de notre imaginaire. Une preuve de cela, c’est l’évolution de notre conception de la Terre. Seule une figure peut passer d’une surface plane à une sphère, puisque l’imaginaire offre la souplesse nécessaire à ce que nos représentations se défigurent.</p> <p>Étant donné que ce n’est qu’à partir de figures de l’imaginaire qu’il y a perspective, il résulte que toute conception historique ou temporelle des choses corresponde en une juxtaposition de figures qui sont <em>déjà présentes</em> au sein de l’imaginaire. Des figures du passé, du présent et de l’avenir se rencontrent <em>en même temps</em> pour penser <em>une même histoire</em>. Dans cette optique, la contemporanéité n’est donc pas une simple concordance historique ou temporelle, pas plus qu’elle n’est réductible à l’actualité. Elle est l’horizon à l’intérieur duquel il y a temps et histoire. En d’autres termes, elle est leur condition de possibilité, soit la tension temporale permettant à ce que certaines choses soient considérées temporellement ou historiquement.</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Bibliographie</strong></span></p> <p>Giorgio AGAMBEN (2008), <em>Qu’est-ce que le contemporain?</em>, Paris, Payot &amp; Rivages.</p> <p>Georges DIDI-HUBERMAN (2002), <em>L’image survivante</em>, Paris, Minuit.</p> <p>Bertrand GERVAIS (2007), <em>Figures, lectures. Logiques de l’imaginaire tome I</em>, Montréal, Le Quartanier.</p> <p>Bertrand GERVAIS (2008), <em>La ligne brisée</em><em>: labyrinthe, oubli et violence</em><em>. Logiques de l’imaginaire tome II</em>, Montréal, Le Quartanier.</p> <p>Bertrand GERVAIS (2009), <em>L'imaginaire de la fin: temps, mots et signes. Logiques de l’imaginaire. Tome III</em>, Montréal, Le Quartanier.</p> <p>Martin HEIDEGGER ([1927] 1985), <em>Être et temps</em>, traduit de l’allemand par Emmanuel Martineau, édition numérique hors-commerce, Authentica, &nbsp;[en ligne]. <a href="http://nicolas.rialland.free.fr/heidegger/">http://nicolas.rialland.free.fr/heidegger/</a> (Texte consulté le 17 novembre 2011).</p> <p>Lionel RUFFEL [dir.] (2010), <em>Qu’est-ce que le contemporain?</em>, Nantes, Cécile Defaut.</p> <div><br clear="all" /><br /> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn"> <p><a href="#_ftnref" name="_ftn1" title="">[1]</a> Ce serait laborieux d’entrer ici dans les détails au sujet de la distinction entre temporalité et histoire. À ce compte, le paragraphe §72 de l’ouvrage <em>Être et temps </em>(Heidegger, [1927] 1985) est assez explicite.</p> </div> <div id="ftn"> <p><a href="#_ftnref" name="_ftn2" title="">[2]</a> Cette formulation sert de titre à un ouvrage en trois tomes: <em>Figures, lectures. Logiques de l’imaginaire tome I</em>, Montréal, Le Quartanier, 2007; <em>La ligne brisée</em><em>: labyrinthe, oubli et violence</em><em>. Logiques de l’imaginaire tome II</em>, Montréal, Le Quartanier, 2008; <em>L'imaginaire de la fin: temps, mots et signes. Logiques de l’imaginaire. Tome III</em>, Montréal, Le Quartanier, 2009.</p> <p>&nbsp;</p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/pour-une-contemporan-it-de-l-imaginaire#comments AGAMBEN, Giorgio Contemporain DIDI-HUBERMAN, Georges GERVAIS, Bertrand HEIDEGGER, Martin Histoire Imaginaire Présentisme Récit RUFFEL, Lionel Temps Essai(s) Sun, 20 Nov 2011 23:40:31 +0000 Francis Gauvin 409 at http://salondouble.contemporain.info Un poète n'existe jamais seul http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-poete-nexiste-jamais-seul <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/caille-anne-renee">Caillé, Anne-Renée</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-poetesse">La Poétesse</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> Depuis <em>Homobiographie</em> publi&eacute; en 2000 chez Farrago, la po&egrave;te, traductrice et plasticienne fran&ccedil;aise Liliane Giraudon travaille ce genre invent&eacute; et fait sien depuis plusieurs titres: l'homobiographie. &laquo;M&ecirc;me ex&eacute;cut&eacute;, le projet de l'Homobiographie demeurera sans cesse &agrave; l'&eacute;tat de projet&raquo;, &eacute;crit-elle dans <em>Sker</em><i> </i>en 2002. Il sera ainsi poursuivi en 2005 avec <em>Greffe de spectres</em> (m&ecirc;me si ce dernier n'est pas identifi&eacute; g&eacute;n&eacute;riquement comme tel) et tout derni&egrave;rement, le travail se voit continuer dans <em>La Po&eacute;tesse</em> (2009), o&ugrave; point un certain aboutissement de l'entreprise homobiographique. D&eacute;finie par n&eacute;ologisme, cette forme po&eacute;tique veut allier le double (le &laquo;m&ecirc;me&raquo; du grec <em>homos</em>) au biographique : il est question des vies de celle que l'on nomme &laquo;La Po&egrave;te&raquo;, de ses alter ego, d'autres <em>bien-aim&eacute;s </em>po&egrave;tes rapport&eacute;es par bribes mais aussi, de la vie plus intime d'une femme qui s'&eacute;crit dans des carnets de diff&eacute;rentes couleurs. Dans cette tentative de d&eacute;doublement, entre autobiographie et autofiction, il faut surtout y voir l'effort de rendre prot&eacute;iforme l'entreprise biographique. Comme Giraudon l'explique dans un entretien en 2007<a style="mso-footnote-id:<br /> ftn" href="#_ftn1" name="_ftnref" title=""><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[1]</span></span></strong></a>, l'homobiographie op&egrave;re des &laquo;d&eacute;placements&raquo; entre les diff&eacute;rentes &laquo;enveloppes&raquo; que constituent le soi, l'autre et la fiction. Cette forme hybride permet aussi de supporter les vies et les morts qui nous parcourent: Liliane Giraudon expose ce qui pluralise l'identit&eacute; &laquo;Po&egrave;te&raquo;. Par filiation ou emprunt, assembler des fragments de m&eacute;moire de fa&ccedil;on non-lin&eacute;aire, coller sa vie &agrave; celle des autres; par cette abolition des fronti&egrave;res, la po&egrave;te joue au double.</p> <p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:150%"><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Pass&eacute; et post&eacute;rit&eacute;</strong></span><b><o:p></o:p></b></p> <p>L'architecture du recueil est tripartite et s'ouvre sur &laquo;Ma ch&eacute;rie je t'ai fait des phrases trouv&eacute;es partout&nbsp;&raquo; qui se d&eacute;ploie sous forme de fragments. L'unit&eacute; de la page est mise en p&eacute;ril et la po&egrave;te en t&eacute;moigne par ce commentaire m&eacute;tapo&eacute;tique: &laquo;&nbsp;La page comme unit&eacute;? D&eacute;truisons la page.&raquo; (p. 26). L'h&eacute;ritage de Mallarm&eacute; se fait sentir ici, sur l'importance d'une forme po&eacute;tique coh&eacute;rente au d&eacute;veloppement de l'id&eacute;e et d'une lecture qui puisse d&eacute;passer l'unit&eacute; de la page pour embrasser plus d'une page &agrave; la fois<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn2"><strong><span style="mso-special-character:footnote">[2]</span></strong></a>. Ainsi dans cette section, de courts segments de prose se succ&egrave;dent en deux colonnes sur la page, laissant tr&egrave;s peu de place au blanc, et cr&eacute;ant un rythme qui invite &agrave; une lecture rapide. C'est par l'adverbe &laquo;Hier&raquo; qu'ils d&eacute;butent presque tous, traduisant un go&ucirc;t &eacute;vident pour une narrativit&eacute; non-lin&eacute;aire (les blocs ne se suivent pas n&eacute;cessairement) ainsi qu'un d&eacute;sir de r&eacute;pertorier, de l'<em>hier</em><i> </i>anecdotique: &laquo;Hier on a fait un trou dans la gencive de La Po&egrave;te pour y installer sa premi&egrave;re fausse dent.&raquo; (p. 27), &agrave; l'<em>hier</em><i> </i>historique: &laquo;Hier, c'est-&agrave;-dire au XVe si&egrave;cle, certains croyaient que le c&oelig;ur des nouveaux-n&eacute;s [...] rendaient invisibles les voleurs qui en mangeaient.&raquo; (p. 28) jusqu'&agrave; l'<em>hier</em><i> </i>intime: &laquo;Hier La Po&egrave;te d&eacute;clarant sa m&egrave;re seule, cern&eacute;e par la neige.&raquo; (p. 26). L'unit&eacute; de mesure n'est plus la page, au profit d'une forme qui accumule de page en page, &agrave; la mani&egrave;re d'une liste, de multiples visages discontinus du pass&eacute;.</p> <p>Ce qui para&icirc;t pouvoir r&eacute;insuffler une certaine suite formelle et th&eacute;matique serait les <em>morts</em> de la po&egrave;te, qui ponctuent cette &laquo;liste&raquo;. Celle du p&egrave;re suivie de pr&egrave;s par celle de la m&egrave;re: &laquo;La Po&egrave;te passe son premier No&euml;l d'orpheline. Elle les imagine dans leur cercueil. Papa est sous maman. On dit qu'il y a beaucoup de mouvements et de bruit dans les cercueils, surtout la premi&egrave;re ann&eacute;e. Lorsque les cages thoraciques explosent.&raquo; (p. 43). Elles constituent deux pertes majeures, deux morts majeures si on les compare aux autres morts, plus &laquo;mineures<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn3"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[3]</span></span></strong></a>&raquo; qui se c&ocirc;toient dans cette premi&egrave;re section de <em>La Po&eacute;tesse</em>,<i> </i>comme la mort du cousin ou du loir tu&eacute; par les chats, mais aussi celles de Elsa von Freytag-Loringhoven, Mary Beach P&eacute;lieu ou Samuel Beckett... D'ailleurs, la pr&eacute;sence de figures litt&eacute;raires exc&egrave;de cette partie du recueil et me semble incarner le r&ocirc;le de &laquo;substitut filial&raquo;. Si les morts du p&egrave;re et de la m&egrave;re mettent le ciseau dans le tissu familial, Robert Walser, Marina Tsveta&iuml;eva ou Antonin Artaud se voient greff&eacute;s au tissu filial litt&eacute;raire. L'on soustrait &agrave; sa lign&eacute;e pour additionner dans l'autre; alors que les alliances familiales se d&eacute;font par soustraction (p&egrave;re, m&egrave;re), les alliances po&eacute;tiques se multiplient. Les fant&ocirc;mes de ses <em>bien-aim&eacute;s</em><strong><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn4"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[4]</span></span></a> </strong>sont nombreux et mettent en place une autre post&eacute;rit&eacute;.&nbsp;</p> <p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:150%"><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><b>Autor&eacute;f&eacute;rentialit&eacute;</b></span><b><o:p></o:p></b><b><br /> </b></p> <p>La deuxi&egrave;me partie du recueil est tr&egrave;s diff&eacute;rente de la pr&eacute;c&eacute;dente autant par la forme, le rythme et le ton. Elle se distingue face aux deux autres qui elles, se r&eacute;pondent &agrave; plusieurs &eacute;gards. D'abord, dans &laquo;Kara Walker n'est pas Jos&eacute;phine Baker&raquo;, Giraudon r&eacute;utilise la page comme unit&eacute;: un po&egrave;me par page, num&eacute;rot&eacute;s de 1 &agrave; 47, de quoi r&eacute;int&eacute;grer <span style="mso-fareast-font-family:&quot;Times New Roman&quot;;<br /> mso-bidi-font-family:&quot;Times New Roman&quot;">&ndash;</span>&agrave; l'exc&egrave;s<span style="mso-fareast-font-family:&quot;Times New Roman&quot;;mso-bidi-font-family:&quot;Times New Roman&quot;">&ndash;</span> le proc&eacute;d&eacute; formel rejet&eacute; plus t&ocirc;t. Exit l'effet de prise de notes diaristique d'un registre plus intime, la po&egrave;te emprunte ici une voix plus d&eacute;tach&eacute;e (plus d&eacute;sincarn&eacute;e), plus hachur&eacute;e et plus herm&eacute;tique aussi. Par herm&eacute;tisme, il faut entendre <em>brouillage</em>, &agrave; la fois des pistes de lecture (des pistes de sens) et du d&eacute;veloppement narratif entre les diff&eacute;rents po&egrave;mes.<o:p>&nbsp;</o:p></p> <p> L'utilisation de la majuscule comme proc&eacute;d&eacute; po&eacute;tique laisse <i>a priori</i> un peu perplexe. Les majuscules d&eacute;limitent-elles le d&eacute;but des vers ou insistent-elles sur la sonorit&eacute; ou le sens du mot? Par exemple au po&egrave;me num&eacute;ro 9: &laquo;Recomposition d'une vie si br&egrave;ve / pourtant durant ces Ann&eacute;es / en deux colonnes et sans alin&eacute;a / absence totale d'intervention / postures &agrave; tenir / chutes ou s&eacute;quences / une id&eacute;e d'Objet trouv&eacute;&raquo; (p. 59), les deux majuscules ne d&eacute;limitent pas le d&eacute;but d'un vers qui aurait &eacute;t&eacute; tronqu&eacute;, alors peut-&ecirc;tre mettent-elles simplement ces mots en lumi&egrave;re? Remarquons au passage que la po&egrave;te, dans cet extrait, commente m&eacute;tapo&eacute;tiquement la forme et le contenu de la section pr&eacute;c&eacute;dente. Il faut dire que ce type de commentaire r&eacute;troactif est fr&eacute;quent chez Giraudon et permet, comme c'est le cas ici, de pr&eacute;ciser certaines lectures. Il arrive, inversement, que la glose figure le texte &agrave; venir. D'ailleurs, c'est le cas du proc&eacute;d&eacute; po&eacute;tique des majuscules, expliqu&eacute; dans la premi&egrave;re partie de<em> La Po&eacute;tesse</em>: &laquo;Une nuit, La Po&egrave;te trouve un moyen optique de ralentir la lecture du po&egrave;me: ce moyen s'appelle La Majuscule D&eacute;plac&eacute;e. Un vieux proc&eacute;d&eacute; visuel &agrave; revisiter et rafra&icirc;chir.&raquo; (p. 45). Ce qui sera accompli dans &laquo;Kara Walker n'est pas Jos&eacute;phine Baker&raquo;. Cette pratique performative gomme la perplexit&eacute; initiale. Globalement, bien que le sous-titre nous ram&egrave;ne au travail sur le &laquo;double&raquo; identitaire, la po&egrave;te s'int&eacute;resse surtout ici aux th&eacute;matiques de langue et du travail po&eacute;tique. Mais le plus souvent il y a camouflage, dans la mesure o&ugrave; l'autor&eacute;f&eacute;rentialit&eacute; est entrem&ecirc;l&eacute;e aux bribes d'histoires de figures comme Lancelot ou Jack Spicer. Et l'ensemble ne se laisse pas saisir du premier coup d'&oelig;il en raison des renvois intertextuels avec ses &oelig;uvres pr&eacute;c&eacute;dentes comme son <em>Billy the kid (In memoriam Jack Spicer)</em><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn5"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[5]</span></span></strong></a><i> </i>mais aussi en raison de certains &eacute;l&eacute;ments stylistiques comme une d&eacute;coupe du vers plus complexe.</p> <p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:150%"><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><b>Menaces doubles</b></span><b><o:p></o:p></b><b><br /> </b></p> <p>Dans cette troisi&egrave;me et derni&egrave;re partie, &laquo;Le go&ucirc;t du crabe&raquo;, le commentaire autor&eacute;f&eacute;rentiel se double d'un recul critique sur la <em>production</em> m&ecirc;me du texte po&eacute;tique. Il est question de d&eacute;composition, de d&eacute;coupage, de collage, de modelage et de recopiage. L'acte de recopier prend place dans la mise en forme d'extraits de carnets de diff&eacute;rentes couleurs (vert, bleu et gris) qui se succ&egrave;dent, &agrave; la mani&egrave;re d'un dialogue auquel participent aussi deux autres voix (&laquo;Une voix&raquo; et &laquo;L'autre&raquo;). Avec l'ajout de didascalies, la po&egrave;te propose l'&eacute;bauche d'une pi&egrave;ce de th&eacute;&acirc;tre combinant la prose au vers libre. Une fois de plus, il y a un jeu de d&eacute;doublement dans cette r&eacute;&eacute;criture des carnets <span style="mso-fareast-font-family:<br /> &quot;Times New Roman&quot;;mso-bidi-font-family:&quot;Times New Roman&quot;">&ndash;de </span>l'origine<span style="mso-fareast-font-family:&quot;Times New Roman&quot;;mso-bidi-font-family:&quot;Times New Roman&quot;">&ndash;</span> jusqu'&agrave; <em>La Po&eacute;tesse</em>. Dans cette mise &agrave; nu de la production, les carnets repr&eacute;sentent le <i>chantier </i>de l'&eacute;criture. Mais l'op&eacute;ration n'est peut-&ecirc;tre pas aussi simple: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Filandreuses &agrave; l'infini les phrases se d&eacute;tachent d'un corps, il faut les teindre pour mieux les voir, redistribuer les paragraphes selon la couleur et craindre, craindre de plus en plus la couleur qui l'emporte, une masse, une masse d'un gris de crevette o&ugrave; chaque lettre indistincte se dissout pour ne former qu'un tumulus, la section d&eacute;plac&eacute;e d'un nuage d&eacute;truit. (p. 110-111)</span></div> <p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:150%">La menace plane sur l'entreprise de la po&egrave;te, sur la mise en forme et en ordre des phrases.</p> <p>Cycliquement, la mort r&eacute;appara&icirc;t dans &laquo;Le go&ucirc;t du crabe&raquo;. Une toute autre menace se pr&eacute;sente. Ce vers, au d&eacute;but du recueil, la figurait peut-&ecirc;tre: &laquo;&nbsp;Avec son p&egrave;re, en six mois, &ccedil;a fait d&eacute;j&agrave; cinq morts. Elle (la m&egrave;re) elle s'en fout elle se sent Chabert. La Po&egrave;te s'est dit qu'elle n'avait jamais eu qu'un nom, celui-l&agrave; o&ugrave; pr&eacute;sentement on meurt.&raquo; (p. 19). Le couple maladie et &eacute;criture a &eacute;t&eacute; abord&eacute; &agrave; maintes reprises<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn6"><strong><span style="mso-special-character:footnote">[6]</span></strong></a>mais Giraudon conna&icirc;t les obstacles &agrave; &eacute;viter pour ne pas tomber ni dans la banalit&eacute; ni dans le path&eacute;tique. L'arriv&eacute;e de la maladie sera d&eacute;crite avec finesse, intelligence, une pointe de sarcasme et juste assez d'affects. Pour un temps, la maladie a l'effet de la <i>tabula rasa </i>pour la po&egrave;te: &laquo;Balancer. Balancer &agrave; la mer ce corps ancien et tous les livres qu'il a sign&eacute;s. Maintenant tu &eacute;cris parce que tu as peur de tout ce que tu n'as pas su &eacute;crire [...].&raquo; (p. 115). Par contre, ce fantasme n'est en rien le constat d'une renaissance de son &eacute;criture comme telle mais celle d'une poursuite, accident&eacute;e, de l'exp&eacute;rience de la langue. Chez Giraudon, il y aura toujours un corps ancien ou une langue ancienne &agrave; balancer &agrave; la mer. Mais nommer cela renaissance ou retour &agrave; l'origine serait un topos inexact (et banal, ce que son travail n'est surtout pas). Apr&egrave;s tout, &laquo;[t]rouver une langue ce n'est pas la trouver.<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn7"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[7]</span></span></strong></a>&raquo;. Sa modulation est constante, marqu&eacute;e de dons, d'emprunts, de ruptures et d'accidents.</p> <p class="MsoNormal" style="text-align:justify;line-height:150%"><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><b>La Po&egrave;te n'est peut-&ecirc;tre pas <i>La Po&eacute;tesse</i></b></span><b><i><o:p></o:p></i></b><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><b><o:p><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">&nbsp;</span></o:p></b></span><b><o:p></o:p></b></p> <p>Giraudon essaie d' &laquo;<em>essuyer un f&eacute;minin terrible</em>&nbsp;<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn8"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[8]</span></span></strong></a>&raquo; en ne gardant l'archa&iuml;que <em>po&eacute;tesse</em><i> </i>que pour le titre. Pied de nez &agrave; cette d&eacute;finition-identification surann&eacute;e, elle sera &laquo;La Po&egrave;te&raquo;: elle met non seulement &agrave; distance la construction que peut constituer le r&ocirc;le ou l'identit&eacute; &laquo;po&egrave;te&raquo; (avec le r&eacute;current &laquo;La Po&egrave;te&raquo;) mais elle met aussi &agrave; distance ce f&eacute;minin insistant (<em>esse</em>) qu'elle raille peut-&ecirc;tre au passage. Car Giraudon n'en a pas besoin, pas plus que la communaut&eacute; des femmes convoqu&eacute;e (Kara Walker, Jos&eacute;phine Baker ou H&eacute;l&egrave;ne Bessette) n'en a besoin, leurs voix &eacute;tant fortes, engag&eacute;es et se tenant au-del&agrave; d'un carcan f&eacute;minin &laquo;insistant&raquo;. Apr&egrave;s tout, Giraudon &eacute;crit<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn9"><strong><span style="mso-special-character:footnote">[9]</span></strong></a>: &laquo;Il n'y a pas d'&eacute;criture f&eacute;minine. Ne pas se laisser enfermer dans les cercles des anatomies manifestes et des sexualit&eacute;s militantes (ou l'identit&eacute; tente de rep&eacute;rer les secrets de son apparence pour y transformer ce qu'elle symbolise...).&raquo;.</p> <p>Ce n'est qu'&agrave; la fin du recueil que la po&egrave;te revient &agrave; <i>sa</i> premi&egrave;re personne, au <i>je </i>plus intime: quand la mort se pointe, l'on n'est peut-&ecirc;tre plus qu'un et le jeu du double peut attendre un instant. La fin de <em>La Po&eacute;tesse</em> est ponctu&eacute;e de cet &laquo;Hop! Hop! Ma ch&eacute;rie&raquo;: on y entend la parole encourageante qui invite au combat (contre la maladie, la mort, la peur) mais on a aussi l'impression d'entendre le po&egrave;te Christophe Tarkos crier ce fameux &laquo;OP OP&raquo; qui embraye son texte <em>Oui</em><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn10"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:<br /> footnote">[10]</span></span></strong></a>. Embrayer comme faire avancer, se faire entra&icirc;ner &agrave; avancer: &laquo;Hop! Hop! Ma ch&eacute;rie il n'y a plus d'avant ni d'arri&egrave;re, rien &agrave; g&eacute;rer seulement avancer[...]