Salon double - Métafiction http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/365/0 fr La littérature postironique, une rebelle qui vous veut du bien http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-litterature-postironique-une-rebelle-qui-vous-veut-du-bien <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/messier-william-s">Messier, William S.</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/auger-anne-marie">Auger, Anne-Marie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/reussir-son-hypermodernite-et-sauver-le-reste-de-sa-vie-en-25-etapes-faciles">Réussir son hypermodernité et sauver le reste de sa vie en 25 étapes faciles</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p><br />Si, comme le suggère l’essayiste Charles Newman, la pire insulte qui puisse être adressée à un écrivain postmoderniste<a name="note1b"></a><a href="#note1"><strong>[1</strong><strong>]</strong></a> est de lui dénier tout sens de l’ironie<a name="note2b"></a><a href="#note2"><strong>[2]</strong></a>, bon nombre d’auteurs actuels seraient plus insultés si, au contraire, on attribuait une trop grande part d’ironie à leur œuvre. Au tournant du XXIe siècle, l’auteur américain Dave Eggers a d’ailleurs dû se défendre bec et ongles contre des critiques qui voyaient dans son récit autobiographique, <em>A Heartbreaking Work of Staggering Genius</em>, une variation ironique d’une forme d’écriture plus sérieuse, moins ludique: la <em>nonfiction</em>.<br /><br />En gros, Eggers semblait craindre qu’une telle interprétation mènerait son lecteur dans le piège de la lecture ironique et de la méfiance qu’elle engendre. Plus globalement, dans les années 1990 et 2000, ce qui semble se cacher derrière les appréhensions des auteurs comme Eggers<a name="note3b"></a><a href="#note3"><strong>[3]</strong></a> ou encore David Foster Wallace<a name="note4b"></a><a href="#note4"><strong>[4]</strong></a> vis-à-vis de l’ironie, c’est que le lecteur soit déjà trop blasé –symptôme de l’omniprésence de cette dernière dans la culture populaire– pour ne pas se méfier d’une certaine sincérité, d’un premier degré, dans l’art.<br /><br />En ce sens, on a vu apparaître récemment dans l’étude de l’histoire littéraire américaine des termes aussi loufoques qu’ingénieux pour décrire une production contemporaine plus ou moins réactionnaire. Du post-postmodernisme<a name="note5b"></a><a href="#note5"><strong>[5]</strong></a> à la littérature postironique<a name="note6b"></a><a href="#note6"><strong>[6]</strong></a>, en passant par la sincerony<a href="#note7" name="note7b"><strong>[7]</strong></a>, on remarque chez la critique actuelle un désir de nommer ce qui est dans l’air. David Foster Wallace, Dave Eggers et sa revue <em>McSweeney’s</em> qui semble de plus en plus faire école<a name="note8b"></a><a href="#8"><strong>[8]</strong></a>, George Saunders, Michael Chabon, Jonathan Lethem: la liste d’auteurs s’étend et, à différents degrés, on cherche à l’assimiler à une sorte de ras-le-bol de l’ironie, voire à un nouvel humanisme. À titre indicatif, un aperçu de quelques titres marquants de ce groupe permet de distinguer des traits récurrents liés de près ou de loin à un refus de l’ironie: la surabondance de superlatifs (<em>Extremely Loud &amp; Incredibly Close</em> de Jonathan Safran Foer; <em>The Brief and Wondrous Life of Oscar Wao</em> de Junot Diaz), l’adresse au lecteur (<em>No One Belongs Here More Than You</em> de Miranda July; <em>You Brigh &amp; Risen Angels&nbsp;: a cartoon</em> de William T. Vollmann), l’aspect autoréflexif (<em>Infinite Jest</em> de David Foster Wallace; <em>A Heartbreaking Work of Staggering Genius</em> de Dave Eggers), et une espèce de sentimentalisme trop sincère pour être lu au deuxième degré<a name="note9b"></a><a href="#note9"><strong>[9]</strong></a> (<em>Everything Matters!</em> de Ron Currie Jr.).<br /><br />Une œuvre plutôt éclectique, intitulée <em>Réussir son hypermodernité et sauver le reste de sa vie en 25 étapes faciles</em> de Nicolas Langelier (2010), récupère cette réflexion sur l’ironie entamée chez nos voisins du sud. Or, un bref survol de la réception de l’ouvrage permet de constater que la critique accorde étonnamment peu d’importance à un aspect crucial de l’œuvre, c’est-à-dire le joug de l’ironie, voire du cynisme latent dans la plupart des expériences sociales, politiques ou artistiques de l’individu dit hypermoderne. Pourtant, on est placé dans une position particulière: l’auteur souligne abondamment la tendance du lecteur contemporain à se rabattre sur un certain deuxième degré –une espèce de décalage «surconscient» du réel– pour appréhender les faits plus ou moins dramatiques de son existence. Le choix de Langelier d’imiter la forme psycho-pop peut d’ailleurs être interprété comme faisant allusion à cette tendance. <em>Réussir son hypermodernité</em> a parfois l’aspect d’un livre de croissance personnelle fait sur mesure pour un lecteur qui conçoit d’emblée l’ironie comme mode premier d’expression et de représentation, un lecteur méfiant de tout ce qui ne se présente pas d’office comme ayant une posture ironique. De surcroît, l’auteur semble s’adresser littéralement à son lecteur, faisant de lui le personnage principal du récit par le moyen de la deuxième personne:<br />&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">N’oubliez pas: à ce moment-là, vous ne devriez avoir aucune idée de votre destination, aucune ligne de réflexion précise dans vos pensées, aucun autre désir que celui de rouler vite sur ces rangs déserts coupant à angles droits d’autres rangs déserts, le mouvement comme substitut à toute forme d’émotion. (p.26)</span><br />&nbsp;</div> <p>Ce «vous» qui traverse le récit est particulier en ceci qu’il rappelle la forme du livre psycho-pop par sa nature instructive, impérative, tout en racontant un récit.<br /><br />Or, il est difficile, pour tout lecteur contemporain, de ne pas lire <em>Réussir son hypermodernité</em> comme une parodie, dans le confort chaleureux du deuxième degré, de ce que certains critiques nomment la <em>knowingness<a name="note10b"></a></em><a href="#note10"><strong>[10]</strong></a> et que nous appellerons la surconscience: voici un récit de la sempiternelle crise de la trentaine telle que vécue par un <em>autre</em> résident du Plateau Mont-Royal, branché, cultivé, avant-gardiste, <em>hipster</em> par-dessus le marché. La mort du père, la peine d’amour, la perte des illusions de l’enfance, le sentiment de vide existentiel: ce sont là des thèmes abondamment traités dans la littérature québécoise. Or, c’est bien dans le traitement postironique de tels sujets que l’ouvrage de Langelier devient intéressant.<br /><br />Force est de croire que le «vous» qui interpelle le lecteur à la manière d’un mode d’emploi psycho-pop ici n’est pas aussi parodique, ou ironique, qu’on voudrait l’entendre. Le défi implicite lancé au lecteur va plutôt comme suit: apprenez à lire ce récit sans les réflexes habituels de votre posture ironique. À preuve, par le moyen d’un essai sur l’histoire de la modernité, de la postmodernité et de ce qui s’en suit –l’hypermodernité–, l’auteur en vient à décortiquer ces mêmes réflexes, cette posture ironique qui semble dominer la culture actuelle.<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Modernes, postmodernes, hypermodernes</strong></span><br /><br />Le livre de Langelier permet d’entrer dans un nouveau cycle de la modernité: l’hyper, qui naît essentiellement de l’œuvre déconstructrice, voire destructrice, du postmodernisme. David Foster Wallace, cité à quelques reprises dans le texte de Langelier, reconnaissait pour sa part que ce qu’il appelait «l’œuvre parricide» des postmodernistes était grandiose. Mais il tenait aussi à rappeler que le parricide crée des orphelins, et que «toutes ces festivités de grandeur ne sauraient excuser le fait que les écrivains de [sa] génération ont dû apprendre à écrire en tant qu’orphelins<a name="note11b"></a><a href="#note11"><strong>[11]</strong></a>.» Donc, l’hypermodernité, c’est en quelque sorte ce qui reste après que le postmodernisme ait miné les grands projets de la modernité. Si, comme le rappelle la quatrième de couverture du roman de Langelier, «[l]a modernité nous a laissés tomber. <em>Vous</em> a laissé tomber», l’auteur tentera de refaire le chemin inverse et d’analyser comment, historiquement, on a pu penser le progrès. Formidable modernité qui vient bouleverser l’ordre en place et qui s’inscrit en rupture radicale avec le passé:<br />&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">La modernité est un saut dans le vide, les yeux bandés. Tout le reste, franchement, n’est que détails. Toutes les inventions de la première phase de la modernité (1800-1900, grosso modo), les nouveaux moyens de transport, les nouveaux médias, les nouveaux matériaux, les nouvelles sources d’énergie, tout ça, donc, ne fait que renforcer cette perception que les choses ne seront plus jamais pareilles. (p.31)</span><br />&nbsp;</div> <p><em>Réussir son hypermodernité</em> se veut donc, en partie du moins, un essai sur cet optimisme vertigineux qui a réussi à inverser pour la première fois dans l’histoire l’ordre de la temporalité en faisant de l’avenir l’objet de tous les désirs; un essai sur ce qui a ouvert la voie au grand essoufflement postmoderne et ce qui par la suite marque le renouveau hypermoderne.<br /><br />Les portions essayistiques du livre de Langelier mettent également l’accent sur les multiples mouvements d’avant-garde qui ont parsemé l’histoire de l’art contemporain. Futurisme, suprématisme, constructivisme, purisme, surréalisme, imagisme, dadaïsme: tous ces -ismes qui ont cru à la révolution par l’art et permis les grandes expérimentations du XXe siècle dans un monde où on se permet de croire que «tout reste à faire». L’auteur souligne essentiellement la valeur du travail exploratoire et la croyance aveugle en une nouveauté inspirante pour ces mouvements éphémères qui ont transformé le visage de l’art.<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Littérature avant-pop ou roman à thèse hypermoderne </strong></span><br /><br />L’originalité de <em>Réussir son hypermodernité</em> se révèle dans un jeu sur la forme. Il s’agit littéralement d’inscrire le récit dans l’essai: ici, c’est le récit d’une certaine croissance personnelle, un roman de la trentaine, qui se forme autour de l’essai scientifique, et non le contraire. Entre une rupture avec la «femme de votre vie» et un voyage initiatique vers la maison du père, l’histoire est constamment entrecoupée de bribes d’informations savantes. Une citation de Thoreau s’insère entre une réflexion sur la culture hipster et le manifeste du futurisme. L’hypermodernité semble s’affirmer avant tout dans une avalanche d’information. Comme l’a détaillé Lipovetsky, elle libère l’individu dans une spirale hyperbolique où tout s’extrémise et devient vertigineux: «Technologies génétiques, numérisation, cyberespace, flux financiers, mégalopoles, mais aussi porno, conduites à risques, sports extrêmes, performances, happenings, obésité, addictions<a name="note12b"></a><a href="#note12"><strong>[12]</strong></a>.» Si, selon l’auteur de l’<em>Ère du vide</em> (1983), la fin de la modernité s’exprime d’abord dans les signes de la culture, que fait ressortir un tel éclatement formel dans un récit littéraire?<br />&nbsp;<br />Principalement, c’est la prolifération des types de discours qui perturbe le rapport traditionnel au récit. Voilà peut-être où l’héritage postmoderniste –mouvement dont les grands auteurs comme John Barth, William Gaddis et Robert Coover nous auront bien nourris en parodies, métafictions et expérimentations de toutes sortes– est le plus manifeste.<br /><br />Désormais, devant l’abondance d’informations et de discours, le lecteur hypermoderne devra nécessairement modifier sa lecture du texte. Une lecture qui, par ailleurs, s’apparente à la description que fait Langelier de l’œuvre moderniste: «Il faut travailler pour espérer comprendre –faire des liens, coller des choses qui ne semblent pas aller ensemble, transformer en sens cette aridité de prime abord rébarbative.» (p.108) L’auteur passe ainsi du discours savant au texte de croissance personnelle, de l’entrevue au texte historique; le lecteur met ensuite tout ensemble et appelle cela de la littérature.<br /><br />Si les postmodernistes avaient une prédilection pour l’humour noir, l’ironie, ou un certain deuxième degré, faisant du foisonnement des discours une démonstration du chaos de l’existence, Langelier procède autrement. Dans cet enchevêtrement, le premier et le deuxième degré semblent s’inscrire sur un pied d’égalité pour rendre compte d’une quête unique: qu’est-ce qui nous a menés à un tel mal-être post-postmoderne?<br /><br />Par ailleurs, Larry McCaffery évoque une forme d’écriture qu’il nomme la littérature «avant-pop», à laquelle s’apparente l’œuvre de Langelier. Selon McCaffery, du point de vue formel, les écrivains avant-pop, tant postmodernistes que post-postmodernistes, utilisent souvent des méthodes dites radicales dans l’idée de confondre, de décourager, d’écœurer et surtout de faire disjoncter les neurones du lecteur ordinaire. Pourtant, ils s’y acharnent avec l’intention paradoxale de créer du beau, d’amuser et d’émerveiller: c’est une stratégie à la fois déconstructrice et reconstructrice<a name="note131"></a><a href="#note13"><strong>[13]</strong></a>. Par exemple, l’anthologie de McCaffery dédiée à la littérature avant-pop comprend des nouvelles toutes en dialogues, de faux extraits de pièces de théâtre, de faux passages d’encyclopédie, et même une suite de notes gribouillées dans le noir durant le visionnement de <em>Schindler’s List</em>. Ces expérimentations servent en partie à représenter la surstimulation et l’hyperconsommation au cœur de la vie en Amérique. Langelier s’attaque quant à lui à ces deux principes en décrivant les habitudes de consommation du hipster et par le moyen d’un syndrome saugrenu qu’il nomme la FOMO, acronyme de <em>Fear of missing out</em>:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Pourquoi n’étiez-vous pas restés à la maison, ce soir-là? Pourquoi, au moment où une semi-vedette jolie mais stupide s’était emparée du micro pour souhaiter à tout le monde «une super de bonne soirée», n’étiez-vous pas en train d’essuyer la vaisselle, ou de faire l’amour, ou de lire, ou de travailler à un projet salvateur pour vous et votre société, plutôt que là, dans ce nouveau temple de l’hyperconsommation et des modes éclair inventées de toutes pièces par des spécialistes du marketing? Vous ne le savez que trop: FOMO. (p.83)&nbsp;</span><br />&nbsp;</div> <p>La forme essayistique de <em>Réussir son hypermodernité</em> est donc, au final, à l’image de la lecture qu’on peut en faire: une lecture documentaire et chaotique, savante et hyperactive, faite sur mesure pour les lecteurs nés après l’ordinateur. Elle laisse transparaître un roman à thèse des plus actuel. Basée sur un ensemble d’hyperliens, de citations, de graphiques, d’encadrés et de notes de bas de page, cette construction formelle rappelle en effet la lecture labyrinthique que peut emprunter un lecteur du XXIe siècle en parcourant les pages de l’encyclopédie <em>Wikipedia</em>, en cheminant de blogue en blogue, voire en zieutant les photos de ses amis sur Facebook. En d’autres mots, en faisant s’entrecroiser discours scientifique, psycho-pop, littéraire et journalistique, Langelier dresse un portrait relativement succinct de son lecteur prototype, de ce «vous» auquel il s’adresse tout au long du texte. Il en résulte une œuvre d’un dynamisme hors du commun, dont l’effet ressemble à un son de cloche pour une génération: vos boucliers ironiques seront caduques, «[u]n jour, c’est inévitable, vous en aurez assez.» (p.17)<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les nouveaux rebelles</strong></span><br /><br />Au cœur de l’argumentation de ce roman à thèse hypermoderne, il y a une allusion aux préoccupations de David Foster Wallace, dont l’essai «<em>E Unibus Pluram</em>: Television&nbsp;and U.S. Fiction» établissait déjà en 1990 les balises d’une théorie sur l’impasse de l’ironie et l’héritage de l’écriture postmoderniste aux États-Unis. Il écrivait qu’il n’envisageait qu’une seule issue à l’impasse apparente du discours ironique, anti-humaniste, qui dominait l’ère postmoderne: un retour radical au premier degré:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Les prochains vrais «rebelles» littéraires de ce pays pourraient bien apparaître en tant qu’antirebelles étranges, d’authentiques lorgneurs qui osent de quelque façon s’abstenir d’un regard ironique, qui ont l’audace puérile d’endosser et d’énoncer des principes de sens unique<a href="#14" name="note14b"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>[14]</strong></span></a>.</span><br />&nbsp;</div> <p>Wallace voyait l’œuvre des auteurs postmodernistes comme ayant été formidablement prodigieuse et comme ayant mené les gens de sa génération à un véritable cul-de-sac idéologique. Avec <em>Réussir son hypermodernité</em>, Langelier amène son lecteur dans ce cul-de-sac, l’invite à sortir de la voiture et le renvoie –si péniblement clichée la tâche puisse-t-elle paraître aux yeux du lecteur ironique–&nbsp;à l’essentiel:</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Si vous avez bien suivi les étapes décrites tout au long de ce livre, le sentier que vous suiviez débouchera alors sur une sorte de petite clairière inondée de soleil. Vous vous dirigerez en son centre. Impulsivement, vous vous étendrez par terre, sur le dos. Le ciel sera d’un bleu vibrant. Vous fermerez les yeux et sentirez la chaleur du soleil sur votre visage. Derrière vos paupières, des points lumineux danseront sur un fond orangé, comme des électrons autour d’un noyau, comme les molécules d’acides aminés dans la sève des arbres, comme les globules blancs dans votre sang. (p.218)</span><br />&nbsp;</div> <p>Dans son œuvre autobiographique, Dave Eggers construit un récit en tenant son lecteur par la main du début à la fin, le suppliant de le <em>regarder</em> («Regardez, je vous en prie. Vous nous voyez?<a href="#note15" name="note15b"><strong>[15]</strong></a>») et lui inculquant une empathie presque forcée. Si l’individu hypermoderne se retrouve désormais plus seul que jamais dans la tempête de discours, de consommation et d’interaction virtuelles, Langelier, comme Eggers dix ans plus tôt, implore son lecteur de prendre au moins conscience du monde autour de lui. Il l’invite à reconnaître son humanité, jusqu’au sang qui coule dans ses veines, et à s’y rattacher. À leur manière, ces auteurs tentent de rétablir un certain humanisme dans la fiction. Plus que toute autre chose, ces livres sont des mains tendues vers le lecteur. Entre humains, nous sommes invités à partager en toute surconscience une expérience authentique: rire, souffrir et lire <em>ensemble</em>.<br /><br /><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Vers une littérature postironique?</strong></span><br /><br />Il serait erroné de penser que <em>Réussir son hypermodernité</em> ne recèle aucun humour ironique, ou qu’une lecture au deuxième degré entacherait tout le projet littéraire de Langelier. Il est encore vrai, après tout, que de dénier à un auteur tout sens de l’ironie constitue une véritable insulte. Mais il importe de constater avec combien de justesse cette œuvre relance une réflexion des plus actuelles que des auteurs américains contemporains ont déjà maintes fois engagée. L’ironie aura toujours sa place dans la fiction, au même titre que l’humour noir et le cynisme, mais le constat derrière cette réflexion va comme suit: il devient de plus en plus urgent de se dégager de l’emprise de l’ironie sur notre façon de créer et de consommer l’art et la culture. Si, ne serait-ce que par son ambiguïté formelle, l’ouvrage de Langelier apparaît aujourd’hui comme un ovni dans le ciel littéraire du Québec, peut-on envisager qu’il marquera un coup d’envoi pour une littérature postironique québécoise?<br /><br />Sur la forme, les romans de Mathieu Arsenault ont fait montre de la même originalité avant-pop: son <em>Album de finissants</em> (2004) constitue un amalgame de cris du cœur, de coups de gueule et de bouffonneries rassemblés par fragments, et traversés par la culture pop, créant une polyphonie adolescente comparable à ce qu’on entendrait dans la cafétéria d’une polyvalente. Sur le fond, les écrits du Montréalais Jacob Wren, comme <em>La famille se crée en copulant</em> (traduit de l’anglais au Quartanier, en 2008) et <em>Revenge Fantasies of the Politically Dispossessed</em> (2010), abordent plus ou moins directement la thématique du joug de l’ironie dans la société actuelle. Ce ne sont là, bien sûr, que deux exemples d’un corpus qui demeure encore à définir. Chose certaine, à se fier aux résultats d’un sondage CROP publiés dans <em>La Presse</em> faisant de Réussir son hypermodernité le cinquième livre le plus recommandé par les Québécois en 2010<a href="#16" name="note16b"><strong>[16]</strong></a>, l’ouvrage de Langelier touche une corde sensible.</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <hr /> <p><a href="#note1b" name="note1"><strong>[1]</strong></a>Il existe peu de termes aussi ambigus, et parfois même trompeurs, que l’appellation de «postmoderniste». À plus forte raison, on s’aperçoit, en étudiant le sujet, qu’il existe à peu près autant de postmodernismes qu’il y a de théoriciens prêts à en donner une définition. Louis Menand décrit bien l’ambivalence entourant l’expression: «Postmodernism is the Swiss Army knife of critical concepts. It’s definitionally overloaded, and it can do almost any job you need done.» (Louis Menand, «Saved from Drowning: Barthelme Reconsidered» dans <em>The New Yorker</em>, February 23, 2009, p.68.) En ce sens, nous précisons que nous employons ici l’expression «postmoderniste» en référence à sa valeur programmatique, esthétique, et en opposition à l’expression «postmodernité» qui se rapporterait plutôt à une condition socioculturelle, politique, voire philosophique. En littérature, le postmodernisme s’est développé dans les années 1960, particulièrement aux États-Unis, avec des auteurs comme Robert Coover, Donald Barthelme, William Gaddis et John Barth.<br /><br /><a href="#note2b" name="note2"><strong>[2]</strong></a>Cité dans Jean-François Chassay, <em>Robert Coover: l’écriture contre les mythes</em>, Paris, Belin, 1996, p.13.<br /><br /><a href="#note3b" name="note3"><strong>[3]</strong></a>Dans un appendice ajouté lors d’une réédition de son ouvrage, Eggers témoigne en partie de cette inquiétude, en prenant la peine d’expliquer avec véhémence le fonctionnement de l’ironie. On comprend indirectement que l’auteur refuse toute lecture ironique de son récit: «[Irony] is beyond a doubt the most overused and under-understood word we currently have.» Sa longue tirade contre l’ironie est disponible en ligne: <a href="http://www.guardian.co.uk/theguardian/2001/jan/20/weekend7.weekend6" title="http://www.guardian.co.uk/theguardian/2001/jan/20/weekend7.weekend6">http://www.guardian.co.uk/theguardian/2001/jan/20/weekend7.weekend6</a> (page consultée le 3 janvier 2011).<br /><br /><a href="#note4b" name="note4"><strong>[4]</strong></a>«And make no mistake: irony tyrannizes us.» David Foster Wallace, «<em>E Unibus Pluram</em>: Television and U.S. Fiction», dans <em>A Supposedly Fun Thing I’ll Never Do Again: Essays and Arguments</em>, Boston, Little, Brown and Company, 1997, p.67.<br /><br /><a href="#note5b" name="note5"><strong>[5]</strong></a>Steven Moore, «In Memoriam David Foster Wallace», <em>Modernism/Modernity</em>, vol. 16, n°1 (January 2009), p.2.<br /><br /><a href="#note6b" name="note6"><strong>[6]</strong></a>Lee Konstantinou, «Wipe That Smirk Off Your Face: Postironic Literature and the Politics of Character», thèse de doctorat, Stanford University, 2009, 304 f.<br /><br /><a href="#note7b" name="note7"><strong>[7]</strong></a>Lee Siegel, «The Niceness Racket», <em>The New Republic</em>, April 23, 2007, p.50: «Eggers [is] the sincere young father of post-postmodern half-irony –call it sincerony».<br /><br /><a href="#note8b" name="8"><strong>[8]</strong></a>&nbsp; À ce chapitre, le chroniqueur du <em>Guardian</em> Lawrence Donegan offre un bon aperçu du rôle qu’occupe la revue dans le panorama littéraire américain contemporain. On peut accéder à son article en ligne: <a href="http://www.guardian.co.uk/books/2003/feb/16/fiction.features" title="http://www.guardian.co.uk/books/2003/feb/16/fiction.features">http://www.guardian.co.uk/books/2003/feb/16/fiction.features</a> (page consultée le 4 janvier 2011).<br /><br /><a href="#note9b" name="note9"><strong>[9]</strong></a>Daniel Canty signe, dans la revue <em>OVNI</em>, une recension du roman History of Love de Nicole Krauss qui touche en partie ce sujet. (Daniel Canty, «Les nouveaux sentimentaux», dans <em>OVNI. Littérature, Art, Critique</em>, no1 (mai-juillet 2008), p.42.<br /><br /><a href="#note10b" name="note10"><strong>[10]</strong></a>Lee Konstantinou, <em>op. cit.</em>, p.iv.