Salon double - Indétermination http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/360/0 fr Vie éclatée, lectures éclectiques, vie électrocutée. Studio de lecture #1 http://salondouble.contemporain.info/lecture/studio-de-lecture-1 <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/fontille-brigitte">Fontille, Brigitte</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/hivert-ariane">Hivert, Ariane</a> </div> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/lamoureux-d-sir-e">Lamoureux, Désirée</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/landry-pierre-luc">Landry, Pierre-Luc </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/vie-electrique">Vie électrique</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p><strong>Pierre-Luc Landry [PLL]: </strong>Faut-il entamer ce premier studio de lecture par un résumé du bouquin choisi? La question se pose d’emblée, selon moi, parce que l’exercice est périlleux; comment, en effet, résumer un tel objet, qualifié de «roman» dès la première de couverture par l’éditeur, alors que le projet lui-même erre entre les genres? <em>Vie électrique </em>est un roman en trente chapitres, trente jours, au cours desquels l’auteur entre en dialogue avec lui-même, avec son musée personnel: le lecteur est mis face à des impressions et des réminiscences, des notes de lecture, une sorte de collage réunissant entre deux couvertures la liste des œuvres littéraires, musicales et visuelles que l’auteur a particulièrement appréciées, des considérations sur les lieux qu’il a visités, sur les amitiés qu’il a entretenues, etc. Le projet, Rossignol le résume ainsi:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">Dans ce roman vécu, on croisera des fleuves et des livres à soi. Aucune théorie magistrale, aucun <em>conseil</em>. Juste le temps, celui que j’ai passé, que je passe à lire et à partir, la lecture et le départ qui ne sont jamais vraiment des activités mais une autre façon de boire ou de grimper aux arbres. […] Trente jours. Ce qui se passe pendant un mois. Roman continu d’un genre particulier. Roman, c’est-à-dire pulsations, vacillements, vertige, journées précises. Voici le premier jour dans l’exploration du détachement. Et avec lui les vingt-neuf suivants. Sarabande (p.14-16).</p> </blockquote> <p>C’est donc un «roman à soi», un «roman continu» dans lequel chaque pulsation correspond à une journée, une œuvre littéraire, un auteur qu’on apprécie, un lieu qu’on a aimé. Un drôle de roman, en somme, qui ne ressemble pas du tout à un roman mais qui donne envie d’aller lire ailleurs pour voir si on y est.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Désirée Lamoureux&nbsp;[DL]:</strong> Je dois affirmer, en toute honnêteté, que j’ai trouvé l’œuvre de Rossignol pénible. Mais à travers les discussions suscitées par ce studio et dont le présent texte est une trace, je vois en quoi elle peut nous interpeler, nous obliger à ouvrir un livre longtemps ignoré, nous encourager à écouter une mélodie trop souvent perdue dans le brouhaha du quotidien. Sorte de <em>Monde de Sophie</em> de l’art, le livre de Rossignol m’a bombardée de suggestions, de routes, sans jamais me laisser le temps de me couler dans ses pages. Trop préoccupé par son propre parcours, l’auteur semble oublier que des lecteurs tentent de le suivre dans son aventure à travers contrée et forme artistique.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Brigitte Fontille [BF]:</strong> En effet, l’auteur nous propose de traverser des univers artistiques en jouant les guides touristiques. Toutefois, si son programme avait fort de piquer ma curiosité et mon intérêt (classiques revisités –Stendhal, Tolstoï– et découverte d’artistes qui m’étaient inconnus –Jan Zabranan? Italo Svevo?­–, dans un mélange artistique singulier –orchestrer Claudel, Thoreau et Charlie Parker!), j’ai également été tentée à maintes reprises de quitter le musée... Les œuvres dépoussiérées ou ramenées à la lumière du XXIe siècle me laissent&nbsp;désenchantée: mais où est passé le romancier? Un peu lasse du rythme en fiche de lectures, je pars écouter d’autres ritournelles. Et, c’est peut-être là que j’entends finalement la voix de l’auteur...</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Ariane Hivert [AH]: </strong>Pendant et après ma lecture, de multiples questions se bousculaient dans ma tête. Et maintenant, les commentaires de mes collègues en soulèvent de nouvelles… À quel moment voit-on le personnage de Rossignol soulever un livre? Peut-il vraiment avoir lu tous les bouquins dont il parle en trente jours? Si c’est un «roman à soi» au point d’en oublier le lecteur, quel est l’intérêt d’en faire un roman? Le rôle de guide touristique est-il vraiment le meilleur moyen pour faire découvrir des œuvres artistiques si profondes? Des questions superficielles, j’en conviens, mais ma propre fibre d’auteure en herbe est choquée par ce manque de réalisme dans un livre qui semble s’apparenter à l’autofiction avec cette «voix de l’auteur» dont parle Brigitte, si forte et si personnelle. Les réponses à ces questions sont-elles si importantes ou bien ces interrogations ne sont-elles que la cristallisation de mon propre désir d’abandonner devant un livre qui m’apparait au premier abord si aride?</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>PLL: </strong>Je suis content que Désirée soulève de telles réticences parce que, comme mes collègues, je me suis heurté moi aussi à des envies d’abandonner, parfois, alors que le propos devenait trop «obscur», trop personnel. Je ne connais pas Rossignol, je ne suis pas familier avec son travail et je sais peu de chose de lui sinon qu’il est éditeur chez Payot &amp; Rivages. Circule sur le Web une photo le représentant cigarette à la bouche, chemise blanche et cravate noire, barbe de trois jours, les yeux posés sur la clope qu’il tient entre ses doigts; un petit quelque chose à la Bret Easton Ellis, une gueule paillarde, un brin baveuse. Voilà tout ce que je connais de l’auteur, qui nous invite dans son livre à assister à un monologue mis en scène expressément pour nos yeux de lecteurs; exercice de voyeurisme s’il en est un, mais dont l’étrangeté séduit. Ce sont des notes de lectures et un carnet d’errance ainsi qu’un journal personnel et tout cela invite à l’écoute, au voyage. Les textes qui sont lus et commentés par Rossignol —et j’entends textes au sens sémiotique d’<em>œuvres</em>, peu importe leur support—, paraissent essentiels; que peut-on comprendre de cette «vie électrique» si l’on n’a pas lu les livres dont il est question, si l’on n’a pas fréquenté les musiciens dont Rossignol discute, etc.? Il y a toutefois dans ce bouquin un beau paradoxe: malgré le caractère essentiel de ces textes premiers, le lecteur peut s’en passer. Si certains titres font partie d’un «savoir encyclopédique commun», d’autres sont des hapax, des livres étranges, des objets dont on peut ne jamais, même, avoir entendu parler. Au final, toutefois, ce n’est pas important: celui ou celle qui aime la littérature (et les autres arts) n’en n’a rien à faire.</p> <p>Je voudrais revenir à ma propre obsession de lecteur (bien sûr!), c’est-à-dire au genre annoncé en première de couverture: au romanesque de ce projet éclaté. Dans un entretien accordé à Albert Gauvin de <em>Pileface</em>, site Internet consacré à tout ce qui touche Philippe Sollers, Rossignol explique en quoi son projet est, pour lui, bel et bien un <em>roman</em>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">J’appelle ça roman parce qu’il n’y a pas de distinction entre la bibliothèque et les destinations. Le fil d’un narrateur qui passe de Trieste à New York en lisant B. S. Johnson et Alix Cléo Roubaud, pour moi c’est l’histoire d’un roman. Tous ces écrivains sont des personnages de romans. Cela m’intéresse plus que d’inventer un personnage réaliste dans lequel je ne me reconnaîtrais pas (Rossignol, cité par Gauvin, 2012, <a href="http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=1265">[en ligne]</a>).</p> </blockquote> <p>On lit dans cette déclaration le désir de faire du roman sans s’engager dans l’imaginaire ou, plus précisément, dans <em>l’invention</em>. Il existe bien sûr tout un pan de la littérature qui se réclame d’un tel mouvement et tout un autre pan qui se réclame de son contraire. Je ne souhaite pas ajouter d’eau au moulin de la dualité roman vrai / roman imaginaire. Cela n’est pas important, surtout pas en ce qui concerne le commentaire et la lecture du livre de Rossignol. Néanmoins, je trouve que le choix éditorial est étonnant. Pourquoi s’acharner à nommer ainsi un livre qui, au final, n’a pas grand-chose à voir avec la production romanesque actuelle? Alors que les témoignages et autres documents ont la cote, pourquoi vouloir à tout prix faire du roman plutôt que de, plus simplement, faire <em>un livre</em>? Que les écrivains soient des «personnages de romans»,&nbsp;soit. Reste que <em>Vie électrique</em> a peu d’atomes crochus avec le genre romanesque, d’autant plus que le livre fait une très grande place à tout ce qui ne l’est pas. On devine en effet à la lecture une préférence de Rossignol pour les œuvres hétéroclites, pour les livres protéiformes, étranges, à mi-chemin entre ceci et cela, pas vraiment romans mais pas vraiment essais. Par exemple, il dit de Rolf Dieter Brinkmann qu’il est disparu du paysage littéraire en raison du mélange des genres qui est au cœur de ses œuvres, notamment de <em>Rome, regards</em> et de <em>La lumière assombrit les feuilles</em>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">Brinkmann choisit de briser le roman traditionnel, de ne plus s’en tenir à une représentation réaliste et paisible du monde. Il décide de projeter ses images et une poésie directe dans un ouvrage indéfinissable, un livre-album qui fait appel à tous les motifs, lettres, photos, factures, billets de train, et qui donne lieu à un récit cinglant (p.107).</p> </blockquote> <p>Un ouvrage indéfinissable, donc. Qualificatif qui pourrait très bien être accolé au livre de Rossignol. Je réfléchis à «voix haute» ici, je ne propose pas de commentaire définitif sur <em>Vie électrique</em>. Si je remets en question l’étiquette de «roman», c’est que je me demande en quoi elle peut être efficace, importante, nécessaire. Réinventer le roman, briser les cadres rigides, oui, je veux bien —et j’aime tout particulièrement les auteurs qui ont cette «audace». Mais pourquoi choisir le label contraignant, s’il ne nous convient pas? Peut-être que mes collègues de ce studio de lecture auront quelque chose à dire à ce sujet…</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>DL: </strong>En effet, pourquoi choisir d’indiquer le genre alors que le projet d’écriture ne va pas du tout dans ce sens? À ma première lecture de l’œuvre, je ne me suis pas posée la question; je me suis plutôt demandée où l’auteur voulait en venir. Avec son début déroutant à Berlin qui semble annoncer une espèce d’histoire d’amour étrange, j’ai attendu en vain que l’auteur termine son histoire. Ce n’est qu’en fermant le livre que j’ai réalisé que le début n’avait en fait peut-être rien à voir avec le reste. En relisant maintenant le premier chapitre, je vois que Rossignol nous annonce bel et bien son projet – «Trente jours. Ce qui se passe pendant un mois. Roman continu d’un genre particulier» (p.16) – au moment même où il quitte Petra pour revenir à Paris. Il semblerait que le roman dont il est question sur la page couverture ne dure que 4 pages pour se perdre dans les méandres d’un autre projet d’écriture. Serait-ce un roman de quelques pages accompagné d’un journal de bord, ou plutôt un journal de bord amorcé par un mini-roman?