&raquo; (p. 119). La lign&eacute;e des po&egrave;tes a parl&eacute;. Comme elle parle ailleurs dans le texte, que ce soit &agrave; travers cette phrase tautologique &agrave; la Gertrude Stein &laquo;<em>Mais toujours un po&egrave;me est un po&egrave;me est un po&egrave;me</em><span style="mso-bidi-font-style:italic">[...]</span>&raquo; (p. 116) ou ce mallarm&eacute;en &laquo;IL N'Y A D'EXPLOSION QUE LE LIVRE.<a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftnref" title="" href="#_ftn11"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[11]</span></span></strong></a>&raquo;. La lign&eacute;e des po&egrave;tes parle car, si &laquo;&nbsp;un po&egrave;me n'existe jamais seul&raquo; (p. 73), un po&egrave;te n'existe jamais seul non plus. Cette donn&eacute;e semble &ecirc;tre la plus centrale de l'exercice homobiographique et contribue &agrave; distinguer le travail po&eacute;tique de Liliane Giraudon. Le po&egrave;te et son &oelig;uvre ne sont pas hors du champ po&eacute;tique pas plus qu'ils ne se trouvent hors de l'histoire litt&eacute;raire. Ils se positionnent, avec ce que cela implique comme enjeux, alliances et engagement.</p> <p>&nbsp;</p> <div style="mso-element:footnote-list"> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn1" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[1]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Entretien datant du 28 novembre 2007 avec Liliane Giraudon et Jean-Jacques Viton dans le cadre de la sixi&egrave;me &eacute;dition du Festival ActOral, en 2007. ActOral, <a href="http://actoral.blogspilotes.marseille-provence2013.fr/archives/11"><span style="color:windowtext;text-decoration:none;text-underline:none">http://actoral.blogspilotes.marseille-provence2013.fr/archives/11</span></a> . Consult&eacute; le 26 ao&ucirc;t 2010.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn2" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[2]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>&laquo;Le papier intervient chaque fois qu'une image, d'elle-m&ecirc;me, cesse ou rentre, acceptant la succession d'autres et, comme il ne s'agit pas, ainsi que toujours, de traits sonores r&eacute;guliers ou vers <span style="mso-fareast-font-family:&quot;Lucida Grande&quot;;mso-bidi-font-family:&quot;Lucida Grande&quot;">&mdash;</span>plut&ocirc;t, de subdivisions prismatiques de l'Id&eacute;e, l'instant de para&icirc;tre et que dure leur concours, dans la mise en sc&egrave;ne exacte, c'est &agrave; des places variables, pr&egrave;s ou loin du fil conducteur latent, en raison de la vraisemblance, que s'impose le texte&raquo;. St&eacute;phane Mallarm&eacute;, Pr&eacute;face d' &laquo;Un coup de d&eacute;s jamais n'abolira le hasard&raquo; dans <em>&OElig;uvres compl&egrave;tes</em>, Paris, Gallimard, &laquo;&nbsp;Biblioth&egrave;que de la Pl&eacute;iade&nbsp;&raquo;, 1945, p. 455.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn3" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[3]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Par ce terme, j'entends que les autres morts r&eacute;pertori&eacute;es seraient &agrave; la fois moins r&eacute;currentes dans le recueil que celles des parents et sembleraient moins &laquo;douloureuses&raquo;, tout en voulant &eacute;viter ici une b&ecirc;te hi&eacute;rarchie des morts.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a name="_ftn4" title="" href="#_ftnref"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><b>[4]</b></span></a><b> </b>Avec ce qualificatif, je fais r&eacute;f&eacute;rence au texte <em>Mes bien-aim&eacute;(e)s</em> (Inventaire / Invention, 2007) o&ugrave; Giraudon revisite les biographies d'auteurs mythiques (Walser, Rimbaud, Sappho...). &Agrave; la fa&ccedil;on d'un collage-hommage, elle recompose et redynamise avec libert&eacute; et affection leur vie qui sont devenues, avec le temps, des fant&ocirc;mes derri&egrave;re le processus de mythification. &laquo;&nbsp;[J']ai voulu leur redonner une existence parmi les n&ocirc;tres&nbsp;&raquo;, &eacute;crit-elle en quatri&egrave;me de couverture.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p><strong><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn5" title="" href="#_ftnref"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[5]</span></span></a><span style="mso-tab-count:1">&nbsp;</span></strong>Publi&eacute; en 1984 chez Manicle.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn6" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[6]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Pensons au travail propos&eacute; par Susan Sontag dans son essai &laquo;&nbsp;La maladie comme m&eacute;taphore&nbsp;&raquo;. Paris, Christian Bourgois &Eacute;diteur, coll. &laquo;&nbsp;Choix-Essais&nbsp;&raquo;, 1993.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn7" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[7]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1">&nbsp;</span>Liliane Giraudon, <em>Sker</em>, Paris, P.O.L, 2002, p. 12-13.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn8" title="" href="#_ftnref"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><b>[8]</b></span></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Citation de la quatri&egrave;me de couverture de <i>La Po&eacute;tesse</i>. Peut-on voir, en ce &laquo;&nbsp;<i>f&eacute;minin terrible</i>&nbsp;&raquo;, le cancer du sein ?</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a name="_ftn9" title="" href="#_ftnref"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><b>[9]</b></span></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Liliane Giraudon, Henri Deluy, <em>Po&eacute;sies en France depuis 1960, 29 femmes, une anthologie</em>, Paris, Stock, coll. &laquo;&nbsp;Versus&nbsp;&raquo;, 1994, p. 11.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p><a name="_ftn10" title="" href="#_ftnref"><span class="Caractresdenotedebasdepage"><b>[10]</b></span></a><b>&nbsp;</b>Christophe Tarkos, <em>Oui</em><i> </i>[1996] dans <em>&Eacute;crits po&eacute;tiques</em><i>,</i> Paris, P.O.L, 2008, p. 161-259.</p> </div> <div style="mso-element:footnote" id="ftn"> <p style="text-align:justify"><a style="mso-footnote-id:ftn" name="_ftn11" title="" href="#_ftnref"><strong><span class="Caractresdenotedebasdepage"><span style="mso-special-character:footnote">[11]</span></span></strong></a><span style="mso-tab-count:1"> </span>Giraudon paraphrasant ici cette phrase de Mallarm&eacute; &laquo;&nbsp;Je ne sais pas d'autre bombe qu'un livre.&nbsp;&raquo;. <em>&OElig;uvres compl&egrave;tes</em>, Tome II, Paris, Gallimard, &laquo;&nbsp;Biblioth&egrave;que de la Pl&eacute;iade&nbsp;&raquo;, 2003, p. 660.</p> </div> </div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-poete-nexiste-jamais-seul#comments ARTAUD, Antonin Autobiographie Autofiction BECKETT, Samuel Filiation France FREYTAG-LORINGHOVEN, Elsa von GIRAUDON, Liliane Identité MALLARMÉ, Stéphane Mémoire PÉLIEU, Mary Beach SONTAG, Susan TARKOS, Christophe Temps TSVETAÏEVA, Marina WALSER, Robert Poésie Wed, 22 Sep 2010 17:11:39 +0000 Anne-Renée Caillé 270 at http://salondouble.contemporain.info Regards littéraires sur une crise du temps http://salondouble.contemporain.info/antichambre/regards-litteraires-sur-une-crise-du-temps <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-text field-field-soustitre"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> Intertextes et présentisme </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p class="MsoNormal rteindent1" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><em><span lang="FR">Tout a d&eacute;sormais un autre rythme, je vis d&eacute;j&agrave; en dehors de la vie qui n&rsquo;existe pas. Je m&rsquo;arr&ecirc;te parfois pour regarder le cours des nuages, je regarde tout avec la curiosit&eacute; flegmatique d&rsquo;un diariste volubile et d&rsquo;un promeneur fortuit&nbsp;: je sais que je fais rire, mais je marche d&rsquo;un bon pas. Et quand j&rsquo;&eacute;cris &agrave; la maison, je me souviens des jours o&ugrave;, tr&egrave;s jeune, assis &agrave; cette &eacute;ternelle m&ecirc;me table, j&rsquo;ai commenc&eacute; &agrave; &eacute;crire, ce qui, pour moi, signifiait me mettre &agrave; l&rsquo;&eacute;cart, m&rsquo;arr&ecirc;ter, m&rsquo;attarder, reculer, d&eacute;faire, r&eacute;sister pr&eacute;cis&eacute;ment &agrave; cette course mortelle, &agrave; cette vitesse fr&eacute;n&eacute;tique g&eacute;n&eacute;rale qui, par la suite, a &eacute;t&eacute; aussi la mienne.</span></em></span><strong><span lang="FR"><a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn1">[1]</a></span></strong><span lang="FR"><a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn1"></a></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Le 9 novembre 2009, nous soulignions les vingt ans de la chute du mur de Berlin. Si cet &eacute;v&eacute;nement a &eacute;t&eacute; l&rsquo;occasion de r&eacute;jouissances &agrave; travers le monde, plusieurs penseurs ont propos&eacute; qu&rsquo;il repr&eacute;sente &eacute;galement de fa&ccedil;on symbolique la fin des grandes utopies sociales. Il s&rsquo;agit de l&rsquo;une des bornes historiques &agrave; partir desquelles il est permis de penser l&rsquo;&eacute;mergence d&rsquo;une exp&eacute;rience collective du temps <em>pr&eacute;sentiste</em>, que l&rsquo;historien Fran&ccedil;ois Hartog d&eacute;finit &laquo;comme [&eacute;tant un] refermement sur le seul pr&eacute;sent et point de vue du pr&eacute;sent sur lui-m&ecirc;me<a style="" href="#_ftn2" name="_ftnref" title=""><strong><span style="">[2]</span></strong></a>.&raquo; Zaki La&iuml;di ouvre son essai <em>Le sacre du pr&eacute;sent</em> en insistant sur le fait que la chute du mur de Berlin a &eacute;galement occasionn&eacute; l&rsquo;&eacute;croulement d&rsquo;un certain rapport au temps au profit de &laquo;l&rsquo;homme-pr&eacute;sent [qui] veut abolir le temps&raquo;. Cet homme-pr&eacute;sent, toujours selon La&iuml;di, est &laquo;[r]evenu de toutes les utopies sociales qu&rsquo;il tend d&eacute;sormais &agrave; ravaler au rang d&rsquo;illusions de masses, il radicalise son besoin d&rsquo;utopie par la recherche d&rsquo;un pr&eacute;sent sans cesse reconduit, le pr&eacute;sent &eacute;ternel<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn3"><span class="msoIns"><ins cite="mailto:Pierre-Luc%20Landry" datetime="2010-08-19T10:34"><span style="">[3]</span></ins></span></a>.&raquo; Ainsi, en opposition au r&eacute;gime d&rsquo;historicit&eacute; traditionnel o&ugrave; le pr&eacute;sent reconduit le pass&eacute; et au r&eacute;gime d&rsquo;historicit&eacute; moderne, quant &agrave; lui tendu vers un avenir jug&eacute; prometteur, le pr&eacute;sentisme serait un moment de crise o&ugrave; les rapports au pass&eacute; et au futur sont pr&eacute;caris&eacute;s au profit d&rsquo;un pr&eacute;sent immobile. Cette fragilisation de notre rapport au temps, loin d&rsquo;&ecirc;tre anodine, met en p&eacute;ril la capacit&eacute; de l&rsquo;individu &agrave; se figurer comme faisant partie d&rsquo;un devenir collectif. Paul Zawadzki, dans son article &laquo;Malaise dans la temporalit&eacute;. Dimensions d&rsquo;une transformation anthropologique silencieuse&raquo;, n&rsquo;h&eacute;site pas &agrave; parler d&rsquo;une crise du temps qui vient pr&eacute;cariser le devenir collectif: &laquo;Si <em>crise du temps</em> il y a, cette crise porte sur l&rsquo;inscription symbolique de l&rsquo;individu dans un devenir et un sens commun qui lui permettraient de se penser comme contemporain de ses contemporains, autrement dit de <em>faire soci&eacute;t&eacute;</em><a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn4"><strong><span style="">[4</span><span style="">]</span></strong></a>.&raquo;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR"><o:p>&nbsp;<br /> </o:p></span><span lang="FR">Il ne me semble pas irr&eacute;aliste de croire que cette crise du temps diagnostiqu&eacute;e par de nombreux penseurs se refl&egrave;te dans la production litt&eacute;raire contemporaine. L&rsquo;importance des &eacute;critures autofictionnelles dans les derni&egrave;res ann&eacute;es, par exemple, pourrait &ecirc;tre interrog&eacute;e &agrave; l&rsquo;aune de ce constat. Cependant, d&rsquo;autres pratiques litt&eacute;raires fragilisent l&rsquo;&eacute;quation. Je souhaite ici proposer une mise &agrave; l&rsquo;&eacute;preuve de l&rsquo;id&eacute;e du pr&eacute;sentisme contemporain par le biais d&rsquo;une r&eacute;flexion sur l&rsquo;intertextualit&eacute;. Le texte <em>Le mal de Montano</em> (2002) d&rsquo;Enrique Vila-Matas, qui se construit en multipliant les r&eacute;f&eacute;rences aux &oelig;uvres litt&eacute;raires qui le pr&eacute;c&egrave;dent, me permettra de questionner les rapports au temps qu&rsquo;une &eacute;criture intertextuelle peut d&eacute;velopper. J&rsquo;interpr&eacute;terai le regard sur le monde contemporain qui est v&eacute;hicul&eacute; dans ce texte, pour ensuite interroger la signification d&rsquo;une des id&eacute;es centrales dans celui-ci, soit la n&eacute;cessit&eacute; pour le narrateur de lutter contre la mort de la litt&eacute;rature. Nous verrons que cette lutte entra&icirc;ne un rapport particulier au temps. J&rsquo;aborderai aussi la repr&eacute;sentation dans ce texte de deux &eacute;v&eacute;nements contemporains majeurs, soit le passage dans le XXIe si&egrave;cle et les attentats du 11 septembre 2001, qui peuvent &ecirc;tre consid&eacute;r&eacute;s, &agrave; la suite de la chute du mur de Berlin, comme &eacute;tant des moments phares dans la pr&eacute;carisation de notre rapport au temps. Cela me permettra de donner un bref aper&ccedil;u de la relation singuli&egrave;re au pr&eacute;sentisme qui s&rsquo;instaure dans le cas d&rsquo;une &eacute;criture intertextuelle. &Eacute;videmment, l&rsquo;analyse d&rsquo;un seul texte de fiction ne permet pas de tirer de grandes conclusions. J&rsquo;esp&egrave;re ici, plus modestement, montrer qu&rsquo;il peut &ecirc;tre fructueux d&rsquo;interpr&eacute;ter une &oelig;uvre litt&eacute;raire en interrogeant le regard qu&rsquo;elle v&eacute;hicule sur l&rsquo;exp&eacute;rience du temps qui semble dominer son &eacute;poque, dans ce cas-ci le pr&eacute;sentisme. </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span lang="FR">I. Na&icirc;tre posthume&nbsp;: L&rsquo;exp&eacute;rience intempestive de Rosario Girondo</span></span></strong></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR"><span style=""> </span><em>Le mal de Montano</em> met en sc&egrave;ne Rosario Girondo, un personnage narrateur obs&eacute;d&eacute; par la litt&eacute;rature. Sa manie de tout voir &agrave; partir de la litt&eacute;rature est si forte qu&rsquo;il devient irritant pour ses proches. S&rsquo;il fallait r&eacute;sumer en une phrase l&rsquo;intrigue de ce livre, comme l&rsquo;a fait Genette avec le monument de Proust, je dirais ceci: &laquo;Rosario devient la m&eacute;moire de la litt&eacute;rature.&raquo; Cette n&eacute;cessit&eacute; pour Rosario d&rsquo;incarner la m&eacute;moire de la litt&eacute;rature est motiv&eacute;e par une crainte qui parcourt l&rsquo;ensemble du texte, soit l&rsquo;imminence de la mort de la litt&eacute;rature. Rosario s&rsquo;inqui&egrave;te aussi du sort de l&rsquo;humanit&eacute;, dont l&rsquo;avenir lui semble li&eacute; &agrave; celui des Lettres: &laquo;[J]e me suis demand&eacute; ce qu&rsquo;il adviendra de nous quand, avec l&rsquo;&eacute;chec de l&rsquo;humanisme dont nous ne sommes plus que les funambules d&eacute;s&eacute;quilibr&eacute;s de la vieille corde coup&eacute;e, dispara&icirc;tra la litt&eacute;rature.<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn5"><strong><span style="">[5]</span></strong></a>&raquo; Cette image &eacute;trange o&ugrave; des funambules se trouvent sur une vieille corde coup&eacute;e fait admirablement &eacute;cho &agrave; l&rsquo;id&eacute;e corollaire &agrave; la notion de pr&eacute;sentisme selon laquelle la ligne du temps est rompue, r&eacute;duisant le sujet contemporain &agrave; l&rsquo;errance dans un pr&eacute;sent &eacute;ternel. Ce passage montre bien que le narrateur est conscient de la fin &mdash;ou du moins de l&rsquo;agonie&mdash; de la foi humaniste contenue dans l&rsquo;id&eacute;e de progr&egrave;s. Il est fascinant de voir &agrave; quel point cette id&eacute;e de la mort de la litt&eacute;rature, largement comment&eacute;e par la critique litt&eacute;raire, de Blanchot<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn6"><strong><span style="">[6]</span></strong></a> &agrave; Maingueneau<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn7"><strong><span style="">[7]</span></strong></a> en passant par William Marx<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn8"><strong><span style="">[8]</span></strong></a>, est r&eacute;investie par la fiction pour devenir, paradoxalement, le sujet d&rsquo;une &oelig;uvre litt&eacute;raire. En 2006, dans son essai intitul&eacute;<em> Contre Saint Proust ou la fin de la litt&eacute;rature</em>, Dominique Maingueneau affirmait ceci: &laquo;Sympt&ocirc;me de cette nouvelle condition de la cr&eacute;ation litt&eacute;raire, la multiplication des &oelig;uvres qui prennent pour mati&egrave;re les &oelig;uvres d&eacute;j&agrave; &eacute;crites. Par un l&eacute;ger mais d&eacute;cisif d&eacute;calage, la relation entre la litt&eacute;rature et le monde contemporain s&rsquo;affaiblit au profit de celle entre la litt&eacute;rature et le patrimoine litt&eacute;raire. [...] Le pouvoir de fascination de la Litt&eacute;rature majuscule s&rsquo;accro&icirc;t au fur et &agrave; mesure qu&rsquo;elle s&rsquo;ext&eacute;nue<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn9"><strong><span style="">[9]</span></strong></a>.&raquo; Cette &eacute;quation que Maingueneau &eacute;tablit et qui veut que la relation au monde contemporain s&rsquo;affaiblisse lorsque la litt&eacute;rature prend le patrimoine litt&eacute;raire comme mati&egrave;re &agrave; fabulation me semble inexacte, &agrave; tout le moins &agrave; la lecture du <em>Mal de Montano</em>. La fascination pour la litt&eacute;rature constitue ici un moyen fort pour &eacute;tablir un regard critique face au monde contemporain. Le lien avec celui-ci ne serait donc pas affaibli, comme le propose Maingueneau, mais plut&ocirc;t une source de conflit qui renforce et multiplie les tensions. Contre un pr&eacute;sent chronocentrique oublieux du pass&eacute; et dont l&rsquo;avenir est incertain, Rosario adopte une posture intempestive o&ugrave; l&rsquo;actuel est jug&eacute; &agrave; l&rsquo;aune du pass&eacute; litt&eacute;raire. Il est le d&eacute;positaire du pass&eacute; litt&eacute;raire, celui qui permet au pass&eacute; d&rsquo;introduire une faille dans le monolithe du pr&eacute;sent. </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">La fascination pour la litt&eacute;rature, dans le <em>Mal de Montan</em><em>o</em>, va de pair avec la critique de certains ph&eacute;nom&egrave;nes reli&eacute;s au pr&eacute;sentisme. La sc&egrave;ne o&ugrave; Rosario rencontre Teixeira, un homme &eacute;trange qui a abandonn&eacute; la litt&eacute;rature pour devenir un th&eacute;rapeute du rire, est exemplaire. Cet abandon de la litt&eacute;rature par Teixeira est rapidement associ&eacute; par le narrateur &agrave; l&rsquo;homme nouveau, &agrave; son d&eacute;sint&eacute;r&ecirc;t pour l&rsquo;art et la litt&eacute;rature. Rosario affirme que &laquo;Teixera n&rsquo;&eacute;tait pas, bien s&ucirc;r, un artiste, mais un criminel moderne ou, plut&ocirc;t l&rsquo;homme &agrave; venir, &agrave; moins qu&rsquo;il ne f&ucirc;t l&rsquo;homme d&eacute;j&agrave; venu, l&rsquo;homme nouveau avec son indiff&eacute;rence &agrave; l&rsquo;&eacute;gard de l&rsquo;art d&rsquo;autrefois et d&rsquo;aujourd&rsquo;hui, un homme au rire amoral, d&eacute;shumanis&eacute;. Un homme au rire de plastique, au rire de la mort.&raquo; (MM, p.111) De toute &eacute;vidence, selon ce passage, l&rsquo;homme contemporain est assimil&eacute; &agrave; une indiff&eacute;rence envers l&rsquo;art et la litt&eacute;rature. N&rsquo;est-il pas d&egrave;s lors possible de penser que l&rsquo;omnipr&eacute;sence de l&rsquo;intertextualit&eacute; soit un moyen mobilis&eacute; pour critiquer le pr&eacute;sentisme et l&rsquo;oubli de l&rsquo;histoire litt&eacute;raire qui le caract&eacute;rise? Le texte de Vila-Matas invite &agrave; le croire! Quelques pages plus loin, Rosario d&eacute;crit l&rsquo;homme moderne en convoquant sa m&eacute;moire litt&eacute;raire: &laquo;J&rsquo;ai fait un supr&ecirc;me effort de concentration et pris grossi&egrave;rement cong&eacute; de l&rsquo;homme sans qualit&eacute;s, de l&rsquo;<em>homme disponible</em> &mdash;comme l&rsquo;appelait Gide&mdash;, de l&rsquo;homme moderne qui ne fait rien, du nihiliste de notre temps.