<br /><br /><a href="#note11b" name="note11"><strong>[11]</strong></a>Larry McCaffery, «An Interview with David Foster Wallace», dans <em>Review of Contemporary Fiction</em>, vol. 13 no2 (1993), p.150: «The postmodern founders’ patricidal work was great, but patricide produces orphans, and no amount of revelry can make up for the fact that writers my age have been literary orphans throughout our formative years.» (Nous traduisons.) Par ailleurs, le récit de Langelier décrit la mort du père. Or, nous remarquons une thématique récurrente dans certaines œuvres américaines dites postironiques: la mort des parents et la passation des pouvoirs aux nouveaux orphelins. Le roman magistral de Wallace, <em>Infinite Jest</em> (1996), met notamment en scène la mort d’un maître du cinéma expérimental et la manière dont ses fils ont vécu le deuil. On peut lire au sujet de ce roman le texte «Ces poussières faites pour troubler l’œil» de Simon Brousseau, paru le 20 décembre 2010 sur <em>Salon double</em>: <a href="http://salondouble.contemporain.info/lecture/ces-poussieres-faites-pour-troubler-loeil" title="http://salondouble.contemporain.info/lecture/ces-poussieres-faites-pour-troubler-loeil">http://salondouble.contemporain.info/lecture/ces-poussieres-faites-pour-...</a> Le roman d’Eggers raconte la mort de ses deux parents. En 2006, Jonathan Safran Foer représentait de manière très touchante le deuil d’un garçon ayant perdu son père dans les attentats du 11 septembre (<em>Extremely Loud &amp; Incredibly Close</em>). Tout récemment, c’est Ron Currie Jr. qui en remet, avec son roman <em>Everything Matters!</em> (2009), où un fils surdoué tente en vain de sauver son père du cancer.<br /><br /><a href="#note12b" name="note12"><strong>[12]</strong></a>Gilles Lipovetsky, <em>L’écran global</em>, Paris, Seuil, 2007, p.52.<br /><br /><a href="#note131" name="note13"><strong>[13]</strong></a>Larry McCaffery (dir.), ed. <em>After Yesterday’s Crash: The Avant-Pop Anthology</em>, Penguin Books, New York, 1995, p.xix: «Avant-Pop often relies on the use of radical aesthetic methods to confuse, confound, bewilder, piss off, and generally blow the fuses of ordinary citizens exposed to it (a “deconstructive” strategy) –but just as frequently it does so with the intention of creating a sense of delight, amazement, and amusement (“reconstructive”).» (Nous traduisons.)&nbsp;<br /><br /><a href="#note14b" name="14"><strong>[14]</strong></a>David Foster Wallace, «<em>E Unibus Pluram</em>: Television and U.S. Fiction», <em>op. cit.</em>, p.81: «The next real literary «rebels» in this country might well emerge as some weird bunch of <em>anti</em>-rebels, born oglers who dare somehow to back away from ironic watching, who have the childish gall actually to endorse and instantiate single-entendre principles.» (Nous traduisons.) &nbsp;<br /><br /><a href="#note15b" name="note15"><strong>[15]</strong></a>Dave Eggers, <em>Une œuvre déchirante d’un génie renversant</em> (traduit de l'américain par Michelle-Herpe Volinsky), Paris, Éditions Balland (J’ai lu), 2001, p.97.<br /><br /><a href="#note16b" name="16"><strong>[16]</strong></a>Jean Siag. «Coup de sonde culturel» dans <em>La Presse</em>, 31 décembre 2010, &nbsp;http://www.cyberpresse.ca/dossiers/retrospective-2010/201012/31/01-4356517-coup-de-sonde-culturel.php (page consultée le 4 janvier 2011).</p> <p>&nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> CANTY, Daniel CHABON, Michael COOVER, Robert Critique littéraire CURRIE, Ron DIAZ, Junot DONEGAN, Lawrence EGGERS, Dave Esthétique Filiation FOSTER WALLACE, David GADDIS, William Intertextualité Ironie JULY, Miranda KONSTANTINOV, Lee LANGELIER, Nicolas LETHEM, Jonathan LIPOVETSKY, Gilles McCAFFERY, Larry Métafiction MOORE, Steven NEWMAN, Charles Postmodernité Québec Relations humaines SAFRAN FOER, Jonathan SAUNDERS, George SIEGEL, Harry VOLLMANN, William T. Récit(s) Mon, 31 Jan 2011 05:10:10 +0000 William S. Messier 312 at http://salondouble.contemporain.info Ces poussières faites pour troubler l'oeil http://salondouble.contemporain.info/lecture/ces-poussieres-faites-pour-troubler-loeil <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/infinite-jest">Infinite Jest</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <div class="rteindent1 rteright">Come, come, and sit you down, you shall not budge.<br /> You go not till I set you up a glass<br /> Where you may see the inmost part of you.<br /> &mdash; Shakespeare, <em>Hamlet</em></div> <div> Peu de temps apr&egrave;s la publication d&rsquo;<em>Infinite Jest</em>, David Foster Wallace (DFW) discutait de son roman avec Michel Silverblatt &agrave; l&rsquo;&eacute;mission radiophonique <em>Bookworm</em><a name="note1" href="#note1a">[1]</a>. Interrog&eacute; sur ses motivations quant &agrave; l&rsquo;&eacute;criture d&rsquo;une &oelig;uvre d&rsquo;une telle ampleur&mdash;on parle d&rsquo;un texte faisant 1079 pages&mdash;, DFW affirme avoir voulu &eacute;crire un livre aussi amusant qu&rsquo;exigeant, et insiste sur l&rsquo;importance qu&rsquo;il accorde &agrave; l&rsquo;<em>effort</em> de lecture, avan&ccedil;ant que la relation du sujet contemporain &agrave; la culture se vivrait le plus souvent dans le confort de la facilit&eacute;. Ce rapport de facilit&eacute; &agrave; la culture est incarn&eacute; principalement, toujours selon DFW, par la t&eacute;l&eacute;vision et le cin&eacute;ma populaire, qu&rsquo;il range sans vergogne dans la cat&eacute;gorie du &laquo;low art&raquo;. Il s&rsquo;agit d&rsquo;&oelig;uvres divertissantes dont le but avou&eacute; est non seulement de r&eacute;pondre &agrave; l&rsquo;urgent besoin de plaisir qui habite l&rsquo;humain, mais aussi, bien s&ucirc;r, de g&eacute;n&eacute;rer des profits en y r&eacute;pondant: &laquo;TV and popular film and most kinds of &quot;low&quot; art&mdash;which just means art whose primary aim is to make money&mdash;is lucrative precisely because it recognizes that audiences prefer 100 percent pleasure to the reality that tends to be 49 percent pleasure and 51 percent pain<a name="note2" href="#note2a">[2]</a>.&raquo; <p>Un roman de l&rsquo;envergure d&rsquo;<em>Infinite Jest</em> repose sur le projet de s&rsquo;opposer &agrave; la facilit&eacute; de l&rsquo;art divertissant, tant par sa structure narrative complexe et par les th&egrave;mes qui y sont abord&eacute;s que par l&rsquo;engagement que sa lecture implique. Le nombre d&rsquo;heures n&eacute;cessaires &agrave; la lecture de cette brique agit de fa&ccedil;on d&eacute;cisive sur le lecteur, l&rsquo;exposant longuement &agrave; la tristesse du sujet contemporain qui appara&icirc;t, au fil du texte, &ecirc;tre l&rsquo;un des fils reliant entre eux les nombreux personnages de l&rsquo;histoire<a name="note3" href="#note3a">[3]</a>. C&rsquo;est pourquoi il me semble pertinent d&rsquo;aborder ici ce roman qui, bien qu&rsquo;ayant &eacute;t&eacute; publi&eacute; il y a quinze ans, demeure d&rsquo;une actualit&eacute; criante, tant par la r&eacute;flexion qu&rsquo;il propose sur la culture contemporaine que par le regard critique qu&rsquo;il porte sur l&rsquo;&eacute;criture de fiction. </p> <p><em>Infinite Jest</em> se d&eacute;ploie en un &eacute;cheveau et il est n&eacute;cessaire d&rsquo;en d&eacute;gager les fils narratifs principaux avant de poursuivre. L&rsquo;histoire se d&eacute;roule dans un futur<a name="note4" href="#note4a">[4]</a> o&ugrave; les ann&eacute;es ne sont plus compt&eacute;es en nombres, mais portent plut&ocirc;t le nom de diverses compagnies ayant pay&eacute; des droits pour, litt&eacute;ralement, passer &agrave; l&rsquo;histoire. Le c&oelig;ur du r&eacute;cit se d&eacute;roule lors de <em>The Year of the Depend Adult Undergarment</em><a name="note5" href="#note5a">[5]</a>. Le roman contient trois trames narratives principales qui se recoupent en de nombreux chass&eacute;s-crois&eacute;s. La premi&egrave;re trame concerne une acad&eacute;mie de tennis, Enfield Tennis Academy, o&ugrave; &eacute;tudie Hal Incandenza, un jeune surdou&eacute; &agrave; la m&eacute;moire exceptionnelle qui poss&egrave;de une vaste culture, en plus d&rsquo;&ecirc;tre d&eacute;pendant &agrave; la marijuana. La deuxi&egrave;me trame expose la vie des pensionnaires d&rsquo;un centre de r&eacute;habilitation pour drogu&eacute;s et alcooliques, Ennet House, qui se trouve en bas de la colline o&ugrave; est situ&eacute;e l&rsquo;acad&eacute;mie Enfield. Don Gately, un ex-toxicomane travaillant pour le centre, occupe une place importante dans cette partie. Finalement, une troisi&egrave;me trame met en sc&egrave;ne Marathe, un membre des <em>Assassins des Fauteuils Rollents</em>, ce groupe de terroristes qu&eacute;b&eacute;cois souhaitant que le Qu&eacute;bec se s&eacute;pare de l&rsquo;ONAN<a name="note6" href="#note6a">[6]</a> (Organization of North American Nations), c&rsquo;est-&agrave;-dire l&rsquo;union politique du Canada, des &Eacute;tats-Unis et du Mexique. Il faut pr&eacute;ciser que ces trois trames principales sont accompagn&eacute;es de nombreuses sc&egrave;nes secondaires o&ugrave; l&rsquo;on rencontre divers personnages qui ne participent pas de fa&ccedil;on directe &agrave; l&rsquo;intrigue. D&rsquo;ailleurs, l&rsquo;emploi du terme &laquo;intrigue&raquo; ne rend pas justice &agrave; la logique qui pr&eacute;vaut dans <em>Infinite Jest</em>, o&ugrave; l&rsquo;enjeu lectural ne se situe pas tant dans la d&eacute;couverte d&rsquo;un d&eacute;nouement que dans l&rsquo;exploration d&rsquo;une exp&eacute;rience collective du r&eacute;el, de la tristesse de ce r&eacute;el et des personnages qui l&rsquo;habitent. </p> <p>Il est &eacute;vident qu&rsquo;un commentaire de quelques pages ne peut suffire &agrave; donner ne serait-ce qu&rsquo;une id&eacute;e g&eacute;n&eacute;rale d&rsquo;<em>Infinite Jest</em>. Il me semble n&eacute;anmoins important de discuter, m&ecirc;me bri&egrave;vement, la fa&ccedil;on dont DFW pose la question de l&rsquo;empathie et de la place qu&rsquo;elle devrait occuper dans le travail du romancier contemporain. Pour le dire sans d&eacute;tour, l&rsquo;&eacute;crivain reproche &agrave; son &eacute;poque de favoriser un rapport individualiste &agrave; la r&eacute;alit&eacute;, renfor&ccedil;ant le penchant naturel qu&rsquo;aurait l&rsquo;individu &agrave; se consid&eacute;rer comme &eacute;tant le centre du monde. L&rsquo;empathie est d&eacute;crite par DFW comme &eacute;tant cette capacit&eacute;, cet effort que l&rsquo;humain peut et doit fournir, afin de se d&eacute;centrer et de pouvoir ainsi acc&eacute;der &agrave; l&rsquo;autre. Cet effort, cette volont&eacute; de penser le monde &agrave; partir de l&rsquo;autre est, pour DFW, <em>la vraie libert&eacute;</em>, et il en fait un projet d&rsquo;&eacute;criture: &laquo;The really important kind of freedom involves attention, and awareness, and discipline, and effort, and being able truly to care about other people and to sacrifice for them, over and over, in myriad petty little unsexy ways, every day. This is real freedom<a name="note7" href="#note7a">[7]</a>.&raquo; On le comprend, cette libert&eacute; &eacute;voqu&eacute;e par DFW implique un rejet du culte du moi et de l&rsquo;&eacute;gocentrisme qui r&eacute;gissent &agrave; bien des &eacute;gards les rapports sociaux de notre &eacute;poque. En ce sens, ses propos rejoignent la th&egrave;se d&eacute;fendue par Christopher Lasch dans <em>The Culture of Narcissism: American Life in an Age of Diminishing Expectations</em>, &agrave; savoir que l&rsquo;individu contemporain, en se repliant toujours plus sur soi-m&ecirc;me, devient inapte &agrave; conf&eacute;rer un sens &agrave; son existence, qu&rsquo;il appr&eacute;hende le plus souvent avec anxi&eacute;t&eacute;: &laquo;The new narcissist is haunted not by guilt but by anxiety. He seeks not to inflict his own certainties on others but to find a meaning in life. Liberated from the superstitions of the past, he doubts even the reality of his own existence<a name="note8" href="#note8a">[8]</a>.&raquo;</p> <p>Cette conception de l&rsquo;empathie, transpos&eacute;e dans l&rsquo;&eacute;criture romanesque, se traduit en un effort soutenu pour cerner la singularit&eacute; des diff&eacute;rents maux qui affligent les sujets contemporains: les angoisses li&eacute;es aux pressions sociales, la consommation de drogue v&eacute;cue comme moyen d&rsquo;&eacute;chapper &agrave; la vie imm&eacute;diate en alt&eacute;rant un r&eacute;el per&ccedil;u comme &eacute;tant l&rsquo;insupportable m&ecirc;me, sans oublier ces d&eacute;pressions s&rsquo;enracinant dans la banalit&eacute; du quotidien, d&eacute;voilant ce que ce mal-&ecirc;tre a de plus troublant, c&rsquo;est-&agrave;-dire le fait qu&rsquo;il soit incontournable. Cette attention soutenue, ce regard qui s&rsquo;efforce de comprendre la souffrance de fa&ccedil;on litt&eacute;rale et empathique, sans ironie ou cynisme, est pour DFW un authentique projet d&rsquo;&eacute;criture romanesque. Il s&rsquo;oppose par exemple &agrave; l&rsquo;&eacute;criture de Bret Easton Ellis, &agrave; qui il reproche de <em>seulement d&eacute;peindre</em> la noirceur du monde dans lequel on vit, sans toutefois chercher &agrave; proposer des possibilit&eacute;s de rendre le monde habitable. C&rsquo;est ce qu&rsquo;il d&eacute;plore du c&eacute;l&eacute;brissime et controvers&eacute; roman de Bret Easton Ellis, <em>American Psycho</em> (1993): </p></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Really good fiction could have as dark a worldview as it wished, but it&rsquo;d find a way both to depict this world and to illuminate the possibilities for being alive and human in it. You can defend <em>Psycho</em> as being a sort of performative digest of late-eighties social problems, but it&rsquo;s no more than that<a name="note9" href="#note9a">[9]</a>.</span></div> <div> Mais DFW ne s&rsquo;oppose pas seulement aux &eacute;critures qui s&rsquo;&eacute;vertuent &agrave; d&eacute;peindre le monde dans sa noirceur. Cette id&eacute;e de l&rsquo;importance de l&rsquo;empathie et d&rsquo;un effort sinc&egrave;re pour comprendre les humains va de pair avec un rejet d&rsquo;une certaine pratique de la m&eacute;tafiction o&ugrave; la prouesse formelle devient une fin en elle-m&ecirc;me. DFW en fait m&ecirc;me une avenue possible pour d&eacute;passer la m&eacute;tafiction, dont on conna&icirc;t l&rsquo;importance aux &Eacute;tats-Unis. Celui-ci &eacute;voque plusieurs &eacute;crivains, dont William T. Vollmann, Loorie Moore et Jonathan Franzen<a name="note10" href="#note10a">[10]</a>, qui appartiennent selon lui &agrave; cette nouvelle g&eacute;n&eacute;ration qui cherche &agrave; se d&eacute;barrasser des m&eacute;canismes de la m&eacute;tafiction, notamment de son ironie. Pour l&rsquo;auteur, il y a une distinction importante &agrave; faire entre l&rsquo;&eacute;criture et la lecture de texte qui fonctionnent en circuit ferm&eacute; (la fascination du monde universitaire pour les dispositifs narratifs, ind&eacute;pendamment des id&eacute;es qu&rsquo;ils supportent, en est un bon exemple) et les textes qui parlent du monde. Rejetant en bloc les discours visant &agrave; valider l&rsquo;&eacute;criture de fiction par le biais de pirouettes narratives exposant la sagacit&eacute; de l&rsquo;&eacute;crivain et sa compr&eacute;hension des m&eacute;canismes de l&rsquo;&eacute;criture, DFW adopte une posture r&eacute;solument du c&ocirc;t&eacute; de la vie, aux antipodes du solipsisme de ce qu&rsquo;il consid&egrave;re &ecirc;tre le propre de la mauvaise m&eacute;tafiction, c&rsquo;est-&agrave;-dire le retournement de l&rsquo;&eacute;criture sur l&rsquo;&eacute;criture, ce cercle parfait duquel la vie est exclue:</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><em>Fiction&rsquo;s about what it is to be a fucking human being.</em> If you operate, which most of us do, from the premise that there are things about the contemporary U.S. that make it distinctively hard to be a real human being, then maybe half of fiction&rsquo;s job is to dramatize what it is that makes it tough. The other half is to dramatize the fact that we still &quot;are&quot; human beings, now. Or can be<a name="note11" href="#note11a">[11]</a>. (Je souligne.)</span></div> <div> Cet appel &agrave; l&rsquo;ouverture et &agrave; l&rsquo;empathie peut, a priori, sembler clich&eacute; et moralisateur. Je pr&eacute;f&egrave;re pour ma part y voir une prise de position philosophique s&eacute;rieuse qui s&rsquo;appuie sur un constat troublant et difficilement r&eacute;futable, soit celui d&rsquo;un amenuisement des rapports sociaux r&eacute;ifiant le sujet contemporain en le r&eacute;duisant &agrave; une fonction qui l&rsquo;isole,&nbsp;celle du travailleur/consommateur. En cela, il me semble &eacute;galement que la r&eacute;flexion romanesque dans laquelle DFW s&rsquo;engage est &agrave; mettre en parall&egrave;le avec le travail amorc&eacute; par Peter Sloterdijk dans sa trilogie des <em>Sph&egrave;res</em>, par lesquelles celui-ci s&rsquo;&eacute;vertue &agrave; repenser l&rsquo;existence humaine en termes de relations et de transferts. Cette phrase, qui r&eacute;sume bien l&rsquo;esprit dans lequel est r&eacute;dig&eacute;e cette trilogie, pourrait sans l&rsquo;ombre d&rsquo;un doute se trouver en exergue d&rsquo;<em>Infinite Jest</em>: &laquo;Il faut &ecirc;tre au moins deux pour constituer une subjectivit&eacute; r&eacute;elle<a name="note12" href="#note12a">[12]</a>.&raquo; <p>&Ecirc;tre humain, dans <em>Infinite Jest</em>, c&rsquo;est &ecirc;tre l&rsquo;ar&egrave;ne o&ugrave; combattent, bien souvent jusqu&rsquo;&agrave; la mort&mdash;par suicide, &eacute;videmment&mdash;, le d&eacute;sespoir et l&rsquo;envie d&rsquo;&eacute;chapper &agrave; une condition jug&eacute;e insupportable. En ce sens, il est juste de dire que ce roman propose une vision tragique du monde; l&rsquo;emprunt du syntagme &laquo;Infinite Jest&raquo; au <em>Hamlet</em> de Shakespeare invite &agrave; suivre cette piste d&egrave;s le titre<a name="note13" href="#note13a">[13]</a>. Cette affirmation m&eacute;rite tout de m&ecirc;me d&rsquo;&ecirc;tre nuanc&eacute;e; il y a une ind&eacute;niable part de grotesque aux sc&egrave;nes tragiques, dans<em> Infinite Jest</em>, grotesque qui ne peut qu&rsquo;entra&icirc;ner le malaise du lecteur. Il suffit de penser au suicide du p&egrave;re Incandenza qui, bien que tragique, n&rsquo;&eacute;chappe pas au grotesque, celui-ci se donnant la mort en se faisant cuire la t&ecirc;te dans le four &agrave; micro-ondes. Il est difficile d&rsquo;&eacute;voquer cette copr&eacute;sence du grotesque et du tragique sans mentionner Schopenhauer, qui affirme, dans <em>Le monde comme volont&eacute; et comme repr&eacute;sentation</em>, qu&rsquo;il s&rsquo;agit l&agrave; du propre de l&rsquo;existence humaine: </p></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">La vie de chacun de nous, &agrave; l&rsquo;embrasser dans son ensemble d&rsquo;un coup d&rsquo;&oelig;il, &agrave; n&rsquo;en consid&eacute;rer que les traits marquants, est une v&eacute;ritable trag&eacute;die; mais quand il faut, pas &agrave; pas, l&rsquo;&eacute;puiser en d&eacute;tail, elle prend la tournure d&rsquo;une com&eacute;die. Chaque jour apporte son travail, son souci; chaque instant, sa duperie nouvelle; chaque semaine, son d&eacute;sir, sa crainte; chaque heure, ses d&eacute;sappointements, car le hasard est l&agrave;, toujours aux aguets pour faire quelque malice; pures sc&egrave;nes comiques que tout cela. Mais les souhaits jamais exauc&eacute;s, la peine toujours d&eacute;pens&eacute;e en vain, les esp&eacute;rances bris&eacute;es par un destin impitoyable, les m&eacute;comptes cruels qui composent la vie tout enti&egrave;re, la souffrance qui va grandissant, et, &agrave; l&rsquo;extr&eacute;mit&eacute; du tout, la mort, en voil&agrave; assez pour faire une trag&eacute;die. On dirait que la fatalit&eacute; veut, dans notre existence, compl&eacute;ter la torture par la d&eacute;rision; elle y met toutes les douleurs de la trag&eacute;die; mais, pour ne pas nous laisser au moins la dignit&eacute; du personnage tragique, elle nous r&eacute;duit, dans les d&eacute;tails de la vie, au r&ocirc;le du bouffon<a name="note14" href="#note14a">[14]</a>.</span></div> <div> Pour ne donner qu&rsquo;un exemple de cette vision tragique de l&rsquo;existence propos&eacute;e par <em>Infinite Jest</em>, on peut &eacute;voquer Kate Gompert, cette femme d&eacute;pendante &agrave; la marijuana qui, apr&egrave;s trois tentatives de suicide, donne le choix &agrave; son m&eacute;decin de lui administrer des &eacute;lectrochocs ou bien de lui rendre la ceinture avec laquelle elle a tent&eacute; de mettre fin &agrave; ses jours... Cette lucidit&eacute; devant l&rsquo;immuabilit&eacute; du mal qui l&rsquo;habite a de quoi faire fr&eacute;mir le lecteur, et les mots le rapprochent peut-&ecirc;tre des secondes insupportables &eacute;voqu&eacute;es par Kate:</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">&lsquo;I want shock,&rsquo; she said finally. &lsquo;Isn&rsquo;t part of this whole concerned kindness deal that you&rsquo;re supposed to ask me how I think you can be of help? Cause I&rsquo;ve been through this before. You haven&rsquo;t asked what I want. Isn&rsquo;t it? Well how about either give me ECT again, or give me my belt back. <em>Because I can&rsquo;t stand feeling like this another second, and the seconds keep coming on and on.&rsquo;</em> (p.74; je souligne.)</span></div> <div> Ce passage permet de saisir comment s&rsquo;imbriquent deux des th&egrave;mes majeurs d&rsquo;<em>Infinite Jest</em>, soit la solitude et l&rsquo;empathie. &Eacute;videmment, le probl&egrave;me de l&rsquo;empathie est indissociable de celui de la&nbsp; solitude et laisse entendre qu&rsquo;il y aurait <em>quelque chose</em> qui r&eacute;siste, entre les sujets, les emp&ecirc;chant de partager leur exp&eacute;rience du monde. Ce qui est triste &agrave; propos de notre temps, dit DFW, c&rsquo;est cette solitude, ce <em>quelque chose</em> qui fait &eacute;cran, emp&ecirc;chant l&rsquo;humain de vivre une relation <em>imm&eacute;diate</em> avec ses proches. Quelques pages avant de r&eacute;clamer des &eacute;lectrochocs, Kate Gombert insiste justement sur la radicalit&eacute; de sa solitude, les m&eacute;dicaments repr&eacute;sentant <em>tout ce qu&rsquo;elle avait dans le monde</em>:</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">The doctor said could she tell him a little bit about why she&rsquo;s here with them right now? Can she remember back to what happen?<br /> She took an even deeper breath. She was attempting to communicate boredom or irritation. &lsquo;I took a hundred-ten Parnate, about thirty Lithonate capsules, some old Zoloft. I took everything I had in the world. (p.70)</span></div> <div> Si j&rsquo;insiste sur l&rsquo;impossibilit&eacute; qu&rsquo;ont plusieurs personnages d&rsquo;<em>Infinite Jest</em> &agrave; vivre une relation imm&eacute;diate &agrave; la r&eacute;alit&eacute;, c&rsquo;est qu&rsquo;il me semble que la tristesse de l&rsquo;existence, dans ce roman, est &agrave; mettre en lien avec les diff&eacute;rentes formes de m&eacute;diations qui participent de l&rsquo;exp&eacute;rience du monde contemporain. Par cela, le roman de DFW peut &ecirc;tre lu comme l&rsquo;exemplification de la th&egrave;se soutenue par Guy Debord dans <em>La soci&eacute;t&eacute; du spectacle</em>, qui veut que &laquo;[t]oute la vie des soci&eacute;t&eacute;s dans lesquelles r&egrave;gnent les conditions modernes de production s&rsquo;annonce comme une immense accumulation de <em>spectacles</em>. Tout ce qui &eacute;tait directement v&eacute;cu s&rsquo;est &eacute;loign&eacute; dans une repr&eacute;sentation<a name="note15" href="#note15a">[15]</a>.&raquo; De fait, un &eacute;l&eacute;ment majeur du roman est l&rsquo;intrigue qui gravite autour d&rsquo;un film, <em>Infinite Jest</em>, qui a &eacute;t&eacute; r&eacute;alis&eacute; par James Incandenza quelques mois avant qu&rsquo;il ne se suicide. Ce film, qui repr&eacute;sente dans le roman le divertissement par excellence, a la propri&eacute;t&eacute; du tuer son spectateur en lui procurant une dose l&eacute;tale de plaisir. Celui-ci n&rsquo;arrive plus &agrave; d&eacute;tourner son attention du film, source de plaisir intarissable, et meurt simplement d&rsquo;inanition. C&rsquo;est d&rsquo;ailleurs la raison pour laquelle les <em>Assassins des Fauteuils Rollents</em> tentent de mettre la main sur ce film, qu&rsquo;ils aimeraient bien distribuer dans les foyers des citoyens de l&rsquo;ONAN. <p>Cette id&eacute;e d&rsquo;un divertissement qui provoque un plaisir mortel gagne &agrave; &ecirc;tre mise en parall&egrave;le avec la solitude du sujet contemporain. DFW semble vouloir proposer, par de nombreuses sc&egrave;nes, que la relation de l&rsquo;individu &agrave; ce qu&rsquo;il consid&egrave;re &ecirc;tre la libert&eacute; soit totalement erron&eacute;e, puisque ce que l&rsquo;individu contemporain choisit, c&rsquo;est toujours le plaisir, sous diverses formes. Les exp&eacute;riences des drogu&eacute;s, des alcooliques et des citoyens friands de t&eacute;l&eacute;vision, en ce sens, peuvent &ecirc;tre pens&eacute;es conjointement en tant que sources de plaisir op&eacute;rant une m&eacute;diation entre le sujet et le monde, ajoutant une enveloppe (faussement) protectrice entre sa personne et ce qui s&rsquo;offre &agrave; lui. Ce qui est important de souligner, c&rsquo;est que ces diff&eacute;rentes sources de plaisir sont trait&eacute;es dans le texte comme autant de formes d&rsquo;ali&eacute;nation. Ainsi, la sc&egrave;ne o&ugrave; Marathe, membre des <em>Assassins des Fauteuils Rollents</em>, discute du libre arbitre avec Steeply, un repr&eacute;sentant des services secrets am&eacute;ricains, montre bien que la notion de choix pose probl&egrave;me dans la mesure o&ugrave; les citoyens n&rsquo;ont pas les moyens de choisir de fa&ccedil;on &eacute;clair&eacute;e, si bien que la possibilit&eacute; de mourir de plaisir, pour plusieurs, constitue sans doute un sort enviable:</p></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Marathe shrugged. &lsquo;Us, we will force nothing on U.S.A. persons in their warm homes. We will make only available. Entertainment. There will be then some choosing, to partake or choose not to.