Salon double - Média http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/355/0 fr Daniel Clowes - La ligne autoréflexive http://salondouble.contemporain.info/article/daniel-clowes-la-ligne-autor-flexive <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/widenda-le-alexandre">Widendaële, Alexandre</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/ice-haven">Ice Haven</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/daniel-clowes">Daniel Clowes</a> </div> </div> </div> <p>L’amateur de B.D. qui revient de la bibliothèque ou du <em>comic book store</em> de son quartier avec sous le bras quelques albums de Dan Clowes, se délectera probablement dans un premier temps des encrages doux et minutieux, des aplats de couleur et des trames, entrera dans l’intimité des jeunes punkettes complexées et enamourées de <em>Ghost World</em>, de quadragénaires éconduits ou aigris, comme dans un gant de velours; mais sans aucun doute, dans un second temps, les sourcils se fronceront: cet univers intimiste se rompra, tout deviendra plus opaque, la cruauté et l’horreur apparaîtront. En effet, l’univers de Clowes ne manquera pas d’évoquer au lecteur, dans ses planches les plus sombres, l’horreur burlesque des années cinquante des <em>Tales from the Crypt</em> ou de <em>Twilight Zone</em>. Or, cette rupture de ton, qui caractérise les albums de l’auteur, est déjà en germe dans la ligne. Les romans graphiques et, plus largement, la bande dessinée américaine alternative de ces deux dernières décennies, révèlent un medley de «styles», une multitude d’identités graphiques remarquables, que seul, peut-être, le foisonnement de l’ère des pionniers du <em>strip</em> du début du vingtième siècle a proposé. Cependant, pour ces deux générations qu’un siècle sépare, les motivations diffèrent: si la première, recensée par Martin Sheridan dans son <em>Comics and their Creators</em> en 1944 (1971), répondait dans la plupart des cas à l’appel lancé par les magnats de la presse, les auteurs actuels se placent, eux, dans une rupture <em>thématique</em>, <em>narrative</em> et <em>graphique</em> avec la bande dessinée <em>mainstream </em>qui domine le marché.C’est au sein de cette bande dessinée alternative que s’est épanoui, depuis la fin des années quatre-vingt, Dan Clowes et, c’est à l’heure où la bande dessinée américaine, pourtant précoce en son temps, tend à entrer enfin dans une ère de maturité, qu’il est possible d’envisager l’étendue de l’œuvre du père de <em>Lloyd Llewellyn </em>(Clowes, 1989), comme une proposition de réflexion sur le médium même de la bande dessinée. Cette proposition de réflexion sur ce que l’auteur considérait, il y a quelques années encore, comme «la forme artistique la plus progressive de cette fin de siècle», apparaît clairement dans <em>Pussey!</em> (Clowes, 1995), mais est en germe dès ses premières publications et reste une constante de tous ses albums tant dans le fond que dans la forme. Il n’est donc pas inopportun de revenir sur l’identité graphique de Dan Clowes en considérant le style de ce bédéiste d’avant-garde comme une ouverture à l’autoréflexivité —tant dans ses encrages que dans la mise en page de ses différents opus— dans un recours récurrent à la rupture.&nbsp;L’amateur de B.D. qui introduisait cet article, donc, rentré chez lui avec ses emplettes, ne pourra s’empêcher de remarquer, en parcourant le corpus des œuvres de Clowes, qu’avant les courbes douces des albums plus récents, dans les fines lignes brisées des mésaventures de <em>Lloyd Llewlellyn</em> —parodie du héros de film noir, partagées entre l’influence graphique post-punk, l’influence de la bande européenne et celle des récits courts d’<em>EC Comics</em>— sommeillent déjà quelques motifs récurrents des récits de l’auteur.&nbsp; Certes, les femmes sont l’une des constantes réflexions des albums de Clowes, mais, servant la présente problématique, le <em>créateur</em>, le <em>super-héros</em> et le <em>dessin</em> en lui-même, sont régulièrement vecteurs de mise en abîme de la bande dessinée dans ses récits, et offrent donc un premier degré de lecture de la dimension autoréflexive du travail de Dan Clowes.</p> <p>Les indices semés dans l’univers de <em>Lloyd Llewlellyn</em> lancent le lecteur sur des pistes qui l’amènent aux futurs albums de Clowes: ne peut-il entrevoir dans le personnage de Herk Abner et son <em>petit homme de l’encrier</em>, le père cartooniste oublié de <em>David Boring </em>(2000), de manière plus intimiste, le dessinateur de <em>Caricature</em> (1998), ou le transfuge, Dan Pussey? <em>The Death-Ray</em> (2011) ne contient-il pas une part des super(anti)héros que croise Llewlellyn: le «Baroudeur américain» dopé ou l’amnésique «Vaar l’on», le M. Muscles du<em> Cirque des Rigolos Brothers</em>, ou encore de la «Griffe jaune<a href="#1a">[1]</a><a name="1"></a>», de «Black Nylon», et plus largement des produits d’<em>Infinity comics</em>?</p> <p>Plus que tout autre chose, le dessin est indice chez Clowes. De la marque de la «confrérie sacrée de farceurs, de plaisantins et d’ambassadeurs du rire<a href="#2a">[2]</a><a name="2"></a>» à laquelle aura affaire <em>Llewellyn</em> au logo omniprésent de «Mister Jones» gravé dans la plante du pied du protagoniste de <em>Like a Velvet Glove Cast in Iron </em>(1993), l’entrainant dans un jeu de piste dominé par une étrangeté des plus Lynchéiennes, Clowes réinsuffle du sens dans l’image omniprésente qui accompagne <em>ad nauseam</em> le lecteur du vingt-et-unième siècle, jusqu’à devenir insignifiante. Qu’elles soient photographies, logos, graffitis, caricatures, vignettes de BD, films ou de télévision, il les disperse dans ses planches et les adaptent au support.</p> <p>Enfin, que dire du discours de <em>Lloyd Llewellyn,</em> lorsqu’au détour d’un récit (<em>Vipère de béton</em>) celui-ci passe de son habituelle narration à la <em>Double Indemnity</em> de Wilder, au véritable réquisitoire autoréflexif sur la bande dessinée —«Je déteste les gens qui n’aiment pas la BD… Je les <strong>déteste</strong>! Le monde est rempli de minus qui ne reconnaîtraient pas une forme artistique intrinsèquement dynamique si elle <strong>leur flanquait une bonne claque</strong>!!»— (Clowes, 1989, p. 186.) ou du titre onomatopéique #$@&amp;! sinon qu’ils annoncent la réflexion qu’il distillera beaucoup plus subtilement dans les encrages de ses planches à venir.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/Image%205%20AW.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Lloyd Llewelyn, p. 186"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/Image%205%20AW.jpg" alt="28" title="Daniel Clowes, Lloyd Llewelyn, p. 186" width="580" height="877" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Lloyd Llewelyn, p. 186</span></span></span></p> <p><em><strong>Ice Haven</strong></em></p> <p>Si <em>The Death-Ray</em>, <em>Mister Wonderful</em> (2011), <em>Wilson </em>(2010)ou <em>David Boring</em> opèrent au sein d’un même récit, et pour des motivations différentes, des variations graphiques, c’est sans nul doute, <em>Ice Haven</em> (2005) qui cristallise cette problématique du travail de la <em>ligne autoréflexive</em> de Dan Clowes.</p> <p>Dans cet album, qui parcourt les différentes existences des habitants de la ville éponyme, offrant à chacun un ou plusieurs récit(s) court(s), le regard du lecteur est, dans un premier temps, confronté à une disparité graphique: Clowes utilise plus d’une dizaine de «styles» différents qui varient entre eux de par des emprunts d’identité graphique, une modification des couleurs dominantes ou un passage à la bichromie. Ainsi, les «chapitres» consacrés aux enfants, sont caractérisés par un encrage naïf proche de celui des <em>Peanuts</em> de Schultz, ou, récit emboîté du contenu d’un vieil album relatant dans le style des «<em>true crime comics</em>» des années cinquante, le fait divers macabre —«La véritable histoire de Leopold et Loeb»— qui inspira à Clowes cet album et, dont la mise en page, plus saturée, offre une rupture supplémentaire: les planches changent de rythme et passent de deux à trois strips superposés. Digressions thématiques autour d’un détail ou réflexions ouvertes insérées dans le récit, quelques planches consacrées au court récit donnant vie au lapin en peluche bleu du petit voisin, ou la parodie de la série d’animation des années soixante, <em>The Flintstones</em>, invitent à une pause narrative de la même façon que le cartooniste offre une pause entre deux articles au lecteur du journal.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/Image%207%20AW.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Ice Haven, p. 147"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/Image%207%20AW.jpg" alt="29" title="Daniel Clowes, Ice Haven, p. 147" width="496" height="558" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Ice Haven, p. 147</span></span></span></p> <p>Loin d’être une simple suite d’effets esthétiques, l’hétérogénéité graphique dans <em>Ice Haven</em> interroge en profondeur le support et plus précisément les possibilités de narration de la bande dessinée. Clowes fait reposer la narration de son album sur deux procédés narratifs différents: il allie l’économie du <em>strip</em> de presse aux possibilités de développement qu’offre l’absence de format arrêté du roman graphique. Le format horizontal et la référence au <em>strip</em> de presse, qui entrent en rupture avec une bonne part du corpus de l’auteur —qu’il interroge volontairement ou involontairement la généalogie du neuvième art— renvoient inévitablement à tout un pan de l’histoire de la bande dessinée américaine, à une narration qui se construit sur une logique d’efficacité: l’espace réduit, longtemps réservé aux <em>strips </em>quotidiens des journaux, comme le nombre de vignettes et la quantité restreinte de texte devaient à la fois faire avancer l’histoire, développer intrigue et personnages, tenir le lecteur en haleine jusqu’au lendemain et garder une certaine indépendance. Interrogé sur ce format, Milton Caniff résumera: «<em>Two paragraphs of conversation and three drawings, and that’s it</em><a href="#3a">[3]</a><em><a name="3"></a> </em>». Le <em>strip</em> de presse qui répond à une série de contraintes va à l’essentiel —peut-on y voir dans certains cas la survivance de la dimension emblématique de la gravure de presse?— alors que le <em>comic book</em> et plus encore le roman graphique dont le format tend à une liberté spatiale ont la possibilité d’étirer le temps, de distiller celui du récit.C’est dans cette même logique d’efficacité que peut-être envisagée la simplification graphique des personnages que Clowes emprunte à Schultz et plus largement aux <em>strips </em>de presse. Ce principe «de ne donner de l’objet que ses caractères essentiels, en supprimant ceux qui lui sont accessoire» (Töppfer, 2003: 9) fut l’une des bases de la littérature en estampes, et cette leçon tirée de l’<em>Essai de physiognomonie </em>de Töppfer s’adapte particulièrement bien, en ce point, à la logique graphique adoptée par les cartoonistes:</p> <p>Cette facilité qu’offre le trait graphique de supprimer certains traits d’imitation qui ne vont pas à l’objet, pour ne faire usage que de ceux qui y sont essentiels, le fait ressembler par là au langage écrit ou parlé, qui a pour propriété de pouvoir avec bien plus de facilité encore, dans une description ou dans un récit, supprimer des parties entières des tableaux décrits ou des évènements narrés, pour n’en donner que les traits seulement qui sont expressifs et qui concourent à l’objet. […] il est incomparablement avantageux lorsque, comme dans une histoire suivie, il sert à tracer des croquis cursifs qui ne demandent qu’à être vivement accusés, et qui, en tant que chaînons d’une série, n’y figurent souvent que comme rappels d’idées, comme symboles, comme figures de rhétoriques éparses dans le discours et non pas comme chapitres intégrants du sujet. (2003: 12)</p> <p>L’espace réduit du <em>strip </em>amène donc inévitablement à une narration plus synthétique, soit par une plus grande simplicité, soit par une cohabitation plus poussée du texte et de l’image.</p> <p>Cependant, Clowes, en associant ces deux dimensions différentes de la narration en bande dessinée, n’a pas pour objet de quitter l’aisance du roman graphique pour retrouver les contraintes narratives du <em>strip</em> de presse, mais au contraire, d’inviter dans la planche une sophistication narrative que lui permet cette hétérogénéité.<em>Ice Haven</em> présente donc, chapitre après chapitre, dans une série de ruptures graphiques parfois très subtiles, les tribulations d’une dizaines de ses habitants: Random Wilder le poète raté, Vida et sa grand-mère, voisines du poète et elles-mêmes poétesses, Violet Vanderplatz qui rêve de retrouver l’homme dont elle est éperdument amoureuse, Charles, le jeune demi-frère de Violet, secrètement amoureux de celle-ci, et son ami Carmichael, rassemblé par la toile de fond du kidnapping du jeune David Goldberg. À ceux-ci s’adjoignent les apparitions de M. et Ms. Ames, venus enquêter sur le kidnapping, l’officier Kaufman, l’épicier asiatique, la libraire et le critique de BD Harry Naybors.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/Image%204%20AW.