</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>AH:</strong> Je me suis posée la même question: <em>Vie électrique</em> est-il vraiment un roman? Je comprends le point de vue de Rossignol et, en un sens, je suis d’accord. Les auteurs sont aussi des personnages de roman. Ce récit, parce que je lui accorde que c’en est un, enchaîne les observations littéraires et artistiques sans m’emporter dans un autre monde. Personnellement, c’est ce que je recherche dans un roman: m’évader, que ce soit dans un univers imaginaire ou réel. Tandis qu’en lisant Rossignol, j’ai eu l’impression d’assister à une conférence sur la littérature sur fond musical. Intéressant, certes, mais pas ce à quoi je m’attendais. Il ne faut pas sous-estimer l’importance des attentes que peut avoir un lecteur par rapport à un livre. Avec le temps, le roman s’est imposé comme genre hégémonique —une certaine idée du roman, même— et a pris une grande place dans le spectre littéraire; c’est ainsi que l’étiquette de roman commande tout un horizon s’attente qui a été déçu avec <em>Vie électrique</em>. Comme le dit Pierre-Luc, cela ne doit pas empêcher les auteurs d’essayer de nouvelles choses et de briser les conventions. Mais apposer l’étiquette de «roman» sur un livre, c’est le comparer à tous les autres romans qui ont été écrits avant et lui donner une signification qu’il n’a pas lorsqu’on l’ouvre. Le lecteur est déstabilisé, déçu et souvent se décourage au point de poser ledit roman et de ne pas en terminer la lecture. Je crois que les livres sont écrits pour être lus (et je ne parle pas de l’aspect commercial de la chose), mais lorsque les lecteurs abandonnent le livre d’un auteur, ils sont moins enclins à acheter les suivants et à continuer de faire vivre l’œuvre de cet auteur. À leurs proches, ils diront qu’ils ont été déçus ou, pire, n’en parleront pas du tout, au contraire des ces romans qui ont fait vibrer la corde émotive qui nous traverse tous et dont on veut parler autour de nous. La corde cognitive est plus difficile à faire résonner; elle n’est pas toujours bien tendue, selon l’éducation et l’état d’esprit de chacun. Il faut préparer son lecteur à ce genre de récit qui appelle à la raison avec une étiquette appropriée, autre que celle de «roman», qui elle s’adresse à un nombre grandissant de lecteurs de tous les âges. Il existe cependant des gens qui n’auraient pas acheté le livre s’il n’était pas écrit «roman» sur la couverture, mais plus persévérants, ils continuent leur lecture et, intéressés par le propos de Rossignol, ils poursuivent leur découverte des auteurs qu’il cite. Convenons-en, ces gens sont peu nombreux. Je suis de ceux qui ont été déçus. Et sans ce studio de lecture, j’aurais rapporté le livre à la bibliothèque sans le terminer.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>BF:&nbsp;</strong>Je résiste à ce propos orienté vers l’analyse mercantilisante des œuvres littéraires ou qui suggère un lecteur au premier degré qui se laisse influencer par l’étiquette ou qui utilise l’art pour «s’évader». Il n’en demeure pas moins que l’étiquette de cette œuvre semble bien étrange et suscite avec raison nombre de questions. Je pourrais toutefois voir ce «roman» s’inscrire dans un mouvement de contamination romanesque amorcée dans les années 80. Je pense notamment aux romans <em>réflexifs</em> de Milan Kundera, à certains romans de Pascal Quignard, <em>Vie secrète</em> notamment, dont la charge d’érudition en font à la fois des essais, des biographies, des études anthropologiques, des récits mythologiques, des contes, des traités, etc. Sans nécessairement inscrire Rossignol dans cette généalogie d’écrivains confirmés, je peux percevoir dans <em>Vie électrique </em>un écho de cette démarche poétique qui met au défi le récit. Démarche téméraire pour une œuvre dont la forme et le contenu remettent en cause la jouissance esthétique du lecteur. Or, il faut bien en convenir, <em>Vie électrique</em> produit un effet déceptif par rapport à l’&nbsp;«horizon d’attente» du lecteur. Un romancier qui se propose à l’image d’un simple compilateur et se réduit à une instance énonciative qui dit timidement «je» en se diffractant en une narration plurielle et démultipliée de tous les livres lus pose à juste titre un enjeu vital au lecteur déjà mis en abyme dans cet auteur-lecteur. Chaque livre a son lecteur implicite. Et c’est peut-être dans cette avenue qu’il faudrait tenter de porter notre attention afin de cerner les enjeux d’une œuvre qui semble désorienter le lecteur au point qu’il en questionne sa propre existence (un lecteur fictif au lieu d’un personnage romanesque imaginaire?). À moins que Rossignol soit tout simplement passé à côté de son «pacte de lecture»...</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>DL:</strong> Je ne crois pas que Rossignol soit passé à côté de son «pacte de lecture», comme le propose Brigitte. Il me semble plutôt que son «pacte» participe d’un désir de perdre le lecteur, de l’ennuyer à un tel point qu’il vienne à apprécier ce qu’il lit. L’importance de la patience face à l’ennui, suggérée dès la page 15 dans une citation de John Cage, joue-t-elle un rôle moralisateur? Rossignol nous dit-il que nous sommes trop pressés à comprendre, à être divertis en tout temps? Qu’il faut nous arrêter, prendre le temps d’apprécier les belles choses de la vie, malgré l’ennui qu’elles peuvent parfois susciter? Je vois maintenant en ce roman une critique de notre société actuelle: société qui mise sur un divertissement si envoûtant qu’il nous fait oublier notre existence superflue. Au contraire, le roman de Rossignol, dans ses longueurs et ses langueurs, ne cherche pas à nous procurer une évasion, mais plutôt à nous obliger à nous plonger dans un art trop longtemps mis de côté. &nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>PLL: </strong>Il est évident que <em>Vie électrique</em> n’est pas un roman d’évasion. Le lecteur averti le saura déjà par sa publication dans la collection «L’infini», dirigée par Philippe Sollers. Ici, pas d’illusion romanesque ou de suspension de l’incrédulité; pas de catharsis programmée et, n’en déplaise à Odette qui répond à la question «Le Roman permet -il de s’évader ou lui attribuez vous d’autres fonctions?» [<em>sic</em>] sur <em>Yahoo! Questions/Réponses</em> [<a href="http://qc.answers.yahoo.com/question/index?qid=20080512024141AAnVceH">en ligne</a>], pas de résonnance de l’hridayagranthi ou de quelque «nœud du cœur» que ce soit. <em>Vie électrique</em>, ce n’est pas cela. Ce n’est pas non plus ce best-seller qui nous emmène, justement, sur d’autres rives, dans des aventures rocambolesques et sentimentales. J’ai peut-être l’air méprisant, mais je ne le suis pas. Il n’y a pas de fiction à grand déploiement dans <em>Vie électrique</em> et cela ne lui fait pas défaut. Ce que je tente de dire, c’est que le plaisir de lire ce livre, il est ailleurs; il se trouve dans les nombreuses références à la littérature et à la musique, dans le parcours intellectuel de l’auteur, dans la forme, dans l’espace étrange que Rossignol a aménagé pour lui et son lecteur et où la rencontre opère quand même. On a beaucoup glosé avec Umberto Eco sur la coopération interprétative et le rôle du lecteur dans le roman; dans cette même veine, j’apprécie tout particulièrement ce commentaire d’Alain Robbe-Grillet que je me permets de reproduire ici (et qu’on me pardonne la longueur de la citation):</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">Cette idée que le monde est toujours à faire est au fondement de l’esprit moderne. C’est, en somme, ce que Sartre a appelé la liberté. Si le monde est fait, nous ne sommes pas libres, nous ne pouvons que reproduire les formes du monde telles qu’elles sont. Mais si le monde est à faire, notre liberté est sans cesse en jeu. Car dans notre existence, en dehors même de la littérature, nous sommes sans cesse les bâtisseurs d’un monde. Cette situation va aussi se refléter dans celle du lecteur. Celui-ci est appelé à refaire le livre qu’il lit, comme si ce livre était déjà tombé en ruine et que lui-même allait y introduire de nouvelles possibilités de signification. Il ne s’agit pas de construire des cathédrales, mais l’idée est la même: ce sont des cathédrales de pensée. Cette situation est souvent mal comprise par les lecteurs, car ils considèrent que la lecture est une sorte de repos. On a affronté les bizarreries du monde et l’incompréhensibilité de plus en plus flagrante de certains éléments du monde, et quand on rentre chez soi le soir, on lit pour se reposer. Dans ce cas, mieux vaut prendre un Balzac qu’un Kafka ou un Joyce. La lecture de la littérature vivante n’est pas reposante, puisqu’il faut sans cesse s’impliquer soi-même comme créateur du livre, comme si on réécrivait ce livre qu’on est seulement en train de lire. Je le lis, il est tout fait, mais il n’est pas fini. Il continue à vivre (2005, p.41-42).</p> </blockquote> <p>Une chose est sûre: on ne se repose pas dans le livre de Rossignol. Au fil de ce studio de lecture, j’apprends à l’apprécier davantage. C’est une sorte de <em>Dernier inventaire avant liquidation</em> ou de <em>Premier bilan après l’Apocalypse </em>(Beigbeder, 2001 et 2011) en plus intello, un <em>projet</em> au sens fort du terme, une aventure d’écriture <em>et</em> de lecture.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>BF: </strong>Malgré tout, malgré quelques déroutes, je demeure ambiguë face à ce livre. Il a pourtant des traces à même de susciter une curiosité, un intérêt qui vient l’inscrire dans une certaine lignée du roman contemporain. J’entends par là la double posture artistique que présente ce livre intriguant. Pertinemment présenté sous une épigraphe de Céline, le roman de Rossignol dévoile clairement son penchant pour la musique et continue de fonder des liens entre la littérature et la musique. C’est à un roman-voyage à la forme «d’un temps mobile et dansé» (p.169) que je me sens conviée, un voyage binaire comme la danse qu’il annonce: sarabande spatiale et temporelle. Si une suite de grands auteurs vient y faire quelques pas, c’est toutefois la dimension sonore de ce roman qui m’intrigue le plus. D’emblée est annoncé l’objectif du voyage entrepris: «C’est un contact avec les sonorités dont j’ai besoin. En France, j’entends toujours les mêmes sons, c’est éreintant» (p.11). Il m’est difficile de ne pas y entendre Marcel Proust qui s’était mis au pastiche à ses débuts littéraires pour se «purger du vice si naturel d’idolâtrie et d’imitation» (Proust, 1919, p.380). Pour l’instant, l’écho des «grands auteurs» agit en basse continue tout au long de ce premier roman de l’auteur, mais je me demande si ce ne serait pas aussi une démarche initiatique afin de trouver sa propre voix, sa voix auctoriale. Cette voix qu’il traque bien patiemment: «J’attends une voix, une seule voix. Je ne crois pas que ce soit demander l’impossible» (p.32). C’est sans surprise Ulysse qui est présenté comme premier guide à Berlin pour amorcer le premier jour de cette grande traversée de «l’exploration du détachement» (p.16).