&rsquo; Smoothing slightly at his lap&rsquo;s blanket. &lsquo;How will U.S.A.s choose? Who has taught them to choose with care? How will your Offices and Agencies protect them, your people?&rsquo; (p.318)</span></div> <div> Plus loin, Marathe propose que la nation am&eacute;ricaine est de toute fa&ccedil;on d&eacute;j&agrave; morte, les citoyens &eacute;tant d&eacute;sormais incapables d&rsquo;effectuer le moindre choix &eacute;clair&eacute;:</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Someone or some people among your own history sometime killed your U.S.A. nation already, Hugh. Someone who had authority, or should have had authority and did not exercise authority. I do not know. <em>But someone sometime let you forget how to choose, and what. Someone let your peoples forget it was the only thing of importance, choosing</em>. (p.319; je souligne.)</span><br /> &nbsp;</div> <div>Ici, il faut se rappeler les propos de DFW au sujet des arts du divertissement, qui ne proposent rien d&rsquo;autre que du plaisir, niant par le fait m&ecirc;me tout ce qui est triste dans l&rsquo;existence, la solitude en premier lieu. Le jeune Hal, habitu&eacute; au fonctionnement rigoureux de l&rsquo;Institut de tennis d&rsquo;Enfield, explique par exemple aux plus jeunes que la solitude est la condition &agrave; laquelle ils sont tous condamn&eacute;s: &laquo;We&rsquo;re all on each other&rsquo;s food chain. All of us. It&rsquo;s an individual sport. Welcome to the meaning of individual. We&rsquo;re each deeply alone here. It&rsquo;s what we all have in common, this aloneness.&raquo; (p.112) Ce diagnostic, qui concerne d&rsquo;abord les jeunes athl&egrave;tes de l&rsquo;acad&eacute;mie Enfield, m&eacute;rite qu&rsquo;on l&rsquo;applique &agrave; l&rsquo;ensemble des personnages du roman et peut-&ecirc;tre &eacute;galement aux lecteurs. Dans l&rsquo;entrevue accord&eacute;e &agrave; Valerie Stivers, DFW exprime de fa&ccedil;on explicite ce lien qu&rsquo;il &eacute;tablit entre la tristesse, les m&eacute;dias de divertissement et l&rsquo;usage de drogues: </div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">I wonder why I'm lonely and doing a lot of drugs? Could there be any connection between the fact that I've got nothing to do with other people, that I don't really have a fucking clue what it is to have a real life and the fact that most of my existence is mediated by entertainment that I passively choose to receive<a name="note16" href="#note16a">[16]</a>?</span><br /> &nbsp;</div> <div>Il devient int&eacute;ressant, &agrave; la lumi&egrave;re de cette d&eacute;claration, de penser l&rsquo;articulation des th&egrave;mes de la solitude et de la d&eacute;pendance aux drogues et aux m&eacute;dias de divertissement, incarn&eacute;s de fa&ccedil;on tout &agrave; fait embl&eacute;matique par le film <em>Infinite Jest</em>. En effet, il est difficile de ne pas y voir un commentaire sur notre propre rapport aux m&eacute;dias, sur le semblant de relation au monde que leur fonctionnement induit. Le sujet contemporain appr&eacute;cie l&rsquo;art divertissant, dit DFW, parce que les m&eacute;dias supportent des &oelig;uvres faites uniquement de plaisir et lui permettent, en lui procurant une exp&eacute;rience esth&eacute;tique heureuse, d&rsquo;oublier tout ce que sa vie a de triste. Cette fuite dans la fiction, devons-nous comprendre, n&rsquo;est pas tellement &eacute;loign&eacute;e de la mort effective des spectateurs du film <em>Infinite Jest</em>. <p>C&rsquo;est dans cette repr&eacute;sentation du divertissement, au c&oelig;ur d&rsquo;une &oelig;uvre qui s&rsquo;efforce de confronter le lecteur &agrave; la tristesse de la vie contemporaine, qu&rsquo;il faut voir l&rsquo;effort de l&rsquo;auteur &agrave; susciter l&rsquo;empathie de celui-ci. Si la t&eacute;l&eacute;vision, comme le propose DFW, conforte l&rsquo;illusion que nous ne sommes pas seuls, <em>Infinite Jest</em> cherche au contraire &agrave; lever le voile sur cette solitude. Il y aurait, dans l&rsquo;exp&eacute;rience de lecture que propose DFW, quelque chose qui rel&egrave;ve du sevrage, et donc de la douleur. Ce sevrage, on l&rsquo;aura compris, concerne l&rsquo;illusion m&eacute;diatique du bonheur socialement partag&eacute;. Celui-ci a une valeur positive, car il implique une forme de renouement avec la r&eacute;alit&eacute; imm&eacute;diate, le refus de l&rsquo;illusion de ce monde &laquo;100% plaisir&raquo; de l&rsquo;&eacute;cran qui, pr&eacute;cis&eacute;ment, <em>fait &eacute;cran</em> devant le tragique de l&rsquo;existence. Tragique qui, pour DFW comme pour Pier-Paolo Pasolini, r&eacute;side dans l&rsquo;amenuisement des rapports humains, et m&ecirc;me, peut-&ecirc;tre, dans leur simple disparition: &laquo;Je tiens simplement &agrave; ce que tu regardes autour de toi et prennes conscience de la trag&eacute;die. Et quelle est-elle, la trag&eacute;die? La trag&eacute;die, c&rsquo;est qu&rsquo;il n&rsquo;existe plus d&rsquo;&ecirc;tres humains; on ne voit plus que de singuliers engins qui se lancent les uns contre les autres<a name="note17" href="#note17a">[17]</a>.&raquo;&nbsp;</p></div> <hr /> <div> <meta name="Titre" content="" /><br /> <a name="note1a" href="#note1">[1]</a> L&rsquo;entrevue, qui a eu lieu le 11 avril 1996, est disponible en ligne: <a href="http://www.kcrw.com/media-player/mediaPlayer2.html?type=audio&amp;id=bw960411david_foster_wallace" title="http://www.kcrw.com/media-player/mediaPlayer2.html?type=audio&amp;id=bw960411david_foster_wallace">http://www.kcrw.com/media-player/mediaPlayer2.html?type=audio&amp;id=bw96041...</a> (site consult&eacute; le 21 novembre 2010). <p><a name="note2a" href="#note2">[2]</a> Pour en conna&icirc;tre davantage sur cette r&eacute;flexion que propose David Foster Wallace &agrave; propos de la t&eacute;l&eacute;vision et des divertissements, on consultera &agrave; profit l&rsquo;entretien de l&rsquo;auteur avec Larry McCaffery, &laquo;A conversation with David Foster Wallace&raquo;, En ligne: <a href="http://www.dalkeyarchive.com/book/?GCOI=15647100621780" title="http://www.dalkeyarchive.com/book/?GCOI=15647100621780">http://www.dalkeyarchive.com/book/?GCOI=15647100621780</a> (site consult&eacute; le 21 novembre 2010).</p> <p><a name="note3a" href="#note3">[3]</a> Dans une entrevue accord&eacute;e &agrave; la revue <em>Stim</em>, l&rsquo;auteur affirme sans d&eacute;tour avoir voulu &eacute;crire &agrave; propos de ce qu&rsquo;il y a de triste dans l&rsquo;Am&eacute;rique contemporaine: &laquo;I wanted to do something sad. I think it's a very sad time in America and it has something to do with entertainment. It's not TV's fault, It's not [Hollywood's] fault and it's not the Net's fault. It's our fault. We're choosing this.&raquo; cf. Valerie Stivers, &laquo;Interview with David Foster Wallace&raquo;, Stim, Mai 1996, En ligne: <a href="http://www.stim.com/Stim-x/0596May/Verbal/dfwtalk.html" title="http://www.stim.com/Stim-x/0596May/Verbal/dfwtalk.html">http://www.stim.com/Stim-x/0596May/Verbal/dfwtalk.html</a> (site consult&eacute; le 25 novembre 2010).</p> <p><a name="note4a" href="#note4">[4]</a> Ce futur &eacute;tant celui du temps de l&rsquo;&eacute;criture, soit 1996, la lecture d&rsquo;<em>Infinite Jest</em> s&rsquo;av&egrave;re d&rsquo;autant plus int&eacute;ressante en 2010 qu&rsquo;elle met en sc&egrave;ne une certaine id&eacute;e de ce qu&rsquo;aurait pu &ecirc;tre notre &eacute;poque. Quelques rares indices, dans le texte, permettent de reconstituer la chronologie et de situer l&rsquo;action du roman &agrave; la fin de la premi&egrave;re d&eacute;cennie du 21e si&egrave;cle. Stephen Burn, dans son livre sur <em>Infinite Jest</em>, reconstitue savamment la chronologie du roman en affirmant, preuves &agrave; l&rsquo;appui, que l&rsquo;action s&rsquo;y termine en 2010, nomm&eacute;e non sans ironie <em>The Year of the Glad</em>. cf. Stephen Burn, <em>Infinite Jest, A Reader&rsquo;s Guide</em>, New York/London, Continuum Contemporaries, 2003, 96 p. </p> <p><a name="note5a" href="#note5">[5]</a> Pour le plaisir, voici les noms des autres ann&eacute;es mentionn&eacute;es dans le texte: (1) Year of the Whopper, (2) Year of the Tucks Medicated Pad, (3) Year of the Trial-Size Dove Bar, (4) Year of the Perdue Wonderchicken, (5) Year of the Whisper-Quiet Maytag Dishmaster, (6) Year of the Yushityu 2007 Mimetic-Resolution-Cartridge-View TP Systems For Home, Office, Or Mobile, (7) Year of Dairy Products from the American Heartland, (8) Year of the Depend Adult Undergarment, (9) Year of Glad. </p> <p><a name="note6a" href="#note6">[6]</a> Remarquons au passage que cet acronyme permet &agrave; l&rsquo;auteur de faire un jeu de mots savoureux, en d&eacute;signant les citoyens de l&rsquo;ONAN comme &eacute;tant des onanistes. Ce d&eacute;tail est important puisqu&rsquo;il t&eacute;moigne de la condition des personnages du roman, le plus souvent pr&eacute;occup&eacute;s bien davantage par leur propre plaisir que par celui des autres.</p> <p><a name="note7a" href="#note7">[7]</a> David Foster Wallace, <em>This is Water, Some Thoughts, Delivered on a Significant Occasion, about Living a Compassionate Life</em>, New York/Boston/London, Little, Brown and Company, 2009, p.120. Une version de ce texte sensiblement diff&eacute;rente est disponible en ligne: <a href="http://www.guardian.co.uk/books/2008/sep/20/fiction" title="http://www.guardian.co.uk/books/2008/sep/20/fiction">http://www.guardian.co.uk/books/2008/sep/20/fiction</a> (site consult&eacute; le 21 novembre 2010).</p> <p><a name="note8a" href="#note8">[8]</a> Christopher Lasch, <em>The Culture of Narcissism: American Life in An Age of Diminishing Expectations</em>, New York/London, W.W. Norton &amp; Company, 1991 [1979], p.VXI.</p> <p><a name="note9a" href="#note9">[9]</a> Larry McCaffery, &laquo;A Conversation with David Foster Wallace&raquo;, En ligne: <a href="http://www.dalkeyarchive.com/book/?fa=customcontent&amp;GCOI=15647100621780&amp;extrasfile=A09F8296-B0D0-B086-B6A350F4F59FD1F7.html" title="http://www.dalkeyarchive.com/book/?fa=customcontent&amp;GCOI=15647100621780&amp;extrasfile=A09F8296-B0D0-B086-B6A350F4F59FD1F7.html">http://www.dalkeyarchive.com/book/?fa=customcontent&amp;GCOI=15647100621780&amp;...</a> (site consult&eacute; le 21 novembre 2010).</p> <p><a name="note10a" href="#note10">[10]</a> D&rsquo;ailleurs, son roman <em>The Corrections</em>, r&eacute;cipiendaire du <em>National Book Award </em>en 2001, partage avec <em>Infinite Jest</em> ce projet d&rsquo;une litt&eacute;rature empathique s&rsquo;&eacute;vertuant &agrave; comprendre les malaises des sujets contemporains. Une lecture comparative de ces deux romans permettrait sans doute de saisir &agrave; quel point les projets romanesques de Franzen et de Foster Wallace ont beaucoup en commun.&nbsp;&nbsp; </p> <p><a name="note11a" href="#note11">[11]</a> Larry McCaffery, <em>Op. cit.</em> </p> <p><a name="note12a" href="#note12">[12]</a> Peter Sloterdijk, <em>Bulles. Sph&egrave;res 1</em>, traduit de l&rsquo;allemand par Olivier Mannoni, Paris, Hachette Litt&eacute;ratures (coll. Pluriel Philosophie), 2002 [1998], p. 59. </p> <p><a name="note13a" href="#note13">[13]</a> Cette allusion invite &agrave; penser <em>Infinite Jest</em> en termes tragiques, d&rsquo;abord parce qu&rsquo;Hamlet est une trag&eacute;die, mais surtout parce que le passage &eacute;voqu&eacute; traite de la mort, de la relation &agrave; l&rsquo;autre et de l&rsquo;empathie, th&egrave;mes centraux du roman de DFW. Il s&rsquo;agit d&rsquo;une r&eacute;f&eacute;rence &agrave; la sc&egrave;ne du fossoyeur (Acte V, sc&egrave;ne I), alors qu&rsquo;Hamlet d&eacute;couvre le cr&acirc;ne de Yorick, l&rsquo;ancien fou du roi, et exprime l&rsquo;horreur qu&rsquo;il ressent devant la mort de cet &ecirc;tre qui lui &eacute;tait cher: &laquo;Let me see. [<em>He takes the skull</em>]. Alas, poor Yorick! I knew him, Horatio&mdash;a fellow of infinite jest, of most excellent fancy. He hath borne me on his back a thousand times, and now how abhorred in my imagination it is! My gorge rises at it.&raquo; cf. Shakespeare, <em>Hamlet</em>, Paris, GF-Flammarion (coll. Bilingue), 1995, p.370. </p> <p><a name="note14a" href="#note14">[14]</a> Arthur Schopenhauer, <em>Le monde comme volont&eacute; et comme repr&eacute;sentation</em>, traduit de l&rsquo;allemand par A. Burdeau, &eacute;dition revue et corrig&eacute;e par Richard Roos, Paris, Quadrige/PUF, 2008, p. 404.</p> <p><a name="note15a" href="#note15">[15]</a> Guy Debord, <em>La soci&eacute;t&eacute; de spectacle</em>, Paris, Gallimard (coll. Folio), 1992 [1967], p.15.</p> <p><a name="note16a" href="#note16">[16]</a> Valerie Stivers, <em>Op. cit.</em>.</p> <p><a name="note17a" href="#note17">[17]</a> Pier-Paolo Pasolini, <em>Contre la t&eacute;l&eacute;vision et autres textes sur la politique et la soci&eacute;t&eacute;</em>, Besan&ccedil;on, Les Solitaires intempestifs, p.93, cit&eacute; dans Georges Didi-Huberman, <em>Survivances des lucioles</em>, Paris, Les &Eacute;ditions de Minuit (coll. Paradoxe), 2009, p.25. <br /> <meta name="Mots cl&eacute;s" content="" /><br /> <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html; charset=utf-8" /><br /> <meta name="ProgId" content="Word.Document" /><br /> <meta name="Generator" content="Microsoft Word 2008" /><br /> <meta name="Originator" content="Microsoft Word 2008" /><br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> </p></div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/ces-poussieres-faites-pour-troubler-loeil#comments Cinéma Contemporain Culture populaire DEBORD, Guy Délinéarisation Divertissement EASTON ELLIS, Bret Empathie États-Unis d'Amérique Fiction Foster Wallace, David FRANZEN, Jonathan Individualisme LASCH, Christopher Métafiction MOORE, Loorie PASOLINI, Pier-Paolo Publicité SCHOPENHAUER, Arthur SHAKESPEARE SLOTERDIJK, Peter Solitude Télévision Tragique Tristesse Roman Tue, 21 Dec 2010 00:19:07 +0000 Simon Brousseau 301 at http://salondouble.contemporain.info La tueuse : le combat de la fiction contre le vide http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-tueuse-le-combat-de-la-fiction-contre-le-vide <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/paquet-amelie">Paquet, Amélie </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-nuit-je-suis-buffy-summers">La nuit je suis Buffy Summers</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><div class="rteindent1">Je suis un RPG aboulique. Un Counter Strike sans map. Un raid profanateur pour tombeaux d&eacute;catis. Je suis un jeu dont personne n&rsquo;est le h&eacute;ros.<em> Same players shoot again</em>. <br /> Chlo&eacute; Delaume, <em>La vanit&eacute; des somnambules <p><br type="_moz" /><br /> </p></em></div> <div>Pour aborder un livre-jeu comme<em> La nuit je suis Buffy Summers</em> de Chlo&eacute; Delaume, le terme &laquo;lecture&raquo; adopt&eacute; par <em>Salon double</em> prend tout son sens. Delaume propose v&eacute;ritable une exp&eacute;rience de lecture, une aventure dans un univers &eacute;trange que l&rsquo;on peut recommencer en prenant chaque fois des routes diff&eacute;rentes. Lectrice ob&eacute;issante, j&rsquo;ai d&rsquo;abord jou&eacute; le jeu consciencieusement. Lectrice curieuse, j&rsquo;ai ensuite lu le livre d&rsquo;un couvert &agrave; l&rsquo;autre pour conna&icirc;tre tout ce que j&rsquo;avais manqu&eacute;. Je me servirai de mes deux lectures, et de toutes mes autres relectures, pour r&eacute;fl&eacute;chir &agrave; ce livre. Je puiserai aussi dans ma longue exp&eacute;rience des jeux de r&ocirc;les afin de montrer les enjeux du livre de Delaume. La culture &laquo;geek&raquo;<b><a name="note1" href="#note1b">[1]</a></b>&nbsp;mise de l&rsquo;avant dans <em>La nuit je suis Buffy Summers</em> requiert le regard complice d&rsquo;un autre &laquo;gamer&raquo;. Ou plut&ocirc;t d&rsquo;une autre gamer. Comme elle l&rsquo;a fait avant dans <em>Corpus Simsi</em> (2003), Delaume donne une parole litt&eacute;raire aux femmes qui aiment les jeux vid&eacute;os<b><a name="note2" href="#note2b">[2]</a></b>. Elle propose avec <em>La nuit je suis Buffy Summers</em> un livre-jeu dans la tradition des &laquo;Livres dont vous &ecirc;tes le h&eacute;ros&raquo;, tr&egrave;s populaires dans les ann&eacute;es quatre-vingt. Delaume ne d&eacute;ploie pas une m&eacute;canique de jeu aussi &eacute;toff&eacute;e que celle de <em>La Couronne des rois</em> (1985) de Steve Jackson qui contenait huit cent paragraphes, de nombreuses &eacute;nigmes, maints combats et tant de sc&eacute;narios avec une fin funeste<b><a name="note3" href="#note3b">[3]</a></b>&nbsp;; dans <em>La nuit je suis Buffy Summers</em>, le jeu repose sur cinquante-neuf paragraphes, parmi lesquels neuf paragraphes annoncent la d&eacute;faite du lecteur contre un seul qui propose un sc&eacute;nario victorieux. Sans vouloir me vanter, je dois avouer que j&rsquo;ai &laquo;gagn&eacute;&raquo; d&egrave;s ma premi&egrave;re lecture du livre de Delaume! Joueuse rus&eacute;e, j&rsquo;ai opt&eacute; pour une bonne strat&eacute;gie : celle d&rsquo;allouer &agrave; mon personnage cinq points de &laquo;Sant&eacute; Mentale&raquo; contre dix points d&rsquo;&laquo;Habitation Corporelle&raquo;. En bonne lectrice, j&rsquo;avais du d&eacute;but &agrave; la fin de mon aventure un parti pris pour la litt&eacute;rature. Dans l&rsquo;univers de Delaume, je le montrerai, il s&rsquo;agit toujours d&rsquo;une posture favorable.&nbsp;</div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> <strong>Les Grands anciens </strong></span> <p>Chlo&eacute; Delaume s&rsquo;est impos&eacute;e comme &eacute;crivaine en 2001 avec son deuxi&egrave;me roman, <em>Le cri du sablier</em>. Dans ce roman, elle raconte dans une langue qui &eacute;pouse les tourments provoqu&eacute;s par l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement&nbsp;: le meurtre de sa m&egrave;re par son p&egrave;re et le suicide de ce dernier devant ses yeux alors qu&rsquo;elle n&rsquo;&eacute;tait &acirc;g&eacute;e de dix ans. Depuis le d&eacute;but de sa carri&egrave;re litt&eacute;raire, elle adopte le pseudonyme de &laquo;Chlo&eacute; Delaume&raquo; qui lui permet de se d&eacute;tacher, autant qu&rsquo;elle le peut, des marques que le drame familial a laiss&eacute;es en elle. L&rsquo;&eacute;crivaine est aussi, comme elle le r&eacute;p&egrave;te dans toute son &oelig;uvre, un personnage de fiction. Elle est cette femme qui lutte contre un souvenir avec lequel on ne peut jamais vivre en paix, un souvenir lourd &agrave; porter pour une seule personne, aussi forte qu&rsquo;elle puisse &ecirc;tre. Dans <em>La nuit je suis Buffy Summers</em>, Delaume propose &agrave; sa lectrice<b><a name="note4" href="#note4b">[4]</a></b>&nbsp;de devenir &agrave; son tour un personnage de fiction, titre qu&rsquo;elle ne peut prendre &agrave; la l&eacute;g&egrave;re dans le contexte. Incarner un personnage de fiction est ici un r&ocirc;le grave et important. </p> <p>Dans <em>La Vanit&eacute; des somnambules</em>, Delaume discute longuement du concept de &laquo;personnage de fiction&raquo;. Elle &eacute;crit dans un passage myst&eacute;rieux que le personnage de fiction ne proc&egrave;de pas de l&rsquo;imagination humaine:<br /> &nbsp;</p></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je m&rsquo;appelle Chlo&eacute; Delaume. Je n&rsquo;ai pas d&rsquo;imagination. Mais je connais la v&eacute;rit&eacute;. Les personnages de fiction ne sont pas des cr&eacute;ations de l&rsquo;esprit humain. L&agrave;-dessus tout le monde ment. Ou tente de se voiler le minois tellurique ce qui revient au m&ecirc;me. Nous sommes la voix primale. Nous avons toujours &eacute;t&eacute;. Nous sommes si ancestraux qu&rsquo;aucune m&eacute;moire mythique ne peut nous ensourcer. Nous avons cr&eacute;&eacute; l&rsquo;homme &agrave; notre image<b><a name="note5" href="#note5b">[5]</a></b>. <p></p></span></div> <div>&Agrave; partir de cet extrait, il est possible de dire que les personnages de fiction chez Delaume sont en r&eacute;alit&eacute; plus pr&egrave;s des Grands Anciens imagin&eacute;s par l&rsquo;&eacute;crivain d&rsquo;horreur am&eacute;ricain Howard Phillips Lovecraft que des &laquo;personnages litt&eacute;raires&raquo; au sens o&ugrave; l&rsquo;entend la narratologie<b><a name="note6" href="#note6b">[6]</a></b>, c&rsquo;est-&agrave;-dire d&rsquo;un personnage cr&eacute;&eacute; par un auteur. Chez Lovecraft, dans ce que ses successeurs d&rsquo;Arkham House ont appel&eacute; le &laquo;Mythe de Cthulhu&raquo;, les Grands Anciens sont ces personnages ancestraux ch&acirc;ti&eacute;s par les Premiers Dieux et condamn&eacute;s &agrave; un emprisonnement terrestre. Cthulhu, le Grand Ancien le plus connu, repose au fond de l&rsquo;oc&eacute;an Pacifique dans la cit&eacute; sous-marine de R&rsquo;lyeh. Le r&eacute;veil de Cthulhu, que les personnages de la nouvelle &laquo;The Call of Cthulhu&raquo; (1928) redoutent plus que tout, pourrait provoquer la fin des temps. Les autres Grands Anciens, Shub-Niggurath, dit le bouc noir aux milles chevreaux, et Nyarlathotep, dit le chaos rampant, menacent aussi l&rsquo;existence du monde terrestre. Comme les Grands Anciens, Chlo&eacute; Delaume, le personnage de fiction, a &eacute;t&eacute; punie. Elle a &eacute;t&eacute; condamn&eacute;e pour avoir &eacute;t&eacute; t&eacute;moin de l&rsquo;horreur. Son existence constitue autant un moment de repos qu&rsquo;une &eacute;ventuelle menace pour Delaume, l&rsquo;auteure. Et peut-&ecirc;tre aussi pour le monde. Qui sait?</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><br /> </strong></span></div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L&rsquo;&eacute;lue</strong></span> <p>Comme le titre l&rsquo;indique, <em>La nuit je suis Buffy Summers</em> se d&eacute;roule non pas dans une nouvelle de Lovecraft, mais dans l&rsquo;univers de la s&eacute;rie t&eacute;l&eacute;vis&eacute;e &eacute;tasunienne <em>Buffy the Vampire Slayer</em> diffus&eacute;e de 1997 &agrave; 2003. Delaume &eacute;crit sur son site web que son livre-jeu est en r&eacute;alit&eacute; une <em>fanfiction</em> de l&rsquo;&eacute;pisode dix-sept de la saison six intitul&eacute; &laquo;Normal Again&raquo;<b><a name="note7" href="#note7b">[7]</a></b>. Delaume prolonge donc le sc&eacute;nario de cet &eacute;pisode et imagine une autre aventure pour Buffy. Dans cet &eacute;pisode pour le moins &laquo;lovecraftien&raquo;, Buffy, qui souffre d&rsquo;hallucinations, est amen&eacute;e dans un h&ocirc;pital psychiatrique. Son mal a &eacute;t&eacute; provoqu&eacute; par la pr&eacute;sence terrestre d&rsquo;un d&eacute;mon invoqu&eacute; par le Trio, un groupe de<em> nerds </em>de la sixi&egrave;me saison. La lectrice de Delaume est invit&eacute;e &agrave; incarner cette Buffy Summers tourment&eacute;e et enferm&eacute;e en psychiatrie. Le jeu commence ainsi: &laquo;Vous &ecirc;tes parfaitement amn&eacute;sique. Vous &ecirc;tes une jeune femme et c&rsquo;est tout&raquo; (p.10). </p> <p>Les non-initi&eacute;s imaginent parfois les joueurs de jeux de r&ocirc;les comme des adeptes de <em>Donjons &amp; Dragons</em> qui se lancent, &eacute;p&eacute;es et boucliers de mousse en main, vers de grandes qu&ecirc;tes &eacute;piques. Il existe toutefois plusieurs autres types de jeux de r&ocirc;les. Cr&eacute;&eacute; en 1981 par Sandy Peterson, <em>Call of Cthulhu </em>est un syst&egrave;me de jeu de r&ocirc;les inspir&eacute; de l&rsquo;univers litt&eacute;raire de Lovecraft qui a connu de nombreuses r&eacute;&eacute;ditions dans les trente derni&egrave;res ann&eacute;es<b><a name="note8" href="#note8b">[8]</a></b>. Il existe, bien s&ucirc;r, plusieurs mani&egrave;res de jouer &agrave; <em>Call of Cthulhu</em>, mais en g&eacute;n&eacute;ral, le &laquo;personnage joueur&raquo;, comme Buffy dans la s&eacute;rie t&eacute;l&eacute;, m&egrave;ne une existence ordinaire. Il est souvent un &eacute;tudiant, un scientifique ou un biblioth&eacute;caire qui d&eacute;couvre peu &agrave; peu un univers vaste et dangereux cach&eacute; sous le monde qu&rsquo;il conna&icirc;t. Chez Lovecraft comme dans le jeu <em>Call of Cthulhu</em>, la petitesse de l&rsquo;&ecirc;tre humain face aux horreurs secr&egrave;tes est constamment r&eacute;it&eacute;r&eacute;e. Les terreurs ancestrales du monde p&egrave;sent lourd sur les &eacute;paules de l&rsquo;&ecirc;tre humain qui les d&eacute;couvrent. </p> <p>La lectrice de Delaume doit incarner une jeune femme qui poss&egrave;de comme seul &eacute;quipement sa chemise de nuit d&rsquo;h&ocirc;pital. Disons-le, elle n&rsquo;a pas d&rsquo;embl&eacute;e l&rsquo;&eacute;toffe d&rsquo;une grande h&eacute;ro&iuml;ne: &laquo;Puisque vous &ecirc;tes pr&ecirc;te, reprenons. Vous &ecirc;tes une jeune fille sale, debout&raquo; (p.11).