Salon double - Imaginaire de la fin http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/354/0 fr Le visage de l'histoire http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-visage-de-lhistoire <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/leguerrier-louis-thomas">Leguerrier, Louis-Thomas </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/les-derniers-jours-de-smokey-nelson">Les derniers jours de Smokey Nelson</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="margin-left: 160px; "><span style="color:#696969;">«C'est mon visage que tu contempleras demain dans les yeux du scélérat qui sera enfin assassiné. Par moi, ton Dieu.» (p.96)</span></p> <p style="margin-left:28.55pt;">&nbsp;</p> <p><em>Les derniers jours de Smokey Nelson</em> de Catherine Mavrikakis raconte le surgissement brutal de jours profondément et fatalement historiques au cœur d'une époque en pleine perte d'historicité. Ces quelques jours presque entièrement occupés par la présence invisible mais terriblement concrète de Smokey Nelson, un Noir américain condamné à mort pour avoir sauvagement assassiné un couple et leurs deux enfants, sont des fragments de l'histoire que le monde contemporain, avec sa haine, ses injustices, sa spiritualité mutilée et ses mille violences nous inflige, nous qui de cette histoire ne cessons d'affirmer la disparition, et hurlons sur tous les toits l'arrivée de son terme. Chacun des quatre principaux personnages du roman entretient un rapport tragique mais essentiel avec l'histoire, celle personnelle de Smokey Nelson comme celle, se dévoilant dans le crime qu'il commet et dans l'exécution s'en suivant, qui pèse de tout le poids de son universalité sur les êtres qui l'endurent. &nbsp;Pearl Watanabe nous apparaît destinée à aller à sa rencontre mais, ayant laissé passer la possibilité terrifiante qu'elle lui offrait, se laisse résorber par elle; Sydney Blanchard la convoite en vain depuis sa naissance pour finalement la trouver dans une mortelle bagarre de rue; Ray Ryan se la construit idéologiquement et réifie son contenu réel pour se protéger de son caractère absurde; tandis que Smokey Nelson, le condamné à mort, ne fait plus qu'un avec elle: à la fois le bourreau et la victime, il incarne la prison infernale où se rencontrent les extrêmes de sa dialectique.</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Pearl Watanabe</strong></span></p> <p>Pearl Watanabe apparaît d’abord dans le roman comme une rescapée de l'histoire. C'est avec une violence que peu de gens connaissent qu'elle y a été confrontée, lorsque, ayant quitté sa terre natale pour s'installer dans l'État de Georgie aux États-Unis, elle a fait la découverte dans le motel où elle travaillait des cadavres fraîchement tués de la famille anéantie par Smokey Nelson. Mais quand elle décide de retourner vivre là d'où elle vient et où elle a grandi, à Hawaii, dans ce «monde protégé» (p.41) qu'elle se promet de ne plus quitter, elle croit pouvoir oublier ce corps à corps si intense avec l'histoire qu'elle a laissé derrière elle dans ce motel de la banlieue d'Atlanta, et ainsi pouvoir mourir «au terme d'une existence qui finirait par être sans histoire» (p.41). Introduite, donc, comme une rescapée, Pearl Watanabe se dévoile pourtant bien vite, alors qu'elle prend l'avion pour aller rendre visite à sa fille sur le continent américain, comme une aventurière partant à la rencontre de l'histoire, de ce destin qu'elle appréhende sans se l'avouer depuis qu'elle a fait la connaissance de Smokey Nelson, de cette étoile qu'elle sait être la sienne et qu'elle voudrait «décrocher du ciel et tenir à bras le corps» (p.70). En cette terre de l'apaisement qu'est Hawaii, Pearl conserve par son nom le souvenir du sursaut d'histoire qui en a fait trembler le sol, le jour du bombardement de Pearl Harbor pendant la Deuxième Guerre mondiale. Elle est la trace que l'histoire a laissée sur ce continent qui voudrait&nbsp; l'oublier. Le caractère inéluctable de sa rencontre avec celle-ci s'impose de toute sa force quand elle découvre que l'exécution de Smokey Nelson, ‪cet événement qui depuis quinze ans se trouve reporté, aura lieu pendant les vacances qu'elle passe alors chez sa fille tout près d'Atlanta. Cet homme qu’elle a croisé dans le stationnement du motel tout de suite après qu’il ait égorgé ses quatre victimes, avec lequel, juste avant d'entrer dans le motel pour y découvrir les corps, elle a fumé une cigarette et échangé des paroles amicales, cet homme qui ne l'a pas tuée alors qu'il savait bien qu'elle témoignerait contre lui et pour lequel elle ne peut s'empêcher de ressentir un attachement profond, elle sait qu'elle a maintenant une chance de le revoir. Ainsi le cloîtrement volontaire de Pearl en terre posthistorique apparaît finalement comme un entre-deux longuement prolongé. Ce qu'elle a pensé être l'aboutissement de sa vie n'était qu'un moment de repos avant la suprême épreuve dont elle ressent secrètement, depuis sa rencontre avec Smokey Nelson, la terrifiante nécessité. Son exil n'était qu'un moment de calme avant la tempête. Un peu comme en offrait aux soldats américains, lorsqu'il était réquisitionné par l'armé, l'hôtel où elle travaille à Hawaii, «afin que les gars envoyés dans le Pacifique aient un lieu agréable pour oublier le sort qui les attendait» (p.54).</p> <p>Jetée tête première dans la fureur du destin dont elle pensait s'être à jamais extirpée, Pearl commence à faire surgir la logique à la fois terrible et séduisante qui a muri en elle de la noirceur dans laquelle le refoulement l'a si longuement maintenue:&nbsp;</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>C'est comme si toute sa vie, depuis plus de vingt ans, elle l'avait vécu en prison, avec ce type, ce Nelson... comme si elle s'était sentie coupable des crimes... Que devait-elle expier? Qu'avait-elle fait de si mal en étant séduite par cet homme plus jeune chez qui elle n'avait pu deviner l'horreur? (p.243)</p> </blockquote> <p>Si Pearl attribue ce sentiment de culpabilité au fait qu'elle ait pu être séduite par un homme s'étant montré capable d'une telle sauvagerie, c'est peut-être pour se protéger de ce qu'elle sait malgré tout avoir à expier, et qui en elle a été enfoui par le travail du temps anhistorique qui gouverne cet hôtel de l'oubli dans lequel elle s'est réfugiée. Si la honte de s'être attachée à quelqu'un ayant agi de manière monstrueuse était ce qui la préoccupait réellement, elle n'aurait pas perdu toutes ces années à tenter d'oublier le sort réservé à Smokey Nelson, et aurait probablement souhaité qu'il soit exécuté bien avant. Le fait que son attachement pour lui se soit maintenu après qu'elle ait appris ce dont il était capable et que celui-ci soit même devenu beaucoup plus intense et profond —assez pour lui donner l'impression de vivre avec lui en prison— prouve plutôt le contraire. Ce que Pearl sait au fond d'elle devoir expier est peut-être cette souffrance qu'elle ne peut justement pas vivre en prison avec Smokey Nelson:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>On avait eu beau, dans les journaux, faire d'elle une pauvre victime des circonstances, de la police qui ne croyait pas en son premier témoignage et plus généralement de la vie, Pearl ne pouvait s'empêcher de se voir comme une espèce de bourreau dans cette affaire (p.67).</p> </blockquote> <p>Peut-être est-ce le redoutable impératif formulé dans <em>Les Frères Karamazov </em>par le Staret Zossima qui occupe les pensées troubles avec lesquelles elle se débat au moment où, ayant perdu pour toujours la chance de revoir celui qui l'obsède, elle décide de se donner la mort: «Si tu es capable de prendre sur toi le crime du criminel qui se tient devant toi et que tu juges en ton cœur, alors, prends-le sans attendre et souffre, toi, pour lui, et, lui, laisse le repartir sans reproches» (Dostoïevski, p.577).</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Sydney Blanchard</strong></span></p> <p>Tout comme Pearl Watanabe, Sydney Blanchard voudrait bien trouver la place qui lui revient à l'intérieur du plan suprême de l'histoire: «J'ai comme une mission sur cette terre». (p.108) Seulement, il se trompe dans les suppositions qu'il entretient sur la nature de celle-ci. Alors qu'il s'imagine, étant né le jour de la mort de Jimi Hendrix, entrer dans l'histoire en tant que star du rock, le cours des choses qui fait en sorte que les Noirs américains ne peuvent pas tous occuper la place réservée à quelques-uns au sein de l'industrie culturelle continue de gagner du terrain. La mésaventure qui à dix-neuf ans l'a fait passer à deux doigts de la peine capitale et qui du même coup le liait à jamais au sort de Smokey Nelson lui a tout de même donné à réfléchir. Cet épisode seul a de quoi lui faire comprendre que ce rôle qu'il se croit destiné à jouer dans l'effroyable comédie de son temps est tout sauf glorieux. Et il le comprend, au moins partiellement, puisqu'il affirme être conscient de vivre «en sursis» (p.115). Sydney Blanchard est la figure du protagoniste en sursis de l'histoire. C'est de justesse qu'il a pu se dérober à la férocité de son emprise, quand le témoignage de Pearl Watanabe contre Smokey Nelson a fait tomber les accusations de meurtre au nom desquelles l'État allait lui faire la peau. Sans oublier la chance qu'il a eue, près de quinze ans après cet épisode carcéral, d'avoir pu quitter la Nouvelle-Orléans avec sa famille avant que la situation causée par l'ouragan Katrina ne dégénère: «L'histoire a décidé pour moi... Après Katrina, encore un nouveau petit sursis...» (p.115). Après chacun de ces deux événement marquants de sa vie, ces deux moments qu'il ressent comme des irruptions dans celle-ci, sous une forme négative, de l'histoire par laquelle il sait être intimement concerné, Sydney Blanchard a l'impression à la fois d'avoir été épargné et laissé en plan:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Si je me faisais exécuter vendredi, (à la place de Smokey Nelson) je serais même content que quelque chose ait lieu... C'est pas le vedettariat... Je l'envie pas de passer à la télé et dans les journaux... Ça, je l'ai vécu quand j'ai été arrêté... Rien de sympa là-dedans... Non, juste avoir l'impression que la vie m'a pas simplement oublié... (p.37-38)</p> </blockquote> <p>S'il voudrait que la vie se souvienne de son existence, afin que celle-ci puisse s'inscrire d'une quelconque manière dans l'histoire universelle, l'approche de l'exécution de Smokey Nelson qui, si ce n'avait été de Pearl Watanabe, aurait bien pu être la sienne, le force à penser cette inscription de son être dans la marche du monde de manière négative, c'est-à-dire en relation à sa propre destruction en tant que sujet historique. C'est qu'il envisage, malgré la bonne étoile qu'il attribue au jour de sa naissance, tout ce que l'histoire a de souffrance à offrir au prolétariat noir américain, que ce soit «dans l'État de John McCain» (p.101) ou chez les «bobos» (p.102) du nord: «L'Amérique, c'est beau, oui, mais pas pour tous!» (p.119). Il est tentant d'interpréter le rapport qu'il établit ―dans une des nombreuses conversations qu'il a avec sa chienne Betsy― entre l'ouragan Katrina et le passage de la Bible où s'abat sur Sodome et Gomorrhe la foudre de Dieu comme une métaphore sur la fatalité dont la société américaine a historiquement marqué les Noirs qui ont essayé d'y vivre: «Il y aurait eu de quoi faire un film, que j'aurais pu vendre cher à des réalisateurs blancs... Ils auraient parlé d'une reprise de la fin de Sodome et Gomorrhe avec des Noirs...» (p.111). L'idée de voir dans l'ouragan Katrina un châtiment divin envoyé aux Noirs pour les punir d'être noirs, idée partagée par plusieurs Américains d'extrême-droite dont Ray Ryan, exprime bien le rapport problématique que Sydney Blanchard entretient avec l'histoire. Même s'il a toujours gardé la conviction que celle-ci lui réservait de grandes choses, il doit reconnaître que ses quelques irruptions dans sa vie ont chaque fois failli lui coûter celle-ci. Malgré le relatif confort de cette vie de longue attente, cette vie de sursis qu'il a connue entre ces moments de crise, il reste que: «un jour, on en peut plus... On demande la fin. On veut que ça finisse pour de bon... On est franchement écœuré que le même film recommence... Qu'on nous le passe en boucle» (p.120). Mais cette fin qui est accordée à Sydney Blanchard n'a rien de grandiose: l'histoire lui annonce simplement et brutalement que son sursis est terminé, et que son dernier soupir, il le poussera, comme tant d'autres de sa couleur et de sa classe sociale, dans la violence et la haine, sur le ciment brûlant du stationnement d'un poste d'essence, tombé sous les balles d'un autre Noir qui comme lui a eu le malheur de naître sous l'étoile cruelle et revancharde des États-Unis d'Amérique.</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Ray Ryan</strong></span></p> <p>Ray Ryan, pour sa part, entretient avec l'histoire une relation de maîtrise et de servitude. Il est de ceux qui ne vivent pas le temps historique qu'ils font: travaillant sans relâche à la production et à la reproduction de celui-ci, jamais il ne parvient à s'approprier l'expérience qu'il en fait. C'est cela qui est exprimé par cette phrase que son Dieu —qui tout au long du roman l'accompagne et prend la parole à sa place— aime lui souffler au creux de l'oreille: «Le temps divin avale et broie ton existence» (p.96). Producteur de sa propre dépossession, seule la fiction idéologique qu'il superpose à l'histoire réelle dont il est séparé se trouve à la portée des infimes pouvoirs qu'il peut encore reconnaître comme siens. Peut-être est-il celui des quatre personnages principaux du roman qui entretient le rapport le plus dangereux avec l'histoire, dangereux pour le maintien de sa propre communauté et de toute vie sociale. En affirmant, avec la résolution propre à l'intégrisme religieux, l'existence d'une positivité absolue qui se dévoilera pleinement à la fin de l'histoire, il fait entrer la souffrance vécue dans un plan préétabli résultant d'une volonté consciente, et justifie par là tout ce que celle-ci inflige et continuera d'infliger de malheurs et d'humiliations à l'être humain: «Moi seul prononce les arrêts de mort, les catastrophes que je vous envoie en ce moment et depuis quelques temps sont des signes bien clairs qui montrent la splendeur et la magnitude de la colère que je contiens» (p.93). De Ray Ryan, toute possibilité de révolte a été extirpée. L'histoire ayant toujours suivi son cours malgré la folie de ses faux prophètes, il la sert d'autant mieux qu'il la falsifie en l'intégrant de force dans le sens qu'il lui attribue. Son aveuglement est un conformisme au service de ceux qui comme son fils Tom infligent aux vaincus toute la violence nécessaire au maintien de l'histoire réelle, qui est restée jusqu'à ce jour celle des vainqueurs: «Et quand ton fils, vaillant soldat, s'est fait le gardien du sanctuaire divin, du territoire du Sauveur, tu as acquiescé doucement, fièrement. Que Dieu sauve l'Amérique!» (p.91).&nbsp; En cherchant à donner un sens à l'assassinat de sa fille et de la famille de celle-ci par Smokey Nelson et en voyant dans l'exécution de ce dernier le couronnement de la fausse réalité qu'il a échafaudée en imposant à la véritable un sens clos, Ray Ryan justifie non seulement le meurtre en général, que ce soit à travers la peine de mort administrée ou les exactions commises par le groupe d'extrême-droite dont son fils fait partie, mais aussi, sans le vouloir, la mort atroce et impardonnable de celle qu'il a mise au monde. Cette fin abominable qu'a connu sa fille, il la pardonnera, non pas à Smokey Nelson, qu'il désire à tout prix voir crever, mais à celui que sa conscience étriquée lui désigne comme l'unique responsable de toute chose, y compris des pires: son Dieu vengeur et rancunier.