Salon double - Tradition http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/368/0 fr Des vertus de la rumination http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-vertus-de-la-rumination <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/parent-marie">Parent, Marie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/atavismes-0">Atavismes</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p>Comment parler du Québec aujourd’hui? Comment parler d’histoire nationale, de projet politique, d’identité collective sans verser ni dans un pessimisme radical ni dans un enthousiasme chauvin? Question ô combien usée et en apparence encore irrésolue. En saturant l’espace public de débats stériles et sclérosants, le discours <em>politicien</em> a contribué à réduire la possibilité même de penser le Québec en dehors des ornières idéologiques. Alors qu’en 2006, Jacques Godbout prédisait la «disparition» du Québec pour 2076<a name="note1"></a><a href="#note1a">[1]</a>, la revue <em>Liberté</em> répliquait quelques mois plus tard avec un numéro intitulé «La mort du Québec: pour qui sonne le glas?» où Alain Farah, dans un texte qui mettait tout en œuvre pour échapper au langage figé de la parole militante, nous enjoignait à «renouer avec l’invention.» (Farah, 2007 : 102) Dans un numéro subséquent de <em>Liberté</em> aussi consacré à l’avenir du Québec, Catherine Mavrikakis réfléchissait à son tour à l’identité québécoise en termes d’invention, affirmant que la tâche des intellectuels était «de trahir, de traduire en d’autres termes, souvent très peu fidèles, ce qui [leur] a été confié, afin d’arriver à quelque chose comme une pensée natale ou une terre natale. […] De détourner, de défaire, de traduire et même parfois de détruire ce dont ils sont les gardiens.» (Mavrikakis, 2008 : 36)<br /><br />Il me semble avoir reconnu un tel projet dans <em>Atavismes</em><a name="note2"></a><a href="#note2a">[2]</a> de Raymond Bock, publié il y a tout juste un an au Quartanier. Les treize nouvelles qui composent ce recueil pourraient être considérées comme de multiples variations sur «l’art de la défaite», selon l’expression d’Aquin, treize récits mêlant petite et grande histoire du Québec, entrecroisant époques et décors, de la rude terre de l’Abitibi s’ouvrant à la colonisation vers 1900 aux ruelles du Montréal contemporain. Le principal fil conducteur constitue, pour reprendre les mots de Christian Desmeules du <em>Devoir</em>, «cette défaite-génome inscrite au cœur même de l’homme et du peuple québécois.» (Desmeules, 2011 : F4) L’écriture de la défaite offrira ici l’occasion de trahir l’histoire, de la tordre pour mieux la penser.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>La révolution n’était pas dans le texte</strong></span></p> <p><br />J’ai voulu m’attarder sur un texte en particulier, celui qui m’intriguait le plus et me semblait pourtant fournir une «clé» pour lire ce recueil étrange, d’une rare cohérence malgré la diversité des voix et des styles empruntés. Dans la nouvelle «Effacer le tableau», nous nous retrouvons au sein d’un groupe de révolutionnaires québécois-français, dans un Québec du 23e siècle où, selon le texte, «la minorisation des francophones du Québec [est] achevée depuis longtemps» (153). Le jour de la révolution venu, la cellule Blaireau aura pour mission de protéger le pavillon québécois du Musée des arts canadiens, situé à Montréal, avant d’organiser le déménagement des œuvres à Québec, future capitale. Mais la prise du Musée tourne mal. Après avoir perdu deux hommes au combat, les cinq survivants de la cellule, réussissant à emporter avec eux quelques tableaux, tenteront de se cacher dans un tunnel sans issue, rattaché aux voies du métro. C’est un cri de désespoir qui permettra à leurs opposants de les repérer, cri poussé par Lalonde, chef de la cellule, alors qu’elle découvre que le seul tableau ayant échappé au feu des mitraillettes est une œuvre d’Edwin Holgate, peintre canadien ayant vécu la majeure partie de sa vie à Montréal. Cette mission courageuse se termine donc sur un échec retentissant, presque comique.<br /><br />Dans cette fiction spéculative hautement pathétique, la culture avec un grand C occupe une place centrale, à la fois comme moteur de la révolution et objet de sa dévotion, une culture élevée au statut de fétiche. Ce qu’on tente de sauver est symbolisé par cette toile qu’on arrache du mur en désespoir de cause, dont on ne connaît ni l’auteur ni ce qu’elle représente, pourvu qu’on arrive à préserver une preuve tangible de cette Culture qui semble tenir entièrement dans quelques morceaux choisis.</p> <p><br />Tout ce qui constitue la culture québécoise se résume à cette chose précieuse, fragile, extérieure au corps et à l’esprit humain, tendue sur un cadre, pouvant être réduite en miettes à la moindre offensive. Si le but de cette opération révolutionnaire se réduit à la protection d’œuvres d’art, la mission en tant que telle peut être considérée comme un simple projet artistique. Le texte s’ouvre sur une phrase qui souligne la beauté de l’action vue de haut, comme depuis le balcon d’un théâtre: «Si cette échappée avait été mise en scène, on aurait salué le génie esthétique de Bernatchez et Lalonde, leur habileté à diriger les figurants dans les espaces que le hasard offre à l’interprétation, leur incomparable audace dans l’usage des accessoires.» (151) Ainsi dès le début de la nouvelle, le cadrage de la fiction est souligné, la qualité esthétique du drame mise de l’avant. La révolution, l’effort de survivance, le désir de liberté qui y sont racontés sont immédiatement mis en abyme; on nous signifie que nous sommes encore et toujours dans le cadre d’un récit. En se posant d’abord et avant tout comme représentation, le texte évoque bien davantage qu’un fantasme de passage à l’acte radical, bien davantage qu’une politique-fiction à demi-sérieuse. Il enferme plutôt ce fantasme de révolution dans un texte qui se sait texte, réduit l’énergie que porte cette violence à la force d’une représentation. Ainsi il porte un diagnostic plus dur qu’il n’y paraît, et réécrit à sa manière un constat formulé par René Lapierre, en 1995, dans <em>Écrire l’Amérique</em>.<br /><br />René Lapierre y proposait une série de textes à travers lesquels il tentait entre autres de faire l’autopsie de l’échec référendaire de 1980. Le poète déplorait que le projet d’indépendance ait été piégé dans l’ordre du texte, du symbolique, élevé au statut d’œuvre d’art jusqu’à être définitivement figé, coupé du réel: «Le discours de l’indépendance à partir de 1976 […] a évolué à l’intérieur d’une logique abstraite et close de représentation, il a voulu se résoudre <em>d’abord</em> dans le langage. […] tout devint en même temps de plus en plus rigide, et de plus en plus sommaire.» (Lapierre, 1995 : 33) Comme si la parole, se voulant toute-puissante, avait remplacé le passage à l’acte, et en avait ainsi annulé la pertinence.</p> <p><br />Dans la nouvelle de Bock, cette tension entre discours et action est constamment reconduite. Lalonde profite de toutes les occasions possibles pour prononcer une allocution, sorte de liturgie de la parole qui ponctue les étapes de leur action, dans l’espoir peut-être que le Verbe s’incarne, que le langage fonde à lui seul le pays à naître et les libère de leurs lourdes responsabilités. Mais cette prise de parole n’est pas dénuée de cynisme, de complaisance. Tandis qu’elle parle pour fouetter ses troupes, Lalonde a bien conscience qu’il s’agit «du sursaut de conscience du mourant» (157) plutôt que d’une véritable révolution. Une fois dans le musée, elle choisit de s’adresser à ses combattants devant <em>L’étoile noire</em> de Borduas, puisque, selon ses mots, «un épilogue concédant leur défaite aurait gagné en gravité devant le grand tableau» (164). Dans la toile de Borduas, les formes «convergent vers une impossibilité, une antimatière, un néant à l’attraction incoercible» (164). Comme dans <em>L’étoile noire</em>, le discours de Lalonde et le projet qu’il porte convergent eux-mêmes vers cette impossibilité, ce néant. Toute cette mise en scène de l’acte révolutionnaire semble équivaloir à une savante programmation de la défaite, en la réduisant à un jeu toujours à recommencer, sans aboutissement. Dans le texte «L’art de la défaite», publié en 1965, l’analyse que propose Aquin de la débandade des patriotes se situe dans le même registre: dans la pièce tragique que serait la révolte de 1837, la victoire de Saint-Denis-sur-Richelieu constitue «un événement qui n’était pas dans le texte.» (Aquin, 1998 : 133) Les patriotes n’auraient pas su quoi en faire, au point de fomenter leur échec. La révolution n’a pu avoir lieu, selon Aquin, parce qu’elle ne faisait pas partie des possibles.</p> <p><br />Dans la nouvelle de Bock, la chef Lalonde formule devant ses complices un objectif bien clair: ancrer l’horizon de leur combat dans le réel: «[…] notre mission héroïque aura rendu les discours inutiles, les envolées lyriques retourneront à la littérature, les obus seront fondus pour qu’on en fasse des maisons et nous pourrons enfin nous consacrer à l’essentiel […].» (156) Mais le discours ne fait pas ce qu’il dit. Il retourne plutôt la violence contre le sujet qui la profère, le passage à l’acte est saboté de l’intérieur, puisque le discours semble griser le sujet, l’avaler, le mener vers sa propre disparition plutôt que vers l’avènement d’un ordre nouveau.