&nbsp; Elle n&rsquo;a pas d&rsquo;armes, ni de pouvoirs magiques. Malgr&eacute; son apparente faiblesse, cette jeune fille est peut-&ecirc;tre l&rsquo;&Eacute;lue, la Tueuse. On apprend d&egrave;s le prologue l&rsquo;existence d&rsquo;une &Eacute;lue: &laquo;<em>&Agrave; chaque g&eacute;n&eacute;ration</em>, soit. <em>Son &Eacute;lue</em>, merci bien. De l&agrave; &agrave; la reconna&icirc;tre, mettre la main dessus; une affaire des plus d&eacute;class&eacute;es&raquo; (p.8). </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>La fiche du personnage</strong></span></p> <p>Comme dans tout bon jeu de r&ocirc;les, cette jeune fille est d&eacute;crite par le biais de statistiques. Elle poss&egrave;de deux caract&eacute;ristiques: l&rsquo;&laquo;Habitation Corporelle&raquo; et la &laquo;Sant&eacute; Mentale&raquo;. L&rsquo;Habitation Corporelle repr&eacute;sente les attributs physiques de cette jeune fille: sa force, sa constitution, sa dext&eacute;rit&eacute;. Cette statistique sera tr&egrave;s importante lors des combats physiques que la lectrice devra simuler par le biais de jets de d&eacute;s. La deuxi&egrave;me caract&eacute;ristique, la&nbsp; Sant&eacute; Mentale, repr&eacute;sente la force psychologique du personnage et sa capacit&eacute; &agrave; faire face &agrave; des situations inusit&eacute;es ou troublantes. Dans la culture r&ocirc;liste, cette caract&eacute;ristique a &eacute;t&eacute; popularis&eacute;e par le jeu <em>Call of Cthulhu</em>. Le joueur doit lancer des &laquo;sanity rolls<b><a name="note9" href="#note9b">[9]</a></b>&raquo; avec des d&eacute;s pour d&eacute;terminer sa r&eacute;sistance &agrave; des situations psychologiquement intenses. </p> <p>La lectrice peut personnaliser sa partie de<em> La nuit je suis Buffy Summers</em>. Elle doit r&eacute;partir quinze points entre ces deux caract&eacute;ristiques. Pour ma part, j&rsquo;ai opt&eacute;, je le r&eacute;p&egrave;te, pour cinq points de &laquo;Sant&eacute; Mentale&raquo; et dix points d&rsquo;&laquo;Habitation Corporelle&raquo; en me disant que l&rsquo;important &eacute;tait la force physique puisque je voulais jouer le plus longtemps possible et que la folie de mon personnage serait au demeurant une exp&eacute;rience litt&eacute;raire agr&eacute;able. La narratrice, ma&icirc;tresse du jeu, nous retire imm&eacute;diatement des points: &laquo;Parce que le jour vous &ecirc;tes &agrave; l&rsquo;h&ocirc;pital psychiatrique de Los Angeles, que vos veines s&rsquo;y gonflent aux aiguilles, tant que la lumi&egrave;re est vous &ecirc;tes soumise &agrave; un malus de 1, en Habitation Corporelle comme en Sant&eacute; Mentale&raquo; (p.12). Avec Delaume aux commandes, la partie n&rsquo;est pas gagn&eacute;e d&rsquo;avance.</p></div> <div class="rteindent1"><img width="500" height="234" alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/Personnage_0.png" /></div> <div class="rteindent1 rtecenter"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Figure 1 : Fiche du personnage&nbsp; <p><img width="500" height="397" alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/&Eacute;quipements_1.png" /><br type="_moz" /><br /> </p></span></div> <div class="rtecenter"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Figure 2: Inventaire du personnage</span><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);"> </span></strong></div> <div class="rtecenter"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><br /> </strong></span></div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les personnages de la t&eacute;l&eacute;vision </strong></span> <p>Si les Grands Anciens de Lovecraft viennent du cosmos, les personnages de fiction chez Delaume doivent souvent leur origine &agrave; diff&eacute;rentes s&eacute;ries t&eacute;l&eacute;vis&eacute;es. Dans &laquo;L&rsquo;entit&eacute; sentinelle Chlo&eacute; Delaume&raquo;, Bertrand Gervais &eacute;crit &agrave; propos de <em>J&rsquo;habite dans la t&eacute;l&eacute;vision</em> (2006) que l&rsquo;auteure exp&eacute;rimente dans ce livre &laquo;la dissolution de soi dans la t&eacute;l&eacute;vision<b><a name="note10" href="#note10b">[10]</a></b>&raquo;. Si l&rsquo;&eacute;cran est bien pr&eacute;sent dans <em>J&rsquo;habite dans la t&eacute;l&eacute;vision</em>, il est en apparence absent de <em>La nuit je suis Buffy Summers</em>. Sans doute parce qu&rsquo;il n&rsquo;est plus question de spectature, la lectrice commence l&rsquo;aventure &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur de l&rsquo;&eacute;cran. Elle a d&eacute;j&agrave; &eacute;t&eacute; absorb&eacute;e par l&rsquo;&eacute;cran. En ouvrant <em>La nuit je suis Buffy Summers</em>, la lectrice accepte sans le savoir sa propre dissolution dans la t&eacute;l&eacute;vision. Dans le didacticiel qui accompagne le livre-jeu, Delaume pr&eacute;cise qu&rsquo;il s&rsquo;agit d&rsquo;une &laquo;autofiction collective&raquo;. Cette autofiction collective n&rsquo;est possible qu&rsquo;&agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur de cet espace o&ugrave; tous se reconnaissent, cet espace commun &agrave; tous nos contemporains, le seul: l&rsquo;&eacute;cran de t&eacute;l&eacute;vision. </p> <p>Buffy Summers n&rsquo;est pas l&rsquo;unique h&eacute;ro&iuml;ne de t&eacute;l&eacute;vision convoqu&eacute;e dans le livre-jeu. La lectrice, selon le parcours qu&rsquo;elle choisit, pourra aussi rencontrer Laura Palmer de <em>Twin Peaks</em>, Bree Van de Kamp de <em>Desperate Housewives</em>, les S&oelig;urs Halliwell de <em>Charmed</em> et Claire Bennet de <em>Heroes</em>. L&rsquo;h&ocirc;pital psychiatrique est le point de rencontre de tous ces personnages de fiction. Aussi c&eacute;l&eacute;br&eacute;es soient-elles &agrave; l&rsquo;ext&eacute;rieur de la t&eacute;l&eacute;vision, toutes ces femmes rassembl&eacute;es en ce lieu sont ici humili&eacute;es, parfois viol&eacute;es et violent&eacute;es. En col&egrave;re, W., l&rsquo;amie sorci&egrave;re de Buffy<a name="note11" href="#note11b">[11]</a>, lui confie au d&eacute;but de l&rsquo;aventure: &laquo;Nous ne sommes plus rien, tu sais&raquo; (paragraphe 5, p.22). Dans le journal intime de Buffy, on peut lire, si on emprunte le chemin qui nous conduit vers ce passage, qu&rsquo;elle y a not&eacute;: &laquo;Ils disent: tu n&rsquo;es l&rsquo;&eacute;lue de rien&raquo; (paragraphe 7, p.25). </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L&rsquo;h&eacute;ro&iuml;ne de Rien </strong></span></p> <p>Dans <em>J&rsquo;habite dans la t&eacute;l&eacute;vision</em>, Delaume est hant&eacute;e par la phrase du directeur de TF1, une chaine de t&eacute;l&eacute;vision fran&ccedil;aise, qui disait vendre aux publicitaires du &laquo;temps de cerveau humain disponible&raquo;. Cette id&eacute;e revient &agrave; de multiples reprises dans <em>La nuit je suis Buffy Summers</em>. Cette phrase suppose l&rsquo;existence d&rsquo;un vide dans le cerveau des t&eacute;l&eacute;spectateurs que les annonceurs viendraient combler aves leurs messages commerciaux. Dans <em>La nuit je suis Buffy Summers</em>, ce sont cette fois les personnages de fiction qui sont accus&eacute;s de n&rsquo;&ecirc;tre rien. Dans un passage du livre, RG, ami biblioth&eacute;caire de Buffy <a name="note12" href="#note12b">[12]</a>, analyse ce concept du &laquo;rien&raquo;:&nbsp;<br /> &nbsp;</p></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">RG: Peut-&ecirc;tre, mais c&rsquo;est leur &eacute;l&eacute;ment naturel, matriciel. Et puis le propre du Rien, c&rsquo;est son absence de singularit&eacute;, tout est interchangeable, tout peut &ecirc;tre reproduit. Les N&eacute;antisseurs ne se distinguent bien souvent que par leur arrogance, ils ont du savoir-faire, veulent ignorer l&rsquo;&eacute;chec, ils sont trop pr&eacute;tentieux pour se mettre en danger (paragraphe 29, p.65).<br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <div>Dans cet h&ocirc;pital psychiatrique dirig&eacute; de main de fer par Miss Mildred Ratched, nom de la m&eacute;chante infirmi&egrave;re du film <em>One Flew Over the Cuckoo&rsquo;s Nest</em> (1975), ces h&eacute;ro&iuml;nes de t&eacute;l&eacute;vision perdent toute singularit&eacute; en plus de perdre leur dignit&eacute;. La mission de l&rsquo;&Eacute;lue commence &agrave; se dessiner pour la lectrice. Peu importe le chemin qu&rsquo;elle prendra, elle comprend qu&rsquo;elle doit sauver les personnages f&eacute;minins de fiction. &Agrave; moins que le personnage incarn&eacute; par la lectrice ne meurt plus t&ocirc;t dans l&rsquo;aventure, le paragraphe 29, cit&eacute; plus haut, fait figure de passage oblig&eacute; pour quiconque voudrait se rendre &agrave; la fin de l&rsquo;histoire. <p>Dans le paragraphe 16, que la lectrice peut d&eacute;couvrir par le biais de trois chemins diff&eacute;rents, la qu&ecirc;te de Buffy est explicitement d&eacute;crite par W.:<br /> &nbsp;</p></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Renseign&eacute;s r&eacute;guli&egrave;rement par notre biblioth&eacute;caire, nous tentons de r&eacute;sister, mais ne savons pas comment, et &agrave; peine contre qui. C&rsquo;est super compliqu&eacute;, le capitalisme triomphant. Une fiction qui a mal tourn&eacute;, les h&eacute;ro&iuml;nes toutes des scream queens. C&rsquo;&eacute;tait pr&eacute;vu comme &ccedil;a depuis la premi&egrave;re ligne dans la bible sc&eacute;naristique. Possible qu&rsquo;on y puisse rien du tout. Mais non, je ne devrais pas dire &ccedil;a. Je devrais dire: tu es l&agrave;, toi, maintenant. Avec nous, de notre c&ocirc;t&eacute;. Tu es l&agrave; pour nous rejoindre, nous aider. Nous te trouverons un r&ocirc;le si tu ignores le tien (paragraphe 16, p.36).<br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <div>La &laquo;scream queen&raquo; est ce r&ocirc;le f&eacute;minin tr&egrave;s &eacute;difiant dans le cin&eacute;ma d&rsquo;horreur, o&ugrave; une s&eacute;duisante femme en d&eacute;tresse attend que le h&eacute;ros vienne la prot&eacute;ger contre les dangers qui la menacent de toutes parts. La mission de Buffy est l&agrave;, devant elle, toute trac&eacute;e par son amie, mais elle ne sent pas en elle la force d&rsquo;un Superman, d&rsquo;un Batman ou d&rsquo;un grand h&eacute;ros de guerre:<br /> &nbsp;</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je suis peut-&ecirc;tre Buffy Summers, mais je ne sais pas ce que &ccedil;a veut dire. J&rsquo;ai une mission, c&rsquo;est vrai. Mais je ne suis pas Clark Kent, Bruce Wayne ou Nick Fury. J&rsquo;ai une chemise de nuit et un journal intime, j&rsquo;ai une croix en argent, l&rsquo;esprit dans l&rsquo;escalier. Je suis mon seul secours (paragraphe 19, p.44).<br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <div>Comme la narratrice de <em>La Vanit&eacute; des Somnambules</em> qui affirme &ecirc;tre &laquo;un RPG&nbsp;aboulique. Un Counter Strike&nbsp;sans map<b><a name="note13" href="#note13b">[13]</a></b>&raquo;, Buffy Summers revendique le droit &agrave; l&rsquo;errance et &agrave; l&rsquo;imperfection pour les personnages de fiction. Elle veut un chemin qui ne soit pas trac&eacute; d&rsquo;avance pour elle. C&rsquo;est pr&eacute;cis&eacute;ment parce qu&rsquo;il n&rsquo;est pas d&eacute;j&agrave; d&eacute;fini qu&rsquo;elle pourra prendre sa place, la sienne, et devenir une v&eacute;ritable h&eacute;ro&iuml;ne.&nbsp; <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>&laquo;Tu es l&agrave;, toi, maintenant. Avec nous, de notre c&ocirc;t&eacute;&raquo;</strong></span></p> <p>Buffy Summers a d&eacute;j&agrave; un r&ocirc;le pr&eacute;d&eacute;fini, elle est la Tueuse, l&rsquo;&Eacute;lue. La lectrice n&rsquo;est toutefois pas contrainte de se reconna&icirc;tre comme tel. Dans un paragraphe d&eacute;cisif du jeu, le treizi&egrave;me, la lectrice peut choisir sa destin&eacute;e:<br /> &nbsp;</p></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Vous vous dites:<br /> Je suis un personnage de fiction. Buffy Summers est un personnage de fiction. Buffy Summers est morte d&rsquo;avoir &eacute;t&eacute; oubli&eacute;e par les hommes. Les hommes ne me connaissent m&ecirc;me pas, comment se fait-il que je sois en vie? Allez en 34. <br /> Je suis un personnage de fiction. Ici est mon histoire. Buffy est morte il y a longtemps; il y a une &Eacute;lue &agrave; chaque g&eacute;n&eacute;ration. Je suis, c&rsquo;est s&ucirc;r, la nouvelle Tueuse. Il est temps de prendre en main le cours des op&eacute;rations. Allez en 18 (paragraphe 13, p.33).<br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <div>La route en 34 conduit vers la mort de la lectrice, vers une sortie du livre ou vers la fin du monde, alors que la route en 18 m&egrave;ne vers la mort de la lectrice, vers la folie ou vers la victoire. Pour &laquo;gagner&raquo;, la lectrice doit croire en ses pouvoirs: &laquo;Vous vous sentez l&rsquo;&Eacute;lue, &agrave; l&rsquo;assembl&eacute;e vous dites: la nuit je fais des r&ecirc;ves, des r&ecirc;ves qui ne trompent pas. Votre ton se fait solennel. Autour de la table tout se tait&raquo; (paragraphe 18, p.39). Cette reconnaissance lui conf&egrave;re une arme magique, des bonus de Sant&eacute; Mentale et d&rsquo;Habitation Corporelle. <p>La lectrice, &agrave; la toute fin du livre, devra faire un autre choix d&rsquo;une grande importance&nbsp;lorsque la narratrice s&rsquo;adresse &agrave; elle en lui demandant qui raconte l&rsquo;histoire qu&rsquo;elle est en train de lire: <br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> </span></p></div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Qui je suis moi qui parle, &ccedil;a a votre importance. Qui raconte ne change rien &agrave; ce qui s&rsquo;est pass&eacute;, se passe et se passera. Ici soit. Mais ailleurs. Vous d&eacute;cidez, n&rsquo;est-ce pas. C&rsquo;est vous le joueur vaillant embourb&eacute; d&rsquo;aventures. Alors dites-moi, qui suis-je. <br /> La narratrice omnisciente, puisqu&rsquo;il en faut bien une c&rsquo;est tomb&eacute; sur ma voix et c&rsquo;est sans cons&eacute;quence. Allez en 58. <br /> Le m&eacute;decin qui vous raconte une histoire d&rsquo;ordre interactif &agrave; vocation th&eacute;rapeutique. Allez en 59 (paragraphe 57, p.109-110).<br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <div>Si elle prend le parti pris de la m&eacute;tafiction, de la litt&eacute;rature donc, contre l&rsquo;explication di&eacute;g&eacute;tique, la lectrice pourra gagner la partie. Ce n&rsquo;est toutefois qu&rsquo;une petite bataille dans une grande guerre: &laquo;Vous avez gagn&eacute; la partie mais certainement pas une vraie guerre&raquo; (paragraphe 58, p.115). En optant pour l&rsquo;explication m&eacute;tafictive, l&rsquo;h&eacute;ro&iuml;ne prend le contr&ocirc;le complet de sa destin&eacute;e et c&rsquo;est ainsi qu&rsquo;elle parvient &agrave; vaincre. <p>Dans le monde des personnages de fiction, la lutte n&rsquo;est d&eacute;sormais plus celle du bien contre le mal. Il s&rsquo;agit maintenant d&rsquo;un combat contre le Rien qui menace encore plus profond&eacute;ment l&rsquo;humanit&eacute;: &laquo;On a vir&eacute; le Mal, le Bien, on a pris le Pouvoir, on a impos&eacute; le Rien&raquo; (paragraphe 58, p.113). Le livre-jeu <em>La nuit je suis Buffy Summers</em> est organis&eacute; pour que la lectrice le recommence jusqu&rsquo;&agrave; ce qu&rsquo;elle se d&eacute;cide &agrave; croire en elle d&rsquo;abord, puis &agrave; croire en la litt&eacute;rature. Dans un paragraphe difficile d&rsquo;acc&egrave;s dans le jeu, Buffy re&ccedil;oit de R.G. une dissertation d&rsquo;un certain St&eacute;phane Blandichon, dipl&ocirc;m&eacute; de la m&ecirc;me &eacute;cole qu&rsquo;Harry Potter. Le sujet de son travail est: &laquo;De l&rsquo;utilisation de la litt&eacute;rature pour conqu&eacute;rir le monde&raquo; (paragraphe 32, p.70). Il esquisse le plan d&rsquo;aspirer magiquement le pouvoir que poss&egrave;dent en eux tous les personnages de fiction afin de s&rsquo;en servir pour conqu&eacute;rir le monde. Buffy Summers doit plut&ocirc;t d&eacute;couvrir et apprivoiser son propre pouvoir pour se sauver elle-m&ecirc;me. Ensuite, elle pourra se charger de venir en aide &agrave; ses amies: les autres h&eacute;ro&iuml;nes de fiction.</p></div> <div><img width="500" alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/Plan%20de%20Buffy%20Summers.png" /><br /> &nbsp;</div> <div class="rtecenter"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Figure 3 : Plan du livre-jeu dessin&eacute; &agrave; la main au fil des diff&eacute;rentes lectures.&nbsp;</span></div> <div>&nbsp;</div> <hr /> <div><strong><a name="note1b" href="#note1">[1]</a>&nbsp;</strong>Sur cette question du &laquo;geek&raquo;, je recommande vivement&nbsp;: Samuel Archibald, &laquo;&Eacute;pitre aux Geeks&nbsp;: pour une th&eacute;orie de la culture participative&raquo;,<em> Kinephanos</em>, num&eacute;ro 1, 2009, en ligne, consult&eacute; le 8 octobre 2010,&nbsp; <a href="http://www.kinephanos.ca/Geek.html" title="http://www.kinephanos.ca/Geek.html">http://www.kinephanos.ca/Geek.html</a>. Dans cette lettre, le professeur de litt&eacute;rature explique la culture geek aux non-initi&eacute;s tout en adressant un message rassembleur aux universitaires geeks&nbsp;: &laquo;Que mon &eacute;p&icirc;tre se termine donc sur une confession&nbsp;: &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur des paysages imaginaires qui sont les miens, il n&rsquo;est pas interdit d&rsquo;apercevoir Emma Bovary et Boba Fett courant main dans la main, au milieu d&rsquo;un pr&eacute; ensoleill&eacute;, afin d&rsquo;&eacute;chapper &agrave; une horde de zombies.&raquo;<a href="#note2a"><br /> </a><strong><a name="note2b" href="#note2">[2]</a>&nbsp;</strong>La culture vid&eacute;oludique est, on le sait, plut&ocirc;t misogyne. Contre la repr&eacute;sentation souvent d&eacute;favorable des femmes dans les jeux vid&eacute;o et contre un march&eacute; qui s&rsquo;adresse surtout aux hommes, de nombreuses &laquo;Girl Gamer&raquo; ont lanc&eacute; des blogues sur Internet o&ugrave; elles discutent de leur passion pour les jeux vid&eacute;o. Avec <em>Corpus Simsi</em>, <em>La nuit je suis Buffy Summers</em> et son blogue, Chlo&eacute; Delaume s&rsquo;inscrit &agrave; sa mani&egrave;re dans ce mouvement.<strong> <a href="#note3a"><br /> </a><a name="note3b" href="#note3">[3]</a>&nbsp;</strong>Pour une analyse compl&egrave;te de la m&eacute;canique narrative des Livres dont vous &ecirc;tes le h&eacute;ros, voir Bertrand Gervais, <em>R&eacute;cits et actions. Pour une th&eacute;orie de la lecture</em>, Longueuil, Le Pr&eacute;ambule, coll. &laquo;L&rsquo;univers des discours&raquo;, 1990, pp. 279-294.<strong><a href="#note4a"><br /> </a><a name="note4b" href="#note4">[4]</a>&nbsp;</strong>Puisque <em>La nuit je suis Buffy Summers</em> se d&eacute;roule dans un univers presqu&rsquo;exclusivement f&eacute;minin et que les lecteurs doivent incarner une jeune femme, le f&eacute;minin s&rsquo;impose aussi pour d&eacute;signer les lecteurs du livre-jeu.&nbsp;<strong><a href="#note5a"><br /> </a><a name="note5b" href="#note5">[5]&nbsp;</a></strong>Chlo&eacute; Delaume, <em>La vanit&eacute; des somnambules</em>, Paris, L&eacute;o Scheer, coll. &laquo;Farrago&raquo;, 2002, p.10-11.<strong><a href="#note6a"><br /> </a><a name="note6b" href="#note6">[6]</a>&nbsp;</strong>Philippe Hamon, &laquo;Pour un statut s&eacute;miologique du personnage&raquo;, dans Roland Barthes et al., <em>Po&eacute;tique du r&eacute;cit</em>, Paris, Seuil, 1977, p.115-180.<a href="#note7a"><br /> </a><b><a name="note7b" href="#note7">[7]</a>&nbsp;</b>En ligne, consult&eacute; le 6 octobre 2010,&nbsp; <a href="http://www.chloedelaume.net/publications/la-nuit-je-suis-buffy-summers.php">http://www.chloedelaume.net/publications/la-nuit-je-suis-buffy-summers.php</a><a href="#note8a"> <br /> </a><b><a name="note8b" href="#note8">[8]</a></b> Le jeu lovecraftien n&rsquo;est pas un courant mineur. Bien au contraire. Jonathan Lessard montre dans son article &laquo;Lovecraft, le jeu d&rsquo;aventure et la peur cosmique&raquo; l&rsquo;importance de Lovecraft dans les jeux vid&eacute;o d&rsquo;aventure. Son analyse porte sur l&rsquo;incapacit&eacute; pour les syst&egrave;mes de jeu &agrave; faire vivre cette peur cosmique si importante chez l&rsquo;&eacute;crivain am&eacute;ricain. Jonathan Lessard, &laquo;Lovecraft, le jeu d&rsquo;aventure et la peur cosmique&raquo;, <em>Loading&hellip;</em>, volume 4, num&eacute;ro 6, 2010, en ligne, consult&eacute; le 6 octobre 2010, <a href="http://journals.sfu.ca/loading/index.php/loading/article/view/89">http://journals.sfu.ca/loading/index.php/loading/article/view/89</a>.<a href="#note9a"> <br /> </a><strong><a name="note9b" href="#note9">[9]</a>&nbsp;</strong>Sandy Peterson, <em>Call of Cthulhu. Fantasy Role Playing Game in the Worlds of H.P. Lovecraft Third edition</em>, Albany, Chaosium, 1986, p.28.<a href="#note10a"> <br /> </a><b><a name="note10b" href="#note10">[10]</a></b> Bertrand Gervais, &laquo;L&rsquo;entit&eacute; sentinelle Chlo&eacute; Delaume&raquo;, <em>Salon double</em>, en ligne, 3 mars 2009, consult&eacute; le 6 octobre 2010, <a href="http://salondouble.contemporain.info/lecture/l-entite-sentinelle-chloe-delaume">http://salondouble.contemporain.info/lecture/l-entite-sentinelle-chloe-delaume</a>.<a href="#note11a"> <br /> </a><b><a name="note11b" href="#note11">[11]</a></b> On reconnait derri&egrave;re le &laquo;W.&raquo; le personnage de Willow Rosenberg de <em>Buffy the Vampire Slayer</em>.<a href="#note12a"> <br /> </a><b><a name="note12b" href="#note12">[12]</a></b> On reconnait derri&egrave;re le &laquo;R.G.&raquo; le personnage de Rupert Giles de <em>Buffy the Vampire Slayer</em>.<a href="#note13a"><br /> </a><strong><a name="note13b" href="#note13">[13]&nbsp;</a></strong>Chlo&eacute; Delaume, <em>La vanit&eacute; des somnambules</em>, Paris, L&eacute;o Scheer, coll. &laquo;Farrago&raquo;, 2002, p.50.&nbsp;&laquo;RPG&raquo; est l&rsquo;abr&eacute;viation de&nbsp;<em>roleplaying games</em>. Dans les jeux de r&ocirc;les, la prise de d&eacute;cisions est toujours cruciale.<a href="#note14a">&nbsp;</a><em>Counter-Strike</em>&nbsp;est un des plus importants jeux de tir &agrave; la premi&egrave;re personne en ligne construit &agrave; partir d&rsquo;une modification du jeu commercial&nbsp;<em>Half-Life</em>. Deux &eacute;quipes s&rsquo;affrontent: les terroristes et les antiterroristes. Les joueurs jouent en &eacute;quipe et utilisent une carte pour organiser leurs strat&eacute;gies.&nbsp;<a href="#note15a">&nbsp;</a></div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-tueuse-le-combat-de-la-fiction-contre-le-vide#comments ARCHIBALD, Samuel Autofiction Culture Geek Culture populaire DELAUME, Chloé Dialogue médiatique Féminisme Fiction France GERVAIS, Bertrand Imaginaire médiatique Intertextualité JACKSON, Steve Livre-jeu LOVECRAFT, Howard Phillips Métafiction Théories de la lecture Wed, 13 Oct 2010 17:39:40 +0000 Amélie Paquet 278 at http://salondouble.contemporain.info Le narrateur en commentateur ou la fascination du métadiscours http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-narrateur-en-commentateur-ou-la-fascination-du-metadiscours <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/simard-houde-melodie">Simard-Houde, Mélodie </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/mon-nom-est-personne">Mon nom est personne</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p>Le deuxi&egrave;me livre de David Leblanc, auteur de <em>La descente du singe</em>, a de quoi laisser perplexe au premier abord. Il se pr&eacute;sente d&egrave;s la premi&egrave;re de couverture comme un ensemble de &laquo;fictions&raquo; r&eacute;unies sous le titre intrigant <em>Mon nom est personne</em>. La lecture r&eacute;v&egrave;le une s&eacute;rie de chapitres &ndash;quatre-vingt-dix-neuf&ndash; pour la plupart tr&egrave;s courts et portant chacun un titre farfelu et/ou &eacute;vocateur tel que&nbsp; &laquo;L'Isralestinien&raquo;, &laquo;Moli&egrave;re mis en pi&egrave;ces&raquo;, &laquo;Orange Crush&raquo; ou &laquo;L'idiot de Plessisville&raquo;. Au-del&agrave; de ces particularit&eacute;s de pr&eacute;sentation, <em>Mon nom est personne</em> est un livre h&eacute;t&eacute;rog&egrave;ne, o&ugrave; la fiction flirte avec l'essai, sous l'&eacute;gide d'une voix narrative faisant preuve d'un go&ucirc;t certain pour l'absurde et le cynisme. Alors que certains fragments prennent la forme de nouvelles absurdes ou de contes modernes et grin&ccedil;ants se r&eacute;f&eacute;rant &agrave; des &eacute;v&eacute;nements qui saturent notre discours social, d'autres mettent en sc&egrave;ne un Je-&eacute;crivain qui fr&eacute;quente les biblioth&egrave;ques et les r&eacute;sidences de l'Universit&eacute; Laval et qui fait preuve d'une forte pr&eacute;dilection pour l'oubli. Ailleurs, le narrateur se lance plut&ocirc;t dans le commentaire, tel un enqu&ecirc;teur qui assemble pour nous les morceaux surprenants d'un casse-t&ecirc;te savant. Ce livre difficile &agrave; d&eacute;crire a tout d'un bon pi&egrave;ge &agrave; critique: on s'enlise dans le commentaire et on n'est gu&egrave;re plus avanc&eacute; qu'au d&eacute;but. Pour en avoir une meilleure id&eacute;e, on peut imaginer une r&eacute;&eacute;criture qu&eacute;b&eacute;coise des <em>Ombres errantes</em> de Pascal Quignard<a name="note1" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>. </p> <p>En effet, comme chez Quignard, la posture narrative oscille constamment: entre des fragments de r&eacute;cits &eacute;crits &agrave; la troisi&egrave;me personne s'ins&egrave;re un Je-narrateur qui nous parle de litt&eacute;rature, de lecture, d'&eacute;criture, et qui prend plaisir &agrave; nous exposer toutes sortes de th&egrave;ses en accumulant citations et commentaires. Ce narrateur, me semble-t-il, se pose d'abord et avant tout comme un commentateur, commentateur de sa propre pratique, mais &eacute;galement de l'histoire et des autres discours, notamment des discours philosophique, psychanalytique, m&eacute;diatique et scientifique. Soignant le caract&egrave;re fictionnel de sa posture, il se pla&icirc;t toutefois &agrave; en entretenir l'ambigu&iuml;t&eacute;, tant&ocirc;t diss&eacute;minant des indices factuels qui se rapportent &agrave; l'auteur, David Leblanc (il affirme ainsi avoir &eacute;crit la majeure partie de <em>La descente du singe</em>, entre le 8 octobre 2004 et le 27 mai 2005, dans les r&eacute;sidences de l'Universit&eacute; Laval &agrave; Qu&eacute;bec et celles de l'Universit&eacute; Michel de Montaigne &agrave; Bordeaux, p.93), tant&ocirc;t niant malicieusement une telle identit&eacute;, qui ne serait que le fruit de la na&iuml;vet&eacute; du lecteur: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">J'ai oubli&eacute; d'attirer l'attention du lecteur sur le fait qu'il &eacute;tait &eacute;crit &laquo;fictions&raquo; sur la couverture du livre qu'il lit pr&eacute;sentement en prenant tout ce qui est &eacute;crit &agrave; la premi&egrave;re personne pour une tranche de vie de l'auteur, personnel invisible dont la couverture, caract&egrave;res blancs sur fond bleu, rappellera au lecteur le nom Jorge Luis Borges (p.71). <br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <p>Cette posture paradoxale entretient ainsi volontairement une confusion entre personne, &eacute;crivain et inscripteur, ces trois instances distingu&eacute;es par Dominique Maingueneau<a name="note2" href="#note2a"><strong>[2]</strong></a>. En effet, l'inscripteur (le sujet de l'&eacute;nonciation, et donc ici le narrateur) partage avec l'&eacute;crivain David Leblanc, en tant qu'acteur de l'espace litt&eacute;raire, certaines caract&eacute;ristiques, comme celle d'&ecirc;tre l'auteur d'un livre intitul&eacute; <em>La descente du singe</em>, tout comme il s'arroge certains faits appartenant &agrave; la biographie de David Leblanc en tant qu'individu dot&eacute; d'un &eacute;tat-civil. Toutefois, Leblanc ne pratique pas l'autofiction: il joue plut&ocirc;t sciemment des attentes du lecteur contemporain qui, en habitu&eacute; de l'autofiction, est sans doute attentif aux indices biographiques et a d&egrave;s lors tendance &agrave; op&eacute;rer un amalgame entre les instances &eacute;nonciatives. Chez Leblanc, ainsi que l'indiquent les affirmations contradictoires du narrateur comme dans l'exemple que j'ai cit&eacute;, ce brouillage a avant tout pour fonction de d&eacute;stabiliser le lecteur. Il permet aussi de mettre en &eacute;vidence un lieu commun de la litt&eacute;rature contemporaine relay&eacute; par la m&eacute;diatisation de l'auteur et la popularit&eacute; de l'autofiction, c'est-&agrave;-dire l'id&eacute;e que l'auteur d'un livre correspond au sujet de l'&eacute;nonciation, et cela tout en &eacute;vitant la proposition inverse, qui voudrait que ces instances soient parfaitement distinctes. Ainsi, ce jeu semble signifier que, entre personne, &eacute;crivain et inscripteur, les fronti&egrave;res ne sont simplement pas tout &agrave; fait franches. Cela dit, je reviendrai maintenant sur l'id&eacute;e de commentaire.