</p> <p>&nbsp;</p> <p><span style="color:#696969;"><strong>Smokey Nelson</strong></span></p> <p>Si le Raskolnikov de Dostoïevski, dans <em>Crime et châtiment, </em>représente le meurtrier qui par son crime et par la conscience de la culpabilité qui en découle réussit à communier, dans le repentir, avec la communauté humaine universelle, si la Thérèse Raquin de Zola représente au contraire celle dont le crime comme la déchéance qui en découle reconduisent la destruction de cette même communauté, Smokey Nelson, pour sa part, est le meurtrier séparé de son crime et sans rapport avec celui-ci, la possibilité d'un tel rapport lui ayant été confisquée. Coupé de la terrible expérience faite par l'assassin que la police oublie d'inquiéter, celle de la vie qui se poursuit même après être apparue si facile à réduire en miette, brusquement retiré de l'histoire pour être enfoui dans l'immobilité du temps carcéral, il ne parvient plus à faire le lien, de même qu'il ne peut plus en établir entre ses crimes et l'exécution qui, plus de quinze ans après, est supposée les punir, entre sa personne et ceux-ci: &nbsp;</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Ses crimes maintenant lui semblaient bien lointains. Ils n'encombraient que très rarement ses pensées. En prison, les souvenirs trop personnels ne servent pas à grand chose. Ils sont plutôt des ennemis à abattre et Smokey avait toujours tenté sauvagement de les chasser (p.284-285).</p> </blockquote> <p>Tout ce que Smokey Nelson a été pendant les dix-neuf années qu'a duré sa vie d'homme libre, y compris le tueur sanguinaire ayant décimé toute une famille, la prison a lentement fait en sorte qu'il l'oublie, que tout cela à ses yeux disparaisse. Son arrachement à l'histoire dont il venait par ses actes de reconduire toute la violence et son envoi expéditif dans le couloir de la mort donnent l'impression de son effacement en tant que protagoniste de cette histoire. C'est tout comme si les années précédant son emprisonnement ainsi que celle s'étant écoulées entre celui-ci et son exécution s'étaient volatilisées. De cela résulte la réification de son être dans le rôle de bourreau qu'il a pris sur lui juste avant de sombrer en plein vide carcéral, et dont l'extrême violence semble avoir balayé toutes les autres dimensions de sa personne. Smokey Nelson devient par son emprisonnement et sa condamnation à mort une abstraction figée exprimant le crime en soi<a href="#_ftn1" name="_ftnref" title="">[1]</a>, tandis que concrètement il devient néant pur et anhistorique. Vue la manière dont le monde administré s'est occupé de son cas, ce n'est pas le sentiment de s'être lui-même exclu de l'humanité ressenti par Raskolnikov, ni la dégénérescence morale et physiologique de Thérèse Raquin qui pourrait l'atteindre. On le garde bien au frais, hors de toute histoire, dans un confort climatisé où il doit, afin de pouvoir être, s'anéantir:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>les autorités du pénitencier avaient décidé de refroidir un peu les esprits échauffés en faisant marcher à bloc le système central de climatisation, ce qui avait eu pour effet de calmer tout le monde... Un bon repas et l'air climatisé font des merveilles pour l'atmosphère d'un pénitencier. Il y aurait bien d'autres jours pour faire du chahut (p.279).</p> </blockquote> <p>L'air climatisé représente ici le véhicule de la glaciation de l'histoire à l'intérieur de la non-vie carcérale. Si la direction de la prison se montre particulièrement généreuse, lors des jours d'exécution, en ce qui a trait à la climatisation des cellules, c'est parce qu'elle est consciente que c'est lors de tels jours que les conditions nécessaires au surgissement de l'histoire disqualifiée se trouvent le plus près d'être réunies :</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Même après une exécution, la prison met toujours quelques jours à retrouver son train-train normal. La grogne continue de se faire entendre alors que l'exécuté hante toujours les lieux. Un homme est mis à mort et c'est la cadence idiote des jours qui se suivent et se ressemblent qui, tout à coup, refait surface et envahit les cellules et les espaces communs. L'inhumanité des choses devient subitement insupportable. Dans la prison, on est alors prêt à tout... (p.278).</p> </blockquote> <p>C'est donc le jour de sa mise à mort, qui comme tous les autres jours d'exécution porte en lui l'histoire prête à briller à nouveau de son feu atroce et magnifique, que Smokey Nelson sort du vide existentiel qui caractérise sa condition de prisonnier pour se présenter une deuxième fois à la face du monde, cette fois-ci en tant que victime. De la figure abstraite du criminel en soi, il passe à celle tout aussi abstraite du châtié absolu, victime d'un châtiment se prétendant universel mais ne servant dans les faits qu'à satisfaire, par l'entremise du spectacle que lui offre l'État et ses techniciens de la mort, le besoin de vengeance de Ray Ryan<a href="#_ftn2" name="_ftnref" title="">[2]</a>.&nbsp;</p> <p>Dans <em>Dialectique Négative, </em>Adorno dit qu'«[a]ffirmer qu'un plan universel, dirige vers le mieux, se manifeste dans l'histoire et lui donne sa cohérence, serait cynique après les catastrophes passées et celles qui sont à venir» (Adorno, 2003: 387). Il rajoute toutefois «[qu’]il ne faut pas pour autant renier l'unité qui soude ensemble les moments et les phases de l'histoire dans leur discontinuité et leur éparpillement chaotique» (Adorno, 2003: 387). De la même manière, le fait de chercher à faire entrer dans un plan universel dont le sens se dévoilerait à travers la mise à mort de Smokey Nelson les destinées qui, dans le roman de Mavrikakis, s'éparpillent de manière chaotique et discontinue&nbsp; autour de lui serait dans le meilleur cas cynique et dans le pire, comme il en est du rapport de Ray Ryan à l'histoire, un pas vers le fascisme ordinaire. Inscrire ces destinées dans une histoire maudite et absolument mauvaise n'est pas non plus le but que je poursuis. Mais le présent texte visait tout de même, afin de remplir l'exigence qu'Adorno nous demande de considérer, à donner la parole à l'expérience, celle de l'histoire comme violence perpétuelle, en laquelle <em>Les derniers jours de Smokey Nelson </em>trouve selon moi sa cohérence, et dont les moments discontinus sont maintenus ensemble par l'emprise d'une société condamnée. Si j'ai pris dans ce texte le parti de me confronter le plus bruyamment que je le pouvais à cette expérience si puissamment transmise par Catherine Mavrikakis dans son roman, c'est avec la conviction qu'en elle se trouve la possibilité d'un monde meilleur.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>ADORNO, Theodor (2003), «Histoire Universelle»,&nbsp; dans <em>Dialectique négative, </em>Paris, Payot (Petite Bibliothèque Payot).</p> <p>DOSTOÏEVSKI, Fédor (2002), <em>Les frères Karamazov</em>, traduit du russe par André Markowicz, Arles, Actes Sud (Babel).</p> <p>HEGEL (2007), <em>Qui pense abstrait?</em>, édition bilingue, Paris, Hermann.</p> <p>MAVRIKAKIS, Catherine (2005), <em>Condamner à mort. Les meurtres et la loi à l’écran</em>, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal.</p> <p>&nbsp;</p> <div> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn"> <p><a href="#_ftnref" name="_ftn1" title="">[1]</a> «Voilà donc ce qu'est la pensée abstraite: ne voir dans le meurtrier que cette abstraction d'être un meurtrier, et, à l'aide de cette qualité simple, anéantir tout autre caractère humain» (Hegel, 2007: p.3).</p> </div> <div id="ftn"> <p><a href="#_ftnref" name="_ftn2" title="">[2]</a> Dans son essai sur la peine de mort, Mavrikakis avait déjà démontré son propos, avant de le mettre en scène à travers le personnage de Ray Ryan et son rapport à l'exécution du meurtrier de sa fille, en partant cette fois-ci du cas véridique de Timothey McVeigh, le militant américain d'extrême-droite responsable de l'explosion d'un immeuble du gouvernement fédéral et de la mort de cent-soixante-huit personnes qui s'y trouvaient: «L'image de la mise à mort de McVeigh, une fois digérée par le spectateur-victime, permettrait à ce dernier de retrouver la paix et de ne plus être hanté par les images de l'explosion. […] Le spectacle ne consiste pas en la mise à mort de McVeigh, il se fonde plutôt dans le dispositif de revanche où McVeigh n'est plus celui qui regarde la mort de ses victimes ; les places ont été changées, tout simplement. À l'image d'un immeuble éventré de cris, de fumée et de pleurs avec en arrière plan l'esprit maléfique de celui qui a perpétré le crime doit succéder l'image de la mort de McVeigh vue par ses victimes. Dans cet espace, celui de l'image cadrée sur les victimes devenues bourreaux, le monde entier lui, bien sûr, ne fait le deuil de rien et surtout pas des morts» (Mavrikakis, 2005: 151-152).</p> <p>&nbsp;</p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-visage-de-lhistoire#comments ADORNO, Theodor W. Crime DOSTOÏEVSKI, Fedor Événement HEGEL Histoire Imaginaire de la fin Justice MAVRIKAKIS, Catherine Peine de mort Québec Roman Tue, 11 Oct 2011 19:20:31 +0000 Louis-Thomas Leguerrier 386 at http://salondouble.contemporain.info Littérature impolitique http://salondouble.contemporain.info/lecture/litterature-impolitique-0 <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/bejarano-alberto">Bejarano, Alberto </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/2666">2666</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p class="rteindent3"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Jusqu&rsquo;&agrave; quel point quelqu&rsquo;un peut conna&icirc;tre l&rsquo;&oelig;uvre de quelqu&rsquo;un d&rsquo;autre.&nbsp;<br /> Roberto Bola&ntilde;o, <em>2666</em></span></p> <p>Nous nous trompons en jugeant nos propres &oelig;uvres et en jugeant, toujours de mani&egrave;re impr&eacute;cise, les &oelig;uvres des autres. Rendez-vous au Nobel, disent les &eacute;crivains, comme qui dirait: Rendez-vous en enfer. <br /> Roberto Bola&ntilde;o, <em>2666</em> &nbsp;</p> <p class="rteindent4">&nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les bifurcations de <em>2666</em>&nbsp;</strong></span></p> <p>Cette lecture est une premi&egrave;re exploration des rapports entre la figure de l&rsquo;&eacute;crivain et celle des critiques au sein m&ecirc;me de la fiction dans le roman <em>2666</em> de l&rsquo;&eacute;crivain chilien Roberto Bola&ntilde;o (1953-2003). &laquo;Que peut-on conna&icirc;tre de l&rsquo;&oelig;uvre des autres?&raquo; est l&rsquo;une des questions pos&eacute;es par Bola&ntilde;o dans son dernier roman. Notre but est donc d&rsquo;analyser les significations paradoxales de cette proposition bolanienne et de r&eacute;fl&eacute;chir sur les contributions de Bola&ntilde;o &agrave; la litt&eacute;rature contemporaine.&nbsp;&nbsp;</p> <p>Nous suivrons pour ce faire le chemin propos&eacute; et parcouru par Pierre Macherey, &agrave; savoir un dialogue ouvert entre philosophie et litt&eacute;rature par le biais d&rsquo;une exploration commune. La question demeure, comme le sugg&egrave;re Macherey: &laquo;quelle forme de pens&eacute;e est incluse dans les textes litt&eacute;raires, et peut-elle en &ecirc;tre extraite?<a href="#bnote1" name="note1"><strong>[1]</strong></a>&raquo; Il s&rsquo;agit d&rsquo;un exercice philosophique non pas sur la litt&eacute;rature, mais avec elle. Pour Macherey,&nbsp;</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">le rapport de la litt&eacute;rature et de la philosophie est strictement documentaire: la philosophie affleure &agrave; la surface des &oelig;uvres de la litt&eacute;rature au titre d&rsquo;une r&eacute;f&eacute;rence culturelle, plus ou moins travaill&eacute;e, comme une simple citation qui d&rsquo;ailleurs, du fait de l&rsquo;ignorance de leurs auteurs et commentateurs, passe le plus souvent inaper&ccedil;ue. &Agrave; un autre niveau, l&rsquo;argument philosophique remplit &agrave; l&rsquo;&eacute;gard du texte litt&eacute;raire le r&ocirc;le d&rsquo;un v&eacute;ritable operateur formel: c&rsquo;est ce qui se passe lorsqu&rsquo;il dessine le profil d&rsquo;un personnage, organise l&rsquo;allure g&eacute;n&eacute;rale d&rsquo;un r&eacute;cit, voire en dresse le d&eacute;cor, ou structure le mode de sa narration. Enfin le texte litt&eacute;raire peut encore devenir le support d&rsquo;un message sp&eacute;culatif, dont le contenu philosophique est souvent ramen&eacute; sur le plan d&rsquo;une communication id&eacute;ologique.<a href="#bnote2" name="note2"><strong>[2]&nbsp; </strong></a><br /> </span></p> <p>C&rsquo;est un peu dans la m&ecirc;me direction que Jacques Ranci&egrave;re affirme que &laquo;la critique litt&eacute;raire ou cin&eacute;matographique, ce n&rsquo;est pas une mani&egrave;re d&rsquo;expliquer ou de classer les choses, c&rsquo;est une mani&egrave;re de les prolonger, de les faire r&eacute;sonner autrement<a href="#bnote3" name="note3"><strong>[3]</strong></a>&raquo;. Pour notre part, nous faisons un exercice de philosophie litt&eacute;raire, pour reprendre l&rsquo;expression de Macherey, une sorte d&rsquo;investigation litt&eacute;raire &agrave; la mani&egrave;re de Claude Lefort (sur <em>L'Archipel du Goulag</em> de Soljenitsyne<a href="#bnote4" name="note4"><strong>[4]</strong></a>) et de Miguel Abensour (sur <em>Le rouge et le noir</em> de Stendhal<a href="#bnote5" name="note5"><strong>[5]</strong></a>). Notre question est la suivante: comment un &eacute;crivain, dans notre cas Bola&ntilde;o, transforme un fait divers en sympt&ocirc;me et avertissement politique? Or, l&rsquo;&eacute;crivain chilien Roberto Bola&ntilde;o n&rsquo;a pas fait une simple transposition d&rsquo;un fait divers; il construit plut&ocirc;t, dans son roman 2666, un r&eacute;cit apocalyptique sur la violence totalitaire et la violence suicidaire, consid&eacute;r&eacute;es comme violences autodestructrices.&nbsp;</p> <p>Bola&ntilde;o reprend plusieurs informations concernant certains faits divers oubli&eacute;s, qui se seraient d&eacute;roul&eacute;s entre 1993 et 1997 au Mexique &mdash;notamment l&rsquo;enqu&ecirc;te approfondie men&eacute;e par le journaliste mexicain Sergio Gonz&aacute;lez &nbsp;(<em>Les os dans le d&eacute;sert</em>) sur certains crimes ayant eu lieu &agrave; Ciudad Ju&aacute;rez<a href="#bnote7" name="note6"><strong>[6]</strong></a>&mdash;, et s&rsquo;en sert pour fabriquer <em>2666</em>, un roman noir en forme de thriller politico-psychologique. Il cherche ainsi &agrave; comprendre le fonctionnement de la violence et de la justice &agrave; Ciudad Ju&aacute;rez. Sa toile de fond est le rapport entre vieilles et nouvelles violences au XXe si&egrave;cle. Bola&ntilde;o veut parler des crimes de Ciudad Ju&aacute;rez comme du possible<a href="#bnote7" name="note7"><strong>[7]</strong></a>, pour reprendre l&rsquo;expression de Georges Bataille. Il s&rsquo;interroge en tant que romancier sur la violence et transforme Ciudad Ju&aacute;rez en Santa Teresa, un trou noir, ou l&rsquo;endroit o&ugrave; se cache le secret du monde, selon ses propres mots.&nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bola&ntilde;o et la litt&eacute;rature latino-am&eacute;ricaine</strong></span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">&Eacute;piphanie n&eacute;gative, je veux dire, comme le n&eacute;gatif photographique d&rsquo;une &eacute;piphanie. Ce qui est aussi une chronique quotidienne de nos pays. <a href="#bnote8" name="note8"><strong>[8] </strong></a><br /> </span></p> <p>Roberto Bola&ntilde;o est, selon l&rsquo;&eacute;crivain catalan Enrique Vila-Matas, un &laquo;&eacute;crivain de la multiplicit&eacute;<a href="#bnote9" name="note9"><strong>[9]</strong></a>&raquo;, concept tir&eacute; des <em>Le&ccedil;ons am&eacute;ricaines</em> de l&rsquo;&eacute;crivain italien Italo Calvino. D&rsquo;apr&egrave;s Calvino, un &eacute;crivain de la multiplicit&eacute; n&rsquo;h&eacute;site pas &agrave; laisser une grande libert&eacute; &agrave; ses personnages pour modifier ou transformer la trame narrative de d&eacute;part, par exemple. Un &eacute;crivain multiple n&rsquo;a pas peur de bifurquer sans arr&ecirc;t de ses propres voies narratives. Autrement dit, Bola&ntilde;o laisse parler ses personnages; c&rsquo;est un auteur polyphonique. Or, pour Vila-Matas, Bola&ntilde;o &eacute;chappe aux caract&eacute;ristiques habituellement associ&eacute;es aux auteurs latino-am&eacute;ricains: l&rsquo;engagement politique, le r&eacute;alisme magique, l&rsquo;exotisme baroque, les feuilletons urbains, etc. D&rsquo;une autre mani&egrave;re, l&rsquo;&eacute;crivain mexicain Jorge Volpi d&eacute;finit Bola&ntilde;o comme le &laquo;dernier des &eacute;crivains latino-am&eacute;ricains<a href="#bnote10" name="note10"><strong>[10]</strong></a>&raquo;. Pour Volpi, Bola&ntilde;o est le dernier &eacute;crivain &agrave; incarner une certaine id&eacute;e d&rsquo;ensemble dans les lettres latino-am&eacute;ricaines, au del&agrave; des fronti&egrave;res nationales de chaque pays, car il con&ccedil;oit sa litt&eacute;rature comme une recherche sur les origines et les devenirs des personnages nomades qui parcourent sans cesse cette terre latino-am&eacute;ricaine. Ces deux postures &agrave; propos de l&rsquo;&oelig;uvre de Bola&ntilde;o, celle de Vila-Matas et celle de Volpi, invitent &agrave; se demander ce qu&rsquo;est un &eacute;crivain latino-am&eacute;ricain<a href="#bnote11" name="note11"><strong>[11]</strong></a>.