</p> <p><br />Dans ce cheminement conscient vers l’échec, Lalonde, qui tient autant de l’écrivaine que de la révolutionnaire, adopte une position douloureuse, sacrificielle. Puisque la victoire n’est écrite nulle part, puisque «de toute manière l’histoire fera d’eux des traîtres et des terroristes» (151), autant faire de la défaite un art, une pratique qui comporte ses exigences, sa rigueur. Même si on lit dans ce projet la jouissance de l’insoumis qui restera aux yeux de l’histoire l’élément inassimilable, non réhabilitable, on perçoit surtout la détresse du perdant qui n’a pas su s’inventer d’autres rôles, qui n’a pas su sortir du cadre étroit d’un scénario inlassablement répété.<br /><br />La critique féroce que formule ce texte peut sembler reconduire un constat défaitiste de l’avenir du Québec, lequel s’inscrit dans un certain discours dominant<a name="note3"></a><a href="#note3a">[3]</a>. En effet, les personnages représentés ici, tout en tentant courageusement de s’extraire d’un cul-de-sac, sont eux-mêmes porteurs d’un projet sans issue. Leur révolution vise à reproduire un idéal figé, dans lequel l’œuvre de Holgate, par exemple, ne cadre pas, puisqu’elle ne représente pas le «bon» Québec. Leur vision du pays, bien que le récit se situe au 23e siècle, ne semble pas avoir évolué depuis Refus global et se résume à ce pavillon d’art québécois, où sont exposés les restes d’une culture pratiquement déjà morte. Leur aveuglement les empêche de voir qu’ils sacrifient leur vie pour protéger un héritage déjà folklorisé.<br /><br />Mais il faut resituer la nouvelle dans le contexte de son recueil. Il y a une vitalité dans la fiction de Bock qui s’écarte d’un discours de rejet, de répudiation du «destin» québécois. Même si on suit tout au long d’<em>Atavismes</em> «l’homme typique, errant, exorbité» d’Aquin, «fatigué de son identité atavique et condamné à elle<a name="note4"></a><a href="#note4a">[4]</a>», il y a chez ce sujet la soif de traquer partout les traces de son histoire, une histoire ancrée dans la mémoire du corps. Les photographies, les meubles, les amulettes anciennes trouvées au fond des boîtes servent à raconter le Québec, à en épouser complètement les formes pour mieux les repousser, les malmener. Il s’y dessine exactement le contraire d’une Culture réduite à ses effigies et à «ses envolées lyriques», telle qu’elle est critiquée dans la nouvelle «Effacer le tableau», on y perçoit plutôt toute la force d’évocation d’une culture matérielle, dont les objets les moins sacrés sont les sources infinies de fictions individuelles et collectives.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Le choix de l’héritier</strong></span></p> <p><br />La thématique de l’héritage dans <em>Atavismes</em> est placée sous le signe du legs concret, physique. Dans deux autres nouvelles à caractère fantastique, il est question d’un personnage héritant de la demeure familiale. Dans «Le ver», la maison se trouve envahie par les plantes et les animaux, et finit par s’enfoncer dans la terre en emportant avec elle le narrateur, enfin apaisé, son titre de propriété implanté sous la peau. Dans «Le voyageur immobile», qui clôt le recueil, un archiviste, en cherchant à se débarrasser des souvenirs de ses ancêtres accumulés au sous-sol, découvrira un œil de métal qui le mettra sur les traces d’un Québec encore plus ancien que celui des premiers colons français, celui des Basques, des Inuit et des Viking. Le narrateur en viendra à recomposer une «histoire nationale» débordant les limites du territoire québécois, faisant voler en éclats la linéarité de nos récits d’origine. Dans les deux cas, les personnages choisissent d’habiter un lieu qui leur échoit, mais le premier est avalé par ce lieu, tandis que l’autre se l’approprie en ne conservant parmi ses souvenirs poussiéreux que l’artéfact mystérieux, voire dangereux, qui le forcera à affronter l’inconnu.</p> <p><br />Si le mot «atavisme» désigne une forme de transmission inconsciente, passive, ces textes situent plutôt le processus de transmission au cœur de la conscience du sujet, à travers ses sensations, sa vision du monde, sa lecture du paysage. Contrairement à ce que le titre de la nouvelle analysée plus tôt laisse supposer, il n’y est jamais question «d’effacer le tableau» pour repartir à zéro, mais plutôt de s’immiscer dans ce «tableau en perpétuelle réécriture» (139), de «remettre le passé au travail», pour reprendre une expression de Robert Richard.</p> <p><br />Par son énergie à réécrire l’histoire, à en jouer, à en détisser et en retisser les fils, <em>Atavismes</em> nous invite à nous écarter d’un ressassement stérile pour instaurer ce qu’on pourrait appeler une poétique de la rumination, rumination ludique, productive, qui réussit à explorer certains aspects de «notre identité atavique» qui ressortent de l’impensé, de l’indéterminé, qui réussit à y dégager quelque chose comme un espace de liberté. Chez Bock, l’imaginaire de la défaite devient le principe opérant d’une réappropriation quasi sensorielle de l’Histoire, d’une relecture intime du «texte national», un texte national traversé d’étrangetés et de scories, joyeusement souillé par la trahison, la lâcheté, la perversion.</p> <p>À la question «Comment parler du Québec aujourd’hui?», <em>Atavismes</em> ne fournit pas une réponse facile mais propose un projet ambitieux: nous enfoncer dans le lieu que nous occupons pour y déterrer des objets hétéroclites, abîmés, non identifiables et recomposer à partir d’eux d’autres fictions que celles qui gisent inertes à la surface. Accepter ce bordel en héritage à condition de pouvoir sauter dedans à pieds joints et d’écraser au passage quelques pièces précieuses.<br />&nbsp;</p> <p><em>* Ce texte est une version remaniée d’une communication présentée dans le cadre de la table ronde «Le Québec malgré tout» tenue le 13 janvier 2012 à l’Université de Montréal et organisée par le CRIST (Centre de recherche interuniversitaire en sociocritique des textes).</em></p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>AQUIN, Hubert, <em>Blocs erratiques</em>, Montréal, Typo, 1998 [1977].<br />DESMEULES,Christian, «Littérature québécoise – L’art ancien de la défaite», <em>Le Devoir</em>, 16 avril 2011, p. F4.<br />FARAH, Alain, «L’épisode des provinces», <em>Liberté</em>, no 275-276, mars 2007.<br />GODBOUT, Jacques, «2076: la fin du Québec!», <em>L’Actualité</em>, 1er septembre 2006, En ligne : <a href="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0" title="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0">http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0</a> (page consultée le 7 février 2012).<br />LAPIERRE, René, <em>Écrire l’Amérique</em>, Montréal, Les Herbes rouges, 1995.<br />MAVRIKAKIS, Catherine, «Trahir la race. Portrait de l’intellectuel québécois en Judas», <em>Liberté</em>, no 279, février 2008, p. 36-39.<br />RICHARD, Robert, «Scouiner la littérature nationale pour lire Aquin…», <em>Liberté</em>, no 278, novembre 2007, p. 78.<br />&nbsp;</p> <p><a href="#note1">[1]</a><a name="note1a"></a> Godbout déplorait en fait la disparition du Québec tel qu’il l’avait connu et rêvé, un Québec dont «la tribu canadienne-française» constituait le coeur. Michel Vastel, «2076: la fin du Québec!», <em>L’Actualité</em>, 1er septembre 2006, <a href="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0" title="http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0">http://www.lactualite.com/societe/2076-la-fin-du-quebec?page=0,0</a> (7 février 2012).</p> <p><a href="#note2">[2]</a><a name="note2a"></a> Raymond Bock, <em>Atavismes</em>, Montréal, Le Quartanier, (coll. Polygraphe), 2011, 230 p. Toutes les références à ce recueil seront désormais intégrées entre parenthèses au corps du texte.<br />&nbsp;</p> <p><a href="#note3">[3]</a><a name="note3a"></a> Dans un billet, l’éditorialiste Mario Roy reprochait lui aussi à la mouvance souverainiste d’être «convaincue que la victoire de l’option ne dépend que de quelques… mots de plus.» «La liturgie de la parole», <em>Cyberpresse (Le blogue de l’édito)</em>, 17 août 2011, <a href="http://blogues.cyberpresse.ca/edito/2011/08/17/la-liturgie-de-la-parole/" title="http://blogues.cyberpresse.ca/edito/2011/08/17/la-liturgie-de-la-parole/">http://blogues.cyberpresse.ca/edito/2011/08/17/la-liturgie-de-la-parole/</a> (7 février 2012).</p> <p><a href="#note4">[4]</a><a name="note4a"></a> La citation exacte, tirée de «La fatigue culturelle du Canada français», se lit comme suit: «Je suis moi-même cet homme “typique”, errant, exorbité, fatigué de mon identité atavique et condamné à elle.» Hubert Aquin, <em>op. cit.</em>, p.&nbsp;110.