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Ice Haven, p. 25"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/Image%204%20AW.jpg" alt="30" title="Daniel Clowes, Ice Haven, p. 25" width="580" height="330" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Ice Haven, p. 25</span></span></span></p> <p>&nbsp;</p> <p>Le traitement graphique de chacun de ces segments participe à l’identification du narrateur, parfois en complément du texte, d’abord celui du titre qui introduit chaque segment, puis celui des récitatifs à la première ou troisième personne et en dernière instance du texte des bulles. L’identification du narrateur met en évidence une interrogation que pose la nature même de la bande dessinée, associant texte et image. Le recours au texte récitatif, dans <em>Ice Haven</em>, varie d’un segment à l’autre: l’utilisation du texte suit la bipolarité de la narration en image, partagée entre la logique du <em>strip </em>et celle du roman graphique. La narration intrinsèque au récit écrit est, par exemple, très présente chez les personnages féminins de Violet et Vida, ou encore chez le détective Ames, et relate alors les évènements, abrite les descriptions et trahit les pensées des protagonistes. Elle est en revanche totalement absente des <em>strips</em> qui se consacrent aux enfants où le texte n’est présent que dans les bulles, notamment des monologues de l’enfant, qui constituent le message déterminant de ces planches, au même titre que dans les <em>Peanuts</em>.</p> <p>Seul, donc, dans quelques-uns de ces segments, le texte participe à l’identification d’un narrateur, permettant de répondre aux simples questions «Qui parle? Qui raconte cette histoire?», et c’est alors l’image, et plus précisément la ligne et la couleur, qui vont suppléer à cette absence textuelle identificatrice, au sein de la narration générale fragmentée de cet album. Clowes développe par ce biais l’idée de «point de vue par la ligne», et développe la dimension romanesque du «roman graphique» qui n’était&nbsp; jusque là mentionné dans cette étude que pour ses qualités formelles.Par son hétérogénéité narrative, <em>Ice Haven</em> use de moyens propres à la littérature, disloque le récit et développe, segment après segment, une multiplicité de points de vue qui pourrait se rapprocher de l’évolution qu’a pu subir la narration romanesque au cours du vingtième siècle chez Gide, dans le Nouveau Roman, chez Joyce, en Europe, ou de ce côté de l’Atlantique, chez Faulkner. Ce dernier exemple est d’autant plus prégnant que l’idée de narration déployée par Clowes d’une multiplication de points de vue qui se construirait tant par l’intervention du texte que par l’évolution de la ligne, se rapproche de ce que Faulkner met en place au sein de la narration, en 1929, dans <em>The Sound and The Fury</em> et plus particulièrement dans l’évolution de cette technique atteignant, en 1930, la mise en page de <em>As I Lay Dying</em>. Dans cet autre roman de Faulkner, chaque chapitre, que le patronyme du narrateur s’y exprimant nomme, représente au sein du roman une rupture narrative, un changement de narrateur, mais aussi une rupture stylistique, puisque la quinzaine de personnages qui entourent le dernier voyage d’Addie Bundren se succèderont et s’exprimeront avec le vocabulaire et la verve qui leur sont propre. Cette idée de littérature que développe Faulkner résonne dans la mise en page du roman graphique de Clowes où le titre de chaque chapitre indique le personnage sur lequel se centre la narration, se distingue par une identité graphique propre et une utilisation du texte particulière. Les récitatifs à la première personne de Violet, Vida et Ames, et les soliloques de Charles, ne déclinent-ils pas la technique littéraire du «monologue intérieur»?</p> <p>Mais il s’agit d’un récit en images. Dans le second volume de son <em>Système de la bande dessinée </em>(2011), Thierry Groensteen distingue dans la personne de l’auteur, derrière un <em>narrateur fondamental</em>, <em>trois instances d’énonciation</em> que convoque le récit dessiné: le <em>narrateur</em>, le <em>monstrateur</em> (concernant la mise en image, terme emprunté à André Gaudreault) et le <em>récitant</em> (la <em>voice-over</em>, les récitatifs). Ces instances sont clairement définies dans la narration de l’album de Dan Clowes. Toutefois le travail graphique du monstrateur par son instabilité identitaire et les références qu’il convoque, insuffle un «effet de distanciation» dans la lecture et invite une autre théorie, cette fois de Philippe Marion, celle de «graphiation» qu’il développe dans sa thèse <em>Traces en cases</em>: la ligne en tant que telle se démarque, «s’autodésigne» (1993, p. 26). Or, si le travail du dessinateur est palpable, puisque celui-ci change de mise en page, d’identité graphique, de couleur, d’une planche à l’autre, la ligne invite alors un degré supplémentaire d’autoréflexivité, de réflexion sur le médium même de la bande dessinée, cette fois dans la narration de l’album.Tant par les thèmes intimistes qu’il aborde, la dimension autobiographique des personnages et des évènements qui ponctuent son œuvre, que par le ton décalé et la sophistication de leur mise en image, Dan Clowes s’inscrit dans une bande dessinée éminemment alternative. Mais c’est le constant regard qu’il porte vers le passé, la culture populaire des années cinquante, soixante et soixante-dix, vers la généalogie du mode d’expression qu’il tend à faire évoluer et la réflexion sur le support même de la bande dessinée, les possibilités narratives de ce médium et les différents formats qui l’ont modelé, qui transpirent dans les encrages de ce bédéiste. En associant à ses récits, par la ligne autoréflexive, une interrogation permanente sur la bande dessinée, il fait figure de proue au sein d’une génération d’auteurs d’avant-garde comme Chris Ware ou Seth, qui font définitivement entrer, cette fois-ci par l’image, le neuvième art dans une maturité légitimée jusque-là principalement par les thèmes qu’il pouvait traiter.</p> <p><em>Les </em><em>directeurs du dossier</em><em> tiennent à remercier chaleureusement Alvin Buenaventura, agent de Daniel Clowes, qui leur a accordé une autorisation de reproduction d'extraits des oeuvres de ce dernier.</em></p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>CLOWES, Daniel, <em>Caricature</em>, Seattle, Fantagraphics, 1998.</p> <p>____, <em>David Boring</em>, New York, Pantheon, 2000.</p> <p>____, <em>The Death-Ray</em>, Montréal, Drawn &amp; Quarterly, 2011.</p> <p>____,<em> Ice Haven</em>, New York, Pantheon, 2005.</p> <p>____,<em> Like a Velvet Glove Cast in Iron</em>, Seattle, Fantagraphics, 1993.</p> <p>____, <em>Lloyd Llewellyn</em>, Seattle, Fantagraphics, 1989.</p> <p>____, <em>Mister Wonderful</em>, New York, Pantheon, 2011.</p> <p>____, <em>Pussey!</em>, Seattle, Fantagraphics, 1995.</p> <p>____,<em>Wilson</em>, Montréal, Drawn &amp; Quarterly, 2010.</p> <p>GROENSTEEN Thierry, <em>Bande dessinée et narration, Système de la bande dessinée 2</em>, PUF, Paris, 2011.</p> <p>HARVEY, ROBERT C., <em>Milton Caniff: Conversations</em>, Jackson, University Press of Mississippi, 2002.</p> <p>MARION. Philippe, <em>Bande dessinée et narration, Système de la bande dessinée 2</em>, Paris, PUF, 2011</p> <p>SHERIDAN, Martin, <em>Comics and their Creators,</em> New York, Luna Press, 1971 [1944].</p> <p>TOPFFER, Rodolphe,<em> Essai de physiognomonie</em>, Paris, Kargo, 2003.</p> <p><a href="#1">[1]</a><a name="1a"></a> Le personnage dessiné par le père de <em>David Boring</em>.</p> <p><a href="#2">[2]</a><a name="2a"></a> Dans<em> L’Homme qui rit et l’Homme qui crache.</em></p> <p><a href="#3">[3]</a><a name="3a"></a>Tiré de Milton Caniff, «I’m Just a Troubadour Singing for My Supper: An Interview with One of the Masters of Comic Art» (Harvey, 2002: 127).</p> Autoréflexivité CLOWES, Daniel États-Unis d'Amérique FAULKNER, William Intertextualité Média Mélange des genres Narrateur Narration SHERIDAN, Martin TOPFERR, Rodolphe Bande dessinée Tue, 10 Jul 2012 15:22:44 +0000 Alexandre Widendaële 541 at http://salondouble.contemporain.info Entretien avec Mathieu Arsenault http://salondouble.contemporain.info/antichambre/entretien-avec-mathieu-arsenault <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/salon-double">Salon double</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/arsenault-mathieu">Arsenault, Mathieu</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-text field-field-soustitre"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> L’Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <div class="rtecenter"><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/Antichambre/boitier-face.jpg" /></div> <p>Il remet des trophées à des œuvres actuelles qu’il juge marquantes, des prix prestigieux qui font bien des jaloux tel le fameux <em>Bouillon de poulet pour fuck all</em> qui a été décerné cette année à Simon Paquet pour son roman <em>Une vie inutile</em>. Visiblement animé par le désir de participer à l’élaboration d’une communauté littéraire active et vivante qui ne se résumerait pas à la circulation de livres, Mathieu Arsenault est un acteur important des soirées de poésie et de divers événements littéraires qui ont lieu à Montréal. Ses livres sont porteurs d’une liberté langagière et intellectuelle que peu d’auteurs se permettent aujourd’hui, malmenant aussi bien la syntaxe que les idées reçues. Son premier livre de fiction, <em>Album de finissants</em> (2004), propose une série de fragments polyphoniques posant un regard sagace sur l’école, qui apparaît être bien davantage une «fabrique de gens compétents pour la vie professionnelle» qu’un lieu de formation de citoyens lucides et libres-penseurs. Son livre <em>Vu d’ici</em> (2008) poursuit l’exploration des différents flux idéologiques qui parcourent l’esprit de nos contemporains, s’attardant cette fois à la culture populaire, notamment au pouvoir hypnotique de la télévision et des désirs serviles que celle-ci véhicule, induisant l’inertie crasse des sujets dépolitisés. Mathieu Arsenault a aussi publié un essai, <em>Le lyrisme à l’époque de son retour</em> (2007), où il analyse la dialectique de l’innovation et de la tradition qui traverse la production contemporaine en prenant pour exemple la question de la résurgence du lyrisme. Ce livre, qu’il qualifie lui-même d’autothéorie, ou encore d’autobiographie théorique, parvient à joindre avec finesse des questions théoriques à l’expérience concrète que nous avons de la littérature aujourd’hui. Et c’est ultimement la question de la possibilité d’une communauté littéraire qui surgit de sa réflexion&nbsp;: «Quand je me pose la question de la possibilité de dire ‘je’ aujourd’hui, c’est une communauté que je cherche, la possibilité de créer des communautés dans un système historiquement répressif.» Mathieu Arsenault collabore également de façon régulière à la revue <em>Spirale</em>, en plus d’être l’un des membres fondateurs du magazine <em>OVNI</em>. Depuis 2008, il propose ses réflexions sur la culture populaire actuelle dans son blogue <a href="http://doctorak-go.blogspot.com/"><em>Doctorak, GO!</em></a>. Il passe aujourd’hui au Salon pour nous entretenir de l’Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle, un projet qu’il a mis en branle en 2009.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> À Salon double, nous cherchons des façons de mettre en valeur et de commenter la littérature contemporaine. Nous sommes intéressés par ta série de «15 publications intéressantes 2010 selon l'Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle», publiée sur ton blogue&nbsp;<a href="http://doctorak-go.blogspot.com/"><em>Doctorak, GO!</em></a>, parce que tu y valorises aussi, à ta façon, des œuvres québécoises qui ont été plus ou moins ignorées en 2010. Alors que les critiques des médias&nbsp;<em>mainstream</em>&nbsp;collectionnent tous les mêmes cartes d’écrivains au style de jeu plus ou moins convenu, tu sembles avoir un penchant pour les jeunes recrues qui tentent d’imposer de nouvelles manières de concevoir la joute littéraire. La liste d’œuvres que tu proposes, plutôt éclectique, montre bien qu’il existe une relève. On y retrouve des romans, de la poésie, de la bande dessinée, des textes inclassables, des textes publiés en fanzines... Selon quels critères avez-vous constitué cette liste? Désiriez-vous mettre en lumière des mouvements ou des tendances particulières dans la littérature québécoise contemporaine?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span> Le projet de l’Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle est de prendre le contrepied de l’image médiatique de la littérature québécoise actuelle, qui construit un programme finalement assez réducteur dans ses propositions esthétiques: du roman, du roman, du roman, avec «du souffle», de la «maîtrise» et, assez souvent, une retenue, un art de la concision. Mais ce programme est assurément moins dommageable que le public qu’il associe à la littérature. Car ce public est en déclin, il vieillit sans se renouveler et s’accroche à une idée du littéraire qui lui appartient, mais qui ne se renouvelle pas nécessairement. Quand on parle de relève dans les médias, c’est d’ordinaire à ceci qu’on fait référence: l’espoir que survive ce rapport à la littérature et les pratiques qui lui sont associées. Mais cette idée de la relève n’incarne qu’une forme parmi d’autres de rapport à la tradition littéraire. Pour cette raison, ce à quoi nous travaillons, ce n’est pas à identifier des tendances émergentes en littérature québécoise. Notre projet serait plutôt d’inventer un public, de trouver à quoi ressemble le désir de notre époque pour la chose littéraire. Le public que nous cherchons ne ressemble pas à celui plein de révérence des années 80, ni à celui presque inexistant des années 90. Les littéraires d’aujourd’hui sont plus éclectiques dans leurs goûts. Ils sont peut-être détachés d’une manière salutaire de l’industrie du livre, du système des rentrées littéraires et de la promotion médiatique. Même si ce ne sont pas toujours des livres, ils lisent globalement plus, sans discrimination.