</p> <p>Dans l&rsquo;&oelig;uvre de Roberto Bola&ntilde;o, on trouve des romans traitant de la violence politique (le Chili de la dictature de Pinochet dans <em>&Eacute;toile distante</em> et <em>Nocturne</em> du Chili; la r&eacute;pression contre les &eacute;tudiants au Mexique en 1968 dans <em>Amulet</em>; l&rsquo;extr&ecirc;me droite fran&ccedil;aise des ann&eacute;es trente dans <em>Monsieur Pain</em>) ou traitant d&rsquo;une violence inspir&eacute;e de faits divers: La piste de glace, Les d&eacute;tectives sauvages, Le policier des rates, Appels t&eacute;l&eacute;phoniques, etc. Bola&ntilde;o a d&ucirc; s&rsquo;exiler de fa&ccedil;on d&eacute;finitive d&egrave;s l&rsquo;&acirc;ge de 20 ans, &agrave; cause de la dictature de Pinochet. Ce &laquo;d&eacute;chirement&raquo; personnel restera &agrave; toujours en lui et sa litt&eacute;rature sera presque enti&egrave;rement marqu&eacute;e par le th&egrave;me de l&rsquo;exil<a href="#bnote12" name="note12"><strong>[12]</strong></a>.&nbsp;</p> <p>Bola&ntilde;o r&eacute;&eacute;labore l&rsquo;histoire &agrave; partir des &eacute;piphanies n&eacute;gatives pour faire face aux cauchemars du si&egrave;cle, notamment dans son roman <em>2666</em>. Il repr&eacute;sente le cas d&rsquo;un &eacute;crivain qui, justement, s&rsquo;oppose &agrave; cette &laquo;m&eacute;moire satur&eacute;e&raquo; des &eacute;v&egrave;nements r&eacute;cents de l&rsquo;Am&eacute;rique Latine, et fait appel &agrave; l&rsquo;imagination pour s&rsquo;approcher de l&rsquo;histoire des victimes et, surtout, de celle des meurtriers.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bola&ntilde;o et la litt&eacute;rature contemporaine</strong></span></p> <p><em>2666</em>, dernier roman de Bola&ntilde;o, inachev&eacute; et paru de fa&ccedil;on posthume, est consacr&eacute; &agrave; l&rsquo;exploration de certaines formes de violence au XXe si&egrave;cle: la r&eacute;volution russe, le nazisme, et finalement la violence suicidaire de fin de si&egrave;cle &agrave; Ciudad Ju&aacute;rez. 2666 traverse tout ces &eacute;v&eacute;nements &agrave; travers la vie et l&rsquo;&oelig;uvre de l&rsquo;&eacute;crivain fictif allemand Benno von Archimboldi, n&eacute; Hans Reiter, qui parcourt le XXe si&egrave;cle: de la R&eacute;publique de Weimar jusqu&rsquo;&agrave; Ciudad Ju&aacute;rez. Suivant Georges Navet et Patrice Vermeren, on pourrait parler &agrave; Ciudad Ju&aacute;rez d&rsquo;une nouvelle forme de violence, surnomm&eacute; &laquo;suicidaire&raquo;:&nbsp;</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Ce que nous avons &eacute;voqu&eacute; sous le nom de violence suicidaire d&eacute;signe cette violence &agrave; la fois h&eacute;t&eacute;ro- et autodestructrice qui semble &eacute;chapper &agrave; toute rationalit&eacute;, comme si elle &eacute;tait une pure n&eacute;gativit&eacute; se retournant contre tout et finalement contre soi &ndash;un m&eacute;lange instable de rage et de jouissance &agrave; &ecirc;tre anti-humain en g&eacute;n&eacute;ral. On la rencontre dans certaines violences urbaines (pensons par exemple aux &eacute;meutes de Los Angeles, en 1993)<a href="#bnote13" name="note13"><strong>[13]</strong></a>.</span></p> <p>Or, dans son enqu&ecirc;te romanesque sur le r&eacute;el et la violence, Bola&ntilde;o a r&eacute;serv&eacute; une place exceptionnelle &agrave; la peinture comme voie parall&egrave;le d&rsquo;exploration des formes de repr&eacute;sentation de la violence. Les peintres Gustave Courbet et Georges Grosz occupent une place tr&egrave;s importante dans le roman 2666. On pourrait dire que la peinture fonctionne chez Bola&ntilde;o comme une v&eacute;ritable all&eacute;gorie des formes de violences. Voyons le cas de Courbet.</p> <p><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Peinture et violence dans <em>2666</em>: le cas Courbet</span></strong></p> <p>R&eacute;sumons d&rsquo;abord le sc&eacute;nario de cet extrait de <em>2666</em>: Boris Ansky, un &eacute;crivain juif et russe fictif cr&eacute;&eacute; par Bola&ntilde;o, &eacute;crit un journal intime dans lequel il raconte sa vie et d&eacute;crit le contexte et la vie quotidienne au moment des grandes purges stalinistes des ann&eacute;es 1930. Ansky parle surtout de l&rsquo;&eacute;crivain fictif sovi&eacute;tique, Ephra&iuml;m Ivanov, assassin&eacute; apparemment par ordre de Staline en 1938 &mdash;avec lequel il a &eacute;crit trois romans: <em>Le cr&eacute;puscule</em>, <em>Midi</em> et <em>L&rsquo;aube</em>. Ansky et Ivanov se lient d&rsquo;une grande amiti&eacute; et sont, comme le dit Bola&ntilde;o, &laquo;[c]omplices dans leurs impostures jusqu&rsquo;&agrave; la fin&raquo; (p.829). Mais Ansky est un dandy et Ivanov un pamphl&eacute;taire (c&rsquo;est un peu comme si Paul Val&eacute;ry avait &eacute;crit Les chiens de garde de Paul Nizan!). Ansky est l&rsquo;&eacute;crivain fant&ocirc;me d&rsquo;Ivanov. En signant les romans d&rsquo;Ansky, Ivanov devient un &eacute;crivain &laquo;s&eacute;rieux&raquo;. En &eacute;change, il introduit le jeune Ansky dans le r&eacute;seau du parti, dont il est un membre reconnu, et le prot&egrave;ge dans la mesure de son pouvoir. Tout se passe plus ou moins bien au d&eacute;but, jusqu&rsquo;&agrave; ce que, d&rsquo;apr&egrave;s Ansky, on juge les romans d&rsquo;Ivanov (dont Ansky est l&rsquo;auteur secret) &laquo;suspects&raquo;, selon l&rsquo;expression de Staline lui-m&ecirc;me. &nbsp;Apr&egrave;s l&rsquo;assassinat d&rsquo;Ivanov, Ansky se cache dans l&rsquo;Isba de sa famille &agrave; Kostekino (Crim&eacute;e) jusqu&rsquo;au Pogrom nazi en 1942, o&ugrave; il est assassin&eacute;. Quelques mois plus tard, Hans Reiter, jeune soldat allemand, d&eacute;couvre le cahier d&rsquo;Ansky dans une cachette derri&egrave;re la chemin&eacute;e de son Isba en 1943. Il s&rsquo;enferme dans l&rsquo;Isba et lit le cahier d&rsquo;Ansky pendant une saison, une saison en enfer. Il subit une m&eacute;tamorphose. &nbsp;</p> <p>Selon Bola&ntilde;o, Ansky est la force de Hans Reiter, c&rsquo;est-&agrave;-dire sa source d&rsquo;inspiration, et gr&acirc;ce &agrave; lui, Reiter deviendra plus tard Benno von Archimboldi, un c&eacute;l&egrave;bre &eacute;crivain allemand de l&rsquo;apr&egrave;s-guerre. Autrement dit, Reiter se fait &eacute;crivain par la peinture: il est boulevers&eacute; par les commentaires d&rsquo;Anski sur Giuseppe Arcimboldo et, plus marginalement, sur Courbet. Mais nous avons ici un paradoxe: Reiter se passionne pour Arcimboldo &agrave; partir des commentaires d&rsquo;Ansky, et non pas &agrave; partir des peintures en elles-m&ecirc;mes (pr&eacute;cisons que Reiter n&rsquo;a jamais visit&eacute; un mus&eacute;e, ni m&ecirc;me regard&eacute; un tableau dans un livre). Ansky voit dans la peinture d&rsquo;Arcimboldo, particuli&egrave;rement dans <em>Les quatre saisons, de la joie pure</em>. Mais il y voit aussi, dans deux autres tableaux &nbsp;(<em>Le cuisinier</em> et <em>Le juriste</em>), l&rsquo;horreur. Retenons donc que Reiter d&eacute;couvre la peinture &agrave; travers l&rsquo;&eacute;crivain Ansky. C&rsquo;est comme si l&rsquo;on &eacute;tait boulevers&eacute; seulement par les commentaires de Paul Claudel sur Johannes Vermeer sans avoir jamais entendu parler de Vermeer et sans jamais avoir vu une seule de ses peintures. Autrement dit, ce sont les impressions d&rsquo;Ansky sur la peinture d&rsquo;Arcimboldo qui ont fait de Reiter un &eacute;crivain: c&rsquo;est ainsi que Reiter devient Benno von Archimboldi.</p> <p>Apr&egrave;s l&rsquo;assassinat d&rsquo;Ivanov, outre ses r&eacute;f&eacute;rences &agrave; Arcimboldo, Ansky parle &eacute;galement de Courbet. La place qu&rsquo;occupe Courbet dans le cahier d&rsquo;Ansky est tr&egrave;s significative car c&rsquo;est &agrave; propos du ma&icirc;tre d&rsquo;Ornans qu&rsquo;Ansky fera une &eacute;bauche de comparaison entre le r&eacute;alisme de Courbet &mdash;qu&rsquo;il admire&mdash;, et le r&eacute;alisme socialiste &mdash;qu&rsquo;il subit et qui l&rsquo;&eacute;crase. Bola&ntilde;o fait dire &agrave; Ansky qu&rsquo;il consid&egrave;re Courbet &laquo;comme le paradigme de l&rsquo;artiste r&eacute;volutionnaire&raquo; (p.830): &laquo;[Ansky] se moque, par exemple, de la conception manich&eacute;enne que certains peintres sovi&eacute;tiques ont de Courbet&raquo;. (p.827) &nbsp;Pour Bola&ntilde;o, Courbet est &laquo;l&rsquo;artiste du tremblement constant&raquo; (p.832). Que repr&eacute;sente-elle donc, la figure de Courbet, dans les cahiers d&rsquo;Ansky? Voyons seulement le cas de <em>L&rsquo;Atelier du peintre</em> de Courbet et le rapport avec <em>2666</em>.</p> <p><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><em>L&rsquo;Atelier du peintre</em> de Courbet dans 2666</span></strong></p> <p>Quant &agrave; <em>L&rsquo;Atelier du peintre</em>, Ansky s&rsquo;int&eacute;resse seulement &agrave; Charles Baudelaire et &agrave; Pierre-Joseph Proudhon, qui figurent tous les deux dans la toile<a href="#bnote14" name="note14"><strong>[14]</strong></a>. Il situe Courbet au milieu de ses deux amis, l&rsquo;artiste et l&rsquo;homme politique. Il y a d&rsquo;abord le po&egrave;te: &laquo;Il parle de la silhouette de Baudelaire qui appara&icirc;t dans un coin du tableau lisant qui repr&eacute;sente la Po&eacute;sie. Il parle de l&rsquo;amiti&eacute; de Courbet avec Baudelaire&hellip;&raquo; (p.827). Apr&egrave;s, Ansky fait une comparaison tr&egrave;s &eacute;nigmatique entre les politiques et l&rsquo;art, &agrave; propos de Proudhon: &laquo;Ansky parle de Courbet (l&rsquo;artiste) avec Proudhon (le Politique) et il compare les opinions sens&eacute;es de ce dernier avec celles d&rsquo;une perdrix. Tout politique avec du pouvoir, est, en mati&egrave;re d&rsquo;art, pareil &agrave; une perdrix monstrueuse, gigantesque, capable d&rsquo;aplanir des montagnes avec ses petits sauts, tandis que tout politique sans pouvoir est comme un cur&eacute; de village, une perdrix aux dimensions normales<a href="#bnote15" name="note15"><strong>[15]</strong></a>&raquo; (p.827).&nbsp;</p> <p>Michael Fried voit un double paradoxe dans ces deux personnages: Baudelaire a toujours critiqu&eacute; vivement le r&eacute;alisme, et donc Courbet, en d&eacute;non&ccedil;ant chez lui un certain &laquo;mat&eacute;rialisme&raquo;<a href="#bnote16" name="note16"><strong>[16]</strong></a>. Par contre, Proudhon, qui a toujours appr&eacute;ci&eacute; un certain &laquo;mat&eacute;rialisme&raquo; chez Courbet, n&rsquo;a pas compris au fond quel &eacute;tait le &laquo;vrai&raquo; sens r&eacute;volutionnaire de Courbet.&nbsp;</p> <p>Dans <em>l&rsquo;Atelier du Peintre</em>, tandis que Baudelaire lit, Proudhon semble regarder l&rsquo;avenir. Courbet fait de l&rsquo;art et de la politique en m&ecirc;me temps parce que, pour lui, il n&rsquo;y a pas de gestes dits &laquo;artistiques&raquo; s&eacute;par&eacute;s des gestes dits &laquo;politiques&raquo;. Courbet ne fait pas de la politique seulement pendant la Commune. Il est un artiste engag&eacute; moins par les th&egrave;mes de ses tableaux (m&ecirc;me s&rsquo;il sont assez r&eacute;volutionnaires) que par la transformation du regard du peintre sur lui-m&ecirc;me, sur son &oelig;uvre et sur le spectateur. C&rsquo;est ce que Fried appelle la structure du regard chez Courbet. Autrement dit, et pour aller un peu vite, Courbet invente autant la figure du peintre-spectateur (bien que cela se soit vu avant, notamment dans <em>Les M&eacute;nines</em> de Velasquez) qu&rsquo;un nouveau type de spectateur. C&rsquo;est un peu le cas d&rsquo;Edgar Allan Poe, &eacute;voqu&eacute; par Jorge Luis Borges: Poe invente un nouveau type de lecteur, un lecteur moderne, un lecteur qui se m&eacute;fie des &laquo;apparences&raquo;<a href="#bnote17" name="note17"><strong>[17]</strong></a>.</p> <p>Proudhon, pour sa part, se concentre presque exclusivement sur les th&egrave;mes &agrave; traiter dans l&rsquo;art. Certes, il regarde vers l&rsquo;avenir, mais en quels termes?&nbsp;</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Quant &agrave; nous socialistes r&eacute;volutionnaires, nous disons aux artistes comme aux litt&eacute;rateurs: notre id&eacute;al, c&rsquo;est le droit &agrave; la v&eacute;rit&eacute;. Si vous ne savez avec cela faire de l&rsquo;art et du style, arri&egrave;re! Nous n&rsquo;avons pas besoin de vous. Si vous &ecirc;tes au service des corrompus, des luxueux, des fain&eacute;ants, arri&egrave;re! Nous ne voulons pas de vos arts. Si l&rsquo;aristocratie, le pontificat et la majest&eacute; royale vous sont indispensables, arri&egrave;re toujours! Nous proscrivons votre art ainsi que vos personnes. L&rsquo;avenir est splendide devant nous&hellip; </span><a href="#bnote18" name="note18"><strong>[18]</strong></a></p> <p>Proudhon et Courbet &eacute;taient effectivement tr&egrave;s proches. Courbet admirait &eacute;norm&eacute;ment Proudhon et le philosophe encourageait le peintre &agrave; peindre le &laquo;r&eacute;el&raquo;, dans un sens assez diff&eacute;rent de Baudelaire. Les deux regardent vers l&rsquo;avenir, mais ils ne cherchent et ne voient peut-&ecirc;tre pas les m&ecirc;mes choses. C&rsquo;est peut-&ecirc;tre dans ce sens qu&rsquo;Ansky parle de la perdrix et de Proudhon. La perdrix ne regarde pas tr&egrave;s loin. Elle n&rsquo;est pas comme l&rsquo;aigle ou le faucon qui, eux, ont une vision excellente. En termes artistiques, Proudhon serait-il comparable &agrave; une perdrix?</p> <p>On sait que <em>L&rsquo;Atelier du peintre</em> est d&eacute;fini par la critique comme une sorte de manifeste du r&eacute;alisme de Courbet. Thomas Schlesser la d&eacute;finit dans ces termes: &laquo;l&rsquo;&oelig;uvre de Courbet est engag&eacute;e. En faveur du r&eacute;alisme d&rsquo;abord, dont elle se veut &agrave; la fois le bilan et le programme esth&eacute;tique&hellip; Mais cette &oelig;uvre (l&rsquo;Atelier) est &eacute;galement engag&eacute;e politiquement, socialement, en faveur d&rsquo;un monde nouveau<a href="#bnote19" name="note19"><strong>[19]</strong></a>&raquo;. Selon Bola&ntilde;o, Ansky consid&egrave;re Courbet &laquo;comme le paradigme de l&rsquo;artiste r&eacute;volutionnaire. Il se moque, par exemple de la conception manich&eacute;enne que certains peintres sovi&eacute;tiques ont de Courbet&raquo; (p.827). Il s&rsquo;agit de deux id&eacute;es diff&eacute;rentes. D&rsquo;une part, il y a la figure de Courbet comme h&eacute;ros r&eacute;volutionnaire ou comme artiste engag&eacute; et, d&rsquo;autre part, il y a le d&eacute;tournement du r&eacute;alisme de Courbet chez les r&eacute;alistes sovi&eacute;tiques des ann&eacute;es 1930. Toutes ces discussions permettent &agrave; Bola&ntilde;o de mieux d&eacute;finir ses propres id&eacute;es sur le politique et ce qu&rsquo;on appellera l&rsquo;impolitique.&nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bola&ntilde;o et la critique litt&eacute;raire</strong></span></p> <p>Bola&ntilde;o s&rsquo;int&eacute;resse aussi dans <em>2666</em> &agrave; la figure du critique litt&eacute;raire comme personnage de fiction. Dans la premi&egrave;re partie du roman, les quatre personnages principaux, quatre critiques litt&eacute;raires &mdash;un Fran&ccedil;ais, un Espagnol, un Italien et une Anglaise&mdash;, essaient de lever le voile qui recouvre certains aspects de la vie de Benno von Archimboldi, un &eacute;crivain qui n&rsquo;est connu de personne:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Le travail de Pelletier se focalisa sur l&rsquo;insularit&eacute;, sur la rupture qui semblait caract&eacute;riser la totalit&eacute; des livres d&rsquo;Archimboldi au regard de la tradition allemande, mais pas au regard d&rsquo;une certaine tradition europ&eacute;enne. Le travail de Espinoza, l&rsquo;un des plus s&eacute;duisants qu&rsquo;Espinoza ait jamais &eacute;crits, gravitait autour du myst&egrave;re qui voilait la silhouette d&rsquo;Archimboldi, dont pratiquement personne, pas m&ecirc;me son &eacute;diteur, ne savait rien : ses livres paraissaient sans photo sur le rabat ou en quatri&egrave;me de couverture ; ses donn&eacute;es bibliographiques &eacute;taient minimes (&eacute;crivain allemand n&eacute; en Prusse en 1920). (p. 28)</span></p> <p>Les m&eacute;thodes et les r&eacute;sultats des recherches des critiques litt&eacute;raires sur son &laquo;personnage&raquo;, c&rsquo;est-&agrave;-dire sur l&rsquo;&eacute;crivain Archimboldi, sont analys&eacute;s par Bola&ntilde;o pour mieux comprendre son propre r&ocirc;le en tant qu&rsquo;&eacute;crivain jug&eacute; par la critique a posteriori: l&rsquo;&eacute;crivain comme objet d&rsquo;&eacute;tude. L&rsquo;&eacute;crivain partage alors avec les critiques les m&ecirc;mes intentions: r&eacute;fl&eacute;chir sur le m&eacute;tier de l&acute;&eacute;criture et sur la m&eacute;thode, c&rsquo;est-&agrave;-dire sur le style.</p> <p>Bola&ntilde;o fait un exercice d&rsquo;anticipation litt&eacute;raire puisqu&rsquo;il va &agrave; la rencontre de la critique sur son propre terrain. Il r&eacute;fl&eacute;chit aux rapports entre litt&eacute;rature et critique litt&eacute;raire afin de s&rsquo;interroger sur les possibilit&eacute;s et les limites de la fiction une fois &eacute;tudi&eacute;e et expliqu&eacute;e par les critiques. Qu&rsquo;est-ce qu&rsquo;un critique croit savoir sur son objet d&rsquo;&eacute;tude? Pourquoi, &agrave; un moment donn&eacute;, un critique croit en savoir plus de l&rsquo;&oelig;uvre que l&rsquo;auteur lui-m&ecirc;me? Voyons un exemple. C&rsquo;est M. Bubis, l&rsquo;&eacute;diteur d&rsquo;Archimboldi, qui raconte la sc&egrave;ne:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">&laquo;Qu&rsquo;en pensez vous d&rsquo;Archimboldi? r&eacute;p&eacute;ta Bubis.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Le visage de Junge devint rouge comme le cr&eacute;puscule qui, derri&egrave;re la colline, montait, puis vert, comme les feuilles p&eacute;rennes des arbres du bois.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Hum, dit-il, hum, puis les yeux se tourn&egrave;rent vers la petite maison, comme s&rsquo;il attendait que de l&agrave; vienne l&rsquo;inspiration ou l&rsquo;&eacute;loquence, ou n&rsquo;importe quel type d&rsquo;aide. Pour &ecirc;tre franc avec vous, dit-il- puis: sinc&egrave;rement, mon opinion n&rsquo;est pas&hellip;puis, enfin: que puis-je vous dire?</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Quelque chose, dit Bubis, votre opinion en tant que lecteur, votre opinion en tant que critique.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Bien, dit Junge, je l&rsquo;ai lu, c&rsquo;est un fait.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Tous deux sourirent.&nbsp;</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Mais ajouta-t-il, je n&rsquo;ai pas l&rsquo;impression que c&rsquo;est un auteur&hellip;c&rsquo;est-&agrave;-dire, il est allemand, on ne peut pas le nier, sa prosodie est allemande, vulgaire mais allemande, ce que je veux dire, c&rsquo;est que j&rsquo;ai l&rsquo;impression que ce n&rsquo;est pas un &eacute;crivain europ&eacute;en.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Am&eacute;ricain, peut-&ecirc;tre? dit Bubis, qui &agrave; l&rsquo;&eacute;poque caressait l&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;acheter les droits de trois romans de Faulkner.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Non, pas am&eacute;ricain non plus, plut&ocirc;t africain, dit Junge, et il se remit &agrave; faire des grimaces sous les branches des arbres. Plus exactement: asiatique, murmura le critique.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- De quelle partie de l&rsquo;Asie ? voulut savoir Bubis.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Comment je pourrais le savoir, dit Junge, indochinois, malais, il a l&rsquo;air persan dans ses meilleurs passages.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Ah, la litt&eacute;rature persane, dit Bubis, qui en r&eacute;alit&eacute; ne connaissait absolument rien &agrave; la litt&eacute;rature persane.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- Malais, malais, dit Junge&hellip;</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Ce soir-l&agrave;&hellip;Bubis apprit &agrave; la baronne que le critique n&rsquo;aimait pas les livres d&rsquo;Archimboldi.&nbsp;</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- &Ccedil;a a de l&rsquo;importance? demanda la baronne qui, &agrave; sa mani&egrave;re, et en conservant toute son ind&eacute;pendance, aimait l&rsquo;&eacute;diteur et tenait en haute estime ses opinions.</span></p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">- &Ccedil;a d&eacute;pend, dit Bubis en cale&ccedil;on, a c&ocirc;t&eacute; de la fen&ecirc;tre, tout en regardant l&rsquo;obscurit&eacute; ext&eacute;rieure par un interstice minuscule entre les rideaux. Pour nous, en r&eacute;alit&eacute;, &ccedil;a n&rsquo;a pas beaucoup d&rsquo;importance. Pour Archimboldi, en revanche, &ccedil;a en a beaucoup. (p.933)</span></p> <p>La question de la vulgarit&eacute; est une caract&eacute;ristique propos&eacute;e par plusieurs critiques au moment de d&eacute;finir la personnalit&eacute; et l&rsquo;&oelig;uvre d&rsquo;Archimboldi. Mais, ce qui nous int&eacute;resse c&rsquo;est le fait de constater qu&rsquo;Archimboldi a, selon Junge, un style jug&eacute; comme extra-europ&eacute;en, voir extra-occidental. En tout cas, c&rsquo;est un style en dehors du canon. Cela est un aspect que les quatre critiques litt&eacute;raires de la premi&egrave;re partie du roman entrevoient seulement dans leurs r&ecirc;ves et leurs cauchemars.</p> <p>Bola&ntilde;o essaie dans <em>2666</em> d&rsquo;anticiper la r&eacute;ception de la critique &agrave; sa propre &oelig;uvre. On se demande toutefois quelles sont les strat&eacute;gies narratives de Bola&ntilde;o pour contourner et &laquo;tromper&raquo; la critique, et comment l&rsquo;&eacute;crivain reconfigure la figure du critique &agrave; travers ses propres fictions. Ce sont les questions que pose Bola&ntilde;o &agrave; plusieurs reprises. Comme on l&rsquo;a d&eacute;j&agrave; montr&eacute;, pour lui, les critiques ne pouvaient pas &laquo;rire ou se d&eacute;primer&raquo; (p.43) avec l&rsquo;auteur, avec Archimboldi. Bola&ntilde;o se demande quel type de relation se construit entre les auteurs et les critiques. Il se demande, dans le cas de Grosz par exemple, quelle est la d&eacute;finition d&rsquo;une &oelig;uvre originale et les rapports entre celle-ci et les copies:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Mme Bubis se posait la question de savoir jusqu&rsquo;au quel point quelqu&rsquo;un peut conna&icirc;tre l&rsquo;&oelig;uvre de quelqu&rsquo;un d&rsquo;autre. Par exemple, moi, l&rsquo;&oelig;uvre de Grosz me passionne, dit-elle en d&eacute;signant les dessins de Grosz accroch&eacute;s au mur, mais est-ce que je connais r&eacute;ellement son &oelig;uvre? Ses histoires me font rire, &agrave; certaines moments je crois que Grosz les a dessin&eacute;es pour que je rie, &agrave; certaines occasions le rire se transforme en &eacute;clat de rire, et les &eacute;clats de rire en cris de fou rire, mais j&rsquo;ai rencontr&eacute; une fois un critique d&rsquo;art qui aimait Grosz, &eacute;videmment, et qui pourtant sombrait dans la d&eacute;pressions lorsqu&rsquo;il assistait &agrave; une r&eacute;trospective de son &oelig;uvre, ou lorsque pour des raisons professionnelles, il devait &eacute;tudier un tableau ou un dessin. Et ces d&eacute;pressions ou ces p&eacute;riodes de tristesse duraient habituellement des semaines. Ce critique d&rsquo;art &eacute;tait un ami &agrave; moi, mais jamais nous n&rsquo;avions abord&eacute; le sujet de Grosz. Une fois cependant je ai dit ce qui m&rsquo;arrivait. Au d&eacute;but il ne voulait pas le croire. Ensuite il s&rsquo;est mis &agrave; remuer la t&ecirc;te d&rsquo;un c&ocirc;t&eacute; &agrave; l&rsquo;autre. Puis il m&rsquo;a regard&eacute; de haut en bas comme s&rsquo;il ne me connaissait pas. J&rsquo;ai pens&eacute; qu&rsquo;il &eacute;tait devenu fou. Il a cess&eacute; toute relation amicale avec moi pour toujours. Il n&rsquo;ya pas tr&egrave;s longtemps on m&rsquo;a racont&eacute; qu&rsquo;il dit encore que je ne sais rien sur Grosz et que mon go&ucirc;t esth&eacute;tique ressemble &agrave; celui d&rsquo;une vache. Bon, en ce qui me concerne, il peut dire ce qu&rsquo;il veut. Moi je ris avec Grosz, lui, Grosz, le d&eacute;prime, mais qui conna&icirc;t Grosz r&eacute;ellement? &nbsp;Imaginons, dit Mme Bubis, qu&rsquo;&agrave; cet instant pr&eacute;cis on frappe &agrave; la porte et qu&rsquo;apparaisse mon vieil ami le critique d&rsquo;art. Il s&rsquo;assoit ici, sur le sofa, &agrave; c&ocirc;t&eacute; de moi, et l&rsquo;un des vous sort un dessin non sign&eacute;, nous assure qu&rsquo;il est de Grosz et qu&rsquo;il d&eacute;sire le vendre. Je regarde le dessin et souris, puis je sors mon ch&eacute;quier et je l&rsquo;ach&egrave;te. Le critique d&rsquo;art regarde le dessin et n&rsquo;est pas deprim&eacute;, il essai de me faire reconsid&eacute;rer l&rsquo;affaire. Pour lui ce n&rsquo;est pas un dessin de Grosz. Pour moi c&rsquo;est un dessin de Grosz. Lequel des deux a raison? Ou prenons l&rsquo;histoire d&rsquo;une autre mani&egrave;re. Vous, dit Mme Bubis en montrant Espinoza, vous sortez un dessin non sign&eacute; et dites qu&rsquo;il est de Grosz, et vous essayez de le vendre. Je ne ris pas, je l&rsquo;observe froidement, appr&eacute;cie le trait, la fermet&eacute;, la satire, mais rien dans le dessin ne suscite mon plaisir. Le critique d&rsquo;art l&rsquo;observe minutieusement et, comme c&rsquo;est normal chez lui, il est d&eacute;prim&eacute; et s&eacute;ance tenante fait une offre, une offre qui exc&egrave;de ses &eacute;conomies et qui, si elle est accept&eacute;e, le plongera dans de longues soir&eacute;es de m&eacute;lancolie. J&rsquo;essaie de le dissuader. Je luis dis que le dessin me para&icirc;t douteux parce qu&rsquo;il ne me fait pas rire. Le critique me r&eacute;pond qu&rsquo;il &eacute;tait temps que je vois l&rsquo;&oelig;uvre de Grosz avec des yeux d&rsquo;adulte et il me f&eacute;licite. Lequel des deux a raison? (p.42)</span></p> <p>On pourrait dire n&eacute;anmoins que l&rsquo;appr&eacute;ciation artistique, bien entendu, ne peut reposer exclusivement sur les plaisir ou l&rsquo;&eacute;motion imm&eacute;diate que peut produire une &oelig;uvre. Bola&ntilde;o remet en question l&rsquo;influence du march&eacute; dans l&rsquo;art, c&rsquo;est-&agrave;-dire le fait que l&rsquo;institutionnalisation des chefs d&rsquo;&oelig;uvre ait plus d&rsquo;importance que sa r&eacute;ception. C&rsquo;est le cas des ventes aux ench&egrave;res d&rsquo;&oelig;uvres d&rsquo;art. Mais, d&rsquo;autre part, il faut constater que les options propos&eacute;es par Mme Bubis sont assez simplistes: ou bien on rit, ou bien on est d&eacute;prim&eacute;. Il semble n&eacute;cessaire d&rsquo;analyser ces id&eacute;es tout en tenant compte de l&rsquo;usage de l&rsquo;ironie chez Bola&ntilde;o. Et si l&rsquo;on posait la question de Bubis autrement? Au lieu de se demander qui a raison, si on se demandait plut&ocirc;t pourquoi l&rsquo;un ou l&rsquo;autre devait avoir plus raison que l&rsquo;autre et quelles seraient les conditions de possibilit&eacute; d&rsquo;un jugement esth&eacute;tique? Cette question nous fait penser au dernier film d&rsquo;Abbas Kiarostami, <em>Copie conforme</em> (2010): dans le film, un sp&eacute;cialiste de l&rsquo;art de la Renaissance est remis en question en tant qu&rsquo;homme face &agrave; ses propres id&eacute;es par sa femme, notamment dans une sc&egrave;ne &agrave; Florence durant laquelle ils discutent de la valeur d&rsquo;une &oelig;uvre originale face &agrave; une copie de celle-ci, et sur la r&eacute;ception de l&rsquo;&oelig;uvre par le public.</p> <p>Dans le cas de deux critiques litt&eacute;raires du roman, Pelletier et Espinoza, quoiqu&rsquo;il s&rsquo;agisse de chercheurs confirm&eacute;s et s&eacute;rieux dans leur m&eacute;tier, ils sont plus int&eacute;ress&eacute;s &agrave; &laquo;s&rsquo;occuper de sauvegarder l&rsquo;&oelig;uvre d&rsquo;Archimboldi&raquo; (p.144). Ils agissent comme des gardiens du temple. Par contre, Norton et Morini, les deux autres critiques, ont un autre type de relation avec l&rsquo;&oelig;uvre d&rsquo;Archimboldi. C&rsquo;est pour cela qu&rsquo;ils ne veulent pas poursuivre Archimboldi comme des paparazzis. Ainsi:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">pour le dire en un mot et de mani&egrave;re brutale, Pelletier et Espinoza, tout en se promenant dans Sankt Pauli, prirent conscience que la qu&ecirc;te d&rsquo;Archimboldi ne pouvait jamais emplir leurs vies. Ils pouvaient le lire, ils pouvaient l&rsquo;&eacute;tudier, ils pouvaient le triturer, mais ils ne pouvaient pas s&rsquo;&eacute;crouler de rire avec lui, ni sombrer dans la d&eacute;prime avec lui, en partie parce que Archimboldi &eacute;tait toujours loin, en partie parce que son &oelig;uvre, &agrave; mesure qu&rsquo;on s&rsquo;y enfon&ccedil;ait, d&eacute;vorait ses explorateurs. Pour le dire en un mot: Pelletier et Espinoza comprirent &agrave; Sankt Pauli, et ensuite dans l&rsquo;appartement de Mme Bubis d&eacute;cor&eacute; des photographies du d&eacute;funt M. Bubis et de ses &eacute;crivains, qu&rsquo;ils voulaient faire l&rsquo;amour et non la guerre. (p.44)</span></p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Bola&ntilde;o pour une litt&eacute;rature impolitique</strong></span></p> <p>Tout au long de <em>2666</em>, Bola&ntilde;o reconfigure les rapports entre critiques et &eacute;crivains &agrave; travers un nouveau regard sur le critique et sur son influence sur les lecteurs. Pour l&rsquo;&eacute;crivain chilien, rien n&rsquo;&eacute;chappe vraiment &agrave; la fiction, m&ecirc;me pas les analyses les plus &laquo;objectives&raquo; des critiques. Chez Bola&ntilde;o, on retrouve une nouvelle approche de la fiction, qu&rsquo;il faudra &eacute;tudier davantage. &nbsp;</p> <p>On lit <em>2666</em> comme une enqu&ecirc;te critique sur le contemporain, comme le dit le philosophe Italien Roberto Esposito. On se demande aussi quel horizon il peut y avoir pour une pens&eacute;e de l&rsquo;&eacute;mancipation dans ce contexte suicidaire<a href="#bnote20" name="note20"><strong>[20]</strong></a>. Ce qui est surtout int&eacute;ressant pour nous est d&rsquo;interroger ces deux sc&eacute;narios &agrave; travers le concept de l&rsquo;impolitique. C&rsquo;est-&agrave;-dire, l&rsquo;impolitique comme ce qui semble &ecirc;tre impropre au politique et difficile d&rsquo;aborder du point de vue politique. Pour Esposito, &laquo;l&rsquo;impolitique est une cat&eacute;gorie, mieux une perspective&hellip; (un horizon cat&eacute;goriel) essentiellement n&eacute;gative, critique et n&eacute;cessairement li&eacute;e &agrave; cette n&eacute;gativit&eacute;, &agrave; son inexprimabilit&eacute; positive, sous peine de renversement dans son propre oppos&eacute;e, c&rsquo;est-&agrave;-dire, dans les cat&eacute;gories du politique&hellip; on peut parler toujours &agrave; partir de ce qu&rsquo;elle ne repr&eacute;sente pas<a href="#bnote21" name="note21"><strong>[21]</strong></a>&raquo;. C&rsquo;est par ailleurs dans cette perspective aussi que Jean Luc Nancy parle de &laquo;la litt&eacute;rature en limite du politique<a href="#bnote22" name="note22"><strong>[22]</strong></a>&raquo;.</p> <p>D&egrave;s son premier roman, <em>Litt&eacute;rature nazie en Am&eacute;rique</em>, Bola&ntilde;o nous livre une sorte de feuille de route de sa litt&eacute;rature &agrave; venir: une litt&eacute;rature mineure toujours en d&eacute;placement. Une litt&eacute;rature d&eacute;finie par son go&ucirc;t pour les d&eacute;tails et les rencontres inou&iuml;es et <em>a priori </em>insignifiantes. Il s&rsquo;inspire notamment de Georges Perec:&nbsp;</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">on a tendance &agrave; revenir sur ses pas, on a peur de se perdre, on se limite volontiers aux seuls grands axes; mais avec un minimum d&rsquo;exp&eacute;rience et d&rsquo;esprit d&rsquo;initiative, il est n&eacute;anmoins relativement facile de se laisser aller au petit bonheur; il suffit en somme de marcher un peu le nez en l&rsquo;air, de se laisser tenter par une all&eacute;e plant&eacute;e d&rsquo;arbres, une statue &eacute;questre, un magasin &agrave; la vitrine lointainement all&eacute;chante, un attroupement, l&rsquo;enseigne d&rsquo;un pub, un autobus qui passe&hellip; <a href="#bnote23" name="note23"><strong>[23]</strong></a></span></p> <p>Il y a un souci de l&rsquo;infra-ordinaire chez Bola&ntilde;o, ce qui par ailleurs caract&eacute;risera l&rsquo;&oelig;uvre de Bola&ntilde;o par la suite (voir par exemple <em>La piste de glace </em>ou <em>Monsieur Pain</em>).