<br />&nbsp;</p> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-vertus-de-la-rumination#comments Action politique BOCK, Raymond Combat Engagement Filiation GODBOUT, Jacques Histoire Identité LAPIERRE, René MAVRIKAKIS, Catherine Mémoire Origine Politique Québec Résistance culturelle Solitude Tradition Nouvelles Fri, 24 Feb 2012 01:35:30 +0000 Marie Parent 461 at http://salondouble.contemporain.info Des charognes et des hommes http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-charognes-et-des-hommes <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/grenier-daniel">Grenier, Daniel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/epique">Épique</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>De Trois-Pistoles &agrave; Bedsford<br /> </strong></span><br /> Il est difficile, &agrave; la lecture du premier roman de William S. Messier, <em>&Eacute;pique</em>, de ne pas se souvenir de cette lettre-ouverte aux jeunes romanciers que Victor-L&eacute;vy Beaulieu avait fait para&icirc;tre dans La Presse, il y a de cela quelques ann&eacute;es<a href="fckeditor.html?InstanceName=oFCK_1&amp;Toolbar=DrupalFull#note1a"><strong>[1]</strong></a>. &Agrave; l&rsquo;&eacute;poque, la lettre avait cr&eacute;&eacute; tout un &eacute;moi dans la communaut&eacute; litt&eacute;raire et avait forc&eacute; les &eacute;crivains vis&eacute;s directement et indirectement &agrave; r&eacute;agir ainsi qu&rsquo;&agrave; prendre position. Beaulieu reprochait plusieurs choses aux &eacute;crivains de la g&eacute;n&eacute;ration montante, comme leur absence d&rsquo;exp&eacute;rimentation langagi&egrave;re, leur renfermement sur eux-m&ecirc;mes et leur obsession pour un Plateau Mont-Royal de trentenaires d&eacute;sabus&eacute;s. Il les accusait de ne pas s&rsquo;int&eacute;resser &agrave; leurs anc&ecirc;tres et de se confiner &agrave; une &eacute;tude fragmentaire et fragment&eacute;e de leur propre nombril.</p> <p>Cette lettre-ouverte, qui date de 2004, s&rsquo;adressait &agrave; des &eacute;crivains et &eacute;crivaines n&eacute;(e)s dans les ann&eacute;es soixante-dix, &agrave; la queue de ce qu&rsquo;on a appel&eacute; la g&eacute;n&eacute;ration X. Qu&rsquo;on soit d&rsquo;accord ou non avec le plaidoyer et les constats de l&rsquo;auteur du <em>Don Quichotte de la d&eacute;manche</em>, il est int&eacute;ressant de constater qu&rsquo;en quelques six ann&eacute;es, le vent a tourn&eacute;, et qu&rsquo;il lui serait maintenant difficile d&rsquo;atteindre les m&ecirc;mes conclusions. L&rsquo;arriv&eacute;e sur le march&eacute; d&rsquo;une toute nouvelle g&eacute;n&eacute;ration d&rsquo;&eacute;diteurs y est peut-&ecirc;tre pour quelque chose, en ce que l&rsquo;offre litt&eacute;raire qu&eacute;b&eacute;coise traditionnelle s&rsquo;est vue transform&eacute;e profond&eacute;ment. L&rsquo;apparition durant les derniers dix ans de jeunes maisons dynamiques et t&eacute;m&eacute;raires comme Les Allusifs (2001), Marchand de feuilles (2001), Le Quartanier (2003), ou Alto (2005), t&eacute;moigne non seulement de la vigueur de la rel&egrave;ve &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur m&ecirc;me du champ litt&eacute;raire, mais &eacute;galement d&rsquo;un v&eacute;ritable renouveau des enjeux, des th&egrave;mes et des espaces fictionnels abord&eacute;s et investis par les jeunes cr&eacute;ateurs. Par exemple, il n&rsquo;est plus tout &agrave; fait soutenable d&rsquo;avancer que le Montr&eacute;al contemporain soit la seule &laquo;&nbsp;sc&egrave;ne d&rsquo;&eacute;nonciation&nbsp;&raquo; possible, alors que quantit&eacute; de romans et r&eacute;cits qu&eacute;b&eacute;cois se r&eacute;clament d&rsquo;une identit&eacute; r&eacute;gionale forte ainsi que d&rsquo;un cheminement historique particulier. On n&rsquo;a qu&rsquo;&agrave; penser au <em>Tarmac</em> de Nicolas Dickner (2009) ou au <em>Bestiaire</em> d&rsquo;&Eacute;ric Dupont (2008).</p> <p>Publi&eacute; cette ann&eacute;e aux &eacute;ditions Marchand de feuilles, le roman <em>&Eacute;pique</em> de William S. Messier appartient &agrave; ce nouveau souffle &eacute;ditorial. Il s&rsquo;inscrit dans cette lign&eacute;e particuli&egrave;re de r&eacute;cits qu&eacute;b&eacute;cois contemporains qui ne t&eacute;moignent pas d&rsquo;un besoin de s&rsquo;interroger sur le fait d&rsquo;&ecirc;tre en p&eacute;riph&eacute;rie puisque le centre n&rsquo;est plus un concept programmatique. <em>&Eacute;pique</em> est le second livre de Messier, apr&egrave;s le recueil de nouvelles conceptuel intitul&eacute; <em>Townships</em>, &eacute;galement paru au Marchand de feuilles, en 2009, et sous-titr&eacute; &laquo;&nbsp;R&eacute;cits d'origine &raquo;. Comme le premier, le second livre installe son r&eacute;cit et sa narration dans les Townships, les Cantons-de-l&rsquo;Est, &agrave; la mani&egrave;re d&rsquo;un bateau jetant l&rsquo;ancre, autant pour observer prudemment un paysage connu et ch&eacute;ri par l&rsquo;auteur que pour survivre &agrave; un d&eacute;luge de r&eacute;f&eacute;rences symboliques fortes qui viennent nourrir l&rsquo;histoire et le folklore de la r&eacute;gion. Les individus l&eacute;gendaires comme les magasins &agrave; rayons ont leur place ici, agrandis et/ou d&eacute;form&eacute;s par le langage hyperbolique de l&rsquo;imaginaire&nbsp;:</p> <div class="rteindent1">&nbsp;&nbsp;&nbsp;<span style="color: rgb(128, 128, 128);"> -Sais-tu ce qu&rsquo;ils devraient faire? Ils devraient obliger tout le monde &agrave; magasiner chez Korvette. En plus de forcer le propri&eacute;taire &agrave; changer sa christie de vitrine ultra-laide, &ccedil;a ferait r&eacute;aliser au monde entier &agrave; quel point c&rsquo;est le magasin le plus incroyablement <em>hot</em> de l&rsquo;existence.<br /> &nbsp;&nbsp;&nbsp; -Qu&rsquo;est-ce que t&rsquo;as achet&eacute;?<br /> &nbsp;&nbsp;&nbsp; -&laquo;&nbsp;Achet&eacute;&nbsp;&raquo;? Non, non, tu, ouvre les guillemets, ach&egrave;tes, ferme les guillemets, du lait. Tu, ouvre les guillemets, ach&egrave;tes, ferme les guillemets, des bobettes. OK, d&rsquo;accord, tr&egrave;s bien. Mais, chez Korvette, t&rsquo;ach&egrave;tes rien. T&rsquo;adoptes et t&rsquo;assimiles une fa&ccedil;on de vivre, de consommer. T&rsquo;ach&egrave;tes rien, <em>man</em>.<br /> &nbsp;&nbsp;&nbsp; [&hellip;]<br /> &nbsp;&nbsp;&nbsp; -J&rsquo;avoue quand m&ecirc;me que le Korvette a sa fa&ccedil;on unique de nous charmer. Savais-tu que celui &agrave; Stanstead a chang&eacute; la typo de son affiche? &Ccedil;a ressemble &agrave; une pancarte de <em>bed and breakfast </em>&agrave; th&eacute;matique de donjons et dragons.<br /> &nbsp;&nbsp;&nbsp; -C&rsquo;est &agrave; peu pr&egrave;s les quatre seules affaires qu&rsquo;ils ne vendent pas&nbsp;: des lits, des d&eacute;jeuners, des donjons et des dragons. (p. 42-43)&nbsp; </span></div> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><br /> Sur la route des Cantons<br /> </strong></span><br /> La premi&egrave;re partie du roman, justement intitul&eacute;e &laquo;&nbsp;Un d&eacute;bit maximal de donn&eacute;es&nbsp;&raquo;, nous pr&eacute;sente le narrateur, &Eacute;tienne, un jeune homme litt&eacute;ralement sans histoire, mais assailli par les anecdotes et les souvenirs, qu&rsquo;il tentera de r&eacute;unir dans un r&eacute;cit coh&eacute;rent, &agrave; la mani&egrave;re d&rsquo;une de ses idoles, Einstein&nbsp;:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> Je me dis qu&rsquo;entre mon pr&eacute;nom, &Eacute;tienne, et le nom d&rsquo;Einstein, il n&rsquo;y a que tr&egrave;s peu de diff&eacute;rence. C&rsquo;est-&agrave;-dire qu&rsquo;on pourrait facilement faire une faute en &eacute;crivant &laquo;&nbsp;Einstein&nbsp;&raquo; et &ccedil;a donnerait mon pr&eacute;nom, et vice-versa. Entre l&rsquo;homme et moi, c&rsquo;est autre chose. Il est grandiose et moi, je suis quoi? Je suis convaincu, en tous cas, qu&rsquo;apr&egrave;s avoir surv&eacute;cu au d&eacute;luge qui a frapp&eacute; la r&eacute;gion de Brome-Missisquoi en 2005, j&rsquo;ai atteint une salle voisine de celle des grands hommes comme Einstein, dans le Temple de la renomm&eacute;e de la race humaine. (p. 13)</span><br /> &nbsp;</div> <div>Que ce r&eacute;cit soit en bout de ligne &laquo; &eacute;pique&nbsp;&raquo;, cela ne fait aucun doute, dans la mesure o&ugrave; l&rsquo;histoire que nous raconte &Eacute;tienne n&rsquo;est ni la sienne, ni celle de Valvoline, son amie &laquo;&nbsp;costaude&nbsp;&raquo;, mais celle d&rsquo;une situation &agrave; la fois banale et catastrophique, et des moyens entrepris par des hommes et des femmes &agrave; la fois ordinaires et mythiques afin de s&rsquo;y adapter.</div> <p> &Eacute;tienne, d&egrave;s l&rsquo;incipit, nous pr&eacute;vient que son r&ocirc;le n&rsquo;a &eacute;t&eacute; qu&rsquo;accessoire dans &laquo;&nbsp;les &eacute;v&eacute;nements de 2005&nbsp;&raquo; (p. 13), et que s&rsquo;il fait figure de protagoniste, c&rsquo;est uniquement parce qu&rsquo;en racontant, il devient automatiquement le centre de la perception. Mais son r&eacute;cit en est un parmi tant d&rsquo;autres, qui s&rsquo;inscrira id&eacute;alement dans un folklore, dans la mythologie d&eacute;j&agrave; grandissante du d&eacute;luge de juin 2005 et dans l&rsquo;imaginaire toujours un peu plus d&eacute;bordant de la r&eacute;gion enti&egrave;re. &Eacute;tienne, en prenant la parole, cherche &agrave; la fois &agrave; nous faire part d&rsquo;une surabondance de r&eacute;cits et &agrave; appartenir &agrave; cette m&ecirc;me surabondance.