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Votre projet vient en effet combler un vide dans l’espace littéraire québécois. Il répond à un désir de renouveau de l’espace littéraire qui semble partagé par plusieurs. Pourrais-tu nous parler de la façon dont il a vu le jour? Comment fonctionne l’attribution des prix de l’Académie? As-tu établi des critères précis pour la sélection des œuvres récompensées?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span> J’ai fondé l’Académie à l’hiver 2009 lors d’<a href="http://doctorak-go.blogspot.com/2009/01/les-prix-de-lacademie-de-la-vie.html">une note</a> au ton humoristique sur <a href="http://doctorak-go.blogspot.com"><em>Doctorak, GO!</em></a> Lucide et amusé, je voulais illustrer ma conviction que mon travail n’était pas trop fait pour remporter des prix en faisant croire en blague que même si je fondais une académie, les honneurs finiraient par m’échapper. J’avais établi une liste de livres de récipiendaires faite de livres que j’avais lus dans l’année et que j’avais trouvés curieux ou intéressants. Cette note a été très populaire, pas parce qu’elle était drôle ou particulièrement bien tournée, mais parce qu’on y mentionnait des livres qui n’apparaissaient nulle part ailleurs sur le Web, sinon sur le site de leurs éditeurs. Et, qui plus est, certains auteurs ont été très flattés que je leur remette un prix, même si c’était sans prétention. L’année suivante, j’ai voulu pousser l’exercice plus loin en organisant un gala. Catherine Cormier-Larose, organisatrice de lectures hors pair, est alors entrée au «comité», et nous avons décidé ensemble des prix à remettre. Grâce à elle, le gala a pris la forme d’une soirée de lecture originale un peu trash et faussement officielle, dans l’esprit de la liste des prix. L’Académie a pris avec elle une direction plus convaincante, elle lit beaucoup et possède un excellent jugement. Pour l’édition de cette année, Vickie Gendreau s’est jointe à son tour au comité, car elle confectionne les trophées. Ces trophées prennent le contrepied des statuettes de gala&nbsp;: ils sont uniques, chacun illustrant une image, une scène ou une phrase tirée du livre primé.<br /><br /> Ce que j’aime de ce projet, c’est que nous essayons de maintenir délibérément le flottement entre la parodie d’académie et l’institution sérieuse. Si nous essayons de garder le côté mordant des prix, nous effectuons maintenant la sélection avec plus de sérieux qu’au début, car d’une part, nous sentons un réel engouement de la communauté littéraire pour notre entreprise et d’autre part, on y voit également l’occasion de donner une représentation des différentes potentialités de forme et de contenus littéraires propres à notre époque.<br /><br /> Le choix des textes se fait&nbsp;en comité. On y discute non seulement de ce qu’on a lu mais aussi des livres dont on a entendu parler et que nous nous promettons de lire. Il arrive souvent que nous nous emportions à cause de véritables injustices, des livres extraordinaires qui n’auront de visibilité nulle part. Et ce n'est même pas une question d’injustice à l’égard de leur auteur, c'est une injustice à l’égard de notre époque. Beaucoup de prix travaillent à la perpétuation d’une image conventionnelle de la littérature, à entretenir une sorte de synthèse la plus réussie de formes du roman ou de la poésie qui datent au mieux d’une quinzaine d’années. De notre côté, on aime mieux les livres un peu chambranlants qui pointent vers les potentialités de notre époque. Tu sais, tu lis un texte et tu te dis&nbsp;que c'est étrange de ne pas retrouver plus souvent cette forme, ce langage, ce sujet tellement il appartient à l’expérience de notre époque?<br /><br /> Par ailleurs, le nom ridiculement long d’«Académie de la vie littéraire au tournant du vingt et unième siècle» est ironiquement sentencieux, mais il reflète aussi ce désir de répondre à la nécessité qu’il existe une communauté littéraire vivante, que les auteurs se rencontrent, prennent la mesure de la diversité et comprennent qu’ils ne sont pas seuls dans leur volonté de s’inscrire dans leur époque. Nous sommes fatigués de ces auteurs qui s’imaginent avoir inventé la roue faute d’avoir convenablement lu leurs contemporains.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Il est intéressant que tu retournes la question des tendances émergentes en insistant sur «le désir de notre époque pour la chose littéraire.»&nbsp; Les œuvres qui ont été sélectionnées par l’Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle témoignent certes d’une belle diversité, mais on y trouve tout de même des textes qui se revendiquent en tant que roman. Pensons par exemple à <em>Une vie inutile</em> de Simon Paquet, ou encore à <em>Épique</em> de William S. Messier. Depuis la mise en ligne de Salon double, nous avons accueilli des lectures critiques portant essentiellement sur le roman, alors que l’essai, la nouvelle et la poésie sont largement sous représentés. Cela porte à croire que nos contemporains, du moins ceux qui gravitent autour du monde académique, s’intéressent toujours au roman et y voient une pratique importante qui mérite l’attention. Pourrais-tu expliquer davantage ta pensée sur l’écriture romanesque? Pourquoi les romans de Simon Paquet et de William S. Messier sont-ils de bons textes à tes yeux?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span> Nous n'avons a priori rien contre le roman. Le 20e siècle a donné des romans fascinants de Proust à Don DeLillo, des expériences d'écriture qui ont véritablement pris la mesure de ce dont était capable la forme romanesque. Mais cette volonté de travailler cette forme est peu suscitée aujourd'hui. Les médias, les librairies et le grand public n’ont qu’un intérêt très marginal pour ce travail, ce qui pousse les romanciers à chercher la maîtrise et la retenue dans le style comme dans la structure. Cela dit, des textes comme ceux de Simon Paquet et William S. Messier trouvent un usage, une justification au roman. Le roman de Paquet essaie de donner une structure à un florilège de mots d'esprit absurdes et désespérés, et celui de Messier prend le prétexte du roman pour inscrire la tradition du conte traditionnel dans le réalisme d'un quotidien contemporain. Les romanciers qui nous intéressent se posent des questions, assez indépendamment finalement des critères de maîtrise et de l'actualité de leur sujet. Il importe peu qu'un roman soit mal ficelé, qu'il finisse en queue de poisson, qu'il soit trop long ou surchargé s'il recèle un dispositif esthétique cohérent.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Pour désigner cette communauté qui se constitue autour de la&nbsp;littérature, tu parles d'un public plutôt que de lecteurs. Le choix&nbsp;paraît mûrement réfléchi. Il suggère le rassemblement et l'événementiel. Si la vie littéraire est partagée par ce public, leur&nbsp;relation à la littérature déborderait donc d'une relation strictement livresque. Les rassemblements littéraires que l'on connaît&nbsp;aujourd'hui sous le nom de Salon du livre sont en réalité des foires&nbsp;commerciales où l'objet-livre prend complètement le dessus sur la&nbsp;littérature. Pour l'Académie de la vie littéraire au tournant du 21e&nbsp;siècle, y a-t-il une littérature hors du livre, hors du marché du&nbsp;livre? Qui constituerait ce public à inventer?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span>&nbsp;&nbsp;«Une littérature hors du livre». La formule est intéressante, à une époque où, justement, le livre est en phase de dématérialisation. Et en effet, les textes littérairement intéressants ne sont pas toujours confinés au livre. La littérature à venir se prépare peut-être dans le fanzine, dans la lecture publique, dans la note de blogue. C'est-à-dire que les oeuvres à venir ne seront peut-être pas des fanzines et des blogues, mais elles seront imprégnées de toutes les expérimentations qu'ils auront permises.&nbsp;Cette année, nous avons surtout donné des prix à des livres publiés, mais j'aimerais bien qu’on puisse remettre bientôt des prix pour des personnages inventés sur Facebook ou Twitter.&nbsp; J’aimerais aussi amener au-devant de la scène toute cette culture d’essais plus lyriques au ton vraiment dynamique que la pratique du blogue est en train de développer.<br /><br /> Mais cela dit, la distinction entre public et lecteurs excède aussi la question du format de l'imprimé. Parler de lecteurs et de lectorat revient à parler encore depuis cette configuration de la littérature comme production culturelle. La configuration que nous cherchons est plus proche d'une communauté, et je pense que nous ne sommes pas les seuls à chercher cela. Tout le monde appelle, recherche des communautés littéraires. Elles passent par le livre, oui, mais elles passent aussi par leur circulation, par le discours, par la critique et le commentaire. C'était un peu le projet derrière les cartes critiques d'auteurs que nous avons imprimées: faire circuler des auteurs par le biais des cartes qu'on pourrait garder dans sa poche, avec une photo devant et une critique derrière.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Tu laisses entendre que l’avenir de la littérature passe peut-être par les différentes marges de la production imprimée et contrôlée par le monde de l’édition traditionnelle, que ce soit par les blogues ou par les fanzines. Nous accordons aussi beaucoup d’importance aux blogues à Salon double et nous avons ajouté cette année sur notre site une section qui recense les billets de nos collaborateurs. Il se dégage de ces pratiques une cohérence qui nous apparaît forte, par exemple par le travail plus ou moins important de l’oralité, ou encore par une volonté de mise à distance du supposé nombrilisme des blogueurs, à propos desquels on affirme souvent qu’ils sont l’incarnation du narcissisme de notre époque. Ces blogues possèdent un lectorat important, peut-être même plus important que celui des livres qui se trouvent sur les tablettes de nos librairies. Pour certains, le statut des blogues pose tout de même problème. Pour assurer la pérennité de ces écritures, il faudrait, dit-on, que le monde de l’édition intervienne d’une façon ou d’une autre. Les Éditions Leméac ont tenté d’imprimer certains blogues, mais ceux-ci ont rapidement décidé de mettre fin à cette collection. Alors que nous observons une littérature Web en pleine effervescence, le directeur de cette maison d’édition, Jean Barbe, y voit plutôt une perte de temps : «Les blogues ont leurs limites, disait-il en 2009, et c’est beaucoup d’énergie créatrice qui n’est pas consacrée à la littérature<strong><a href="#note1a">[1]</a><a name="note1aa"></a>.</strong>» Cette réaction montre bien le fossé qui sépare la culture de l’imprimé et la culture numérique, une forme de culture légitime et une culture qu’on pourrait qualifier de sauvage. Es-tu d’avis qu’un système d’édition et de légitimation est nécessaire sur le Web? N’y a-t-il pas là un danger de dénaturer ces écritures?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span> En effet, le réseau de l’imprimé n’a jusqu’ici considéré que très timidement la scène littéraire du blogue. Mais je ne sais pas s’il faut en imputer la faute aux résistances des éditeurs traditionnels, car le passage de l’entrée de blogue au livre est plus difficile qu’il n’y paraît. Cette entrée qui paraissait infiniment spirituelle, pertinente et vivifiante dans un flux RSS peut étonnamment paraître bête, rien de plus qu’amusante et relever de la redite une fois imprimée. Il faut aussi considérer comment la forme du blogue a évolué rapidement et en marge de plusieurs manières d’écrire qui n’ont pas immédiatement rapport avec le littéraire, comme le journal intime ou le commentaire d’actualité, en plus de développer sa propre forme qui ne pourrait plus aujourd'hui faire l’économie des hyperliens, des vidéos et des images qu’elle intègre. Par exemple, une des grandes libérations que la rédaction de blogue a pu faire subir à ma manière d’écrire vient directement de l’hyperlien. Si je veux faire un rapprochement entre la philosophie de Blanchot et le forum d’image de <a href="http://www.4chan.org/"><em>4chan</em></a>, je dois évoquer les concepts de mèmes, de trollage, mentionner certaines polémiques et certains événements qui d’ordinaire échappent, mais alors complètement, aux littéraires à qui je m’adresse. Si je devais ouvrir une parenthèse explicative pour chacun de ces éléments, le rythme de mon essai se trouverait ralenti et me pousserait subrepticement vers une forme de dissertation sans doute «cool» mais scolaire. L’hyperlien permet de redonner une sorte de fierté et d’ouverture à l’essai qui s’adresse au public indépendamment de l’étendue de ses connaissances. Comme si le texte lui disait&nbsp;: «je ne vulgariserai pas parce que je sais que tu prendras les moyens de suivre le propos si le sujet t’intéresse». L’hyperlien trouve d’autres usages ailleurs, cela peut être vrai aussi pour l’intégration des images et de la vidéo ou encore le système de commentaires.