&raquo; (MM, p.139) Les occurrences de cette critique de notre &eacute;poque sont nombreuses dans le texte. De fait, Rosario tient ses contemporains pour responsables de la situation pr&eacute;caire de la litt&eacute;rature. C&rsquo;est son ami Tongoy qui lui propose de mobiliser son obsession de la litt&eacute;rature au service d&rsquo;une cause noble, celle de lutter contre la mort de la litt&eacute;rature. Il lui dit: &laquo;N&rsquo;as-tu pas pens&eacute; qu&rsquo;&agrave; l&rsquo;&eacute;poque o&ugrave; nous vivons, la pauvre litt&eacute;rature est assaillie par mille dangers, directement menac&eacute;e de mort et qu&rsquo;elle a besoin de ton aide?&raquo; (MM,<span class="msoIns"><ins cite="mailto:Pierre-Luc%20Landry" datetime="2010-08-19T10:57"> </ins></span>p.64) De fait, Rosario se donne pour mission d&rsquo;aider la litt&eacute;rature &agrave; se d&eacute;fendre contre les dangers qui la guette, et il le fait en renversant l&rsquo;id&eacute;e selon laquelle l&rsquo;homme contemporain risque de tuer la litt&eacute;rature. &Agrave; ce danger bien pr&eacute;sent, il oppose la force de la litt&eacute;rature qui a le pouvoir de sauver l&rsquo;humanit&eacute;. Remarquons dans ce passage que c&rsquo;est encore une fois une &oelig;uvre litt&eacute;raire qui est mobilis&eacute;e dans l&rsquo;argumentation de Rosario, qui cite les paroles d&rsquo;Ulrich, un personnage de <em>L&rsquo;homme sans qualit&eacute;s </em>de Robert Musil: </span></p> <p class="MsoNormal rteindent1" style="text-align: justify;"><span lang="FR"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">&laquo;Notre vie devrait &ecirc;tre totalement et uniquement litt&eacute;rature.&raquo; Applaudissements pour Ulrich. Je me demande pourquoi je serais si b&ecirc;te et ai cru pendant si longtemps que je devrais &eacute;radiquer mon mal de Montano, alors que celui-ci est la seule chose pr&eacute;cieuse et vraiment confortable que je poss&egrave;de. Je me demande aussi pourquoi je dois me repentir d&rsquo;&ecirc;tre si litt&eacute;raire alors que, tout compte fait, la litt&eacute;rature est le seul moyen de parvenir &agrave; sauver l&rsquo;esprit &agrave; une &eacute;poque aussi d&eacute;plorable que la n&ocirc;tre. Ma vie devrait &ecirc;tre, une bonne fois pour toutes, totalement et uniquement litt&eacute;rature. (MM, p.251) </span></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">On le voit, l&rsquo;utilisation du patrimoine litt&eacute;raire dans une &oelig;uvre de fiction n&rsquo;est pas n&eacute;cessairement, comme le propose Maingueneau, le sympt&ocirc;me d&rsquo;un affaiblissement de la relation au r&eacute;el. Bien au contraire, l&rsquo;&eacute;criture intertextuelle de Vila-Matas est motiv&eacute;e par un constat qui concerne la r&eacute;alit&eacute;: la litt&eacute;rature est menac&eacute;e par l&rsquo;oubli, et cet oubli est caract&eacute;ristique de l&rsquo;homme contemporain. L&rsquo;exemple du <em>Mal de Montano</em> montre que ce n&rsquo;est pas la litt&eacute;rature qui oublie la r&eacute;alit&eacute;, mais bien davantage notre exp&eacute;rience pr&eacute;sentiste de temps qui nous m&egrave;ne &agrave; d&eacute;laisser les tr&eacute;sors du pass&eacute;. Le regard que porte Rosario sur ses contemporains &eacute;tonne par sa proximit&eacute; avec le constat de Zaki La&iuml;di qui affirme que &laquo;[l]e pr&eacute;sent veut et pr&eacute;tend se suffire &agrave; lui-m&ecirc;me. Il construit son autarcie en se montrant d&eacute;lib&eacute;r&eacute;ment oublieux de sa gen&egrave;se comme de son &eacute;panouissement<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn10"><strong><span style="">[10]</span></strong></a>.&raquo; Dans cet ordre d&rsquo;id&eacute;e, l&rsquo;&eacute;criture intertextuelle implique un travail de m&eacute;moire qui est &eacute;galement un acte de r&eacute;sistance &agrave; l&rsquo;&eacute;gard du pr&eacute;sentisme ambiant. En d&eacute;veloppant un imaginaire de la litt&eacute;rature, Vila-Matas cr&eacute;e une interface entre le sujet et le monde o&ugrave; le pr&eacute;sent est largement investi par la m&eacute;moire, et par ce fait m&ecirc;me propose une sorte de contrepoint au pr&eacute;sentisme ambiant.</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><span lang="FR">II. Un m&eacute;lancolique face &agrave; l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement&nbsp;: Rilke et le nouveau mill&eacute;naire, Kafka et les tours en flammes</span></strong></span><span lang="FR"> </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><em><span lang="FR">Le Mal de Montano</span></em><span lang="FR"> met en sc&egrave;ne deux &eacute;v&eacute;nements historiques d&rsquo;une grande importance&nbsp;: le passage &agrave; l&rsquo;an 2000 et les attentats du 11 septembre 2001, &agrave; Manhattan. Dans les deux cas, ces &eacute;v&eacute;nements sont relat&eacute;s par Rosario en &eacute;voquant des souvenirs litt&eacute;raires. Le rapport qu&rsquo;il entretient avec ces &eacute;v&eacute;nements appara&icirc;t empreint de m&eacute;lancolie &agrave; l&rsquo;&eacute;gard d&rsquo;un temps qui finit et d&rsquo;inqui&eacute;tude face &agrave; un temps qui commence. La description de ces &eacute;v&eacute;nements historiques est d&rsquo;abord le r&eacute;sultat d&rsquo;une pr&eacute;sence du pass&eacute;<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn11"><strong><span style="">[11]</span></strong></a> qui semble motiv&eacute;e par une &laquo;absence de futur&raquo;. </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Le passage &agrave; l&rsquo;an 2000, on s&rsquo;en souvient, a &eacute;t&eacute; l&rsquo;occasion d&rsquo;innombrables sp&eacute;culations. Les ordinateurs seront-ils capables de franchir le seuil du nouveau mill&eacute;naire&nbsp;? Serait-ce la fin du monde tel que nous le connaissons&nbsp;? Pour le dire simplement, nous vivions une p&eacute;riode d&rsquo;intense pr&eacute;carisation de notre rapport au futur, comme si le temps, litt&eacute;ralement, mena&ccedil;ait de s&rsquo;arr&ecirc;ter. Ainsi, il est enrichissant d&rsquo;analyser la repr&eacute;sentation du passage &agrave; l&rsquo;an 2000 qui se trouve dans <em>Le Mal de Montano</em>. &Agrave; la veille du nouvel an, Rosario rumine ces sombres pens&eacute;es:</span></p> <p class="MsoNormal rteindent1" style="text-align: justify;"><span lang="FR"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Cette nuit, je pourrais &eacute;crire les vers les plus tristes, pensais-je en suivant les dessins de poussi&egrave;re dans l&rsquo;air. Margot et Tongoy, voyant que j&rsquo;&eacute;tais mal, essayaient de me remonter le moral, mais j&rsquo;avais l&rsquo;&acirc;me tr&egrave;s m&eacute;taphysique tandis que je me promenais mentalement dans des espaces de poussi&egrave;re, des cimeti&egrave;res solitaires et des tombes pleines d&rsquo;os muets. Et quand le Valpara&iacute;so &eacute;lectrique a pris fin, il m&rsquo;a sembl&eacute; que la nuit se transformait en un grand h&ocirc;pital et, tel Rilke un jour, je me suis demand&eacute;: &laquo;Est-ce donc ici que les gens viennent vivre? Je dirais plut&ocirc;t qu&rsquo;ici on meurt.&raquo; J&rsquo;ai regard&eacute; la mer et je n&rsquo;ai vu qu&rsquo;une larme noire fumante et, lentement, comme vaincu par le mal de Montano, j&rsquo;ai &eacute;t&eacute; gagn&eacute; par une m&eacute;lancolie absolue. (MM, p.66)</span> </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Ce qui est frappant dans ce passage, c&rsquo;est d&rsquo;abord le lexique qui est d&eacute;ploy&eacute;, enti&egrave;rement tourn&eacute; vers le pass&eacute;. Il y est question de poussi&egrave;re, de cimeti&egrave;re, de tombe et d&rsquo;ossements. C&rsquo;est sous le signe d&rsquo;une m&eacute;lancolie absolue que Rosario d&eacute;crit son exp&eacute;rience du temps qui passe, et s&rsquo;il s&rsquo;inqui&egrave;te du futur, c&rsquo;est d&rsquo;abord &agrave; l&rsquo;&eacute;gard de <em>ce qui ne sera plus</em>, plut&ocirc;t que de ce qui est &agrave; venir. La convocation de la c&eacute;l&egrave;bre pens&eacute;e de Rilke tir&eacute;e des <em>Carnets de Malte Laurids Brigge</em>, introduit la m&eacute;moire litt&eacute;raire en tant que moteur d&rsquo;une r&eacute;flexion sur l&rsquo;exp&eacute;rience du temps. Comment interpr&eacute;ter cette pens&eacute;e sombre qui affirme la confusion entre la vie et la mort? J&rsquo;y vois en tout cas une manifestation sans &eacute;quivoque d&rsquo;un malaise &agrave; l&rsquo;&eacute;gard du pr&eacute;sent. Tout ici se meurt, nous dit Rosario &agrave; la suite de Rilke. Notons aussi que la premi&egrave;re phrase, &laquo;Cette nuit, je pourrais &eacute;crire les vers les plus tristes<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn12"><strong><span style="">[12]</span></strong></a>&raquo;, est une reprise int&eacute;grale de l&rsquo;un des vers les plus c&eacute;l&egrave;bres de Pablo Neruda: &laquo;Puedo escribir los versos m&aacute;s tristes esta noche&raquo;. Cette r&eacute;f&eacute;rence cach&eacute;e, bien qu&rsquo;ais&eacute;ment rep&eacute;rable pour la plupart des lecteurs hispanophones, trahit tout de m&ecirc;me une certaine inqui&eacute;tude face au cr&eacute;puscule d&rsquo;une &eacute;poque. Le moment o&ugrave; cette r&eacute;f&eacute;rence &agrave; Neruda surgit dans le r&eacute;cit, au tournant du mill&eacute;naire, donne &agrave; voir l&rsquo;inqui&eacute;tude de Rosario quant &agrave; la mort de la litt&eacute;rature et &agrave; l&rsquo;oubli qui la guette, et le moment fatal o&ugrave; une telle r&eacute;f&eacute;rence n&rsquo;interpellera plus le lecteur, tellement gav&eacute; de pr&eacute;sent qu&rsquo;il n&rsquo;aura plus d&rsquo;app&eacute;tit pour le pass&eacute;. </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">M&ecirc;me si la convocation du pass&eacute; litt&eacute;raire vise &agrave; donner consistance &agrave; une exp&eacute;rience du temps qui est v&eacute;cue douloureusement, il est difficile de ne pas y voir le sympt&ocirc;me de cette crise du temps dont parle Fran&ccedil;ois Hartog. Celui-ci conclut que ce qui fait la sp&eacute;cificit&eacute; d&rsquo;une telle crise, c&rsquo;est le fait que le monde actuel est plac&eacute; entre deux impossibilit&eacute;s: celle du pass&eacute; comme celle du futur. Il faut souligner que l&rsquo;exp&eacute;rience de Rosario n&rsquo;est pas diff&eacute;rente: sa m&eacute;lancolie le tourne r&eacute;solument vers un pass&eacute; qu&rsquo;il admire pour ses grands &eacute;crivains, mais il convient n&eacute;anmoins que cette &eacute;poque est d&eacute;sormais inaccessible, d&rsquo;abord parce que ses contemporains sont oublieux de leurs origines. De la m&ecirc;me mani&egrave;re, son discours ne laisse aucune place &agrave; la possibilit&eacute; du futur. Ici, les gens meurent et il ne lui reste plus qu&rsquo;&agrave; errer parmi ses souvenirs personnels. Tout porte &agrave; croire que cette difficult&eacute; que nous remarquions avec Paul Zawadzki en introduction, celle qu&rsquo;a l&rsquo;individu de s&rsquo;inscrire dans un devenir commun pour &ecirc;tre le <em>contemporain de ses contemporains</em>, correspond bien &agrave; l&rsquo;exp&eacute;rience du temps de Rosario. Il appara&icirc;t d&egrave;s lors comme &eacute;tant prisonnier de son &eacute;poque. Malgr&eacute; le fait que son rapport au temps soit traditionnel, principalement par sa volont&eacute; de reconduire le pass&eacute; litt&eacute;raire dans un pr&eacute;sent qu&rsquo;il juge d&eacute;nud&eacute; de vie, il n&rsquo;en demeure pas moins que cette exp&eacute;rience n&rsquo;est pas partag&eacute;e. Dans sa valorisation de l&rsquo;histoire litt&eacute;raire, Rosario fait cavalier seul, un peu comme le Quichotte. Mais dans son monde, qui se souvient du Quichotte?</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Le regard que porte Rosario sur les attentats du 11 septembre 2001 est tout aussi instructif quant au rapport qu&rsquo;il entretient avec son temps. Je veux rappeler au passage que, pour Fran&ccedil;ois Hartog, le traitement m&eacute;diatique du 11 septembre est typique de l&rsquo;<em>autocomm&eacute;moration</em> qui caract&eacute;rise notre &eacute;poque&nbsp;: &laquo;Aujourd&rsquo;hui, ce trait est devenu une r&egrave;gle: tout &eacute;v&eacute;nement inclut son autocomm&eacute;moration. C&rsquo;&eacute;tait vrai de mai 1968. Ce l&rsquo;est jusqu&rsquo;&agrave; l&rsquo;extr&ecirc;me du 11 septembre 2001, avec toutes les cam&eacute;ras filmant le second avion venant s&rsquo;&eacute;craser sur la seconde tour du World Trade Center<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn13"><strong><span style="">[13]</span></strong></a>.&raquo; Cette logique de l&rsquo;autocomm&eacute;moration o&ugrave; la m&ecirc;me s&eacute;quence vid&eacute;o est rediffus&eacute;e sur toutes les cha&icirc;nes t&eacute;l&eacute;vis&eacute;es jusqu&rsquo;&agrave; cr&eacute;er un effet <em>d&rsquo;arr&ecirc;t du temps</em>, Rosario la court-circuite en se demandant ce qu&rsquo;aurait pens&eacute; Franz Kafka de ces images:</span></p> <p class="MsoNormal rteindent1" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span lang="FR">Vous voyez &agrave; la t&eacute;l&eacute;vision d&rsquo;un bar les images de l&rsquo;attentat et tu repenses &agrave; Kafka qui a imagin&eacute; quelque chose qui, &agrave; sa mani&egrave;re, a aussi chang&eacute; le monde: la transformation d&rsquo;un employ&eacute; de bureau en cancrelat. Qu&rsquo;aurait-il pens&eacute; en voyant le spectacle d&rsquo;avions et de feu de Manhattan? Kafka &eacute;tait un &ecirc;tre extr&ecirc;mement visuel qui ne pouvait pas supporter le cin&eacute;ma, parce que la rapidit&eacute; des mouvements et sa vertigineuse succession d&rsquo;images le condamnaient &agrave; la vision superficielle d&rsquo;une forme continue. Il disait qu&rsquo;au cin&eacute;ma, ce n&rsquo;est jamais le regard qui choisit les images mais les images qui choisissent le regard. (MM, p.337)</span></span><span lang="FR"> </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Cet extrait t&eacute;moigne de la complexit&eacute; du rapport au temps qu&rsquo;implique la convocation d&rsquo;un intertexte. Il semble qu&rsquo;il y ait deux fa&ccedil;ons de penser cette relation: d&rsquo;abord, on peut croire que Rosario se pose comme &eacute;tant le contemporain de Kafka. Ce faisant, il adopte face &agrave; son &eacute;poque une posture d&eacute;phas&eacute;e en introduisant une distance historique. Il est &eacute;tonnant de constater qu&rsquo;en regardant les images du 11 septembre, Rosario se demande comment Kafka y aurait r&eacute;agi. Il fait sienne la m&eacute;fiance de Kafka &agrave; l&rsquo;&eacute;gard de l&rsquo;image. D&rsquo;un autre c&ocirc;t&eacute;, il est possible de croire que cette proximit&eacute; avec Kafka est rendue n&eacute;cessaire par l&rsquo;inconsistance du pr&eacute;sent auquel appartient Rosario. Pour que son pr&eacute;sent ait du sens, il est n&eacute;cessaire que Rosario l&rsquo;observe &agrave; l&rsquo;aide de sa m&eacute;moire litt&eacute;raire. Un peu plus loin dans le texte, il parle en effet d&rsquo;une &laquo;&eacute;poque o&ugrave; la r&eacute;alit&eacute; n&rsquo;a plus de sens et o&ugrave; la litt&eacute;rature est un instrument id&eacute;al pour l&rsquo;utopie, pour construire une vie spirituelle donnant enfin l&rsquo;heure exacte.&raquo; (MM, p.386) C&rsquo;est parce que la r&eacute;alit&eacute; n&rsquo;a plus de sens que Rosario y introduit ses souvenirs de lecture. Ainsi, la crise du temps appara&icirc;t &ecirc;tre un facteur d&eacute;terminant dans la mise en place d&rsquo;une po&eacute;tique intertextuelle telle qu&rsquo;on la constate dans le texte d&rsquo;Enrique Vila-Matas. </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><span lang="FR">Et si le pass&eacute; pouvait encore &eacute;clairer l&rsquo;avenir&hellip;?</span></strong></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Au terme de ce survol, on peut conclure minimalement que le pr&eacute;sentisme remarqu&eacute; par les penseurs de la soci&eacute;t&eacute; occidentale trouve des &eacute;chos dans la production litt&eacute;raire contemporaine. C&rsquo;est le cas du <em>Mal du Montano</em> d&rsquo;Enrique Vila-Matas, qui t&eacute;moigne d&rsquo;un malaise dans l&rsquo;exp&eacute;rience collective du temps. On a vu &eacute;galement que les r&eacute;f&eacute;rences litt&eacute;raires jouent un r&ocirc;le important dans l&rsquo;&eacute;laboration de ce rapport temporel. &Eacute;videmment, aurais-je pu proposer d&rsquo;entr&eacute;e de jeu, puisque les textes cit&eacute;s appartiennent n&eacute;cessairement au pass&eacute;. Cependant, ce qui m&rsquo;appara&icirc;t plus important, c&rsquo;est que ce pass&eacute; litt&eacute;raire soit convoqu&eacute; dans la critique du pr&eacute;sent. La crise du temps que l&rsquo;on d&eacute;signe par le terme de pr&eacute;sentisme n&rsquo;appara&icirc;t alors plus comme &eacute;tant uniquement la condition dans laquelle le sujet contemporain se trouve. Il y a aussi, et je crois que c&rsquo;est le cas chez Vila-Matas, des exp&eacute;riences temporelles v&eacute;cues sous un mode mineur, minoritaire. Il m&rsquo;appara&icirc;t important de rendre compte de ces exp&eacute;riences en marge, de ces &icirc;lots anachroniques si l&rsquo;on souhaite brosser un portrait juste de notre contemporan&eacute;it&eacute;. D&rsquo;autant plus qu&rsquo;il y a un rapport de force manifeste entre ces diverses exp&eacute;riences du temps. La nostalgie d&rsquo;un pass&eacute; litt&eacute;raire, telle qu&rsquo;elle se manifeste chez Vila-Matas, constitue un exemple marquant du fait que notre contemporan&eacute;it&eacute; permet encore la coexistence de rapports au temps divergents. Il faut y voir un travail m&eacute;moriel en faveur d&rsquo;un pass&eacute; qui, comme le rappelle Zawadzki, pour demeurer vivant, doit &ecirc;tre int&eacute;gr&eacute; au pr&eacute;sent en vue d&rsquo;&ecirc;tre recompos&eacute; pour l&rsquo;avenir<a style="" href="#_ftn14" name="_ftnref" title=""><strong><span style="">[14]</span></strong></a>. La possibilit&eacute; de critiquer une condition r&eacute;side dans le fait de conna&icirc;tre une alternative &agrave; celle-ci. C&rsquo;est pr&eacute;cis&eacute;ment en cela que le pr&eacute;sentisme est inqui&eacute;tant: en &eacute;vacuant le pass&eacute; comme le futur, il solidifie l&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;un pr&eacute;sent immuable. &Agrave; mes yeux, ce danger suffit &agrave; justifier l&rsquo;&eacute;tude et l&rsquo;analyse des objets contemporains dans leur rapport au temps, malgr&eacute; les difficult&eacute;s m&eacute;thodologiques qui en d&eacute;coulent. J&rsquo;esp&egrave;re en avoir montr&eacute; la pertinence. </span></p> <div style=""> <hr width="33%" size="1" align="left" /> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn1" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span lang="FR" style="font-size: 10pt;"><span style="">[1]</span></span></span></a>Enrique Vila-Matas, <i style="">Journal volubile</i>, Paris, Christian Bourgois &Eacute;diteur, 2009 [2008], p. 46. [traduit de l&rsquo;espagnol par Andr&eacute; Gabastou].<o:p></o:p></p> <p><a style="" name="_ftn1" title="" href="#_ftnref"> </a></p></div> <p><a style="" name="_ftn1" title="" href="#_ftnref"> </a></p> <div style="" id="ftn"><a style="" name="_ftn1" title="" href="#_ftnref"> </a> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn2" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[2]</span></span></a>Fran&ccedil;ois Hartog, <i style="">R&eacute;gimes d&rsquo;historicit&eacute;, pr&eacute;sentisme et exp&eacute;riences du temps</i>, Paris, &Eacute;ditions du Seuil (coll. La librairie du XXIe si&egrave;cle), 2003, p.210-211.<span style="font-size: 10pt; color: windowtext;"><o:p></o:p></span></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn3" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[3]</span></span></a> Zaki La&iuml;di, <i style="">Le sacre du pr&eacute;sent</i>, Paris, Flammarion, 2000, p.7. <o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText" style=""><a style="" name="_ftn4" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[4]</span></span></a><span lang="FR"> </span>Paul Zawadzki, &laquo;Malaise dans la temporalit&eacute;. Dimensions d&rsquo;une transformation anthropologique silencieuse&raquo;, dans <i style="">Malaise dans la temporalit&eacute;</i>, Publications de la Sorbonne, 2002, p.12.<span class="msoIns"><ins cite="mailto:Pierre-Luc%20Landry" datetime="2010-08-19T10:37"><o:p></o:p></ins></span></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn5" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[5]</span></span></a> Enrique Vila-Matas, <i style="">Le mal de Montano</i>, Paris, Christian Bourgois &Eacute;diteur, 2003 [2002], p. 80 [traduit de l&rsquo;espagnol par Andr&eacute; Gabastou] Les r&eacute;f&eacute;rences ult&eacute;rieures &agrave; ce texte seront signal&eacute;es dans le corps du texte avec la mention (MM).<o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn6" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[6]</span></span></a><span lang="FR"> </span>Maurice Blanchot, <i style="">Le livre &agrave; venir</i>, Paris, &Eacute;ditions Gallimard, 1959.