</p> <p><em>L’oreille des yeux</em> du lecteur est grandement sollicitée tout au long du roman pour y entendre, à chacun des trente courts chapitres, un nouveau son, un nouvel écho d’un auteur, une nouvelle «ritournelle» (p.11). Outre une écriture qui tire par l’oreille vers le monde sonore de la «percussion d’un mot» (p.94), d’une «voix basse» (p.117) ou d’un texte lu à «voix haute» (p.46), une terminologie musicale file un réseau de métaphores qui poursuit la séduction de l’oreille du lecteur, mélomane ou pas. C’est ainsi que le narrateur parle du «second mouvement» d’<em>Underwood Memories </em>de Kerouac, d’«improvisation» ou du «souffle du trompettiste» (p. 93) pour qualifier de mouvement d’écriture de Fitzgerald, de «polyphonique» (p.84), «modulation» (p.117 et 154), «danse», «cadence» (p.145), «phrase musicale» (p.154), «partition» (p.37, 98, 154 et157), «gamme» (p.165) ou encore «[l]eitmotiv» (p.165).</p> <p>Un arrière-fond sonore accompagne subtilement le lecteur de ce court roman: un morceau de Thelonious Monk joue pendant qu’il écrit l’épisode du voyage en Espagne de la première journée pour se terminer au bruit d’un match de foot, des élans d’espagnol viennent sonner lors de la lecture silencieuse d’un poème baroque de Luis de Gongora, jusqu’au son du «saxophone merveilleux d’un type qui s’appelait Allen» (p.98) à New York, pour clore avec la célèbre violoniste Julia Fisher qui interprète du Bach. À cette suite, doit s’ajouter, pour le lecteur mélomane les musiques de Chostakovithc, de Buxtehude, la <em>Sarabande</em>, la <em>Chaconne</em> et le deuxième <em>Concerto&nbsp;</em>de Bach. Le lecteur dilettante est même convié à aller écouter l’interprétation de Fisher sur <em>Youtube</em>. Ce sont aussi des écrivains influencés par la musique dans leur écriture qui s’ajoutent à cette basse continue qui constituent l’écho littéraire bien sonore de ce roman: Céline, Joyce, la graphie musicale&nbsp;de Kerouac, Fitzgerald, Wittgenstein, Italo Svevo.</p> <p>Il ne sera donc pas anodin que le vingt-neuvième jour soit celui des musiciennes. Ce parcours musical aux allures de littérature est conduit comme le «toc-toc [d’un] un hoquet qui guiderait les aveugles à la lettre» (p.11). Du «chœur» (p.42) issu des partitions musicales des grands auteurs ayant résonné en Jean-Philippe Rossignol, à cette danse de la séparation, à la voix solitaire de l’auteur Rossignol qui s’accompagne à la harpe, au trentième jour, «[l]e morceau s’arrête» (p.169). Ce roman prend la forme de véritables «suites électriques» (p.169) sur lesquelles l’auteur, le temps d’une danse aux musiques des écrivains qu’il admire, remettra le morceau mais peut-être seul cette fois-ci, «suivant en cela la règle nette qu’un écrivain sans oreille est comme un boxer sans main gauche» (p.37-38).</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>PLL:</strong> Je me permets un aparté métaréflexif, une digression peu pertinente mais quand même essentielle. Je découvre, à travers ce studio, toute la pertinence de mener une lecture à plusieurs têtes d’un même roman. Brigitte, informée par ses propres intérêts, met au jour toute une dimension qui m’avait échappée à la première lecture du roman de Rossignol. Maintenant, cette omniprésence de la musique m’apparaît évidente, voire fondamentale, alors que je m’étais concentré sur tout autre chose lors de mon premier parcours du roman.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>BF:</strong> Il semble toutefois, au consensus, que ce roman ne nous aura été qu’une pause, suivie d’un long soupir avant de s’éteindre dans un profond silence.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>AH: </strong>Aller lire ailleurs si on y est, suggère Pierre-Luc à la suite de Rossignol. Je ne sais pas pourquoi, mais je suis rarement tentée de le faire. Je suis pourtant curieuse de nature, mais voilà que j’ai peine à sortir de ma zone de confort; lire et relire les livres que j’ai tant aimé, encore et toujours au point d’en perdre le compte au fil des ans. L’an dernier, mon grand-oncle m’a légué quelques-uns (trois cents) des livres de sa riche bibliothèque (dix mille). Des bouquins assez vieux, qui sentent la poussière et le temps qui passe. Parmi eux, une collection rassemblant une œuvre de chaque auteur ayant été récompensé d’un prix Nobel entre 1901 et 1970. Hemingway, Mistral, Pirandello, Hesse, Gide, Sartre, Kipling… Je sais qu’ils méritent d’être lus. Eux comme bien d’autres. Pourtant, je n’en ai pas ouvert un seul. J’ai l’impression d’avoir besoin que quelqu’un m’insuffle l’envie de les ouvrir, m’en parle avec toute la passion ressentie à sa lecture… comme si les livres n’étaient pas capables de parler pour eux-mêmes, eux qui contiennent tant de mots. Aujourd’hui, ouvrons-en quelques-uns pour voir ce qu’ils ont à dire:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">À temps le vieillard aux brins d’osier – acheva sa chanson marine, – car sa voix dans les pleurs allait se noyer; –mais trop tôt, certes, pour les garçons de labours,– car, sans mot dire, la tête éveillée –et les lèvres entrouvertes,– longtemps après le chant ils écoutaient encore (Mistral, 1960, p.56).</p> </blockquote> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">–Votre peinture sent le tabac et le sang, lui avait-elle dit un jour? Ne savez-vous donc faire que des soldats?</p> <p style="margin-left:70.8pt;">– Hélas!... répondit-il doucement.</p> <p style="margin-left:70.8pt;">Et tout bas, il se disait: «Je pourrais faire d’elle, si elle voulait, un portrait qui serait un chef-d’œuvre» (Kipling, 1960, p.129).</p> </blockquote> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">Tous les matins, à la même heure, ni une minute avant, ni une minute après, je le voyais déboucher sur quatre pieds (y compris les deux cannes, une à chaque main, qui lui servaient plus que ses pieds). À peine arrivé, […] il s’asseyait, ses deux bâtons entre les jambes, tirant de sa poche sa calotte, sa tabatière et un grand mouchoir à carreaux rouges et noirs; il reniflait une grosse prise de tabac, s’essuyait, puis ouvrait le tiroir de la table et en extrayait un bouquin qui appartenait à la bibliothèque: <em>Dictionnaire historique des musiciens, artistes et amateurs morts et vivants</em>, imprimé à Venise en 1758 (Pirandello, 1963, p.90).</p> </blockquote> <p>Ce n’était pourtant pas si difficile… Et alors que j’écris ces lignes et que je me questionne sur mes habitudes littéraires, mon copain écoute de la musique classique. Schubert, Beethoven, Mendelssohn. Et, comme chaque fois, je dois lui demander le nom du compositeur, même si je reconnais l’air. À bien y penser, je n’ai pas besoin de connaître leur nom, aussi illustre soit l’homme, pour apprécier la puissance de l’œuvre qui fait vibrer quelque chose en moi, tout comme les mots de ces grands auteurs qui peuplent ma bibliothèque. Rossignol parle d’auteurs que je ne connais pas, que je n’ai pas lus ou, si je les ai lus, dont je ne me souviens pas des propos exacts, si ce n’est cette puissance qui se dégage de leur œuvre. Comme pour la musique, je me souviens d’avoir vibré avec les mots, mais à moins de les entendre à nouveau, ils se perdront dans l’immensité de la mer de la littérature.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>PLL: </strong>En guise de conclusion, je ne peux m’empêcher de penser à Richard Millet, malgré les horreurs qu’il a récemment professées, en refermant le livre de Rossignol. Pas que j’établisse quelque parallèle que ce soit entre l’œuvre des deux écrivains, mais bien parce que Rossignol fait une très grande place dans son musée aux inclassables, classiques comme oubliés de l’histoire littéraire. Et j’en viens à me demander ceci: est-ce que Millet n’aurait pas raison, après tout, et que la littérature ne se déploierait vraiment que dans ce qui n’est pas roman? Puis ma question perd tout son sens, dès lors que j’accepte enfin que <em>Vie électrique</em> soit un roman. Au final, on se balance pas mal de savoir, dans l’immédiat, ce que cela veut dire. On dirait qu’avec les inclassables comme <em>Vie électrique</em>, j’en arrive toujours à la conclusion qu’ils affirment, par leur impudence, la toute-puissance de la littérature. Et j’entends littérature comme le voudrait Luc Lang, c’est-à-dire comme quelque chose de dangereux, comme désordre, chaos, comme «une force imprévisible d’inattendues propositions quant à la question du <em>sujet</em>, et [qu’]il est toujours plus urgent de […] cerner dans cet espace livresque de la “fiction”, que l’on parcourt en ses <em>heures perdues</em> de loisir et de distraction, où l’on s’accorde précisément à perdre son temps avec ce qui n’est que… littérature» (2011, p.26).</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>Frédéric BEIGBEDER (2001), <em>Dernier inventaire avant liquidation</em>, Paris, Grasset.</p> <p>Frédéric BEIGBEDER (2011), <em>Premier bilan après l’Apocalypse</em>, Paris, Grasset.</p> <p>COLLECTIF (2008), «Le Roman permet -il&nbsp; de s’évader ou lui attribuez vous d’autres fonctions?», dans <em>Yahoo! Questions/Réponses</em>, [en ligne]. <a href="http://qc.answers.yahoo.com/question/index?qid=20080512024141AAnVceH">http://qc.answers.yahoo.com/question/index?qid=20080512024141AAnVceH</a> (Page consultée le 9 octobre 2012).</p> <p>Albert GAUVIN (2012), «La <em>vie électrique</em> de Jean-Philippe Rossignol», <em>Pileface</em>, [en ligne]. <a href="http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=1265">http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=1265</a> (Texte en ligne depuis le 8 mars 2012).</p> <p>Rudyard KIPLING (1960), <em>La lumière qui s’éteint</em>, chapitre VII, s.l., Éditions Rombaldi (Collection des Prix Nobel de littérature, lauréat 1907).</p> <p>Luc LANG (2011), <em>Délit de fiction. La littérature, pourquoi?</em>, Paris, Gallimard (Folio essais / Inédit).</p> <p>Richard MILLET (2010), <em>L’enfer du roman. Réflexions sur la postlittérature</em>, Paris, Gallimard.</p> <p>Frédéric MISTRAL (1960), <em>Mireille</em>, Chant premier, «Le Mas des Micocoules», verset XIII, s.l., Éditions Rombaldi (Collection des Prix Nobel de littérature, lauréat 1904).</p> <p>Luigi PIRANDELLO (1963), <em>Feu Mathias Pascal</em>, chapitre V, Maturation, s.l., Éditions Rombaldi (Collection des Prix Nobel de littérature, lauréat 1934).</p> <p>Marcel PROUST, «Lettre de 1919 à Ramon Fernandez», <em>Correspondances</em>, t. XVIII, Paris, Plon.</p> <p>Alain ROBBE-GRILLET (2005), <em>Préface à une vie d’écrivain</em>, Paris, France Culture / Seuil (Fiction &amp; Cie).