<br /><br /> C'est la raison pour laquelle les seuls blogues imprimables présentement sont ceux qui font le moins usage des spécificités techniques du blogue comme les essais en bloc de Catherine Mavrikakis ou les <a href="http://www.mereindigne.com/"><em>Chroniques d'une mère indigne</em></a> et d’<a href="http://taxidenuit.blogspot.com/"><em>Un taxi la nuit</em></a>. On ne mesure pas encore pour cette raison les substantielles innovations de style et de rythme qui apparaissent en marge du réseau littéraire reconnu qu’aucune forme imprimée ne saurait encore contenir aisément. Il faut encore savoir bricoler son chemin vers le roman, la poésie et l’essai pour les faire passer à l’écrit en plus de combattre les réticences des comités éditoriaux traditionnels à qui manquent les références pour saisir la pertinence de cette manière d’écrire pour notre époque.<br /><br /> Mais les expérimentations textuelles hors des formes conventionnelles ne se sont pas non plus arrêtées au blogue. Beaucoup de blogueurs ont depuis quelque temps déserté la scène pour Facebook ou Twitter où s’intensifie la proximité du texte avec l’immédiateté des communications. Les créations littéraires faites à partir de Facebook (la création de personnages qui interagissent avec le public par exemple) sont d’une nature si différentes qu’il est pour le moment difficile de savoir si un archivage et une recontextualisation de leur expérience esthétique sont possibles. Je veux dire&nbsp;par là que certaines expériences d’écriture sur Facebook ont indéniablement des caractéristiques littéraires, mais pas celle de la durée dans le temps. Si les blogues étaient déjà limite en ce qui concerne leur publication, ces nouvelles expérimentations s’éloignent encore plus de tout ce que représente le livre. Ma conception du littéraire est aussi mise à l’épreuve devant les poussées du numérique!<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Avant de terminer cet entretien, nous aimerions parler un peu d’un prix spécial que vous avez remis cette année au recueil posthume de Geneviève Desrosiers : <a href="http://www.oiedecravan.com/cat/catalogue.php?v=t&amp;id=16&amp;lang=fr"><em>Nombreux seront nos ennemis</em></a>. Publié une première fois en 1999&nbsp;par l'Oie de Cravan, il a été réédité en 2006 par le même éditeur. La poésie de Desrosiers se démarque par sa force mélancolique et par son absence de compromis. Comment lis-tu le vers «Tu verras comme nous serons heureux» répété à plusieurs reprises dans le poème «Nous»? Dans le texte de présentation du prix, on note «l'humour ironique» très présent dans le recueil, mais pourrait-on aussi lire derrière cette ironie une trace d'espoir?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault </strong><strong>—</strong></span> Qu’est-ce que l’ironie? Dans notre compréhension ordinaire, l’ironie apparaît presque indissociable du sarcasme et du cynisme parce que nous considérons comme un signe d’agression la rupture qu’elle instaure dans la communication. Mais il m’apparaît que le sens de l’ironie est en train de changer présentement. Quand la distinction entre la communication publique et la communication privée s’amenuise, et quand le moralisme exacerbé du grand public fait en sorte de rendre suspects les énoncés qui s’éloignent des formules creuses et dominantes, l’ironie apparaît comme un espace intime aménagé dans l’aire ouverte des échanges quotidiens, un espace où l’intention et le sens n’apparaissent qu’à ceux qui connaissent intimement les modulations du ton et de la pensée de l’interlocuteur ironique. Comme posture langagière, l’ironie est d’une immense importance, et seule la poésie me semble à même de la mettre convenablement en scène comme expérience. La poésie de Geneviève Desrosiers me semble annoncer cette période où le poème ne requiert plus l’adhésion de son lecteur ni par un «nous» national ou humaniste, ni par une expérience subjective si singulière qu’elle se refuse à la communication. <a href="http://www.lequartanier.com/catalogue/occidentales.htm"><em>Les occidentales</em></a> de Maggie Roussel m’apparaît être un accomplissement de cette posture propre à notre époque.<br /><br /> Faire apparaître ce genre de filiation est une des choses qui me tient le plus à cœur dans le projet de l’Académie de la vie littéraire. Nous ne voudrions pas devenir une tribune de plus pour la diffusion des publications courantes. Car l’actualité littéraire est aussi constituée de ces œuvres qui reviennent d’on ne sait trop où et dont on découvre la pertinence à la lumière de ce qui s’écrit aujourd'hui, de l’évolution de la sensibilité et des manières de lire. Par exemple, l’année dernière, nous donnions le prix à <em>On n’est pas des trous de cul</em> de Marie Letellier, une ethnographie de la misère urbaine fascinante surtout pour les retranscriptions d’entrevues que le livre contient. Ce livre n’a jamais été réédité et nous lui avons donné un prix parce que j’en ai entendu parler de manière passionnée à plusieurs reprises dans des circonstances différentes. Ce n’est que tout récemment que m’est apparue une esquisse d’interprétation à cet engouement: le déclin de l’intérêt pour la lecture de fiction québécoise me semble en train d’ouvrir le champ au documentaire écrit, sous la forme de l’autobiographie, de l’essai lyrique ou, comme dans le cas du livre de Letellier, au document qui présente une réalité crue dans une langue brute. Ces œuvres à la redécouverte discrète mais intense trouvent difficilement leur espace. Souvent, elles n’ont pas le raffinement esthétique qui leur permettrait d’apparaître sur la scène de la recherche universitaire. Elles n’ont peut-être pas non plus un potentiel commercial qui justifierait leur réédition ou leur remise en circulation dans l’espace médiatique.<br /><br /> Ce qui est amusant avec un projet comme l’Académie, c'est de chercher à faire plus que la célébration et la diffusion de la production annuelle. Nous construisons un récit sur le thème de la sensibilité littéraire de notre époque.<br /> <a href="#note1aa"><br /> </a></p> <hr /> <p><a href="#note1aa"><br /> </a> <strong><a href="#note1aa">1</a>. </strong>Cité dans Annick Duchatel, «C’est écrit dans la blogosphère», <em>Entre les lignes : le plaisir de lire au Québec</em>, vol. 6, no 1 (2009), p. 20.<br />&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/entretien-avec-mathieu-arsenault#comments Blogue littéraire Communauté littéraire Contre-culture Critique littéraire Cyberespace DESROSIERS, Geneviève Dialogue médiatique Engagement Événement Fiction Hypermédia Ironie Journaux et carnets LALONDE, Pierre-Léon LETELLIER, Marie Média MESSIER, William S. Québec Réalisme Résistance culturelle ROUSSEL, Maggie Style Entretiens Bande dessinée Écrits théoriques Essai(s) Poésie Récit(s) Roman Tue, 31 May 2011 02:40:51 +0000 Salon double 347 at http://salondouble.contemporain.info Le cyberespace : principes et esthétiques http://salondouble.contemporain.info/antichambre/le-cyberespace-principes-et-esthetiques <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/gervais-bertrand">Gervais, Bertrand</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-text field-field-soustitre"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> Réflexions sur le contemporain VII </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><div> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> </span></div> <div class="rteright">The future has already arrived. It's just not evenly distributed yet.<br /> - William Gibson.</div> <div class="rteright">&nbsp;</div> <p>L&rsquo;un des ph&eacute;nom&egrave;nes les plus marquants de l&rsquo;&eacute;poque contemporaine est la cr&eacute;ation et le d&eacute;veloppement du r&eacute;seau Internet et de l&rsquo;espace virtuel qu&rsquo;il g&eacute;n&egrave;re, le cyberespace. Ce r&eacute;seau a provoqu&eacute; une acc&eacute;l&eacute;ration de la transition que nous connaissons d&rsquo;une culture du livre &agrave; une culture de l&rsquo;&eacute;cran, en surd&eacute;terminant la dimension interactive de ce m&eacute;dia et en reliant cet &eacute;cran &agrave; une toile de plus en plus complexe et dense d&rsquo;informations. Mais &agrave; quelle exp&eacute;rience nous soumet au juste le cyberespace? Quels en sont les principaux traits? J&rsquo;en &eacute;tablirai quatre &ndash; ce sont la <em>traduction</em>, la <em>variation</em>, la <em>labilit&eacute;</em> et <em>l&rsquo;oubli</em> &ndash;&nbsp;et t&acirc;cherai de les d&eacute;finir. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Le cyberespace, un mythe d&rsquo;origine</strong></span></p> <p>Le cyberespace est l&rsquo;environnement culturel et artistique soutenu par Internet en tant qu&rsquo;infrastructure technologique. Cet environnement technologique est d&eacute;centralis&eacute;. Il est fait pour r&eacute;sister aux hi&eacute;rarchies simplifiantes et se pr&eacute;sente comme un lieu, initialement du moins, d&eacute;hi&eacute;rarchis&eacute; et d&eacute;cloisonn&eacute;. S&rsquo;il est en train de se transformer en un immense magasin, o&ugrave; tout est offert, de la brocante sur ebay aux corps &eacute;rotis&eacute;s des sites pornos, il est aussi, et doit continuer &agrave; &ecirc;tre, une agora et un espace de diffusion litt&eacute;raire et artistique.</p> <p>Le terme est apparu dans <em>Neuromancer</em>, le roman de science-fiction de William Gibson, paru en 1984. Le cyberespace repr&eacute;sentait pour Gibson une hallucination partag&eacute;e, une repr&eacute;sentation graphique de donn&eacute;es: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">A consensual hallucination experienced daily by billions of legitimate operators, in every nation, by children being taught mathematical concepts... A graphic representation of data abstracted from the banks of every computer in the human system. Unthinkable complexity. Lines of light ranged in the nonspace of the mind, clusters and constellations of data. Like city lights, receding<a href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>.</span><br /> &nbsp;</div> <p>Comme les lumi&egrave;res d&rsquo;une ville qui se retirent&hellip; Thomas Pynchon avait d&eacute;crit au d&eacute;but de <em>The Crying of Lot 49</em> (1966), la ville et ses lumi&egrave;res comme un circuit &eacute;lectronique. Gibson a pris le contre-pied de cette description (au c&oelig;ur du d&eacute;veloppement du postmodernisme litt&eacute;raire am&eacute;ricain) et a pouss&eacute; l&rsquo;image aux limites de la perception. Les circuits s&rsquo;&eacute;vanouissent et il ne reste plus que le contour de cette figure, signe instable, mais combien d&eacute;sirable. Une ville imaginaire, comme un vaste r&eacute;seau de signes et de liens&hellip;</p> <p>Le cyberespace engage &agrave; un imaginaire technologique et il permet de penser l&rsquo;&eacute;lectrification de l&rsquo;iconotexte, de pousser la fiction, les modalit&eacute;s de la repr&eacute;sentation et les jeux de la parole, du langage et de l&rsquo;image hors des sentiers battus, dans un espace encore &agrave; d&eacute;fricher. Il est aussi en ce sens une nouvelle fronti&egrave;re, ce qui requiert&nbsp;: l&rsquo;exploration de moyens in&eacute;dits et de strat&eacute;gies originales de repr&eacute;sentation&nbsp;; l&rsquo;exploitation d&rsquo;une ressource qui vient &agrave; peine d&rsquo;appara&icirc;tre et dont l&rsquo;importance est de plus en plus grande&nbsp;; le d&eacute;veloppement d&rsquo;un nouveau langage capable de s&rsquo;adapter &agrave; cette r&eacute;alit&eacute; virtuelle&nbsp;; et le d&eacute;ploiement de nouvelles structures sociales et communicationnelles, d&rsquo;une nouvelle identit&eacute;. L&rsquo;exploration du cyberespace est d&rsquo;ailleurs d&eacute;crite comme une navigation. Une qu&ecirc;te sur un territoire dont les dimensions &eacute;chappent &agrave; une saisie traditionnelle, car il est une pure construction conceptuelle, un espace imaginaire. Un territoire, de plus, qui va du monde virtuel en bon et due forme, &agrave; l&rsquo;image de <em>Second Life</em>, aux agoras num&eacute;riques et autres lieux de partage tels que Myspace, Facebook, Youtube, Flick&rsquo;r, etc.