<o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="Textedenotedebasdepage"><a style="" name="_ftn7" title="" href="#_ftnref"><sup><span lang="FR"><span style="">[7]</span></span></sup></a><span lang="FR"> </span>Dominique Maingueneau, <i style="">Contre Saint Proust ou la fin de la litt&eacute;rature</i>, Paris, &Eacute;ditions Belin, 2006.<o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><a style="" name="_ftn8" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[8]</span></span></a> William Marx, <i style="">L&rsquo;adieu &agrave; la litt&eacute;rature; histoire d&rsquo;une d&eacute;valorisation. XVIIIe-XXe</i>, Paris, Les &Eacute;ditions de Minuit, 2005.<o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn9" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[9]</span></span></a><span lang="FR"> </span>Dominique Maingueneau, <i style="">Contre Saint Proust ou la fin de la litt&eacute;rature</i>, Paris, &Eacute;ditions Belin, 2006, p. 157. <o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn10" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[10]</span></span></a><span lang="FR"> <i style="">Op. Cit.</i>, p.101. </span><o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="Textedenotedebasdepage"><a style="" name="_ftn11" title="" href="#_ftnref"><sup><span lang="FR"><span style="">[11]</span></span></sup></a><span lang="FR"> L&rsquo;expression est d&rsquo;Augustin, qui d&eacute;coupe dans ses <i style="">Confessions</i> le temps en trois cat&eacute;gories: la pr&eacute;sence du pass&eacute;, la pr&eacute;sence du pr&eacute;sent et la pr&eacute;sence du futur. Dans <i style="">Temps et r&eacute;cit 1. L&rsquo;intrigue et le r&eacute;cit historique</i>, Paul Ricoeur s&rsquo;arr&ecirc;te longuement sur la conception augustinienne du temps.</span><span style="font-family: &quot;Times New Roman&quot;; color: windowtext;"><o:p></o:p></span></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="Textedenotedebasdepage"><a style="" name="_ftn12" title="" href="#_ftnref"><sup><span lang="FR"><span style="">[12]</span></span></sup></a><span lang="FR"> Il s&rsquo;agit du premier vers du 20e po&egrave;me du recueil <i style="">20 poemas de amor y una canci&oacute;n desesperada</i> de Pablo Neruda (1924). </span><o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn13" title="" href="#_ftnref"><span style="">[13]</span></a><span lang="FR"> <i style="">Op. Cit.</i>, p.156. </span><o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn14" title="" href="#_ftnref"><span class="msoIns"><ins cite="mailto:Simon%20Brousseau" datetime="2010-08-19T11:54"><span style="">[14]</span></ins></span></a><span lang="FR"><span class="msoIns"><ins cite="mailto:Simon%20Brousseau" datetime="2010-08-19T11:54"> </ins></span>Zawadzki &eacute;crit&nbsp;: &laquo;</span><span lang="EN-US" style="">Un pass&eacute; vivant est un pass&eacute; int&eacute;gr&eacute; au pr&eacute;sent, recompos&eacute; en vue de l&rsquo;avenir.&raquo; (p. 18)</span></p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> <p><i> </i></p> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/regards-litteraires-sur-une-crise-du-temps#comments AUGUSTIN BLANCHOT, Maurice Contemporain Devenir Espagne Esthétique Fonctions du récit HARTOG, François Histoire Imaginaire Intertextualité KAFKA, Franz LAÏDI, Zaki MAINGUENEAU, Dominique MARX, William Mémoire MUSIL, Robert Narrativité NERUDA, Pablo Présentisme RICOEUR, Paul Temps Tradition VILA-MATAS, Enrique ZAWADZKI, Paul Essai(s) Roman Mon, 23 Aug 2010 04:00:00 +0000 Simon Brousseau 253 at http://salondouble.contemporain.info La plus petite unité de temps http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-plus-petite-unite-de-temps <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/cote-fournier-laurence">Côté-Fournier, Laurence </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/les-annees">Les Années</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> &Agrave; la lecture de <em>Les Ann&eacute;es</em> d&rsquo;Annie Ernaux, il appara&icirc;t que le projet de ce livre, d&eacute;j&agrave;, &eacute;tait contenu en germe dans toute la production romanesque ant&eacute;rieure de l&rsquo;&eacute;crivaine, dont les particularit&eacute;s semblent avoir &eacute;t&eacute; fondues en un seul ouvrage pour aboutir &agrave; ce livre aux allures de somme. L&rsquo;auteure qui, issue d&rsquo;un milieu populaire, voulait &eacute;crire pour &laquo;venger sa race<a name="note1" href="#note1a">[1]</a>&raquo;, n&rsquo;a eu de cesse depuis son entr&eacute;e en litt&eacute;rature de cartographier les m&oelig;urs, les diff&eacute;rences sociales et les discours de son temps, en prenant appui sur sa propre exp&eacute;rience pour donner corps &agrave; son entreprise et l&rsquo;ancrer dans le r&eacute;el. <em>Les Ann&eacute;es</em> est, &agrave; cet &eacute;gard, l&rsquo;aboutissement annonc&eacute; d&rsquo;une qu&ecirc;te visant &agrave; retracer par le biais d&rsquo;une vie singuli&egrave;re le mouvement de toute une g&eacute;n&eacute;ration. </p> <p>C&rsquo;est du d&eacute;licat balancement entre intime et collectif que na&icirc;t la singularit&eacute; du livre, impossible &agrave; r&eacute;duire &agrave; une cat&eacute;gorie g&eacute;n&eacute;rique. Pas de personnages, pas de r&eacute;cit, plut&ocirc;t une collection de fragments bruts, d&eacute;vers&eacute;s sans aucun pathos, qui mettent c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te des souvenirs de voyage et des sc&egrave;nes de films, des &eacute;chos de la rumeur publique et des rappels historiques. Dispers&eacute;s de 1940 &agrave; la fin des ann&eacute;es 2000, ils dressent ensemble le portrait d&rsquo;une g&eacute;n&eacute;ration, exprim&eacute; &agrave; travers le &laquo;elle&raquo;, le &laquo;on&raquo; et le &laquo;nous&raquo;, jamais le &laquo;je&raquo;. Ce qui aurait pu se transformer en une suite de lieux communs et d&rsquo;anecdotes sans grand int&eacute;r&ecirc;t sur diff&eacute;rentes &eacute;poques est r&eacute;cup&eacute;r&eacute; par la volont&eacute; de l&rsquo;auteure de se compromettre pour r&eacute;v&eacute;ler le corps nu de chacune de ces ann&eacute;es, d&rsquo;exposer son exp&eacute;rience intime pour la perdre dans une r&eacute;alit&eacute; plus vaste. Les rapports troubles &agrave; la religion, &agrave; la sexualit&eacute; ou &agrave; la famille qui sont d&eacute;crits sur un mode impersonnel sont certes ceux de sa g&eacute;n&eacute;ration, mais aussi les siens. Des allusions br&egrave;ves, phrases en apparence banales parmi tant d&rsquo;autres, ouvrent des portes sur des pans de la vie de l&rsquo;auteure relat&eacute;s dans d&rsquo;autres livres: son avortement dans l&rsquo;ill&eacute;galit&eacute; (<em>L&rsquo;&Eacute;v&eacute;nement</em>), la tentative d&rsquo;assassinat de son p&egrave;re sur sa m&egrave;re (<em>La Honte</em>), sa passion sans issue pour un Sovi&eacute;tique (<em>Se perdre</em>). Ces moments intimes, toutefois, ne sont pas approfondis: ils ne forment finalement rien d&rsquo;autre que quelques-uns des innombrables destins offerts aux gens de sa g&eacute;n&eacute;ration, en cela &agrave; la fois uniques et anodins.</p> <p><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">D&rsquo;une Histoire l&rsquo;autre</span></strong></p> <p>L&rsquo;ouvrage d&eacute;bute au cr&eacute;puscule d&rsquo;un temps h&eacute;ro&iuml;que: la fin de la Deuxi&egrave;me Guerre mondiale a permis de d&eacute;partager, non sans violence, les h&eacute;ros des tra&icirc;tres, et a consacr&eacute; la bravoure ordinaire des petites gens. Les enfants grandissent &agrave; l&rsquo;ombre du r&eacute;cit de l&rsquo;Occupation, &laquo;plein de morts et de violence, de destruction, narr&eacute; avec une jubilation que semblait vouloir d&eacute;mentir par intervalles un &ldquo;il ne faut plus jamais revoir &ccedil;a&rdquo;&raquo; (p.24), qui leur inculque d&egrave;s leur prime jeunesse le regret &laquo;de ne pas avoir &eacute;t&eacute; n&eacute;s, ou &agrave; peine, quand il fallait partir en cohorte sur les routes et dormir sur la paille comme des boh&eacute;miens&raquo; (p.25).</p> <p>La nostalgie d&rsquo;&ecirc;tre n&eacute;e trop tard ne se dissipera pas, bien que surviennent la guerre d&rsquo;Alg&eacute;rie, la mort de John F. Kennedy, Mai 68 et la chute du mur de Berlin; toutes ces dates qui forment la trame des manuels d&rsquo;histoire. Or la narratrice, comme une &eacute;crasante majorit&eacute; des gens de sa g&eacute;n&eacute;ration, &eacute;prouve le plus souvent le sentiment de vivre &agrave; l&rsquo;&eacute;cart de cette histoire-l&agrave;, ou de n&rsquo;y participer que bri&egrave;vement, le temps d&rsquo;&eacute;pauler et de se reconna&icirc;tre &laquo;dans les &eacute;tudiants &agrave; peine plus jeunes que nous balan&ccedil;ant des pav&eacute;s sur les CRS&raquo; (p.103) ou de voter &laquo;contre de Gaulle pour le candidat fringant dont le nom plongeait confus&eacute;ment dans les ann&eacute;es de l&rsquo;Alg&eacute;rie fran&ccedil;aise, Fran&ccedil;ois Mitterrand.&raquo; (p.95) L&rsquo;auteure insiste encore et toujours pour r&eacute;p&eacute;ter l&rsquo;absence de cons&eacute;quences qu&rsquo;ont dans sa vie et dans celle de son entourage les moments marquants du si&egrave;cle, qui paradent devant elle comme un spectacle lointain de troubles et de d&eacute;cisions n&rsquo;ayant qu&rsquo;un rapport oblique, d&eacute;tourn&eacute;, avec son quotidien et ses drames personnels. Ainsi explique-t-elle,</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><br /> aucun rapport entre sa vie et l&rsquo;Histoire dont les traces demeurent d&eacute;j&agrave; pourtant fix&eacute;es par la sensation de froid et le temps gris d&rsquo;un mois de mars [&hellip;]. Dans quelques mois, l&rsquo;assassinat de Kennedy &agrave; Dallas la laissera plus indiff&eacute;rente que la mort de Marilyn Monroe l&rsquo;&eacute;t&eacute; d&rsquo;avant, parce que ses r&egrave;gles ne seront pas venues depuis huit semaines. (p.89) <br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <p>Pourtant, si la narratrice ne cesse de d&eacute;mentir le r&ocirc;le de l&rsquo;Histoire et de son cort&egrave;ge d&rsquo;&eacute;v&eacute;nements, c&rsquo;est pour mieux r&eacute;affirmer son appropriation insidieuse des corps et des mots, son poids imperceptible sur chacune des d&eacute;cisions qui dictent, &agrave; un moment pr&eacute;cis, le cours d&rsquo;une vie, renforc&eacute;e en cela par les barri&egrave;res qu&rsquo;imposent le sexe, la classe sociale, l&rsquo;&acirc;ge. Un demi-si&egrave;cle de discours social, de dicible et de scriptible d&eacute;filent p&ecirc;le-m&ecirc;le. Les interdits qui p&egrave;sent sur chacun &agrave; un moment pr&eacute;cis de l&rsquo;Histoire se d&eacute;placent, atteignent d&rsquo;autres zones. La condamnation de la sexualit&eacute; devient dictature du plaisir, les termes autrefois jug&eacute;s obsc&egrave;nes sont r&eacute;admis alors que sont nettoy&eacute;es d&rsquo;autres zones du langage: &laquo;On se d&eacute;shabituait des mots &agrave; la moralit&eacute; courante, pour d&rsquo;autres mesurant les actions, les comportements et les sentiments &agrave; l&rsquo;aune du plaisir, &ldquo;frustration&rdquo; et &ldquo;gratification&rdquo;.&raquo; (p.125) L&rsquo;Histoire laisse son empreinte dans le choix de chacun des mots, des v&ecirc;tements, des gestes amoureux, non pas bien s&ucirc;r par simple effet de mode, mais par un conditionnement dont n&rsquo;est mesur&eacute;e l&rsquo;importance que bien plus tard, lorsque l&rsquo;angle mort d&rsquo;une &eacute;poque se trouve soudainement &eacute;clair&eacute; d&rsquo;une lumi&egrave;re nouvelle. &laquo;Les signes de changements collectifs ne sont pas perceptibles dans la particularit&eacute; des vies, sauf peut-&ecirc;tre dans le d&eacute;go&ucirc;t et la fatigue qui font penser secr&egrave;tement &ldquo;rien ne changera donc jamais&rdquo; &agrave; des milliers d&rsquo;individus en m&ecirc;me temps&raquo; (p.74), &eacute;crit la narratrice, et ce sont pr&eacute;cis&eacute;ment sur ces modifications subtiles de la pens&eacute;e que s&rsquo;attarde Ernaux. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Les d&eacute;buts de temps nouveaux</strong></span></p> <p>Dans son essai &laquo;Sur le concept d&rsquo;histoire&raquo; Walter Benjamin &eacute;nonce: &laquo;L&rsquo;image vraie du pass&eacute; passe en un &eacute;clair. On ne peut retenir le pass&eacute; que dans une image qui surgit et s&rsquo;&eacute;vanouit pour toujours &agrave; l&rsquo;instant m&ecirc;me o&ugrave; elle s&rsquo;offre &agrave; la connaissance<a name="note2" href="#note2a">[2]</a>&raquo;. C&rsquo;est dans cette fulgurance des mots que travaille Ernaux, accumulant les phrases br&egrave;ves, sans lyrisme, qui ressuscitent par un d&eacute;tail l&rsquo;esprit d&rsquo;une &eacute;poque. Cette concision acc&eacute;l&egrave;re le rythme, conf&egrave;re un puissant dynamisme au texte qui semble reprendre dans son mouvement les avanc&eacute;es d&rsquo;une g&eacute;n&eacute;ration obs&eacute;d&eacute;e par le progr&egrave;s et la nouveaut&eacute;, constamment au seuil d&rsquo;un plus grand bien-&ecirc;tre qui, s&rsquo;il n&rsquo;est jamais tout &agrave; fait l&agrave;, ne peut manquer de survenir bient&ocirc;t. </p> <p>Les possibles d&rsquo;une &eacute;poque sont inscrits en creux dans le discours, formant un imaginaire de l&rsquo;avenir qui aura bri&egrave;vement exist&eacute; avant d&rsquo;&ecirc;tre remplac&eacute; par un autre. Ainsi, en lieu du r&eacute;cit d&rsquo;une Histoire comme succession de faits causals, logiques et implacables, surgit une autre histoire, autrement plus brouill&eacute;e et confuse. Pendant un temps il est &laquo;inutile de partir sur les routes comme en 40, la bombe atomique ne laisserait aucune chance&raquo; (p.61). Malgr&eacute; la parano&iuml;a entretenue durant la Guerre Froide, la bombe atomique, il va sans dire, ne tombera pas, pas plus que n&rsquo;adviendront les r&eacute;volutions attendues impatiemment apr&egrave;s les &eacute;v&eacute;nements de Mai 68. La croyance positiviste d&rsquo;une marche vers le progr&egrave;s, qui culmine quelque part au seuil des ann&eacute;es 70, n&rsquo;est, finalement, qu&rsquo;une forme de leurre, et se fait alors ressentir un terrible &laquo;vertige de l&rsquo;immuable, comme si rien n&rsquo;avait boug&eacute; dans la soci&eacute;t&eacute;&raquo; (p.136). Les transformations de l&rsquo;horizon d&rsquo;attente de chaque &eacute;poque, l&rsquo;&eacute;puisement des id&eacute;ologies qui la fa&ccedil;onnait, surviennent avec une rapidit&eacute; qui n&rsquo;offre qu&rsquo;une faible prise sur la situation. Les nouvelles babioles technologiques, ces avatars du progr&egrave;s, ne causent plus qu&rsquo;un vague &eacute;merveillement. Une autre g&eacute;n&eacute;ration se l&egrave;ve, insouciante et inconsciente des luttes du pass&eacute;, et pour transmettre &agrave; leurs enfants l&rsquo;exp&eacute;rience d&rsquo;une vie qui avait &eacute;t&eacute; la leur, leurs parents n&rsquo;ont en bouche que &laquo;des mots en circulation et des st&eacute;r&eacute;otypes&raquo; (p.156), impuissants &agrave; rendre compte de la densit&eacute; du monde qui existait nagu&egrave;re. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Prosopop&eacute;e de la photographie</strong></span></p> <p>Roland Barthes, dans son ouvrage sur la photographie <em>La Chambre claire</em>, avait racont&eacute; ainsi l&rsquo;&eacute;trange &eacute;moi que lui causait l&rsquo;observation de portraits de sa m&egrave;re jeune: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Je lisais mon inexistence dans les v&ecirc;tements que ma m&egrave;re avait port&eacute;s avant que je puisse me souvenir d&rsquo;elle. [&hellip;] Pour retrouver ma m&egrave;re, fugitivement, h&eacute;las, et sans jamais pouvoir tenir longtemps cette r&eacute;surrection, il faut que, bien plus tard, je retrouve sur quelques photos les objets qu&rsquo;elle avait sur sa commode. [&hellip;] Ainsi, la vie de quelqu&rsquo;un dont l&rsquo;existence a pr&eacute;c&eacute;d&eacute; d&rsquo;un peu la n&ocirc;tre tient enclose dans sa particularit&eacute; la tension m&ecirc;me de l&rsquo;Histoire, son partage. L&rsquo;Histoire est hyst&eacute;rique: elle ne se constitue que si on la regarde &ndash; et pour la regarder, il faut en &ecirc;tre exclu.</span><span style="color: rgb(0, 0, 0); "><a name="note3" href="#note3a">[3]<br /> <br type="_moz" /><br /> </a></span></div> <p>Cette Histoire hyst&eacute;rique dont sont retrouv&eacute;es les traces sur la pellicule ne diff&egrave;re pas de celle mise en sc&egrave;ne dans <em>Les Ann&eacute;es.</em> Les descriptions de photographie abondent et permettent la m&eacute;diation entre des temporalit&eacute;s autrement irr&eacute;conciliables. C&rsquo;est par l&rsquo;observation froide, clinique, de clich&eacute;s de la narratrice &agrave; diff&eacute;rents &acirc;ges que sont transmises une multitude d&rsquo;informations qui redonnent vie &agrave; ce qui semblait perdu, qu&rsquo;est rendu objectivement ce qui autrefois relevait d&rsquo;une &eacute;motion subjective. L&rsquo;auteure regarde des portraits d&rsquo;elle-m&ecirc;me comme d&rsquo;une inconnue dont tant les v&ecirc;tements, les mani&egrave;res, que les &eacute;tats d&rsquo;&acirc;me lui sont &eacute;trangers: &laquo;Photo en couleurs: une femme, un gar&ccedil;onnet d&rsquo;une douzaine d&rsquo;ann&eacute;es et un homme, tous trois distants les uns des autres, comme dispos&eacute;s en triangle sur une esplanade sableuse, blanche de soleil, avec leurs ombres &agrave; c&ocirc;t&eacute; d&rsquo;eux, devant un &eacute;difice qui pourrait &ecirc;tre un mus&eacute;e.&raquo; (p.140) Si, dans <em>L&rsquo;Usage de la pho</em><em>to</em>, Annie Ernaux avait inclus les photographies qu&rsquo;elle commentait, elle se contente dans <em>Les Ann&eacute;es</em> de les raconter, bien qu&rsquo;elles occupent un r&ocirc;le de premier plan dans la construction du livre et la scansion des ann&eacute;es, effa&ccedil;ant ainsi davantage sa propre pr&eacute;sence. </p> <p>&Agrave; la photographie s&rsquo;adjoignent au fil du si&egrave;cle d&rsquo;autres modes de conservation du temps: la vid&eacute;o, la t&eacute;l&eacute;vision, Internet, qui participent &agrave; la naissance d&rsquo;un nouveau rapport &agrave; la m&eacute;moire et au pass&eacute;. &Agrave; ce titre,<em> Les Ann&eacute;es</em> forme une chronique de la transformation des processus m&eacute;moriels au fil du si&egrave;cle, sous l&rsquo;impact des avanc&eacute;es technologiques et des changements sociaux. La grande &eacute;tendue de temps couverte par le livre permet de faire contraster les d&eacute;cennies, de jauger l&rsquo;&eacute;volution survenue en un demi-si&egrave;cle dans la conception m&ecirc;me de la temporalit&eacute; au sein de la soci&eacute;t&eacute;. Ainsi au sortir de la guerre la m&eacute;moire est d&rsquo;abord corporelle, elle se lit dans l&rsquo;identit&eacute; physique des &ecirc;tres: &laquo;Hors des r&eacute;cits, les fa&ccedil;ons de marcher, de s&rsquo;asseoir, de parler et de rire, h&eacute;ler dans la rue, les gestes pour manger, se saisir des objets, transmettaient la m&eacute;moire pass&eacute;e de corps en corps du fond des campagnes fran&ccedil;aises et europ&eacute;ennes&raquo; (p.31). Les anecdotes entourant des photographies &laquo;brunies au dos tach&eacute; par tous les doigts qui les avaient tenues&raquo; (p.30), partag&eacute;es et pr&eacute;serv&eacute;es, peu nombreuses et pr&eacute;cieuses, sont racont&eacute;es lors de repas o&ugrave; d&eacute;filent les r&eacute;cits des exploits de jadis. Or ces m&eacute;moires ancr&eacute;es dans le corps se d&eacute;sincarnent de plus en plus, repr&eacute;sent&eacute;es &agrave; la t&eacute;l&eacute;vision par &laquo;des documents d&rsquo;archives comment&eacute;s par une voix de nulle part&raquo; (p.151) qui &eacute;liminent toute relation personnelle &agrave; l&rsquo;Histoire. La t&eacute;l&eacute;vision, puis Internet, deviennent gardiens du pass&eacute;, biblioth&egrave;ques in&eacute;puisables de ressources qui, en entrem&ecirc;lant une quantit&eacute; toujours grandissante de souvenirs et d&rsquo;informations de toutes les &eacute;poques sans qu&rsquo;un tri ne soit effectu&eacute;, maintiennent les gens dans un &laquo;pr&eacute;sent infini&raquo; (p.223):<br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128); "><br /> </span></p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">L&rsquo;enregistrement h&eacute;t&eacute;roclite, continu, du monde, au fur et &agrave; mesure des jours, passait par la t&eacute;l&eacute;vision. Une nouvelle m&eacute;moire naissait. Du magma des milliers de choses virtuelles, vues, oubli&eacute;es et d&eacute;barrass&eacute;es du commentaire qui les accompagnait, surnageraient les pubs de longue dur&eacute;e, les figures les plus pittoresques ou abondamment prodigu&eacute;es, les sc&egrave;nes insolites ou violentes, dans une superposition o&ugrave; Jean Seberg et Aldo Moro sembleraient avoir &eacute;t&eacute; trouv&eacute;s morts dans la m&ecirc;me voiture. (p.133) <p><br type="_moz" /><br /> </p></span></div> <p>Tandis qu&rsquo;on cherche &laquo;&agrave; sauvegarder en une fr&eacute;n&eacute;sie de photos et de films visibles sur-le-champ&raquo; (p.223) chaque instant du pr&eacute;sent, le pass&eacute; devient paradoxalement p&eacute;rim&eacute; avec une rapidit&eacute; croissante. &laquo;Toutes les images dispara&icirc;tront&raquo; (p.11), est-il &eacute;crit en ouverture du livre, et cette certitude conf&egrave;re poids et nostalgie au d&eacute;sir d&rsquo;Ernaux de faire revivre par son &eacute;criture des bribes d&rsquo;un pass&eacute; qui ne manquera pourtant pas de s&rsquo;effacer. </p> <p>Le projet qui fonde<em> les Ann&eacute;es</em> est par ailleurs inscrit tout au long du livre, d&rsquo;une mani&egrave;re de plus en plus pr&eacute;cise, alors que la voix impersonnelle qui forme la narration avance en &acirc;ge. L&rsquo;auteure t&acirc;tonne au fil des d&eacute;cennies pour aboutir &agrave; la structure qui formera finalement son oeuvre, et qui sera explicit&eacute;e dans son enti&egrave;ret&eacute; &agrave; la toute fin de l&rsquo;ouvrage. &laquo;Capter le reflet projet&eacute; sur l&rsquo;&eacute;cran de la m&eacute;moire individuelle par la m&eacute;moire collective&raquo; (p.54), &laquo;saisir cette dur&eacute;e qui constitue son passage sur la terre &agrave; une &eacute;poque donn&eacute;e, ce temps qui l&rsquo;a travers&eacute;e, ce monde qu&rsquo;elle a enregistr&eacute; rien qu&rsquo;en vivant&raquo; (p.238), celui d&rsquo;&laquo;une existence singuli&egrave;re donc mais fondue aussi dans le mouvement d&rsquo;une g&eacute;n&eacute;ration&raquo; (p.179): la narratrice reformule sans cesse le m&ecirc;me plan, qui ne pourra s&rsquo;accomplir qu&rsquo;avec l&rsquo;arriv&eacute;e de sa propre vieillesse. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Entre Marcel Proust et Scarlett O&rsquo;Hara<br /> </strong></span><br /> Compte tenu de l&rsquo;importance capitale que prend la question du temps dans le roman, il n&rsquo;est gu&egrave;re surprenant d&rsquo;y trouver de fr&eacute;quentes allusions &agrave; Proust et &agrave; son projet romanesque. Un autre nom, autrement moins pr&eacute;visible, s&rsquo;insinue toutefois &agrave; ses c&ocirc;t&eacute;s, celui de Scarlett O&rsquo;Hara (p.240), dans la peau de laquelle l&rsquo;auteure affirme avoir souhait&eacute; se r&eacute;veiller jadis. Comment comprendre la mention de ce personnage, h&eacute;ro&iuml;ne romantique par excellence, dans<em> Les Ann&eacute;es</em>? Peut-&ecirc;tre la vie de Scarlett O&rsquo;Hara, haute en aventures et p&eacute;rip&eacute;ties, symbolise-t-elle l&rsquo;appartenance &agrave; une Histoire dans laquelle il serait possible pour chacun d&rsquo;agir et de prendre place, et qui &agrave; ce titre saurait marier destins singulier et collectif dans un m&ecirc;me mouvement vers l&rsquo;avant. Or l&rsquo;utopie d&rsquo;une telle fusion devra &ecirc;tre oubli&eacute;e pour le commun des mortels, dont les exploits ordinaires ne poss&egrave;deront pas, ou tr&egrave;s bri&egrave;vement seulement, ce souffle romanesque. Ne restera du passage d&rsquo;une vie individuelle que de minuscules et fugitives traces, maigre butin qu&rsquo;expose <em>Les Ann&eacute;es</em>.</p> <div>&nbsp;</div> <hr /> <div><a name="note1a" href="#note1">[1]</a>&nbsp;Cit&eacute; par Pierre-Louis Fort dans le dossier critique d&rsquo;Annie Ernaux, <i>La Place</i>, Paris, Gallimard, (Folio), 2006 [1983], p. 93.<span style="mso-spacerun: yes">&nbsp;<br /> <a name="note2a" href="#note2">[2]</a>&nbsp; Walter Benjamin, &laquo;&nbsp;Sur le concept d&rsquo;histoire&nbsp;&raquo;, <i>&OElig;uvres III</i>, Paris, Gallimard, (Folio Essais), 2000 [1942], p. 430.&nbsp;</span> <br /> <a name="note3a" href="#note3">[3]</a>&nbsp;Roland Barthes, <i>La Chambre claire. Note sur la photographie</i>, Paris, Gallimard (Cahiers du cin&eacute;ma), 1980, p. 102.&nbsp;</div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-plus-petite-unite-de-temps#comments Archives Autofiction BARTHES, Roland BENJAMIN, Walter ERNAUX, Annie Événement Expérience France Guerre Histoire Mémoire Oubli Temps Roman Mon, 05 Jul 2010 14:45:04 +0000 Laurence Côté-Fournier 245 at http://salondouble.contemporain.info L’univers gravite autour d’un gigot d’agneau http://salondouble.contemporain.info/lecture/l-univers-gravite-autour-d-un-gigot-d-agneau <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/univers-univers">Univers, Univers</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p>&nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Fictions et possibles</strong></span></p> <p>Le r&eacute;cit est d&eacute;fini le plus souvent comme &eacute;tant une mise en intrigue, ce qui implique une forme de tension narrative ainsi que son d&eacute;nouement. Cet aspect t&eacute;l&eacute;ologique d&rsquo;une action<a name="note1" href="http://salondouble.contemporain.info/sites/all/modules/fckeditor/fckeditor/editor/fckeditor.html?InstanceName=oFCK_1&amp;Toolbar=DrupalFull#note2b">[1] </a>qui chemine vers sa r&eacute;solution serait sa nature propre. En effet, la configuration narrative est &eacute;troitement li&eacute;e &agrave; l&rsquo;exp&eacute;rience que nous avons du temps, laquelle passerait toujours, d&rsquo;une certaine fa&ccedil;on, par une mise en r&eacute;cit. C&rsquo;est du moins ce que propose Paul Ricoeur dans <em>Temps et r&eacute;cit</em> lorsqu&rsquo;il affirme que &laquo;le temps devient temps humain dans la mesure o&ugrave; il est articul&eacute; de mani&egrave;re narrative; en retour le r&eacute;cit est significatif dans la mesure o&ugrave; il dessine les traits de l&rsquo;exp&eacute;rience temporelle<a name="note2" href="#note2b">[2]</a>&raquo;. Pour le formuler autrement, le r&eacute;cit implique un changement, l&rsquo;&eacute;volution d&rsquo;une situation, aussi minime soit-elle.</p> <p>L&rsquo;aspect lin&eacute;aire du r&eacute;cit que j&rsquo;&eacute;voquais &agrave; l&rsquo;instant, avec un d&eacute;but, un milieu et une fin, englobe un tr&egrave;s large pan de la production &eacute;crite. Cela est explicable par la structure du langage; une phrase &eacute;crite est forc&eacute;ment lin&eacute;aire, et il semble logique qu&rsquo;un r&eacute;cit, constitu&eacute; de phrases, le soit tout autant. Or, des oeuvres de fiction travaillent &agrave; cr&eacute;er certaines zones de libert&eacute; au sein de cette rigidit&eacute; du langage, ne serait-ce qu&rsquo;en les sugg&eacute;rant. C&rsquo;est le cas par exemple du classique &laquo;Jardin aux sentiers qui bifurquent&raquo; de Jorge Luis Borges. Ce texte met en sc&egrave;ne Ts&rsquo;ui P&ecirc;n, un homme qui entreprit d&rsquo;&eacute;crire un roman qui serait aussi une m&eacute;taphore du labyrinthe du temps. Le narrateur affirme &agrave; un moment que &laquo;[d]ans toutes les fictions, chaque fois que diverses possibilit&eacute;s se pr&eacute;sentent, l&rsquo;homme en adopte une et &eacute;limine les autres; dans la fiction du presque inextricable Ts&rsquo;ui P&ecirc;n, il les adopte toutes simultan&eacute;ment. Il cr&eacute;e ainsi divers avenirs, divers temps qui prolif&egrave;rent aussi et bifurquent<a name="note3" href="#note3b">[3]</a>&raquo;. Ainsi, le projet de Ts&rsquo;ui P&ecirc;n &eacute;tait de d&eacute;jouer la lin&eacute;arit&eacute; du r&eacute;cit afin de donner &agrave; lire l&rsquo;infinit&eacute; des possibles, l&rsquo;&eacute;cheveau de possibilit&eacute;s parmi lesquelles quiconque, au cours de sa vie, se d&eacute;bat en faisant des choix.</p> <p>Cette id&eacute;e fertile de Borges, celle d&rsquo;explorer par le r&eacute;cit une conception du temps d&eacute;lin&eacute;aris&eacute;, je la retrouve exploit&eacute;e avec force dans <em>Univers, Univers</em>, un livre de R&eacute;gis Jauffret tout &agrave; fait singulier dans son traitement de la temporalit&eacute;. C&rsquo;est en r&eacute;fl&eacute;chissant aux liens entre la mise en r&eacute;cit et l&rsquo;exp&eacute;rience du temps que je souhaite aborder cette oeuvre. Ce faisant, je traiterai la question des possibles de l&rsquo;existence contemporaine, qui est corollaire au traitement du r&eacute;cit que propose R&eacute;gis Jauffret.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Ce vide absolu qui effraie</strong></span></p> <p>Dans <em>Univers, Univers</em>, R&eacute;gis Jauffret entreprend d&rsquo;explorer les divers possibles li&eacute;s &agrave; une situation initiale des plus minimales. Une femme est chez elle et observe le gigot d&rsquo;agneau qui cuit dans son four. D&rsquo;un moment &agrave; l&rsquo;autre, son mari devrait rentrer du travail, et plus tard, des invit&eacute;s se joindre &agrave; eux. Le lendemain, ils rendraient visite aux Pierrots, un couple d&rsquo;amis. Cependant, les acteurs de cette situation deviennent dans le livre de Jauffret autant de variables sujettes &agrave; d&rsquo;innombrables modulations. Durant six cents pages, la situation de base demeure inchang&eacute;e. Elle n&rsquo;&eacute;volue pas. Ce sont plut&ocirc;t les composantes de l&rsquo;existence de ces personnages qui sont investies par la fiction. Le personnage de la femme se voit dot&eacute; d&rsquo;une centaine de noms, d&rsquo;existences diff&eacute;rentes, et il en va de m&ecirc;me pour chacun des protagonistes. Toutefois, une autre constante demeure, et c&rsquo;est l&rsquo;humour noir, l&rsquo;ironie et parfois le cynisme de R&eacute;gis Jauffret, lequel soumet ses personnages &agrave; d&rsquo;innombrables vies en r&eacute;v&eacute;lant la souffrance et l&rsquo;horreur de chacune de celles-ci. L'&eacute;crivain a un talent certain pour imaginer des vies fictives, et force est d&rsquo;admettre qu&rsquo;il en a tout autant pour assassiner ses personnages. Ce passage, o&ugrave; les existences humaines sont d&eacute;crites comme &eacute;tant l&rsquo;objet d&rsquo;une sorte de massacre perp&eacute;tuel, chaque g&eacute;n&eacute;ration rempla&ccedil;ant la pr&eacute;c&eacute;dente dans l&rsquo;exp&eacute;rience de la souffrance, rend bien la tonalit&eacute; de l&rsquo;ensemble de l&rsquo;oeuvre:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Elle pense qu&rsquo;ailleurs rien ne se produit, elle ne respecte pas la souffrance, elle est indiff&eacute;rente au pass&eacute;, &agrave; l&rsquo;avenir, elle n&rsquo;est que cet &eacute;clair de conscience, trop furtif pour percer vraiment la nuit. Elle regarde le ciel, elle ferme les yeux, et ce moment fait partie de son apparition, de sa vie de femme, d&rsquo;humaine, son apparition inaper&ccedil;ue dans le massacre des g&eacute;n&eacute;rations qui se succ&egrave;dent comme autant de troupes fra&icirc;ches et vite liquid&eacute;es.&nbsp; (p.20)</span></p> <p>Ce qui est remarquable avec ce livre qui multiplie les possibles, c&rsquo;est qu&rsquo;il s&rsquo;en d&eacute;gage paradoxalement une impression am&egrave;re d&rsquo;enfermement dans la fatalit&eacute;. Malgr&eacute; le nombre imposant de variations auquel R&eacute;gis Jauffret s&rsquo;adonne, celui-ci invite &agrave; consid&eacute;rer l&rsquo;&eacute;troitesse des possibles qui s&rsquo;offrent &agrave; nous, contemporains occidentaux. C&rsquo;est-&agrave;-dire que les libert&eacute;s qui nous sont propos&eacute;es y sont pr&eacute;sent&eacute;es comme &eacute;tant strictement d&eacute;limit&eacute;es par le monde qui les accueille. La femme peut avoir diverses carri&egrave;res, elle peut marier diff&eacute;rents types d&rsquo;hommes, et les Pierrots peuvent adopter plusieurs visages, plusieurs temp&eacute;raments mais, au final, tous sont prisonniers d&rsquo;une sorte de d&eacute;terminisme malsain que Jauffret d&eacute;peint de fa&ccedil;on implicite: nos contemporains sont malheureux, et quand l&rsquo;un d&rsquo;eux meurt, il y en a toujours un autre pour prendre sa place. On peut y lire une critique de la chosification du sujet contemporain o&ugrave; les individus sont trait&eacute;s comme &eacute;tant des fonctions d&eacute;sincarn&eacute;es, susceptibles &agrave; tout moment d&rsquo;&ecirc;tre remplac&eacute;s par un anonyme capable de r&eacute;pondre aux m&ecirc;mes attentes impos&eacute;es par le syst&egrave;me<a name="note4" href="#note4b">[4]</a>. La soci&eacute;t&eacute; y appara&icirc;t comme &eacute;tant bien rang&eacute;e: chaque individu vit dans une case qu&rsquo;il a pu choisir, ou pas, mais le nombre en est limit&eacute;.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>La litt&eacute;rature aussi bifurque </strong></span></p> <p>Sous ce traitement plut&ocirc;t sombre de la r&eacute;alit&eacute; qu&rsquo;habitent sans repos les personnages du livre, se trouve &eacute;galement une critique portant sur les conventions de l&rsquo;&eacute;criture de fiction. En cela, R&eacute;gis Jauffret demeure coh&eacute;rent: la violence qu&rsquo;il fait subir &agrave; ses personnages, il l&rsquo;inflige &eacute;galement aux normes d&rsquo;&eacute;criture. L&rsquo;une d&rsquo;elles, que j&rsquo;ai identifi&eacute;e d&rsquo;entr&eacute;e de jeu, est la lin&eacute;arit&eacute; du r&eacute;cit. La mise &agrave; mal de cette r&egrave;gle qui est &agrave; la base de notre culture livresque est accompagn&eacute;e, chez Jauffret, d&rsquo;une critique des &eacute;critures &agrave; pr&eacute;tention r&eacute;aliste. Avec cet &eacute;crivain, nous sommes r&eacute;solument dans la fabulation, l&rsquo;imaginaire. D&rsquo;ailleurs, la reprise incessante de l'incipit vient rapidement, &agrave; la lecture, bousiller tout effet de r&eacute;el. On ne nous laisse pas le temps de nous immerger dans les r&eacute;cits, qui sont sans cesse interrompus afin de recommencer en adoptant un autre point de vue. Ce travail sur les formes de la fiction, R&eacute;gis Jauffret en a fait un v&eacute;ritable projet, comme en t&eacute;moigne cette affirmation tir&eacute;e d&rsquo;une entrevue: &laquo;[D]ans chacun de mes livres j'ai toujours d&eacute;mont&eacute; la fiction, le roman. J'ai toujours fait avancer la charrette, la litt&eacute;rature, cette vieille bourgeoise lift&eacute;e, fard&eacute;e, qui n'avance qu'&agrave; coups de pied au cul<a name="note5" href="#note5b">[5]</a>&raquo;.</p> <p>Ce qui se profile, dans <em>Univers, Univers</em>, c&rsquo;est d&rsquo;abord l&rsquo;id&eacute;e que le monde fictionnel construit par un auteur n&rsquo;est qu&rsquo;accessoirement le monde des personnages qui l&rsquo;habitent. Ils sont des pantins, des corps vides &agrave; travers lesquels l&rsquo;&eacute;crivain se balade afin d&rsquo;offrir sa subjectivit&eacute; au lecteur. C&rsquo;est ce ph&eacute;nom&egrave;ne que Jauffret pointe du doigt dans ce passage important:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">[L]a litt&eacute;rature raconte des histoires, elle suscite une foule de gens qui lui doivent tout. Cette femme devant son four n&rsquo;existe nulle part ailleurs que dans ce roman, tous les autres univers lui sont ferm&eacute;s. Mais comme elle n&rsquo;existe pas, c&rsquo;est moi qui depuis tout &agrave; l&rsquo;heure r&ocirc;de dans cet appartement, m&rsquo;assois sur la terrasse, scrute le gigot, et attends ce mari que je suis tout autant que les improbables voisins du dessus, ceux du dessous avec leur gamin fou, sans compter le voisinage plus &eacute;loign&eacute; ou tout &agrave; fait lointain. Je suis la ville, le monde, je l&rsquo;entoure comme une membrane, un amnios. (p.34)</span></p> <p>&Agrave; lire cet extrait, nous pourrions croire que Jauffret nie toute relation entre le monde r&eacute;el, celui que nous habitons, et les univers de fiction. Il me semble pourtant que ce n&rsquo;est pas le cas. Bien que l&rsquo;imaginaire domine dans <em>Univers, Univers</em>, il n&rsquo;en demeure pas moins que les situations racont&eacute;es, une fois reconfigur&eacute;es par l&rsquo;acte de lecture, se voient dot&eacute;es d&rsquo;une forte port&eacute;e r&eacute;f&eacute;rentielle. Nous sommes tous, &agrave; certains degr&eacute;s, ces hommes qui rentrent le soir au foyer, ou ne rentrent pas, trompent leur femme, l&rsquo;aiment, la n&eacute;gligent, ou encore ces femmes qui attendent, qui se lassent d&rsquo;attendre, qui font leur valise, qui se suicident, qui entreprennent des d&eacute;marches de divorce, etc. Autrement dit, si un r&eacute;cit de facture lin&eacute;aire permet l&rsquo;identification du lecteur a un personnage par les pouvoirs de l&rsquo;immersion, <em>Univers, Univers</em> propose quant &agrave; lui une suite de variations, d&rsquo;&eacute;puisement des possibles o&ugrave;, &agrave; un moment ou &agrave; un autre, nous rencontrerons une proposition qui viendra percer une br&egrave;che dans la membrane de la fiction pour venir se superposer &agrave; notre propre exp&eacute;rience du r&eacute;el.</p> <p>Ainsi, l&rsquo;exploration des possibles li&eacute;s aux existences qui bifurquent dans le temps cr&eacute;e, si j&rsquo;ose dire, un nouveau type de relation entre le lecteur et le texte. Plut&ocirc;t que de suivre le fil narratif d&rsquo;une intrigue, le lecteur est invit&eacute; &agrave; surplomber l&rsquo;univers de fiction afin d&rsquo;en observer les m&eacute;canismes. On aura remarqu&eacute; qu&rsquo;une impression de d&eacute;terminisme pesant sur les existences humaines se d&eacute;gage de ce proc&eacute;d&eacute;. Le plus troublant, et c&rsquo;est ce que j&rsquo;ai voulu faire entrevoir en d&eacute;veloppant sur les liens qui se dessinent entre nos existences bien r&eacute;elles et celles invent&eacute;es par R&eacute;gis Jauffret, c&rsquo;est que ce d&eacute;terminisme n&rsquo;est peut-&ecirc;tre pas aussi &eacute;loign&eacute; du monde r&eacute;el que l&rsquo;auteur veut bien nous le faire croire. Il n&rsquo;y a, apr&egrave;s tout, qu&rsquo;une virgule entre les deux univers du titre, et je suis enclin &agrave; croire que nous ne sommes pas totalement &eacute;trangers &agrave; l&rsquo;un de ceux-ci. Ricoeur, en r&eacute;fl&eacute;chissant aux liens entre le r&eacute;cit de fiction et le r&eacute;cit historique, insiste sur l&rsquo;id&eacute;e que, dans les deux cas, le r&eacute;el est bel et bien concern&eacute;:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Nous racontons des histoires parce que finalement les vies humaines ont besoin et m&eacute;ritent d&rsquo;&ecirc;tre racont&eacute;es. Cette remarque prend toute sa force quand nous &eacute;voquons la n&eacute;cessit&eacute; de sauver l&rsquo;histoire des vaincus et des perdants. Toute l&rsquo;histoire de la souffrance crie vengeance et appelle r&eacute;cit.<a name="note6" href="#note6b">[6]</a></span></p> <p>Cette id&eacute;e de l&rsquo;histoire de la souffrance qui appelle le r&eacute;cit n&rsquo;est pas &eacute;trang&egrave;re, &agrave; mon avis, &agrave; la d&eacute;marche de R&eacute;gis Jauffret. Bien que celui-ci n&rsquo;affiche aucune compassion &agrave; l&rsquo;&eacute;gard des personnages qu&rsquo;il projette dans des situations qui sont le plus souvent horribles, il reste que son livre permet de faire l&rsquo;exp&eacute;rience saisissante de l&rsquo;accumulation d&rsquo;existences bafou&eacute;es. Ricoeur affirme que la souffrance rend n&eacute;cessaire le r&eacute;cit, et Jauffret, dans cette logique, ne peut que multiplier les r&eacute;cits tant les souffrances sont nombreuses.</p> <hr /> <p><a name="note1b" href="#note1">1 </a>Sp&eacute;cifions que nous adh&eacute;rons ici &agrave; la d&eacute;finition que Ricoeur propose de l&rsquo;action, qui englobe les changements internes v&eacute;cus par les personnages: &laquo;Par action, on doit pouvoir entendre plus que la conduite des protagonistes produisant deschangements visibles de la situation, des retournements de fortune, ce qu'on pourrait appeler le destin externe des personnes. Est encore action, en un sens &eacute;largi, la transformation morale d&rsquo;un personnage, sa croissance et son &eacute;ducation, son initiation &agrave; la complexit&eacute; de la vie morale et affective. Rel&egrave;vent enfin de l&rsquo;action, en un sens plus subtil encore, des changements purement int&eacute;rieurs affectant le cours temporel lui-m&ecirc;me des sensations, des &eacute;motions, &eacute;ventuellement au niveau le moins concert&eacute;, le moins conscient, que l&rsquo;introspection peut atteindre.&raquo; Paul Ricoeur, <em>Temps et r&eacute;cit 2. La configuration dans le r&eacute;cit de fiction</em>, Paris, &Eacute;ditions du Seuil (coll. Points essais), 1984, p.23.<br /> <a name="note2b" href="#note2">2</a> Paul Ricoeur, <em>Temps et r&eacute;cit 1. L&rsquo;intrigue et le r&eacute;cit historique</em>, Paris, &Eacute;ditions du Seuil (coll. Points essais), 1983, p.17. <br /> <a name="note3b" href="#note3">3</a> Jorge Luis Borges, <em>Fictions</em>, traduit de l'espagnol par P. Verdevoye, &Eacute;ditions Gallimard, 1957, p.100.<br /> <a name="note4b" href="#note4">4</a> La chosification du sujet contemporain a fait, et fait encore couler avec raison beaucoup d&rsquo;encre. Pour en saisir les enjeux, la lecture de Theodor W.Adorno et de Max Horkheimer demeure un incontournable. Ceux-ci soutiennent par exemple l&rsquo;id&eacute;e que &laquo;[l]&lsquo;unit&eacute; d&rsquo;une collectivit&eacute; manipul&eacute;e repose sur la n&eacute;gation de l&rsquo;individu, elle est la caricature d&rsquo;une soci&eacute;t&eacute; qui serait capable d&rsquo;en faire un individu.