</p> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/studio-de-lecture-1#comments Autoréférentialité BEIGBEDER, Frédéric Critique littéraire Déplacements Dialogue médiatique Dialogues culturels Éclatement textuel Écriture Fiction Fonctions du récit France Genre Indétermination Journaux et carnets KIPLING, Rudyard LANG, Luc Littérature «monde» Mélange des genres MILLET, Richard MISTRAL, Frédéric Nomadisme Obsession Obsessions d'écrivains PIRANDELLO, Luigi Poétique du recueil Portrait de l'artiste PROUST, Marcel Récit de voyage ROSSIGNOL, Jean-Philippe Savoir encyclopédique SOLLERS, Philippe SOLLERS, Philippe Théories des genres Voyage Essai(s) Roman Tue, 16 Oct 2012 18:28:19 +0000 Pierre-Luc Landry 601 at http://salondouble.contemporain.info Should I Stay or Should I Go? Être indécis en compagnie de Mister Wonderful http://salondouble.contemporain.info/article/should-i-stay-or-should-i-go-tre-ind-cis-en-compagnie-de-mister-wonderful <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/berthiaume-jean-michel">Berthiaume, Jean-Michel </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/mister-wonderful">Mister Wonderful</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/daniel-clowes">Daniel Clowes</a> </div> </div> </div> <p>En toute franchise, je dois confesser éprouver beaucoup de sympathie envers Marshall, le protagoniste principal de <em>Mister Wonderful</em>. Non pas pour des raisons d’identification ni de catharsis mais plutôt car je crois ressentir, comme Marshall, d’énormes problèmes face aux gens qui arrivent en retard aux rendez-vous.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful001.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, non paginé"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful001.jpg" alt="44" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, non paginé" width="580" height="429" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Mister Wonderful, non paginé</span></span></span></p> <p>Même si j’ai peine à imaginer être le seul dans cette situation, permettez-moi de préciser mon affirmation. Je ressens cette filiation avec Marshall non pas parce que les retardataires me causent des préjudices mais plutôt parce qu’un retardataire possède un pouvoir effrayant sur ma personne&nbsp;: le pouvoir du doute, c’est-à-dire que chaque retardataire a le potentiel de me faire douter de tout avec chaque minute qui passe.</p> <p>Autrement dit, lorsque j’attends à un rendez-vous et que l’autre personne n’apparaît pas Je deviens une sorte de chat de Schrödinger&nbsp;: <em>Est-ce que j’ai mal compris l’heure? Le lieu? Peut-être qu’il est arrivé et après avoir attendu trop longtemps, il est parti à ma recherche? Suis-je assez visible? Peut-être que j’ai changé depuis? Mes cheveux? Mon rasage? Devrais-je partir à la recherche et risquer de manquer d’être absent lorsque l’autre arrivera? Ou devrais-je rester ici et attendre, tout en risquant de poiroter ici longtemps?</em></p> <p>Le retard me confronte toujours à moi-même et à, la manière de Dewey Cox, je dois revoir mon existence entière à chaque fois que quelqu’un tarde. Je pense aux minutes qui précèdent mon arrivée, puis à la journée qui vient de se dérouler et comment j’aurais pu arriver plus tôt, ensuite lorsque j’atteins la fin de ma réflexion précédente, je me tourne vers le futur en élaborant de longs récits potentiels de ce qui pourra découler de cette situation. Cette excursion forcée vers le monde des possibles s’alourdit et se précise au fil du temps. Les histoires se dédoublent, je crée des personnages et des situations que je dois douloureusement éliminer lorsque la personne désirée arrive. Je vois cette terreur dans <em>Mister Wonderful</em>&nbsp;: celle de l’inévitable réalisation d’être pris dans un Catch 22 qui se serre.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful002.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 8"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful002.jpg" alt="45" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 8" width="580" height="144" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 8</span></span></span></p> <p>Le récit de <em>Mister Wonderful</em> de Daniel Clowes se résume facilement; Marshall se fait emballer dans une histoire de rendez-vous galant par son ami Tim mais, une fois arrivé au rendez-vous, Nathalie (la dame en question) n’y est pas. Forcé de se garder actif devant la longue attente qui s’amorce&nbsp; Marshall se perd dans un monologue intérieur. Il regarde son environnement et réfléchit&nbsp; Natalie arrive, mais contrairement à l’étiquette prescrite, Marshall n’arrête pas sa dérive mentale. S’en suit alors une histoire d’amour potentielle qui existe à mi-chemin entre ce rendez-vous merveilleux et le monde de réflexions personnelles qui habitent l’univers mental de Mister Wonderful.</p> <p>MAIS</p> <p>Une doute plane tout au long du récit&nbsp;: tout ceci arrive-t-il véritablement ou sommes-nous toujours dans le café, voguant au gré de l’imagination de Marshall? Ces chemins possibles façonnent l’œuvre de manière unique car ce qui existe indubitablement entre ces deux récits est le doute. Donc, afin de ne pas louper mon rendez-vous avec le texte, ce qui suivra forment deux analyses complémentaires de <em>Mister Wonderful</em>. En premier lieu, opérant avec la certitude que ce que nous lisons arrive véritablement, nous traiterons de l’imagerie utilisée pour aborder le sujet des pensées encombrantes durant le rendez-vous. De l’autre côté, nous observerons comment Clowes suggère discrètement la fabulation entière d’une histoire d’amour qui vient à remplir l’ennui de Marshall durant l’absence de Natalie.</p> <p><strong>Première analyse&nbsp;: tout ce que vous voyez est VRAI</strong></p> <p>Il m’apparait opportun de commencer avec cette perspective car elle nous permet de souligner les magnifiques accomplissements formels de la part de Daniel Clowes. L’usage de la case, la suggestion des échanges verbaux en plus des ruptures fréquentes des fils de pensée et de conversation offrent une place magistrale à une lecture interprétative de l’œuvre. Premièrement, l’usage de la case coupée et le flux de paroles interrompues nous offre une façon de lire la conversation de manière beaucoup plus active, non pas à la manière d’un spectateur mais plutôt comme si l’usage du dialogue de Clowes était si bien engonsé dans les habitudes sociales que nous nous y identifions immédiatement. On navigue entre des bribes de conversations, des échantillons de pollution sonore et des pistes de réflexion non abouties. Là où l’innovation de la case personnalisée est poussée à son paroxysme, Clowes nous présente des phylactères qui reflètent l’attention de Marshall envers son environnement. Car si ce que vous lisez est vrai, l’usage que Clowes fait des bulles est une amplification, voire une caricature, du vrai, car il imite parfaitement le mouvement d’attention d’une personne moyenne dans une société polluée par les stimuli et le bruit. À sa manière, Clowes nous présente le portrait d’un homme qui doit bloquer une partie de sa vie en société afin d’offrir un répit à son monologue intérieur.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful004.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 19"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful004.jpg" alt="46" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 19" width="580" height="222" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 19</span></span></span></p> <p>Malheureusement pour le personnage, cette technique sert à renforcer le constat pessimiste que Marshall, malgré le fait qu’il se retrouve au centre d’une soirée pleine de péripéties, ne réussit jamais à suffisamment assourdir on monologue intérieur afin de pouvoir apprécier cette soirée. Il nous apparaît évident qu’à tout moment, Marshall fuit vers une perspective intime de ce qui se passe devant lui à la manière d’un homme qui regarderait le film de sa soirée. Clowes ne permet jamais à son personnage de vivre, il ne fait que commenter les évènements qui se déroulent devant ses yeux tout en gardant une distance objective, un froid interprétatif. Cette distance qui se forme entre Marshall et les évènements qui se déroulent devant lui se manifestent de manière à créer une distance identique entre le lecteur et le récit. Nous sommes continuellement renvoyés au rang de spectateur&nbsp; au lieu de véritablement sentir une filiation avec Marshall. Nous sommes pris dans la peau du personnage, regardant l’histoire se dérouler de derrière sa toile de subjectivité. De manière bien efficace, Clowes ajoute un niveau de lecture, quasi-métaréflective au récit. Tout au long de <em>Mister Wonderful</em> nous sommes sans contredit en processus de lecture du récit d’un homme qui lit sa propre existence. La force du commentaire dialogué réside dans cette distance crée entre nous et lui et lui et sa soirée. &nbsp;</p> <p>Nous ressentons le même type de rupture avec la superposition des cases de «&nbsp;souvenir&nbsp;» au-dessus des cases de «&nbsp; récit&nbsp;». Clowes, usant une technique qui vise à souligner les méthodes de construction d’une bande dessinée, effectue une autre distanciation forcée chez le lecteur. Il nous arrive à maintes reprises de bouger notre regard afin de pouvoir déceler ce qui se passe derrière la case supérieure mais en vain, car Clowes fait de la case souvenir un obstacle encombrant devant les yeux. La disposition des cases vient appuyer le point de l’histoire, nous calquons notre existence sur des expériences passées qui viennent toujours teinter nos comportements et notre interprétation des choses. Le souvenir rappelle souvent une leçon valable mais il vient aussi régir notre comportement. Le tout ne fait qu’amplifier la frustration du lecteur pris de manière métaphorique derrière un homme de sept pieds durant un concert de musique, si seulement Marshall pouvait cesser les distraction et enfin se dévouer à sa soirée, non seulement aboutirait-il avec une expérience de vie concluante, mais le lecteur&nbsp; aurait droit à une histoire non-tronquée qui accomplirait le contrat de lecture initial&nbsp;:&nbsp; «&nbsp;<em>A Love Story</em>&nbsp;».</p> <p>Mais en plus d’illustrer les divagations de l’esprit de Marshall, le travail graphique de Clowes nous offre aussi l’opportunité d’être témoin des rares moments d’attention soutenue de la part du personnage principal. Avec l’usage de la case géante (qui couvre une ou deux pages entières) nous sommes véritablement mis face-à-face avec les uniques éléments qui ont marqué Marshall au long de la soirée. Avec l’usage des cases géantes nous pouvons retracer de façon mnésique la soirée de Mister Wonderful.</p> <p>Tom&nbsp;: <em>Dis, Marshall, t’as passé une belle soirée hier?</em></p> <p>Marshall&nbsp;: <em>Oui, malgré le fait qu’elle soit arrivée en retard, quand je l’ai vu elle était parfaite. Après avoir parlé un peu d’elle, elle m’a dit qu’il fallait qu’elle parte tôt, c’est dommage mais elle voulait quand même en apprendre sur moi (ce qui prouve qu’elle ne m’a pas pris pour un «&nbsp;loser&nbsp;» complet). C’est drôle mais j’ai eu beaucoup de misère à parler de moi, c’est pas grave parce qu’elle est partie tout de suite après. Je suis allé prendre un marche tout seul et je l’ai recroisé. Je lui ai offert de la déposer en voiture à son événement mondain, ou j’ai rencontré quelques gens, on s’est parlé un peu et j’ai surpris son ex dans une chambre à coucher en train de chicaner sa blonde. J’imagine que ça s’est bien passé parce qu’elle m’a réécrit le lendemain. Je pense qu’on pourrait être heureux ensemble.