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Principes</strong></span></p> <p>La m&eacute;taphore fondatrice du cyberespace n&rsquo;est pas la racine, mais le rhizome, le r&eacute;seau, la multiplication des relations et des connexions (ne serait-ce qu&rsquo;en termes techniques o&ugrave; c&rsquo;est la redondance qui assure la p&eacute;rennit&eacute; du r&eacute;seau). La dynamique des relations n&rsquo;y est pas fond&eacute;e sur la tradition, l&rsquo;identit&eacute;, la p&eacute;rennit&eacute; et la m&eacute;moire, mais sur la traduction, la variation, la labilit&eacute; et l&rsquo;oubli. Ces quatre principes dessinent une exp&eacute;rience singuli&egrave;re et voient &agrave; l&rsquo;apparition de modes de lecture, de spectature et de navigation soumis &agrave; des ajustements in&eacute;dits. </p> <p>Par <strong>traduction</strong>, il faut entendre non seulement la pratique d&rsquo;&eacute;criture qui consiste &agrave; faire passer un texte d&rsquo;une langue &agrave; une autre, mais d&rsquo;abord et avant tout la pratique culturelle qui consiste &agrave; &ecirc;tre en pr&eacute;sence de traductions, de textes et d&rsquo;&oelig;uvres ayant migr&eacute; d&rsquo;une culture &agrave; une autre, et &agrave; &ecirc;tre confront&eacute; &agrave; une diversit&eacute; langagi&egrave;re, culturelle et formelle. C&rsquo;est une attitude qui est vis&eacute;e&nbsp;: non pas un regard tourn&eacute; vers le pass&eacute; (dans la perspective de la tradition), mais une ouverture &agrave; l&rsquo;autre. </p> <p>Dans la traduction, ce ne sont pas la temporalit&eacute; ou encore la stratification qui illustrent le mieux les relations entre les textes, mais le d&eacute;ploiement, la copr&eacute;sence sur un m&ecirc;me territoire, f&ucirc;t-il virtuel comme le cyberespace. Si la tradition joue avant tout sur une seule langue, qui a un r&ocirc;le identitaire, et en fonction de laquelle les autres langues et cultures sont subordonn&eacute;es, la traduction repose sur un nivellement des cultures ou, plut&ocirc;t, sur une oscillation dans le jeu des hi&eacute;rarchies. Les relations ne sont pas fixes ou &eacute;tablies de fa&ccedil;on durable, mais en mouvance continuelle, au gr&eacute; des rapprochements, des itin&eacute;raires personnels. Les hyperliens et la fa&ccedil;on dont Internet est structur&eacute; surd&eacute;terminent cette attitude. De fait, la traduction comme pratique culturelle implique une sp&eacute;cialisation et une individualisation des connaissances et des savoirs&nbsp;: une actualisation chaque fois singuli&egrave;re d&rsquo;une partie du r&eacute;seau. Si notre identit&eacute; en sort de toute fa&ccedil;on assur&eacute;e, ce n'est pas par r&eacute;p&eacute;tition du m&ecirc;me, mais par confrontation &agrave; l'autre, par contraste ou compl&eacute;mentarit&eacute;, et ultimement par ses propres strat&eacute;gies d&rsquo;appropriation. </p> <p>La traduction permet d&rsquo;accepter le flux d&rsquo;information, c&rsquo;est-&agrave;-dire de l&rsquo;ins&eacute;rer dans un processus d&rsquo;interpr&eacute;tation et de transformation. En termes m&eacute;taphoriques, on peut dire qu&rsquo;elle se d&eacute;finit non pas tant comme une digue, qui retient &agrave; l&rsquo;ext&eacute;rieur ce qui ne peut &ecirc;tre accept&eacute;, que comme un marais qui s&rsquo;enfle et se r&eacute;sorbe au gr&eacute; des flux et des reflux. </p> <p>Par <strong>variation</strong>, on doit comprendre ces rapports identitaires pr&eacute;caris&eacute;s et relativis&eacute;s rendus possibles par le virtuel, o&ugrave; les avatars et les pseudonymes s&rsquo;imposent, une identit&eacute; avant tout enfil&eacute;e comme un masque. Ce n&rsquo;est pas tant une forme de l&rsquo;intimit&eacute; que l&rsquo;on retrouve dans Internet, que d&rsquo;extimit&eacute;, pour reprendre le n&eacute;ologisme de Michel Tournier, et conceptualis&eacute; par Serge Tisseron (<em>L&rsquo;intimit&eacute; surexpos&eacute;e</em>, Paris, Ramsay, 2001). L&rsquo;extimit&eacute; est l&rsquo;interface entre soi et l&rsquo;autre que l&rsquo;on retrouve exploit&eacute;e de fa&ccedil;on importante dans l&rsquo;environnement virtuel qu&rsquo;est le cyberespace. C&rsquo;est une identit&eacute; num&eacute;rique et cybern&eacute;tique, au sens d&rsquo;une identit&eacute; provisoire &eacute;tablie et mise en partage en situation de communication, surtout si cette situation se d&eacute;ploie en un r&eacute;seau entier. L&rsquo;identit&eacute; est &laquo;&nbsp;le produit du flux des &eacute;v&eacute;nements quotidiens dont le Sujet mobilise certains &eacute;l&eacute;ments dans la perspective de constituer une repr&eacute;sentation&nbsp;&raquo; (F. Georges, <em>Identit&eacute;s virtuelles. Les profils utilisateurs du Web 2.0</em>, Paris, Les &Eacute;ditions Questions th&eacute;oriques 2010, p. 46). Or, ce flux, dans le cyberespace, n&rsquo;est plus une m&eacute;taphore permettant de conceptualiser le mouvement et les processus en acte, il s&rsquo;impose comme une r&eacute;alit&eacute; ph&eacute;nom&eacute;nologique. De nombreux artistes web jouent avec cette identit&eacute;-flux qui appara&icirc;t de plus en plus comme un troisi&egrave;me terme venant complexifier l&rsquo;opposition &eacute;tablie par Paul Ric&oelig;ur entre identit&eacute;-ips&eacute;it&eacute; et identit&eacute;-m&ecirc;met&eacute; (<em>Soi-m&ecirc;me comme un autre</em>, Paris, Seuil, 1990). Au couple oppositionnel du propre (ips&eacute;) et du semblable (m&ecirc;me), r&eacute;pond l&rsquo;identit&eacute;-flux en continuelle ren&eacute;gociation. C&rsquo;est une identit&eacute; diff&eacute;rentielle, en processus permanent d&rsquo;ajustement. </p> <p>La <strong>labilit&eacute;</strong> permet de souligner le caract&egrave;re &eacute;ph&eacute;m&egrave;re des iconotextes et des &oelig;uvres qu&rsquo;on trouve dans le cyberespace, ainsi que la pr&eacute;carit&eacute; des lectures et spectatures qu&rsquo;on y pratique, li&eacute;e entre autres au caract&egrave;re pr&eacute;-d&eacute;termin&eacute; des hyperliens. Les pages-&eacute;crans se succ&egrave;dent sans ordre pr&eacute;&eacute;tabli et initialement partag&eacute; et s&rsquo;exp&eacute;rimentent sur le mode d&rsquo;une v&eacute;ritable d&eacute;rive num&eacute;rique. Cette d&eacute;rive est occasionn&eacute;e par le caract&egrave;re fragmentaire du cyberespace. L&rsquo;exp&eacute;rience &agrave; laquelle il nous convie&nbsp;est celle d&rsquo;une ligne bris&eacute;e que notre navigation r&eacute;pare, le temps d&rsquo;un passage. Entre deux pages-&eacute;crans, entre deux n&oelig;uds r&eacute;unis par un hyperlien, il y a un vide que rien ne permet de s&eacute;miotiser ou de constituer symboliquement. C&rsquo;est un espace non signifiant, sans v&eacute;ritable forme&nbsp;: une distance qui n&rsquo;en est pas une. Et quand une page-&eacute;cran appara&icirc;t, c&rsquo;est sur le mode de la r&eacute;v&eacute;lation, un mode propice &agrave; l&rsquo;&eacute;blouissement.</p> <p>Pour Lunenfeld, cette d&eacute;rive num&eacute;rique d&eacute;pend de l&rsquo;esth&eacute;tique du non fini qui pr&eacute;vaut dans le cyberespace&nbsp;: &laquo;&nbsp;la d&eacute;rive num&eacute;rique est toujours dans un &eacute;tat de non fini, parce qu&rsquo;il y a toujours de nouveaux liens &agrave; &eacute;tablir, toujours plus de sites qui apparaissent, et ce qui a &eacute;t&eacute; catalogu&eacute; par le pass&eacute; risque d&rsquo;avoir &eacute;t&eacute; redessin&eacute; au moment d&rsquo;une nouvelle visite<a href="#note2a"><strong>[2]</strong></a>. &raquo; Cette d&eacute;rive num&eacute;rique, expression m&ecirc;me du flux et de son type singulier d&rsquo;exp&eacute;rience, est li&eacute;e &agrave; la situation cognitive qui pr&eacute;domine dans le cyberespace. Naviguer dans Internet, c&rsquo;est non pas tant s&rsquo;inscrire dans un processus de d&eacute;couverte, fond&eacute; sur l&rsquo;enqu&ecirc;te et l&rsquo;&eacute;tablissement d&rsquo;hypoth&egrave;ses, que se rendre disponible &agrave; un &eacute;blouissement, c&rsquo;est-&agrave;-dire se mettre en situation de connaissance par r&eacute;v&eacute;lation, reposant sur une interrogation ponctuelle, voire improvis&eacute;e. Dans un processus de d&eacute;couverte, nous sommes responsables des liens &eacute;tablis entre les &eacute;l&eacute;ments; dans une r&eacute;v&eacute;lation, les liens, et &agrave; plus forte raison les hyperliens, sont &eacute;tablis ind&eacute;pendamment de nous et ils nous sont simplement transmis. La distinction repose sur la forme d&rsquo;agentivit&eacute; en jeu&nbsp;: sommes-nous les ma&icirc;tres d&rsquo;&oelig;uvre ou seulement les man&oelig;uvres de la relation entre les pages visit&eacute;es? L&rsquo;hyperlien, l&rsquo;hypertexte dont il est le fondement et le cyberespace qui en est l&rsquo;expression la plus compl&egrave;te nous classent par d&eacute;finition dans la seconde cat&eacute;gorie, celle des man&oelig;uvres, ce qui explique la logique de la r&eacute;v&eacute;lation et de l&rsquo;&eacute;blouissement dans laquelle ils nous placent.&nbsp; Celle-ci nous incite d&rsquo;ailleurs &agrave; accepter le flux d&rsquo;information comme un spectacle en soi, auquel on consent de se soumettre. </p> <p>Par <strong>oubli</strong>, enfin, il s&rsquo;agit de poser non pas un revers de la m&eacute;moire, une lacune ou une absence, mais un oubli positif, une facult&eacute; de r&eacute;tention active (Gervais, 2008, p. 27 et passim), comme une v&eacute;ritable modalit&eacute; de l&rsquo;agir et un principe d&rsquo;interpr&eacute;tation de l&rsquo;exp&eacute;rience. Cet oubli positif est un musement ou une fl&acirc;nerie, une errance qui ne cherche plus &agrave; &eacute;tablir des liens rationnels entre ses diverses pens&eacute;es, mais qui se contente de l&rsquo;association libre, du jeu des ressemblances, de l&rsquo;avanc&eacute;e subjective. C&rsquo;est la pens&eacute;e en tant que flux ininterrompu,&nbsp; &agrave; moins qu&rsquo;un incident ne vienne en perturber le cours. Ce type d&rsquo;oubli caract&eacute;rise la d&eacute;rive dans le cyberespace, faite de mouvements inconstants et de sauts arbitraires. Pour R&eacute;gine Robin, &laquo;Notre vie &agrave; l&rsquo;&eacute;cran, dans l&rsquo;Internet, nous plonge dans l&rsquo;immat&eacute;rialit&eacute; du support. Non fix&eacute;, transitoire, &eacute;ph&eacute;m&egrave;re, insaisissable, monde du flux, du fluide, parti aussit&ocirc;t que saisi. [&hellip;] &nbsp;Nous serions plong&eacute; dans un &eacute;ternel pr&eacute;sent<a href="#note3a"><strong>[3]</strong></a>.&raquo;</p> <p>L&rsquo;oubli comme modalit&eacute; de l&rsquo;agir ouvre &agrave; une fictionnalisation de l&rsquo;exp&eacute;rience, &agrave; une invention de tous les instants propos&eacute;e comme principe de coh&eacute;rence et comme ontologie. Et l&rsquo;univers d&eacute;r&eacute;alis&eacute; du cyberespace semble un environnement id&eacute;al pour en permettre le d&eacute;ploiement. Il nous dit &agrave; tout le moins que nous existons &agrave; la crois&eacute;e de flux&nbsp;: flux interne de la pens&eacute;e (musement), flux informationnel d&rsquo;un r&eacute;seau accessible depuis un &eacute;cran d&rsquo;ordinateur (cyberespace). Or, il importe dans ce contexte, comme le sugg&egrave;re Chatonsky, &laquo;de voir pour quelle raison aujourd&rsquo;hui le flux de notre conscience est comme r&eacute;v&eacute;l&eacute; par les flux technologiques et de quelle fa&ccedil;on ils sont devenus ins&eacute;parables dans le mouvement m&ecirc;me qui les diff&eacute;rencie<a href="#note4a"><strong>[4]</strong></a>.&raquo; </p> <p>Traduction, variation, labilit&eacute; et oubli&nbsp;: ce sont l&agrave; certains des fondements de notre exp&eacute;rience du cyberespace et de la cyberculture &agrave; laquelle il donne lieu. Ils dessinent une nouvelle r&eacute;alit&eacute; culturelle et sociale, une nouvelle interface, c&rsquo;est donc dire un nouvel imaginaire. </p> <hr /> <a name="note1a"><strong>[1]</strong></a> William Gibson, <em>The Neuromancer</em>, texte disponible en ligne &agrave; l'adresse suivante: <a href="http://project.cyberpunk.ru/lib/neuromancer/" title="http://project.cyberpunk.ru/lib/neuromancer/">http://project.cyberpunk.ru/lib/neuromancer/</a> (site consult&eacute; le 25 octobre 2010). <br /> <a name="note2a"><strong>[2]</strong></a> Peter Lunenfeld, <em>The Digital Dialectif&nbsp;:&nbsp;New Essays on New Media</em>, Massachussetts/London, MIT Press, 1999, p. 10; Je traduis.<br /> <a name="note3a"><strong>[3]</strong></a> R&eacute;gine Robin, <em>La m&eacute;moire satur&eacute;e</em>, Paris, Stock, 2003, p. 412, 415.<br /> <a name="note4a"><strong>[4]</strong></a> Gr&eacute;gory Chantonsky, &laquo;Flux, entre fiction et narration&raquo;, texte disponible en ligne &agrave; l'adresse suivante : <a href="http://incident.net/users/gregory/wordpress/19-flux-entre-fiction-et-narration/" title="http://incident.net/users/gregory/wordpress/19-flux-entre-fiction-et-narration/">http://incident.net/users/gregory/wordpress/19-flux-entre-fiction-et-nar...</a> (site consult&eacute; le 25 octobre 2010). <hr /> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/le-cyberespace-principes-et-esthetiques#comments Culture de l'écran Cyberespace Esthétique Flux GERVAIS, Bertrand GIBSON, William Identité Imaginaire médiatique Imaginaire technologique LUNENFELD, Peter Média Oubli PYNCHON, Thomas RICOEUR, Paul ROBIN, Régine TISSERON, Serge Écrits théoriques Mon, 01 Nov 2010 13:20:15 +0000 Bertrand Gervais 281 at http://salondouble.contemporain.info Réécrire Babel à l’ère médiatique http://salondouble.contemporain.info/lecture/reecrire-babel-a-l-ere-mediatique <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/simard-houde-melodie">Simard-Houde, Mélodie </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/tarmac">Tarmac</a> </div> </div> </div> <p>Le deuxi&egrave;me roman de Nicolas Dickner, <em>Tarmac</em>, raconte l&rsquo;histoire de deux adolescents, Michel (dit Mickey) Bauermann et Hope Randall, qui se rencontrent par hasard &agrave; Rivi&egrave;re-du-Loup, &agrave; l&rsquo;&eacute;t&eacute; 1989, et s&rsquo;adoptent imm&eacute;diatement. Au fil des journ&eacute;es pass&eacute;es dans le sous-sol du bungalow de la famille de Michel, surnomm&eacute; le &laquo;bunker&raquo;, les complices se laissent impr&eacute;gner par les images m&eacute;diatiques qui d&eacute;filent &agrave; la t&eacute;l&eacute;vision: des &eacute;missions de David Suzuki aux &eacute;chos de la guerre froide, en passant par <em>The Price Is Right</em>, la chute du mur de Berlin et les films de zombies, tout est bon pour leurs solides app&eacute;tits. L&rsquo;actualit&eacute; politique internationale est largement pr&eacute;sente dans le roman, o&ugrave; les grands &eacute;v&eacute;nements m&eacute;diatiques qui ont marqu&eacute; notre m&eacute;moire collective depuis 1989 deviennent autant de points de rep&egrave;re pour la temporalit&eacute; du r&eacute;cit.