&raquo; Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, <em>La dialectique de la raison</em>, traduit de l'allemand par &Eacute;liane Kaufholz, Paris, Gallimard (coll. Tel), 1974 [1944], p.30.<br /> <a name="note5b" href="#note5">5</a> Propos recueillis par C&eacute;line Ngi, <em>Fluctuat.net</em>, En ligne: http://livres.fluctuat.net/regis-jauffret/interviews/4843-entretien-avec-regis-jauffret.html,[consult&eacute; le 1 mai 2010].<br /> <a name="note6b" href="#note6">6</a> Paul Ricoeur,<em> op. cit.</em>, p. 143.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/l-univers-gravite-autour-d-un-gigot-d-agneau#comments ADORNO, Theodor W. BORGES, Jorge Luis Exploration des possibles Fiction Fonctions du récit France HORKHEIMER, Max JAUFFRET, Régis Narrativité Relations humaines RICOEUR, Paul Temps Théories du récit Roman Fri, 07 May 2010 13:30:38 +0000 Simon Brousseau 225 at http://salondouble.contemporain.info L’écume du contemporain http://salondouble.contemporain.info/antichambre/l-ecume-du-contemporain <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/gervais-bertrand">Gervais, Bertrand</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-text field-field-soustitre"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> Réflexions sur le contemporain III </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p></p> <p class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span lang="FR" style="">Le contemporain est un objet difficile &agrave; cerner. <o:p></o:p></span></p> <p>Ce n&rsquo;est pas un territoire, simple &agrave; circonscrire et &agrave; baliser, c&rsquo;est un temps, et plus pr&eacute;cis&eacute;ment le temps pr&eacute;sent. Or, le pr&eacute;sent, notre pr&eacute;sent, n&rsquo;est pas un temps homog&egrave;ne; il est fait de temporalit&eacute;s diff&eacute;rentes, de tensions multiples et de vecteurs pluriels. Pour Paul Zawadzki, &laquo;Les temps sociaux se structurent dans la multiplicit&eacute;, l&rsquo;h&eacute;t&eacute;rog&eacute;n&eacute;it&eacute; et la conflictualit&eacute;<a name="note1" href="#note1a">[1]</a>&raquo;. Et il a raison d&rsquo;affirmer que Chronos obs&egrave;de notre &eacute;poque. Nous ne sommes pas seulement dans le temps, nous sommes fascin&eacute;s par le temps et sa perception, par notre place dans le temps, par la place de notre temps dans l&rsquo;histoire humaine, par le jeu des temps qui se croisent et s&rsquo;interp&eacute;n&egrave;trent.</p> <p>Pour Jean-Fran&ccedil;ois Hamel, il est &eacute;vident que &laquo;&nbsp;Dans une m&ecirc;me &eacute;poque, tout n&rsquo;est pas imm&eacute;diatement pr&eacute;sent, il y a toujours aussi des fragments de pass&eacute; et d&rsquo;avenir qui coexistent et s&rsquo;amalgament dans des configurations toujours nouvelles. On est contemporain d&rsquo;une chose quand on est avec cette chose dans le m&ecirc;me temps, mais ce temps n&rsquo;est pas seulement le pr&eacute;sent&nbsp;: c&rsquo;est aussi un certain pass&eacute; et un certain avenir. On peut &ecirc;tre contemporain de ce qui a &eacute;t&eacute; et de ce qui sera en m&ecirc;me temps que contemporain de ce qui est. &Agrave; vrai dire, une &eacute;poque n&rsquo;est pas une r&eacute;alit&eacute; homog&egrave;ne&nbsp;: c&rsquo;est un rassemblement de fragments temporels h&eacute;t&eacute;rog&egrave;nes qui parfois s&rsquo;accordent de mani&egrave;re organique, parfois provoquent des anachronismes<a name="note2" href="#note2a">[2]</a>&raquo;.</p> <p>Notre relation au temps est faite d&rsquo;une n&eacute;gociation complexe, o&ugrave; ce que l&rsquo;on gagne d&rsquo;un c&ocirc;t&eacute;, on le perd syst&eacute;matiquement de l&rsquo;autre.<span lang="FR" style=""> Parfois, le pass&eacute; semble se faire de plus en plus lointain, et c&rsquo;est le futur qui pousse de tout son poids sur le pr&eacute;sent, orientant son d&eacute;veloppement. Les progr&egrave;s technologiques nous incitent &agrave; r&ecirc;ver de jours meilleurs, o&ugrave; tout sera r&eacute;solu, m&ecirc;me s&rsquo;il y a l&agrave; une utopie, un leurre dangereux. &Agrave; d&rsquo;autres moments, c&rsquo;est le pass&eacute; qui para&icirc;t s&rsquo;&eacute;terniser et qui ne desserre pas ses griffes sur le pr&eacute;sent, neutralisant le futur et l&rsquo;&eacute;loignant comme une aube impossible &agrave; rejoindre. La tradition fige les institutions et projette un monde qui ne parvient plus &agrave; se renouveler. Il arrive aussi que le pass&eacute; et l&rsquo;avenir pressent fortement sur le pr&eacute;sent, ou alors se font tous les deux distants et inaccessibles, et le pr&eacute;sent entre dans une crise, o&ugrave; tout para&icirc;t boulonn&eacute;, o&ugrave; les horizons d&rsquo;attente se disloquent. Ce ne sont jamais que des perceptions, fond&eacute;es sur ces rapports imaginaires que nous entretenons avec le r&eacute;el, mais elles teintent la conception de notre propre temps. <br /> <o:p></o:p><br /> </span> D&rsquo;ailleurs, ce pr&eacute;sent, comment le construit-on? De haut en bas ou de bas en haut? Cette r&eacute;alit&eacute; qu&rsquo;est notre pr&eacute;sent se d&eacute;ploie-t-elle &agrave; partir de principes que les &eacute;v&eacute;nements du monde rendent manifestes, ou est-ce plut&ocirc;t que les &eacute;v&eacute;nements par le jeu des contingences cr&eacute;ent notre r&eacute;alit&eacute;&nbsp;? Celle-ci d&eacute;coule-t-elle d&rsquo;une vision du monde ou se construit-elle &agrave; partir des faits&nbsp;? <br /> <o:p><br /> </o:p> Quel que soit le mod&egrave;le impliqu&eacute;, le pr&eacute;sent se construit n&eacute;cessairement dans la relation du sujet au monde, et l&rsquo;imaginaire en est l&rsquo;interface par excellence. C&rsquo;est une interface extraordinairement complexe o&ugrave; de multiples vecteurs entrent en tension, o&ugrave; les liens entre attention, attente et m&eacute;moire se multiplient, constituant de la sorte un paysage d&rsquo;une grande complexit&eacute;. Le temps y appara&icirc;t soumis &agrave; de multiples situations de rupture, qui requi&egrave;rent des sutures que l&rsquo;imaginaire s&rsquo;empresse de pourvoir. Avant de passer &agrave; la question cruciale de la d&eacute;finition du contemporain comme v&eacute;ritable r&eacute;gime d&rsquo;historicit&eacute; (sujet d&rsquo;une prochaine r&eacute;flexion), il convient d&rsquo;examiner bri&egrave;vement la relation entre le contemporain et le pass&eacute;. <o:p><b><br /> </b></o:p></p> <p align="center" class="MsoNormal" style="text-align: center; line-height: 150%;"><span style="">*<o:p></o:p></span></p> <p>Dans sa <a href="http://salondouble.contemporain.info/antichambre/le-temps-interrompu">r&eacute;flexion sur le contemporain</a>, pr&eacute;sent&eacute;e sur&nbsp;<i style="">Salon double</i>, Ren&eacute; Audet&nbsp;propose que &laquo;<span style="">Le contemporain commence au point de rupture entre historicit&eacute; et actualit&eacute;&raquo;, et que </span><span style="">&nbsp;</span><span style="">&laquo;Le contemporain se situe hors de l'histoire, narrativement parlant&raquo; Arr&ecirc;tons-nous </span>quelque peu sur ces assertions, afin d&rsquo;en bien comprendre les tenants et aboutissants. <span style=""><o:p></o:p></span></p> <p>La premi&egrave;re de ces deux propositions stipule que c&rsquo;est l&rsquo;imm&eacute;diatet&eacute; du moment pr&eacute;sent, son &eacute;tonnant ach&egrave;vement (aussit&ocirc;t commenc&eacute;, aussit&ocirc;t termin&eacute;), de m&ecirc;me que son perp&eacute;tuel inach&egrave;vement (il rena&icirc;t au moment m&ecirc;me o&ugrave; il meurt), qui provoquent la rupture entre historicit&eacute; et actualit&eacute;. C&rsquo;est que l&rsquo;instant pr&eacute;sent est paradoxal&nbsp;: il s&rsquo;ach&egrave;ve dans le mouvement m&ecirc;me de son amorce. Il n&rsquo;a aucune densit&eacute;, c&rsquo;est une ligne verticale qui vient briser la ligne horizontale du temps. La rupture surgit dans la relation entre les deux plans. Mais la question de savoir o&ugrave; &laquo;conduit&raquo; la p&eacute;riode contemporaine est d&eacute;licate (Ren&eacute; Audet compl&egrave;te sa premi&egrave;re pr&eacute;misse en affirmant qu&rsquo;il &laquo;est facile de discuter de la p&eacute;riode contemporaine et de voir o&ugrave; elle conduit &mdash; pour l'instant, elle s'arr&ecirc;te l&agrave;, maintenant, au moment de la lecture de ce texte.&raquo;). Doit-on dire que cette p&eacute;riode conduit au temps pr&eacute;sent ou, au contraire, qu&rsquo;elle en &eacute;mane ou en provient. La fl&egrave;che du temps est-elle dirig&eacute;e vers le temps pr&eacute;sent ou au contraire s&rsquo;en &eacute;loigne-t-elle?</p> <p>Cette premi&egrave;re assertion propose une dynamique pr&eacute;cise &agrave; trois termes&nbsp;: contemporain, histoire et actualit&eacute;, o&ugrave; les deuxi&egrave;me et troisi&egrave;me apparaissent comme des vecteurs en opposition. Le r&eacute;sultat de leur tension est d&rsquo;ailleurs pr&eacute;sent&eacute; comme &eacute;tant le <i style="">contemporain</i>.</p> <p>On remarque d&rsquo;embl&eacute;e le choix des mots de Ren&eacute; Audet. Pour lui, le contemporain ne commence pas au point de <i style="">r&eacute;union</i> de l&rsquo;historicit&eacute; et de l&rsquo;actualit&eacute;, mais de <i style="">rupture</i>. En quoi est-ce une rupture? Pourquoi n&rsquo;est-ce pas une simple jonction, une relation? Poser qu&rsquo;il y a rupture est s&ucirc;rement une fa&ccedil;on d&rsquo;expliciter la tension au c&oelig;ur de la d&eacute;finition m&ecirc;me du contemporain, de ce pr&eacute;sent qui est le n&ocirc;tre et qui ne se d&eacute;ploie pas sans ses zones de relations pr&eacute;caris&eacute;es. Le contemporain est au point de rupture, parce qu&rsquo;il est un temps en crise, un temps o&ugrave; les disjonctions se multiplient. Et c&rsquo;est un temps qui requiert une suture, ce que les repr&eacute;sentations culturelles permettent, ce que l&rsquo;imaginaire comme interface implique.</p> <p>Si l&rsquo;expression utilis&eacute;e avait &eacute;t&eacute; &laquo;&nbsp;jonction&nbsp;&raquo; plut&ocirc;t que &laquo;&nbsp;rupture&nbsp;&raquo;, l&rsquo;assertion de Ren&eacute; Audet aurait pr&eacute;suppos&eacute; que l&rsquo;histoire et l&rsquo;actuel sont faits pour &ecirc;tre joints, qu&rsquo;il y a l&agrave; une relation naturelle, ayant de fortes chances d&rsquo;&ecirc;tre ent&eacute;rin&eacute;e. Or, le choix du terme de rupture nous indique plut&ocirc;t qu&rsquo;il n&rsquo;y a rien de naturel entre les deux termes. Nous ne sommes pas dans une repr&eacute;sentation rassurante du temps, o&ugrave; les jonctions peuvent &ecirc;tre facilement actualis&eacute;es et repr&eacute;sent&eacute;es; nous sommes plut&ocirc;t confront&eacute;s &agrave; une conception vectorielle, o&ugrave; les relations entre pass&eacute; et futur cr&eacute;ent une tension.</p> <p>Par contre, s&rsquo;il n&rsquo;y a pas de jonction, la rupture n&rsquo;est pas non plus une pure b&eacute;ance. Le contemporain n&rsquo;est pas une masse de donn&eacute;es, d&rsquo;&eacute;v&eacute;nements et de situations &agrave; l&rsquo;&eacute;tat brut ou qui r&eacute;sistent &agrave; tout traitement. Pour exister, le contemporain se doit d&rsquo;&ecirc;tre s&eacute;miotis&eacute; par un sujet ou une communaut&eacute; interpr&eacute;tative, il se doit d&rsquo;&ecirc;tre int&eacute;gr&eacute; &agrave; un processus de description et de compr&eacute;hension. S&rsquo;il y a ruptures, &eacute;v&eacute;nements, modifications du cours des choses, ces faits doivent &ecirc;tre objets de perception, ils doivent &ecirc;tre interpr&eacute;t&eacute;s et soumis &agrave; un jeu d&rsquo;interpr&eacute;tants qui leur donnent sens et fonction. De cette fa&ccedil;on, la pr&eacute;misse de Ren&eacute; Audet peut &ecirc;tre reformul&eacute;e :&nbsp;<span style="">le contemporain commence au point de suture entre historicit&eacute; et actualit&eacute;. &nbsp;Et cette suture </span>est n&eacute;cessairement orient&eacute;e vers l&rsquo;un ou l&rsquo;autre des bornes du temps pr&eacute;sent, &agrave; savoir le pass&eacute; ou le futur.</p> <p>Il manque, on le voit maintenant, un terme &agrave; l&rsquo;assertion de Ren&eacute; Audet. Il n&rsquo;y est question que du pass&eacute; par le biais de l&rsquo;historicit&eacute;. Or, l&rsquo;actualit&eacute; du temps pr&eacute;sent ne peut &ecirc;tre appr&eacute;hend&eacute;e qu&rsquo;en fonction de ses deux bornes, l&rsquo;histoire ou le pass&eacute;, l&rsquo;avenir ou le futur. Il en va de notre fa&ccedil;on de comprendre comment nous construisons notre r&eacute;alit&eacute;. <span lang="FR" style="">Celle-ci d&eacute;coule-t-elle d&rsquo;une vision du monde, h&eacute;rit&eacute;e du pass&eacute;, ou se construit-elle &agrave; partir des faits qui t&eacute;moignent d&rsquo;une nouvelle situation?</span></p> <p> De la m&ecirc;me fa&ccedil;on, si<span style=""> &laquo;le contemporain se situe hors de l'histoire, narrativement parlant&raquo;, il se d&eacute;ploie tout de m&ecirc;me &agrave; la jonction du pass&eacute; et de l&rsquo;avenir, et il se manifeste par le biais d&rsquo;une mise en r&eacute;cit ou en discours. Il ne peut y avoir de contemporain sans une s&eacute;miotisation des donn&eacute;es du temps pr&eacute;sent, sans une construction de cette r&eacute;alit&eacute; qui nous sert d&rsquo;interface avec le monde. Il est essentiellement un objet de pens&eacute;e et, par la force des choses, il engage &agrave; une interpr&eacute;tation et &agrave; une projection. Il est un produit, le r&eacute;sultat du jeu d&rsquo;un ensemble de forces et de tensions. Le contemporain est, en tant que construction, ce qui permet de rattacher le pr&eacute;sent au pass&eacute;, maillon d&rsquo;une cha&icirc;ne qui se continue jusque dans l&rsquo;avenir.<span style="">&nbsp; </span>S&rsquo;il est hors de l&rsquo;histoire, il cherche pourtant &agrave; la r&eacute;int&eacute;grer, &agrave; en faire partie. Les productions culturelles actuelles permettent de donner &agrave; ce contemporain une identit&eacute;. Elles participent de son imaginaire, elles en sont une manifestation.<b style=""><o:p></o:p></b></span><b><br /> </b></p> <p align="center" class="MsoNormal" style="text-align: center; line-height: 150%;"><span style="">*<o:p></o:p></span><span style=""><o:p>&nbsp;</o:p></span></p> <p>Le contemporain est l&rsquo;&eacute;cume de l&rsquo;actualit&eacute;. <br /> <o:p><br /> </o:p> Plus qu&rsquo;&agrave; Boris Vian, l&rsquo;expression fait r&eacute;f&eacute;rence &agrave; la figure que d&eacute;ploie<b style=""> </b>Peter Sloterdijk dans le troisi&egrave;me tome de ses sph&egrave;res, <i>&Eacute;cumes</i><a name="note3" href="#note3a">[3]</a>. L&rsquo;&eacute;cume, &laquo;cette liaison &eacute;ph&eacute;m&egrave;re de gaz et de liquides&raquo; (p. 24), lui permet de penser la complexit&eacute;, car chacune des bulles de l&rsquo;&eacute;cume, chacune des sph&egrave;res g&eacute;n&eacute;r&eacute;es par le m&eacute;lange de mol&eacute;cules liquides et gazeuses, repr&eacute;sente un &eacute;quilibre instable et &eacute;ph&eacute;m&egrave;re. L&rsquo;&eacute;cume, c&rsquo;est &laquo;presque rien, et pourtant&nbsp;: pas rien. Un quelque chose, et cependant&nbsp;: seulement un tissu form&eacute; d&rsquo;espaces creux et de parois tr&egrave;s subtiles. Une donn&eacute;e r&eacute;elle et pourtant&nbsp;: une entit&eacute; qui redoute le contact, qui s&rsquo;abandonne et &eacute;clate &agrave; la moindre tentative de s&rsquo;en emparer. C&rsquo;est l&rsquo;&eacute;cume telle qu&rsquo;elle se montre dans l&rsquo;exp&eacute;rience quotidienne.&raquo; (p. 23)</p> <p>Le contemporain est une telle &eacute;cume g&eacute;n&eacute;r&eacute;e par la rencontre du pr&eacute;sent et de ses temps limitrophes. Il est produit par l&rsquo;union de l&rsquo;actuel, cette masse fluide dont les vagues nous emportent sans coup f&eacute;rir, et de cet &eacute;tonnant m&eacute;lange de potentialit&eacute;s que repr&eacute;sente le futur et de r&eacute;manences d&rsquo;un pass&eacute; qui s&rsquo;accroche encore. Il est difficile &agrave; manipuler, parce que &eacute;ph&eacute;m&egrave;re, n&rsquo;existant r&eacute;ellement que le temps que dure le pr&eacute;sent.</p> <p>Le contemporain, comme l&rsquo;&eacute;cume, n&rsquo;existe par contre que s&rsquo;il y a vie, c&rsquo;est-&agrave;-dire dynamisme, agitation, mouvement, r&eacute;action, forces contradictoires&hellip; &laquo;&nbsp;D&egrave;s que cesse l&rsquo;agitation du m&eacute;lange, celle qui assure l&rsquo;acheminement d&rsquo;air dans le liquide, la majest&eacute; de l&rsquo;&eacute;cume retombe rapidement sur elle-m&ecirc;me.&nbsp;&raquo; (p. 24) Le contemporain ne s&rsquo;impose &agrave; notre esprit que parce que l&rsquo;agitation du temps pr&eacute;sent en commande la saisie.</p> <p>L&rsquo;&eacute;cume a trop souvent servi de &laquo;m&eacute;taphore &agrave; l&rsquo;inessentiel et &agrave; l&lsquo;intenable. [&hellip;] &Ccedil;a enfle, &ccedil;a fermente, &ccedil;a tremble, &ccedil;a explose. Que reste-t-il?&raquo; (p. 24) Pourtant, le contemporain le dit bien&nbsp;: l&rsquo;&eacute;cume est le signe de l&rsquo;agitation du monde, le r&eacute;sultat des m&eacute;langes et des tensions qui fondent notre r&eacute;alit&eacute;. L&rsquo;&eacute;cume est un langage et il parle des forces qui en provoquent l&rsquo;apparition. Essayer d&rsquo;en rendre compte ne peut proc&eacute;der que par un &laquo;proc&eacute;d&eacute; global d&rsquo;admission du fortuit, du momentan&eacute;, du vague, de l&rsquo;&eacute;ph&eacute;m&egrave;re et de l&rsquo;atmosph&eacute;rique &ndash;&nbsp;un proc&eacute;d&eacute; auquel participe les arts, les th&eacute;ories et les formes de vie, chacun avec ses propres types d&rsquo;engagement.&raquo; (p. 30) En rendre compte ne peut proc&eacute;der que par une th&eacute;orisation de l&rsquo;imaginaire qui seul permet de consid&eacute;rer le rapport au monde comme une interface, et les diverses production culturelles comme des manifestations de son action n&eacute;cessairement polymorphe.</p> <p>Le contemporain est un pr&eacute;cipit&eacute;. D&rsquo;o&ugrave; peut-&ecirc;tre l&rsquo;illusion que notre modernit&eacute; s&rsquo;y pr&eacute;cipite, fascin&eacute;e par sa propre image.</p> <p><a name="note1a" href="#note1">1</a>&nbsp;<span lang="FR">Paul&nbsp;</span>Zawadzki,&nbsp;&laquo;&nbsp;Les &eacute;quivoques du pr&eacute;sentisme&nbsp;&raquo;,&nbsp;<i>Esprit</i>, juin 2008, p. 114.<br /> <a name="note2a" href="#note2">2</a> Tir&eacute; d'un texte pour le&nbsp;s&eacute;minaire &laquo;&nbsp;Construction du contemporain&nbsp;&raquo;, UQAM, automne 2006.<br /> <a name="note3a" href="#note3">3</a> Peter&nbsp;Sloterdijk, <em>&Eacute;cumes</em>,&nbsp;Paris, Hachette, 2005, [2003]. </p> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/l-ecume-du-contemporain#comments AUDET, René Contemporain HAMEL, Jean-François Philosophie SLOTERDIJK, Peter Temps ZAWADZKI, Paul Écrits théoriques Mon, 14 Sep 2009 12:51:55 +0000 Bertrand Gervais 158 at http://salondouble.contemporain.info Le contemporain et l'actuel http://salondouble.contemporain.info/antichambre/le-contemporain-et-lactuel <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/gervais-bertrand">Gervais, Bertrand</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-text field-field-soustitre"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> Réflexions sur le contemporain II </div> </div> </div> <p>Le contemporain est-il l&rsquo;actuel?</p> <p>La question m&eacute;rite d&rsquo;&ecirc;tre pos&eacute;e car, comme le signale Giorgio Agamben, reprenant &agrave; son compte une d&eacute;claration de Roland Barthes tir&eacute;e d&rsquo;une note de ses cours au Coll&egrave;ge de France, &laquo;Le contemporain est l&rsquo;inactuel&raquo;.</p> <p>Agamben, dans cette br&egrave;ve introduction &agrave; un s&eacute;minaire donn&eacute; &agrave; l&rsquo;universit&eacute; de Venise et publi&eacute; sous le titre de <em>Qu&rsquo;est-ce que le contemporain?</em> (Paris, Payot/Rivages, 2008), affirme &agrave; la suite de Barthes et de Nietzsche l&rsquo;inactualit&eacute; du contemporain: &laquo;Celui qui appartient v&eacute;ritablement &agrave; son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne co&iuml;ncide pas parfaitement avec lui ni n&rsquo;adh&egrave;re &agrave; ses pr&eacute;tentions, et se d&eacute;finit, en ce sens, comme inactuel; mais pr&eacute;cis&eacute;ment pour cette raison, pr&eacute;cis&eacute;ment par cet &eacute;cart et cet anachronisme, il est plus apte que les autres &agrave; percevoir et &agrave; saisir son temps&raquo; (p.9-10).</p> <p>Il continue plus loin, en pr&eacute;cisant: &laquo;La contemporan&eacute;it&eacute; est donc une singuli&egrave;re relation avec son propre temps, auquel on adh&egrave;re tout en prenant ses distances; elle est tr&egrave;s pr&eacute;cis&eacute;ment la relation au temps qui adh&egrave;re &agrave; lui par le d&eacute;phasage et l&rsquo;anachronisme&raquo; (p.11).