</p> <p>Au moment o&ugrave; le roman commence, &Eacute;tienne est en train de terminer son dernier quart de travail &agrave; l&rsquo;entrep&ocirc;t de produits pharmaceutique de McStetson Canada Inc. et s&rsquo;appr&ecirc;te &agrave; faire un choix qui va changer le cours de son &eacute;t&eacute;, pour ne pas dire de son existence. Lors de la pause du souper, apr&egrave;s avoir longuement pes&eacute; le pour et le contre, le jeune employ&eacute; d&eacute;cide en effet de quitter son poste et de retourner sur le march&eacute; du travail. Il appelle alors sa grande amie Valvoline qui vient le chercher en voiture. Dans les jours qui suivent, &Eacute;tienne se pr&eacute;sente au Centre local d&rsquo;emploi o&ugrave; il fait la connaissance de la jolie &Eacute;lizabeth qu&rsquo;il surnomme la licorne, &agrave; cause de sa beaut&eacute; mythique, qui lui trouve rapidement une place d&rsquo;&eacute;quarisseur-pigiste aux c&ocirc;t&eacute;s du non moins mythique Jacques Prud&rsquo;homme, l&eacute;gende vivante du comt&eacute;.</p> <p>Commence alors l&rsquo;histoire d&rsquo;un &eacute;t&eacute; fatidique pass&eacute; &agrave; ramasser des carcasses d&rsquo;animaux le long des routes qui sillonnent les cantons. &Eacute;tienne raconte avec un bonheur teint&eacute; d&rsquo;un doux sarcasme la relation qu&rsquo;il entretient durant quelques semaines avec Prud&rsquo;homme, cet &ecirc;tre dou&eacute; d&rsquo;ubiquit&eacute; qui tr&ocirc;ne au sommet du panth&eacute;on des personnages de la mythologie r&eacute;gionale. On le dit fort comme dix hommes et aussi infatigable qu&rsquo;une locomotive. On dit de lui qu&rsquo;il a tout fait, et souvent qu&rsquo;il a r&eacute;alis&eacute; trois ou quatre exploits en m&ecirc;me temps. Les r&eacute;cits sur sa vie et sur son compte sont aussi in&eacute;puisables que la pluie qui commence &agrave; s&rsquo;abattre sur le tout Brome-Missisquoi &agrave; la fin juin 2005.</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> Son nom figure en lettres attach&eacute;es sous chaque viaduc, sous chaque pont, enfin sous chaque structure en b&eacute;ton de la r&eacute;gion. Quelqu&rsquo;un sillonne les villages depuis qu&rsquo;il est tout jeune pour repasser par-dessus les lettres qu&rsquo;on aurait effac&eacute;es ou que la pluie aurait lav&eacute;es, avec un morceau de charbon, de sorte que personne ne l&rsquo;oublie. La directrice de l&rsquo;&eacute;cole primaire Sainte-Famille, &agrave; Granby, &eacute;tait une fan finie et lui vouait un culte semi-&eacute;rotique&nbsp;: chaque ann&eacute;e, les enfants du deuxi&egrave;me cycle avaient comme projet de compiler les r&eacute;cits qui circulaient au sujet de Prud&rsquo;homme, pendant que les jeunes du premier cycle devaient tenter d&rsquo;en faire le portrait, en fonction des descriptions que la directrice leur donnait. M&ecirc;me les plus r&eacute;alistes le dessinaient comme un g&eacute;ant disproportionn&eacute; et monstrueux, certains lui faisaient cracher du feu, d&rsquo;autres le faisaient voler. (p. 75-76)</span><br /> &nbsp;</div> <p>Accol&eacute; &agrave; Prud&rsquo;homme, et au fil des anecdotes et des &eacute;pisodes racont&eacute;s sous forme de chapitres courts, le narrateur nous fait part de ses interrogations et de ses angoisses, parfois existentielles, parfois pu&eacute;riles. Les p&eacute;rip&eacute;ties se succ&egrave;dent, sur fond de pluie battante qui m&egrave;nera aux pires inondations que la r&eacute;gion ait connues. Le ton du r&eacute;cit reste toutefois l&eacute;ger et digressif. &Eacute;tienne nous explique entre autres comment s&rsquo;est form&eacute;e la &laquo;&nbsp;secte&nbsp;&raquo; des Charognards, nous montre comment ramasser un cadavre de moufette, nous rappelle en dialoguant avec Valvoline qu&rsquo;il est difficile de choisir entre deux super-pouvoirs aussi diff&eacute;rents que l&rsquo;invisibilit&eacute; et la capacit&eacute; de voler&nbsp;:</p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> -&Eacute;coute &ccedil;a&nbsp;: entre voler pis &ecirc;tre invisible, c&rsquo;est l&rsquo;id&eacute;e de justice qui fait la diff&eacute;rence. Lequel des deux pouvoirs permet de combattre le crime de la fa&ccedil;on la plus compl&egrave;te et efficace?<br /> -Euh, j&rsquo;ai pas trop pens&eacute; &agrave; &ccedil;a, ts&eacute;.<br /> -Dans un braquage de d&eacute;panneur mettons, &ccedil;a te donne pas grand-chose de voler, &agrave; moins d&rsquo;&ecirc;tre dans un d&eacute;panneur ultramoderne, ts&eacute; avec un plafond cath&eacute;drale comme en sortant de l&rsquo;autoroute 10, &agrave; Bromont. Encore l&agrave;, imagine que tu voles au-dessus du criminel. Apr&egrave;s, tu fais quoi? (p. 221-222)</span> <br /> &nbsp;</div> <p>Par l&rsquo;entremise de la voix d&rsquo;&Eacute;tienne, Messier nous informe sur la vie comme elle est v&eacute;cue &agrave; l&rsquo;int&eacute;rieur d&rsquo;un syst&egrave;me g&eacute;ographique et identitaire quasi autarcique, en retrait des grands centres urbains et pr&egrave;s d&rsquo;une certaine r&eacute;alit&eacute; plus grande que nature. Les Cantons que le lecteur d&eacute;couvre, visite ou revisite, sont un lieu hybride, profond&eacute;ment teint&eacute; par le m&eacute;lange in&eacute;dit des cultures qui s&rsquo;y est op&eacute;r&eacute; depuis que les Loyalistes sont venus s&rsquo;y installer lors de la R&eacute;volution Am&eacute;ricaine. Le bilinguisme ambiant, l&rsquo;influence de la culture am&eacute;ricaine frontali&egrave;re, la recrudescence d&eacute;mographique francophone des trois derni&egrave;res g&eacute;n&eacute;rations, sont quelques-uns des aspects de la r&eacute;gion qui sont int&eacute;gr&eacute;s &agrave; l&rsquo;univers de Messier &agrave; travers une fascination pour la topographie, par exemple, ou &agrave; travers l&rsquo;appropriation douce-am&egrave;re d&rsquo;un certain kitsch nostalgique propre au passage g&eacute;n&eacute;rationnel.<br /> &nbsp;&nbsp;&nbsp; <br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Le banal et l&rsquo;extraordinaire</strong><br /> </span><br /> Loin du Plateau Mont-Royal et de ses 5 &agrave; 7 branch&eacute;s, <em>&Eacute;pique</em> est un roman d&rsquo;apprentissage en <em>pick-up</em> rapaill&eacute; sur fond de d&eacute;luge biblique. Le lecteur y est invit&eacute; &agrave; faire la connaissance de personnages qui sont &agrave; la fois plus complexes qu&rsquo;ils ne paraissent et bien plus simples que ce qu&rsquo;on en dit. Les quelques semaines pass&eacute;es en compagnie de Jacques Prud&rsquo;homme, le h&eacute;ros surhumain des Townships, vont faire comprendre &agrave; &Eacute;tienne que ce n&rsquo;est pas tant les l&eacute;gendes qui font les hommes que leur capacit&eacute; &agrave; se d&eacute;finir et &agrave; agir au milieu d&rsquo;un continuel tourbillon de l&eacute;gendes. Et &agrave; l&rsquo;inverse, que ce n&rsquo;est pas tant dans les l&eacute;gendes qu&rsquo;on trouve les surhommes, mais plut&ocirc;t dans les hommes qu&rsquo;on trouve les l&eacute;gendes&nbsp;: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> Je pus le regarder ramasser une douzaine de charognes dans diff&eacute;rents coins de la ville, pliant les genoux et poussant un soupir &eacute;nergique en se relevant, Jacques n&rsquo;avait vraiment rien d&rsquo;h&eacute;ro&iuml;que. Je le vis effectuer le m&ecirc;me genre de mouvement dans son salon pour ramasser une miette de biscuit soda ou dans sa cour pour arracher une mauvaise herbe. Dans ma t&ecirc;te, il n&rsquo;avait jamais fracass&eacute; de record sportif&nbsp;: il nettoyait sa piscine, il d&eacute;montait son abri Tempo, il chauffait un tracteur &agrave; gazon dont il aiguisait r&eacute;guli&egrave;rement les lames. (p. 81)</span></div> <p>&nbsp;&nbsp;&nbsp; <br /> Lui-m&ecirc;me personnage &eacute;nigmatique et difficile &agrave; cerner, en sa qualit&eacute; confuse d&rsquo;adulte-enfant, oscillant sans cesse entre son d&eacute;sir de voler et son d&eacute;sir d&rsquo;invisibilit&eacute;, &Eacute;tienne d&eacute;crit le monde qui l&rsquo;entoure avec les yeux d&rsquo;un conteur &agrave; la fois exp&eacute;riment&eacute; et na&iuml;f, avec la voix d&rsquo;un jeune homme &agrave; la fois d&eacute;sabus&eacute; et fascin&eacute; par les personnages hauts en couleur qui peuplent son quotidien et son imagination. De la premi&egrave;re charogne de raton &eacute;cras&eacute; sur le bord de la route 139 entre Cowansville et Dunham jusqu&rsquo;&agrave; la mont&eacute;e fulgurante des eaux qui donnera son vrai sens au nom du mont Pinacle, &agrave; Coaticook, &Eacute;tienne am&egrave;ne le lecteur avec lui sur les chemins raboteux de son &eacute;t&eacute; aussi orageux que merveilleux. Le ton de sa narration est celui du raconteur, rappelant le <em>tall tale</em><a href="#note2a"><strong>[2]</strong></a> am&eacute;ricain, qui se doit d&rsquo;&ecirc;tre d&rsquo;un c&ocirc;t&eacute; banalisant et de l&rsquo;autre incroyable. </p> <p>En fait, c&rsquo;est l&agrave; tout son charme; et c&rsquo;est l&agrave; toute la force de l&rsquo;&eacute;criture de Messier, &agrave; la fois archa&iuml;que et oralisante, dans son jeu constant sur le vernaculaire et le pass&eacute; simple, qui s&rsquo;ancre dans une r&eacute;flexion sur les origines de nos r&eacute;cits communs. Avec <em>&Eacute;pique</em>, Messier reconduit la puissance du conte et du conteur, cet &ecirc;tre un peu sournois qui sait tr&egrave;s bien que c&rsquo;est &agrave; travers une apparente banalisation des &eacute;v&eacute;nements et des acteurs aux prises avec leurs cons&eacute;quences que ceux-ci acqui&egrave;rent leur r&eacute;elle dimension extraordinaire.