</p> <!--break--><!--break--><p class="MsoNormal">Tout comme la Joyce de Nikolski, descendante d&rsquo;une grande lign&eacute;e de pirates, Hope poss&egrave;de cependant d&rsquo;&eacute;tranges racines familiales. Ses a&iuml;eux&nbsp;ont en effet tous re&ccedil;u, en r&ecirc;ve, une illumination leur r&eacute;v&eacute;lant comment se passerait la fin du monde&nbsp;et la date o&ugrave; celle-ci se produirait. Mais Hope, elle, attend toujours sa r&eacute;v&eacute;lation&hellip; Scientifique dans l&rsquo;&acirc;me, elle se laissera pourtant s&eacute;duire par le myst&eacute;rieux 17 juillet 2001, date de p&eacute;remption de tous les emballages de ramen Capitaine Mofoku. On reconna&icirc;t d&rsquo;embl&eacute;e l&rsquo;amour des d&eacute;tails et l&rsquo;humour un peu absurde de Dickner.</p> <p class="MsoNormal">Une qu&ecirc;te identitaire prend forme, qu&ecirc;te des origines, aussi bizarres soient-elles, afin de s&rsquo;inscrire dans un pass&eacute;, dans une lign&eacute;e familiale. &Agrave; nouveau, tout comme dans Nikolski, cette qu&ecirc;te est indissociable du voyage&nbsp;: Hope, abandonnant Michel &ndash; le narrateur &ndash; dans son bunker, part &agrave; la poursuite du &laquo;proph&egrave;te&raquo; Charles Smith, auteur d&rsquo;un livre pr&eacute;voyant la fin du monde pr&eacute;cis&eacute;ment pour le 17 juillet 2001. Un voyage qui m&egrave;nera Hope&nbsp;de Rivi&egrave;re-du-Loup jusqu&rsquo;&agrave;... Tokyo.<br /> &nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>La nouvelle vitesse du monde</strong></span></p> <p><strong> </strong></p> <p>Le monde de Tarmac est aux prises avec les al&eacute;as d&rsquo;un changement perp&eacute;tuel: Hope, &agrave; Tokyo, court jour apr&egrave;s jour, sans succ&egrave;s, &agrave; la recherche de la fuyante entreprise Mekiddo pour laquelle travaille Charles Smith, entreprise dont les bureaux d&eacute;m&eacute;nagent sans cesse. Tokyo, comme l&rsquo;affirme Merriam, jeune fille qui recueille Hope dans la capitale nippone, est une ville &laquo;en constante mutation&nbsp;: rien ne restait en place tr&egrave;s longtemps et le paysage se m&eacute;tamorphosait &agrave; une vitesse stup&eacute;fiante. On pouvait emprunter la m&ecirc;me rue tous les matins et, du jour au lendemain, ne plus rien reconna&icirc;tre.&raquo; (p. 192) Tarmac est ainsi porteur d&rsquo;une interrogation sur la <a>r&eacute;alit&eacute;</a>&nbsp;d&rsquo;un r&eacute;el en constante m&eacute;tamorphose, et sur la possibilit&eacute;, dans de telles conditions, d&rsquo;une m&eacute;moire collective. Qui se souviendrait des constructions &eacute;ph&eacute;m&egrave;res, motifs en constant mouvement?&nbsp;Ce ph&eacute;nom&egrave;ne de transformation urbaine n&rsquo;est pas le propre de la grande m&eacute;tropole qu&rsquo;est Tokyo, il s&rsquo;&eacute;tend jusqu&rsquo;&agrave; Rivi&egrave;re-du-Loup, comme le remarque Michel, lorsque le stade municipal de baseball est d&eacute;truit: &laquo;Je m&rsquo;&eacute;tonnais de la vitesse &agrave; laquelle on avait organis&eacute; ce projet. Quelqu&rsquo;un, quelque part, semblait press&eacute; d&rsquo;escamoter toute trace du vieux stade, de l&rsquo;effacer de la m&eacute;moire collective. C&rsquo;&eacute;tait presque suspect.&raquo; (p. 241)</p> <p class="MsoNormal">Le temps acc&eacute;l&eacute;r&eacute;, dans le monde moderne, c&rsquo;est aussi celui de la communication, des m&eacute;dias, des nouvelles retransmises par satellite&nbsp;: assister en direct &agrave; la chute du mur de Berlin, c&rsquo;est quelque chose, mais que dire alors d&rsquo;assister en direct &agrave; l&rsquo;arriv&eacute;e d&rsquo;un morceau du Grenzmauer fra&icirc;chement d&eacute;mantel&eacute; dans le port de Tokyo? &Agrave; c&ocirc;t&eacute; de ce temps acc&eacute;l&eacute;r&eacute;, c&rsquo;est aussi un espace r&eacute;tr&eacute;ci qui est celui du roman, espace mondial singuli&egrave;rement accessible aux voyageurs qui passent chaque jour sur le Tarmac. C&rsquo;est ce que constate Merriam&nbsp;:&nbsp; &laquo;De nos jours, tout le monde se d&eacute;place grosso modo &agrave; la m&ecirc;me vitesse. &Agrave; l&rsquo;&eacute;poque, &ccedil;a variait beaucoup &ndash; et, par cons&eacute;quent, la distance per&ccedil;ue variait beaucoup.&raquo; (p. 233)<br /> &nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Entre Bible et t&eacute;l&eacute;: un imaginaire de la fin</strong></span></p> <p><strong> </strong></p> <p>Reprenant au sujet de la perception nouvelle du temps, Merriam ajoute:<br /> &nbsp;</p> <p class="MsoNormal rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">&Ccedil;a jette un &eacute;clairage int&eacute;ressant sur le Nouveau Testament, non? Le r&eacute;cit commence avec une femme enceinte qui se dirige vers Bethl&eacute;em &agrave; dos d&rsquo;&acirc;ne. L&rsquo;image m&ecirc;me de la vuln&eacute;rabilit&eacute;. L&rsquo;&eacute;poque est trouble, les routes sont dangereuses &ndash; mais la femme prend son temps. Elle sait des choses que le lecteur ignore. Elle sait qu&rsquo;il reste encore sept cent pages avant l&rsquo;Apocalypse (p. 234)<br /> </span></p> <p class="MsoNormal">La Bible est le principal intertexte de Tarmac, intertexte qui, dans un jeu de mise en abyme, n&rsquo;est pas sans rappeler le myst&eacute;rieux Livre &agrave; trois t&ecirc;tes de Nikolski. L&rsquo;Apocalypse &laquo;que le lecteur ignore&raquo;, c&rsquo;est aussi bien la derni&egrave;re page du roman, et au c&oelig;ur de Tarmac comme de l&rsquo;Apocalypse&nbsp;se retrouve le m&ecirc;me imaginaire de la fin. Hope, en effet, a au moins trois bonnes raisons d&rsquo;&ecirc;tre obs&eacute;d&eacute;e par la fin du monde: mis &agrave; part la fatalit&eacute; g&eacute;n&eacute;alogique d&rsquo;&ecirc;tre une Randall, elle a grandi entre deux sources signifiantes pour l&rsquo;&eacute;laboration d&rsquo;un imaginaire apocalyptique: la Bible, d&rsquo;une part, et les m&eacute;dias, d&rsquo;autre part. La Bible, c&rsquo;est la principale lecture de la m&egrave;re de Hope, et donc l&rsquo;univers dans lequel l&rsquo;enfance de la jeune fille est <a>berc&eacute;e</a>, du moins jusqu&rsquo;&agrave; l&rsquo;arriv&eacute;e de la t&eacute;l&eacute;vision:<br /> &nbsp;</p> <p class="MsoNormal rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">L&rsquo;apparition de la t&eacute;l&eacute;vision marqua un point tournant dans la vie de Hope. Jusque-l&agrave;, l&rsquo;unique source d&rsquo;information dans cette maison avait &eacute;t&eacute; la collection de bibles de sa m&egrave;re. [&hellip;] D&eacute;sormais, tous les soirs, elle s&rsquo;enfermait dans sa garde-robe pour &eacute;couter les actualit&eacute;s internationales de CBC News (p. 27).<br /> </span></p> <p class="MsoBodyText">Somme toute, quelle diff&eacute;rence y a-t-il entre le r&eacute;cit biblique et le mart&egrave;lement m&eacute;diatique? Apr&egrave;s une impressionnante, voire maniaque, &eacute;num&eacute;ration des diverses menaces qui planent sur l&rsquo;humanit&eacute;, le narrateur&nbsp;qui affirme avoir &laquo;grandi dans un monde obs&eacute;d&eacute; par l&rsquo;apocalypse&raquo; (p. 244) ironise: &laquo;la liste de nos p&eacute;rils ressemblait de plus en plus aux ingr&eacute;dients imprim&eacute;s sur un paquet de ramen: une liste invraisemblable. Mais nous &eacute;tions d&eacute;sormais au-del&agrave; de toute vraisemblance&raquo; (p. 246), l&agrave; o&ugrave;, finalement, la r&eacute;alit&eacute; rejoint la fiction biblique&hellip; ou alors serait-ce que l&rsquo;imaginaire de la fin relay&eacute; par les m&eacute;dias ne serait &agrave; son tour qu&rsquo;une nouvelle forme de fiction, un nouveau &laquo;livre&raquo; sacr&eacute; &agrave; usage universel?<br /> &nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>La nouvelle Babel: jeux de miroir et artifices narrat</strong><strong>ifs</strong></span></p> <p><strong> </strong></p> <p>Usage universel, car le roman met bien en &eacute;vidence &laquo;l&rsquo;homog&eacute;n&eacute;it&eacute; h&eacute;t&eacute;rog&egrave;ne&raquo; qui caract&eacute;rise la culture &agrave; l&rsquo;&egrave;re contemporaine: partout la m&ecirc;me diversit&eacute;, le m&ecirc;me m&eacute;lange culturel. C&rsquo;est subtilement, mais non moins significativement, que l&rsquo;univers de Rivi&egrave;re-du-Loup est ainsi parsem&eacute; de r&eacute;f&eacute;rences nippones: marques de voiture (Michel conduit une Honda, puis une Toyota), ramen, Tofu&hellip; &laquo;Nous serions, au terme de cette Grande Guerre du Tofu, un tout petit peu plus asiatiques &ndash; mais personne ne s&rsquo;en apercevrait.&raquo; (p. 93) C&rsquo;est &eacute;galement ce que symbolise le tarmac, lieu o&ugrave; les voyageurs &eacute;changent, se rencontrent, se m&ecirc;lent: image moderne de Babel.</p> <p class="MsoNormal">Par ailleurs, un r&eacute;seau d&rsquo;&eacute;chos entre Rivi&egrave;re-du-Loup et Tokyo contribue &agrave; cet effet de globalisation culturelle, tout en permettant de tisser des liens entre les deux trames narratives qui se trouvent s&eacute;par&eacute;es environ &agrave; mi-chemin du livre: celle du voyage de Hope et celle de la vie du narrateur. On retrouve dans chaque trame une exacte sym&eacute;trie des lieux significatifs&nbsp;: deux stades de baseball, deux bars aux noms bibliques (le Jaffa et l&rsquo;Ophir), deux &laquo;refuges&raquo; habitables, la maison secr&egrave;te de Merriam et le bunker. Comme quoi Tokyo et Rivi&egrave;re-du-Loup se ressemblent davantage qu&rsquo;on ne pourrait le croire.<br /> &nbsp;<br /> Vitesse acc&eacute;l&eacute;r&eacute;e, aplatissement des distances, foisonnante diversit&eacute; des r&eacute;f&eacute;rences culturelles, effacement de la m&eacute;moire collective&nbsp;: ce sont autant de jalons qui inscrivent Tarmac au sein d&rsquo;un certain bassin&nbsp;d&rsquo;&oelig;uvres contemporaines. Ces oeuvres&nbsp; red&eacute;finissent les configurations spatiales et temporelles pour dire un monde o&ugrave; nos perceptions sont&nbsp; modifi&eacute;es en profondeur par les nouvelles technologies, les moyens de transport et de communication; un monde o&ugrave; la qu&ecirc;te de soi s&rsquo;ins&egrave;re quelque part entre la lenteur des grandes mythologies pass&eacute;es et la vitesse d&rsquo;un pr&eacute;sent aux dates de p&eacute;remption toujours plus imminentes.</p> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/reecrire-babel-a-l-ere-mediatique#comments DICKNER, Nicolas Imaginaire de la fin Média Mémoire Québec Roman Mon, 11 May 2009 12:26:04 +0000 Mélodie Simard-Houde 120 at http://salondouble.contemporain.info L’entité sentinelle Chloé Delaume http://salondouble.contemporain.info/lecture/l-entite-sentinelle-chloe-delaume <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/gervais-bertrand">Gervais, Bertrand</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/j-habite-dans-la-television">J’habite dans la télévision</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p align="justify">&laquo;Je m&rsquo;appelle Chlo&eacute; Delaume&raquo;, &eacute;crit Chlo&eacute; Delaume dans <em>La derni&egrave;re fille avant la guerre</em>, &laquo;je suis un personnage de fiction, j&rsquo;officie dans les livres dont je suis l&rsquo;h&eacute;ro&iuml;ne. Enfin dans la plupart des cas<a name="_ftnref1" title="" href="#_ftn1"><strong>[1]</strong></a>.&raquo; &Agrave; la fois personnage et auteur de ses romans, Chlo&eacute; Delaume multiplie les jeux de miroirs et les oscillations identitaires. Plus que de l&rsquo;autofiction, sa po&eacute;tique joue sur les ressorts de la m&eacute;tafiction.</p> <p align="justify">Les jeux identitaires&nbsp;sont innombrables dans son &oelig;uvre. Dans <em>La derni&egrave;re fille avant la guerre</em>, titre inspir&eacute; d&rsquo;une chanson du groupe fran&ccedil;ais Indochine, c&rsquo;est un d&eacute;doublement de personnalit&eacute;, compl&eacute;t&eacute; d&rsquo;un complexe sentiment d&rsquo;ali&eacute;nation. &laquo;J&rsquo;ai pour r&eacute;sidence principale un corps de sexe f&eacute;minin fabriqu&eacute; en mars 73. [...] J&rsquo;ai sign&eacute; un contrat avec la fille qui &eacute;tait dedans. Elle ne savait trop quoi en faire, de ce corps qu&rsquo;elle trouvait trop grand<a name="_ftnref2" title="" href="#_ftn2"><strong>[2]</strong></a>.&raquo; Dans l&rsquo;espace ouvert par les pages de ce roman, Chlo&eacute; et une certaine Anne rivalisent pour avoir droit de cit&eacute; et s&rsquo;accaparer le &laquo;je&raquo; permettant d&rsquo;avoir le haut du pav&eacute;.</p> <p align="justify" class="MsoNormal"><em>Corpus Simsi</em>, son roman de 2003, est consacr&eacute; &agrave; la construction de l&rsquo;avatar Chlo&eacute; Delaume, dans le jeu Les Sims et &agrave; l&rsquo;immersion compl&egrave;te de son auteur dans l&rsquo;univers virtuel du jeu. &laquo;Je m&rsquo;appelle toujours Chlo&eacute; Delaume&raquo; y &eacute;crit-elle. &laquo;Je suis interminablement un personnage de fiction. J&rsquo;ai &eacute;t&eacute; expuls&eacute;e du corps que j&rsquo;avais cru faire mien un vendredi spongieux de 2002<a name="_ftnref3" title="" href="#_ftn3"><strong>[3]</strong></a>.