</em></p> <p>À la manière de Simonide de Céos, les cases géantes de <em>Mister Wonderful</em> semblent devenir les piliers de l’histoire, les moments d’importance qui semblent arracher Marshall des distractions environnantes. Ils servent à démontrer ses véritables instants de présence d’esprit. Le gros plan devient un indice de focus, comme si tout ce qui est d’importance s’approchait violemment l’instant d’un moment précis, pour ensuite retourner au brouhaha environnant. Daniels Clowes présente donc, avec <em>Mister Wonderful</em> le portrait d’un rendez-vous galant, du point de vue d’un déficitaire d’attention. Ce qui est toujours mieux que du point de vue d’un mythomane.</p> <p><strong>Deuxième analyse&nbsp;: tout ce que vous voyez est FAUX.</strong></p> <p>Malgré le fait que cette interprétation positionne Marshall comme un fabulateur fini, il nous semble ironique que cette lecture nous offre le récit le plus optimiste des deux. Clowes semble prendre position pour l’idée que n’importe quelle aventure, fictive ou non, est meilleure que la léthargie de notre vie quotidienne et que, malgré le fait que l’histoire déroulée ne soit qu’une fabrication de l’espace mental de notre protagoniste, au moins il vit quelque chose. Cette interprétation vient contrebalancer le pessimisme évident de la première analyse. Car malgré le fait que les péripéties sont imaginées au moins dans celle-ci, Marshall est mentalement disponible pour vivre une expérience véritable, à l’inverse de son acte manqué dans le cas d’une analyse comme nous l’avons fait plus haut. &nbsp;</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful003.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 9"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/mister%20wonderful003.jpg" alt="47" title="Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 9" width="580" height="359" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Mister Wonderful, p. 9</span></span></span></p> <p>En dépit de cette interprétation du texte, il est important de souligner que nous ne possédons aucune indication appuyée par un changement au niveau graphique malgré que ce soit une technique souvent utilisée par Clowes que ce soit dans <em>David Boring (2000)</em>, <em>Ice Haven (2005)</em> ou même <em>Wilson</em> (2010). Très tôt dans l’histoire, Clowes nous démontre qu’il y a apparition d’un segment «&nbsp; souvenir&nbsp;» à la page 13 en effectuant une transition de couleur (la même technique sera utilisée pour illustrer les souvenirs de Nathalie concernant les problématiques liés à sa relation d’antan). Mais en aucun cas y-a-t-il un indice visuel quand nous somme propulsé dans les pensées du protagoniste. Toutefois rien n’empêche Clowes de venir saupoudrer des indices narratifs qui viendraient soutenir la théorie de la fabulation. La présence d’un mini-<em>Great Gazoo</em> <a name="renvoi1"></a><a href="#note1">[1]</a> en plus de l’illustration de l’esprit d’escalier vu en page 36-37 supporte l’idée que <em>Mister Wonderful</em> serait une hallucination de mondes possibles. Le récit met en scène plusieurs moments de rupture dans l’histoire, ruptures qui suggèrent la prise d’une voie particulière et le délaissement d’une autre voix possible à la manière de scénarios possibles. Vu de cette manière, <em>Mister Wonderful</em> nous rappelle la thèse de Kierkegaard&nbsp;concernant la reprise: «la vie ne peut-être comprise qu'en revenant en arrière mais doit être vécue en allant de l'avant» <a name="renvoi2"></a><a href="#note2">[2]</a>. N’est-ce pas le projet qu’annonce <em>Mister Wonderful</em> dans son titre&nbsp;: La possibilité de rencontrer un homme merveilleux qui possède le pouvoir de revoir chacun des évènements et des phrases du rendez-vous afin d’offrir le meilleur scénario possible?</p> <p>Pour continuer dans l’analyse existentialiste Kierkegaardienne, il est important de ne pas négliger le fait que Marshall nous fait aussi part des erreurs qu’il garde en souvenir, ces erreurs ne sont pas regrettées car elles alimentent le vécu du personnage, Marshall est absolument conscient du fait que les défaites autant que les réussites forgent le caractère. C’est pour cette raison que plusieurs des pistes erronées de la soirée semblent conservées dans le fantasme. Cette manière de voir les occurrences les plus négatives comme incitantes à d’expériences nouvelles nous révèle beaucoup concernant la nature aventureuse de notre «&nbsp;Mister Wonderful&nbsp;».</p> <p>Un autre indice de cette fabulation apparait dans la cyclicité des thématiques de conversation entre Marshall et Nathalie. Très tôt dans l’histoire, Marshall admet lire la rubrique <em>Sex Advice</em>&nbsp; du journal en premier, réfléchit au mariage comme une institution et est horripilé par les gens qui bavardent sur leur téléphone cellulaire. Ces détails sont insérés dans les vignettes durant l’attente de Nathalie, il est donc convenu que Clowes illustre ici un monologue intérieur. Néanmoins il semble donc particulièrement suspect comme coïncidence que Nathalie aborde, de la même manière, les trois sujets. En plus, Nathalie partage les mêmes opinions que Marshall sur ces sujets. En quelque sorte, la reprise de ces thématiques vient confirmer le fait que Marshall construit le dialogue entre lui et Nathalie, vérifiant les opinions et réponses de sa conjointe modèle. Rien n’est innocent dans la soirée qui se déroule entre les deux célibataires, chaque moment et chaque renversement est une pièce dans la construction du rendez-vous doux idéal de Marshall. Chaque réplique est la réplique désirée; chaque péripétie correspond à la soirée idéale.&nbsp; Sachant cela il est difficile d’argumenter que le titre de l’œuvre réfère à Marshall, car seul lui possède un pouvoir despotique sur son imagination nécessaire à la création d’un conjointe idéale pour lui, le rendant le seul et véritable <em>Mister Wonderful</em>. Il nous semble que Clowes explore ici les libertés liées à l’omnipotence, comme si son personnage était non pas accablé de la force de voir le monde dans son entièreté mais plutôt amusé par le fait qu’il peut vivre dans une fiction à la fois le séducteur et le séduit, le marionnettiste et la marionnette, dans un monde qu’il crée au fur et à mesure, libre de corriger et d’altérer les évènements qui lui déplaise. <em>Mister Wonderful</em> devient donc la chronique d’un rendez-vous galant d’un démiurge qui décide de s’inventer une soirée en ville à fins de divertissement. Que feriez-vous avec le don d’ubiquité, vous? &nbsp;</p> <p>Nous ne serons jamais absolument certains de quelle perspective Clowes tentait d’illustrer dans Mister Wonderful. Il me semble évident que même avec un billet de confirmation signé de l’auteur lui-même nous serions toujours dans le doute d’un leurre probable venant de la part d’un fripon qui joue à beaucoup trop de jeux avec le lecteur pour être pris au pied de la lettre. Il m’apparaît difficile à argumenter que la valeur énigmatique de l’œuvre prendra toujours le dessus sur nos convictions. D’autant plus, chaque lecture du livre ne fera qu’engendrer d’autres lectures potentielles similaires aux soirées potentielles crées dans l’œuvre. Un nouveau lecteur peut donc se réjouir de faire la connaissance d’une œuvre qui comporte un vaste potentiel interprétatif. Nous devons donc nous contenter de lire <em>Mister Wonderful</em> qui restera toujours un mystère insoluble&nbsp;à la manière de la soirée décrite.&nbsp; Le livre, réfléchissant sur soi-même, devient son propre rendez-vous manqué qui se déplie dans notre imaginaire comme un arbre des possibles.</p> <p><em>Les </em><em>directeurs du dossier</em><em> tiennent à remercier chaleureusement Alvin Buenaventura, agent de Daniel Clowes, qui leur a accordé une autorisation de reproduction d'extraits des oeuvres de ce dernier.</em></p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>&nbsp;</p> <p>CLOWES, Daniel, <em>David Boring</em>, New York, Pantheon, 2000.</p> <p>____,<em> Ice Haven</em>, New York, Pantheon, 2005.</p> <p>____, <em>Mister Wonderful</em>, New York, Pantheon, 2011.</p> <p>____,<em>Wilson</em>, Montréal, Drawn &amp; Quarterly, 2010.</p> <p>KIERKEGAARD, Soren, <em>Journaux et Cahiers de notes, tome 1 AA-DD,</em> Paris, Fayard, 2007</p> <p><a name="note1"></a><a href="#renvoi1">[1]</a> Personnage des <em>Flintstones </em>qui fût baptisé Grand Gazoo dans la version française. C’est aussi le personnage qui s’adressait toujours à Fred avec l’appellation affectueuse&nbsp;: «&nbsp;Gros Gras&nbsp;»</p> <p><a name="note2"></a><a href="#renvoi2">[2]</a> Kierkegaard Soren, <em>Journaux et Cahiers de notes, tome 1 AA-DD.</em></p> Ambiguïté Autorité narrative CLOWES, Daniel Cynisme Doute Équivocité États-Unis d'Amérique Exploration des possibles Fabulation Humour Imaginaire Indétermination Mémoire Narrateur Narration Relations humaines Solitude Subjectivité Bande dessinée Fri, 13 Jul 2012 20:21:04 +0000 Jean-Michel Berthiaume 551 at http://salondouble.contemporain.info Le syndrome de Stockholm. Daniel Clowes et l'équivocité http://salondouble.contemporain.info/article/le-syndrome-de-stockholm-daniel-clowes-et-l-quivocit <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/tremblay-gaudette-gabriel">Tremblay-Gaudette, Gabriel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/an-anthology-of-graphic-fiction-cartoons-and-true-stories">An Anthology of Graphic Fiction, Cartoons and True Stories</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/daniel-clowes">Daniel Clowes</a> </div> </div> </div> <p>Ivan Brunetti, l’éditeur de <em>An Anthology of Graphic Fiction, Cartoons and True Stories, Volume 2</em>, a demandé à Daniel Clowes de produire le design de la jaquette de son recueil. Clowes a accompli sa tâche avec brio: l’illustration principale présente un homme et une femme de biais, à l’intérieur d’une pièce où se trouve une bibliothèque remplie de grandes bandes dessinées surmontée d'une planche tirée d’une bande dessinée expérimentale encadrée. Au-dessus de la tête de la femme, un globe lumineux suggère un phylactère, et cette impression est accentuée par le petit triangle au bas du globe qui rappelle l’appendice de l’instance énonciatrice. Au-dessus de la tête de l’homme, par la fenêtre, une rangée irrégulière de lampadaires urbains crée une trajectoire qui se rend jusqu’à un nuage, évoquant le ballon de pensée propre aux ruminations internes des personnages du neuvième art. La femme a la bouche entrouverte, les yeux écarquillés: elle semble proférer des paroles importantes et intenses, éclairantes. L’homme affecte une expression terne, passive, il paraît si peu engagé dans le dialogue avec sa vis-à-vis que ses pensées se perdent ailleurs, au-dehors de la pièce.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/clowes%20stockholm001.