<br /> <a href="#note1a"><br /> </a><br /> <hr /> <strong><a href="#note1a">[1]</a> </strong>Victor-L&eacute;vy Beaulieu, &laquo;Nos jeunes sont si seuls&raquo;, <em>La Presse</em>, 29 f&eacute;vrier 2004. La lettre n&rsquo;est pas disponible sur le web, mais il est encore possible de lire la r&eacute;ponse de l&rsquo;&eacute;crivaine Marie H&eacute;l&egrave;ne Poitras, dans les archives du journal <em>Voir</em> : Marie H&eacute;l&egrave;ne Poitras, &laquo;Nous ne sommes pas si seuls&raquo;, dans <em>Voir</em>, [en ligne]. <a href="http://www.voir.ca/publishing/article.aspx?zone=1&amp;section=10&amp;article=30096" title="http://www.voir.ca/publishing/article.aspx?zone=1&amp;section=10&amp;article=30096">http://www.voir.ca/publishing/article.aspx?zone=1&amp;section=10&amp;article=30096</a> [Texte en ligne depuis le 11 mars 2004].<strong><br /> <a href="#note2a"><br /> </a> <a href="#note2a">[2]</a></strong> Le <em>tall tale</em> est un r&eacute;cit typique de la tradition orale am&eacute;ricaine qui raconte des &eacute;v&egrave;nements extraordinaires tout en les ins&eacute;rant dans une narration banalisante, de mani&egrave;re &agrave; donner l&rsquo;impression qu&rsquo;ils sont v&eacute;ridiques. Par l&rsquo;entremise de l&rsquo;hyperbole, de l&rsquo;exag&eacute;ration et autres techniques rh&eacute;toriques, le conteur raconte habituellement ses propres exploits et m&eacute;saventures ou celles d&rsquo;un h&eacute;ros que tout le monde conna&icirc;t, tel Davy Crockett ou Paul Bunyan.</p> <p></p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/des-charognes-et-des-hommes#comments BEAULIEU, Victor-Lévy Culture populaire Espace Événement Identité Mémoire MESSIER, William S. Mythologie Oralité Origine POITRAS, Marie-Hélène Québec Théorie des champs Tradition Roman Thu, 09 Sep 2010 16:04:27 +0000 Daniel Grenier 259 at http://salondouble.contemporain.info Regards littéraires sur une crise du temps http://salondouble.contemporain.info/antichambre/regards-litteraires-sur-une-crise-du-temps <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-text field-field-soustitre"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> Intertextes et présentisme </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p class="MsoNormal rteindent1" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><em><span lang="FR">Tout a d&eacute;sormais un autre rythme, je vis d&eacute;j&agrave; en dehors de la vie qui n&rsquo;existe pas. Je m&rsquo;arr&ecirc;te parfois pour regarder le cours des nuages, je regarde tout avec la curiosit&eacute; flegmatique d&rsquo;un diariste volubile et d&rsquo;un promeneur fortuit&nbsp;: je sais que je fais rire, mais je marche d&rsquo;un bon pas. Et quand j&rsquo;&eacute;cris &agrave; la maison, je me souviens des jours o&ugrave;, tr&egrave;s jeune, assis &agrave; cette &eacute;ternelle m&ecirc;me table, j&rsquo;ai commenc&eacute; &agrave; &eacute;crire, ce qui, pour moi, signifiait me mettre &agrave; l&rsquo;&eacute;cart, m&rsquo;arr&ecirc;ter, m&rsquo;attarder, reculer, d&eacute;faire, r&eacute;sister pr&eacute;cis&eacute;ment &agrave; cette course mortelle, &agrave; cette vitesse fr&eacute;n&eacute;tique g&eacute;n&eacute;rale qui, par la suite, a &eacute;t&eacute; aussi la mienne.</span></em></span><strong><span lang="FR"><a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn1">[1]</a></span></strong><span lang="FR"><a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn1"></a></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Le 9 novembre 2009, nous soulignions les vingt ans de la chute du mur de Berlin. Si cet &eacute;v&eacute;nement a &eacute;t&eacute; l&rsquo;occasion de r&eacute;jouissances &agrave; travers le monde, plusieurs penseurs ont propos&eacute; qu&rsquo;il repr&eacute;sente &eacute;galement de fa&ccedil;on symbolique la fin des grandes utopies sociales. Il s&rsquo;agit de l&rsquo;une des bornes historiques &agrave; partir desquelles il est permis de penser l&rsquo;&eacute;mergence d&rsquo;une exp&eacute;rience collective du temps <em>pr&eacute;sentiste</em>, que l&rsquo;historien Fran&ccedil;ois Hartog d&eacute;finit &laquo;comme [&eacute;tant un] refermement sur le seul pr&eacute;sent et point de vue du pr&eacute;sent sur lui-m&ecirc;me<a style="" href="#_ftn2" name="_ftnref" title=""><strong><span style="">[2]</span></strong></a>.&raquo; Zaki La&iuml;di ouvre son essai <em>Le sacre du pr&eacute;sent</em> en insistant sur le fait que la chute du mur de Berlin a &eacute;galement occasionn&eacute; l&rsquo;&eacute;croulement d&rsquo;un certain rapport au temps au profit de &laquo;l&rsquo;homme-pr&eacute;sent [qui] veut abolir le temps&raquo;. Cet homme-pr&eacute;sent, toujours selon La&iuml;di, est &laquo;[r]evenu de toutes les utopies sociales qu&rsquo;il tend d&eacute;sormais &agrave; ravaler au rang d&rsquo;illusions de masses, il radicalise son besoin d&rsquo;utopie par la recherche d&rsquo;un pr&eacute;sent sans cesse reconduit, le pr&eacute;sent &eacute;ternel<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn3"><span class="msoIns"><ins cite="mailto:Pierre-Luc%20Landry" datetime="2010-08-19T10:34"><span style="">[3]</span></ins></span></a>.&raquo; Ainsi, en opposition au r&eacute;gime d&rsquo;historicit&eacute; traditionnel o&ugrave; le pr&eacute;sent reconduit le pass&eacute; et au r&eacute;gime d&rsquo;historicit&eacute; moderne, quant &agrave; lui tendu vers un avenir jug&eacute; prometteur, le pr&eacute;sentisme serait un moment de crise o&ugrave; les rapports au pass&eacute; et au futur sont pr&eacute;caris&eacute;s au profit d&rsquo;un pr&eacute;sent immobile. Cette fragilisation de notre rapport au temps, loin d&rsquo;&ecirc;tre anodine, met en p&eacute;ril la capacit&eacute; de l&rsquo;individu &agrave; se figurer comme faisant partie d&rsquo;un devenir collectif. Paul Zawadzki, dans son article &laquo;Malaise dans la temporalit&eacute;. Dimensions d&rsquo;une transformation anthropologique silencieuse&raquo;, n&rsquo;h&eacute;site pas &agrave; parler d&rsquo;une crise du temps qui vient pr&eacute;cariser le devenir collectif: &laquo;Si <em>crise du temps</em> il y a, cette crise porte sur l&rsquo;inscription symbolique de l&rsquo;individu dans un devenir et un sens commun qui lui permettraient de se penser comme contemporain de ses contemporains, autrement dit de <em>faire soci&eacute;t&eacute;</em><a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn4"><strong><span style="">[4</span><span style="">]</span></strong></a>.&raquo;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR"><o:p>&nbsp;<br /> </o:p></span><span lang="FR">Il ne me semble pas irr&eacute;aliste de croire que cette crise du temps diagnostiqu&eacute;e par de nombreux penseurs se refl&egrave;te dans la production litt&eacute;raire contemporaine. L&rsquo;importance des &eacute;critures autofictionnelles dans les derni&egrave;res ann&eacute;es, par exemple, pourrait &ecirc;tre interrog&eacute;e &agrave; l&rsquo;aune de ce constat. Cependant, d&rsquo;autres pratiques litt&eacute;raires fragilisent l&rsquo;&eacute;quation. Je souhaite ici proposer une mise &agrave; l&rsquo;&eacute;preuve de l&rsquo;id&eacute;e du pr&eacute;sentisme contemporain par le biais d&rsquo;une r&eacute;flexion sur l&rsquo;intertextualit&eacute;. Le texte <em>Le mal de Montano</em> (2002) d&rsquo;Enrique Vila-Matas, qui se construit en multipliant les r&eacute;f&eacute;rences aux &oelig;uvres litt&eacute;raires qui le pr&eacute;c&egrave;dent, me permettra de questionner les rapports au temps qu&rsquo;une &eacute;criture intertextuelle peut d&eacute;velopper. J&rsquo;interpr&eacute;terai le regard sur le monde contemporain qui est v&eacute;hicul&eacute; dans ce texte, pour ensuite interroger la signification d&rsquo;une des id&eacute;es centrales dans celui-ci, soit la n&eacute;cessit&eacute; pour le narrateur de lutter contre la mort de la litt&eacute;rature. Nous verrons que cette lutte entra&icirc;ne un rapport particulier au temps. J&rsquo;aborderai aussi la repr&eacute;sentation dans ce texte de deux &eacute;v&eacute;nements contemporains majeurs, soit le passage dans le XXIe si&egrave;cle et les attentats du 11 septembre 2001, qui peuvent &ecirc;tre consid&eacute;r&eacute;s, &agrave; la suite de la chute du mur de Berlin, comme &eacute;tant des moments phares dans la pr&eacute;carisation de notre rapport au temps. Cela me permettra de donner un bref aper&ccedil;u de la relation singuli&egrave;re au pr&eacute;sentisme qui s&rsquo;instaure dans le cas d&rsquo;une &eacute;criture intertextuelle. &Eacute;videmment, l&rsquo;analyse d&rsquo;un seul texte de fiction ne permet pas de tirer de grandes conclusions. J&rsquo;esp&egrave;re ici, plus modestement, montrer qu&rsquo;il peut &ecirc;tre fructueux d&rsquo;interpr&eacute;ter une &oelig;uvre litt&eacute;raire en interrogeant le regard qu&rsquo;elle v&eacute;hicule sur l&rsquo;exp&eacute;rience du temps qui semble dominer son &eacute;poque, dans ce cas-ci le pr&eacute;sentisme. </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span lang="FR">I. Na&icirc;tre posthume&nbsp;: L&rsquo;exp&eacute;rience intempestive de Rosario Girondo</span></span></strong></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR"><span style=""> </span><em>Le mal de Montano</em> met en sc&egrave;ne Rosario Girondo, un personnage narrateur obs&eacute;d&eacute; par la litt&eacute;rature. Sa manie de tout voir &agrave; partir de la litt&eacute;rature est si forte qu&rsquo;il devient irritant pour ses proches. S&rsquo;il fallait r&eacute;sumer en une phrase l&rsquo;intrigue de ce livre, comme l&rsquo;a fait Genette avec le monument de Proust, je dirais ceci: &laquo;Rosario devient la m&eacute;moire de la litt&eacute;rature.