&nbsp;</p> <p>D&rsquo;autre part, Bola&ntilde;o est, pour nous, un autopsiste du XXe si&egrave;cle: son but est de comprendre les rationalit&eacute;s qui sont derri&egrave;re les diff&eacute;rents types de violence. Dans toute son &oelig;uvre, de ses premiers romans (<em>La litt&eacute;rature nazie en Am&eacute;rique</em><a href="#bnote24" name="note24"><strong>[24]</strong></a>) jusqu&rsquo;&agrave; <em>2666</em>, Bola&ntilde;o s&rsquo;est toujours demand&eacute; non pas quelle est l&rsquo;origine du mal, mais bien plut&ocirc;t comment fonctionnent les dispositifs de la violence.&nbsp;</p> <p>Le but de la litt&eacute;rature chez Bola&ntilde;o est de s&rsquo;interroger sur les conditions de possibilit&eacute; des violences. Bola&ntilde;o se demande &agrave; plusieurs reprises: Comment r&eacute;agit un individu quelconque face &agrave; la violence? Parfois, il est un r&eacute;sistant, m&ecirc;me sans le vouloir (Auxilio dans <em>Amulet</em>), parfois il est un traitre (Wieder dans <em>&Eacute;toile distante</em>), parfois il est un &laquo;courtisan&raquo; (le pr&ecirc;tre j&eacute;suite dans <em>Nocturne du Chili</em>). &Agrave; rebours d&rsquo;une litt&eacute;rature de plus en plus attach&eacute; au politiquement correct, l&rsquo;&eacute;criture de Bola&ntilde;o d&eacute;range parce qu&rsquo;elle se veut avant tout &laquo;visc&eacute;raliste<a href="#bnote25" name="note25"><strong>[25]</strong></a>&raquo;. Bola&ntilde;o traite le r&eacute;el en autopsiste et non pas en th&eacute;rapeute<a href="#bnote26" name="note26"><strong>[26]</strong></a>. Il y a chez Bola&ntilde;o une autopsie du r&eacute;el et non pas une th&eacute;rapeutique.&nbsp;</p> <p><em>2666</em> est un grand roman du XXe si&egrave;cle par ses th&egrave;mes, et c&rsquo;est aussi un roman qui inaugure le XXIe si&egrave;cle par sa m&eacute;thode, par la fa&ccedil;on par laquelle Bola&ntilde;o traite le &laquo;r&eacute;el&raquo;. Bola&ntilde;o construit une &laquo;philosophie litt&eacute;raire&raquo;, comme l&rsquo;&eacute;crit Macherey, qui d&eacute;passe les cadres d&rsquo;analyse propres &agrave; un &eacute;crivain latino-am&eacute;ricain du XXe si&egrave;cle. C&rsquo;est pour cela qu&rsquo;il est si proche de Borges<a href="#bnote27" name="note27"><strong>[27]</strong></a>. Mais Borges, tout en &eacute;tant un &eacute;crivain n&eacute; au XIXe si&egrave;cle, a &eacute;t&eacute; aussi &agrave; part enti&egrave;re un &eacute;crivain du XXe si&egrave;cle par sa m&eacute;thode (notamment &agrave; partir de Fictions (1940) o&ugrave; l&rsquo;on trouve &laquo;Pierre M&eacute;nard&raquo;, &laquo;Funes&raquo;, &laquo;Tlon&raquo; etc.). L&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t &eacute;veill&eacute; par Borges dans le milieu philosophique en France d&egrave;s les ann&eacute;es 1950 avec Caillois et ensuite chez Foucault, Deleuze, Derrida, Blanchot, Ranci&egrave;re, est tr&egrave;s connu, mais il ne faut pas oublier que Borges est n&eacute; dans un sous-continent o&ugrave; l&rsquo;on disait (Groussac) qu&rsquo;&laquo;&ecirc;tre connu comme &eacute;crivain en Am&eacute;rique du Sud n&rsquo;est pas &ecirc;tre connu point&raquo;. Tout cela pour dire que m&ecirc;me Borges, aujourd&rsquo;hui appr&eacute;ci&eacute; partout, a d&ucirc; attendre plusieurs d&eacute;cennies pour &ecirc;tre &laquo;d&eacute;couvert&raquo; par les philosophes. Notre but n&eacute;anmoins n&rsquo;est pas bien s&ucirc;r de &laquo;d&eacute;couvrir&raquo; Bola&ntilde;o par la philosophie, mais seulement de penser avec lui le si&egrave;cle pass&eacute; et le si&egrave;cle &agrave; venir. Il nous semble que Bola&ntilde;o est en cela, et &agrave; sa mani&egrave;re, un &laquo;disciple&raquo; de Borges.&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <hr /> <p><a href="#note1" name="bnote1">1</a> Pierre Macherey, <em>&Agrave; quoi pense la litt&eacute;rature?</em>, PUF, Paris, 1990, p.8.<br /> <a href="#note2" name="bnote2">2</a> <em>Ibid</em>., p.11.<br /> <a href="#note3" name="bnote3">3</a> Jacques Ranci&egrave;re,<em> Et tant pis pour les gens fatigu&eacute;s</em>, Paris, Amsterdam, 2009, p.482.<br /> <a href="#note4" name="bnote4">4</a> Claude Lefort, <em>Un homme en trop : r&eacute;flexions sur &laquo; L&rsquo;archipel du Goulag &raquo;</em>, Paris, Seuil, 1976.<br /> <a href="#note5" name="bnote5">5</a> Miguel Abensour, &laquo; Le rouge et le noir &agrave; l&rsquo;ombre de 1789? &raquo;, dans <em>Critique de la Politique autour de Miguel Abensour</em>, Paris, Unesco, 2006.<br /> <a href="#note6" name="bnote6">6</a> Il s&rsquo;agit d&rsquo;un ensemble de crimes commis contre des femmes dans la ville fictive de Santa Teresa, inspir&eacute;e de Ciudad Ju&aacute;rez au Mexique, la ville la plus violente du monde: 119 assassinat par 100 000 habitants. Bien qu&rsquo;il y ait de plus en plus de meurtres li&eacute;s au trafic de drogues &agrave; Ciudad Ju&aacute;rez, la violence envers les femmes y demeure tr&egrave;s &laquo;singuli&egrave;re&raquo;, presque toujours d&eacute;velopp&eacute;e comme un rituel. Il y a surtout une mani&egrave;re assez frappante d&rsquo;exercer une violence sexuelle. Il y a eu pr&egrave;s de 500 victimes entre 1993 et 2003, l&rsquo;ann&eacute;e de l&rsquo;ach&egrave;vement du roman. Les crimes se poursuivent encore aujourd&rsquo;hui. Pr&eacute;cisons que le cadavre retrouv&eacute; en 1993 n&rsquo;est pas le premier de cette s&eacute;rie de crimes, mais seulement le premier pr&eacute;sent&eacute; par la presse comme fait divers.<br /> <a href="#note7" name="bnote7">7</a> &laquo;Bataille &mdash;penseur par excellence de l&rsquo;impossible&mdash; aura bien compris qu&rsquo;il fallait parler des camps comme du possible m&ecirc;me, le &lsquo;possible d&rsquo;Auschwitz&rsquo;, comme il &eacute;crit exactement&raquo;. Georges Didi-Huberman, <em>Images malgr&eacute; tout</em>, Paris, Minuit, 2003, p.42.<br /> <a href="#note8" name="bnote8">8</a> Bola&ntilde;o, &laquo;La litt&eacute;rature et l&rsquo;exil&raquo; (in&eacute;dit en fran&ccedil;ais), publi&eacute; dans <em>Entre par&eacute;ntesis</em>, Barcelona, Anagrama, 2003. (Je traduis.)<br /> <a href="#note9" name="bnote9">9</a> Propos recueillis dans Edmundo Paz Sold&aacute;n et Gustavo Faver&oacute;n Patriau, <em>Bola&ntilde;o salvaje</em>, Barcelone, Editorial Candaya, 2008.<br /> <a href="#note10" name="bnote10">10</a> Andr&eacute;s G&oacute;mez Bravo, &laquo;Jorge Volpi: &ldquo;Roberto Bola&ntilde;o fue el ultimo escritor latinoamericano&rdquo;&raquo;, latercera.com, [en ligne]. <a href="http://latercera.com/contenido/1453_229364_9.shtml" title="http://latercera.com/contenido/1453_229364_9.shtml">http://latercera.com/contenido/1453_229364_9.shtml</a>. (Page en ligne depuis le 26 f&eacute;vrier 2010 et consult&eacute;e le 4 juin 2010).<br /> <a href="#note11" name="bnote11">11</a> Voir aussi un article d&rsquo;Horacio Castellanos Moya &agrave; propos de &nbsp;Bola&ntilde;o: Horacio Castellanos Moya, &laquo;Sobre el mito Bola&ntilde;o&raquo;, lanacion.com, [en ligne]. <a href="http://www.lanacion.com.ar/nota.asp?nota_id=1176451" title="http://www.lanacion.com.ar/nota.asp?nota_id=1176451">http://www.lanacion.com.ar/nota.asp?nota_id=1176451</a>. (Page en ligne depuis le 19 septembre 2009 et consult&eacute;e le 15 novembre 2009).<br /> <a href="#note12" name="bnote12">12</a> &Agrave; ce sujet voir surtout le po&egrave;te p&eacute;ruvien C&eacute;sar Vallejo comme personnage dans <em>Monsieur Pain</em> et la &laquo;m&egrave;re des po&egrave;tes mexicains&raquo;, l&rsquo;uruguayenne Auxilio Lacouture, dans <em>Amulet</em>, entre autres.<br /> <a href="#note13" name="bnote13">13</a> Georges Navet et Patrice Vermeren, &laquo; Th&eacute;ories de la violence, politiques de la m&eacute;moire et sujets de la d&eacute;mocratie &raquo;, <em>Topique </em>2003/2, n&deg; 83, p.47.<br /> <a href="#note14" name="bnote14">14</a> On pourrait faire toute une th&egrave;se sur ce tableau et notamment autour de Courbet-Baudelaire-Proudhon. Disons au passage qu&rsquo;elle a d&eacute;j&agrave; &eacute;t&eacute; faite par Fr&eacute;d&eacute;rique Desbuissons: &laquo;Peu de toiles ont &eacute;t&eacute; plus comment&eacute;es et d&eacute;cortiqu&eacute;es que <em>L&rsquo;Atelier</em>. Une th&egrave;se de l&rsquo;historienne de l&rsquo;art Fr&eacute;d&eacute;rique Desbuissons est d&rsquo;ailleurs consacr&eacute;e &agrave; cet incroyable flot d&rsquo;interpr&eacute;tations qui continue aujourd&rsquo;hui encore&raquo;, Thomas Schlesser, <em>Courbet, un peintre &agrave; contre temps</em>, Paris, Ed. Scala, 2007, p.32. Le titre de la th&egrave;se de Desbuissons est: &laquo;&Eacute;nigme et interpr&eacute;tations: <em>L&rsquo;Atelier du peintre </em>de Gustave Courbet, histoire d&rsquo;une &oelig;uvre inachev&eacute;e&raquo; (sous la direction de M. Gilbert Lascault).<br /> <a href="#note15" name="bnote15">15</a> Chez Bola&ntilde;o on trouve toujours une fascination pour les comparaisons entre les hommes et les animaux. Ce th&egrave;me est trait&eacute; dans toute son &oelig;uvre. Le rat a une place du premier ordre chez Bola&ntilde;o.<br /> <a href="#note16" name="bnote16">16</a> Michael Fried, <em>Le r&eacute;alisme de Courbet</em>, Paris, Gallimard, 1993.<br /> <a href="#note17" name="bnote17">17</a> &laquo;Hay un tipo de lector actual, el lector de ficciones policiales. Estae lector ha sido &mdash;ese lector se encuentra en todos los pa&iacute;ses del mundo y se cuenta por milloes- engendrado por Edgar Allan Poe&raquo;, Borges, <em>El cuento policial, en Pr&oacute;logo a Seis Problemas para Isidro Parodi</em>, Barcelona, Ed Bruguera, 1982.<br /> <a href="#note18" name="bnote18">18</a> Proudhon, <em>Du principe de l&rsquo;art et de sa destination sociale</em>, Gen&egrave;ve-Paris, Slatkine, 1982, p.280.<br /> <a href="#note19" name="bnote19">19</a> Thomas Schlesser, <em>Courbet, un peintre &agrave; contre temps</em>, Paris, Scala, 2007, p.32.<br /> <a href="#note20" name="bnote20">20</a> Quelle est la figure de la femme construite par les bourreaux? Quel rapport y a t il entre langage et passage &agrave; l&rsquo;acte (fa&ccedil;ons de torturer et de tuer en 2666)?<br /> <a href="#note21" name="bnote21">21</a> Roberto Esposito, &laquo;Perspectives de l&rsquo;impolitique&raquo;, <em>Revue Tumultes</em>, no 8, Apolitismes, 1996, p.60.<br /> <a href="#note22" name="bnote22">22</a> Voir Jean Luc Nancy, &laquo;Autour de la notion de communaut&eacute; litt&eacute;raire&raquo;, <em>Revue Tumultes</em>, no 6, mai 1995, p.15.<br /> <a href="#note23" name="bnote23">23</a> Georges Perec,<em> L&rsquo;infra ordinaire</em>, Paris, Seuil, 1989, p. 82.<br /> <a href="#note24" name="bnote24">24</a> Dans <em>La litt&eacute;rature nazie en Am&eacute;rique</em> (1993), on trouve tous les th&egrave;mes et contextes trait&eacute;s par Bola&ntilde;o par la suite.<br /> <a href="#note25" name="bnote25">25</a> Le r&eacute;el-visceralisme ou infra-rr&eacute;alisme est le mouvement cr&eacute;e par Bola&ntilde;o au Mexique dans les ann&eacute;es 1970. Voir surtout <em>Les d&eacute;tectives sauvages</em>, <em>L&rsquo;universit&eacute; inconnue </em>(po&egrave;mes de Bola&ntilde;o) et les po&egrave;mes de Mario Santiago (Ulises Lima dans <em>Les d&eacute;tectives sauvages</em>).<br /> <a href="#note26" name="bnote26">26</a> Dans cette perspective, on pourrait placer Bola&ntilde;o &agrave; c&ocirc;t&eacute; de Thomas Bernhard ou David Lynch.<br /> <a href="#note27" name="bnote27">27</a> Dans &laquo;Conseils pour &eacute;crire un conte&raquo;, Bola&ntilde;o d&eacute;clare que sa r&eacute;f&eacute;rence la plus importante est Borges: &laquo;Il faut lire et relire Borges, encore une fois&raquo;, dans <em>Entre Par&eacute;ntesis</em>, Barcelona, Anagrama, 2003.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/litterature-impolitique-0#comments BATAILLE, Georges BAUDELAIRE, Charles BOLAÑO, Roberto BORGES, Jorge Luis BRAVO, Andrés Gomez Chili Crime DESBUISSONS, Frédérique ESPOSITO, Roberto Fait divers Histoire Imaginaire de la fin Justice LACOUTURE, Auxilio LEFORT, Claude MACHEREY, Pierre MOYA, Horacio Castellanos Politique PROUDHON, Pierre-Joseph Représentation REVERDY, Pierre Roman policier SCHLESSER, Thomas VALLEJO, César VILAS-MATAS, Enrique Violence Roman Wed, 12 Jan 2011 14:30:59 +0000 Alberto Bejarano 305 at http://salondouble.contemporain.info Fin d'une ère et début de jeu http://salondouble.contemporain.info/lecture/fin-dune-ere-et-debut-de-jeu <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/tremblay-gaudette-gabriel">Tremblay-Gaudette, Gabriel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/player-one-what-is-to-become-of-us">Player One: What Is to Become of Us</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mise en jeu d'une apocalypse</strong></span></p> <p>Oublions un instant les sc&eacute;narios extr&ecirc;mement improbables, comme une invasion de zombies, une guerre intersid&eacute;rale, ou une r&eacute;bellion de robots-tueurs. Peut-on penser &agrave; une plausible amorce de fin du monde, dont l&rsquo;humain serait directement responsable? Le mode de vie occidental actuel et le nombre &eacute;lev&eacute; d&rsquo;habitants sur la plan&egrave;te pourraient-ils provoquer des circonstances menant au d&eacute;clenchement du dernier acte de la com&eacute;die humaine humaine? Certes, les bonzes d&rsquo;Hollywood s&rsquo;&eacute;vertuent &agrave; nous proposer sur grand &eacute;cran des visions de telles catastrophes, mais ceci n&rsquo;est que pr&eacute;texte &agrave; encha&icirc;ner les s&eacute;quences spectaculaires d&rsquo;effets sp&eacute;ciaux. Toutefois, dans le domaine de la litt&eacute;rature, dont le terrain de jeu se situe habituellement davantage au plan de l&rsquo;int&eacute;riorit&eacute; psychologique que dans le fla fla tonitruant, l&rsquo;imaginaire de la fin est un moment fort de remise en question et de l&rsquo;introspection collective: le d&eacute;sastre y est source de r&eacute;flexions, et non de pyrotechnies. </p> <p>Dans sa plus r&eacute;cente parution, <em>Player One: What Is to Become of Us</em>, Douglas Coupland propose une r&eacute;ponse tr&egrave;s plausible &agrave; cette question de la fin probable de l&rsquo;humanit&eacute;, ce qui lui donne l&rsquo;occasion d&rsquo;enfermer pendant cinq heures<a href="#note1a" name="note1"><strong>[1]</strong></a> une demi-douzaine de personnages dans le bar d&rsquo;un h&ocirc;tel &agrave; proximit&eacute; de l&rsquo;a&eacute;roport Lester B. Pearson de Toronto. Ce huis-clos donne l&rsquo;occasion &agrave; ceux-ci de r&eacute;fl&eacute;chir tour &agrave; tour, en soliloques et en dialogues, &agrave; propos du futur de l&rsquo;humanit&eacute;, de la notion du temps, de la capacit&eacute; &agrave; concevoir sa propre vie sous la forme d&rsquo;un r&eacute;cit, de l&rsquo;omnipotence vertigineuse du Web et d&rsquo;autres sujets triviaux. Coupland, qui a d&eacute;j&agrave; flirt&eacute; avec l&rsquo;imaginaire de la fin dans <em>Generation X</em> (1991), <em>Girlfriend in a Coma</em> (1998) et <em>Generation A</em> (2009), d&eacute;clenche la fin de l&rsquo;humanit&eacute; avec une pr&eacute;misse &eacute;tonnamment fonctionnelle: il reprend l&rsquo;hypoth&egrave;se du g&eacute;ologue Marion King Hubbert, qui avait pr&eacute;dit dans les ann&eacute;es 1950 que la production plan&eacute;taire de p&eacute;trole allait atteindre un sommet (le <em>Hubbert&rsquo;s Peak of Oil Production</em>), auquel moment le prix du baril allait escalader &agrave; une vitesse vertigineuse<a href="#note2a" name="note2"><strong>[2]</strong></a>. C&rsquo;est ce qui se produit dans <em>Player One</em>: en quelques minutes, le baril passe de 250$ &agrave; 410$ l&rsquo;unit&eacute;, ce qui cause des &eacute;meutes plan&eacute;taires et donne tout son sens &agrave; l&rsquo;expression &laquo;jungle urbaine&raquo;, puisque c&rsquo;est la loi du plus fort (et du mieux arm&eacute;) qui pr&eacute;domine soudainement. La situation est d&eacute;crite de la mani&egrave;re suivante par une jeune gothique de 15 ans: &laquo;It&rsquo;s been one great big hockey riot for the past half-hour. There&rsquo;s no gas left. Everyone&rsquo;s going apeshit. I&rsquo;ve been taking pictures.