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Pourquoi j'ai pas fait romancier</strong><a name="note3" href="#note3a"><strong>[3]</strong></a></span></p> <p>Le commentaire du narrateur de <em>Mon nom est personne</em> prend souvent pour objet l'&eacute;criture elle-m&ecirc;me. Il est parfois indirect et allusif, visant &agrave; d&eacute;tourner les attentes du lecteur. C'est le cas par exemple d&egrave;s l'exergue et le titre du premier chapitre. On lit d'abord une citation surprenante de Daniil Harms: &laquo;Dans la pr&eacute;face d'un livre, d&eacute;crire quelque sujet, et ensuite, dire que l'auteur du livre a choisi un sujet compl&egrave;tement diff&eacute;rent<a name="note4" href="#note4a"><strong>[4]</strong></a>&raquo;, suivie par le titre du chapitre, &laquo;Le faux d&eacute;part. Une histoire hospitali&egrave;re&raquo; (p.9). Ainsi, Leblanc applique la suggestion de Harms d&egrave;s ce titre qui, annon&ccedil;ant un &laquo;faux d&eacute;part&raquo;, laisse pr&eacute;sager un d&eacute;but d&eacute;stabilisant ou encore hors sujet. De fait, le premier chapitre raconte l'histoire avort&eacute;e d'un homme qui n'arrive pas &agrave; se lever et qui, plusieurs pages plus tard, s'av&egrave;re &ecirc;tre un mourant dans une chambre d'h&ocirc;pital, mourant bient&ocirc;t mort &agrave; qui un d&eacute;nomm&eacute; Carl vient lire la Bible sans se rendre compte que son auditeur n'est plus de ce monde. La morale de l'histoire se lit ainsi: &laquo;Ceux qui lisent un livre pour savoir si la marquise va &eacute;pouser le vicomte seront d&eacute;&ccedil;us&raquo; (p.14). Que le lecteur se le tienne pour dit: les conventions narratives seront malmen&eacute;es! De plus, une citation comme celle de Harms en d&eacute;but de volume n'a rien d'innocent et joue un r&ocirc;le m&eacute;tadiscursif et programmatique. <em>Wikip&eacute;dia</em> nous r&eacute;v&egrave;le ceci au sujet de l'auteur: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Daniil Harms (en russe: Даниил Хармс; 30 d&eacute;cembre 1905 - 2 f&eacute;vrier 1942) est un po&egrave;te satiriste du d&eacute;but de l'&egrave;re sovi&eacute;tique consid&eacute;r&eacute; comme un pr&eacute;curseur de l'absurde. [...] Son &oelig;uvre est essentiellement constitu&eacute;e de courtes vignettes, ne faisant souvent que quelques paragraphes, o&ugrave; alternent des sc&egrave;nes de pauvret&eacute; ou de privations, des sc&egrave;nes fantastiques ressemblant parfois &agrave; des descriptions de r&ecirc;ves, et des sc&egrave;nes comiques. Dans ces vignettes, des &eacute;crivains connus font parfois des apparitions incongrues<a name="note5" href="#note5a"><strong>[5]</strong></a>. <br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <p>Jean-Philippe Jaccard justifie l'&eacute;tiquette de pr&eacute;curseur de l'absurde accol&eacute; &agrave; Harms en montrant comment, dans l'&oelig;uvre de celui-ci, on retrouve &agrave; la fois une th&eacute;matique de l'absurde &mdash;exprim&eacute;e &agrave; travers une dualit&eacute; fondamentale entre l'homme et le monde&mdash; et une po&eacute;tique de l'absurde, qui se traduit au niveau formel par une &laquo;parodie globale des proc&eacute;d&eacute;s narratifs traditionnels<a name="note6" href="#note6a"><strong>[6]</strong></a>&raquo;, c'est-&agrave;-dire des notions de personnage, de sujet, d'&eacute;v&eacute;nements, de suspense et des liens de cause &agrave; effet. Ainsi, la notion d'absurde est ici entendue dans un sens large et fait autant r&eacute;f&eacute;rence au sentiment de l'absurdit&eacute; du monde selon Albert Camus qu'au th&eacute;&acirc;tre de l'absurde et &agrave; Samuel Beckett ou encore &agrave; Nicolas Gogol.&nbsp; En bout de ligne, toujours selon Jaccard, le texte chez Harms en vient &agrave; s'auto-d&eacute;truire, &agrave; se replier sur lui-m&ecirc;me en un effet de circularit&eacute; ou encore &agrave; proclamer sa propre inutilit&eacute;. Cette description de l'&oelig;uvre pourrait tr&egrave;s bien s'appliquer &agrave; <em>Mon nom est personne</em>. En pla&ccedil;ant une citation de Harms en t&ecirc;te de son livre, Leblanc endosse d'embl&eacute;e la posture de l'auteur russe. Par posture, j'entends, &agrave; la suite de J&eacute;r&ocirc;me Meizoz, &laquo;l'&quot;identit&eacute; litt&eacute;raire&quot; construite par l'auteur lui-m&ecirc;me, et souvent relay&eacute;e par les m&eacute;dias qui la donnent &agrave; lire au public<a name="note7" href="#note7a"><strong>[7]</strong></a>&raquo;, et plus pr&eacute;cis&eacute;ment dans ce cas-ci, son versant textuel, c'est-&agrave;-dire l'<em>ethos</em>, &laquo;l'image de soi que l'&eacute;nonciateur impose dans son discours afin d'assurer son impact<a name="note8" href="#note8a"><strong>[8]</strong></a>&raquo;. Cette fa&ccedil;on de faire passer dans la fiction certaines figures de lettr&eacute;s soigneusement choisies et qui contribuent &agrave; construire la posture de l'auteur est une strat&eacute;gie &eacute;galement tr&egrave;s pr&eacute;sente dans Les ombres errantes de Quignard. Celui-ci nous parle par exemple de Han Yu (768-824), po&egrave;te chinois, de Monsieur de Saint-Cyran (1581-1643) ou de Tanizaki (1886-1965), &eacute;crivain japonais. Chez Quignard, l'&eacute;vocation de ces figures donne lieu soit &agrave; un commentaire, soit &agrave; une citation ou encore &agrave; une br&egrave;ve fictionnalisation de moments de leur vie. Leblanc use tout &agrave; fait du m&ecirc;me proc&eacute;d&eacute;, mais le plus souvent en le d&eacute;tournant, pour mieux servir sa propre posture d'&eacute;crivain de l'absurde<a name="note9" href="#note9a"><strong>[9]</strong></a>. Ainsi, il nous d&eacute;crit la vie d'un certain Matsev A. Fertig-Schreiber: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Je me souviens d'un vieil &eacute;crivain juif qui avait arr&ecirc;t&eacute; d'&eacute;crire apr&egrave;s avoir &eacute;t&eacute; accus&eacute; d'antis&eacute;mitisme par la presse conservatrice. Il s'appelait Matsev A. Fertig-Schreiber et il avait fait partie des <em>Sonderkommandos</em> de Treblinka [...]. <br /> Je l'ai rencontr&eacute; dans un bar o&ugrave; il venait prendre un verre &laquo;avec la r&eacute;gularit&eacute; d'une montre suisse&raquo;, selon les dires d'une barmaid [...] (p.97). <br /> [...] <br /> Peut-&ecirc;tre aussi gagnait-il &agrave; entretenir l'ambigu&iuml;t&eacute; autour de son &oelig;uvre et de sa personne. Il est vrai que ses livres se vendaient mieux depuis qu'il n'&eacute;crivait plus et que l'aura de myst&egrave;re et de discorde qui entourait son &oelig;uvre &eacute;tait rendue telle qu'on l'&eacute;tudiait d&eacute;sormais aussi bien en Isra&euml;l qu'en France, aux &Eacute;tats-Unis qu'en Iran (p.9</span><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">8). <br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <p>&Agrave; la suite de ce passage, le narrateur cite un extrait du premier livre de Fertig-Schreiber, sorte de r&eacute;cit satirique et provocateur de la Deuxi&egrave;me Guerre mondiale. &Agrave; plusieurs reprises dans le livre, Leblanc nous donne des indices nous aidant &agrave; d&eacute;crypter l'ironie de son &eacute;criture, par exemple en faisant preuve de sa connaissance de la langue allemande: sachant cela, on s'arr&ecirc;te aux noms allemands et on constate qu'une traduction mot &agrave; mot du nom de famille de l'&eacute;crivain imaginaire donne &agrave; peu pr&egrave;s &laquo;L'&eacute;crivain fini&raquo;... Entre figures d'&eacute;crivain r&eacute;elles et imaginaires, le narrateur de <em>Mon nom est personne</em> s'&eacute;rige ainsi en ma&icirc;tre de l'absurde et de la d&eacute;rision, &agrave; travers un discours empreint d'allusions et de jeux de mots &agrave; d&eacute;crypter. </p> <p>De fa&ccedil;on plus directe, le narrateur nous expose aussi en long et en large certains choix po&eacute;tiques, comme celui de la forme courte. Laissons-le ainsi nous expliquer pour quelle raison il pr&eacute;f&egrave;re la fiction br&egrave;ve au roman, ou, comme il l'&eacute;crit lui-m&ecirc;me, &laquo;Pourquoi j'ai pas fait romancier&raquo;: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Le p&egrave;re des <em>Petits po&egrave;mes en prose</em> le disait d&eacute;j&agrave; &agrave; propos des contes d'Edgar Allan Poe qu'il traduisait &agrave; l'&eacute;poque, la fiction br&egrave;ve a sur le long roman cet immense avantage que sa bri&egrave;vet&eacute; ajoute &agrave; l'intensit&eacute; de l'effet, unit&eacute; d'impression et totalit&eacute; d'effet qui peuvent donner &agrave; ce genre de composition &laquo;une sup&eacute;riorit&eacute; tout &agrave; fait particuli&egrave;re, &agrave; ce point qu'une nouvelle trop courte vaut encore mieux qu'une nouvelle trop longue&raquo;. Pourquoi faire long, comme on dit, quand on peut faire court? (p.213)</span> <br /> &nbsp;</div> <p>Ainsi, tout comme il forge sa posture &agrave; partir d'exemples d'&eacute;crivains ayant exist&eacute; ou ayant &eacute;t&eacute; par lui invent&eacute;s, le narrateur justifie ses choix po&eacute;tiques &agrave; l'aide d'un intertexte. Sont ainsi convoqu&eacute;s, parmi d'autres et par des voies diverses, des noms aussi h&eacute;t&eacute;roclites que Herg&eacute;, Michel Foucault, Gabriel Garc&iacute;a Marquez, Fedor Dosto&iuml;evski, Jean Echenoz, Fran&ccedil;oise Sagan et Angelus Silesius (et cela dans les premi&egrave;res vingt-six pages!). Leblanc, en plus de situer certains fragments de <em>Mon nom est personne</em> dans une biblioth&egrave;que, a plac&eacute; assez de r&eacute;f&eacute;rences dans son livre pour en constituer une bien garnie. Ainsi que l'&eacute;crit J&eacute;r&ocirc;me Meizoz, un tel proc&eacute;d&eacute; rappelle que toute &eacute;criture est, dans une certaine mesure, intertextuelle: &laquo;Commencer un livre, ouvrir la sc&egrave;ne de parole dans un lieu aussi charg&eacute; qu'une biblioth&egrave;que, dans le conservatoire presque infini du d&eacute;p&ocirc;t culturel, c'est rappeler obliquement que toute cr&eacute;ation litt&eacute;raire mobilise des textes ant&eacute;rieurs qu'elle relaie, imite ou transforme<a name="note10" href="#note10a"><strong>[10]</strong></a>&raquo;. Sous la forme de citations en exergue, d'allusions, ou m&ecirc;me de r&eacute;f&eacute;rences carr&eacute;ment invent&eacute;es, l'intertexte foisonne et &eacute;tourdit. Il peut &eacute;galement &ecirc;tre pr&eacute;texte &agrave; une parodie de discours savant, comme dans l'exemple qui suit, dans lequel le narrateur commente un livre invent&eacute;, livre &eacute;crit par l'&eacute;crivaine imaginaire Simone Schriften W&ouml;llend, dont le nom, &agrave; nouveau significatif, pourrait se traduire par &laquo;Voulant des &eacute;crits<a name="note11" href="#note11a"><strong>[11]</strong></a>&raquo;:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">Po&egrave;me all&eacute;gorique et didactique qui se voulait un trait&eacute; sur l'art de mourir, <em>Le roman de la mort</em> se pr&eacute;sente comme le r&ecirc;ve &eacute;rotique de Simone Schriften W&ouml;llend, auteure de la premi&egrave;re partie (r&eacute;dig&eacute;e au XIIIe si&egrave;cle), morte dans son sommeil avant d'achever son ouvrage. L'essentiel du pav&eacute; de six cent quinze pages en format poche consiste en une suite de discours, dont la teneur fait montre de satire et d'&eacute;rudition, ponctuant le r&eacute;cit d'une guerre ouverte entre raison (&laquo;Je vais mourir&raquo;) et sentiments (&laquo;Je sens que je vais mourir&raquo;) (p.36</span><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">).<br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <p>Une telle insistance sur l'intertexte est un trait que <em>Mon nom est personne</em> partage avec de nombreux romans contemporains (dont, pour reprendre mon exemple, <em>Les ombres errantes</em>), mais il s&rsquo;agit encore davantage, en raison de son caract&egrave;re outrancier et parodique, d&rsquo;une fa&ccedil;on d'indexer cette caract&eacute;ristique de la litt&eacute;rature contemporaine et de pousser &agrave; bout un proc&eacute;d&eacute; commun.&nbsp; </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Un bref aper&ccedil;u de l'infini </strong></span> </p> <p>Cependant, l'intertexte de <em>Mon nom est personne</em> ne se limite pas &agrave; la litt&eacute;rature. Au contraire, il fait appel notamment aux discours philosophique, psychanalytique, m&eacute;diatique, historique et scientifique. Si le livre poss&eacute;dait un index, celui-ci ferait certainement une bonne dizaine de pages... On trouve ainsi mention de <em>La Nature</em>, &laquo;revue de vulgarisation scientifique&raquo; (p.10), du &laquo;c&eacute;l&egrave;bre sitcom <em>Seinfeld</em> (1989-1998)&raquo; (p.32), ou encore des Monty Python (p.43), &laquo;des reprises de <em>Family Guy</em> &agrave; la t&eacute;l&eacute;&raquo; (p.331), sans compter une enqu&ecirc;te minutieuse, preuves &agrave; l'appui, sur les &eacute;ventuelles relations entre Quentin Tarantino et Uma Thurman (p.188-194). &Agrave; travers la citation, l'enqu&ecirc;te, et l'essai fictif, le narrateur semble d&eacute;signer le tourniquet infini (et parfois absurde) des m&eacute;tadiscours. C'est dans sa disparition m&ecirc;me que culmine enfin le proc&eacute;d&eacute;: le chapitre &laquo;Les jaloux font les meilleurs cocus&raquo; est en fait constitu&eacute; d'un titre et... d'une note de bas de page, qui explique la disparition du texte (du commentaire): </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128); ">J'avais pens&eacute; &eacute;crire un texte pour donner chair &agrave; ce titre, mais avec le recul, je trouve que ce titre s'en tire tr&egrave;s bien tout seul. Tout ce que je pourrais lui ajouter, incluant la pr&eacute;sente phrase, serait grossi&egrave;rement inutile (p.123). <br /> <br type="_moz" /><br /> </span></div> <p>Dans cette&nbsp; abondance discursive ininterrompue, je discerne d'abord une volont&eacute; de faire de la litt&eacute;rature un carrefour, un lieu o&ugrave; se croisent tous les discours et toutes les obsessions collectives. Par exemple, Leblanc d&eacute;bute abruptement un r&eacute;cit intitul&eacute; &laquo;La timide et le galant&raquo; en parodiant le style m&eacute;diatique. Il banalise ainsi la spectacularisation des m&eacute;dias en transformant un fait divers familier en incipit de conte moderne: &laquo;Alert&eacute;e par les proches d'une locataire dont on n'avait plus de nouvelles depuis qu'elle avait invit&eacute; &agrave; son domicile un inconnu rencontr&eacute; sur Internet [...]&raquo; (p.101). Au fil des chapitres, il &eacute;voque &eacute;galement, sous le couvert de la fiction et de l'ironie, des &eacute;v&eacute;nements r&eacute;cents qui ont marqu&eacute; notre imaginaire et notre discours social, du 11 septembre 2001 au conflit isra&eacute;lo-palestienien, en passant par les d&eacute;bats pro-vie et pro-choix et les derniers exploits des Canadiens de Montr&eacute;al, toujours&nbsp; en employant ce m&ecirc;me ton grin&ccedil;ant. </p> <p>Le statut paradoxal du narrateur me semble participer de cette volont&eacute; de prendre la parole au nom de la collectivit&eacute;. &Agrave; la fois Je et Nous (puisque &laquo;son nom est personne&raquo;), le narrateur de Leblanc affirme lui-m&ecirc;me: &laquo;J'ai oubli&eacute; de vous dire que mon nom est L&eacute;gion, car Je, chez moi, n'est pas un autre, mais plusieurs&raquo; (p.144)<a name="note12" href="#note12a"><strong>[12]</strong></a>. Multiple &agrave; l'image du monde qu'il d&eacute;ploie dans l'&eacute;criture, le narrateur est paradoxalement &agrave; la fois un sujet d&eacute;fini qui prend corps dans le texte et qui se met en sc&egrave;ne dans une posture d'auteur, et une voix qui se veut plus ou moins anonyme, sorte d'entit&eacute; intellectuelle et cynique ind&eacute;finie qui a pour fonction premi&egrave;re de commenter. </p> <p>Enfin, <em>Mon nom est personne</em> peut appara&icirc;tre comme un exercice de style parfois oulipien et m&ecirc;me un livre ludique d'&laquo;initi&eacute;&raquo;, au sens o&ugrave; il joue intens&eacute;ment avec les codes, les genres litt&eacute;raires, les attentes du lecteur et les limites de son savoir. En ce sens, il condense plusieurs traits souvent remarqu&eacute;s &agrave; propos du roman contemporain: il t&eacute;moigne d'une conscience aigu&euml; de la forme et contient un m&eacute;tadiscours sur l'&eacute;criture, il pr&eacute;sente un intertexte foisonnant et est dirig&eacute; par un narrateur &agrave; l'autorit&eacute; probl&eacute;matique, puisque son savoir encyclop&eacute;dique (on croirait parfois entendre la voix de <em>Wikip&eacute;dia</em><a name="note13" href="#note13a"><strong>[13]</strong></a>) est &eacute;galement menteur. Surtout &ndash;et c'est ce qui a retenu mon attention&ndash; <em>Mon nom est personne</em> appara&icirc;t fascin&eacute; par le commentaire, port&eacute; peut-&ecirc;tre par un fantasme que la litt&eacute;rature semble partager avec les sciences humaines, celui de se constituer comme le &laquo;savoir des savoirs<a name="note14" href="#note14a"><strong>[14]</strong></a>&raquo;. S'il semble souvent tourner en d&eacute;rision ce genre d'ambition, le livre de Leblanc op&egrave;re &eacute;galement un travail positif, c'est-&agrave;-dire un travail de distanciation visant &agrave; &laquo;&eacute;cailler quelques &eacute;vidences, quelques lieux communs<a name="note15" href="#note15a"><strong>[15]</strong></a>&raquo;. Mais cela devrait &ecirc;tre l'objet d'une seconde lecture... En attendant, on peut suivre les conseils de notre narrateur-commentateur et m&eacute;diter la question suivante: &laquo;Que retient-on au juste d'un livre, de nos lectures? Multiplier par quatorze l'infini ne nous en dirait peut-&ecirc;tre pas plus long sur la question du litt&eacute;raire que le simple fait qu'il y ait question tout court&raquo; (p.168).</p> <hr /> <br /> <br type="_moz" /><br /> <a name="note1a" href="#note1">[1]</a> Pascal Quignard, <em>Les ombres errantes</em>, Paris, Grasset, 2002, 189 p. &nbsp; <p><a name="note2a" href="#note2">[2]</a> Dominique Maingueneau, <em>Le discours litt&eacute;raire. Paratopie et sc&egrave;ne d'&eacute;nonciation</em>, Paris, Armand Colin, 2004, p.106-107. &nbsp;</p> <p><a name="note3a" href="#note3">[3]</a> Les sous-titres sont emprunt&eacute;s &agrave; David Leblanc. &nbsp;</p> <p><a name="note4a" href="#note4">[4]</a> Leblanc ne donne pas la r&eacute;f&eacute;rence pr&eacute;cise de cette citation, que je n'ai pas pu retrouver pour ma part. Il n'est pas exclu que celle-ci soit invent&eacute;e. &nbsp;</p> <p><a name="note5a" href="#note5">[5]</a> &laquo;Daniil Harms&raquo;, dans <em>Wikip&eacute;dia</em> [en ligne]. <a href="http://fr.wikipedia.org/wiki/Daniil_Harms" title="http://fr.wikipedia.org/wiki/Daniil_Harms">http://fr.wikipedia.org/wiki/Daniil_Harms</a> [Page consult&eacute;e le 17 ao&ucirc;t 2010]. &nbsp;</p> <p><a name="note6a" href="#note6">[6]</a> Jean-Philippe Jaccard, &laquo;De la r&eacute;alit&eacute; au texte: l'absurde chez Daniil Harms&raquo;, dans <em>Cahiers du monde russe et sovi&eacute;tique</em>, vol. XXVI, n&deg;3-4, p.297. &nbsp;</p> <p><a name="note7a" href="#note7">[7]</a> J&eacute;r&ocirc;me Meizoz, Post<em>ures litt&eacute;raires. Mises en sc&egrave;nes modernes de l'auteur</em>, Gen&egrave;ve, Slatkine &Eacute;rudition, 2007, p.18. &nbsp;</p> <p><a name="note8a" href="#note8">[8]</a> <em>Ibid</em>., p.22. &nbsp;</p> <p><a name="note9a" href="#note9">[9]</a> En qualifiant ainsi David Leblanc d'&eacute;crivain de l'absurde, j'entends l'&eacute;tiquette d'&laquo;absurde&raquo; dans le m&ecirc;me sens, &eacute;largi, que Jean-Philippe Jaccard &agrave; propos de Daniil Harms. En effet, les deux &eacute;crivains usent de proc&eacute;d&eacute;s tr&egrave;s semblables. On retrouve chez Leblanc aussi bien une absurdit&eacute; th&eacute;matique qui se traduit par des r&eacute;flexions m&eacute;taphysiques ou par des personnages de &laquo;paum&eacute;s na&iuml;fs&raquo; (pour reprendre une expression de Jaccard) plong&eacute;s dans un monde qui leur &eacute;chappe, qu'une absurdit&eacute; formelle qui doit sans doute autant au th&eacute;&acirc;tre de l'absurde &mdash;par exemple dans certains dialogues sans queue ni t&ecirc;te qui rappellent le th&eacute;&acirc;tre de Beckett&mdash; qu'&agrave; un pr&eacute;curseur comme Daniil Harms. Humour noir, lucidit&eacute; tragique, incoh&eacute;rences, associations arbitraires, remise en cause des proc&eacute;d&eacute;s narratifs traditionnels sont autant d'&eacute;l&eacute;ments que Leblanc et Harms partagent et qui produisent un sentiment d'absurdit&eacute; qui touche autant le monde que le langage. &nbsp;</p> <p><a name="note10a" href="#note10">[10]</a>&nbsp;<em>Ibid</em>., p.123. &nbsp;</p> <p><a name="note11a" href="#note11">[11]</a> Cette traduction est cependant quelque peu incertaine, car le mot &laquo;W&ouml;llend&raquo; n'existe pas en allemand, bien qu'il se rapproche de &laquo;Wollen&raquo;, le verbe vouloir, dont le participe pr&eacute;sent s'&eacute;crit &laquo;Wollend&raquo;. &nbsp;</p> <p><a name="note12a" href="#note12">[12]</a> Il est int&eacute;ressant de rapprocher cette affirmation du narrateur, ainsi que le titre <em>Mon nom est personne</em>, avec l'incipit du roman <em>Nikolski</em> (Qu&eacute;bec, Alto, 2005) de Nicolas Dickner: &laquo;Mon nom n'a pas d'importance&raquo;. &Agrave; travers des formulations quasi-identiques, Leblanc et Dickner donnent tous deux voix &agrave; un narrateur dont l'identit&eacute; s'affirme comme &eacute;tant d&eacute;risoire. Tout en &eacute;vitant de donner un nom propre ou un pr&eacute;nom &agrave; leur narrateur (et du m&ecirc;me coup une identit&eacute;), les deux auteurs optent pour une d&eacute;finition plurielle de la voix narrative: alors que le narrateur de Leblanc se pr&eacute;sente comme le porte-parole de la collectivit&eacute;, celui de Dickner rend compte d'une monde &eacute;clat&eacute; qui se d&eacute;cline en trois fils narratifs et qui oscille obscur&eacute;ment entre narration autodi&eacute;g&eacute;tique et h&eacute;t&eacute;rodi&eacute;g&eacute;tique. Ainsi, en choisissant paradoxalement une narration &agrave; la premi&egrave;re personne qui tend &agrave; s'effacer, tout deux positionnent leur narrateur en porte-&agrave;-faux entre subjectivit&eacute; et objectivit&eacute;, entre l'exigence pour la parole de s'&eacute;noncer &agrave; partir du point de vue d'un sujet et celle de dire un monde complexe et collectif.&nbsp; &nbsp;</p> <p><a name="note13a" href="#note13">[13]</a> Par ailleurs, je remarque un nouveau point commun entre les narrateurs de <em>Mon nom est personne</em> et de <em>Nikolski</em>: tous deux pr&eacute;sentent une pr&eacute;dilection pour les digressions &agrave; saveur encyclop&eacute;dique. Ils inscrivent ainsi dans la fiction la trace d'un nouveau rapport au savoir dans le monde contemporain: un savoir accessible, mouvant et collectif comme celui d'une entreprise telle que l'encyclop&eacute;die libre <em>Wikip&eacute;dia</em>.&nbsp; &nbsp;</p> <p><a name="note14a" href="#note14">[14]</a> Pour reprendre une expression de Pierre Bourdieu, dans Pierre Bourdieu et Roger Chartier, <em>Le sociologue et l'historien</em>, Paris, Agone &amp; Raisons d'agir, 2010, p.19. &nbsp;</p> <p><a name="note15a" href="#note15">[15]</a> <em>Ibid</em>., p.23.