&raquo; Cette n&eacute;cessit&eacute; pour Rosario d&rsquo;incarner la m&eacute;moire de la litt&eacute;rature est motiv&eacute;e par une crainte qui parcourt l&rsquo;ensemble du texte, soit l&rsquo;imminence de la mort de la litt&eacute;rature. Rosario s&rsquo;inqui&egrave;te aussi du sort de l&rsquo;humanit&eacute;, dont l&rsquo;avenir lui semble li&eacute; &agrave; celui des Lettres: &laquo;[J]e me suis demand&eacute; ce qu&rsquo;il adviendra de nous quand, avec l&rsquo;&eacute;chec de l&rsquo;humanisme dont nous ne sommes plus que les funambules d&eacute;s&eacute;quilibr&eacute;s de la vieille corde coup&eacute;e, dispara&icirc;tra la litt&eacute;rature.<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn5"><strong><span style="">[5]</span></strong></a>&raquo; Cette image &eacute;trange o&ugrave; des funambules se trouvent sur une vieille corde coup&eacute;e fait admirablement &eacute;cho &agrave; l&rsquo;id&eacute;e corollaire &agrave; la notion de pr&eacute;sentisme selon laquelle la ligne du temps est rompue, r&eacute;duisant le sujet contemporain &agrave; l&rsquo;errance dans un pr&eacute;sent &eacute;ternel. Ce passage montre bien que le narrateur est conscient de la fin &mdash;ou du moins de l&rsquo;agonie&mdash; de la foi humaniste contenue dans l&rsquo;id&eacute;e de progr&egrave;s. Il est fascinant de voir &agrave; quel point cette id&eacute;e de la mort de la litt&eacute;rature, largement comment&eacute;e par la critique litt&eacute;raire, de Blanchot<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn6"><strong><span style="">[6]</span></strong></a> &agrave; Maingueneau<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn7"><strong><span style="">[7]</span></strong></a> en passant par William Marx<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn8"><strong><span style="">[8]</span></strong></a>, est r&eacute;investie par la fiction pour devenir, paradoxalement, le sujet d&rsquo;une &oelig;uvre litt&eacute;raire. En 2006, dans son essai intitul&eacute;<em> Contre Saint Proust ou la fin de la litt&eacute;rature</em>, Dominique Maingueneau affirmait ceci: &laquo;Sympt&ocirc;me de cette nouvelle condition de la cr&eacute;ation litt&eacute;raire, la multiplication des &oelig;uvres qui prennent pour mati&egrave;re les &oelig;uvres d&eacute;j&agrave; &eacute;crites. Par un l&eacute;ger mais d&eacute;cisif d&eacute;calage, la relation entre la litt&eacute;rature et le monde contemporain s&rsquo;affaiblit au profit de celle entre la litt&eacute;rature et le patrimoine litt&eacute;raire. [...] Le pouvoir de fascination de la Litt&eacute;rature majuscule s&rsquo;accro&icirc;t au fur et &agrave; mesure qu&rsquo;elle s&rsquo;ext&eacute;nue<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn9"><strong><span style="">[9]</span></strong></a>.&raquo; Cette &eacute;quation que Maingueneau &eacute;tablit et qui veut que la relation au monde contemporain s&rsquo;affaiblisse lorsque la litt&eacute;rature prend le patrimoine litt&eacute;raire comme mati&egrave;re &agrave; fabulation me semble inexacte, &agrave; tout le moins &agrave; la lecture du <em>Mal de Montano</em>. La fascination pour la litt&eacute;rature constitue ici un moyen fort pour &eacute;tablir un regard critique face au monde contemporain. Le lien avec celui-ci ne serait donc pas affaibli, comme le propose Maingueneau, mais plut&ocirc;t une source de conflit qui renforce et multiplie les tensions. Contre un pr&eacute;sent chronocentrique oublieux du pass&eacute; et dont l&rsquo;avenir est incertain, Rosario adopte une posture intempestive o&ugrave; l&rsquo;actuel est jug&eacute; &agrave; l&rsquo;aune du pass&eacute; litt&eacute;raire. Il est le d&eacute;positaire du pass&eacute; litt&eacute;raire, celui qui permet au pass&eacute; d&rsquo;introduire une faille dans le monolithe du pr&eacute;sent. </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">La fascination pour la litt&eacute;rature, dans le <em>Mal de Montan</em><em>o</em>, va de pair avec la critique de certains ph&eacute;nom&egrave;nes reli&eacute;s au pr&eacute;sentisme. La sc&egrave;ne o&ugrave; Rosario rencontre Teixeira, un homme &eacute;trange qui a abandonn&eacute; la litt&eacute;rature pour devenir un th&eacute;rapeute du rire, est exemplaire. Cet abandon de la litt&eacute;rature par Teixeira est rapidement associ&eacute; par le narrateur &agrave; l&rsquo;homme nouveau, &agrave; son d&eacute;sint&eacute;r&ecirc;t pour l&rsquo;art et la litt&eacute;rature. Rosario affirme que &laquo;Teixera n&rsquo;&eacute;tait pas, bien s&ucirc;r, un artiste, mais un criminel moderne ou, plut&ocirc;t l&rsquo;homme &agrave; venir, &agrave; moins qu&rsquo;il ne f&ucirc;t l&rsquo;homme d&eacute;j&agrave; venu, l&rsquo;homme nouveau avec son indiff&eacute;rence &agrave; l&rsquo;&eacute;gard de l&rsquo;art d&rsquo;autrefois et d&rsquo;aujourd&rsquo;hui, un homme au rire amoral, d&eacute;shumanis&eacute;. Un homme au rire de plastique, au rire de la mort.&raquo; (MM, p.111) De toute &eacute;vidence, selon ce passage, l&rsquo;homme contemporain est assimil&eacute; &agrave; une indiff&eacute;rence envers l&rsquo;art et la litt&eacute;rature. N&rsquo;est-il pas d&egrave;s lors possible de penser que l&rsquo;omnipr&eacute;sence de l&rsquo;intertextualit&eacute; soit un moyen mobilis&eacute; pour critiquer le pr&eacute;sentisme et l&rsquo;oubli de l&rsquo;histoire litt&eacute;raire qui le caract&eacute;rise? Le texte de Vila-Matas invite &agrave; le croire! Quelques pages plus loin, Rosario d&eacute;crit l&rsquo;homme moderne en convoquant sa m&eacute;moire litt&eacute;raire: &laquo;J&rsquo;ai fait un supr&ecirc;me effort de concentration et pris grossi&egrave;rement cong&eacute; de l&rsquo;homme sans qualit&eacute;s, de l&rsquo;<em>homme disponible</em> &mdash;comme l&rsquo;appelait Gide&mdash;, de l&rsquo;homme moderne qui ne fait rien, du nihiliste de notre temps.&raquo; (MM, p.139) Les occurrences de cette critique de notre &eacute;poque sont nombreuses dans le texte. De fait, Rosario tient ses contemporains pour responsables de la situation pr&eacute;caire de la litt&eacute;rature. C&rsquo;est son ami Tongoy qui lui propose de mobiliser son obsession de la litt&eacute;rature au service d&rsquo;une cause noble, celle de lutter contre la mort de la litt&eacute;rature. Il lui dit: &laquo;N&rsquo;as-tu pas pens&eacute; qu&rsquo;&agrave; l&rsquo;&eacute;poque o&ugrave; nous vivons, la pauvre litt&eacute;rature est assaillie par mille dangers, directement menac&eacute;e de mort et qu&rsquo;elle a besoin de ton aide?&raquo; (MM,<span class="msoIns"><ins cite="mailto:Pierre-Luc%20Landry" datetime="2010-08-19T10:57"> </ins></span>p.64) De fait, Rosario se donne pour mission d&rsquo;aider la litt&eacute;rature &agrave; se d&eacute;fendre contre les dangers qui la guette, et il le fait en renversant l&rsquo;id&eacute;e selon laquelle l&rsquo;homme contemporain risque de tuer la litt&eacute;rature. &Agrave; ce danger bien pr&eacute;sent, il oppose la force de la litt&eacute;rature qui a le pouvoir de sauver l&rsquo;humanit&eacute;. Remarquons dans ce passage que c&rsquo;est encore une fois une &oelig;uvre litt&eacute;raire qui est mobilis&eacute;e dans l&rsquo;argumentation de Rosario, qui cite les paroles d&rsquo;Ulrich, un personnage de <em>L&rsquo;homme sans qualit&eacute;s </em>de Robert Musil: </span></p> <p class="MsoNormal rteindent1" style="text-align: justify;"><span lang="FR"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">&laquo;Notre vie devrait &ecirc;tre totalement et uniquement litt&eacute;rature.