&raquo; Elle n&rsquo;y r&eacute;sistera pas et se projettera sur la figure rudimentaire du personnage cr&eacute;&eacute; &agrave; partir des param&egrave;tres habituels du logiciel, son identit&eacute; recueillie par les pixels du jeu de simulation, lors d&rsquo;une &laquo;incarnation virtuellement temporaire&raquo; (c&rsquo;est le sous-titre du livre).</p> <p align="justify" class="MsoNormal">Dans <em>Le cri du sablier</em><a name="_ftnref4" title="" href="#_ftn4"><strong>[4]</strong></a>, mais la m&ecirc;me chose peut &ecirc;tre dite des <em>Mouflettes d&rsquo;Atropos</em><a name="_ftnref5" title="" href="#_ftn5"><strong>[5]</strong></a>, c&rsquo;est l&rsquo;implosion qui menace Chlo&eacute; Delaume, et le langage le rend bien qui se r&eacute;invente aux limites du sens et de la coh&eacute;rence. Mais la sc&egrave;ne primitive qui s&rsquo;y profile est d&rsquo;une telle violence qu&rsquo;on comprend l&rsquo;enfant qu&rsquo;elle &eacute;tait d&rsquo;avoir voulu l&rsquo;oublier et d&rsquo;&ecirc;tre soumise &agrave; un silence qui repr&eacute;sente non pas tant l&rsquo;absence de toute parole que la pr&eacute;sence d&rsquo;une parole irrationnelle, qui montre sans dire et qui ferme les yeux au moment crucial. Si ces romans t&eacute;moignent d&rsquo;une reconqu&ecirc;te du langage, ils attestent aussi des multiples cercles qu&rsquo;il faut emprunter avant d&rsquo;en arriver &agrave; rejoindre le p&ocirc;le d&rsquo;une spirale.</p> <p align="justify" class="MsoNormal">Sur son blogue &agrave; caract&egrave;re litt&eacute;raire, <em>chloedelaume.net,</em> o&ugrave; elle note ses pens&eacute;es et rend disponible ses chantiers sonores, elle flirte avec les formes contemporaines de l&rsquo;extimit&eacute;, n&eacute;ologisme qui rend bien compte des relations d&rsquo;intimit&eacute; ren&eacute;goci&eacute;es dans le cyberespace.</p> <p align="justify" class="MsoNormal rteindent2"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je m'&eacute;cris depuis huit ans dans des livres publi&eacute;s, propos&eacute;s &agrave; la vente, parfois achet&eacute;s, plus rarement lus. J'y investis temporairement des lieux, des corps, des territoires. [...] Conception franco-libanaise, le n&eacute;ant pour signe particulier. Les locaux &eacute;taient insalubres lorsque j'en ai pris possession.</span><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);">(</span><a title="http://www.chloedelaume.net/bio/index.php" href="http://www.chloedelaume.net/bio/index.php">http://www.chloedelaume.net/bio/index.php</a><span style="color: rgb(128, 128, 128);">)&nbsp;</span></p> <p align="justify" class="MsoNormal">Dans son roman de 2006, <em>J&rsquo;habite dans la t&eacute;l&eacute;vision</em><a name="_ftnref6" title="" href="#_ftn6"><strong>[6]</strong></a>, elle exploite cette fois la dissolution de soi dans la t&eacute;l&eacute;vision. Chlo&eacute; Delaume s&rsquo;y transforme en Sentinelle d&eacute;sincarn&eacute;e habitant cet espace frontalier et essentiellement virtuel qu&rsquo;est le r&eacute;seau t&eacute;l&eacute;visuel.</p> <p align="justify" class="MsoNormal">Le roman n&rsquo;a qu&rsquo;un v&eacute;ritable personnage, si on oublie le poste de t&eacute;l&eacute;vision, aucune intrigue sauf la transmutation de Chlo&eacute; Delaume qui se met &agrave; hanter le r&eacute;seau. Elle commence &agrave; habiter la chose, parce qu&rsquo;elle a d&eacute;cid&eacute; de tenter l&rsquo;exp&eacute;rience&nbsp;de n&rsquo;&eacute;couter que la t&eacute;l&eacute;vision pendant vingt-deux mois.&nbsp;</p> <p align="justify" class="MsoNormal">L&rsquo;exp&eacute;rience est exigeante. Chlo&eacute; Delaume doit adapter son biorythme, modifier ses habitudes et son mode de vie. Elle devient paresseuse, ne veut plus faire le m&eacute;nage de l&rsquo;appartement. Puis elle se met &agrave; parler &agrave; son poste de t&eacute;l&eacute;vision. Elle commence &agrave; avoir continuellement faim, le discours publicitaire s&rsquo;insinue dans ses propres paroles. Elle adopte un vocabulaire qui n&rsquo;est plus le sien, mais celui des &eacute;missions qu&rsquo;elle &eacute;coute. Ses migraines se multiplient. Et son identit&eacute; commence &agrave; vaciller. Apr&egrave;s le premier mois, elle fait un bilan&nbsp;: &laquo;Ce que je vois ce que j&rsquo;entends ce que je dis ce que je pense ce n&rsquo;est d&eacute;j&agrave; plus la m&ecirc;me chose.&raquo; (p. 69)&nbsp;</p> <p align="justify" class="MsoNormal">Apr&egrave;s un premier trimestre, et 1451 heures d&rsquo;exposition, elle note des pulsions consommatrices in&eacute;dites, des actes d&rsquo;achat conformes aux messages diffus&eacute;s et une augmentation ainsi qu&rsquo;une red&eacute;finition de ses besoins (p. 104). Elle est atteinte de confusion, retransmet des informations en oubliant que la t&eacute;l&eacute; en est la source et, plus important encore, elle ne produit plus de pens&eacute;es, elle ne fait que relayer des opinions. Et graduellement elle commence &agrave; se prendre pour une sentinelle. Celle qui, par d&eacute;finition, est &agrave; l&rsquo;avant-poste, ce qui, pour la t&eacute;l&eacute;vision, est parfaitement congruent, on en conviendra. &Agrave; la fin du roman, Chlo&eacute; Delaume, mais une Chlo&eacute; Delaume qui n&rsquo;est plus qu&rsquo;un spectre, une pr&eacute;sence dans la t&eacute;l&eacute;vision, explique&nbsp;: &laquo;Je reste errante de cha&icirc;ne en cha&icirc;ne, maillon f&eacute;brile gorg&eacute; de rouille. Je ne manque de rien, bien s&ucirc;r, de rien. J&rsquo;esp&egrave;re diluer mon t&eacute;tanos. J&rsquo;avais un nom, avant. Un corps et un amour. J&rsquo;ai dit &ccedil;a car je m&rsquo;en souviens&nbsp;: ainsi je serai la Sentinelle.&raquo; (p. 164) L&rsquo;entit&eacute; sentinelle Chlo&eacute; Delaume.&nbsp;</p> <p align="justify" class="MsoNormal">Mais pourquoi entreprend-elle une telle exp&eacute;rience? Quel danger nous menace et exige d&rsquo;elle qu&rsquo;elle se transforme en sentinelle? &Agrave; quoi renvoie cette pr&eacute;paration des cerveaux? En fait, Chlo&eacute; Delaume a fait sienne une d&eacute;claration du PDG de TF1, Eric Le Lay, faite en 2004. Adepte du neuromarketing, il aurait d&eacute;clar&eacute;&nbsp;:</p> <p align="justify" class="citation rteindent2"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Il y a beaucoup de fa&ccedil;ons de parler de la t&eacute;l&eacute;vision. Mais dans une perspective &quot;business&quot;, soyons r&eacute;aliste : &agrave; la base, le m&eacute;tier de TF1, c'est d'aider Coca-Cola, par exemple, &agrave; vendre son produit [...] Or pour qu'un message publicitaire soit per&ccedil;u, il faut que le cerveau du t&eacute;l&eacute;spectateur soit disponible. Nos &eacute;missions ont pour vocation de le rendre disponible : c'est-&agrave;-dire de le divertir, de le d&eacute;tendre pour le pr&eacute;parer entre deux messages. Ce que nous vendons &agrave; Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible.</span><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"> (</span><a href="http://www.nettime.org/Lists-Archives/nettime-fr-0408/msg00017.html">http://www.nettime.org/Lists-Archives/nettime-fr-0408/msg00017.html</a><span style="color: rgb(128, 128, 128);">)</span></p> <p align="justify" class="MsoNormal">Ces propos de Le Lay, abondamment reproduits sur Internet, sont repris par Delaume qui en fait le point de d&eacute;part de son texte. Arm&eacute;e de cette &laquo;citation officielle du biopouvoir&raquo;<a name="_ftnref7" title="" href="#_ftn7"><strong>[7]</strong></a>, elle d&eacute;cide de rendre disponible son temps de cerveau&nbsp; &agrave; la t&eacute;l&eacute;vision afin d&rsquo;en mieux comprendre les cons&eacute;quences. Elle fait sa propre exp&eacute;rience de neuromarketing, et explore les limites de son esprit soumis au flux constant de l&rsquo;&eacute;cran de t&eacute;l&eacute;vision. &Eacute;ric Le Lay a d&eacute;clar&eacute;&nbsp;: &laquo;La t&eacute;l&eacute;vision, c'est une activit&eacute; sans m&eacute;moire.&raquo; Delaume d&eacute;cide en r&eacute;ponse de devenir la m&eacute;moire de la t&eacute;l&eacute;vision, elle devient cette sentinelle qui l&rsquo;habite et, du m&ecirc;me coup, entreprend de nous en prot&eacute;ger. Si elle habite dans la t&eacute;l&eacute;vision, c&rsquo;est bien parce que, habituellement, la t&eacute;l&eacute;vision nous habite, elle s&rsquo;insinue dans notre esprit et y ouvre un espace de disponibilit&eacute; pr&ecirc;t &agrave; &ecirc;tre envahi, utilis&eacute;, perverti.</p> <p align="justify">Mais, la r&eacute;sistance est d&eacute;j&agrave; commenc&eacute;e&nbsp;: l&rsquo;entit&eacute; sentinelle Chlo&eacute; Delaume est &agrave; l&rsquo;&oelig;uvre. Elle habite dans la t&eacute;l&eacute; et passe au crible les messages, cherchant &agrave; y d&eacute;busquer le discours l&eacute;nifiant de la doxa populaire.</p> <p align="justify" class="MsoNormal"><a name="_ftn1" title="" href="#_ftnref1">1</a>&nbsp;Paris, <em>Na&iuml;ve</em>, 2007, p. 63. Dans cette collection, intitul&eacute;e &laquo;Na&iuml;ve sessions&raquo;, des auteurs contemporains &eacute;crivent sur leur rapport &agrave; la musique ou sur une figure mythique du rock. Le texte de Delaume porte sur le groupe rock fran&ccedil;ais Indochine.</p> <p align="justify" class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn2" title="" href="#_ftnref2">2</a>&nbsp;<em>Ibid.</em>, p. 9.</p> <p align="justify" class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn3" title="" href="#_ftnref3">3&nbsp;</a><em>Corpus Sims</em><em>i</em>, Paris, L&eacute;o Scheer, 2003, p. 4.</p> <p align="justify" class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn4" title="" href="#_ftnref4">4</a>&nbsp;<em>Le cri du sablier</em>, Paris. Farrago / L&eacute;o Scheer, 2001.</p> <p align="justify" class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn5" title="" href="#_ftnref5">5</a>&nbsp;<em>Les mouflettes d&rsquo;Atropos</em>, Paris, Gallimard / Farrago, 2000.</p> <p align="justify" class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn6" title="" href="#_ftnref6">6</a>&nbsp;<em>J&rsquo;habite dans la t&eacute;l&eacute;vision</em>, Paris, Gallimard, 2006.</p> <p><a name="_ftn7" title="" href="#_ftnref7">7</a>&nbsp;Tir&eacute; d&rsquo;une entrevue accord&eacute; au magazine, <em>La lettre des p&ocirc;les</em> (lettre d&rsquo;information des p&ocirc;les r&eacute;gionaux d&rsquo;&eacute;ducation artistique et de formation au cin&eacute;ma et &agrave; l&rsquo;audiovisuel), no 5, d&eacute;cembre 2006, non pagin&eacute;.</p> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/l-entite-sentinelle-chloe-delaume#comments DELAUME, Chloé Fiction Flux France Identité Média Métafiction Roman Tue, 03 Mar 2009 16:10:00 +0000 Bertrand Gervais 84 at http://salondouble.contemporain.info L'exploration du quotidien http://salondouble.contemporain.info/lecture/lexploration-du-quotidien <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/tremblay-gaudette-gabriel">Tremblay-Gaudette, Gabriel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/curses">Curses</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p align="justify">Depuis sa naissance, la bande dessin&eacute;e am&eacute;ricaine s&rsquo;est impos&eacute;e comme un terreau fertile pour des artistes &agrave; l&rsquo;imagination f&eacute;brile. Des r&eacute;cits oniriques de Windsor McKay aux explorations psych&eacute;d&eacute;liques de Robert Crumb, en passant par les d&eacute;cors surr&eacute;alistes de Georges Herriman et les super-h&eacute;ros dynamiques de Jack Kirby, le comic art am&eacute;ricain a de tout temps pr&eacute;f&eacute;r&eacute; repr&eacute;senter la fantaisie et l&rsquo;esbroufe &agrave; la r&eacute;alit&eacute; et au quotidien. Toutefois, depuis l&rsquo;av&egrave;nement de la BD alternative dans le milieu des ann&eacute;es 1980, on constate un glissement dans les pr&eacute;occupations des artistes, plus int&eacute;ress&eacute;s &agrave; d&eacute;peindre leur monde r&eacute;el et connu qu&rsquo;&agrave; se lancer dans des d&eacute;lires spectaculaires. Cette tendance a atteint sa pleine expression avec Kevin Huizenga, jeune b&eacute;d&eacute;iste du Michigan qui s&rsquo;efforce de traduire sa r&eacute;alit&eacute; par le biais de son personnage Glenn Ganges, &agrave; force d&rsquo;images et de mots.</p> <p align="justify">Un des r&eacute;cits de Huizenga incarne pleinement cette pr&eacute;occupation pour la contemporan&eacute;it&eacute; et le regard de l&rsquo;imaginaire avec lequel il traduit ses r&eacute;flexions. Dans &laquo;Lost and Found&raquo;, Glenn Ganges fait le tri dans son courrier lorsqu&rsquo;il aper&ccedil;oit sur une enveloppe une de ces annonces pr&eacute;sentant les photos d&rsquo;un enfant disparu et de son possible ravisseur (<a name="figure1a" href="#figure1">figure 1</a>). Ces images troublent Glenn qui, malgr&eacute; le peu d&rsquo;informations mis &agrave; sa disposition par les annonces, ne peut s&rsquo;emp&ecirc;cher de songer au destin de ces enfants kidnapp&eacute;s. Peu apr&egrave;s, Glenn aper&ccedil;oit de l&rsquo;autre c&ocirc;t&eacute; de sa rue deux Africains qu&rsquo;il soup&ccedil;onne d&rsquo;appartenir &agrave; un groupe de r&eacute;fugi&eacute;s soudanais r&eacute;cemment immigr&eacute;s aux &Eacute;tats-Unis qui portent le nom de &laquo;lost boys&raquo; (<a name="figure2a" href="#figure2">figure 2</a>). Le r&eacute;cit reproduit un article de journal qui d&eacute;crit les &eacute;preuves qu&rsquo;ont d&ucirc; traverser ces victimes de la guerre avant de pouvoir s&rsquo;&eacute;tablir aux &Eacute;tats-Unis. Ayant finalement r&eacute;cup&eacute;r&eacute; son courrier, Glenn rentre chez lui mais conserve un air penaud qui inqui&egrave;te sa femme. En guise de r&eacute;ponse, Glenn d&eacute;clare &agrave; Wendy qu&rsquo;il croit que les tapis devraient &ecirc;tre nettoy&eacute;s (<a name="figure3a" href="#figure3">figure 3</a>).