</p> <p><br type="_moz" /></p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-narrateur-en-commentateur-ou-la-fascination-du-metadiscours#comments Absurde Ambiguïté Autofiction Autofiction BAUDELAIRE, Charles BECKETT, Samuel BORGES, Jorge Luis Culture populaire DICKNER, Nicolas DOSTOÏEVSKI, Fedor ECHENOZ, Jean Éclatement textuel FOUCAULT, Michel GARCIA MARQUEZ, Gabriel GOGOL, Nicolas HARMS, Daniil Hergé Intertextualité Ironie JACCARD, Jean-Philippe Leblanc, David MAINGUENEAU, Dominique MEIZOZ, Jérôme Métafiction Québec QUIGNARD, Pascal SAGAN, Françoise SAINT-CYRAN, Monsieur de Savoir encyclopédique SILESIUS, Angelus TANIZAKI YU, Han Nouvelles Wed, 25 Aug 2010 19:17:29 +0000 Mélodie Simard-Houde 255 at http://salondouble.contemporain.info Quand l’auteur joue avec la (méta)fiction http://salondouble.contemporain.info/lecture/quand-l-auteur-joue-avec-la-metafiction <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/landry-pierre-luc">Landry, Pierre-Luc </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/le-jardin-des-delices-terrestres">Le Jardin des délices terrestres</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p><em><br /> Le Jardin des d&eacute;lices terrestres</em><a name="note1" href="#note1b"><strong>[1]</strong></a> est le deuxi&egrave;me roman d&rsquo;Indrajit Hazra, musicien, journaliste et &eacute;crivain indien n&eacute; &agrave; Calcutta en 1971. Ce roman, qui au final pourrait &ecirc;tre qualifi&eacute; de ludique, emprunte &agrave; la bande dessin&eacute;e belge comme &agrave; la litt&eacute;rature jeunesse bengali et induit, avec sa structure probl&eacute;matique et sa narration ind&eacute;cidable, certains effets de rupture qui d&eacute;voilent et probl&eacute;matisent sa construction. Je tenterai ici de rendre compte de certains enjeux soulev&eacute;s par ce roman qui se joue parfois des th&eacute;ories litt&eacute;raires et qui, par le fait m&ecirc;me, se laisse difficilement appr&eacute;hender en termes simples.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>D&rsquo;abord, un r&eacute;sum&eacute;</strong></span></p> <p>Le roman est compos&eacute; de deux r&eacute;cits livr&eacute;s en alternance. Le premier met en sc&egrave;ne Hiren Bose, op&eacute;rateur d&rsquo;un taxiphone situ&eacute; au rez-de-chauss&eacute;e du 14, Banamali Nashkar Lane, &agrave; Calcutta. Il habite &agrave; l&rsquo;&eacute;tage chez Uma, sa fianc&eacute;e, depuis quatre ans. Une nuit, quatre eunuques travestis en femmes, des hijras, vandalisent la cabine t&eacute;l&eacute;phonique du taxiphone et attaquent Hiren. Ce dernier n&rsquo;ose pas annoncer la mauvaise nouvelle &agrave; Uma sachant qu&rsquo;elle sera furieuse contre lui: il n&rsquo;a pas assur&eacute; son commerce comme elle le lui avait conseill&eacute; il y a longtemps d&eacute;j&agrave;. Soucieux de &laquo;mettre fin &agrave; ce chapitre de [sa] vie&raquo; (p.30), il verse du &laquo;fioul&raquo; (p.30) un peu partout au rez-de-chauss&eacute;e, ainsi qu&rsquo;au premier &eacute;tage o&ugrave; dort Uma, et met le feu &agrave; l&rsquo;&eacute;difice. Il se sauve des lieux du crime et ne revient que plusieurs heures apr&egrave;s, une fois le brasier &eacute;teint; Uma est morte. Hiren est recueilli par Shishir, un ami qui habite la pension du 72, tout juste en face du taxiphone, sur Banamali Nashkar Lane, o&ugrave; Hiren avait d&eacute;j&agrave; habit&eacute; avant de d&eacute;m&eacute;nager chez Uma. Avec quelques retours en arri&egrave;re, on apprend &agrave; conna&icirc;tre les personnages qui habitent la pension, surtout Ghanada, sorte de gourou qui occupe la chambre sur le toit et qui raconte toujours des histoires invraisemblables qui l&rsquo;impliquent personnellement mais auxquelles personne n&rsquo;adh&egrave;re vraiment. On apprend aussi qu&rsquo;Hiren est pyromane et qu&rsquo;il aurait br&ucirc;l&eacute; d&rsquo;autres &eacute;difices avant de mettre le feu &agrave; son commerce. La vie au foyer est plut&ocirc;t r&eacute;p&eacute;titive&nbsp;et les soir&eacute;es se terminent toujours sur la terrasse avec Ghanada qui raconte ses histoires, couch&eacute; dans sa chaise longue. Hiren a l&rsquo;impression que Ghanada sait &agrave; propos de l&rsquo;incendie du 14, et, un soir o&ugrave; l&rsquo;atmosph&egrave;re est particuli&egrave;rement tendue, il se fait assommer par les r&eacute;sidents du foyer. Il se r&eacute;veille dans le coffre d&rsquo;une voiture. Shishir, Ghanada, Gaur et Shibu portent tous les quatre leur costume d&rsquo;hijras: ce sont eux, les eunuques qui l&rsquo;ont attaqu&eacute; dans son taxiphone. Ghanada explique qu&rsquo;ils se d&eacute;guisent ainsi pour supprimer tout d&eacute;sir sexuel et se prot&eacute;ger du danger que repr&eacute;sentent les femmes. Parce qu&rsquo;Hiren menace l&rsquo;&eacute;quilibre du foyer o&ugrave; ils s&rsquo;isolent des femmes pour rester entre eux, ils doivent agir et le neutraliser. Ils l&rsquo;assomment de nouveau et l&rsquo;enferment dans un placard du Writer&rsquo;s Building, le si&egrave;ge du gouvernement du Bengale occidental, auquel ils mettent le feu. Hiren r&eacute;ussit &agrave; s&rsquo;&eacute;chapper de cet incendie monumental et est arr&ecirc;t&eacute; par un inspecteur qui l&rsquo;accuse d&rsquo;avoir allum&eacute; plusieurs incendies criminels perp&eacute;tr&eacute;s dans les derni&egrave;res ann&eacute;es. On l&rsquo;emporte dans un fourgon de l&rsquo;arm&eacute;e.</p> <p>Le second r&eacute;cit concerne Manik Basu, &laquo;auteur de livres &agrave; succ&egrave;s comme <em>Les Principes du plaisir</em>, <em>Bricolage</em>, <em>L&rsquo;Illusionniste et autres r&eacute;cits</em>&raquo; (p.33) qui &laquo;avait fait la plus grosse erreur de sa vie en signant un contrat stipulant qu&rsquo;il remettrait un roman par an &agrave; la prestigieuse maison d&rsquo;&eacute;dition Kutir&raquo; (p.33), mais qui empire sa situation en fuyant l&rsquo;Inde et en se r&eacute;fugiant &laquo;dans un h&ocirc;tel relativement bon march&eacute; de la lointaine Prague&raquo; (p.33) sans avoir remis un seul roman &agrave; son &eacute;diteur, cinq ans apr&egrave;s avoir sign&eacute; le contrat. Il est enlev&eacute; &agrave; Prague par des hommes de main de son &eacute;diteur, qui le s&eacute;questrent dans la chambre de son h&ocirc;tel. Il a dix jours pour &eacute;crire un roman; le &laquo;dixi&egrave;me jour, si le livre est pas fini, on sera oblig&eacute;s de vous descendre&raquo; (p.41), le menace-t-on. Basu s&rsquo;attelle donc &agrave; la t&acirc;che. Toutefois, au bout de quelques jours, un de ses ge&ocirc;liers vient le chercher pour le conduire jusqu&rsquo;&agrave; un grand manoir o&ugrave; l&rsquo;attend Ajit Chaudhuri, &laquo;propri&eacute;taire et responsable des publications de Kutir&raquo; (p.105). Chaudhuri s&rsquo;excuse parce que &laquo;les autochtones n&rsquo;avaient pas parfaitement compris&raquo; ses consignes (p.105). Il prie Basu de se consid&eacute;rer d&eacute;sormais comme son invit&eacute; et &laquo;souhaite rendre [son] s&eacute;jour aussi agr&eacute;able que possible&raquo; (p.105). Basu explore le manoir d&rsquo;abord, avant de se lancer dans l&rsquo;&eacute;criture: &laquo;[il] se dit que le mieux &eacute;tait sans doute de se gratter la cervelle jusqu&rsquo;&agrave; produire quelque chose&raquo; (p.139). Les semaines s&rsquo;&eacute;coulent et l&rsquo;&eacute;crivain travaille plut&ocirc;t bien; un jour, il annonce que son manuscrit est termin&eacute;. Il refuse toutefois de le remettre &agrave; Chaudhuri, mais celui-ci, &agrave; l&rsquo;aide de ses hommes de main, r&eacute;ussit &agrave; le lui soutirer. Entre temps a commenc&eacute; &agrave; se tisser une &eacute;trange relation entre Basu et Irma Van der Lubbe, la gouvernante du gite o&ugrave; il r&eacute;side; ils s&rsquo;espionnent mutuellement dans le noir et semblent tous les deux attir&eacute;s l&rsquo;un vers l&rsquo;autre. Basu d&eacute;cide de rester un peu &agrave; Prague avant de retourner en Inde. Il se rend &agrave; l&rsquo;op&eacute;ra avec Irma, au Th&eacute;&acirc;tre national. Lors de l&rsquo;entracte, elle le pousse par la fen&ecirc;tre du troisi&egrave;me &eacute;tage; il s&rsquo;effondre sur le sol et meurt.<br /> <strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> Quelques courts-circuits</span></strong></p> <p>Les deux r&eacute;cits se partagent parfaitement le livre: le premier, celui d&rsquo;Hiren Bose, se d&eacute;veloppe dans les chapitres impairs; le deuxi&egrave;me, celui de Manik Basu, occupe les chapitres pairs. Le treizi&egrave;me chapitre, intitul&eacute; &laquo;Derni&egrave;res nouvelles&raquo; (p.233-239), rompt ce d&eacute;coupage et constitue un verbatim d&rsquo;un segment t&eacute;l&eacute;visuel de type <em>breaking news</em> concernant l&rsquo;incendie du Writer&rsquo;s Building et la mort de Basu. Le roman s&rsquo;ach&egrave;ve avec un &eacute;pilogue reproduisant &laquo;<em>un extrait de l&rsquo;article &ldquo;Mensonges, sacr&eacute;s mensonges et Ghanada&rdquo;, sign&eacute; de Manik Basu, &eacute;crit &agrave; Prague et publi&eacute; dans le num&eacute;ro sp&eacute;cial du magazine Alpana de f&eacute;vrier 2004, consacr&eacute; &agrave; Premendra Mitra pour le centenaire de sa naissance</em>&raquo; (p.241). Dans cet article, Basu parle de sa rencontre (litt&eacute;raire) avec Ghanada, un personnage cr&eacute;&eacute; par Premendra Mitra, et de l&rsquo;admiration qu&rsquo;il &eacute;prouve pour la structure ench&acirc;ss&eacute;e de leurs narrations&nbsp;&agrave; tous les deux. Il termine en affirmant avoir utilis&eacute; le personnage de Ghanada dans son plus r&eacute;cent roman, <em>Le Jardin des d&eacute;lices terrestres</em>. Ce qui est particulier avec cette structure, c&rsquo;est que certaines pistes diss&eacute;min&eacute;es tout au long du roman laissent croire que Manik Basu &eacute;crit l&rsquo;histoire d&rsquo;Hiren Bose; les deux r&eacute;cits existeraient donc dans une relation d&rsquo;ench&acirc;ssement: le r&eacute;cit cadre serait celui de Manik et le r&eacute;cit ench&acirc;ss&eacute;, celui d&rsquo;Hiren. Le chapitre treize vient toutefois court-circuiter cette relation jusque-l&agrave; plut&ocirc;t calme et immobile, puisqu&rsquo;il suppose que les deux personnages existeraient dans un m&ecirc;me univers de fiction, tandis que, tout au long du roman, les fronti&egrave;res entre leurs deux mondes &eacute;taient herm&eacute;tiques, exception faite de deux petits accrocs. Le premier: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Un autre [client] m&rsquo;avait r&eacute;clam&eacute; l&rsquo;indicatif d&rsquo;un pays europ&eacute;en dont je n&rsquo;avais jamais entendu parler (et que j&rsquo;ai maintenant oubli&eacute;). Je dus en cons&eacute;quence v&eacute;rifier l&rsquo;annuaire qui donnait la liste de tous les indicatifs. Il le recopia sur un bout de papier mais, ensuite, il passa un coup de fil local.<br /> Ce client avait un visage qui me disait vaguement quelque chose. Mais, bien s&ucirc;r, tous les hommes vous rappellent quelque chose si vous cherchez bien. (p.11) <p></p></span></div> <div>Ce client qui dit vaguement quelque chose &agrave; Hiren s&rsquo;informe-t-il de l&rsquo;indicatif de la R&eacute;publique tch&egrave;que? Il s&rsquo;agit l&agrave; d&rsquo;un tout petit court-circuit qui n&rsquo;en est pas un, en fait, &agrave; moins de lire le roman en mode parano&iuml;aque &mdash;ce que ce type de litt&eacute;rature nous invite &agrave; faire, par ailleurs. Le deuxi&egrave;me est plus significatif; tandis qu&rsquo;Irma Van der Lubbe regarde Manik Basu dormir, elle a subitement l&rsquo;impression d&rsquo;&ecirc;tre le personnage d&rsquo;un roman:<br /> &nbsp;</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Il y avait quelque chose dans cette forme allong&eacute;e qui mettait Irma mal &agrave; l&rsquo;aise. Plant&eacute;e l&agrave; &agrave; la lueur de la lune qui projetait des ombres incertaines, avec le visage tout proche de celui de cet &eacute;crivain endormi venu d&rsquo;un pays si lointain, elle eut soudain l&rsquo;impression d&rsquo;&ecirc;tre incluse dans une &oelig;uvre de fiction, &agrave; un de ces moments sans rebondissements avant que l&rsquo;on ne tourne la page. Bient&ocirc;t tout serait fini, elle n&rsquo;aurait plus &agrave; &ecirc;tre le t&eacute;moin de ces sc&egrave;nes o&ugrave; un homme &eacute;tait le prisonnier d&rsquo;autres hommes. On lui demanderait s&ucirc;rement de jouer un r&ocirc;le dans le d&eacute;nouement, ce qui arrivait souvent, pas tr&egrave;s souvent, mais suffisamment pour la mettre mal &agrave; l&rsquo;aise. (p.184-185)</span><br /> &nbsp;</div> <p>En effet, elle jouera un r&ocirc;le important dans le d&eacute;nouement: elle d&eacute;fenestrera Basu du troisi&egrave;me &eacute;tage du Th&eacute;&acirc;tre national. Ici, c&rsquo;est une troisi&egrave;me fronti&egrave;re qui est travers&eacute;e: si Irma, qui se trouve dans le r&eacute;cit cadre (celui de Manik), est en r&eacute;alit&eacute; un <em>personnage</em>, s&rsquo;il ne s&rsquo;agit pas seulement d&rsquo;une impression, c&rsquo;est qu&rsquo;il y aurait un troisi&egrave;me r&eacute;cit, v&eacute;ritable cadre cette fois, qui ench&acirc;sserait les deux autres.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Combien y a-t-il de r&eacute;cits, alors?</strong></span></p> <p>Si on consid&egrave;re qu&rsquo;il y a un <em>mastermind</em>, un g&eacute;nial conspirateur derri&egrave;re tout cela, un narrateur implicite (ou un auteur implicite) qui vient arranger les &eacute;v&eacute;nements &mdash;et qui rel&egrave;gue par le fait m&ecirc;me les deux r&eacute;cits au rang de r&eacute;cits intradi&eacute;g&eacute;tiques&mdash;, la question de son identit&eacute; se pose d&eacute;sormais. Qui est-il? Pourquoi se contente-t-il de retranscrire le bulletin de nouvelles et d&rsquo;ajouter un extrait de l&rsquo;article de Basu concernant Ghanada, plut&ocirc;t que de mettre en place un v&eacute;ritable r&eacute;cit cadre qui viendrait ceinturer cette fiction qui, sans de telles fronti&egrave;res, n&rsquo;est rien de moins que probl&eacute;matique? En effet, sans ce narrateur implicite cach&eacute; derri&egrave;re ses propres fictions, on pourrait dire que la narration, pourtant bien r&eacute;elle puisqu&rsquo;on vient de la lire, devient tout d&rsquo;un coup impossible du point de vue de la vraisemblance pragmatique<a name="note2" href="#note2b"><strong>[2]</strong></a>, comme annul&eacute;e ou ni&eacute;e par l&rsquo;inexistence du narrateur; les &eacute;v&eacute;nements racont&eacute;s par la lectrice de nouvelles du chapitre treize pointent dans cette direction: la mort de Manik Basu ne peut pas &ecirc;tre annonc&eacute;e dans l&rsquo;univers de fiction d&rsquo;Hiren Bose. Ce court-circuit rend la posture de narration impossible: un narrateur qui vient de mourir ne peut pas raconter ce qui se passe apr&egrave;s sa mort, surtout qu&rsquo;il n&rsquo;avait pas pr&eacute;par&eacute; le terrain pour s&rsquo;arroger d&rsquo;un tel droit. N&eacute;anmoins, l&rsquo;&eacute;pilogue vient souligner le fait que l&rsquo;auteur Manik Basu a &eacute;crit l&rsquo;histoire dans laquelle le personnage de Ghanada appara&icirc;t, c&rsquo;est-&agrave;-dire celle d&rsquo;Hiren Bose. Aussi, Manik Basu fait r&eacute;f&eacute;rence &agrave; Ghanada, qu&rsquo;il pr&eacute;sente comme &laquo;l&rsquo;un de ses personnages dans le roman qu&rsquo;il [vient] de terminer&raquo; (p.224-225). Il y a trois notes de bas de page dans l&rsquo;&eacute;pilogue qui attestent des faits litt&eacute;raires avanc&eacute;s par Manik Basu. Ces sources appuient l&rsquo;id&eacute;e que le r&eacute;cit d&rsquo;Hiren est fictif et que c&rsquo;est Manik Basu qui l&rsquo;a &eacute;crit. Premi&egrave;re hypoth&egrave;se: Manik Basu (r&eacute;cit cadre) &eacute;crit l&rsquo;histoire d&rsquo;Hiren Bose (r&eacute;cit ench&acirc;ss&eacute;). Deuxi&egrave;me hypoth&egrave;se: il y aurait un auteur implicite (r&eacute;cit cadre) qui arrangerait les r&eacute;cits de Manik Basu (r&eacute;cit ench&acirc;ss&eacute; dans celui de l&rsquo;auteur implicite et r&eacute;cit cadre de l&rsquo;histoire d&rsquo;Hiren) et d&rsquo;Hiren (r&eacute;cit ench&acirc;ss&eacute; &agrave; la puissance deux). Si on exclut le dernier chapitre et l&rsquo;article de Basu reproduit en &eacute;pilogue, il n&rsquo;y a pas vraiment de r&eacute;cit cadre, mais bien plut&ocirc;t une illusion de cadre. L&rsquo;ind&eacute;cidabilit&eacute; de cette troisi&egrave;me narration semble suspendre le d&eacute;nouement des deux r&eacute;cits; le lecteur n&rsquo;aura pas l&rsquo;heure juste sur cette question et ne pourra pas trancher ou choisir l&rsquo;une ou l&rsquo;autre des deux hypoth&egrave;ses interpr&eacute;tatives que je viens de pr&eacute;senter. Voil&agrave; pourquoi j&rsquo;ai parl&eacute; plus t&ocirc;t d&rsquo;une narration ind&eacute;cidable.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Hommage m&eacute;tafictionnel</strong></span></p> <p>Il y a plus d&rsquo;une mise en abyme dans le roman. D&rsquo;abord, on retrouve la traditionnelle mise en sc&egrave;ne de l&rsquo;&eacute;crivain qui &eacute;crit un roman qui porte le m&ecirc;me titre que celui que le lecteur r&eacute;el tient entre ses mains<a name="note3" href="#note3b"><strong>[3]</strong></a> &mdash;cadres qui court-circuitent &agrave; la fin alors que l&rsquo;&eacute;crivain et son personnage sont trait&eacute;s sans discrimination de niveau narratif dans le m&ecirc;me bulletin de nouvelles. Aussi, il y a une mise en abyme de la structure du roman avec les propos de Basu sur Premendra Mitra dans l&rsquo;&eacute;pilogue: &laquo;Ce qui me surprenait &mdash;et me surprend encore &agrave; ce jour en tant que lecteur et en tant qu&rsquo;&eacute;crivain&mdash;, c&rsquo;est la trajectoire suivie par l&rsquo;auteur Premendra Mitra, &agrave; un certain niveau, et celle suivie par l&rsquo;un des plus c&eacute;l&egrave;bres narrateurs du monde, Ghanada, pour raconter leurs histoires (ench&acirc;ss&eacute;es dans une histoire)&raquo; (p.243). Ce processus est utilis&eacute; par Indrajit Hazra dans l&rsquo;&eacute;criture du roman <em>Le Jardin des d&eacute;lices terrestres</em>, et aussi par Manik Basu, d&rsquo;une certaine fa&ccedil;on, dans son roman <em>Le Jardin des d&eacute;lices terrestres </em>(bis), qui met en sc&egrave;ne le &laquo;narrateur&raquo; Ghanada aux c&ocirc;t&eacute;s du narrateur Hiren.</p> <p>L&rsquo;intertextualit&eacute; occupe aussi une place importante dans le roman d&rsquo;Hazra. D&rsquo;abord, Premendra Mitra (1904-1988) est un auteur r&eacute;el et une figure &eacute;minente de la litt&eacute;rature bengali. Il a publi&eacute; des po&egrave;mes, des romans et des nouvelles et est surtout connu pour ses textes de science-fiction comme <em>The Twelfth Manu</em> <a name="note4" href="#note4b"><strong>[4]</strong></a>. Mitra a remport&eacute; de nombreux prix litt&eacute;raires dont certains tr&egrave;s prestigieux. Il a cr&eacute;&eacute; en 1945 le personnage de Ghanada, qui est rapidement devenu tr&egrave;s c&eacute;l&egrave;bre en Inde: plusieurs romans mettent en vedette le personnage et les autres r&eacute;sidents du 72, Banamali Nashkar Lane et certains ont &eacute;t&eacute; adapt&eacute;s pour la radio et sous forme de bandes dessin&eacute;es, dont l&rsquo;une est toujours publi&eacute; par le p&eacute;riodique pour enfants Anandamela. Le personnage de Ghanada que l&rsquo;on rencontre dans le roman d&rsquo;Hazra est &agrave; quelques d&eacute;tails pr&egrave;s le m&ecirc;me que celui cr&eacute;&eacute; par Premendra Mitra; il habite le m&ecirc;me lieu, avec les m&ecirc;mes hommes (Shibu, Shishir, Gaur et les autres) et raconte le m&ecirc;me genre d&rsquo;histoires invraisemblables, proches de la science-fiction mais truff&eacute;es de v&eacute;ritables donn&eacute;es scientifiques et historiques. Par exemple: il r&eacute;v&egrave;le comment il aurait pu emp&ecirc;cher &laquo;que se produise le trou de la couche d&rsquo;ozone&raquo; (p.92), comment il a sauv&eacute; de la mort un homme emprisonn&eacute; dans un monast&egrave;re espagnol par le p&egrave;re Ra&uacute;l qui croyait &ecirc;tre une r&eacute;incarnation de l&rsquo;Inquisiteur Tom&aacute;s de Torquemada, comment aussi la cigarette lui a un jour sauv&eacute; la vie lors d&rsquo;un feu de brousse en Australie, etc. Ce dialogue entre le roman d&rsquo;Hazra et ceux de Premendra Mitra est l&rsquo;emprunt transfictionnel le plus consid&eacute;rable dans Le Jardin des d&eacute;lices terrestres. N&eacute;anmoins, un personnage important du r&eacute;cit de Manik Basu est emprunt&eacute; &agrave; un tout autre univers de fiction. En effet, vers la fin du roman, Irma Van der Lubbe affirme avoir d&eacute;j&agrave; rencontr&eacute; Bianca Castafiore, qui &eacute;tait de passage &agrave; Prague pour chanter dans <em>La Damnation de Faust</em> de Berlioz. Pour un lecteur qui ne conna&icirc;t qu&rsquo;en partie <em>Les Aventures de Tintin et Milou</em> d&rsquo;Herg&eacute;, l&rsquo;allusion &agrave; la soprano italienne (fictive) peut para&icirc;tre &eacute;trange. Hazra r&eacute;v&egrave;le, dans un article paru dans le journal <em>Hindustan Times</em>, avoir &laquo;emprunt&eacute;&raquo; le personnage d&rsquo;Irma &agrave; Herg&eacute;, ce qui explique l&rsquo;allusion au&nbsp;&laquo;rossignol milanais&raquo;: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">A few years ago, I wrote a book in which I used (borrowed or stole, being the more appropriate word) one of Herg&eacute;&rsquo;s minor characters from his Tintin books, Irma, Bianca Castifiore&rsquo;s quiet maid, for my own nefarious purpose. While the original Irma was nothing but Bianca&rsquo;s appendage &mdash;her &lsquo;high point&rsquo; being when she assaults Thompson and Thomson with a walking stick in <em>The Castafiore Emerald</em><a name="note5" href="#note5b"><strong>[5]</strong></a> when the two detectives accuse her of stealing the soprano&rsquo;s emerald&mdash; &lsquo;my&rsquo; Irma was a full-blown woman with a mysterious past and an unsettling presence. I must say, I felt rather smug about plucking Irma out of a children&rsquo;s comic book and placing her in a work of, ahem, literature.<a name="note6" href="#note6b"><strong>[6]</strong></a> <p></p></span></div> <p>Ces deux emprunts, le premier majeur et le second plus ponctuel, participent, il me semble, &agrave; la cr&eacute;ation d&rsquo;une fiction en forme d&rsquo;hommage rendu &agrave; la bande dessin&eacute;e et &agrave; la litt&eacute;rature jeunesse &mdash;&agrave; tout le moins &agrave; deux figures embl&eacute;matiques de ces champs particuliers. Coupl&eacute;e aux mises en abyme pr&eacute;sent&eacute;es plus t&ocirc;t, la pr&eacute;sence de ces personnages qui passent d&rsquo;une &oelig;uvre de fiction &agrave; une autre me semble inscrire Indrajit Hazra &agrave; la suite d&rsquo;autres &eacute;crivains associ&eacute;s &agrave; la m&eacute;tafiction, comme Italo Calvino, Paul Auster, Julio Cort&aacute;zar, et bien d&rsquo;autres encore &mdash; c&rsquo;est sans oublier Enrique Vila-Matas, fier h&eacute;ritier de Cervant&egrave;s et de Borges, dont l&rsquo;un des romans a &eacute;t&eacute; comment&eacute; ici par Simon Brousseau<a name="note7" href="#note7"><strong>[7]</strong></a>.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Quand l&rsquo;auteur se joue des th&eacute;ories litt&eacute;raires: de la litt&eacute;rature &laquo;postmoderne&raquo;</strong></span></p> <div>J&rsquo;ajoute enfin: m&ecirc;me si <em>Le Jardin des d&eacute;lices terrestres</em> ne me semble pas &ecirc;tre une fiction critique &agrave; proprement parler, il n&rsquo;en reste pas moins qu&rsquo;on retrouve dans le roman quelques r&eacute;f&eacute;rences &agrave; certaines th&eacute;ories litt&eacute;raires qui m&eacute;ritent d&rsquo;&ecirc;tre relev&eacute;es. D&rsquo;abord, Hiren fait r&eacute;f&eacute;rence de fa&ccedil;on directe, lorsqu&rsquo;il traite des r&eacute;cits de Ghanada, au concept de suspension volontaire de l&rsquo;incr&eacute;dulit&eacute; (<em>willing suspension of disbelief</em> <a name="note8" href="#note8b"><strong>[8]</strong></a>) d&eacute;velopp&eacute;e par Samuel Taylor Coleridge dans <em>Biographia Literaria</em>:<br /> &nbsp;</div> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Au d&eacute;but, quand le r&eacute;cit est encore cr&eacute;dible, Shibu se contente de grommeler, avec soit un sourire narquois, soit un rire moqueur, soit encore une remarque destin&eacute;e &agrave; renvoyer le conteur dans ses cordes. Mais Ghanada poursuit, piquant une cigarette ou m&ecirc;me un paquet entier, et continue &agrave; nous raconter une autre histoire tir&eacute;e de son pass&eacute; tout aussi difficile &agrave; gober &agrave; moins de suspendre volontairement son incr&eacute;dulit&eacute;, comme disait Coleridge. (p.67) <p></p></span></div> <div>Cette r&eacute;f&eacute;rence d&eacute;note &agrave; tout le moins une connaissance de cette th&eacute;orie en particulier par l&rsquo;auteur, sinon un jeu, une raillerie de cette m&ecirc;me th&eacute;orie. L&rsquo;auteur, dans un but ludique, met la th&eacute;orie &agrave; contribution pour livrer un roman m&eacute;tafictionnel, sinon postmoderne; tout le roman semble pr&eacute;cis&eacute;ment travailler &agrave; faire en sorte que le lecteur ne puisse pas s&rsquo;abandonner &agrave; cette suspension volontaire de l&rsquo;incr&eacute;dulit&eacute;, ou encore qu&rsquo;il s&rsquo;y abandonne totalement et choisisse de tout accepter de ce que l&rsquo;auteur fait subir au r&eacute;cit et &agrave; ses personnages. Manik Basu utilise d&rsquo;ailleurs le terme &laquo;postmoderne&raquo; pour qualifier de fa&ccedil;on retorse les romans de Premendra Mitra, en &eacute;pilogue: &laquo;Ghanada constitue ma premi&egrave;re et ma plus stimulante rencontre avec ce que de nombreux critiques s&rsquo;obstinent &agrave; appeler non sans une certaine pesanteur &ldquo;la litt&eacute;rature postmoderne&rdquo;&raquo; (p.244). Ici encore, le terme est moqu&eacute;, utilis&eacute; de fa&ccedil;on consciente par l&rsquo;auteur implicite, dans un but d&eacute;tourn&eacute;. Et si la m&eacute;tafiction &mdash;et tous ses avatars&mdash; n&rsquo;est pas exclusivement contemporaine (je pense notamment &agrave; James Joyce et au <em>Hamlet</em> de Shakespeare), il n&rsquo;en reste pas moins que les motifs relev&eacute;s dans <em>Le Jardin des d&eacute;lices terrestres</em> font, il me semble, de ce roman d&rsquo;Indrajit Hazra une fiction&nbsp;&laquo;postmoderne&raquo;, si tant est que l&rsquo;on puisse s&rsquo;entendre sur la signification d&rsquo;un tel concept. Sans prendre part au d&eacute;bat, sans m&ecirc;me tenter d&rsquo;offrir une d&eacute;finition de la postmodernit&eacute; litt&eacute;raire &mdash;l&rsquo;exercice d&eacute;passerait d&rsquo;ailleurs largement les objectifs de cette lecture&mdash;, je me permet de proposer en conclusion que le roman d&rsquo;Indrajit Hazra ne fait que jouer, sans rien critiquer ou remettre en question: le r&eacute;cit et sa structure probl&eacute;matique, les r&eacute;f&eacute;rences au monde du livre et &agrave; la litt&eacute;rature, les emprunts transfictionnels &agrave; la bande dessin&eacute;e et &agrave; la litt&eacute;rature de jeunesse ainsi que les mises en abyme sont autant de fa&ccedil;ons de rendre hommage &agrave; un type de production litt&eacute;raire qui a court depuis plusieurs si&egrave;cles d&eacute;j&agrave; et qui ne semble pas pr&egrave;s de s&rsquo;essouffler, malgr&eacute; les redites. Une production litt&eacute;raire maintenue en vie &agrave; coups de clins d&rsquo;&oelig;il, notamment.