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Ivan Brunetti (éd.), Anthology of Graphic Fiction, couverture de la jaquette"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/clowes%20stockholm001.jpg" alt="31" title="Ivan Brunetti (éd.), Anthology of Graphic Fiction, couverture de la jaquette" width="580" height="573" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Ivan Brunetti (éd.), Anthology of Graphic Fiction, couverture de la jaquette</span></span></span></p> <p>Le lecteur attentif aux détails de la composition visuelle de cette illustration peut momentanément être satisfait d’avoir décodé la symbolique de cette image, qui s’appuie sur certains éléments formels de la bande dessinée. Son triomphe est toutefois de courte durée, puisque sur l’un des rabats intérieurs de la jaquette, un récit court de Clowes, où il se présente sous le pseudonyme de <em>Joe Bristolboard</em>, relate la création de cette illustration: Joe parle au téléphone et dit avec assurance qu’il a accepté un contrat de design, Joe se rend dans une boutique de bande dessinée pour chercher de l’inspiration et dédaigne les approches expérimentales chouchoutées par la critique, Joe panique tandis que la date de tombée approche et qu’il s’abime en tentatives médiocres, Joe, en désespoir de cause, se tourne vers des idées préliminaires de sa jeunesse et retrouve le concept suivant&nbsp;: «&nbsp;Image idea – couple talking – thought balloon is actual cloud in background, word balloon is real balloon (50’s light fixture)&nbsp;», Joe exécute cette idée à la sauvette et finalement, Joe, à nouveau au téléphone, mentionne avec dédain qu’il a opté pour une approche expérimentale qu’évidemment personne ne va comprendre.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/clowes%20stockholm002.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Ivan Brunetti (éd.), Anthology of Graphic Fiction, rabat intérieur de la jaquette de couverture"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/clowes%20stockholm002.jpg" alt="32" title="Ivan Brunetti (éd.), Anthology of Graphic Fiction, rabat intérieur de la jaquette de couverture" width="580" height="1568" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Ivan Brunetti (éd.), Anthology of Graphic Fiction, rabat intérieur de la jaquette de couverture</span></span></span></p> <p>&nbsp;</p> <p>Clowes a employé plus d’une fois cette tactique d’exposition de la genèse de ses créations, notamment pour le design de couverture de son recueil <em>Twentieth Century Eigthball</em> et du numéro 233 de la revue <em>The Comics Journal</em>. Ce que le lecteur pouvait apprécier comme une manœuvre autoréflexive habile a surtout comme impact de dévaloriser sa propre interprétation : non seulement Clowes minimise l’effort créatif ayant présidé à son travail en le présentant comme une solution de dernière minute un peu cliché, mais de plus, en énonçant en toutes lettres son concept, il vient sceller la signification devant en être retenue. Les œuvres de Clowes contiennent en leur sein une prescription herméneutique.Mais est-ce tout? Clowes, en signalant à son lecteur qu’il ne doit pas être dupe de la complexité supposée de ses œuvres puisqu’elles se résument à des révélations vaseuses, n’insinue-t-il pas également qu’il ne faudrait pas <em>aussi</em> être dupe de cette explication réductrice fournie comme un prêt-à-porter au sein de ses pages? Le bédéiste a cette agaçante manie d’instaurer des mystères dans ses narrations qui trouvent des résolutions partielles au terme du récit, mais dont un second sens est suggéré ou avéré lorsqu’un réseau symbolique est tracé de manière transversale dans les cases, tandis que demeure une lancinante impression qu’un troisième sens est aussi possible, sens que l’on va s’évertuer à déterrer dans l’acte de lecture sans jamais obtenir de certitudes&nbsp;: tout au plus obtiendrait-on un sourire narquois si d’aventure on le soumettait à la validation auprès de Clowes lui-même.</p> <p>Considéré par certains comme son meilleur roman, <em>Pale Fire</em> de Vladimir Nabokov est un tour de force de méta-narration. Le texte principal est un long poème de 999 vers écrit par John Shade. Pour qui n’apprécie pas la lecture de poésie cryptique, le poème de Shade est un parfait aperçu de l’enfer. Voulant se porter au secours d’un hypothétique lecteur dérouté par des vers obscurs, un certain Charles Kinbote, voisin du poète et ressortissant du fictif royaume de Zembla, s’improvise éditeur du poème et propose de copieux commentaires autour de l’œuvre de Shade. Or, cette critique abondante n’est pas qu’envahissante&nbsp;: elle est outrecuidante, puisque Kinbote surinterprète le poème au point de lire dans le travail de Shade une ode à sa propre vie. Pouvant être lue comme une attaque féroce contre les critiques littéraires impétueux, <em>Pale Fire</em> place son lecteur dans une double position intenable: il peut soit lire le poème de Shade et tenter tant bien que mal d’y comprendre quelque chose, soit se fier à la lecture délirante de Kinbote. Les deux options sont pour le moins péremptoires, et tout au long de la lecture de <em>Pale Fire</em>, le lecteur peut entendre au fil des pages se réverbérer l’écho du rire malicieux de Nabokov, qui savait pertinemment en écrivant son roman que le lecteur devrait s’enfoncer dans une des deux impasses proposées ou faire sa propre interprétation, ce qui, compte tenu du texte, revient à tenter de se hisser au sommet d’une forteresse en s’agrippant à des parois lisses.Clowes a affirmé en entrevue qu’il était un grand lecteur de Nabokov, et que comme lui, il voulait mettre en place des expériences de lectures complexes, qui ne pouvaient être considérées réussies que dans la mesure où l’œuvre hanterait son lecteur lors des jours suivant la fin de sa lecture (Juno 1997, cité dans Parille et Cates, 2010, 74).Pour parvenir à ce résultat, Clowes, comme Nabokov, instaure une énigme puis distille quelques pistes de «solution» qu’il revient ensuite au lecteur d’assembler. Or, cette lecture accomplie comme l’on mènerait une chasse au trésor ne recouvre qu’une portion minimale de l’expérience littéraire: la découverte d’une réponse définitive peut être conçue en soi comme la finalité d’une interprétation, mais la lecture ne peut faire l’économie des charges morales, émotives, philosophiques, rhétoriques et autre qui s’en dégagent. Justement, ce que Clowes parvient si bien à faire, c’est de confectionner une enquête à son lecteur, mais dont la résolution, passant par le biais d’une lecture attentive, voire obsessive, n’aura comme résultat que de révéler à que point la résorption des indéterminations est un processus voué à l’incomplétude et l’inachèvement.Lire une des bandes dessinées de Clowes est un peu comme jouer au jeu du bunto (également appelé jeu des gobelets): on sait que l’objet est bel et bien caché sous l’un des trois contenants, mais on sait aussi que la personne qui s’occupe de les brasser est très habile, et que si d’aventure on parvenait à le trouver, ce serait peut-être seulement parce que la personne qui permute les gobelets à une vitesse sidérante nous a laissé gagner, afin de nous inciter à jouer à nouveau. C’est une manipulation de haute voltige, à laquelle nous donnons notre assentiment même si l’on se doute bien que les dés sont pipés.</p> <p>À la manière de David Lynch au cinéma ou de Mark Z. Danielevski en littérature, Clowes lance des fausses pistes, trace des réseaux, insère des clés dont il faudrait ensuite chercher la serrure correspondante, mais ne donne jamais une explication finale qui permettrait d’en arriver à une construction architectonique où tout se tiendrait en place. Quel rôle joue donc cet étrange Mister Jones dans <em>Like A Velvet Glove Cast in Iron</em>? Qui est le graffiteur qui barbouille les murs de «Ghost World» dans l’œuvre du même titre? Il serait laborieux de faire l’énumération des nombreuses lignes narratives non résolues dans l’ensemble de <em>David Boring</em>. Ainsi de suite. Les tentatives de réponses aux énigmes Clowesiennes ne sont toujours que conjectures et spéculations.L’œuvre qui se prête le mieux à ce jeu d’interprétations hypothétiques est sans doute <em>Wilson</em>, moins en raison de son intrigue ouverte que par les aléas de son personnage principal. Son personnage principal, que l’on pourrait décrire succinctement comme un homme misanthrope qui interpelle pourtant des inconnus afin de les insulter de manière insolente, se révèle beaucoup plus complexe au fil des pages. Le traitement graphique varie de planche en planche, afin de refléter les multiples facettes de sa personnalité (mais Ken Parille, dans un article sur la narration Clowesienne, énumère pas moins de neuf possibles explications plausibles à ces variations) (dans Buenaventura, 2012, 166-168). Wilson se révèle tour à tour attendrissant, détestable, pitoyable, misérable, cynique, sensible, sans cœur, ainsi de suite. Clowes révèle au travers Wilson la complexité des rapports interpersonnels, le danger d’agir socialement selon des impulsions non maîtrisées, les raisons pouvant mener à l’aigreur, et bien d’autres leçons accessibles dans la mesure où le lecteur a un sens de l’humour à toute épreuve. La dernière planche présente un Wilson octogénaire, assis seul devant une fenêtre où des gouttes d’eau s’agglutinent. À la première case, un phylactère contenant un point d’exclamation indique qu’il vient d’avoir une épiphanie. «&nbsp;Finally / It’s so obvions in a way, but it never occured to me! / Of course that’s it! Of course!&nbsp;» (2010, 77), puis il se tait, les deux dernières cases muettes au plan de plus en plus large effectuant un léger <em>zoom out</em> comme pour annoncer que l’œuvre a fini de s’intéresser à lui.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/clowes%20stockholm003.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Wilson, p. 77"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/clowes%20stockholm003.jpg" alt="33" title="Daniel Clowes, Wilson, p. 77" width="580" height="839" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Wilson, p. 77</span></span></span></p> <p>Comment interpréter ces paroles? S’appuyant sur le titre de la planche, <em>Raindrop</em>, et sur la présence des nombreux plans d’eau devant lesquels Wilson ne s’émerveille pas, Chris Ware interprète ainsi la planche finale: «&nbsp;Wilson is regularly unimpressed by the supposed majesty of oceans and lakes until, as an old man, he sees individual raindrops tickling down his window, joining each other in streams. Finally, he is moved, and so are we.&nbsp;» (dans Buenaventura, 2012,&nbsp; 112) J’y ai lu pour ma part le résultat d’une réflexion que Wilson a enfin mené à terme, pour lui-même et en profondeur, sans se laisser déranger par un irritant de son environnement immédiat ou arrêter le cours de sa pensée pour en partager les effusions spontanées à la première oreille prête à l’écouter (ou plus exactement, à la première oreille contrainte à l’écouter puisqu’il lui crie par la tête). Ce n’est pas tant l’objet de sa pensée finale qui m’importe, que la manière dont il y est parvenue: en silence, dans le recueillement méditatif induit par l’observation d’une fenêtre frappée par la pluie.Comme Clowes n’écrit pas en toutes lettres les dernières paroles de son personnage, chaque lecteur est libre de spéculer. Mieux, ou pire, c’est selon les cas, chaque lecteur <em>doit</em> spéculer. Une démarche herméneutique ne tolère pas la paresse ou l’abandon; il <em>faut</em> en arriver à une signification quelconque, même si celle-ci sera forcément partielle, transitoire, incomplète.Dans le cas de Clowes, comme il suggère des sens possibles à même son œuvre, il devient difficile pour le lecteur de ne pas mesurer&nbsp; son interprétation à celle (ou celles) mises de l’avant par l’auteur. L’on voudrait en quelque sorte qu’il nous valide, qu’il donne son assentiment, qu’il nous accorde son approbation d’une manière quelconque. Or, ce serait oublier que la personne dont on voudrait obtenir une sorte de récompense est aussi notre bourreau, celui qui fait miroiter un sens possible avant de le dérober de notre portée au moment où l’on cherche à s’en rapprocher.