&raquo; (p.90) </p> <p>L&rsquo;annonce de cette augmentation exponentielle du prix du baril de p&eacute;trole, et le d&eacute;clenchement quasi-instantan&eacute; d&rsquo;une panique g&eacute;n&eacute;ralis&eacute;e se traduisant par une violence aveugle, sont observ&eacute;s de loin par les quatre personnages principaux du r&eacute;cit. Karen est une m&egrave;re monoparentale ayant pris l&rsquo;avion pour venir rencontrer un inconnu dont elle a fait la connaissance sur le Web (plus pr&eacute;cis&eacute;ment, sur un forum de discussion apocalyptique anticipant la venue du <em>Hubbert&rsquo;s Peak</em>); Rick est un homme dans la quarantaine ayant perdu sa famille dans le fond d&rsquo;une bouteille, depuis contraint, comble de l&rsquo;ironie, &agrave; travailler comme barman; Luke est un pasteur d&eacute;sabus&eacute; qui a, le matin m&ecirc;me de la journ&eacute;e o&ugrave; se d&eacute;roule les &eacute;v&eacute;nements, d&eacute;valis&eacute; le compte bancaire de sa paroisse et qui trimballe dans ses poches la rondelette somme de 20&nbsp;000 dollars; et Rachel est une jeune femme splendide qui est toutefois atteinte de nombreux troubles neurologiques la rendant incapable de reconna&icirc;tre les visages, de comprendre les &eacute;motions et de vivre ad&eacute;quatement en soci&eacute;t&eacute;. Ajoutons &eacute;galement &agrave; ces protagonistes un motivateur professionnel, un Casanova rat&eacute;, un jeune homme d&eacute;pendant &agrave; son iPhone et un tireur fou messianique. </p> <p>Un dernier acteur tient un r&ocirc;le important dans <em>Player One</em>, et son discours en forme de narration homodi&eacute;g&eacute;tique se trouve &agrave; la fin de chacun des cinq chapitres de l&rsquo;&oelig;uvre. Agissant un peu &agrave; la mani&egrave;re d&rsquo;un ch&oelig;ur dans une trag&eacute;die grecque &mdash;il n&rsquo;est pas un personnage intervenant dans la di&eacute;g&egrave;se&mdash;, celui (ou celle) qui est nomm&eacute; Player One commente les actions et les pens&eacute;es des personnages avec un ton d&eacute;tach&eacute; lui permettant de porter un regard lucide sur la catastrophe qui se d&eacute;roule. En plus de donner l&rsquo;occasion &agrave; Coupland de livrer des observations plus mordantes et globales sur ce qui se joue dans son roman, Player One permet de dissiper la tension narrative de la progression du r&eacute;cit en d&eacute;voilant de mani&egrave;re laconique les &eacute;l&eacute;ments-cl&eacute; &agrave; survenir: qui mourra, qui survivra, qui commettra des actions &eacute;tonnantes ou d&eacute;plorables, etc. L&rsquo;utilisation de ce narrateur extrins&egrave;que au r&eacute;cit a un double effet: dans un premier temps, de mettre &agrave; mal l&rsquo;une des forces de l&rsquo;&eacute;criture couplandienne (la capacit&eacute; &agrave; offrir un r&eacute;cit toujours captivant sans &ecirc;tre haletant), et, dans un second temps, de concentrer l&rsquo;attention du lecteur sur les r&eacute;flexions et les propos des personnages, qui deviennent d&egrave;s lors l&rsquo;enjeu de la lecture.</p> <p>Coupland opte pour une approche narrative multifocale, d&eacute;j&agrave; pr&eacute;sente dans <em>Hey Nostradamus</em> (2003) et raffin&eacute;e dans <em>Generation A</em> (2009). Or, dans ces deux romans, la narration multifocale &eacute;talait un spectre de perceptions vari&eacute;es sur des &eacute;v&eacute;nements de longue dur&eacute;e; dans <em>Player One</em>, l&rsquo;action, concentr&eacute;e sur seulement cinq heures, peut &ecirc;tre diss&eacute;qu&eacute;e avec davantage de nuances puisque les cinq personnages qui se relaient la focalisation du r&eacute;cit ont des postures tr&egrave;s particuli&egrave;res et portent tous un regard diff&eacute;rent sur l&rsquo;existence et sur leur &eacute;poque. Les opinions vari&eacute;es des personnages, s&rsquo;ils pr&eacute;sentent par moment certains points de convergence, permettent de faire l&rsquo;&eacute;talage de contradictions &eacute;clairantes pour brosser le portrait des affres de notre temps. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Observer le contemporain</strong></span> </p> <p>Giorgio Agamben explicitait &eacute;loquemment dans son essai <em>Qu&rsquo;est-ce que le contemporain?</em> les qualit&eacute;s particuli&egrave;res du sujet contemporain: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Le contemporain est celui qui per&ccedil;oit l&rsquo;obscurit&eacute; de son temps comme une affaire qui le regarde et qui n&rsquo;a de cesse de l&rsquo;interpeller, quelque chose qui, plus que toute lumi&egrave;re, est directement et singuli&egrave;rement tourn&eacute; vers lui. Contemporain est celui qui re&ccedil;oit en plein visage le faisceau des t&eacute;n&egrave;bres qui provient de son temps<a href="#note3a" name="note3"><strong>[3]</strong></a>.<br /> </span></div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> </span><span style="color: rgb(0, 0, 0);">L&rsquo;&eacute;crivain fait acte de t&eacute;moin, de scribe et de commentateur de son temps lorsqu&rsquo;il prend un certain recul &mdash;le temps d&rsquo;&eacute;crire un roman&mdash;, sa mise en retrait volontaire de sa soci&eacute;t&eacute; lui permettant de l&rsquo;observer avec une distance critique n&eacute;cessaire. C&rsquo;est le jeu auquel se pr&ecirc;te Coupland de roman en roman. L&rsquo;auteur poursuit son &oelig;uvre de descripteur du contemporain, lui qui avait il y a deux d&eacute;cennies si bien r&eacute;ussi &agrave; cristalliser le d&eacute;tachement, le rapport ambivalent &agrave; la culture populaire et le d&eacute;sarroi d&rsquo;une strate de population dans son premier roman <em>Generation X</em> que ce terme a &eacute;t&eacute; consacr&eacute; par les sociologues.</span></div> <div> Coupland avait d&eacute;j&agrave; proc&eacute;d&eacute; &agrave; une forme de mise &agrave; jour de certaines de ses &oelig;uvres: les jeunes adultes incapables de composer avec leur r&eacute;alit&eacute; qui pr&eacute;f&eacute;raient fictionnaliser leurs existences dans <em>Generation X</em> en 1991 sont devenus des jeunes adultes incapables de cr&eacute;er des histoires dans <em>Generation A</em> en 2010; les employ&eacute;s serviles et misanthropes de Microsoft dans <em>Microserfs</em> en 1995 sont devenus des jeunes <em>geeks</em> employ&eacute;s d&rsquo;une compagnie de jeux vid&eacute;o, prosp&egrave;res et ouverts sur le monde dans <em>JPod</em> en 2006. C&rsquo;est donc dire que Coupland sait se mettre &agrave; jour d&rsquo;une parution &agrave; l&rsquo;autre.</div> <p> Il le prouve d&rsquo;ailleurs &eacute;loquemment d&egrave;s les premi&egrave;res lignes de <em>Player One</em>. Apr&egrave;s que Karen ait observ&eacute; qu&rsquo;un jeune adolescent la filme avec son iPhone depuis qu&rsquo;elle a d&eacute;tach&eacute; deux boutons de son chemisier, elle pense pour elle-m&ecirc;me: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Those little bright blue windows she always sees from her back-row seat in Casey&rsquo;s school auditorium, a jiggling sapphire matrix of memories that will, in all likelihood, never be viewed, because people who tape music recitals tape pretty much everything else, and there&rsquo;s not enough time in life to review even a fraction of those recorded memories. Kitchen drawers filled with abandoned memory cards. Unsharpened pencils. Notepads from realtors. Dental retainers. The drawer is a time capsule. (p.2) </span></div> <p> En quelques lignes, Coupland rel&egrave;ve comment la propension &agrave; l&rsquo;enregistrement num&eacute;rique provoque une accumulation exponentielle des m&eacute;moires externalis&eacute;es, devenant archives du pass&eacute; surann&eacute; d&egrave;s son enregistrement; une m&eacute;moire externe accessible et d&eacute;pass&eacute;e tout &agrave; la fois. </p> <p>Les observations cyniques sur notre temps s&rsquo;intercalent avec fluidit&eacute; au milieu d&rsquo;un r&eacute;cit de catastrophe. Par exemple, le pr&ecirc;tre Luke d&eacute;plore la liste fort r&eacute;duite des sept p&eacute;ch&eacute;s capitaux qui lui servent de mat&eacute;riel de travail : </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">There are only seven sins, not even eight, and once you&rsquo;ve heard about nothing but seven sins over and over again, you must resort to doing Sudoku puzzles on the other side of the confessional, praying for someone, anyone, to invent a new sin and make things interesting again. (p.8) </span></div> <p> Qui plus est, il souhaite que cette liste soit actualis&eacute;e: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Luke thinks sins badly need updating and he keeps a running list in his head of contemporary sins that religion might well consider: the willingness to tolerate information overload; the neglect of the maintenance of democracy; the deliberate ignorance of history; the equating of shopping with creativity; the rejection of reflective thinking; the belief that spectacle is reality; vicarious living through celebrities. And more, so much more. (p.112) <br /> </span></div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> </span><span style="color: rgb(0, 0, 0);">Le personnage a tendance &agrave; bl&acirc;mer le Web comme la source de tous les maux contemporains. Il ne respecte visiblement pas cette technologie, allant m&ecirc;me jusqu&rsquo;&agrave; songer : &laquo;Goddamn Internet. And his computer&rsquo;s spell-check always forces him to capitalize the word &ldquo;Internet&rdquo;. Come on: World War Two <em>earned</em> its capitalisation. The Internet just sucks human beings away from reality.&raquo; (p.24)</span></div> <div> Luke n&rsquo;est pas le seul &agrave; voir le Web, les ordinateurs et les technologies de l&rsquo;information comme agent d&rsquo;un changement consid&eacute;rable de notre &eacute;poque. La premi&egrave;re fois que Rick pose les yeux sur Rachel, il se l&rsquo;imagine &ecirc;tre ainsi:</div> <p></p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">She&rsquo;s most likely addicted to video games and online shopping, bankrupting her parents in an orgy of oyster merino and lichen alpaca. Fancy a bit of chit-chat? Doubtful. She&rsquo;d most likely text him, even if they were riding together in a crashing car&mdash;and she&rsquo;d be fluent in seventeen software programs and fully versed in the ability to conceal hourly visits to gruesome military photo streams. She probably wouldn&rsquo;t remember 9/11 or the Y2K virus, and she&rsquo;ll never bother to learn a new language because a machine will translate the world for her in 0.034 seconds. (p.27) </span></div> <p> Non sans une certaine ironie, Coupland s&rsquo;interroge et formule des hypoth&egrave;ses sur ce qu&rsquo;il peut advenir de nous<a href="#note4a" name="note4"><strong>[4]</strong></a>. Certains des th&egrave;mes chers &agrave; l&rsquo;auteur - la solitude, la perception du temps, l&rsquo;influence de la technologie, la foi, l&rsquo;imaginaire de la fin - sont abord&eacute;s, bien que succinctement, &agrave; un moment ou un autre du r&eacute;cit. Coupland ne traite pas le contemporain avec la rigueur th&eacute;orique d&rsquo;un philosophe ou d&rsquo;un essayiste, mais il r&eacute;ussit tout de m&ecirc;me &agrave; g&eacute;n&eacute;rer une exp&eacute;rience litt&eacute;raire forte, dr&ocirc;le et propice aux <em>musements</em><a href="#note5a" name="note5"><strong>[5]</strong></a> de la part du lecteur. L&rsquo;&eacute;crivain qui, par le biais d&rsquo;un de ses personnages, indique d&egrave;s le d&eacute;but du r&eacute;cit l&rsquo;importance de voir son existence comme un r&eacute;cit: &laquo;Our curse as humans is that we are trapped in time; our curse is that we are forced to interpret life as a sequence of events&mdash;a story&mdash;and when we can&rsquo;t figure out what our particular story is, we feel lost somehow&raquo; (p.5), affirmer, au terme de l&rsquo;&oelig;uvre, que cette conception de notre r&eacute;cit de vie est impraticable &agrave; notre &eacute;poque: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Information overload triggered a crisis in the way people saw their lives. It sped up the way we locate, cross-reference, and focus the questions that define our essence, our roles&mdash;our stories. The crux seems to be that our lives stopped being stories. And if we are no longer stories, what will our lives have become? (p.211)<br /> </span></div> <div>Or, plut&ocirc;t que de verser dans un pessimisme nostalgique d&rsquo;un pass&eacute; plus simple, Coupland propose une version revue et am&eacute;lior&eacute;e de cette id&eacute;e, qui &eacute;corche au passage un certain discours technophile valorisant les nouveaux m&eacute;dias comme un pays de cocagne&nbsp;des nouvelles exp&eacute;rimentations narratives: &laquo;&nbsp;Non-linear stories? Multiple endings? No loading times? It&rsquo;s called life on earth. Life need not be a story, but it does need to be an adventure.&raquo; (p.211)</div> <p> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Avant la fin</strong></span></p> <p>Il est certes curieux que la question de la fin de l&rsquo;humanit&eacute;, pourtant centrale comme contexte narratif au r&eacute;cit, devienne quelque peu secondaire et prenne la forme d&rsquo;un bruit de fond &agrave; mi-chemin dans le roman, ressurgissant sporadiquement mais sans grand impact (ce qui est antinomique, puisque c&rsquo;est bien de la Fin avec un grand F dont il est ici question!). On l&rsquo;aura sans doute compris, cette amorce n&rsquo;est employ&eacute;e que pour permettre de placer les personnages dans un &eacute;tat de crise qui se traduit bien par une sensibilit&eacute; &agrave; fleur de peau, doubl&eacute;e d&rsquo;une honn&ecirc;tet&eacute; totale, ouvrant la voie &agrave; des discours et des confessions sans retenue. Il est donc l&eacute;gitime de reprocher &agrave; Coupland d&rsquo;avoir mis la table en vue de l&rsquo;an&eacute;antissement de l&rsquo;esp&egrave;ce humaine dans le premier tiers du r&eacute;cit pour ensuite se contenter d&rsquo;un huis-clos fort pertinent mais peut-&ecirc;tre incongru dans un contexte o&ugrave; un tel enjeu est en cours. Ce qui r&eacute;chappe cet impair est la grande qualit&eacute; des &eacute;changes entre les personnages, &eacute;changes <em>justement</em> permis par le cataclysme. </p> <p>En effet, force est de constater que Coupland arrive, avec ce roman, &agrave; la pleine ma&icirc;trise d&rsquo;une d&eacute;marche d&rsquo;auteur contemporain au seuil d&rsquo;une &eacute;criture postmoderniste; au seuil, puisqu&rsquo;il commente les faits et gestes d&rsquo;une soci&eacute;t&eacute; postmoderne sans pour autant revendiquer ou assumer de plain-pied une pratique esth&eacute;tique ou &eacute;thique appartenant &agrave; ce paradigme philosophique. Il continue donc &agrave; d&eacute;noncer les habitudes consum&eacute;ristes tout en employant sans vergogne le nom de marques d&eacute;pos&eacute;es, &agrave; signaler l&rsquo;absence de religion tout en pr&ocirc;nant une qu&ecirc;te spirituelle &eacute;mancip&eacute;e de l&rsquo;affiliation &agrave; une pratique dogmatique, et &agrave; interroger les d&eacute;rives de technologies dont on peut constater qu&rsquo;il saisit bien les particularit&eacute;s et applications.</p> <p>L&rsquo;ambivalence apparente des propos et comportements des personnages couplandiens si&eacute;rait mal &agrave; une &eacute;criture pamphl&eacute;tiste ou revendicatrice. Or, de par les tensions qu&rsquo;il met en mots dans son roman, l&rsquo;auteur reconduit le v&oelig;u d&rsquo;Agamben consistant &agrave; recevoir en plein visage le faisceau des t&eacute;n&egrave;bres de son &eacute;poque<a href="#note6a" name="note6"><strong>[6]</strong></a>: il d&eacute;peint et souligne la noirceur du contemporain, mais y incorpore aussi des touches lumineuses, principalement par l&rsquo;humour, ce qui conf&egrave;re &agrave; <em>Player One</em> un &eacute;quilibre nuanc&eacute;, &agrave; la fois salutaire et garant d&rsquo;une observation riche et renseign&eacute;e sur notre &eacute;poque. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les faits saillants d&rsquo;une carri&egrave;re </strong></span> </p> <p>Par souci critique, il appara&icirc;t important de signaler que Coupland puise &eacute;norm&eacute;ment &agrave; ses propres &oelig;uvres en recyclant certains passages au travers de <em>Player One</em>. Il est d&rsquo;ailleurs int&eacute;ressant de noter que Coupland, en travaillant partiellement avec une approche de collage litt&eacute;raire, s&rsquo;inscrit dans un renouveau de cette pratique litt&eacute;raire, h&eacute;rit&eacute;e des dada&iuml;stes mais syst&eacute;matis&eacute;e dans le roman par Guy Tournaye (<em>Le d&eacute;codeur</em>, Gallimard, 2005), dans l&rsquo;article par Jonathan Lethem (<em>The ecstasy of Influence: A Plagiarism</em>, Harper&rsquo;s Magazine, f&eacute;vrier 2007) et dans l&rsquo;essai par David Shields (<em>Reality Hunger: A Manifesto</em>, Knopf, 2010). Ainsi, la r&ecirc;verie de Rick qui observe le chiffre du compteur de la pompe &agrave; essence augmenter rapidement telle une r&eacute;capitulation historique en acc&eacute;l&eacute;r&eacute; est identique &agrave; celle de John Johnson dans <em>Miss Wyoming</em> (1999); les soliloques sur la solitude comme mal de l&rsquo;&acirc;me de notre &eacute;poque de Karen sont des d&eacute;riv&eacute;s de ceux d&rsquo;Elizabeth Dunn d&rsquo;<em>Eleanor Rigby</em> (2004); l&rsquo;atteinte d&rsquo;un point de notre histoire culturelle et technologique o&ugrave; l&rsquo;ensemble de notre m&eacute;moire collective a &eacute;t&eacute; enregistr&eacute;e sur des outils p&eacute;riph&eacute;riques est une id&eacute;e qui remonte &agrave; <em>Microserfs</em> (1995), et ainsi de suite<a href="#note7a" name="note7"><strong>[7]</strong></a>. On peut consid&eacute;rer ces reprises par Coupland comme une forme de paresse &eacute;hont&eacute;e ou encore comme une forme d&rsquo;&nbsp;&laquo;autointertextualit&eacute;&raquo;, un <em>best of </em>que l&rsquo;auteur n&rsquo;aurait pas laiss&eacute; le soin &agrave; son &eacute;diteur de mettre en place. &Agrave; sa d&eacute;charge, puisque <em>Player One</em> est &agrave; l&rsquo;origine une s&eacute;rie de cinq lectures publiques dans le cadre de la s&eacute;rie Massey, on peut comprend pourquoi Coupland a souhait&eacute; offrir un compendium de ses &oelig;uvres pr&eacute;c&eacute;dentes &agrave; un nouveau public, en prenant tout de m&ecirc;me soin de les ins&eacute;rer dans un cadre narratif et di&eacute;g&eacute;tique original. Et il devient m&ecirc;me amusant, pour les lecteurs assidus de Coupland, de d&eacute;couvrir et de reconna&icirc;tre la provenance de ces id&eacute;es litt&eacute;raires pr&eacute;c&eacute;dentes. Mais, au final, il ne nous appartient pas de juger cette d&eacute;cision de l&rsquo;auteur<a href="#note8a" name="note8"><strong>[8]</strong></a>. &Agrave; cet effet, l&rsquo;&eacute;crivain renoue avec une pratique qui avait fait sa marque de commerce dans <em>Generation X</em>, soit celle de confectionner des n&eacute;ologismes assortis de d&eacute;finitions qui, chacun &agrave; leur mani&egrave;re, mettent en lumi&egrave;re un des traits de notre vie moderne. En voici une s&eacute;lection, en guise de conclusion: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">&laquo;<strong>Androsolophilia</strong>: The state of affairs in which a lonely man is romantically desirable while a lonely woman is not.&raquo; (p.216)<br /> &nbsp;<br /> &laquo;<strong>Blank-Collar Workers</strong>: Formerly middle-class workers who will never be middle-class again and who will never come to terms with that.&raquo; (p.218) <p></p></span><br /> <meta charset="utf-8" /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">&laquo;<strong>Deomiraculositeria</strong>: God&rsquo;s anger at always being asked to perform miracles.&raquo; (p.222) &laquo;Grim Truth: You&rsquo;re smarter than TV. So what?&raquo; (p.227)<br /> &nbsp;<br /> &laquo;<strong>Omniscience fatigue</strong>: The burnout that comes with being able to know the answer to almost anything online.&raquo; (p.234) <br /> &nbsp;<br /> &laquo;<strong>Post-adolescent Expert Syndrome</strong>: The tendency of young, people, around the age of eighteen, males especially, to become altruistic experts on everything, a state of mind required by nature to ensure warriors who are willing to die with pleasure on the battlefield. Also the reason why religions recruit kamikazes pilots and suicide bombers almost exclusively from the 18-to-21 range. &ldquo;Kyle, I never would have guessed that when you were up in your bedroom playing World of Warcraft all through your teens, you were, in fact, becoming an expert on the films of Jean-Luc Godard&rdquo;.&raquo; (p.236)<br /> &nbsp;<br /> &laquo;<strong>Red Queen&rsquo;s Blog Syndrome</strong>: The more one races onto one&rsquo;s blog to assert one&rsquo;s uniqueness, the more generic one becomes.&raquo; (p.240) </span> <p> </p></div> <hr /> <div class="rteindent1"> <meta charset="utf-8" /> </div> <p><meta charset="utf-8" /><a href="#note1" name="note1a"><strong>[1]</strong></a>La di&eacute;g&egrave;se s&rsquo;&eacute;tale sur cinq heures, en autant de chapitres; chacune de ces sections a pr&eacute;alablement fait l&rsquo;objet d&rsquo;une lecture publique dans le cadre de la s&eacute;rie Massey commandit&eacute;e par la Canadian Broadcasting Company, House of Anansi Press et le Massey College de l&rsquo;Universit&eacute; de Toronto. Depuis novembre 2010, ces lectures sont disponibles en baladodiffusion sur la boutique iTunes. </p> <p><a href="#note2" name="note2a"><strong>[2]</strong></a>De nombreuses informations sur cette th&eacute;orie sont disponibles sur le site Web suivant: EcoSystems, <em>Hubbert Peak of Oil Production</em>, [en ligne]. <a href="http://www.hubbertpeak.com" title="http://www.hubbertpeak.com">http://www.hubbertpeak.com</a> (Page consult&eacute;e le 24 novembre 2010). </p> <p><a href="#note3" name="note3a"><strong>[3]</strong></a>Giorgio Agamben, <em>Qu&rsquo;est-ce que le contemporain?</em>, Paris, Rivages poche (Petite biblioth&egrave;que), 2008, p.22. </p> <p><a href="#note4" name="note4a"><strong>[4]</strong></a>Le sous-titre <em>What Is to Become of Us</em>, pourrait &ecirc;tre lu autant comme une affirmation qu&rsquo;une interrogation. </p> <p><a href="#note5" name="note5a"><strong>[5]</strong></a><em>Musement</em> est un calque de l&rsquo;anglais &laquo;&nbsp;musing&nbsp;&raquo;, d&eacute;signant une forme d&rsquo;errance mentale. Se r&eacute;f&eacute;rer aux th&eacute;ories de Charles Sanders Peirce pour de plus amples explications (si toutefois vous avez quelques ann&eacute;es &agrave; y consacrer). Pour ceux et celles qui voudraient faire l&rsquo;&eacute;conomie de cet apprentissage, Bertrand Gervais d&eacute;crit ce concept dans l&rsquo;introduction de son essai <em>Figures, lectures. Logiques de l&rsquo;imaginaire tome 1</em>, Montr&eacute;al, Le Quartanier, collection &laquo; Erres essais &raquo;, 243 pages, pp.15-42.</p> <p><a href="#note6" name="note6a"><strong>[6]</strong></a>Giorgio Agamben, <em>Op. cit.</em>, p.22. </p> <p><a href="#note7" name="note7a"><strong>[7]</strong></a>Il serait un peu futile de dresser une liste compl&egrave;te des emprunts &agrave; ses &oelig;uvres pr&eacute;c&eacute;dentes, mais sachez que chacune d&rsquo;entre elles a &eacute;t&eacute; &laquo;mise &agrave; contribution&raquo;. </p> <p><a href="#note8" name="note8a"><strong>[8]</strong></a>La distinction entre la pratique acceptable et malhonn&ecirc;te est peut-&ecirc;tre une affaire d&rsquo;appartenance continentale, apr&egrave;s tout; dans une entrevue avec &Eacute;cran Large, Jim Jarmush, reconnaissant s&rsquo;&ecirc;tre inspir&eacute; de cin&eacute;astes asiatiques pour la r&eacute;alisation de son film <em>Ghost Dog</em>, avait cit&eacute; Jean-Luc Godard: &laquo;En Am&eacute;rique, vous appelez &ccedil;a du plagiat, et en Europe, nous appelons &ccedil;a un hommage&raquo;. (Shamia Amirali, <em>Jim Jarmush &ndash; Broken Flowers Masterclass</em>, [en ligne]. <a href="http://www.ecranlarge.com/article-details-532.php" title="http://www.ecranlarge.com/article-details-532.php">http://www.ecranlarge.com/article-details-532.php</a> (Page consult&eacute;e le 3 d&eacute;cembre 2010).<br /> </p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/fin-dune-ere-et-debut-de-jeu#comments AGAMBEN, Giorgio Canada Cinéma Collage littéraire Contemporain Coupland, Douglas Cynisme GERVAIS, Bertrand GODARD, Jean-Luc Imaginaire de la fin Intertextualité JARMUSH, Jim LETHEM, Jonathan Narrativité PEIRCE, Charles Sanders SHIELDS, David TOURNAYE, Guy Roman Tue, 14 Dec 2010 18:26:24 +0000 Gabriel Gaudette 298 at http://salondouble.contemporain.info Réécrire Babel à l’ère médiatique http://salondouble.contemporain.info/lecture/reecrire-babel-a-l-ere-mediatique <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/simard-houde-melodie">Simard-Houde, Mélodie </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/tarmac">Tarmac</a> </div> </div> </div> <p>Le deuxi&egrave;me roman de Nicolas Dickner, <em>Tarmac</em>, raconte l&rsquo;histoire de deux adolescents, Michel (dit Mickey) Bauermann et Hope Randall, qui se rencontrent par hasard &agrave; Rivi&egrave;re-du-Loup, &agrave; l&rsquo;&eacute;t&eacute; 1989, et s&rsquo;adoptent imm&eacute;diatement. Au fil des journ&eacute;es pass&eacute;es dans le sous-sol du bungalow de la famille de Michel, surnomm&eacute; le &laquo;bunker&raquo;, les complices se laissent impr&eacute;gner par les images m&eacute;diatiques qui d&eacute;filent &agrave; la t&eacute;l&eacute;vision: des &eacute;missions de David Suzuki aux &eacute;chos de la guerre froide, en passant par <em>The Price Is Right</em>, la chute du mur de Berlin et les films de zombies, tout est bon pour leurs solides app&eacute;tits. L&rsquo;actualit&eacute; politique internationale est largement pr&eacute;sente dans le roman, o&ugrave; les grands &eacute;v&eacute;nements m&eacute;diatiques qui ont marqu&eacute; notre m&eacute;moire collective depuis 1989 deviennent autant de points de rep&egrave;re pour la temporalit&eacute; du r&eacute;cit.</p> <!--break--><!--break--><p class="MsoNormal">Tout comme la Joyce de Nikolski, descendante d&rsquo;une grande lign&eacute;e de pirates, Hope poss&egrave;de cependant d&rsquo;&eacute;tranges racines familiales. Ses a&iuml;eux&nbsp;ont en effet tous re&ccedil;u, en r&ecirc;ve, une illumination leur r&eacute;v&eacute;lant comment se passerait la fin du monde&nbsp;et la date o&ugrave; celle-ci se produirait. Mais Hope, elle, attend toujours sa r&eacute;v&eacute;lation&hellip; Scientifique dans l&rsquo;&acirc;me, elle se laissera pourtant s&eacute;duire par le myst&eacute;rieux 17 juillet 2001, date de p&eacute;remption de tous les emballages de ramen Capitaine Mofoku. On reconna&icirc;t d&rsquo;embl&eacute;e l&rsquo;amour des d&eacute;tails et l&rsquo;humour un peu absurde de Dickner.</p> <p class="MsoNormal">Une qu&ecirc;te identitaire prend forme, qu&ecirc;te des origines, aussi bizarres soient-elles, afin de s&rsquo;inscrire dans un pass&eacute;, dans une lign&eacute;e familiale. &Agrave; nouveau, tout comme dans Nikolski, cette qu&ecirc;te est indissociable du voyage&nbsp;: Hope, abandonnant Michel &ndash; le narrateur &ndash; dans son bunker, part &agrave; la poursuite du &laquo;proph&egrave;te&raquo; Charles Smith, auteur d&rsquo;un livre pr&eacute;voyant la fin du monde pr&eacute;cis&eacute;ment pour le 17 juillet 2001. Un voyage qui m&egrave;nera Hope&nbsp;de Rivi&egrave;re-du-Loup jusqu&rsquo;&agrave;... Tokyo.<br /> &nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>La nouvelle vitesse du monde</strong></span></p> <p><strong> </strong></p> <p>Le monde de Tarmac est aux prises avec les al&eacute;as d&rsquo;un changement perp&eacute;tuel: Hope, &agrave; Tokyo, court jour apr&egrave;s jour, sans succ&egrave;s, &agrave; la recherche de la fuyante entreprise Mekiddo pour laquelle travaille Charles Smith, entreprise dont les bureaux d&eacute;m&eacute;nagent sans cesse. Tokyo, comme l&rsquo;affirme Merriam, jeune fille qui recueille Hope dans la capitale nippone, est une ville &laquo;en constante mutation&nbsp;: rien ne restait en place tr&egrave;s longtemps et le paysage se m&eacute;tamorphosait &agrave; une vitesse stup&eacute;fiante. On pouvait emprunter la m&ecirc;me rue tous les matins et, du jour au lendemain, ne plus rien reconna&icirc;tre.&raquo; (p. 192) Tarmac est ainsi porteur d&rsquo;une interrogation sur la <a>r&eacute;alit&eacute;</a>&nbsp;d&rsquo;un r&eacute;el en constante m&eacute;tamorphose, et sur la possibilit&eacute;, dans de telles conditions, d&rsquo;une m&eacute;moire collective. Qui se souviendrait des constructions &eacute;ph&eacute;m&egrave;res, motifs en constant mouvement?&nbsp;Ce ph&eacute;nom&egrave;ne de transformation urbaine n&rsquo;est pas le propre de la grande m&eacute;tropole qu&rsquo;est Tokyo, il s&rsquo;&eacute;tend jusqu&rsquo;&agrave; Rivi&egrave;re-du-Loup, comme le remarque Michel, lorsque le stade municipal de baseball est d&eacute;truit: &laquo;Je m&rsquo;&eacute;tonnais de la vitesse &agrave; laquelle on avait organis&eacute; ce projet. Quelqu&rsquo;un, quelque part, semblait press&eacute; d&rsquo;escamoter toute trace du vieux stade, de l&rsquo;effacer de la m&eacute;moire collective. C&rsquo;&eacute;tait presque suspect.&raquo; (p. 241)</p> <p class="MsoNormal">Le temps acc&eacute;l&eacute;r&eacute;, dans le monde moderne, c&rsquo;est aussi celui de la communication, des m&eacute;dias, des nouvelles retransmises par satellite&nbsp;: assister en direct &agrave; la chute du mur de Berlin, c&rsquo;est quelque chose, mais que dire alors d&rsquo;assister en direct &agrave; l&rsquo;arriv&eacute;e d&rsquo;un morceau du Grenzmauer fra&icirc;chement d&eacute;mantel&eacute; dans le port de Tokyo? &Agrave; c&ocirc;t&eacute; de ce temps acc&eacute;l&eacute;r&eacute;, c&rsquo;est aussi un espace r&eacute;tr&eacute;ci qui est celui du roman, espace mondial singuli&egrave;rement accessible aux voyageurs qui passent chaque jour sur le Tarmac. C&rsquo;est ce que constate Merriam&nbsp;:&nbsp; &laquo;De nos jours, tout le monde se d&eacute;place grosso modo &agrave; la m&ecirc;me vitesse. &Agrave; l&rsquo;&eacute;poque, &ccedil;a variait beaucoup &ndash; et, par cons&eacute;quent, la distance per&ccedil;ue variait beaucoup.&raquo; (p. 233)<br /> &nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Entre Bible et t&eacute;l&eacute;: un imaginaire de la fin</strong></span></p> <p><strong> </strong></p> <p>Reprenant au sujet de la perception nouvelle du temps, Merriam ajoute:<br /> &nbsp;</p> <p class="MsoNormal rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">&Ccedil;a jette un &eacute;clairage int&eacute;ressant sur le Nouveau Testament, non? Le r&eacute;cit commence avec une femme enceinte qui se dirige vers Bethl&eacute;em &agrave; dos d&rsquo;&acirc;ne. L&rsquo;image m&ecirc;me de la vuln&eacute;rabilit&eacute;. L&rsquo;&eacute;poque est trouble, les routes sont dangereuses &ndash; mais la femme prend son temps. Elle sait des choses que le lecteur ignore. Elle sait qu&rsquo;il reste encore sept cent pages avant l&rsquo;Apocalypse (p. 234)<br /> </span></p> <p class="MsoNormal">La Bible est le principal intertexte de Tarmac, intertexte qui, dans un jeu de mise en abyme, n&rsquo;est pas sans rappeler le myst&eacute;rieux Livre &agrave; trois t&ecirc;tes de Nikolski. L&rsquo;Apocalypse &laquo;que le lecteur ignore&raquo;, c&rsquo;est aussi bien la derni&egrave;re page du roman, et au c&oelig;ur de Tarmac comme de l&rsquo;Apocalypse&nbsp;se retrouve le m&ecirc;me imaginaire de la fin. Hope, en effet, a au moins trois bonnes raisons d&rsquo;&ecirc;tre obs&eacute;d&eacute;e par la fin du monde: mis &agrave; part la fatalit&eacute; g&eacute;n&eacute;alogique d&rsquo;&ecirc;tre une Randall, elle a grandi entre deux sources signifiantes pour l&rsquo;&eacute;laboration d&rsquo;un imaginaire apocalyptique: la Bible, d&rsquo;une part, et les m&eacute;dias, d&rsquo;autre part. La Bible, c&rsquo;est la principale lecture de la m&egrave;re de Hope, et donc l&rsquo;univers dans lequel l&rsquo;enfance de la jeune fille est <a>berc&eacute;e</a>, du moins jusqu&rsquo;&agrave; l&rsquo;arriv&eacute;e de la t&eacute;l&eacute;vision:<br /> &nbsp;</p> <p class="MsoNormal rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">L&rsquo;apparition de la t&eacute;l&eacute;vision marqua un point tournant dans la vie de Hope. Jusque-l&agrave;, l&rsquo;unique source d&rsquo;information dans cette maison avait &eacute;t&eacute; la collection de bibles de sa m&egrave;re. [&hellip;] D&eacute;sormais, tous les soirs, elle s&rsquo;enfermait dans sa garde-robe pour &eacute;couter les actualit&eacute;s internationales de CBC News (p. 27).