</p> <p>De telles affirmations sont int&eacute;ressantes, mais elles viennent buter contre le projet de d&eacute;crire et de comprendre l&rsquo;imaginaire contemporain, expression qui, on l&rsquo;a vu pr&eacute;c&eacute;demment, repose sur l&rsquo;ad&eacute;quation du contemporain et de l&rsquo;actuel. Les deux termes, en effet, ont comme signification courante le fait d&rsquo;&ecirc;tre de notre temps, imm&eacute;diatement.</p> <p>Si le contemporain est ce qui r&eacute;siste &agrave; son temps, comment rendre compte de l&rsquo;imaginaire contemporain, qui serait donc l&rsquo;imaginaire de ce qui r&eacute;siste &agrave; sa propre actualit&eacute;? Appliqu&eacute;e &agrave; l&rsquo;imaginaire, une telle conception du contemporain semble impliquer une r&eacute;gression &agrave; l&rsquo;infini.<br /> En fait, il convient d&rsquo;examiner de plus pr&egrave;s la posture d&rsquo;Agamben, car elle consiste essentiellement &agrave; d&eacute;finir une <em>figure</em>, et non &agrave; &eacute;tudier un imaginaire. Et cette figure qu&rsquo;il d&eacute;crit, c&rsquo;est celle d&rsquo;un intellectuel, de ce sujet qui, identifi&eacute; comme Sujet Contemporain, est capable de comprendre son si&egrave;cle et d&rsquo;en prendre la mesure.</p> <p>Ce n&rsquo;est pas n&rsquo;importe quelle forme de contemporan&eacute;it&eacute; qui est en jeu, mais celle d&rsquo;un sujet, d&rsquo;un &ecirc;tre dot&eacute; d&rsquo;un esprit critique qui parvient &agrave; adopter une position de retrait face au monde, &agrave; ses &eacute;v&eacute;nements et &agrave; leurs lignes de force. Il n&rsquo;adh&egrave;re pas au monde et &agrave; ses app&acirc;ts, il reste critique, suspicieux, en porte-&agrave;-faux, posture qui lui permet de r&eacute;sister &agrave; l&rsquo;envo&ucirc;tement que le chant du monde contemporain suscite. Le Contemporain n&rsquo;est pas plong&eacute; dans ce monde, il ne baigne pas dans ses eaux ensorcelantes. Il ne prend pas des vessies pour des lanternes et, comme le philosophe platonicien, il est capable de consid&eacute;rer ce qu&rsquo;il voit comme de simples ombres, ombres&nbsp; d&rsquo;une v&eacute;rit&eacute; que le d&eacute;tachement permet de ramener &agrave; leur juste valeur.</p> <p>Le Contemporain est un &ecirc;tre capable de voir &agrave; travers la lumi&egrave;re, surtout celle qui se donne comme pure totalit&eacute;. &laquo;[Le] contemporain est celui qui fixe le regard sur son temps pour en percevoir non les lumi&egrave;res, mais l&rsquo;obscurit&eacute;&raquo; (p.19). Il parvient donc &agrave; d&eacute;celer les zones d&rsquo;ombre l&agrave; o&ugrave; les moins percevants, esclaves de leur temps, ne voient qu&rsquo;un spectacle baign&eacute; de lumi&egrave;re. Si le monde &eacute;tait une sc&egrave;ne, il en verrait les coulisses et saurait retrouver la source des faisceaux lumineux qui &eacute;clairent le tout. Il verrait qu&rsquo;il n&rsquo;y a l&agrave; que des projections, dont les dispositifs, quelque magiques qu&rsquo;ils puissent para&icirc;tre, peuvent &agrave; tout instant &ecirc;tre d&eacute;mont&eacute;s.<br /> &nbsp;<br /> Le Contemporain est po&egrave;te (p.19).&nbsp; Il n&rsquo;est pas un &ecirc;tre de lumi&egrave;re, mais d&rsquo;obscurit&eacute;, d&rsquo;une obscurit&eacute; r&eacute;v&eacute;l&eacute;e comme v&eacute;rit&eacute;, tandis que la lumi&egrave;re visible n&rsquo;est qu&rsquo;une apparence trompeuse. Nous sommes avec Agamben en plein mythe de la caverne: &laquo;Seul peut se dire contemporain celui qui ne se laisse pas aveugler par les lumi&egrave;res du si&egrave;cle et parvient &agrave; saisir en elles la part de l&rsquo;ombre, leur sombre intimit&eacute;&raquo; (p.21).</p> <p>Le Contemporain est philosophe. Il se m&eacute;fie de la lumi&egrave;re du si&egrave;cle, recherche l&rsquo;obscurit&eacute; qui en r&eacute;v&egrave;le le caract&egrave;re factice, et parvient &agrave; retrouver cette v&eacute;ritable lumi&egrave;re qui s&rsquo;y cache. &Ecirc;tre contemporain, &laquo;cela signifie &ecirc;tre capable non seulement de fixer le regard sur l&rsquo;obscurit&eacute; de l&rsquo;&eacute;poque, mais aussi de percevoir dans cette obscurit&eacute; une lumi&egrave;re qui, dirig&eacute;e vers nous, s&rsquo;&eacute;loigne infiniment&raquo; (p.24-25).</p> <p>Le Contemporain se doit de recevoir &laquo;en plein visage le faisceau de t&eacute;n&egrave;bres qui provient de son temps&raquo; (p.22), et surtout d&rsquo;en t&eacute;moigner, de faire l&rsquo;exp&eacute;rience de la contradiction et d&rsquo;en rendre compte. Le Contemporain sait trouver les mots pour diss&eacute;quer cette obscurit&eacute; et faire appara&icirc;tre cette autre lumi&egrave;re, qui ne doit rien au spectacle des repr&eacute;sentations, mais tout aux contraintes de l&rsquo;intelligibilit&eacute;, de la pens&eacute;e rationnelle, de ce regard per&ccedil;ant qui sait se d&eacute;gager des apparences pour rejoindre les v&eacute;rit&eacute;s.</p> <p>Je n&rsquo;ai rien contre cette figure d&rsquo;un Sujet Contemporain, po&egrave;te et intellectuel soucieux de faire ressortir les zones d&rsquo;obscurit&eacute; dans cette lumi&egrave;re qui se donne comme seule r&eacute;alit&eacute;, seule v&eacute;rit&eacute;, totale et actuelle. Mais il faut comprendre qu&rsquo;elle est essentiellement une <em>figure</em>. Si nous avons besoin de ces Contemporains, de ces Agamben au regard p&eacute;n&eacute;trant, ceux-ci ne sont pas le <em>contemporain</em>. Pour le dire simplement, ce contemporain-l&agrave; ne permet pas de comprendre l&rsquo;imaginaire contemporain.</p> <p>Peut-&ecirc;tre cet imaginaire n&rsquo;est-il qu&rsquo;une construction, un savant jeu de lumi&egrave;re qui nous fait prendre une sc&egrave;ne pour notre seule r&eacute;alit&eacute;. Mais cette sc&egrave;ne est notre seul th&eacute;&acirc;tre des op&eacute;rations. Nous ne sortirons jamais de la caverne. Et il convient, non pas de le rabattre au rang d&rsquo;&eacute;cran, mais de l&rsquo;investir comme principale surface de connaissance.</p> <p>Quels r&eacute;cits nous racontons-nous maintenant? (Et non: quels r&eacute;cits devrions-nous nous raconter pour ramener de l&rsquo;inactualit&eacute; et, par cons&eacute;quent, de la densit&eacute; dans notre &eacute;poque?)<br /> Quelles images nous fascinent maintenant?<br /> Quelles zones de tension se profilent? Quelles failles?</p> <p>Il ne s&rsquo;agit pas de prendre un pas de recul, mais au contraire de faire un pas de plus et de se colleter aux difficult&eacute;s que pose l&rsquo;&eacute;tude de ce qui se passe imm&eacute;diatement sous nos yeux. Non pas de refuser le spectacle, mais de pousser &agrave; l&rsquo;extr&ecirc;me sa logique de fa&ccedil;on &agrave; en voir les limites.<br /> Le contemporain n&rsquo;est pas un &eacute;cran, il n&lsquo;est pas un plan &agrave; deux dimensions, mais un espace complexe &agrave; trois dimensions, un espace capable de recueillir des situations, des tensions, tout comme des repr&eacute;sentations.</p> <p>Il ne faut pas se retirer, mais s&rsquo;immerger. Or, s&rsquo;immerger ne veut pas dire abandonner tout esprit critique, mais plut&ocirc;t de travailler de l&rsquo;int&eacute;rieur et de construire, de l&rsquo;int&eacute;rieur, des espaces de r&eacute;flexion et de l&rsquo;analyse. D&rsquo;ailleurs, &agrave; travailler de l&rsquo;int&eacute;rieur, &agrave; ne pas se s&eacute;parer de la situation &eacute;tudi&eacute;e, on peut esp&eacute;rer y intervenir.</p> <p>L&rsquo;approche n&rsquo;est pas exclusivement analytique, elle a une composante pragmatique fondamentale. &Eacute;tudier l&rsquo;imaginaire contemporain, c&rsquo;est agir sur cet imaginaire, sachant fort bien que l&rsquo;&eacute;tude d&rsquo;une id&eacute;e en modifie essentiellement la port&eacute;e ou la forme, &agrave; moins &eacute;videmment de l&rsquo;avoir immobilis&eacute;e pr&eacute;alablement.</p> <p>Le contemporain n&rsquo;est pas une figure d&rsquo;intellectuel, il est une interface, un imaginaire, ce par quoi nous connaissons le monde et parvenons &agrave; nous y retrouver. L&rsquo;imaginaire est une m&eacute;diation, une interface entre le sujet et le monde, une relation singuli&egrave;re qui se complexifie en se d&eacute;ployant, ouverte sur les dimensions culturelles et symboliques au c&oelig;ur de toute soci&eacute;t&eacute;. Cette interface est constitu&eacute;e d&rsquo;un ensemble de r&egrave;gles d&rsquo;interpr&eacute;tation, de compr&eacute;hension ou de mise en r&eacute;cit, fond&eacute;es sur une encyclop&eacute;die et un lexique, qui lui servent d&rsquo;interpr&eacute;tants dynamiques, ainsi que sur une exp&eacute;rience du monde qui leur fournit des &eacute;l&eacute;ments compl&eacute;mentaires et collat&eacute;raux. Ces r&egrave;gles permettent au sujet de se situer dans le monde, de se le repr&eacute;senter et, au besoin, de le transformer.</p> <p>D&rsquo;ailleurs, quand ces r&egrave;gles ne sont plus ad&eacute;quates, quand elles ne sont plus confirm&eacute;es dans leur agir et ne servent plus &agrave; comprendre ad&eacute;quatement, nous voyons appara&icirc;tre des situations de crise. C&rsquo;est le mode de pr&eacute;sence du sujet au monde qui est pr&eacute;caris&eacute; et qui demande &agrave; &ecirc;tre ren&eacute;goci&eacute;. Or, s&rsquo;il est imp&eacute;ratif d&rsquo;&eacute;tudier l&rsquo;imaginaire contemporain, c&rsquo;est que la relation du sujet au monde est actuellement, et sur de nombreux plans, pr&eacute;caris&eacute;e. Et face &agrave; une telle crise, il convient non pas de se retirer, mais de s&rsquo;impliquer, de s&rsquo;engager. La n&eacute;gociation n&rsquo;est possible que de l&rsquo;int&eacute;rieur, que par un investissement dans l&rsquo;objet m&ecirc;me qui est d&eacute;crit.</p> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/le-contemporain-et-lactuel#comments AGAMBEN, Giorgio BARTHES, Roland Contemporain Esthétique Philosophie Temps Théories du récit Essai(s) Fri, 11 Sep 2009 13:04:00 +0000 Bertrand Gervais 157 at http://salondouble.contemporain.info L'assemblée politique des pirates des mers http://salondouble.contemporain.info/lecture/lassemblee-politique-des-pirates-des-mers <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/paquet-amelie">Paquet, Amélie </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-constituante-piratesque">La constituante piratesque</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p class="rteindent2" style="padding-left: 30px;"><span style="color: #808080;">Out of parrots and macraws they step into seas which sound like earthquakes, into waters reaching up to, then punching holes in, the air. They’re on the march; as much as they ever do anything together; they’re after booty. Ownership. Usually they commence battle by surrounding their quarry like cats, mice. Tease, then, destroy them. Leave without having actually murdered anyone. They’re back in their hideout in the black sands. All of them naked. <br /> Kathy Acker, <em>Pussy, King of the Pirates</em></span></p> <div> <div>&nbsp;</div> <div><span> Lorsque Theodor W. Adorno commente le roman d’Aldous Huxley, <em>Le Meilleur des mondes</em> [1931], il arrive à la conclusion que ce roman utopique «rend en quelque sorte les hommes à venir responsables de la faute du présent<a name="note1" href="#note1a"></a>[1]». C’est peut-être pour échapper à ce trait de l’utopie que <em>La constituante piratesque&nbsp; </em>retourne dans le passé au lieu d’ouvrir vers l’avenir. Même si les pirates des mers existent encore, nous nous serions attendu dans une oeuvre contemporaine à une réflexion sur les pirates de l’ère informatique : les hackers. Le texte de Mathieu Larnaudie renoue toutefois avec la tradition des pirates de mers, comme l’écrivaine américaine Kathy Acker l’a fait dans son dernier roman <em>Pussy, King of the Pirates</em> [1997]<a name="note2" href="#note2a"></a>[2]. Des pirates de Larnaudie, nous ne connaîtrons aucune aventure. C’est d’ailleurs bien ainsi! Même si <em>La constituante piratesque</em> évoque parfois quelques bribes de récits passés, le texte de Larnaudie décrit surtout le mode d’organisation du groupe. <em>La constituante piratesque </em>est la théorie poétique et politique de cette communauté. Le texte poétique donne ici une voix à un groupe de pirates. C’est la communauté elle-même de ces pirates qui s’adressent à nous.</span></div> <div>&nbsp;</div> <div><span> L’histoire littéraire connaît déjà la figure du pirate des mers, comme celle du grand libertaire idéalisée par les poètes. Daniel Dafoe, dans <em>Histoire générale des plus fameux pirates </em>[1724], décrivait le mode de vie communautaire défendu par ces individus réfractaires à tout regroupement étatique<a name="note3" href="#note3a"></a>[3]. L’éloge de Dafoe pour le mouvement des pirates pourrait bien faire partie de la critique que Karl Marx fait aux «robinsonnades» qui ne sont pour lui en rien un germe porteur de la vraie révolution à venir. &nbsp;</span></div> <div>&nbsp;</div> <div><span> Chez Larnaudie, la constitution politique des pirates s’organise autour d’une assemblée. Les pirates ne cessent de répéter que leur assemblée sert à mettre en commun leurs interrogations. Il n’importe pas de préciser la nature de ces interrogations. L’assemblée fonctionne selon une certaine mouvance calquée sur le modèle de la communauté de pirates elle-même, qui permet une spontanéité inédite ailleurs qu’à bord de leurs navires. Ce mouvement est aussi présent dans leurs relations au passé, aux objets et aux autres êtres humains :&nbsp; &nbsp;</span></div> <div class="rteindent2"><span style="color: #808080;">&nbsp;</span></div> <div class="rteindent2"><span style="color: #808080;">Nous ne nous reconnaissons dans aucun père,&nbsp;</span></div> <div class="rteindent2"><span style="color: #808080;">dans aucune possession.&nbsp;</span></div> <div class="rteindent2"><span style="color: #808080;">Dans aucun héritage hormis celui que constitue le legs</span></div> <div class="rteindent2"><span style="color: #808080;">exercé par la main du compagnon qui, vers nous,</span></div> <div class="rteindent2"><span style="color: #808080;">se tend; par celle qui, parmi nous, se lève.</span></div> <div class="rteindent2"><span style="color: #808080;">Nous, ne nous reconnaissons aucune paternité</span></div> <div class="rteindent2"><span style="color: #808080;">rien qui nous soit dû, à part la loyauté.&nbsp; (p. 13)</span></div> <div>&nbsp;</div> <div>La seule stabilité que l’assemblée des pirates connaît est contenue dans la relation des individus vis-à-vis la communauté. Ils portent tous la responsabilité de la vie des uns et des autres. L’assemblée ne défend que sa propre liberté et ce à travers la responsabilité qu’elle confère à ses membres.</div> <div>&nbsp;</div> <div><span> Tout est question d’espace dans cette vision de la politique défendue par ces pirates<a name="note4" href="#note4a"></a>[4]. Lorsqu’une voix singulière se lève, qu’un narrateur intervient dans le texte, c’est au nom de cet espace de liberté :</span></div> <div class="rteindent2"><span style="color: #808080;">&nbsp;</span></div> <div class="rteindent2"><span style="color: #808080;">Le lendemain, nous avons modelé la plage. J’ai pris&nbsp;</span></div> <div class="rteindent2"><span style="color: #808080;">la parole, entre quelques autres qui le voulaient.</span></div> <div class="rteindent2"><span style="color: #808080;">Nous avons destitué notre représentant, ainsi qu’il&nbsp;</span></div> <div class="rteindent2"><span style="color: #808080;">en avait formulé le souhait. Puis, nous l’avons désigné&nbsp;</span></div> <div class="rteindent2"><span style="color: #808080;">à sa propre succession.</span></div> <div class="rteindent2"><span style="color: #808080;">Quand j’ai repris la parole, j’ai rappelé à notre&nbsp;</span></div> <div class="rteindent2"><span style="color: #808080;">nouveau représentant toute l’étendue de notre confiance.&nbsp;</span></div> <div class="rteindent2"><span style="color: #808080;">Car, de nous à nous, la confiance est vraiment,&nbsp;</span></div> <div class="rteindent2"><span style="color: #808080;">bel et bien, une étendue. (p. 15-16)</span></div> <div>&nbsp;</div> <div>Inattendue, la voix du narrateur qui émerge dans ce passage disparaît aussitôt pour rejoindre les rangs de la communauté. Elle resurgira dans quelques rares moments du texte. Comme le narrateur le répète, l’espace est le domaine privilégié de ces pirates. Il en est tout autrement du temps. Leur position temporelle est imprécise. Ils n’en savent eux-même pas grand-chose : «Sommes-nous en avance d’une guerre ? En retard / d’une reddition ?» (p. 19). Pour aborder cette question du temps, les pirates évoquent la guerre, mais en réalité, ils ne pourront jamais être dans une guerre. Les pirates n’ont pas d’ennemi. Ils se positionnent comme l’ennemi absolu de tous<a name="note5" href="#note5a"></a>[5]<sup>&nbsp;</sup>et veulent se défendre contre quiconque voudrait entraver leur liberté.&nbsp;</div> <div>&nbsp;</div> <div><span> Ne s’inscrivant dans aucune descendance, ces pirates ne s’intéressent guère au passé. Toute leur attention est portée sur la communauté et sur la circulation dans l’espace : «Nous parlons depuis des temps défunts. / L’idée que des temps puissent être défunts ne nous / pose aucun problème. / Nous ignorons tout des agonies» (p. 15) La pratique politique devient pour ces pirates l’activité la plus importante. Les pirates constituent la réussite concrète d’une théorie que le narrateur tente de nous décrire. Celui-ci nous fait le compte-rendu poétique de la réussite d’une forme politique : «Nous sommes cette expérience en actes, dans notre / triomphe et par nos désastres, de la communauté / prochaine de nos corps séparés» (p. 28) Ils sont dans un vaste espace, la mer, sur lequel ils ne peuvent avoir la mainmise. L’assemblée des pirates, à l’image de la mer, elle aussi mouvante et ouverte dans l’espace, permet à tous de se présenter selon ses différences tout en faisant partie de la communauté impossible à soumettre. Le mouvement qui est le coeur de l’assemblée permet la possibilité du négatif, permet qu’elle puisse être remise en question. À la fin du récit, le navire des pirates accoste. L’assemblée n’est désormais plus qu’un rêve déjà si ancien.<br /> </span></div> </div> <p><a name="note1a" href="#note1"></a>1&nbsp;Theodor W. Adorno, «Aldous Huxley et l’utopie», in <em>Prismes. Critique de la culture et la socitété</em>, Paris, Payot, 2003, p. 199.&nbsp;&nbsp;<br /> <a name="note2a" href="#note2"></a>2&nbsp;Liée aux mouvements punk du début des années 70, Kathy Acker est si associée à l’esprit des pirates que McKenzie Wark dédie son <em>Hacker Manifesto </em>à sa mémoire.McKenzie Wark, <em>A Hacker Manifesto</em>, Cambridge, Harvard, 2004, non paginé.<br /> <a name="note3a" href="#note3"></a>3&nbsp;Je me réfère à l’article : Razmug Reucheyan, «Philosophie politique du pirate», <em>Critique, </em>juin-juillet 2008, numéro 733-734, pp. 458-469. Il mentionne aussi l’<em>Histoire des aventuriers flibustiers </em>[1684] d’Alexandre Oexmelin et <em>The Pirate’s Own Book. Authentic Narratives of the Most Celebrated Sea Robbers</em> [1837].&nbsp;<br /> <a name="note4a" href="#note4"></a>4&nbsp;«L’assemblée est une pratique de l’espace». (p. 11)<br /> <a name="note5a" href="#note5"></a>5&nbsp;&nbsp;«Nous étions, par excellence, l’ennemi». (p. 23)</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/lassemblee-politique-des-pirates-des-mers#comments ACKER, Kathy ADORNO, Theodor W. Espace France HUXLEY, Aldoux LARNAUDIE, Mathieu Pirate Politique REUCHEYAN, Razmug Temps Utopie/dystopie WARK, McKenzie Poésie Récit(s) Mon, 01 Jun 2009 18:38:00 +0000 Amélie Paquet 126 at http://salondouble.contemporain.info Temps et contretemps dans le conte quignardien http://salondouble.contemporain.info/lecture/temps-et-contretemps-dans-le-conte-quignardien <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/st-onge-simon">St-Onge, Simon </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/triomphe-du-temps-quatre-contes">Triomphe du temps, quatre contes</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p align="justify">Par-del&agrave; un intitul&eacute; qui fait tinter l&rsquo;oratorio haendelien, <em>Triomphe du temps</em> emprunte &agrave; la musique son souffle, &agrave; la voix son geste. Il s&rsquo;agit de &laquo;<em>sonates de conte</em><a name="_ftnref1" title="_ftnref1" href="#_ftn1"><strong>[1]</strong></a>&raquo; devant &ecirc;tre port&eacute;es par la voix de Marie Vialle<a name="2x" href="#2xx"><strong>[2]</strong></a>, une voix qui tant&ocirc;t parle, tant&ocirc;t hurle et finalement chante. De la mati&egrave;re scripturale &agrave; sa mise en sc&egrave;ne, de l&rsquo;&eacute;criture quignardienne au jeu vocal de Vialle, le lecteur ou le spectateur est convi&eacute; &agrave; suivre les traces d&rsquo;une recherche, dont Quignard ignore l&rsquo;objet : &laquo;nous cherchons ensemble quelque chose que j&rsquo;ignore.&raquo; (p.i.) Mais cet objet situ&eacute; dans l&rsquo;inconnaissance, gr&acirc;ce au temps du conte, par l&rsquo;exp&eacute;rience temporelle modalis&eacute;e par le conte, on peut le reconna&icirc;tre comme un <em>objet petit a</em>, &laquo;qui bouche un peu le trou de la mort parce que c&rsquo;est aussi la chose qui rempla&ccedil;a un peu le perdu &agrave; la naissance.