<br /> &nbsp;</div> <hr /> <a name="note1b" href="#note1">1</a> Paru pour la premi&egrave;re fois en fran&ccedil;ais aux &eacute;ditions Le Cherche Midi en 2006. &Eacute;dition originale: <em>The Garden of Early Delights</em>, New Delhi, RST IndiaInk Publishing Company Private Limited, 2003.<br /> <a name="note2b" href="#note2">2</a> &laquo;La vraisemblance pragmatique, &agrave; laquelle Cavillac a consacr&eacute; un article fort &eacute;clairant (1995), renvoie [&hellip;] &agrave; la performance narrative, c&rsquo;est-&agrave;-dire &agrave; la cr&eacute;dibilit&eacute; du narrateur et de la situation &eacute;nonciative&raquo;, &eacute;crit Andr&eacute;e Mercier dans un &eacute;tat de la question sur la vraisemblance. Voir: Andr&eacute;e Mercier, &laquo;La vraisemblance: &eacute;tat de la question historique et th&eacute;orique&raquo;, dans <em>temps z&eacute;ro. Revue d&rsquo;&eacute;tude des &eacute;critures contemporaines</em>, no 2 [en ligne]. <a href="http://tempszero.contemporain.info/document393" title="http://tempszero.contemporain.info/document393">http://tempszero.contemporain.info/document393</a> [Page consult&eacute;e le 18 ao&ucirc;t 2010]. Voir aussi: C&eacute;cile Cavillac, &laquo;Vraisemblance pragmatique et autorit&eacute; fictionnelle&raquo;, dans <em>Po&eacute;tique</em>, no 101, f&eacute;vrier 1995, p.23-46.<br /> <a name="note3b" href="#note3">3 </a>Je pense par exemple au roman <em>Les Faux-monnayeurs</em> d&rsquo;Andr&eacute; Gide, ou encore &agrave; <em>Je suis un &eacute;crivain japonais</em> de Dany Laferri&egrave;re, dont Genevi&egrave;ve Dufour a rendu compte ici. Voir: Genevi&egrave;ve Dufour, &laquo;Le Japon de poche&raquo;, dans Salon double [en ligne]. <a href="http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-japon-de-poche" title="http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-japon-de-poche">http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-japon-de-poche</a> [Texte en ligne depuis le 5 d&eacute;cembre 2008]. <br /> <a name="note4b" href="#note4">4</a> Traduit en anglais en 1972 par Enakshi Chatterjee, ce court roman d&rsquo;anticipation mythologique est notamment recueilli dans l&rsquo;anthologie <em>Contemporary Bengali Litterature: Fiction</em>, parue en 1972 chez Academic Publishers et dirig&eacute;e par Sukumar Ghose.<br /> <a name="note5b" href="#note5">5</a> Herg&eacute;, <em>Les Bijoux de la Castafiore</em>, Bruxelles, Casterman, 1963.<br /> <a name="note6b" href="#note6">6</a> Indrajit Hazra, &laquo;Tintin, how Art thou?&raquo;, dans <em>Hindustan Times</em>, [en ligne]. <a href="http://www.hindustantimes.com/News-Feed/nm14/Tintin-how-Art-thou/Article1-130366.aspx" title="http://www.hindustantimes.com/News-Feed/nm14/Tintin-how-Art-thou/Article1-130366.aspx">http://www.hindustantimes.com/News-Feed/nm14/Tintin-how-Art-thou/Article...</a> [Texte en ligne depuis le 30 juillet 2006 et consult&eacute; le 16 juillet 2010].<br /> <a name="note7" href="#note7">7 </a>Voir: Simon Brousseau, &laquo;De l&rsquo;exploration &agrave; l&rsquo;obsession&raquo;, dans <em>Salon double</em> [en ligne]. <a href="http://salondouble.contemporain.info/lecture/de-l-exploration-a-l-obsession" title="http://salondouble.contemporain.info/lecture/de-l-exploration-a-l-obsession">http://salondouble.contemporain.info/lecture/de-l-exploration-a-l-obsession</a> [Texte en ligne depuis le 5 mars 2009].<br /> <a name="note8b" href="#note8">8</a> Samuel Taylor Coleridge, <em>Biographia Literaria</em>, volume II, &eacute;dit&eacute; par James Engell et Jackson Bate, Princeton, Princeton University Press (Bolligen Series LXXV / The Collected Works of Samuel Taylor Coleridge. 7), 1983 [1817], p.6. http://salondouble.contemporain.info/lecture/quand-l-auteur-joue-avec-la-metafiction#comments Autorité narrative BORGES, Jorge Luis CAVILLAC, Cécile CERVANTÈS COLERIDGE, Samuel Taylor CORTAZAR, Julio Culture populaire GIDE, André HAZRA, Indrajit Hergé Inde Intertextualité JOYCE, James MERCIER, Andrée Métafiction MITRA, Premendra Postmodernité SHAKESPEARE VILAS-MATAS, Enrique Vraisemblance Roman Thu, 19 Aug 2010 14:48:38 +0000 Pierre-Luc Landry 252 at http://salondouble.contemporain.info L’entité sentinelle Chloé Delaume http://salondouble.contemporain.info/lecture/l-entite-sentinelle-chloe-delaume <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/gervais-bertrand">Gervais, Bertrand</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/j-habite-dans-la-television">J’habite dans la télévision</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p align="justify">&laquo;Je m&rsquo;appelle Chlo&eacute; Delaume&raquo;, &eacute;crit Chlo&eacute; Delaume dans <em>La derni&egrave;re fille avant la guerre</em>, &laquo;je suis un personnage de fiction, j&rsquo;officie dans les livres dont je suis l&rsquo;h&eacute;ro&iuml;ne. Enfin dans la plupart des cas<a name="_ftnref1" title="" href="#_ftn1"><strong>[1]</strong></a>.&raquo; &Agrave; la fois personnage et auteur de ses romans, Chlo&eacute; Delaume multiplie les jeux de miroirs et les oscillations identitaires. Plus que de l&rsquo;autofiction, sa po&eacute;tique joue sur les ressorts de la m&eacute;tafiction.</p> <p align="justify">Les jeux identitaires&nbsp;sont innombrables dans son &oelig;uvre. Dans <em>La derni&egrave;re fille avant la guerre</em>, titre inspir&eacute; d&rsquo;une chanson du groupe fran&ccedil;ais Indochine, c&rsquo;est un d&eacute;doublement de personnalit&eacute;, compl&eacute;t&eacute; d&rsquo;un complexe sentiment d&rsquo;ali&eacute;nation. &laquo;J&rsquo;ai pour r&eacute;sidence principale un corps de sexe f&eacute;minin fabriqu&eacute; en mars 73. [...] J&rsquo;ai sign&eacute; un contrat avec la fille qui &eacute;tait dedans. Elle ne savait trop quoi en faire, de ce corps qu&rsquo;elle trouvait trop grand<a name="_ftnref2" title="" href="#_ftn2"><strong>[2]</strong></a>.&raquo; Dans l&rsquo;espace ouvert par les pages de ce roman, Chlo&eacute; et une certaine Anne rivalisent pour avoir droit de cit&eacute; et s&rsquo;accaparer le &laquo;je&raquo; permettant d&rsquo;avoir le haut du pav&eacute;.</p> <p align="justify" class="MsoNormal"><em>Corpus Simsi</em>, son roman de 2003, est consacr&eacute; &agrave; la construction de l&rsquo;avatar Chlo&eacute; Delaume, dans le jeu Les Sims et &agrave; l&rsquo;immersion compl&egrave;te de son auteur dans l&rsquo;univers virtuel du jeu. &laquo;Je m&rsquo;appelle toujours Chlo&eacute; Delaume&raquo; y &eacute;crit-elle. &laquo;Je suis interminablement un personnage de fiction. J&rsquo;ai &eacute;t&eacute; expuls&eacute;e du corps que j&rsquo;avais cru faire mien un vendredi spongieux de 2002<a name="_ftnref3" title="" href="#_ftn3"><strong>[3]</strong></a>.&raquo; Elle n&rsquo;y r&eacute;sistera pas et se projettera sur la figure rudimentaire du personnage cr&eacute;&eacute; &agrave; partir des param&egrave;tres habituels du logiciel, son identit&eacute; recueillie par les pixels du jeu de simulation, lors d&rsquo;une &laquo;incarnation virtuellement temporaire&raquo; (c&rsquo;est le sous-titre du livre).</p> <p align="justify" class="MsoNormal">Dans <em>Le cri du sablier</em><a name="_ftnref4" title="" href="#_ftn4"><strong>[4]</strong></a>, mais la m&ecirc;me chose peut &ecirc;tre dite des <em>Mouflettes d&rsquo;Atropos</em><a name="_ftnref5" title="" href="#_ftn5"><strong>[5]</strong></a>, c&rsquo;est l&rsquo;implosion qui menace Chlo&eacute; Delaume, et le langage le rend bien qui se r&eacute;invente aux limites du sens et de la coh&eacute;rence. Mais la sc&egrave;ne primitive qui s&rsquo;y profile est d&rsquo;une telle violence qu&rsquo;on comprend l&rsquo;enfant qu&rsquo;elle &eacute;tait d&rsquo;avoir voulu l&rsquo;oublier et d&rsquo;&ecirc;tre soumise &agrave; un silence qui repr&eacute;sente non pas tant l&rsquo;absence de toute parole que la pr&eacute;sence d&rsquo;une parole irrationnelle, qui montre sans dire et qui ferme les yeux au moment crucial. Si ces romans t&eacute;moignent d&rsquo;une reconqu&ecirc;te du langage, ils attestent aussi des multiples cercles qu&rsquo;il faut emprunter avant d&rsquo;en arriver &agrave; rejoindre le p&ocirc;le d&rsquo;une spirale.</p> <p align="justify" class="MsoNormal">Sur son blogue &agrave; caract&egrave;re litt&eacute;raire, <em>chloedelaume.net,</em> o&ugrave; elle note ses pens&eacute;es et rend disponible ses chantiers sonores, elle flirte avec les formes contemporaines de l&rsquo;extimit&eacute;, n&eacute;ologisme qui rend bien compte des relations d&rsquo;intimit&eacute; ren&eacute;goci&eacute;es dans le cyberespace.</p> <p align="justify" class="MsoNormal rteindent2"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Je m'&eacute;cris depuis huit ans dans des livres publi&eacute;s, propos&eacute;s &agrave; la vente, parfois achet&eacute;s, plus rarement lus. J'y investis temporairement des lieux, des corps, des territoires. [...] Conception franco-libanaise, le n&eacute;ant pour signe particulier. Les locaux &eacute;taient insalubres lorsque j'en ai pris possession.</span><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);">(</span><a title="http://www.chloedelaume.net/bio/index.php" href="http://www.chloedelaume.net/bio/index.php">http://www.chloedelaume.net/bio/index.php</a><span style="color: rgb(128, 128, 128);">)&nbsp;</span></p> <p align="justify" class="MsoNormal">Dans son roman de 2006, <em>J&rsquo;habite dans la t&eacute;l&eacute;vision</em><a name="_ftnref6" title="" href="#_ftn6"><strong>[6]</strong></a>, elle exploite cette fois la dissolution de soi dans la t&eacute;l&eacute;vision. Chlo&eacute; Delaume s&rsquo;y transforme en Sentinelle d&eacute;sincarn&eacute;e habitant cet espace frontalier et essentiellement virtuel qu&rsquo;est le r&eacute;seau t&eacute;l&eacute;visuel.</p> <p align="justify" class="MsoNormal">Le roman n&rsquo;a qu&rsquo;un v&eacute;ritable personnage, si on oublie le poste de t&eacute;l&eacute;vision, aucune intrigue sauf la transmutation de Chlo&eacute; Delaume qui se met &agrave; hanter le r&eacute;seau. Elle commence &agrave; habiter la chose, parce qu&rsquo;elle a d&eacute;cid&eacute; de tenter l&rsquo;exp&eacute;rience&nbsp;de n&rsquo;&eacute;couter que la t&eacute;l&eacute;vision pendant vingt-deux mois.&nbsp;</p> <p align="justify" class="MsoNormal">L&rsquo;exp&eacute;rience est exigeante. Chlo&eacute; Delaume doit adapter son biorythme, modifier ses habitudes et son mode de vie. Elle devient paresseuse, ne veut plus faire le m&eacute;nage de l&rsquo;appartement. Puis elle se met &agrave; parler &agrave; son poste de t&eacute;l&eacute;vision. Elle commence &agrave; avoir continuellement faim, le discours publicitaire s&rsquo;insinue dans ses propres paroles. Elle adopte un vocabulaire qui n&rsquo;est plus le sien, mais celui des &eacute;missions qu&rsquo;elle &eacute;coute. Ses migraines se multiplient. Et son identit&eacute; commence &agrave; vaciller. Apr&egrave;s le premier mois, elle fait un bilan&nbsp;: &laquo;Ce que je vois ce que j&rsquo;entends ce que je dis ce que je pense ce n&rsquo;est d&eacute;j&agrave; plus la m&ecirc;me chose.&raquo; (p. 69)&nbsp;</p> <p align="justify" class="MsoNormal">Apr&egrave;s un premier trimestre, et 1451 heures d&rsquo;exposition, elle note des pulsions consommatrices in&eacute;dites, des actes d&rsquo;achat conformes aux messages diffus&eacute;s et une augmentation ainsi qu&rsquo;une red&eacute;finition de ses besoins (p. 104). Elle est atteinte de confusion, retransmet des informations en oubliant que la t&eacute;l&eacute; en est la source et, plus important encore, elle ne produit plus de pens&eacute;es, elle ne fait que relayer des opinions. Et graduellement elle commence &agrave; se prendre pour une sentinelle. Celle qui, par d&eacute;finition, est &agrave; l&rsquo;avant-poste, ce qui, pour la t&eacute;l&eacute;vision, est parfaitement congruent, on en conviendra. &Agrave; la fin du roman, Chlo&eacute; Delaume, mais une Chlo&eacute; Delaume qui n&rsquo;est plus qu&rsquo;un spectre, une pr&eacute;sence dans la t&eacute;l&eacute;vision, explique&nbsp;: &laquo;Je reste errante de cha&icirc;ne en cha&icirc;ne, maillon f&eacute;brile gorg&eacute; de rouille. Je ne manque de rien, bien s&ucirc;r, de rien. J&rsquo;esp&egrave;re diluer mon t&eacute;tanos. J&rsquo;avais un nom, avant. Un corps et un amour. J&rsquo;ai dit &ccedil;a car je m&rsquo;en souviens&nbsp;: ainsi je serai la Sentinelle.&raquo; (p. 164) L&rsquo;entit&eacute; sentinelle Chlo&eacute; Delaume.&nbsp;</p> <p align="justify" class="MsoNormal">Mais pourquoi entreprend-elle une telle exp&eacute;rience? Quel danger nous menace et exige d&rsquo;elle qu&rsquo;elle se transforme en sentinelle? &Agrave; quoi renvoie cette pr&eacute;paration des cerveaux? En fait, Chlo&eacute; Delaume a fait sienne une d&eacute;claration du PDG de TF1, Eric Le Lay, faite en 2004. Adepte du neuromarketing, il aurait d&eacute;clar&eacute;&nbsp;:</p> <p align="justify" class="citation rteindent2"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Il y a beaucoup de fa&ccedil;ons de parler de la t&eacute;l&eacute;vision. Mais dans une perspective &quot;business&quot;, soyons r&eacute;aliste : &agrave; la base, le m&eacute;tier de TF1, c'est d'aider Coca-Cola, par exemple, &agrave; vendre son produit [...] Or pour qu'un message publicitaire soit per&ccedil;u, il faut que le cerveau du t&eacute;l&eacute;spectateur soit disponible. Nos &eacute;missions ont pour vocation de le rendre disponible : c'est-&agrave;-dire de le divertir, de le d&eacute;tendre pour le pr&eacute;parer entre deux messages. Ce que nous vendons &agrave; Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible.</span><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"> (</span><a href="http://www.nettime.org/Lists-Archives/nettime-fr-0408/msg00017.html">http://www.nettime.org/Lists-Archives/nettime-fr-0408/msg00017.html</a><span style="color: rgb(128, 128, 128);">)</span></p> <p align="justify" class="MsoNormal">Ces propos de Le Lay, abondamment reproduits sur Internet, sont repris par Delaume qui en fait le point de d&eacute;part de son texte. Arm&eacute;e de cette &laquo;citation officielle du biopouvoir&raquo;<a name="_ftnref7" title="" href="#_ftn7"><strong>[7]</strong></a>, elle d&eacute;cide de rendre disponible son temps de cerveau&nbsp; &agrave; la t&eacute;l&eacute;vision afin d&rsquo;en mieux comprendre les cons&eacute;quences. Elle fait sa propre exp&eacute;rience de neuromarketing, et explore les limites de son esprit soumis au flux constant de l&rsquo;&eacute;cran de t&eacute;l&eacute;vision. &Eacute;ric Le Lay a d&eacute;clar&eacute;&nbsp;: &laquo;La t&eacute;l&eacute;vision, c'est une activit&eacute; sans m&eacute;moire.&raquo; Delaume d&eacute;cide en r&eacute;ponse de devenir la m&eacute;moire de la t&eacute;l&eacute;vision, elle devient cette sentinelle qui l&rsquo;habite et, du m&ecirc;me coup, entreprend de nous en prot&eacute;ger. Si elle habite dans la t&eacute;l&eacute;vision, c&rsquo;est bien parce que, habituellement, la t&eacute;l&eacute;vision nous habite, elle s&rsquo;insinue dans notre esprit et y ouvre un espace de disponibilit&eacute; pr&ecirc;t &agrave; &ecirc;tre envahi, utilis&eacute;, perverti.</p> <p align="justify">Mais, la r&eacute;sistance est d&eacute;j&agrave; commenc&eacute;e&nbsp;: l&rsquo;entit&eacute; sentinelle Chlo&eacute; Delaume est &agrave; l&rsquo;&oelig;uvre. Elle habite dans la t&eacute;l&eacute; et passe au crible les messages, cherchant &agrave; y d&eacute;busquer le discours l&eacute;nifiant de la doxa populaire.</p> <p align="justify" class="MsoNormal"><a name="_ftn1" title="" href="#_ftnref1">1</a>&nbsp;Paris, <em>Na&iuml;ve</em>, 2007, p. 63. Dans cette collection, intitul&eacute;e &laquo;Na&iuml;ve sessions&raquo;, des auteurs contemporains &eacute;crivent sur leur rapport &agrave; la musique ou sur une figure mythique du rock. Le texte de Delaume porte sur le groupe rock fran&ccedil;ais Indochine.</p> <p align="justify" class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn2" title="" href="#_ftnref2">2</a>&nbsp;<em>Ibid.</em>, p. 9.</p> <p align="justify" class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn3" title="" href="#_ftnref3">3&nbsp;</a><em>Corpus Sims</em><em>i</em>, Paris, L&eacute;o Scheer, 2003, p. 4.</p> <p align="justify" class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn4" title="" href="#_ftnref4">4</a>&nbsp;<em>Le cri du sablier</em>, Paris. Farrago / L&eacute;o Scheer, 2001.</p> <p align="justify" class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn5" title="" href="#_ftnref5">5</a>&nbsp;<em>Les mouflettes d&rsquo;Atropos</em>, Paris, Gallimard / Farrago, 2000.</p> <p align="justify" class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn6" title="" href="#_ftnref6">6</a>&nbsp;<em>J&rsquo;habite dans la t&eacute;l&eacute;vision</em>, Paris, Gallimard, 2006.</p> <p><a name="_ftn7" title="" href="#_ftnref7">7</a>&nbsp;Tir&eacute; d&rsquo;une entrevue accord&eacute; au magazine, <em>La lettre des p&ocirc;les</em> (lettre d&rsquo;information des p&ocirc;les r&eacute;gionaux d&rsquo;&eacute;ducation artistique et de formation au cin&eacute;ma et &agrave; l&rsquo;audiovisuel), no 5, d&eacute;cembre 2006, non pagin&eacute;.</p> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/l-entite-sentinelle-chloe-delaume#comments DELAUME, Chloé Fiction Flux France Identité Média Métafiction Roman Tue, 03 Mar 2009 16:10:00 +0000 Bertrand Gervais 84 at http://salondouble.contemporain.info Écrire avec un marteau http://salondouble.contemporain.info/lecture/ecrire-avec-un-marteau <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/microfictions">Microfictions</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p align="justify" class="rteindent3"><em>La litt&eacute;rature contemporaine, et il en est de m&ecirc;me de la peinture, se garde de parler ou de repr&eacute;senter notre bien naturelle, au fond, obsessionnelle cupidit&eacute;. Comme si l&rsquo;art devait &ecirc;tre un miroir retouch&eacute; avec soin, afin que nous puissions nous imaginer purs, et que surtout jamais nous ne puissions nous y voir.</em><a name="_ftnref1" title="" href="#_ftn1"><strong>[1]</strong></a></p> <p align="justify" class="rteindent1"><em><br /> </em></p> <p align="justify">&nbsp;</p> <p align="justify"><em> </em><span style="background-color: rgb(255, 255, 255);"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L'ordre impeccable des horreurs quotidiennes</strong></span></span></p> <p>En exergue de son &laquo;livre monstre<a name="_ftnref2" title="" href="#_ftn2"><strong>[2]</strong></a>&raquo;, R&eacute;gis Jauffret d&eacute;lie sa plume (il faudrait davantage parler de marteau dans son cas) en commen&ccedil;ant avec un sympathique clin d&rsquo;oeil au je rimbaldien : &laquo;Je est tout le monde et n&rsquo;importe qui.&raquo; De fait, c&rsquo;est &agrave; un exercice d&rsquo;exploration de diverses individualit&eacute;s potentielles que Jauffret s&rsquo;adonne dans ce livre, amalgamant en ordre alphab&eacute;tique cinq cents r&eacute;cits faisant environ deux pages et dont le d&eacute;nominateur commun est sans doute la franchise troublante de la voix narratrice qui s&rsquo;empare des personnages. Au fil de la lecture, bien qu&rsquo;aucun &eacute;v&eacute;nement ne vienne lier entre elles les histoires qu&rsquo;on y rencontre, se d&eacute;gage n&eacute;anmoins une forte impression de coh&eacute;sion qui vient de l&rsquo;uniformit&eacute; du ton avec lequel s&rsquo;expriment les personnages qui peuplent le livre. Tout se passe comme si un narrateur omniscient s&rsquo;amusait &agrave; incarner diverses individualit&eacute;s fictives, d&rsquo;o&ugrave; l&rsquo;&eacute;trange homog&eacute;n&eacute;it&eacute; du discours que celles-ci produisent. &laquo;J&rsquo;ai envie de te noyer comme une port&eacute;e de chat&raquo; (p. 143), dit par exemple l&rsquo;un d&rsquo;eux. &laquo;D&rsquo;ailleurs, si je couche avec d&rsquo;autres, c&rsquo;est qu&rsquo;&agrave; ce moment-l&agrave;&nbsp; je ne me rappelle plus de toi.&raquo; (p. 230), dit un autre. La franchise est de mise et le miroir stendhalien est toujours pr&egrave;s d&rsquo;un chemin, mais l&rsquo;&eacute;criture propose cette fois un parcours dans la salet&eacute; des relations humaines.</p> <p align="justify">Le recueil, compos&eacute; de cinq cents r&eacute;cits faisant environ deux pages, poss&egrave;de une structure encyclop&eacute;dique qui constitue en elle-m&ecirc;me une cl&eacute; d&rsquo;interpr&eacute;tation possible quant &agrave; la signification de cette accumulation &agrave; l&rsquo;apparence disparate. En index, &agrave; la fin du volume, il est possible de consulter la liste pagin&eacute;e des <em>Microfictions </em>dont les titres sont dispos&eacute;s en ordre alphab&eacute;tique. Ainsi, le recueil d&eacute;bute avec le r&eacute;cit intitul&eacute; &laquo;Albert Londres&raquo; et se termine par le &laquo;Zoo&raquo;. En constatant une telle classification, somme toute arbitraire, il est difficile de ne pas penser &agrave; <em>La vie mode d&rsquo;emploi de Perec</em>, ce romans dont le pluriel accol&eacute; &agrave; la mention g&eacute;n&eacute;rique est pour le moins &eacute;nigmatique. Les affinit&eacute;s sont nombreuses : en plus de contenir lui aussi un index alphab&eacute;tique, des diff&eacute;rents th&egrave;mes abord&eacute;s dans l&rsquo;oeuvre cette fois, le livre de Perec repose &eacute;galement sur l&rsquo;accumulation de courts r&eacute;cits qui, une fois lus, dig&eacute;r&eacute;s et agenc&eacute;s, peuvent donner l&rsquo;impression d&rsquo;une saisie englobante d&rsquo;un vaste pan de l&rsquo;exp&eacute;rience humaine. Le livre de Jauffret s&rsquo;inscrit en ligne directe avec la conception de la litt&eacute;rature de ce g&eacute;ant de l&rsquo;OULIPO qui a &eacute;crit une <em>Tentative d&rsquo;&eacute;puisement d&rsquo;un lieu parisien</em><a name="_ftnref3" title="" href="#_ftn3"><strong>[3]</strong></a>, texte dans lequel est exp&eacute;riment&eacute;e la possibilit&eacute; d&rsquo;une description objective jusqu&rsquo;&agrave; l&rsquo;exc&egrave;s d&rsquo;un lieu choisi. Alors que Perec s&rsquo;attaque &agrave; la lourde t&acirc;che de d&eacute;crire compl&egrave;tement un espace physique, il semble que Jauffret tente de relever le d&eacute;fi non moins ardu d&rsquo;embrasser les diverses modalit&eacute;s de la cupidit&eacute; humaine. Dans les deux cas, la cr&eacute;ation d&rsquo;univers fictionnels s&rsquo;inscrit dans une volont&eacute; de saisie du r&eacute;el. S&rsquo;il est r&eacute;v&eacute;lateur d&rsquo;&eacute;tablir un tel parall&egrave;le entre les deux &eacute;crivains quant &agrave; la signification de la structure de leurs oeuvres, il est important de souligner que la tonalit&eacute; de Jauffret s&rsquo;&eacute;loigne radicalement de celle que l&rsquo;on retrouve dans les livres de Perec. Dans les <em>Microfictions</em>, l&rsquo;&eacute;criture, la cr&eacute;ation de personnages fictifs proc&egrave;dent selon un parti pris auquel chaque r&eacute;cit r&eacute;pond d&rsquo;une mani&egrave;re ou d&rsquo;une autre, c&rsquo;est-&agrave;-dire cette croyance ferme en l&rsquo;obsessionnelle cupidit&eacute; de l&rsquo;Homme. Les cinq cents r&eacute;cits de Microfictions sont autant de coups martel&eacute;s sur le concept de l&rsquo;Homme fondamentalement bon. De fait, le clin d&rsquo;&oelig;il adress&eacute; &agrave; Rimbaud en exergue trouve toute sa port&eacute;e dans ce projet d&rsquo;exploration des subjectivit&eacute;s&nbsp;: l&rsquo;auteur des <em>Microfictions </em>&laquo;[&hellip;] [est] tout le monde et n&rsquo;importe qui&raquo; et entend bien faire conna&icirc;tre au lecteur les espaces souterrains de cette peuplade qui l&rsquo;habite.