&raquo; Applaudissements pour Ulrich. Je me demande pourquoi je serais si b&ecirc;te et ai cru pendant si longtemps que je devrais &eacute;radiquer mon mal de Montano, alors que celui-ci est la seule chose pr&eacute;cieuse et vraiment confortable que je poss&egrave;de. Je me demande aussi pourquoi je dois me repentir d&rsquo;&ecirc;tre si litt&eacute;raire alors que, tout compte fait, la litt&eacute;rature est le seul moyen de parvenir &agrave; sauver l&rsquo;esprit &agrave; une &eacute;poque aussi d&eacute;plorable que la n&ocirc;tre. Ma vie devrait &ecirc;tre, une bonne fois pour toutes, totalement et uniquement litt&eacute;rature. (MM, p.251) </span></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">On le voit, l&rsquo;utilisation du patrimoine litt&eacute;raire dans une &oelig;uvre de fiction n&rsquo;est pas n&eacute;cessairement, comme le propose Maingueneau, le sympt&ocirc;me d&rsquo;un affaiblissement de la relation au r&eacute;el. Bien au contraire, l&rsquo;&eacute;criture intertextuelle de Vila-Matas est motiv&eacute;e par un constat qui concerne la r&eacute;alit&eacute;: la litt&eacute;rature est menac&eacute;e par l&rsquo;oubli, et cet oubli est caract&eacute;ristique de l&rsquo;homme contemporain. L&rsquo;exemple du <em>Mal de Montano</em> montre que ce n&rsquo;est pas la litt&eacute;rature qui oublie la r&eacute;alit&eacute;, mais bien davantage notre exp&eacute;rience pr&eacute;sentiste de temps qui nous m&egrave;ne &agrave; d&eacute;laisser les tr&eacute;sors du pass&eacute;. Le regard que porte Rosario sur ses contemporains &eacute;tonne par sa proximit&eacute; avec le constat de Zaki La&iuml;di qui affirme que &laquo;[l]e pr&eacute;sent veut et pr&eacute;tend se suffire &agrave; lui-m&ecirc;me. Il construit son autarcie en se montrant d&eacute;lib&eacute;r&eacute;ment oublieux de sa gen&egrave;se comme de son &eacute;panouissement<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn10"><strong><span style="">[10]</span></strong></a>.&raquo; Dans cet ordre d&rsquo;id&eacute;e, l&rsquo;&eacute;criture intertextuelle implique un travail de m&eacute;moire qui est &eacute;galement un acte de r&eacute;sistance &agrave; l&rsquo;&eacute;gard du pr&eacute;sentisme ambiant. En d&eacute;veloppant un imaginaire de la litt&eacute;rature, Vila-Matas cr&eacute;e une interface entre le sujet et le monde o&ugrave; le pr&eacute;sent est largement investi par la m&eacute;moire, et par ce fait m&ecirc;me propose une sorte de contrepoint au pr&eacute;sentisme ambiant.</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><span lang="FR">II. Un m&eacute;lancolique face &agrave; l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement&nbsp;: Rilke et le nouveau mill&eacute;naire, Kafka et les tours en flammes</span></strong></span><span lang="FR"> </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><em><span lang="FR">Le Mal de Montano</span></em><span lang="FR"> met en sc&egrave;ne deux &eacute;v&eacute;nements historiques d&rsquo;une grande importance&nbsp;: le passage &agrave; l&rsquo;an 2000 et les attentats du 11 septembre 2001, &agrave; Manhattan. Dans les deux cas, ces &eacute;v&eacute;nements sont relat&eacute;s par Rosario en &eacute;voquant des souvenirs litt&eacute;raires. Le rapport qu&rsquo;il entretient avec ces &eacute;v&eacute;nements appara&icirc;t empreint de m&eacute;lancolie &agrave; l&rsquo;&eacute;gard d&rsquo;un temps qui finit et d&rsquo;inqui&eacute;tude face &agrave; un temps qui commence. La description de ces &eacute;v&eacute;nements historiques est d&rsquo;abord le r&eacute;sultat d&rsquo;une pr&eacute;sence du pass&eacute;<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn11"><strong><span style="">[11]</span></strong></a> qui semble motiv&eacute;e par une &laquo;absence de futur&raquo;. </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Le passage &agrave; l&rsquo;an 2000, on s&rsquo;en souvient, a &eacute;t&eacute; l&rsquo;occasion d&rsquo;innombrables sp&eacute;culations. Les ordinateurs seront-ils capables de franchir le seuil du nouveau mill&eacute;naire&nbsp;? Serait-ce la fin du monde tel que nous le connaissons&nbsp;? Pour le dire simplement, nous vivions une p&eacute;riode d&rsquo;intense pr&eacute;carisation de notre rapport au futur, comme si le temps, litt&eacute;ralement, mena&ccedil;ait de s&rsquo;arr&ecirc;ter. Ainsi, il est enrichissant d&rsquo;analyser la repr&eacute;sentation du passage &agrave; l&rsquo;an 2000 qui se trouve dans <em>Le Mal de Montano</em>. &Agrave; la veille du nouvel an, Rosario rumine ces sombres pens&eacute;es:</span></p> <p class="MsoNormal rteindent1" style="text-align: justify;"><span lang="FR"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Cette nuit, je pourrais &eacute;crire les vers les plus tristes, pensais-je en suivant les dessins de poussi&egrave;re dans l&rsquo;air. Margot et Tongoy, voyant que j&rsquo;&eacute;tais mal, essayaient de me remonter le moral, mais j&rsquo;avais l&rsquo;&acirc;me tr&egrave;s m&eacute;taphysique tandis que je me promenais mentalement dans des espaces de poussi&egrave;re, des cimeti&egrave;res solitaires et des tombes pleines d&rsquo;os muets. Et quand le Valpara&iacute;so &eacute;lectrique a pris fin, il m&rsquo;a sembl&eacute; que la nuit se transformait en un grand h&ocirc;pital et, tel Rilke un jour, je me suis demand&eacute;: &laquo;Est-ce donc ici que les gens viennent vivre? Je dirais plut&ocirc;t qu&rsquo;ici on meurt.&raquo; J&rsquo;ai regard&eacute; la mer et je n&rsquo;ai vu qu&rsquo;une larme noire fumante et, lentement, comme vaincu par le mal de Montano, j&rsquo;ai &eacute;t&eacute; gagn&eacute; par une m&eacute;lancolie absolue. (MM, p.66)</span> </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Ce qui est frappant dans ce passage, c&rsquo;est d&rsquo;abord le lexique qui est d&eacute;ploy&eacute;, enti&egrave;rement tourn&eacute; vers le pass&eacute;. Il y est question de poussi&egrave;re, de cimeti&egrave;re, de tombe et d&rsquo;ossements. C&rsquo;est sous le signe d&rsquo;une m&eacute;lancolie absolue que Rosario d&eacute;crit son exp&eacute;rience du temps qui passe, et s&rsquo;il s&rsquo;inqui&egrave;te du futur, c&rsquo;est d&rsquo;abord &agrave; l&rsquo;&eacute;gard de <em>ce qui ne sera plus</em>, plut&ocirc;t que de ce qui est &agrave; venir. La convocation de la c&eacute;l&egrave;bre pens&eacute;e de Rilke tir&eacute;e des <em>Carnets de Malte Laurids Brigge</em>, introduit la m&eacute;moire litt&eacute;raire en tant que moteur d&rsquo;une r&eacute;flexion sur l&rsquo;exp&eacute;rience du temps. Comment interpr&eacute;ter cette pens&eacute;e sombre qui affirme la confusion entre la vie et la mort? J&rsquo;y vois en tout cas une manifestation sans &eacute;quivoque d&rsquo;un malaise &agrave; l&rsquo;&eacute;gard du pr&eacute;sent. Tout ici se meurt, nous dit Rosario &agrave; la suite de Rilke. Notons aussi que la premi&egrave;re phrase, &laquo;Cette nuit, je pourrais &eacute;crire les vers les plus tristes<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn12"><strong><span style="">[12]</span></strong></a>&raquo;, est une reprise int&eacute;grale de l&rsquo;un des vers les plus c&eacute;l&egrave;bres de Pablo Neruda: &laquo;Puedo escribir los versos m&aacute;s tristes esta noche&raquo;. Cette r&eacute;f&eacute;rence cach&eacute;e, bien qu&rsquo;ais&eacute;ment rep&eacute;rable pour la plupart des lecteurs hispanophones, trahit tout de m&ecirc;me une certaine inqui&eacute;tude face au cr&eacute;puscule d&rsquo;une &eacute;poque. Le moment o&ugrave; cette r&eacute;f&eacute;rence &agrave; Neruda surgit dans le r&eacute;cit, au tournant du mill&eacute;naire, donne &agrave; voir l&rsquo;inqui&eacute;tude de Rosario quant &agrave; la mort de la litt&eacute;rature et &agrave; l&rsquo;oubli qui la guette, et le moment fatal o&ugrave; une telle r&eacute;f&eacute;rence n&rsquo;interpellera plus le lecteur, tellement gav&eacute; de pr&eacute;sent qu&rsquo;il n&rsquo;aura plus d&rsquo;app&eacute;tit pour le pass&eacute;. </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">M&ecirc;me si la convocation du pass&eacute; litt&eacute;raire vise &agrave; donner consistance &agrave; une exp&eacute;rience du temps qui est v&eacute;cue douloureusement, il est difficile de ne pas y voir le sympt&ocirc;me de cette crise du temps dont parle Fran&ccedil;ois Hartog. Celui-ci conclut que ce qui fait la sp&eacute;cificit&eacute; d&rsquo;une telle crise, c&rsquo;est le fait que le monde actuel est plac&eacute; entre deux impossibilit&eacute;s: celle du pass&eacute; comme celle du futur. Il faut souligner que l&rsquo;exp&eacute;rience de Rosario n&rsquo;est pas diff&eacute;rente: sa m&eacute;lancolie le tourne r&eacute;solument vers un pass&eacute; qu&rsquo;il admire pour ses grands &eacute;crivains, mais il convient n&eacute;anmoins que cette &eacute;poque est d&eacute;sormais inaccessible, d&rsquo;abord parce que ses contemporains sont oublieux de leurs origines. De la m&ecirc;me mani&egrave;re, son discours ne laisse aucune place &agrave; la possibilit&eacute; du futur. Ici, les gens meurent et il ne lui reste plus qu&rsquo;&agrave; errer parmi ses souvenirs personnels. Tout porte &agrave; croire que cette difficult&eacute; que nous remarquions avec Paul Zawadzki en introduction, celle qu&rsquo;a l&rsquo;individu de s&rsquo;inscrire dans un devenir commun pour &ecirc;tre le <em>contemporain de ses contemporains</em>, correspond bien &agrave; l&rsquo;exp&eacute;rience du temps de Rosario. Il appara&icirc;t d&egrave;s lors comme &eacute;tant prisonnier de son &eacute;poque. Malgr&eacute; le fait que son rapport au temps soit traditionnel, principalement par sa volont&eacute; de reconduire le pass&eacute; litt&eacute;raire dans un pr&eacute;sent qu&rsquo;il juge d&eacute;nud&eacute; de vie, il n&rsquo;en demeure pas moins que cette exp&eacute;rience n&rsquo;est pas partag&eacute;e. Dans sa valorisation de l&rsquo;histoire litt&eacute;raire, Rosario fait cavalier seul, un peu comme le Quichotte. Mais dans son monde, qui se souvient du Quichotte?