</p> <p>Conceptualisé pour une première fois en 1973 par le psychiatre Nils Bejerot et répertorié en 1978 par Frank Ochberg suite à une prise d’otage ayant eu lieu dans la capitale suédoise, le syndrome de Stockholm désigne un phénomène psychologique étrange par lequel un otage en vient à se prendre d’affection pour son ravisseur. C’est également ce qui définit de la manière la plus exacte mon rapport avec Daniel Clowes et, j’imagine, celui de la plupart de ses admirateurs.Chaque lecteur qui a fait l’expérience de cette relation conflictuelle et paradoxale peut dès lors s’identifier à Harry Naybors, personnage agissant à titre de métanarrateur dans le polyphonique <em>Ice Haven</em>, critique de bande dessinée qui clôt l’album en en offrant une ultime analyse. Il émet plusieurs pistes de réflexion&nbsp;:</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/harry%20naybors001.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Daniel Clowes, Ice Haven, p. 86"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/harry%20naybors001.jpg" alt="43" title="Daniel Clowes, Ice Haven, p. 86" width="580" height="399" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Daniel Clowes, Ice Haven, p. 86</span></span></span></p> <p>C’est peut-être la dernière question qui est la plus cruciale, à la fois pour Harry Naybors et pour le lecteur de Clowes. La démarche interprétative qu’il accomplit à la lecture d’un album de Clowes, démarche qu’il sait d’avance imparfaite, se fonde sur davantage qu’une satisfaction personnelle au plan intellectuel&nbsp;: le lecteur entre dans le jeu de l’artiste, conscient que celui-ci triche et a l’avantage du terrain, mais étonnamment, il voudrait obtenir l’approbation de son tortionnaire.</p> <p>J’ai gardé pour la fin la révélation d’un dernier détail à propos de la couverture de l’anthologie de bande dessinée qui a ouvert ce texte et que je juge emblématique de l’œuvre de Clowes. À l’endos de la couverture, on peut voir, au centre d’une pièce en bordel, un jeune homme maigrichon qui, assis sur son lit, s’esquinte, sur une planche de travail rudimentaire, à effectuer un dessin que l’on ne voit pas. L’intérêt du jeune homme pour la bande dessinée est manifeste: le plancher de sa chambre est jonché de comic books, une page d’un album orne le mur du fond, même ses draps sont à l’effigie de Spider-Man. Sur l’écran de télévision allumé devant lui, le jeune homme aurait pu apercevoir deux personnes, qui ne se font pas face mais qui semblent plutôt quitter leur conversation en allant chacun dans leur direction, un globe lumineux très semblable à celui sur l’image de couverture figurant à l’avant-plan. Au travers de la fenêtre au fond de la chambre, on peut voir des lampadaires dont l’alignement pointe vers un épais nuage.</p> <p><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none_left 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/clowes%20stockholm005.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Ivan Brunetti (éd.), Anthology of Graphic Fiction, quatrième de couverture"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/11/clowes%20stockholm005.jpg" alt="35" title="Ivan Brunetti (éd.), Anthology of Graphic Fiction, quatrième de couverture" width="580" height="529" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Ivan Brunetti (éd.), Anthology of Graphic Fiction, quatrième de couverture</span></span></span></p> <p>En somme, dans l’environnement immédiat de ce jeune homme se trouvent les éléments formels qui ont été rassemblés par <em>Joe Bristolboard</em> dans l’illustration de la couverture. L’inspiration qui aurait frappé celui-ci ne lui serait pas venu d’un élan créatif spontané ou par la voix d’une muse quelconque, mais elle aurait été captée de manière plutôt banale en regardant autour de lui. L’assemblage de ces éléments au sein d’une même image demeure une belle touche, mais perd de sa superbe quand sont mises de l’avant les sources de la combinaison visuelle.Ce qui me frappe le plus dans cette image, c’est l’émotion exprimée par les traits du visage de ce jeune artiste vivant dans un logis délabré et en désordre, entouré d’artefacts artistiques jugés puérils et <em>low-brow</em>, qui s’évertue à pratiquer son art dans une position inconfortable. Ce jeune homme a l’air terriblement seul, et d’une tristesse alimentée par la misère et la résignation. Il est facile de se laisser émouvoir par cette figure tragique de créateur incompris, d’autant plus qu’on peut être impressionné par le résultat de son travail que l’on observe sur la couverture. On suppose dès lors que ce jeune homme est un alter ego du Clowes des premiers temps, qui a combattu le spleen et l’isolation pendant son enfance difficile et son adolescence malheureuse en se réfugiant dans la bande dessinée.Il est donc difficile de réconcilier l’empathie que j’éprouve comme lecteur envers ce jeune homme, possible double de Clowes, et la version plus cynique de créateur que ce dernier propose dans son récit <em>Joe Bristolboard</em>, celui-là qui claironne à son interlocuteur téléphonique que les lecteurs n’ont rien compris à son approche expérimentale.Cette ambivalence interprétative et émotionnelle caractérise mon rapport global de lecture avec Clowes. Je suis fasciné par la concision de son écriture, la précision de son dessin, par la maîtrise de ses architectoniques narratives. Je suis frustré par ses rétentions diégétiques, par les humiliations qu’il fait subir à ses personnages, je lui en veux d’avoir réussi à me faire apprécier des gens détestables pour mieux les traîner dans la boue.Mais après tout, c’est cette démarche interprétative irréconciliable et cette ambivalence émotionnelle qui fondent l’équivocité de Daniel Clowes et qui font de moi un éternel captif de ses œuvres. Je suis conscient de mon statut paradoxal de lecteur pris en otage par un artiste qui me manipule à son gré, j’en suis même venu à m’auto-diagnostiquer un syndrome de Stockholm. Rassurez-vous, je suis confortable dans ma cellule, et je le serai tant que mon geôlier me fournira quelque chose à lire.</p> <p><em>Les directeurs du dossier tiennent à remercier chaleureusement Alvin Buenaventura, agent de Daniel Clowes, qui leur a accordé une autorisation de reproduction d'extraits des oeuvres de ce dernier.</em></p> <p>&nbsp;<strong>Bibliographie&nbsp;:</strong></p> <p>BUNETTI, Ivan, <em>An Anthology of Graphic Fiction, Cartoons and True Stories, Volume 2</em>, New Haven, Yale University Press, 2008</p> <p>CLOWES, Daniel, <em>Like A Velvet Glove Cast In Iron</em>, Seattle, Fantagraphics, 1995</p> <p>--------, <em>Ghost World</em>, Seattle, Fantagraphics, 1998</p> <p>--------, <em>David Boring</em>, New York, Pantheon, 2000</p> <p>--------, <em>Ice Haven</em>, New York, Pantheon, 2004</p> <p>--------, <em>Wilson</em>, Montréal, Drawn and Quarterly, 2010</p> <p>JUNO, Andrea, «&nbsp;Daniel Clowes&nbsp;», dans <em>Daniel Clowes Conversations</em> (Ken PARILLE et Isaac CATES, éds.), Jackson, University Press of Mississipi, 2010, pp. 69-82</p> <p>PARILLE, Ken, “Narration After Y2K. Daniel Clowes and the End of Style”, dans <em>Daniel Clowes: Modern Cartoonist</em> (Alvin BUENAVENTURA, éd.), New York, Abrams Comicarts, 2012</p> <p>WARE, Chris, “Who’s Afraid of Daniel Clowes?”, dans Daniel Clowes: Modern Cartoonist (Alvin BUENAVENTURA, éd.), New York, Abrams Comicarts, 2012&nbsp;</p> Ambiguïté Autoréflexivité Autorité narrative BRUNETTI, Ivan CLOWES, Daniel Doute États-Unis d'Amérique Fonctions du récit Indétermination Intrigue JUNO, Andrea Narration PARILLE, Ken Psychanalyse WARE, Chris Bande dessinée Tue, 10 Jul 2012 15:03:14 +0000 Gabriel Gaudette 540 at http://salondouble.contemporain.info Entre réalisme magique et paranoïa narrative http://salondouble.contemporain.info/lecture/entre-realisme-magique-et-paranoia-narrative <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/landry-pierre-luc">Landry, Pierre-Luc </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/mon-coeur-a-letroit">Mon coeur à l&#039;étroit</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p align="justify">Le dernier roman de Marie NDiaye, <em>Mon c&oelig;ur &agrave; l&rsquo;&eacute;troit</em>, diff&egrave;re l&eacute;g&egrave;rement du reste de la production romanesque de la prolifique auteure fran&ccedil;aise, non seulement parce qu&rsquo;il para&icirc;t chez Gallimard ⎯ et non chez Minuit (ce qui pourrait &ecirc;tre symptomatique d&rsquo;une nouvelle p&eacute;riode cr&eacute;atrice, de la recherche d&rsquo;un nouveau public ou d&rsquo;une meilleure diffusion, par exemple et entre autres) ⎯, mais aussi parce que la narration est assur&eacute;e par un personnage pr&eacute;sent dans le r&eacute;cit ⎯ et non par un narrateur omniscient. Au premier abord, cette distinction ne change pas grand-chose: on retrouve dans <em>Mon c&oelig;ur &agrave; l&rsquo;&eacute;troit</em> des th&egrave;mes et des situations que l&rsquo;on reconna&icirc;t si l&rsquo;on a c&ocirc;toy&eacute; l&rsquo;&oelig;uvre de NDiaye. Et, d&rsquo;ailleurs, certains de ses romans pr&eacute;c&eacute;dents sont parus chez d&rsquo;autres &eacute;diteurs (<em>Com&eacute;die classique</em> chez P.O.L, par exemple) ou sont racont&eacute;s &agrave; la premi&egrave;re personne du singulier, au &laquo; je &raquo; (<em>La Sorci&egrave;re</em>). Il est donc ici question d&rsquo;une qu&ecirc;te, celle des raisons qui poussent le monde &agrave; rejeter et m&eacute;priser soudainement Ange et Nadia, deux instituteurs de Bordeaux pourtant jusque-l&agrave; respect&eacute;s, sinon tol&eacute;r&eacute;s. On sera aussi en contact avec une multitude d&rsquo;&eacute;v&eacute;nements surnaturels qui vont d&rsquo;un brouillard envahissant qui modifie la g&eacute;ographie de la ville &agrave; la gestation d&rsquo;une sorte de f&oelig;tus d&eacute;moniaque d&rsquo;origine inconnue. Nadia, le personnage principal, &agrave; l&rsquo;image de ses pr&eacute;d&eacute;cesseures fictionnelles (Fanny dans <em>En famille</em>, par exemple), cherche &agrave; comprendre pour quelles raisons ces &eacute;v&eacute;nements surviennent dans sa vie. Pourquoi a-t-on charcut&eacute; son mari? Pourquoi la traite-t-on d&rsquo;infid&egrave;le dans la rue? Pourquoi son voisin, qu&rsquo;elle a toujours m&eacute;pris&eacute; et &agrave; qui elle n&rsquo;a jamais vraiment adress&eacute; la parole, pourquoi son voisin, donc, s&rsquo;offre-t-il de l&rsquo;engraisser de nourritures d&eacute;licieuses tout en prenant soin de son mari mourant? &laquo;Qu&rsquo;ai-je donc fait, et &agrave; qui?