</p> <p align="justify">&nbsp;</p> <p align="justify">&Agrave; la lecture de cette description, il semble que les divers &eacute;l&eacute;ments du r&eacute;cit ne peuvent &ecirc;tre mis en lien. Cependant, il en va autrement; autant les enfants &laquo;perdus&raquo; pr&eacute;sent&eacute;s par les annonces que les &laquo;lost boys&raquo; qui ont trouv&eacute; une terre d&rsquo;accueil en Am&eacute;rique, sont transpos&eacute;s dans l&rsquo;inconnu suite &agrave; une rupture dans leur existence quotidienne, les premiers en raison d&rsquo;un enl&egrave;vement de la part d&rsquo;un proche, les seconds &agrave; cause d&rsquo;une fuite loin de la guerre qui les am&egrave;ne dans un pays riche faisant figure &agrave; leurs yeux de contr&eacute;e &eacute;trang&egrave;re. Ces ruptures sont exprim&eacute;es par des strat&eacute;gies formelles diff&eacute;rentes.</p> <p align="justify">Les annonces qui servent &agrave; retrouver des enfants disparus piquent la curiosit&eacute; de Glenn : peu d&rsquo;informations sont disponibles &agrave; propos de ces enl&egrave;vements et il ne peut s&rsquo;emp&ecirc;cher de se questionner &agrave; propos de ces histoires sordides : &laquo;What happened? What&rsquo;s the story? Father? Mother? Uncle? Friend? Au pair? How do people disappear? Why can&rsquo;t anyone find them? Are they all that tricky? Is America still that big? Maybe they are safer lost? (&hellip;) Is the kid in school now? Underground? With best friends and homework? Or on the street or something? Who wants to know? And you - why did you take them away?&raquo; (pp.42-43). Autant de questions qui demeurent sans r&eacute;ponse mais pour lesquelles Glenn s&rsquo;imagine des sc&egrave;nes qui colmatent les br&egrave;ches. Une chose est certaine, l&rsquo;existence de ces enfants est plong&eacute;e dans le myst&egrave;re &agrave; partir du moment o&ugrave; ils se font enlever, et il ne semble que seule la sp&eacute;culation permette d&rsquo;imaginer leur vie quotidienne suite &agrave; cet &eacute;v&eacute;nement. Les photographies reproduites sur les cartes postales sont dessin&eacute;es dans une couleur vert kaki qui les distingue tout au long du r&eacute;cit, soulignant ainsi l&rsquo;impossibilit&eacute; de les localiser. D&rsquo;abord pr&eacute;sent&eacute;es en plan rapproch&eacute;, ces images deviennent de petits ic&ocirc;nes, flottant dans le ciel ou recouvrant le visage de personnages dont on comprend qu&rsquo;ils appartiennent au groupe des disparus, menant une existence de fugitifs contre leur gr&eacute;. (<a name="figure4a" href="#figure4">figure 4</a>) Leur accumulation produit un myst&eacute;rieux r&eacute;cit dans lequel on suppose des zones d&rsquo;ombres et de drames : &laquo;It adds up and becomes like an accidental graphic novel whose story is mostly hidden, though sprawling landscapes are implied and tragic scenes are hinted at&raquo; (<a name="figure5a" href="#figure5">figure 5, p.43</a>). L&rsquo;&eacute;talement de ces visages de disparus est tel qu&rsquo;il d&eacute;borde le cadre des cases et, par le fait m&ecirc;me, du r&eacute;cit. Se d&eacute;portant au-del&agrave; des fronti&egrave;res &eacute;tanches que constituent habituellement les bordures des cases, ces ic&ocirc;nes s&rsquo;&eacute;tendent donc au-del&agrave; de la fiction, mani&egrave;re pour Huizenga de signaler que ces enfants disparus n&rsquo;appartiennent pas qu&rsquo;&agrave; l&rsquo;imagination de Glenn Ganges et que ce drame n&rsquo;est que trop r&eacute;el.</p> <p align="justify">En contraste avec ces enfants invisibles que Huizenga distingues en employant une couleur sp&eacute;cifique pour les repr&eacute;senter, les Soudanais&nbsp; immigr&eacute;s aux &Eacute;tats-Unis sont bien pr&eacute;sents dans l&rsquo;environnement de Glenn, au point o&ugrave; il peut les saluer de la main lorsqu&rsquo;ils passent sur sa rue. Curieusement, ces &ecirc;tres tangibles sont repr&eacute;sent&eacute;s de mani&egrave;re plus distante. La description de leur histoire et de leur situation n&rsquo;est pas faite par le biais d&rsquo;un monologue int&eacute;rieur, comme ce fut le cas pour les enfants disparus, mais plut&ocirc;t par la reproduction d&rsquo;un article de journal &agrave; leur sujet. Alors que graphiquement, ces visages anonymes d&rsquo;enfants disparus sont appos&eacute;s sur plusieurs personnages et imagin&eacute;s dans plusieurs situations malgr&eacute; la quasi-totale absence d&rsquo;information &agrave; leur sujet, les &laquo;lost boys&raquo; ne sont pas repr&eacute;sent&eacute;s dans leur s&eacute;rie de malheurs tels que d&eacute;crite &agrave; grand renfort de d&eacute;tails dans l&rsquo;article qui porte sur eux. En lieu de la re-cr&eacute;ation de leur long p&eacute;riple en Afrique, on voit plut&ocirc;t les &laquo;lost boys&raquo; se balader dans une banlieue am&eacute;ricaine de la classe moyenne, faisant leur &eacute;picerie dans un magasin &agrave; rayons, s&rsquo;arr&ecirc;tant pour admirer une voiture de sport et constater leur &eacute;garement au beau milieu d&rsquo;un quartier au plan de rue labyrinthique. Ici, Huizenga ne choisit pas tant de censurer le r&eacute;cit du parcours horrible des r&eacute;fugi&eacute;s soudanais que de pr&eacute;senter ces &laquo;gar&ccedil;on perdus&raquo; dans leur nouvel environnement, dans un contraste entre texte et image qui fait ressortir d&rsquo;autant plus fortement l&rsquo;opposition entre le mode de vie pr&eacute;caire des enfants soudanais et l&rsquo;existence cossue &agrave; laquelle ils ont maintenant acc&egrave;s. Ce contraste n&rsquo;est jamais aussi &eacute;vident que dans la case pr&eacute;sentant une vue a&eacute;rienne d&rsquo;une banlieue constitu&eacute;e de plusieurs maisons individuelles, accompagn&eacute;e du texte &laquo;Sudan is one of the most underdeveloped countries in the world&raquo; (<a name="figure6a" href="#figure6">figure 6, p.48</a>). Ces individus jadis menac&eacute;s de toutes parts sont plong&eacute;s dans un monde dont l&rsquo;opulence n&rsquo;a cesse de les &eacute;tonner et de les confondre. Il est donc difficile d&rsquo;imaginer ce qu&rsquo;ils peuvent ressentir au contact de cet univers qui leur est inconnu, ce pourquoi ils ne semblent pas alimenter les r&eacute;flexions de Glenn et sont pr&eacute;sent&eacute;s de mani&egrave;re r&eacute;aliste et figurative, comparativement &agrave; la valeur iconique que prenaient les photos d&rsquo;enfants disparus dans les pages pr&eacute;c&eacute;dentes du r&eacute;cit.</p> <p align="justify">&Agrave; l&rsquo;aune de cette comparaison, comment interpr&eacute;ter la conclusion digne d&rsquo;une nouvelle de Raymond Carver, o&ugrave; Glenn d&eacute;clare &agrave; sa femme qu&rsquo;il pense que les tapis devraient &ecirc;tre nettoy&eacute;s? Aucune r&eacute;ponse d&eacute;finitive ne peut &ecirc;tre donn&eacute;e &agrave; cette question, mais proposons tout de m&ecirc;me plusieurs pistes de lecture. Il n&rsquo;est pas impossible que, fatigu&eacute; de ses r&eacute;flexions portant sur des drames humains, Glenn se soit repli&eacute; dans un mat&eacute;rialisme digne de la banlieue am&eacute;ricaine, en se pr&eacute;occupant de la propret&eacute; de sa demeure&nbsp; plut&ocirc;t que du sort des malheureux. Toutefois, les photographies d&rsquo;enfants disparus apparaissent sur des r&eacute;clames publicitaires, et celle qui sert d&rsquo;exemple dans le r&eacute;cit en est une qui fait la promotion d&rsquo;une compagnie de nettoyage de tapis appel&eacute;e &laquo;Modernistic Carpet Cleaning&raquo;. Peut-&ecirc;tre que Glenn est tout simplement influenc&eacute; par la publicit&eacute;, ce qui explique la d&eacute;claration &agrave; sa femme! N&eacute;anmoins, il est &eacute;galement mentionn&eacute; que certaines des compagnies faisant de la publicit&eacute; par courrier commanditent le &laquo;processus de vieillissement informatis&eacute;&raquo;, une technique qui permet de fabriquer un portrait d&rsquo;un enfant dont on a vieilli le visage en esp&eacute;rant que cette image de synth&egrave;se am&eacute;liore les chances de retrouver un enfant disparu depuis plusieurs ann&eacute;es. Une des compagnies &agrave; commanditer ce processus est justement &laquo;Modernistic Carpet Cleaning&raquo;. Il est donc possible que Glenn, en faisant affaire avec cette compagnie, tente de favoriser indirectement le retour &agrave; la maison d&rsquo;un enfant disparu. Les enfants trouv&eacute;s pourraient r&eacute;int&eacute;grer leur quotidien, qui leur semblerait peut-&ecirc;tre &eacute;tranger de prime abord, mais auquel ils finiraient par s&rsquo;habituer et qui pr&eacute;senterait une am&eacute;lioration par rapport &agrave; leur existence de fugitif. Ce sentiment de vouloir venir en aide aux enfants disparus, lui, se serait accentu&eacute; &agrave; la vue des &laquo;lost boys&raquo;, eux-m&ecirc;mes anciens fugitifs qui ont trouv&eacute; asile dans un nouveau pays et dans un quotidien paisible. Si c&rsquo;est bel et bien le cas, cette curieuse conclusion ferait une synth&egrave;se des deux groupes pr&eacute;sent&eacute;s dans le r&eacute;cit, soit les kidnapp&eacute;s et les Soudanais. Il n&rsquo;est donc pas exag&eacute;r&eacute; de penser que la volont&eacute; de faire nettoyer ses tapis qu&rsquo;exprime Glenn renvoie plut&ocirc;t &agrave; un d&eacute;sir de venir en aide &agrave; ces personnes &eacute;plor&eacute;es qui peuplent son quotidien r&eacute;el et imaginaire, ne serait-ce que par une contribution minimale.</p> <p align="justify">En mettant en rapport direct deux situations traumatiques, soit l&rsquo;enl&egrave;vement et la guerre, dans un court r&eacute;cit par le biais d&rsquo;une r&eacute;flexion d&rsquo;un personnage occidental qui n&rsquo;est pas indiff&eacute;rent &agrave; ces malheurs sans toutefois en avoir une exp&eacute;rience de premi&egrave;re main, Huizenga fournit un exemple de la transformation dans les pr&eacute;occupations des b&eacute;d&eacute;istes contemporains, dont la production ne tend plus &agrave; mettre en sc&egrave;ne un protagoniste surpuissant d&eacute;termin&eacute; &agrave; sauver un monde fictif de la destruction, mais plut&ocirc;t &agrave; interroger le monde r&eacute;el. Will Eisner, une l&eacute;gende de la bande dessin&eacute;e am&eacute;ricaine, a d&eacute;clar&eacute; vers la fin de sa vie : &laquo;I believe strongly that this medium is capable of subject matter well beyond the business of pursuit and vengeance or two mutant trashing each other<a name="note1" href="#note1a"><strong>1</strong></a>&raquo;. La production de Huizenga donne raison &agrave; cette croyance.</p> <p>&nbsp;</p> <p><a name="note1a" href="#note1">1</a>Charles Brownstein, <em>Eisner/Miller</em>, Dark Horse Publishing, Milwaukie, 2005, p.342.</p> <p><u><em>L'auteur de ce texte tient &agrave; remercier chaleureusement Kevin Huizenga pour l'autorisation accord&eacute;e &agrave; Salon Double de reproduire des extraits de </em>Curses.</u></p> <p><a name="figure1" href="#figure1a"> Figure 1</a>, Page 41</p> <p>&nbsp;<img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/figure%201_1.jpg" /></p> <p><a name="figure2" href="#figure2a">Figure 2</a>, Page 46</p> <p><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/figure%204.jpg" /></p> <p><a name="figure3" href="#figure3a">Figure 3</a>, Page 50</p> <p><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/figure%206.jpg" /></p> <p><a name="figure4" href="#figure4a">Figure 4</a>, Page 45</p> <p><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/figure%203%20%28va%20chier%20genette%29.jpg" /></p> <p><a name="figure5" href="#figure5a"> Figure 5</a>, Page 43</p> <p><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/figure 2.jpg" /></p> <p><a name="figure6" href="#figure6a"> Figure 6</a>, Page 48</p> <p><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/figure 5.jpg" /></p> <p>&nbsp;</p> <div class="field field-type-filefield field-field-image"> <div class="field-label">Image:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <div class="filefield-file"><img class="filefield-icon field-icon-image-jpeg" alt="icône image/jpeg" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/all/modules/contrib/filefield/icons/image-x-generic.png" /><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/figure 1_1.jpg" type="image/jpeg; length=76819">figure 1.jpg</a></div> </div> </div> </div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/lexploration-du-quotidien#comments BROWNSTEIN, Charles États-Unis d'Amérique Histoire HUIZENGA, Kevin Média Quotidien Bande dessinée Tue, 20 Jan 2009 18:17:00 +0000 Gabriel Gaudette 64 at http://salondouble.contemporain.info