<br /> </span></p> <p class="MsoBodyText">Somme toute, quelle diff&eacute;rence y a-t-il entre le r&eacute;cit biblique et le mart&egrave;lement m&eacute;diatique? Apr&egrave;s une impressionnante, voire maniaque, &eacute;num&eacute;ration des diverses menaces qui planent sur l&rsquo;humanit&eacute;, le narrateur&nbsp;qui affirme avoir &laquo;grandi dans un monde obs&eacute;d&eacute; par l&rsquo;apocalypse&raquo; (p. 244) ironise: &laquo;la liste de nos p&eacute;rils ressemblait de plus en plus aux ingr&eacute;dients imprim&eacute;s sur un paquet de ramen: une liste invraisemblable. Mais nous &eacute;tions d&eacute;sormais au-del&agrave; de toute vraisemblance&raquo; (p. 246), l&agrave; o&ugrave;, finalement, la r&eacute;alit&eacute; rejoint la fiction biblique&hellip; ou alors serait-ce que l&rsquo;imaginaire de la fin relay&eacute; par les m&eacute;dias ne serait &agrave; son tour qu&rsquo;une nouvelle forme de fiction, un nouveau &laquo;livre&raquo; sacr&eacute; &agrave; usage universel?<br /> &nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>La nouvelle Babel: jeux de miroir et artifices narrat</strong><strong>ifs</strong></span></p> <p><strong> </strong></p> <p>Usage universel, car le roman met bien en &eacute;vidence &laquo;l&rsquo;homog&eacute;n&eacute;it&eacute; h&eacute;t&eacute;rog&egrave;ne&raquo; qui caract&eacute;rise la culture &agrave; l&rsquo;&egrave;re contemporaine: partout la m&ecirc;me diversit&eacute;, le m&ecirc;me m&eacute;lange culturel. C&rsquo;est subtilement, mais non moins significativement, que l&rsquo;univers de Rivi&egrave;re-du-Loup est ainsi parsem&eacute; de r&eacute;f&eacute;rences nippones: marques de voiture (Michel conduit une Honda, puis une Toyota), ramen, Tofu&hellip; &laquo;Nous serions, au terme de cette Grande Guerre du Tofu, un tout petit peu plus asiatiques &ndash; mais personne ne s&rsquo;en apercevrait.&raquo; (p. 93) C&rsquo;est &eacute;galement ce que symbolise le tarmac, lieu o&ugrave; les voyageurs &eacute;changent, se rencontrent, se m&ecirc;lent: image moderne de Babel.</p> <p class="MsoNormal">Par ailleurs, un r&eacute;seau d&rsquo;&eacute;chos entre Rivi&egrave;re-du-Loup et Tokyo contribue &agrave; cet effet de globalisation culturelle, tout en permettant de tisser des liens entre les deux trames narratives qui se trouvent s&eacute;par&eacute;es environ &agrave; mi-chemin du livre: celle du voyage de Hope et celle de la vie du narrateur. On retrouve dans chaque trame une exacte sym&eacute;trie des lieux significatifs&nbsp;: deux stades de baseball, deux bars aux noms bibliques (le Jaffa et l&rsquo;Ophir), deux &laquo;refuges&raquo; habitables, la maison secr&egrave;te de Merriam et le bunker. Comme quoi Tokyo et Rivi&egrave;re-du-Loup se ressemblent davantage qu&rsquo;on ne pourrait le croire.<br /> &nbsp;<br /> Vitesse acc&eacute;l&eacute;r&eacute;e, aplatissement des distances, foisonnante diversit&eacute; des r&eacute;f&eacute;rences culturelles, effacement de la m&eacute;moire collective&nbsp;: ce sont autant de jalons qui inscrivent Tarmac au sein d&rsquo;un certain bassin&nbsp;d&rsquo;&oelig;uvres contemporaines. Ces oeuvres&nbsp; red&eacute;finissent les configurations spatiales et temporelles pour dire un monde o&ugrave; nos perceptions sont&nbsp; modifi&eacute;es en profondeur par les nouvelles technologies, les moyens de transport et de communication; un monde o&ugrave; la qu&ecirc;te de soi s&rsquo;ins&egrave;re quelque part entre la lenteur des grandes mythologies pass&eacute;es et la vitesse d&rsquo;un pr&eacute;sent aux dates de p&eacute;remption toujours plus imminentes.</p> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/reecrire-babel-a-l-ere-mediatique#comments DICKNER, Nicolas Imaginaire de la fin Média Mémoire Québec Roman Mon, 11 May 2009 12:26:04 +0000 Mélodie Simard-Houde 120 at http://salondouble.contemporain.info Quand savons-nous que c'est terminé? http://salondouble.contemporain.info/lecture/quand-savons-nous-que-cest-termine <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/gervais-bertrand">Gervais, Bertrand</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/les-baldwin">Les Baldwin</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p align="justify">Qui a dit que l&rsquo;imaginaire de la fin battait de l&rsquo;aile?&nbsp; Apr&egrave;s le p&eacute;tard mouill&eacute; de l&rsquo;an 2000, qui n&rsquo;a pas accouch&eacute; d&rsquo;une Apocalypse mondiale ni m&ecirc;me d&rsquo;un bogue informatique cr&eacute;dible, on s&rsquo;est dit qu&rsquo;on pouvait enfin passer &agrave; autre chose. L&rsquo;avenir ne serait pas si gris que &ccedil;a. Mais, peu &agrave; peu, et les attentats du 11 septembre 2001 y sont pour quelque chose, le noir est revenu, sous la forme non pas d&rsquo;un genre litt&eacute;raire, mais d&rsquo;id&eacute;es t&eacute;n&eacute;breuses&hellip; De sorte que l&rsquo;imaginaire de la fin n&rsquo;a jamais &eacute;t&eacute; aussi florissant. Il n&rsquo;est plus l&rsquo;apanage des romans d&rsquo;anticipation et de science-fiction, il s&rsquo;est infiltr&eacute; dans le roman social et le bestseller, et s&rsquo;est adapt&eacute; aux conventions du r&eacute;alisme. Mais il ne faut pas en &ecirc;tre surpris, en situation de transition (politique, technologique, &eacute;conomique, etc.), il convient de s&rsquo;imaginer le pire esp&eacute;rant ainsi conjurer le mauvais sort.</p> <p align="justify">Les fictions sont l&eacute;gions qui exploitent certains des motifs ou des traits les plus saillants de l&rsquo;imaginaire de la fin. Pensons au dernier roman de Cormac McCarthy, <em>The Road</em>, ou &agrave; toutes ces apocalypses intimes qui font les d&eacute;lices de la litt&eacute;rature fran&ccedil;aise. Dans le sillage de la production d&rsquo;Antoine Volodine, on trouve <em>Les Baldwin </em>du qu&eacute;b&eacute;cois Serge Lamothe, paru aux &eacute;ditions L&rsquo;instant m&ecirc;me &agrave; Qu&eacute;bec, en 2004. On y d&eacute;couvre, comme dans les meilleurs exemples de fins du monde, un d&eacute;crochage temporel complet, la pr&eacute;sence d&rsquo;un espace de transition &eacute;tonnamment fig&eacute;, une intrigante opacit&eacute; langagi&egrave;re, une recherche de signes annonciateurs et, bien entendu, une fin pos&eacute;e comme principe de coh&eacute;rence.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><br /> Une post-histoire</strong></span></p> <p align="justify">Texte au statut g&eacute;n&eacute;rique incertain, puisque aucun genre n&rsquo;est formellement identifi&eacute; dans l&rsquo;&eacute;dition courante, <em>Les Baldwin</em> met en sc&egrave;ne un univers post-historique. De l&rsquo;Am&eacute;rique du nord telle que nous la connaissons avec ses fronti&egrave;res et ses villes, il ne reste plus que des terres d&eacute;vast&eacute;es, vid&eacute;es de presque toute faune et flore, des terres peupl&eacute;es par quelques rares Baldwin, pr&eacute;occup&eacute;s avant tout par leur survie. O&ugrave; sommes-nous pr&eacute;cis&eacute;ment? En quelle ann&eacute;e? Le texte ne le dit jamais. L&rsquo;&eacute;poque d&eacute;crite est un temps de l&rsquo;apr&egrave;s : apr&egrave;s la civilisation, apr&egrave;s un cataclysme quelconque. En fait, nous dit Les Baldwin, nous sommes &laquo; apr&egrave;s l&rsquo;&eacute;lection du dernier gouvernement &raquo;, sans qu&rsquo;on ne sache trop s&rsquo;il s&rsquo;agit du dernier en date ou de l&rsquo;ultime.</p> <p align="justify">Le monde des Baldwin appara&icirc;t comme la demi-vie d&rsquo;un Temps de la fin, p&eacute;riode de transition qui n&rsquo;en finit plus de finir, o&ugrave; les derni&egrave;res forces s&rsquo;&eacute;puisent et les derni&egrave;res vies s&rsquo;&eacute;teignent. Des romans tels que In the <em>Country of Last Things</em> de Paul Auster, le cycle de la ville-&icirc;le de Pierre Yergeau, ou encore le dernier Will Self, <em>The Book of Dave</em>, nous ont habitu&eacute;s &agrave; ces univers post-historiques, o&ugrave; les villes ne sont plus que ruines, et la survie, une pr&eacute;occupation de tous les instants. Dans la fiction de Lamothe, la vie de quelques Baldwin nous est d&eacute;crite dans une s&eacute;rie de 40 r&eacute;citations, et c&rsquo;est le terme utilis&eacute; par le texte lui-m&ecirc;me pour identifier les diverses entr&eacute;es&nbsp; du r&eacute;cit.</p> <p align="justify">La huiti&egrave;me r&eacute;citation, intitul&eacute;e &laquo; Enayat &raquo;, rapporte, un peu &agrave; la mani&egrave;re des r&eacute;cits de l&rsquo;ancien testament, le destin singulier de ce Baldwin. &laquo; Enayat &raquo;, peut-on lire, &laquo; avait un fils. Un Baldwin. Personne n&rsquo;aurait su dire s&rsquo;il l&rsquo;avait trouv&eacute; seul. C&rsquo;&eacute;tait une excroissance accidentelle et douloureuse qu&rsquo;il devait porter sans aide. &raquo; (p. 33) Nous sommes confront&eacute;s &agrave; un univers merveilleux &ndash; qu&rsquo;est-ce qu&rsquo;un fils qui est une excroissance? &ndash;, et surtout pr&eacute;caris&eacute; et d&eacute;peupl&eacute;. Enayat est seul avec son fils. Ils sont au milieu de nulle part, de ce nulle part du moins qui permet &agrave; des banquises d&rsquo;exister. Quelque part dans le nord qu&eacute;b&eacute;cois, proche de la mer. Nulle autre pr&eacute;sence humaine n&rsquo;est d&eacute;tect&eacute;e. Aucune habitation, aucune infrastructure gouvernementale. C&rsquo;est une banquise tout ce qu&rsquo;il y a de plus nue. Un amas de glaces flottantes form&eacute;es par la solidification de l'eau de mer. Les deux Baldwin, le fils et le p&egrave;re, sont aux limites du monde. Ils ne sont plus sur la terre ferme, ils sont sur un banc de glace, une structure flottante semi-permanente.</p> <p><strong><br /> </strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong> D&rsquo;intenses sp&eacute;culations...</strong></span></p> <p align="justify">La fin appara&icirc;t d&rsquo;embl&eacute;e comme le principe m&ecirc;me de coh&eacute;rence de l&rsquo;existence des Baldwin. Ce sont des &ecirc;tres de la fin, des sujets soumis au d&eacute;nuement et &agrave; la disparition. Dans &laquo; Enayat &raquo;, le fils demande : &laquo; P&egrave;re, quand savons-nous que c&rsquo;est termin&eacute;? &raquo; Et le p&egrave;re ne sait quoi r&eacute;pondre. &laquo; Peut-&ecirc;tre que la banquise &eacute;tait tout ce qui restait. Peut-&ecirc;tre. Il n&rsquo;y avait pas moyen d&rsquo;en &ecirc;tre certain. &raquo; (p. 34) C&rsquo;est un Temps de la fin qui s&rsquo;&eacute;tire, un temps qui est devenu sa propre r&eacute;alit&eacute;, aux contours flous et au statut incertain.</p> <p align="justify">Cette incertitude est d&rsquo;ailleurs le pr&eacute;texte &agrave; d&rsquo;intenses sp&eacute;culations de la part des baldwinologues, les sp&eacute;cialistes des Baldwin responsables de la publication des quarante r&eacute;cits du recueil. Ceux-ci proviennent, semble-t-il, d&rsquo;un rapport &laquo; des plus r&eacute;centes recherches effectu&eacute;es [&hellip;] &agrave; l&rsquo;Institut Baldwin &raquo; (p. 9).&nbsp; Or, deux th&egrave;ses s&rsquo;affrontent &agrave; cet institut, l&rsquo;une selon laquelle &laquo; l&rsquo;existence des Baldwin n&rsquo;a jamais &eacute;t&eacute; scientifiquement d&eacute;montr&eacute;e &raquo; (p. 10); l&rsquo;autre affirmant au contraire leur existence. Pour Drig&Oslash; par exemple, ils repr&eacute;sentent &laquo; un bel exemple de projections permanentes ou [&hellip;] de projections &agrave; dur&eacute;e mixte. &raquo; (p. 118), posture plut&ocirc;t faible ontologiquement parce qu&rsquo;elle permet de fa&ccedil;on d&eacute;tourn&eacute;e d&rsquo;att&eacute;nuer cette existence, la transformant en simple pr&eacute;sence s&eacute;miotique. Pour Ganido, par contre, ils existent, non pas sous forme de figures et de projections, mais &laquo; en tant qu&rsquo;entit&eacute;s socialement d&eacute;sorganis&eacute;es rep&eacute;rables soit &agrave; leur isolement, soit &agrave; leur d&eacute;tresse physique, soit &agrave; des s&eacute;quelles psychologiques ind&eacute;l&eacute;biles. &raquo; (p. 10). Les Baldwin seraient-ils une esp&egrave;ce singuli&egrave;re du genre humain? Cohabitent-ils avec notre esp&egrave;ce, mais en fonction d&rsquo;une temporalit&eacute; autre et d&rsquo;une conception singuli&egrave;re de l&rsquo;histoire?</p> <p><strong><br /> </strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong> Le travail des r&eacute;citantes</strong></span></p> <p align="justify">Le texte de Lamothe s&rsquo;ouvre sur un prologue o&ugrave; les diverses th&egrave;ses sur l&rsquo;existence des Baldwin sont tour &agrave; tour expos&eacute;es et battues en br&egrave;che, de sorte que nous sommes incapables de savoir, en d&eacute;but de lecture, si lesdits Baldwin sont autre chose, dans ce monde fictionnel, qu&rsquo;une pure cr&eacute;ation de l&rsquo;esprit. Et les probl&egrave;mes sont accentu&eacute;s par le fait que les r&eacute;citations que nous lisons ont &eacute;t&eacute; manipul&eacute;es. Elles sont le fait, nous dit le texte, des r&eacute;citantes, sortes d&rsquo;informatrices ou de surnarratrices, &agrave; la Volodine, qui ont la charge de raconter la vie des Baldwin et qui veillent &agrave; la transmission des informations recueillies. Or, ces r&eacute;citations ne nous sont pas transmises imm&eacute;diatement ou telles quelles, elles sont transform&eacute;es et manipul&eacute;es par les scribes de l&rsquo;Institut. On le remarque aux mentions qui sont faites du r&ocirc;le des r&eacute;citantes dans la sauvegarde de certaines informations ou alors de la limite de leur savoir et de leur souci pour pr&eacute;server la m&eacute;moire de quelque Baldwin &eacute;gar&eacute;.</p> <p align="justify">Les r&eacute;citantes apportent le mat&eacute;riau premier des r&eacute;cits, comme des informatrices travaillant au compte d&rsquo;un ethnologue. Et comme des informatrices justement, leurs r&eacute;citations nous sont transmises, mais appr&ecirc;t&eacute;es, soumises &agrave; un processus &eacute;ditorial et interpr&eacute;tatif qui en att&eacute;nue essentiellement la valeur de v&eacute;rit&eacute;. Car, si ce qu&rsquo;elles ont racont&eacute; est vrai et repose sur des faits av&eacute;r&eacute;s, rien ne nous dit que les r&eacute;cits offerts &agrave; la lecture par l&rsquo;Institut Baldwin en respectent la v&eacute;racit&eacute;. Les informations ont &eacute;t&eacute; soumises &agrave; de multiples op&eacute;rations qui ont tr&egrave;s bien pu en d&eacute;naturer le contenu.</p> <p align="justify">Et nous ne savons plus rien de s&ucirc;r.</p> <p align="justify">Les Baldwin apparaissent en effet comme des &ecirc;tres au statut doublement incertain. &Agrave; m&ecirc;me ce monde fictionnel, ce sont des &ecirc;tres &agrave; mi-chemin entre de pures projections et des sujets socialement disfonctionnels. Et, dans <em>Les Baldwin</em>, ils sont les objets de r&eacute;cits aux valeurs de v&eacute;rit&eacute; att&eacute;nu&eacute;es, pour ne pas dire suspectes. Mais ces r&eacute;cits sont, paradoxalement, les seules preuves de l&rsquo;existence des Baldwin. Car ces derniers survivent avant tout dans la retransmission des textes et dans leur lecture. Ils survivent parce que des lecteurs (nous!) servent de relais aux r&eacute;cits de leur vie et de leur fin et en entretiennent la flamme, assurant &agrave; leur destin&eacute;e un &eacute;cho au-del&agrave; des parois de leur propre monde.</p> <p align="justify">Quand savons-nous que c&rsquo;est termin&eacute;? demande le fils.</p> <p align="justify">Le pire, ce serait que &ccedil;a ne se termine jamais.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/quand-savons-nous-que-cest-termine#comments Imaginaire de la fin LAMOTHE, Serge Post-histoire Québec Représentation Style Temps Récit(s) Mon, 15 Dec 2008 18:09:00 +0000 Bertrand Gervais 55 at http://salondouble.contemporain.info