&raquo; (p. 9) se demande-t-elle d&rsquo;entr&eacute;e de jeu. On ne le saura jamais&hellip;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Parcours du personnage</strong></span></p> <p align="justify">D&egrave;s l&rsquo;incipit, Nadia entre en qu&ecirc;te. Elle se demande d&rsquo;abord si elle est vraiment la victime d&rsquo;un quelconque ostracisme. Puis les &eacute;v&eacute;nements font en sorte qu&rsquo;elle ne puisse plus en douter. Elle cherche &agrave; comprendre et questionne &agrave; cet effet la pharmacienne, qui lui r&eacute;pond de fa&ccedil;on plut&ocirc;t &eacute;vasive:</p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">C&rsquo;est &ccedil;a que vous devez comprendre, oh, je vous en prie, comprenez-le, c&rsquo;est que&hellip; vous et votre mari, vous n&rsquo;avez rien de sp&eacute;cial. Ce n&rsquo;est pas vous, pr&eacute;cis&eacute;ment vous, que cette ignominie attaque, d&rsquo;ailleurs qui vous conna&icirc;t, hein? &Agrave; part quelques individus qui, comme moi&hellip; Mais non, ce n&rsquo;est pas vous, c&rsquo;est&hellip; comment l&rsquo;exprimer&hellip; le caract&egrave;re intouchable de ce que vous &ecirc;tes, votre&hellip; votre raideur et votre puret&eacute;, votre aspect et vos habitudes, oh, comment l&rsquo;exprimer&hellip; [&hellip;] Vous portez sur votre figure ce qu&rsquo;on ne supporte pas d&rsquo;y voir&hellip; sur aucune figure&hellip; et c&rsquo;est quelque chose de profond&eacute;ment r&eacute;pugnant. (p. 28)</span></p> <p align="justify">Tandis que son mari pourrit dans la chambre conjugale et que Noget, le voisin &agrave; l&rsquo;apparence r&eacute;pugnante, s&rsquo;occupe de les nourrir tous les deux, Nadia doute. Ne s&rsquo;est-elle pas, finalement, imagin&eacute; &ecirc;tre victime de quelque chose? Toutefois, ce doute ne persiste pas: &laquo;Oui, ainsi, tout est notre faute ⎯ la responsabilit&eacute; de cette monstrueuse incompr&eacute;hension, elle nous revient &agrave; nous deux, mon cher Ange et moi.&raquo; (p. 74) Nadia d&eacute;cide de quitter Bordeaux, d&rsquo;autant plus que tout le monde la presse d&rsquo;en faire ainsi. Elle r&egrave;gle quelques trucs avec son ancien mari, le p&egrave;re de son fils chez qui elle d&eacute;cide d&rsquo;aller refaire sa vie, en attendant que Ange se soit r&eacute;tabli et qu&rsquo;il la rejoigne l&agrave;-bas. Elle s&rsquo;en va donc, plus grosse que jamais, convaincue que c&rsquo;est l&agrave; le r&eacute;sultat de l&rsquo;action conjugu&eacute;e de toute la nourriture lourde ing&eacute;r&eacute;e sous les bons soins de Noget, et de la m&eacute;nopause qu&rsquo;elle entame selon elle. En route vers la Corse (o&ugrave; habite Ralph, son fils, ainsi que sa femme Yasmine et leur fille Souhar), elle croise une jeune femme qui se montre charmante et pleine de bonnes intentions &agrave; son &eacute;gard. Est-elle seulement morte ou vivante, cette Nathalie? En effet, lors d&rsquo;une nuit pass&eacute;e en voiture, elle montre &agrave; Nadia un visage bien diff&eacute;rent de celui qu&rsquo;elle arborait quelques heures auparavant:</p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Elle tourne la t&ecirc;te vers moi de trois quarts. Je pousse un cri, ferme les yeux. Je les rouvre pour les garder fix&eacute;s devant moi. Une face assombrie et priv&eacute;e de toute chair, une t&ecirc;te de cadavre d&eacute;j&agrave; d&eacute;compos&eacute; sur laquelle on aurait pos&eacute; par d&eacute;rision ou d&eacute;sir d&rsquo;&eacute;pouvanter une perruque blonde. Mes l&egrave;vres et mes mains tremblent. Nathalie est morte, me dis-je. Comment est-ce possible? Quelle est la r&eacute;alit&eacute; de tout cela? (p. 207)</span></p> <p align="justify">Quelle est la r&eacute;alit&eacute; de tout cela, en effet? Nous y reviendrons. Nadia arrive chez son fils pour constater qu&rsquo;il habite d&eacute;sormais avec une femme nomm&eacute;e Wilma et qu&rsquo;on ne doit parler dans leur maison ni de Yasmine ni de Souhar. Wilma, gyn&eacute;cologue professionnelle, ausculte Nadia et confirme ce que Noget lui avait affirm&eacute; au moment de son d&eacute;part de Bordeaux: elle est enceinte de quelque chose de &laquo;diabolique&raquo; (p. 250) Les retrouvailles entre la m&egrave;re et le fils sont am&egrave;res et la pr&eacute;sence de Wilma dans la grande maison froide ne vient pas all&eacute;ger l&rsquo;atmosph&egrave;re. Nadia constate sa faute et les cons&eacute;quences de cette m&ecirc;me faute, toujours innomm&eacute;e: &laquo;Je suis marqu&eacute;e, me dis-je, des stigmates &eacute;vidents d&rsquo;une ignominie, quand bien m&ecirc;me elle n&rsquo;a pas de nom.&raquo; (p. 265) Elle retrouve ensuite, par hasard &agrave; San Augusto, ses vieux parents qui y habitent d&eacute;sormais et qui prennent soin de Souhar, en cachette de Wilma. Cette derni&egrave;re aurait, selon eux, cuisin&eacute; Yasmine; ils prot&egrave;gent la petite d&rsquo;un sort semblable. Nadia s&rsquo;installe chez eux, bien qu&rsquo;elle ne les ait pas vus depuis plus de trente-cinq ans. Elle accouche, en silence et en secret, d&rsquo;une &laquo;chose noire et luisante, fugitive&raquo; (p. 295) qui se sauve d&rsquo;elle-m&ecirc;me de la maison familiale. Finalement, Nadia rencontre Ange sur la plage, tout &agrave; fait gu&eacute;ri, et sa nouvelle compagne ⎯ Corinna Daoui, amie d&rsquo;enfance de Nadia, prostitu&eacute;e, derni&egrave;re flamme connue de son ex-mari qui vient tout juste de mourir. Ils prennent du soleil et s&rsquo;amusent, bronz&eacute;s comme des vacanciers. Nadia refuse de se joindre &agrave; eux pour prendre un verre. Le r&eacute;cit se termine sur ce refus.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>R&eacute;alisme magique qui se refuse et parano&iuml;a narrative</strong></span></p> <p align="justify">S&rsquo;il est plut&ocirc;t ais&eacute; de d&eacute;montrer que le r&eacute;alisme magique caract&eacute;rise bien certains autres titres de Marie NDiaye (<em>La Sorci&egrave;re</em> en est un exemple fort int&eacute;ressant), le cas est bien diff&eacute;rent avec <em>Mon c&oelig;ur &agrave; l&rsquo;&eacute;troit</em>. Pour &ecirc;tre r&eacute;aliste magique une fiction doit r&eacute;pondre aux trois crit&egrave;res suivants: tout d&rsquo;abord, le surnaturel dans le texte ne doit pas &ecirc;tre pr&eacute;sent&eacute; comme probl&eacute;matique; ensuite, la contradiction ou l&rsquo;opposition entre le naturel et le surnaturel doit &ecirc;tre r&eacute;solue dans la fiction; finalement, il ne doit pas y avoir de jugement par rapport &agrave; la v&eacute;racit&eacute; des &eacute;v&eacute;nements dans la fiction, les deux niveaux de r&eacute;alit&eacute; n&rsquo;&eacute;tant pas hi&eacute;rarchis&eacute;s<a name="note1" href="#note1a">[1]</a>. Ces trois conditions, bien qu&rsquo;elles n&rsquo;impliquent pas n&eacute;cessairement que la narration soit assum&eacute;e par une instance ext&eacute;rieure au r&eacute;cit, sont plus facilement remplies lorsque l&rsquo;histoire est racont&eacute;e par un narrateur qui n&rsquo;agit pas &agrave; titre de personnage dans le monde fictionnel du roman. Dans <em>Mon c&oelig;ur &agrave; l&rsquo;&eacute;troit</em>, Nadia est l&rsquo;unique narratrice de son r&eacute;cit et c&rsquo;est &agrave; travers son regard et sa focalisation que la suite &eacute;v&eacute;nementielle parvient jusqu&rsquo;au lecteur. Les descriptions op&eacute;r&eacute;es par Nadia orientent donc la lecture et forcent le rejet de l&rsquo;hypoth&egrave;se du r&eacute;alisme magique. Par exemple: &laquo;Le tram passe juste derri&egrave;re moi dans un sifflement furieux. / <em>Le tramway me guette, cherche &agrave; me pi&eacute;ger, il fonce pour m&rsquo;&eacute;craser, volontairement</em>.&raquo; (p. 119, l&rsquo;italique est originale.) Le tramway de Bordeaux cherche-t-il vraiment &agrave; la tuer, ou ne s&rsquo;agit-il pas plut&ocirc;t d&rsquo;une hallucination de sa part, d&rsquo;une perception parano&iuml;aque d&rsquo;un &eacute;v&eacute;nement tout &agrave; fait naturel? La question se pose, d&rsquo;autant plus que l&rsquo;utilisation de l&rsquo;italique dans un contexte comme celui-ci oppose les deux niveaux de&nbsp; &laquo;r&eacute;alit&eacute;&raquo;: d&rsquo;un c&ocirc;t&eacute;, celui du tramway qui circule sur ses rails; de l&rsquo;autre, celui du tramway anim&eacute; de pulsions et de d&eacute;sirs n&eacute;gatifs &agrave; l&rsquo;&eacute;gard de Nadia. Plus loin, elle affirme que le brouillard change la g&eacute;ographie de sa ville qu&rsquo;elle conna&icirc;t par c&oelig;ur, que cette ville qu&rsquo;elle aime tant cherche d&eacute;sormais &agrave; la tromper:</p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">C&rsquo;est donc que la ville elle-m&ecirc;me cherche &agrave; me fourvoyer, ma ch&egrave;re ville dont je croyais la fid&eacute;lit&eacute; irr&eacute;ductible.(p. 123)<br /> Il me semble que la ville se contorsionne sous mes yeux &ndash; l&agrave;, une rue se d&eacute;ploie et s&rsquo;affine, &agrave; c&ocirc;t&eacute; le boulevard s&rsquo;&eacute;largit et multiplie ses virages. C&rsquo;est le brouillard, me dis-je, ce sont ces longues bandes blanches mouvantes qui d&eacute;naturent les perspectives. N&rsquo;est-ce pas le brouillard, vraiment? (p. 124)</span></p> <p align="justify">La narration est modul&eacute;e tant&ocirc;t par l&rsquo;utilisation de l&rsquo;italique, tant&ocirc;t par le choix des mots employ&eacute;s par le personnage: &laquo;Il me semble&raquo;, &laquo;Ou bien&raquo;, &laquo;me dis-je&raquo;, etc. &Agrave; nous, il semble qu&rsquo;on tente de freiner les inf&eacute;rences interpr&eacute;tatives du lecteur: la r&eacute;ponse que fournirait le r&eacute;alisme magique &eacute;tant &eacute;cart&eacute;e, que reste-t-il? Rien, sinon un doute. Nadia &eacute;tait-elle enceinte? A-t-elle vraiment donn&eacute; naissance &agrave; une sorte de d&eacute;mon qui a ensuite pris la fuite? Wilma mange-t-elle vraiment de la viande humaine? Tant de questions qui ne trouvent pourtant pas de r&eacute;ponse dans l&rsquo;univers du texte. D&rsquo;ailleurs, qu&rsquo;en est-il de cet ostracisme dont ont &eacute;t&eacute; victimes Ange et Nadia? Il ne nous reste qu&rsquo;&agrave; postuler que nous sommes mis en pr&eacute;sence d&rsquo;une narration parano&iuml;aque dans Mon c&oelig;ur &agrave; l&rsquo;&eacute;troit. Nadia s&rsquo;imagine peut-&ecirc;tre bien des choses, mais tout de m&ecirc;me; cette r&eacute;ponse formul&eacute;e trop vite ne permet pas de faire sens du tout probl&eacute;matique qu&rsquo;est le roman de NDiaye.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Et la litt&eacute;rature ?</strong></span></p> <p align="justify">Nul besoin de r&eacute;p&eacute;ter que le r&eacute;cit, chez NDiaye, ne se conforte pas dans les avenues attendues des sch&eacute;mas narratifs communs. C&rsquo;est ce que l&rsquo;on constate d&rsquo;ailleurs une fois de plus avec Mon c&oelig;ur &agrave; l&rsquo;&eacute;troit: il est &eacute;vident que le paradigme narratif est remis en question, brass&eacute; un peu, mis &agrave; mal, m&ecirc;me. Quant au passage de NDiaye de Minuit vers Gallimard&hellip; s&rsquo;il est symptomatique de quelque chose, ce n&rsquo;est certainement pas d&rsquo;un renouvellement de sa propre vraisemblance po&eacute;tique: <em>Mon c&oelig;ur &agrave; l&rsquo;&eacute;troit</em> s&rsquo;inscrit dans la continuit&eacute; et ne marque pas de nouvelle &laquo;p&eacute;riode&raquo; dans l&rsquo;&oelig;uvre de l&rsquo;auteure.</p> <p><a name="note1a" href="#note1">1</a>Voir, entre autres, Amaryll Beatrice Chanady, <em>Magical Realism and the Fantastic: Resolved Versus Unresolved Antinomy</em>, New York &amp; London, Garland Publishing, Inc., 1985.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/entre-realisme-magique-et-paranoia-narrative#comments Espace France Indétermination NDIAYE, Marie Réalisme magique Roman Fri, 20 Mar 2009 13:12:00 +0000 Pierre-Luc Landry 87 at http://salondouble.contemporain.info