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Le discours social soumis &agrave; l'&eacute;preuve du marteau</strong></span></p> <p align="justify">Reprenant par le romanesque la d&eacute;marche qui consiste &agrave; soumettre &agrave; l&rsquo;&eacute;preuve du marteau les idoles mill&eacute;naires qui souvent sonnent creux, comme l&rsquo;a entrepris Nietzsche, Jauffret s&rsquo;attaque aux repr&eacute;sentations id&eacute;alis&eacute;es que l&rsquo;Homme se fait de lui-m&ecirc;me, au &laquo;miroir retouch&eacute; avec soin&raquo; du discours social. On le comprend bien, il s&rsquo;agit avec les <em>Microfictions </em>de combattre le feu par le feu, c&rsquo;est-&agrave;-dire que c&rsquo;est par la fiction que Jauffret s&rsquo;efforce de d&eacute;masquer les fictions dominantes de l&rsquo;espace social, ces repr&eacute;sentations fauss&eacute;es que l&rsquo;homme a de lui-m&ecirc;me. Ce concept de fiction dominante, d&eacute;velopp&eacute; par Suzanne Jacob dans <em>La bulle d&rsquo;encre</em>, est fort &eacute;clairant quant au pouvoir de mod&eacute;lisation du r&eacute;el que poss&egrave;de la fiction. Il est sans doute pertinent de lire les <em>Microfictions </em>de Jauffret en ayant en t&ecirc;te cette id&eacute;e qui veut que :</p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Les soci&eacute;t&eacute;s se maintiennent dans leur forme propre gr&acirc;ce &agrave; ces fictions dominantes comme les individus se maintiennent dans leur forme propre gr&acirc;ce &agrave; des r&eacute;cits d&rsquo;eux-m&ecirc;mes qui leur servent de convention de r&eacute;alit&eacute;. Les soci&eacute;t&eacute;s, comme les individus, ne peuvent tol&eacute;rer que leur convention de r&eacute;alit&eacute; soit mise en p&eacute;ril</span><a name="_ftnref4" title="" href="#_ftn4"><strong>[4]</strong></a><span style="color: rgb(128, 128, 128);">.</span></p> <p align="justify">En effet, c&rsquo;est aux conventions de r&eacute;alit&eacute; que Jauffret s&rsquo;attaque; l&rsquo;une de ses cibles privil&eacute;gi&eacute;es &eacute;tant sans doute la conception id&eacute;alis&eacute;e du couple harmonieux. D&eacute;sacralisant l&rsquo;amour avec une tonalit&eacute; souvent acerbe, de nombreux r&eacute;cits mettent en sc&egrave;ne des couples rat&eacute;s, aigris par une vie partag&eacute;e dans le malheur commun : &laquo;J&rsquo;ai eu une vie frustrante. Mon mari &eacute;tait laid, et il ne m&rsquo;a donn&eacute; &agrave; pouponner qu&rsquo;une douzaine de fausses couches dont certaines &eacute;taient assez avanc&eacute;es pour que je puisse distinguer parmi leurs traits encore flous d&rsquo;horribles ressemblances avec leur p&egrave;re.&raquo; (p. 283). N&rsquo;empruntant jamais de d&eacute;tour pour formuler ce qui appara&icirc;t parfois &ecirc;tre de l&rsquo;ordre de l&rsquo;indicible, du tabou, les diff&eacute;rents personnages du recueil font preuve d&rsquo;une honn&ecirc;tet&eacute; d&eacute;concertante. C&rsquo;est l&agrave; sans doute le coeur du projet de l&rsquo;auteur : &eacute;noncer par la fiction des v&eacute;rit&eacute;s souvent jug&eacute;es trop laides pour &ecirc;tre entendues : &laquo;J&rsquo;aime l&rsquo;argent, si tu continues &agrave; en avoir, je continuerai &agrave; t&rsquo;aimer. On aime toujours pour une raison, pour une autre, on n&rsquo;aime jamais pour rien.&raquo; (p. 109) Si on aime les <em>Microfictions</em>, ce sera sans doute pour la scandaleuse absence de pudeur qu&rsquo;on y trouve.</p> <p><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Une litt&eacute;rature aussi laide que nous</span></strong></p> <p align="justify">Si les <em>Microfictions </em>dressent un portrait d&rsquo;une humanit&eacute; globalement amorale, &eacute;go&iuml;ste et impure, il s&rsquo;y trouve &eacute;galement des passages fort int&eacute;ressants quant &agrave; la litt&eacute;rature et le r&ocirc;le que celle-ci peut jouer dans l&rsquo;appr&eacute;hension de ces r&eacute;alit&eacute;s douloureuses. Jauffret s&rsquo;amuse par exemple &agrave; mettre en fiction des ic&ocirc;nes de la litt&eacute;rature et celles-ci sont le plus souvent soumises &agrave; une d&eacute;sacralisation ironique&nbsp;:</p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Franz Kafka &eacute;tait une belle ordure qui ne pensait qu&rsquo;&agrave; sa gloire posthume. Un phtisique, v&eacute;g&eacute;tarien, et pourtant petit-fils de boucher. Il &eacute;crivait des histoires de souris, d&rsquo;arpenteurs, et il tenait un journal o&ugrave; il vomissait jour apr&egrave;s jour sa haine de l&rsquo;humanit&eacute;. Il a si bien intrigu&eacute;, qu&rsquo;&agrave; sa mort son oeuvre s&rsquo;est &eacute;tendue sur l&rsquo;Occident avec la rapidit&eacute; d&rsquo;une &eacute;pid&eacute;mie, et l&rsquo;a conquis comme un nouveau vice. Je le soup&ccedil;onne m&ecirc;me d&rsquo;avoir contract&eacute; la tuberculose &agrave; la piscine de Prague, dans le seul but de mourir assez jeune pour entrer dans la l&eacute;gende. (p. 391)</span></p> <p class="Corps">&nbsp;</p> <p align="justify">Ce passage montre bien le regard qui est port&eacute; sur certains intouchables de la litt&eacute;rature dans le recueil. La question de la gloire litt&eacute;raire est souvent abord&eacute;e avec ironie ou encore avec un certain d&eacute;go&ucirc;t. Ainsi, le r&eacute;cit intitul&eacute; &laquo;Sartre, Camus, Cerdan&raquo; met en fiction Jean-Paul Sartre dans une perspective qui ne va pas sans rappeler C&eacute;line et son pamphlet intitul&eacute;&nbsp; &laquo;&Agrave; l&rsquo;agit&eacute; du bocal &raquo;<a name="_ftnref5" title="" href="#_ftn5"><strong>[5]</strong></a>, adress&eacute;&nbsp; au philosophe existentialiste&nbsp;:</p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">J&rsquo;ai &eacute;t&eacute; Jean-Paul Sartre, &eacute;crivain aujourd&rsquo;hui oubli&eacute;, mais qui &eacute;tait beaucoup lu au cours de la seconde moiti&eacute; du XXe si&egrave;cle. J&rsquo;ai commenc&eacute; ma vie comme footballeur professionnel &agrave; l&rsquo;AJ Auxerre. Apr&egrave;s les matchs, je me savonnais fi&egrave;rement sous la douche, puis filais dans mon Austin Martin jusqu&rsquo;&agrave; Paris, o&ugrave; je retrouvais Albert Camus, Marcel Cerdan, ainsi que Simone de Beauvoir, une jeune sadique, qui m&rsquo;avait s&eacute;duite en me fouettant chaque soir comme de la cr&egrave;me. (p. 823.)</span></p> <p class="Corps">&nbsp;</p> <p align="justify">Le parall&egrave;le avec l&rsquo;&eacute;criture de C&eacute;line ne s&rsquo;arr&ecirc;te pas l&agrave;. Il y a dans le recueil de Jauffret plusieurs passages o&ugrave; il est question du livre que nous tenons entre les mains, de l&rsquo;auteur qui l&rsquo;a &eacute;crit et du syst&egrave;me d&rsquo;&eacute;dition qui encadre cette production. Chez Jauffret comme chez C&eacute;line, le sujet donne lieu &agrave; des envol&eacute;es savoureuses o&ugrave; l&rsquo;autod&eacute;rision fraie avec le m&eacute;pris de l&rsquo;institution litt&eacute;raire. L&rsquo;un des proc&eacute;d&eacute;s r&eacute;currents consiste &agrave; &eacute;luder la question par des mises en sc&egrave;ne o&ugrave; la r&eacute;alit&eacute; est hypertrophi&eacute;e. Dans certains cas, l&rsquo;&eacute;crivain n&rsquo;h&eacute;site pas &agrave; se repr&eacute;senter comme &eacute;tant ni plus ni moins qu&rsquo;une prostitu&eacute;e du milieu de l&rsquo;&eacute;dition, pointant du doigt le pouvoir immense des &eacute;diteurs quant &agrave; d&eacute;cider ce qui est ou n&rsquo;est pas de la litt&eacute;rature&nbsp;:</p> <p align="justify" class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Quand un de mes romans se vend &agrave; moins de mille exemplaires, mon &eacute;diteur me convoque dans son bureau, et m&rsquo;oblige &agrave; sauter une stagiaire devant lui pour pouvoir jouir en nous regardant. En &eacute;change d&rsquo;une rapide fellation dans les lavabos du restaurant o&ugrave; ils m&rsquo;ont invit&eacute; &agrave; venir prendre le caf&eacute; &agrave; la fin d&rsquo;un d&eacute;jeuner de bouclage, certains journalistes consentent &agrave; signaler la parution de mon dernier ouvrage dans une notule. [&hellip;] [T]out le monde ne publie plus aujourd&rsquo;hui que pour s&eacute;duire les lecteurs, et leur soutirer leur argent avant m&ecirc;me qu&rsquo;ils aient eu le loisir de lire le moindre chapitre du livre qu&rsquo;ils ach&egrave;tent, comme les clients des putes payent sans savoir &agrave; l&rsquo;avance s&rsquo;ils &eacute;prouveront un r&eacute;el plaisir &agrave; &eacute;jaculer dans leur bouche. (p. 619)</span></p> <p class="Corps">&nbsp;</p> <p align="justify">En contrepartie &agrave; ce discours peu flatteur quant aux rapports &eacute;conomiques qu&rsquo;entretiennent les &eacute;crivains avec leurs lecteurs et leurs &eacute;diteurs, les <em>Microfictions </em>contiennent plusieurs occurrences o&ugrave; le travail d&rsquo;&eacute;criture est valoris&eacute; dans sa capacit&eacute; de saisie du r&eacute;el. C&rsquo;est dire &agrave; quel point le portrait de la litt&eacute;rature qui se d&eacute;gage du recueil est complexe et ambigu. D&rsquo;un c&ocirc;t&eacute;, il y a cette hargne sans limites envers le milieu litt&eacute;raire et les &eacute;crivains qui le constituent, ces &laquo; [&hellip;] grands &eacute;crivains qui se bousculent devant le buffet des cocktails pour se goberger de petits-fours [&hellip;] &raquo; (p. 910) et de l&rsquo;autre, la valorisation du travail d&rsquo;&eacute;criture qui, par moments, proclame haut et fort le pouvoir absolu de la fiction&nbsp;: &laquo; [&hellip;] hors de la fiction il n&rsquo;est point de salut. &raquo; (p. 339)</p> <p align="justify">Dans les <em>Microfictions</em>, l&rsquo;&eacute;criture est le lieu d&rsquo;un combat forcen&eacute; contre les fictions dominantes sur lesquelles repose le discours social. Les centaines de personnages qui y sont repr&eacute;sent&eacute;s sont autant de tentatives de lever le voile sur les repr&eacute;sentations erron&eacute;es, id&eacute;alis&eacute;es que l&rsquo;Homme se fait de lui-m&ecirc;me. R&eacute;gis Jauffret y signe un livre qui d&eacute;range, un livre important parce qu&rsquo;il est irrecevable. Les <em>Microfictions </em>ne pensent pas, elles frappent&nbsp;: &laquo; Les m&eacute;ditateurs, la litt&eacute;rature leur tire douze balles dans le dos. [&hellip;] Le roman est une guerre men&eacute;e par des g&eacute;n&eacute;raux qui n&rsquo;ont ni tactique ni strat&eacute;gie. Le roman est barbare. &raquo; (p. 509)</p> <p class="Textedenotedebasdepage"><a name="_ftn1" title="" href="#_ftnref1"><strong>1</strong></a>R&eacute;gis Jauffret, <em>Microfictions</em>, Paris, &Eacute;ditions Gallimard, 2007, p. 948.</p> <p class="Textedenotedebasdepage"><a name="_ftn2" title="" href="#_ftnref2"><strong>2</strong></a>En quatri&egrave;me de couverture de l&rsquo;&eacute;dition mentionn&eacute;e ci-haut, c&rsquo;est ainsi qu&rsquo;est qualifi&eacute; le livre de Jauffret.</p> <p class="MsoFootnoteText"><a name="_ftn3" title="" href="#_ftnref3"><strong>3</strong></a>Georges Perec, <em>Tentative d&rsquo;&eacute;puisement d&rsquo;un lieu parisien</em>, Paris, Christian Bourgois &eacute;diteur, 1975, 59 p.</p> <p class="Textedenotedebasdepage"><a name="_ftn4" title="" href="#_ftnref4"><strong>4</strong></a> Suzanne Jacob, <em>La bulle d&rsquo;encre</em>, Qu&eacute;bec, Presses de l&rsquo;Universit&eacute; de Montr&eacute;al (Prix de la revue &eacute;tudes fran&ccedil;aises), 1997, p. 35.</p> <p align="justify"><a name="_ftn5" title="" href="#_ftnref5"><strong>5</strong></a> &laquo;&Agrave; l&rsquo;agit&eacute; du bocal&raquo; est un court pamphlet que C&eacute;line a r&eacute;dig&eacute; en r&eacute;ponse au texte de Jean-Paul Sartre, &laquo;Portrait d&rsquo;un antis&eacute;mite&raquo;, dans lequel ce dernier d&eacute;fendait l&rsquo;id&eacute;e que &laquo;[s]i C&eacute;line a pu soutenir les theses socialistes des Nazis, c&rsquo;est qu&rsquo;il &eacute;tait pay&eacute;&raquo;. C&eacute;line &eacute;crit, pour se d&eacute;fendre des lourdes accusations qui p&egrave;sent sur lui : &laquo;Dans mon cul o&ugrave; il se trouve, on ne peut pas demander &agrave; J.-B. S. d&rsquo;y voir bien clair, ni de s&rsquo;exprimer nettement, J.-B. S. a semble-t-il cependant pr&eacute;vu le cas de la solitude et de l&rsquo;obscurit&eacute; de mon anus... J.-B. S. parle &eacute;videmment de lui-m&ecirc;me lorsqu&rsquo;il &eacute;crit page 451 : &ldquo;Cet homme redoute toute esp&egrave;ce de solitude, celle du g&eacute;nie comme celle de l&rsquo;assassin.&rdquo;&raquo;. Il est important de remarquer ici que le rapport que Jauffret entretient &agrave; l&rsquo;Histoire est tout autre que celui de C&eacute;line. Comme rien ne vient justifier les attaques &agrave; l&rsquo;endroit de Sartre dans le texte, il est possible d&rsquo;interpr&eacute;ter celles-ci comme participant &agrave; l&rsquo;illustration de la nature odieuse de l&rsquo;homme, l&rsquo;&eacute;crivain n&rsquo;&eacute;chappant pas &agrave; cette condition. La position de Jauffret est complexe et la multiplication des points de vue dans les Microfictions rend l&rsquo;interpr&eacute;tation difficile. (Pour lire le pamphlet de C&eacute;line, consulter&nbsp;: Louis-Ferdinand C&eacute;line, <em>&Agrave; l&rsquo;agit&eacute; du bocal,</em> Paris, &Eacute;ditions de L&rsquo;Herne (coll. Carnets), 2006, 85 p.)</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/ecrire-avec-un-marteau#comments CÉLINE, Louis-Ferdinand Éclatement textuel Esthétique Fabulation Fiction Filiation France Identité Intertextualité JACOB, Suzanne JAUFFRET, Régis Métafiction PEREC, Georges Poétique du recueil SARTRE, Jean-Paul Nouvelles Thu, 08 Jan 2009 15:07:00 +0000 Simon Brousseau 51 at http://salondouble.contemporain.info Le Japon de poche http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-japon-de-poche <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/dufour-genevieve">Dufour, Geneviève</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/je-suis-un-ecrivain-japonais">Je suis un écrivain japonais</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p align="justify">Le dernier opus de Dany Laferri&egrave;re aurait pu &ecirc;tre titr&eacute; <em>Ceci n&rsquo;est pas un roman</em> &agrave; la mani&egrave;re des &oelig;uvres parodiques de Diderot et Magritte. Si tel avait &eacute;t&eacute; le cas, la pol&eacute;mique identitaire, v&eacute;ritable pierre de touche du texte, aurait &eacute;t&eacute; &eacute;vacu&eacute;e de<em> Je suis un &eacute;crivain japonais</em>. Publi&eacute; le printemps dernier, ce roman amorce un nouveau cycle d&rsquo;&eacute;criture chez l&rsquo;&eacute;crivain et fait suite &agrave; son &laquo;Autobiographie am&eacute;ricaine&raquo;, compos&eacute;e de dix romans et r&eacute;cits. Dany Laferri&egrave;re est notamment connu pour ses titres subversifs et pour sa verve copieuse qu&rsquo;il fait entendre sur nombre de tribunes m&eacute;diatiques. Dans <em>Je suis un &eacute;crivain japonais</em>, Laferri&egrave;re revient avec un narrateur-&eacute;crivain. F&eacute;ru de litt&eacute;rature, il parcourt la ville avec ce calme olympien qui fait la marque de son personnage. Le temps de l&rsquo;&eacute;criture d&rsquo;un roman, il souhaite troquer sa nationalit&eacute; qu&eacute;b&eacute;coise d&rsquo;origine carib&eacute;enne pour emprunter celle du Japon. D&egrave;s que le titre de son prochain roman est soumis &agrave; l&rsquo;&eacute;diteur, le coup d&rsquo;envoi est donn&eacute; &agrave; une suite d&rsquo;anecdotes &agrave; saveur japonaise. Son titre provocant en poche, le narrateur part en qu&ecirc;te de rencontres afin d&rsquo;&eacute;tayer son exp&eacute;rience en tant qu&rsquo;&eacute;crivain japonais patent&eacute;.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Le monde oblique</strong></span></p> <p align="justify">Entre alors en jeu le deuxi&egrave;me niveau de fiction dans lequel &eacute;volue un groupe compos&eacute; de jeunes japonaises branch&eacute;es progressant autour de la nouvelle coqueluche montr&eacute;alaise ; la chanteuse Midori. Le narrateur s&rsquo;immisce parmi elles et tente de cerner la nature des liens qui les unient. Les filles de la bande forment un ensemble opaque que le narrateur peine &agrave; percer, ce qui rajoute &agrave; la difficult&eacute; de l&rsquo;exercice. En fait, leurs gestes et leurs paroles sont pourvus de doubles intentions : le premier dessein, clairement identifiable, en referme toujours un second plus tordu, d&eacute;tourn&eacute; et secret. Les filles ne s&rsquo;abordent jamais entre elles directement, rappelant en quelque sorte l&rsquo;&eacute;tiquette de la cour. La narration traduit cette inaccessibilit&eacute; des personnages en additionnant les obstacles entre le sujet observant et l&rsquo;objet observ&eacute;. Pour acc&eacute;der au noyau du groupe, le narrateur doit passer par le biais du regard des autres filles; il observe Fumi qui, elle, examine Midori, par exemple. Le monde s&rsquo;appr&eacute;hende &agrave; l&rsquo;oblique. La saisie du monde empirique et tangible par le sujet s&rsquo;av&egrave;re une qu&ecirc;te m&eacute;diatis&eacute;e, la pr&eacute;sence d&rsquo;une suite d&rsquo;interm&eacute;diaires (le langage, l&rsquo;&eacute;criture, la narration) entre les deux p&ocirc;les rendant l&rsquo;entreprise impossible.</p> <p align="justify">Les anecdotes nipponnes sont d&rsquo;ailleurs transmises par un narrateur-observateur, l&rsquo;&oelig;il plant&eacute; derri&egrave;re une cam&eacute;ra, en retrait, ch&eacute;rissant le projet de d&eacute;voiler sur grand &eacute;cran la vie de cette bande de japonaises d&eacute;lur&eacute;es. En accentuant l&rsquo;effet de m&eacute;diation, le r&eacute;el semble r&eacute;sister &agrave; une saisie directe et efficace. Il faut d&rsquo;abord qu&rsquo;il transite par des &eacute;crans, des filtres venant brouiller les pistes menant jusqu&rsquo;&agrave; l&rsquo;objet convoit&eacute;. Pour l&rsquo;&eacute;crivain, plus pr&eacute;cis&eacute;ment, l&rsquo;objet convoit&eacute; est la culture nippone &agrave; laquelle il souhaite acc&eacute;der gr&acirc;ce &agrave; la bande &agrave; Midori. Il est &agrave; son tour un objet de convoitise, la communaut&eacute; japonaise internationale &eacute;tant avide de percer le myst&egrave;re de son projet d&rsquo;&eacute;criture plut&ocirc;t inusit&eacute;. Approch&eacute; par le consulat japonais et une revue culturelle branch&eacute;e de New York, il repr&eacute;sente la saveur du moment, la vedette que tous s&rsquo;arrachent pour d&eacute;tenir la primeur. Le narrateur-&eacute;crivain transmet peu d&rsquo;information &agrave; son sujet, accentuant l&rsquo;&eacute;nigme autour de son identit&eacute; et ce, tant pour cette masse japonaise aglutin&eacute;e autour de lui que pour le lecteur. Le personnage, par cette volont&eacute; de demeurer en retrait, acquiert un caract&egrave;re myst&eacute;rieux ; il &eacute;chappe &agrave; une compr&eacute;hension fixe. Cette mouvance est d&rsquo;ailleurs perceptible sur d&rsquo;autres plans, notamment celui de l&rsquo;espace.</p> <p align="left"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Un p&egrave;lerin dans la ville</strong></span></p> <p align="justify">Le narrateur drap&eacute; de flou tra&icirc;ne son h&acirc;lo brumeux de lieu en lieu. Promeneur dans la ville, il rappelle en cela le moine-po&egrave;te Bash&ocirc; qui a parcouru la campagne nipponne quatre cent ans plus t&ocirc;t et qui a mis par &eacute;crit son p&eacute;riple dans <em>La route &eacute;troite</em> vers les districts du Nord. Le narrateur entreprend la lecture de ce texte, toujours anim&eacute; par cette volont&eacute; de se rapprocher au plus pr&egrave;s de son objectif : devenir un &eacute;crivain japonais. Il est d&rsquo;ailleurs possible d&rsquo;&eacute;tablir des parall&egrave;les entre les deux &oelig;uvres, le th&egrave;me du mouvement &eacute;tant le point de jonction le plus &eacute;vident. Cela se per&ccedil;oit d&rsquo;abord sur le plan de l&rsquo;espace, le narrateur se d&eacute;pla&ccedil;ant constamment d&rsquo;un lieu &agrave; l&rsquo;autre comme le p&egrave;lerin nippon. La temporalit&eacute; est &eacute;galement impr&eacute;gn&eacute;e par cette id&eacute;e de mobilit&eacute;. Le texte proc&egrave;de &agrave; un va-et-vient incessant entre le pass&eacute; que repr&eacute;sente l&rsquo;&oelig;uvre de Bash&ocirc; et le pr&eacute;sent de l&rsquo;&eacute;nonciation narrative.</p> <p align="justify">Mais il n&rsquo;y a pas que cette seule modalit&eacute; qui lie les deux textes. <em>La route&hellip;</em> est une &oelig;uvre &agrave; caract&egrave;re sacr&eacute; du fait, entre autres, qu&rsquo;elle ait &eacute;t&eacute; &eacute;crite par un moine et qu&rsquo;elle t&eacute;moigne d&rsquo;une qu&ecirc;te spirituelle. Par sa pr&eacute;sence manifeste au sein du roman, elle vient appuyer l&rsquo;ensemble du discours sur la litt&eacute;rature de l&rsquo;ordre de l'id&eacute;alisme diffus&eacute; dans <em>Je suis un &eacute;crivain japonais</em>. D&eacute;rangeante, pol&eacute;mique, influente, sacr&eacute;e, la litt&eacute;rature y est v&ecirc;tue de ses plus beaux atours. Un simple titre fait l&rsquo;objet d&rsquo;une attention d&eacute;mesur&eacute;e au sein de la communaut&eacute; alors que l&rsquo;&oelig;uvre, elle-m&ecirc;me, est encore &agrave; l&rsquo;&eacute;tat de projet. Poss&eacute;dant le pouvoir d&rsquo;attiser les foules avant m&ecirc;me que l&rsquo;auteur n&rsquo;ait publi&eacute; son &oelig;uvre, avant m&ecirc;me qu&rsquo;il ne se soit attabl&eacute; derri&egrave;re sa machine &agrave; &eacute;crire, la litt&eacute;rature d&eacute;tient un r&ocirc;le d&eacute;terminant sur les plans social et culturel.</p> <p align="left"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les dessous de la fiction</strong></span></p> <p align="justify">Bien qu&rsquo;un certain id&eacute;alisme se d&eacute;gage du texte, la litt&eacute;rature n&rsquo;est pas pour autant &eacute;lev&eacute;e aux nues de mani&egrave;re ostentatoire, du moins pas tous les aspects qu&rsquo;elle suppose. Ainsi, le concept de fiction litt&eacute;raire est remis en doute. Le roman construit un univers fictionnel fantasm&eacute; o&ugrave; la litt&eacute;rature fait loi, univers qu&rsquo;il s&rsquo;amuse &agrave; d&eacute;construire par la suite. Apr&egrave;s avoir mont&eacute; une &agrave; une les pi&egrave;ces de son &eacute;difice romanesque, le narrateur le fait s&rsquo;effondrer tel un ch&acirc;teau de cartes. Il reprend les r&eacute;cits japonais pour mieux mettre &agrave; nu le d&eacute;dale fictionnel qui lui a permis d&rsquo;&eacute;chafauder cette fiction. Alors que le lecteur y voit des &eacute;v&eacute;nements vraisemblables, le narrateur vient d&eacute;samorcer la cr&eacute;dulit&eacute; du lecteur et remettre en doute la relative r&eacute;alit&eacute; des p&eacute;rip&eacute;ties. Ce ne sont pas que les seuls r&eacute;cits japonais qui en prennent pour leur rhume, mais bien l&rsquo;ensemble du roman. C&rsquo;est la fiction comme paradigme qui est vis&eacute;e ici, incitant &agrave; la comprendre comme pure &eacute;lucubration syntaxique fond&eacute;e &agrave; la fois sur des bribes de r&eacute;el et d&rsquo;imaginaire. Mais le dernier roman de Dany Laferri&egrave;re ne constitue pas en cela un apax.</p> <p align="justify">D&eacute;construction de la fiction, &eacute;nonciation ambigu&euml;, intertextualit&eacute; et autor&eacute;f&eacute;rentialit&eacute; sont des traits communs aux &oelig;uvres narratives de la p&eacute;riode contemporaine, que certains qualifient de postmoderne. Compos&eacute; de cinquante-huit fragments &agrave; tendance tant&ocirc;t narrative, r&eacute;flexive ou descriptive,<em> Je suis un &eacute;crivain japonais</em> s&rsquo;&eacute;labore dans la diversit&eacute;, la multiplicit&eacute;, le d&eacute;cousu comme ces romans contemporains. Les fragments poursuivent parfois le fil narratif principal o&ugrave; &eacute;voluent les r&eacute;cits de la bande &agrave; Midori. &Agrave; d&rsquo;autres moments, ils d&eacute;veloppent des espaces narratifs parrall&egrave;les o&ugrave; l&rsquo;on disserte sur le mythe grec proche du concept de clich&eacute; dans nos soci&eacute;t&eacute;s contemporaines, sur Mishima en tant que star litt&eacute;raire et politique, sur la proc&eacute;dure &agrave; suivre pour appr&ecirc;ter un saumon, etc. Le lecteur a entre les mains un roman peu conventionnel qui se joue des notions d&rsquo;intrigue et de lin&eacute;arit&eacute; narrative. Multiple sans toutefois &ecirc;tre imp&eacute;n&eacute;trable, ce roman est transmis dans ce style &eacute;pur&eacute; et propre &agrave; l&rsquo;auteur : phrases courtes, vocabulaire simple, et descriptions tir&eacute;es de l&rsquo;observation attentive, sensible.</p> <p align="justify">Enfin, le lecteur de <em>Je suis un &eacute;crivain japonais</em> ressort un peu abasourdi de ce parcours litt&eacute;raire. Les oreilles bourdonnantes d&rsquo;une quantit&eacute; de commentaires gliss&eacute;s ici et l&agrave; au cours du roman sur l&rsquo;imagination, la lecture, le clich&eacute;, le cin&eacute;ma, l&rsquo;&eacute;criture, la pauvret&eacute;, il se rattache difficilement &agrave; une ligne de pens&eacute;e franche et cat&eacute;gorique. Parce que derri&egrave;re l&rsquo;apparente simplicit&eacute; du style laferrien, un discours teint&eacute; d&rsquo;ironie interroge la suite des choses : la port&eacute;e, la place et l&rsquo;avenir de la litt&eacute;rature. Sans &ecirc;tre charg&eacute; d&rsquo;angoisse toutefois, le texte se d&eacute;ploie lestement dans ce ludisme que l&rsquo;on reconna&icirc;t &agrave; Dany Laferri&egrave;re.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-japon-de-poche#comments Autofiction Fabulation Fiction Filiation LAFERRIÈRE, Dany Métafiction Québec Roman Mon, 15 Dec 2008 20:14:00 +0000 Geneviève Dufour 58 at http://salondouble.contemporain.info