<a name="_ftnref2" title="_ftnref2" href="#_ftn2"><strong>[3]</strong></a>&raquo; Et cet objet n&rsquo;est pas de notre monde, sinon la fronti&egrave;re entre le royaume des ombres et celui des vivants, la trace du perdu merveilleux, la mati&egrave;re m&ecirc;me du conte qui se rev&ecirc;t de l&rsquo;anachronique.</p> <p align="justify">Chez Quignard, le temps que fait &eacute;prouver le conte est une exp&eacute;rience du Jadis, qui triomphe toujours du temps chronologique pour faire de l&rsquo;extr&ecirc;me contemporain un r&eacute;gime temporel originaire, un &laquo;ce fut&raquo; d&rsquo;aoriste qui fait du maintenant une pointe d&rsquo;enchantement, un contretemps qui fracture le <em>continuum </em>temporel. Cette pointe est pour ainsi dire lanc&eacute;e dans une &laquo;langue au-dessous des langues&raquo;, que Quignard d&eacute;finit comme &laquo;le son d&rsquo;un fragment de peur commune, que chacun &eacute;met sans doute &agrave; sa fa&ccedil;on, et plus ou moins, mais qui erre de l&egrave;vres en l&egrave;vres, sur la protrusion presque sexuelle et toujours d&eacute;nud&eacute;e des visages, au cours des mill&eacute;naires.<a name="_ftnref3" title="_ftnref3" href="#_ftn3"><strong>[4]</strong></a>&raquo; Cette langue en contrebas des langues, ou la &laquo;mutique sous les musiques<a name="_ftnref4" title="_ftnref4" href="#_ftn4"><strong>[5]</strong></a>&raquo; pour le dire comme Lyotard, est une modalisation du silence : elle parle dans le mutisme et dans les tacets comme dans les cris et la musique qui assaille de tous les c&ocirc;t&eacute;s, donc n&rsquo;est pas muette, mais mugit et murmure: elle est le g&eacute;missement originaire. Les quatre contes de <em>Triomphe du temps</em> brisent, d&eacute;passent et d&eacute;coupent ce silence qui n&rsquo;est pas muet, ce qui est une fa&ccedil;on de dire qu&rsquo;ils phrasent et chantent le pathos. Et phraser et chanter le pathos, c&rsquo;est s&rsquo;adonner &agrave; une &laquo;arch&eacute;opathie<a name="7x" href="#7xx"><strong>[6]</strong></a>&raquo; pour reprendre un n&eacute;ologisme de Dominique Viart, &agrave; une recherche de <em>l&rsquo;objet petit a</em>, qui se loge dans cet inconnaissable que Quignard nomme le Jadis.</p> <p align="justify">Quignard pose les indications pr&eacute;liminaires &agrave; la mise en sc&egrave;ne des quatre contes de <em>Triomphe du temps</em> en &eacute;crivant qu&rsquo;il &laquo;fa[ut] un com&eacute;dien masculin muet et Marie seule &agrave; parler &ndash; non seulement seule &agrave; parler mais devant aller jusqu&rsquo;aux hurlements. Puis au chant.&raquo; (p.i.) C&rsquo;est entre le silence de l&rsquo;un et la musique de l&rsquo;autre, c&rsquo;est dans cet entre-deux que point <em>l&rsquo;objet petit a</em>, l&rsquo;<em>agalma</em>, &laquo;l&rsquo;identificateur en personne de ce qui dispara&icirc;t dans la disparition<a name="_ftnref6" title="_ftnref6" href="#_ftn6"><strong>[7]</strong></a>&raquo;, dont le conte cadre et les trois autres qui le ponctuent sont d&eacute;j&agrave; les garants. Car l&rsquo;&eacute;criture quignardienne s&rsquo;emploie d'avance &agrave; r&eacute;v&eacute;ler dans une langue son contrebas, dans la musique annonc&eacute;e le mutique, et ce, dans l&rsquo;&eacute;trange mouvement de la <em>revenance</em>,<em> </em>&agrave; savoir ce qui apporte au pr&eacute;sent un pass&eacute; d&eacute;tach&eacute; de toute chronologie, ce qui r&eacute;actualise la naissance par le tr&eacute;pass&eacute;, ce qui, au final, fait de la naissance et la mort le double tempo de la temporalit&eacute; du conte.</p> <p align="justify">Cette &oelig;uvre est une variation de ce mouvement, une m&eacute;diation d&rsquo;objets petit <em>alter</em>. Le premier conte le manifeste via un &laquo;souvenir&raquo; qui &laquo;&eacute;meut&raquo; (p. 9) et qui condense en lui-m&ecirc;me le lointain et le proche, o&ugrave; le proche se fait tr&egrave;s lointain : &laquo;Mon gars, &ccedil;a fait un si&egrave;cle! disait-elle, m&ecirc;me si je l&rsquo;avais vue un quart d&rsquo;heure plus t&ocirc;t.&raquo; (p. 10) Cette m&egrave;re, toute s&eacute;nescente, s&rsquo;autorise &agrave; toucher &agrave; son fils qu&rsquo;au seuil de la disparition, donnant &agrave; lire dans ses mains ravin&eacute;es le triomphe du temps. Ce m&ecirc;me triomphe est pr&eacute;sent &agrave; la fin de ce conte-cadre, qui reconduit, dans une distension temporelle, le fils vers l&rsquo;enfance et la m&egrave;re &agrave; la grand-m&egrave;re. Apr&egrave;s un &laquo;cri comme seul enfant peut crier&raquo; (p. 72) un cri qui marque le r&eacute;veil de l&rsquo;enfant, la grand-m&egrave;re &laquo;murmure une chanson de son pays&raquo; (p. 74) qui fait aussit&ocirc;t retomber l&rsquo;enfant dans le sommeil, dans l&rsquo;autre royaume. Cette chanson &eacute;voque une &laquo;eau qui chante&raquo; et qui &laquo;porte&raquo; &laquo;l'ombre&raquo; (p. 75) de l&rsquo;enfant, une eau qui fait &eacute;cho &agrave; un des <em>objets petit a</em> que montre la m&egrave;re &agrave; son fils avec un visage extasi&eacute; au d&eacute;but du conte, &agrave; savoir une mare d&rsquo;o&ugrave; la m&egrave;re toute rid&eacute;e revient : &laquo;Elle me montrait sur l&rsquo;herbe l&rsquo;eau de la mare. Elle revenait. Elle s&rsquo;asseyait.&raquo; (p. 12) Dans un autre des contes, cette <em>revenance </em>est par exemple celle d&rsquo;un homme qui erre et qui retrouve sa premi&egrave;re femme devenue maigre et vieille ; ou, dans un autre encore, celle de Dante, qui revient des morts pour discuter avec l&rsquo;enfant Jean Racine, apr&egrave;s que celui-ci, dans son sommeil, lui ait rendu visite chez les ombres, sur les rives du fleuve G&eacute;missement, donc &agrave; l'or&eacute;e de la langue en contrebas des langues, l&agrave; o&ugrave; s'entend la musique mutique qui monte depuis l'autre royaume.</p> <p align="justify">La variation de ce mouvement de <em>revenance</em>, la m&eacute;diation d&rsquo;<em>objets petit a</em>, fait vibrer une pointe d&rsquo;enchantement ou plus pr&eacute;cis&eacute;ment d&eacute;senchante, en ce sens o&ugrave; &laquo;[d]&eacute;sanchanter, [c]&rsquo;est faire venir l&rsquo;esprit dehors. L&rsquo;enchanter ailleurs, le fixer sur autre chose<a name="_ftnref13" title="_ftnref13" href="#_ftn13"><strong>[8]</strong></a>&raquo;, comme sur un autre temps, dans un contretemps. Ainsi, Quignard ne r&eacute;invente pas le conte, il ne le r&eacute;actualise m&ecirc;me pas, sauf si r&eacute;inventer ou r&eacute;actualiser signifie le faire triompher dans une enti&egrave;re contemporan&eacute;it&eacute;, si c&rsquo;est faire fuser du jadis dans le pr&eacute;sent.</p> <p align="justify" class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn1" title="_ftn1" href="#_ftnref1">1</a> Pascal Quignard, <em>Triomphe du temps, quatre contes</em>, Paris, Galil&eacute;e, coll. &laquo;Lignes fictives&raquo;, <em>pri&egrave;re d&rsquo;ins&eacute;rer</em>. Les prochaines r&eacute;f&eacute;rences &agrave; ces pages seront identiqu&eacute;es avec l'abr&eacute;viation &laquo;p.i.&raquo; suivant la citation.</p> <p><a name="2xx" href="#2x">2</a> <em>Triomphe du temps</em> a &eacute;t&eacute; pr&eacute;sent&eacute; pour la premi&egrave;re fois au Th&eacute;&acirc;tre de la cr&eacute;ation, en France, le 26 septembre 2006, par la compagnie Le nom sur le bout de la langue.</p> <p align="justify" class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn2" title="_ftn2" href="#_ftnref2">3</a> Pascal Quignard, <em>Sordidissimes</em>, Paris, Gallimard, coll. &laquo;Folio&raquo;, 2005,<em> </em>p. 50.</p> <p align="justify" class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn3" title="_ftn3" href="#_ftnref3">4</a> Pascal Quignard, &laquo;XXe trait&eacute;, Langue&raquo;, dans <em>Petit trait&eacute; I</em>,<em> </em>Paris, Gallimard, coll. &laquo;Folio&raquo;, 1990, p. 464.</p> <p align="justify" class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn4" title="_ftn4" href="#_ftnref4">5</a> Jean-Fran&ccedil;ois Lyotard, &laquo;Musique, mutique&raquo;, dans <em>Moralit&eacute;s postmodernes</em>, Paris, Galil&eacute;e, coll. &laquo;D&eacute;bats&raquo;, p. 192.</p> <p><a name="7xx" href="#7x">6</a> Dominique Viart, &laquo;Les fictions critiques de Pascal Quignard&raquo;, <em>&Eacute;tudes fran&ccedil;aises</em>, vol. 40, no 2, 2004, p.31.</p> <p align="justify" class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn6" title="_ftn6" href="#_ftnref6">7</a> Pascal Quignard, <em>Sordidissimes</em>, Paris, Gallimard, coll. &laquo;Folio&raquo;, 2005, p. 51.</p> <p align="justify" class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn13" title="_ftn13" href="#_ftnref13">8</a> Pascal Quignard, <em>La haine de la musique</em>, <em>petits trait&eacute;s</em>,<em> </em>Paris, Calmann-L&eacute;vy, 1996, p. 278.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/temps-et-contretemps-dans-le-conte-quignardien#comments France LYOTARD, Jean-François Mémoire Musique QUIGNARD, Pascal Temps VIART, Dominique Conte Wed, 04 Feb 2009 16:19:00 +0000 Simon St-Onge 40 at http://salondouble.contemporain.info Quand savons-nous que c'est terminé? http://salondouble.contemporain.info/lecture/quand-savons-nous-que-cest-termine <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/gervais-bertrand">Gervais, Bertrand</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/les-baldwin">Les Baldwin</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p align="justify">Qui a dit que l&rsquo;imaginaire de la fin battait de l&rsquo;aile?&nbsp; Apr&egrave;s le p&eacute;tard mouill&eacute; de l&rsquo;an 2000, qui n&rsquo;a pas accouch&eacute; d&rsquo;une Apocalypse mondiale ni m&ecirc;me d&rsquo;un bogue informatique cr&eacute;dible, on s&rsquo;est dit qu&rsquo;on pouvait enfin passer &agrave; autre chose. L&rsquo;avenir ne serait pas si gris que &ccedil;a. Mais, peu &agrave; peu, et les attentats du 11 septembre 2001 y sont pour quelque chose, le noir est revenu, sous la forme non pas d&rsquo;un genre litt&eacute;raire, mais d&rsquo;id&eacute;es t&eacute;n&eacute;breuses&hellip; De sorte que l&rsquo;imaginaire de la fin n&rsquo;a jamais &eacute;t&eacute; aussi florissant. Il n&rsquo;est plus l&rsquo;apanage des romans d&rsquo;anticipation et de science-fiction, il s&rsquo;est infiltr&eacute; dans le roman social et le bestseller, et s&rsquo;est adapt&eacute; aux conventions du r&eacute;alisme. Mais il ne faut pas en &ecirc;tre surpris, en situation de transition (politique, technologique, &eacute;conomique, etc.), il convient de s&rsquo;imaginer le pire esp&eacute;rant ainsi conjurer le mauvais sort.</p> <p align="justify">Les fictions sont l&eacute;gions qui exploitent certains des motifs ou des traits les plus saillants de l&rsquo;imaginaire de la fin. Pensons au dernier roman de Cormac McCarthy, <em>The Road</em>, ou &agrave; toutes ces apocalypses intimes qui font les d&eacute;lices de la litt&eacute;rature fran&ccedil;aise. Dans le sillage de la production d&rsquo;Antoine Volodine, on trouve <em>Les Baldwin </em>du qu&eacute;b&eacute;cois Serge Lamothe, paru aux &eacute;ditions L&rsquo;instant m&ecirc;me &agrave; Qu&eacute;bec, en 2004. On y d&eacute;couvre, comme dans les meilleurs exemples de fins du monde, un d&eacute;crochage temporel complet, la pr&eacute;sence d&rsquo;un espace de transition &eacute;tonnamment fig&eacute;, une intrigante opacit&eacute; langagi&egrave;re, une recherche de signes annonciateurs et, bien entendu, une fin pos&eacute;e comme principe de coh&eacute;rence.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><br /> Une post-histoire</strong></span></p> <p align="justify">Texte au statut g&eacute;n&eacute;rique incertain, puisque aucun genre n&rsquo;est formellement identifi&eacute; dans l&rsquo;&eacute;dition courante, <em>Les Baldwin</em> met en sc&egrave;ne un univers post-historique. De l&rsquo;Am&eacute;rique du nord telle que nous la connaissons avec ses fronti&egrave;res et ses villes, il ne reste plus que des terres d&eacute;vast&eacute;es, vid&eacute;es de presque toute faune et flore, des terres peupl&eacute;es par quelques rares Baldwin, pr&eacute;occup&eacute;s avant tout par leur survie. O&ugrave; sommes-nous pr&eacute;cis&eacute;ment? En quelle ann&eacute;e? Le texte ne le dit jamais. L&rsquo;&eacute;poque d&eacute;crite est un temps de l&rsquo;apr&egrave;s : apr&egrave;s la civilisation, apr&egrave;s un cataclysme quelconque. En fait, nous dit Les Baldwin, nous sommes &laquo; apr&egrave;s l&rsquo;&eacute;lection du dernier gouvernement &raquo;, sans qu&rsquo;on ne sache trop s&rsquo;il s&rsquo;agit du dernier en date ou de l&rsquo;ultime.</p> <p align="justify">Le monde des Baldwin appara&icirc;t comme la demi-vie d&rsquo;un Temps de la fin, p&eacute;riode de transition qui n&rsquo;en finit plus de finir, o&ugrave; les derni&egrave;res forces s&rsquo;&eacute;puisent et les derni&egrave;res vies s&rsquo;&eacute;teignent. Des romans tels que In the <em>Country of Last Things</em> de Paul Auster, le cycle de la ville-&icirc;le de Pierre Yergeau, ou encore le dernier Will Self, <em>The Book of Dave</em>, nous ont habitu&eacute;s &agrave; ces univers post-historiques, o&ugrave; les villes ne sont plus que ruines, et la survie, une pr&eacute;occupation de tous les instants. Dans la fiction de Lamothe, la vie de quelques Baldwin nous est d&eacute;crite dans une s&eacute;rie de 40 r&eacute;citations, et c&rsquo;est le terme utilis&eacute; par le texte lui-m&ecirc;me pour identifier les diverses entr&eacute;es&nbsp; du r&eacute;cit.</p> <p align="justify">La huiti&egrave;me r&eacute;citation, intitul&eacute;e &laquo; Enayat &raquo;, rapporte, un peu &agrave; la mani&egrave;re des r&eacute;cits de l&rsquo;ancien testament, le destin singulier de ce Baldwin. &laquo; Enayat &raquo;, peut-on lire, &laquo; avait un fils. Un Baldwin. Personne n&rsquo;aurait su dire s&rsquo;il l&rsquo;avait trouv&eacute; seul. C&rsquo;&eacute;tait une excroissance accidentelle et douloureuse qu&rsquo;il devait porter sans aide. &raquo; (p. 33) Nous sommes confront&eacute;s &agrave; un univers merveilleux &ndash; qu&rsquo;est-ce qu&rsquo;un fils qui est une excroissance? &ndash;, et surtout pr&eacute;caris&eacute; et d&eacute;peupl&eacute;. Enayat est seul avec son fils. Ils sont au milieu de nulle part, de ce nulle part du moins qui permet &agrave; des banquises d&rsquo;exister. Quelque part dans le nord qu&eacute;b&eacute;cois, proche de la mer. Nulle autre pr&eacute;sence humaine n&rsquo;est d&eacute;tect&eacute;e. Aucune habitation, aucune infrastructure gouvernementale. C&rsquo;est une banquise tout ce qu&rsquo;il y a de plus nue. Un amas de glaces flottantes form&eacute;es par la solidification de l'eau de mer. Les deux Baldwin, le fils et le p&egrave;re, sont aux limites du monde. Ils ne sont plus sur la terre ferme, ils sont sur un banc de glace, une structure flottante semi-permanente.</p> <p><strong><br /> </strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong> D&rsquo;intenses sp&eacute;culations...</strong></span></p> <p align="justify">La fin appara&icirc;t d&rsquo;embl&eacute;e comme le principe m&ecirc;me de coh&eacute;rence de l&rsquo;existence des Baldwin. Ce sont des &ecirc;tres de la fin, des sujets soumis au d&eacute;nuement et &agrave; la disparition. Dans &laquo; Enayat &raquo;, le fils demande : &laquo; P&egrave;re, quand savons-nous que c&rsquo;est termin&eacute;? &raquo; Et le p&egrave;re ne sait quoi r&eacute;pondre. &laquo; Peut-&ecirc;tre que la banquise &eacute;tait tout ce qui restait. Peut-&ecirc;tre. Il n&rsquo;y avait pas moyen d&rsquo;en &ecirc;tre certain. &raquo; (p. 34) C&rsquo;est un Temps de la fin qui s&rsquo;&eacute;tire, un temps qui est devenu sa propre r&eacute;alit&eacute;, aux contours flous et au statut incertain.</p> <p align="justify">Cette incertitude est d&rsquo;ailleurs le pr&eacute;texte &agrave; d&rsquo;intenses sp&eacute;culations de la part des baldwinologues, les sp&eacute;cialistes des Baldwin responsables de la publication des quarante r&eacute;cits du recueil. Ceux-ci proviennent, semble-t-il, d&rsquo;un rapport &laquo; des plus r&eacute;centes recherches effectu&eacute;es [&hellip;] &agrave; l&rsquo;Institut Baldwin &raquo; (p. 9).&nbsp; Or, deux th&egrave;ses s&rsquo;affrontent &agrave; cet institut, l&rsquo;une selon laquelle &laquo; l&rsquo;existence des Baldwin n&rsquo;a jamais &eacute;t&eacute; scientifiquement d&eacute;montr&eacute;e &raquo; (p. 10); l&rsquo;autre affirmant au contraire leur existence. Pour Drig&Oslash; par exemple, ils repr&eacute;sentent &laquo; un bel exemple de projections permanentes ou [&hellip;] de projections &agrave; dur&eacute;e mixte. &raquo; (p. 118), posture plut&ocirc;t faible ontologiquement parce qu&rsquo;elle permet de fa&ccedil;on d&eacute;tourn&eacute;e d&rsquo;att&eacute;nuer cette existence, la transformant en simple pr&eacute;sence s&eacute;miotique. Pour Ganido, par contre, ils existent, non pas sous forme de figures et de projections, mais &laquo; en tant qu&rsquo;entit&eacute;s socialement d&eacute;sorganis&eacute;es rep&eacute;rables soit &agrave; leur isolement, soit &agrave; leur d&eacute;tresse physique, soit &agrave; des s&eacute;quelles psychologiques ind&eacute;l&eacute;biles. &raquo; (p. 10). Les Baldwin seraient-ils une esp&egrave;ce singuli&egrave;re du genre humain? Cohabitent-ils avec notre esp&egrave;ce, mais en fonction d&rsquo;une temporalit&eacute; autre et d&rsquo;une conception singuli&egrave;re de l&rsquo;histoire?</p> <p><strong><br /> </strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong> Le travail des r&eacute;citantes</strong></span></p> <p align="justify">Le texte de Lamothe s&rsquo;ouvre sur un prologue o&ugrave; les diverses th&egrave;ses sur l&rsquo;existence des Baldwin sont tour &agrave; tour expos&eacute;es et battues en br&egrave;che, de sorte que nous sommes incapables de savoir, en d&eacute;but de lecture, si lesdits Baldwin sont autre chose, dans ce monde fictionnel, qu&rsquo;une pure cr&eacute;ation de l&rsquo;esprit. Et les probl&egrave;mes sont accentu&eacute;s par le fait que les r&eacute;citations que nous lisons ont &eacute;t&eacute; manipul&eacute;es. Elles sont le fait, nous dit le texte, des r&eacute;citantes, sortes d&rsquo;informatrices ou de surnarratrices, &agrave; la Volodine, qui ont la charge de raconter la vie des Baldwin et qui veillent &agrave; la transmission des informations recueillies. Or, ces r&eacute;citations ne nous sont pas transmises imm&eacute;diatement ou telles quelles, elles sont transform&eacute;es et manipul&eacute;es par les scribes de l&rsquo;Institut. On le remarque aux mentions qui sont faites du r&ocirc;le des r&eacute;citantes dans la sauvegarde de certaines informations ou alors de la limite de leur savoir et de leur souci pour pr&eacute;server la m&eacute;moire de quelque Baldwin &eacute;gar&eacute;.</p> <p align="justify">Les r&eacute;citantes apportent le mat&eacute;riau premier des r&eacute;cits, comme des informatrices travaillant au compte d&rsquo;un ethnologue. Et comme des informatrices justement, leurs r&eacute;citations nous sont transmises, mais appr&ecirc;t&eacute;es, soumises &agrave; un processus &eacute;ditorial et interpr&eacute;tatif qui en att&eacute;nue essentiellement la valeur de v&eacute;rit&eacute;. Car, si ce qu&rsquo;elles ont racont&eacute; est vrai et repose sur des faits av&eacute;r&eacute;s, rien ne nous dit que les r&eacute;cits offerts &agrave; la lecture par l&rsquo;Institut Baldwin en respectent la v&eacute;racit&eacute;. Les informations ont &eacute;t&eacute; soumises &agrave; de multiples op&eacute;rations qui ont tr&egrave;s bien pu en d&eacute;naturer le contenu.</p> <p align="justify">Et nous ne savons plus rien de s&ucirc;r.</p> <p align="justify">Les Baldwin apparaissent en effet comme des &ecirc;tres au statut doublement incertain. &Agrave; m&ecirc;me ce monde fictionnel, ce sont des &ecirc;tres &agrave; mi-chemin entre de pures projections et des sujets socialement disfonctionnels. Et, dans <em>Les Baldwin</em>, ils sont les objets de r&eacute;cits aux valeurs de v&eacute;rit&eacute; att&eacute;nu&eacute;es, pour ne pas dire suspectes. Mais ces r&eacute;cits sont, paradoxalement, les seules preuves de l&rsquo;existence des Baldwin. Car ces derniers survivent avant tout dans la retransmission des textes et dans leur lecture. Ils survivent parce que des lecteurs (nous!) servent de relais aux r&eacute;cits de leur vie et de leur fin et en entretiennent la flamme, assurant &agrave; leur destin&eacute;e un &eacute;cho au-del&agrave; des parois de leur propre monde.</p> <p align="justify">Quand savons-nous que c&rsquo;est termin&eacute;? demande le fils.</p> <p align="justify">Le pire, ce serait que &ccedil;a ne se termine jamais.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/quand-savons-nous-que-cest-termine#comments Imaginaire de la fin LAMOTHE, Serge Post-histoire Québec Représentation Style Temps Récit(s) Mon, 15 Dec 2008 18:09:00 +0000 Bertrand Gervais 55 at http://salondouble.contemporain.info