</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Le regard que porte Rosario sur les attentats du 11 septembre 2001 est tout aussi instructif quant au rapport qu&rsquo;il entretient avec son temps. Je veux rappeler au passage que, pour Fran&ccedil;ois Hartog, le traitement m&eacute;diatique du 11 septembre est typique de l&rsquo;<em>autocomm&eacute;moration</em> qui caract&eacute;rise notre &eacute;poque&nbsp;: &laquo;Aujourd&rsquo;hui, ce trait est devenu une r&egrave;gle: tout &eacute;v&eacute;nement inclut son autocomm&eacute;moration. C&rsquo;&eacute;tait vrai de mai 1968. Ce l&rsquo;est jusqu&rsquo;&agrave; l&rsquo;extr&ecirc;me du 11 septembre 2001, avec toutes les cam&eacute;ras filmant le second avion venant s&rsquo;&eacute;craser sur la seconde tour du World Trade Center<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn13"><strong><span style="">[13]</span></strong></a>.&raquo; Cette logique de l&rsquo;autocomm&eacute;moration o&ugrave; la m&ecirc;me s&eacute;quence vid&eacute;o est rediffus&eacute;e sur toutes les cha&icirc;nes t&eacute;l&eacute;vis&eacute;es jusqu&rsquo;&agrave; cr&eacute;er un effet <em>d&rsquo;arr&ecirc;t du temps</em>, Rosario la court-circuite en se demandant ce qu&rsquo;aurait pens&eacute; Franz Kafka de ces images:</span></p> <p class="MsoNormal rteindent1" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span lang="FR">Vous voyez &agrave; la t&eacute;l&eacute;vision d&rsquo;un bar les images de l&rsquo;attentat et tu repenses &agrave; Kafka qui a imagin&eacute; quelque chose qui, &agrave; sa mani&egrave;re, a aussi chang&eacute; le monde: la transformation d&rsquo;un employ&eacute; de bureau en cancrelat. Qu&rsquo;aurait-il pens&eacute; en voyant le spectacle d&rsquo;avions et de feu de Manhattan? Kafka &eacute;tait un &ecirc;tre extr&ecirc;mement visuel qui ne pouvait pas supporter le cin&eacute;ma, parce que la rapidit&eacute; des mouvements et sa vertigineuse succession d&rsquo;images le condamnaient &agrave; la vision superficielle d&rsquo;une forme continue. Il disait qu&rsquo;au cin&eacute;ma, ce n&rsquo;est jamais le regard qui choisit les images mais les images qui choisissent le regard. (MM, p.337)</span></span><span lang="FR"> </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Cet extrait t&eacute;moigne de la complexit&eacute; du rapport au temps qu&rsquo;implique la convocation d&rsquo;un intertexte. Il semble qu&rsquo;il y ait deux fa&ccedil;ons de penser cette relation: d&rsquo;abord, on peut croire que Rosario se pose comme &eacute;tant le contemporain de Kafka. Ce faisant, il adopte face &agrave; son &eacute;poque une posture d&eacute;phas&eacute;e en introduisant une distance historique. Il est &eacute;tonnant de constater qu&rsquo;en regardant les images du 11 septembre, Rosario se demande comment Kafka y aurait r&eacute;agi. Il fait sienne la m&eacute;fiance de Kafka &agrave; l&rsquo;&eacute;gard de l&rsquo;image. D&rsquo;un autre c&ocirc;t&eacute;, il est possible de croire que cette proximit&eacute; avec Kafka est rendue n&eacute;cessaire par l&rsquo;inconsistance du pr&eacute;sent auquel appartient Rosario. Pour que son pr&eacute;sent ait du sens, il est n&eacute;cessaire que Rosario l&rsquo;observe &agrave; l&rsquo;aide de sa m&eacute;moire litt&eacute;raire. Un peu plus loin dans le texte, il parle en effet d&rsquo;une &laquo;&eacute;poque o&ugrave; la r&eacute;alit&eacute; n&rsquo;a plus de sens et o&ugrave; la litt&eacute;rature est un instrument id&eacute;al pour l&rsquo;utopie, pour construire une vie spirituelle donnant enfin l&rsquo;heure exacte.&raquo; (MM, p.386) C&rsquo;est parce que la r&eacute;alit&eacute; n&rsquo;a plus de sens que Rosario y introduit ses souvenirs de lecture. Ainsi, la crise du temps appara&icirc;t &ecirc;tre un facteur d&eacute;terminant dans la mise en place d&rsquo;une po&eacute;tique intertextuelle telle qu&rsquo;on la constate dans le texte d&rsquo;Enrique Vila-Matas. </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><span lang="FR">Et si le pass&eacute; pouvait encore &eacute;clairer l&rsquo;avenir&hellip;?</span></strong></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Au terme de ce survol, on peut conclure minimalement que le pr&eacute;sentisme remarqu&eacute; par les penseurs de la soci&eacute;t&eacute; occidentale trouve des &eacute;chos dans la production litt&eacute;raire contemporaine. C&rsquo;est le cas du <em>Mal du Montano</em> d&rsquo;Enrique Vila-Matas, qui t&eacute;moigne d&rsquo;un malaise dans l&rsquo;exp&eacute;rience collective du temps. On a vu &eacute;galement que les r&eacute;f&eacute;rences litt&eacute;raires jouent un r&ocirc;le important dans l&rsquo;&eacute;laboration de ce rapport temporel. &Eacute;videmment, aurais-je pu proposer d&rsquo;entr&eacute;e de jeu, puisque les textes cit&eacute;s appartiennent n&eacute;cessairement au pass&eacute;. Cependant, ce qui m&rsquo;appara&icirc;t plus important, c&rsquo;est que ce pass&eacute; litt&eacute;raire soit convoqu&eacute; dans la critique du pr&eacute;sent. La crise du temps que l&rsquo;on d&eacute;signe par le terme de pr&eacute;sentisme n&rsquo;appara&icirc;t alors plus comme &eacute;tant uniquement la condition dans laquelle le sujet contemporain se trouve. Il y a aussi, et je crois que c&rsquo;est le cas chez Vila-Matas, des exp&eacute;riences temporelles v&eacute;cues sous un mode mineur, minoritaire. Il m&rsquo;appara&icirc;t important de rendre compte de ces exp&eacute;riences en marge, de ces &icirc;lots anachroniques si l&rsquo;on souhaite brosser un portrait juste de notre contemporan&eacute;it&eacute;. D&rsquo;autant plus qu&rsquo;il y a un rapport de force manifeste entre ces diverses exp&eacute;riences du temps. La nostalgie d&rsquo;un pass&eacute; litt&eacute;raire, telle qu&rsquo;elle se manifeste chez Vila-Matas, constitue un exemple marquant du fait que notre contemporan&eacute;it&eacute; permet encore la coexistence de rapports au temps divergents. Il faut y voir un travail m&eacute;moriel en faveur d&rsquo;un pass&eacute; qui, comme le rappelle Zawadzki, pour demeurer vivant, doit &ecirc;tre int&eacute;gr&eacute; au pr&eacute;sent en vue d&rsquo;&ecirc;tre recompos&eacute; pour l&rsquo;avenir<a style="" href="#_ftn14" name="_ftnref" title=""><strong><span style="">[14]</span></strong></a>. La possibilit&eacute; de critiquer une condition r&eacute;side dans le fait de conna&icirc;tre une alternative &agrave; celle-ci. C&rsquo;est pr&eacute;cis&eacute;ment en cela que le pr&eacute;sentisme est inqui&eacute;tant: en &eacute;vacuant le pass&eacute; comme le futur, il solidifie l&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;un pr&eacute;sent immuable. &Agrave; mes yeux, ce danger suffit &agrave; justifier l&rsquo;&eacute;tude et l&rsquo;analyse des objets contemporains dans leur rapport au temps, malgr&eacute; les difficult&eacute;s m&eacute;thodologiques qui en d&eacute;coulent. J&rsquo;esp&egrave;re en avoir montr&eacute; la pertinence. </span></p> <div style=""> <hr width="33%" size="1" align="left" /> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn1" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span lang="FR" style="font-size: 10pt;"><span style="">[1]</span></span></span></a>Enrique Vila-Matas, <i style="">Journal volubile</i>, Paris, Christian Bourgois &Eacute;diteur, 2009 [2008], p. 46. [traduit de l&rsquo;espagnol par Andr&eacute; Gabastou].<o:p></o:p></p> <p><a style="" name="_ftn1" title="" href="#_ftnref"> </a></p></div> <p><a style="" name="_ftn1" title="" href="#_ftnref"> </a></p> <div style="" id="ftn"><a style="" name="_ftn1" title="" href="#_ftnref"> </a> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn2" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[2]</span></span></a>Fran&ccedil;ois Hartog, <i style="">R&eacute;gimes d&rsquo;historicit&eacute;, pr&eacute;sentisme et exp&eacute;riences du temps</i>, Paris, &Eacute;ditions du Seuil (coll. La librairie du XXIe si&egrave;cle), 2003, p.210-211.<span style="font-size: 10pt; color: windowtext;"><o:p></o:p></span></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn3" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[3]</span></span></a> Zaki La&iuml;di, <i style="">Le sacre du pr&eacute;sent</i>, Paris, Flammarion, 2000, p.7. <o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText" style=""><a style="" name="_ftn4" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[4]</span></span></a><span lang="FR"> </span>Paul Zawadzki, &laquo;Malaise dans la temporalit&eacute;. Dimensions d&rsquo;une transformation anthropologique silencieuse&raquo;, dans <i style="">Malaise dans la temporalit&eacute;</i>, Publications de la Sorbonne, 2002, p.12.<span class="msoIns"><ins cite="mailto:Pierre-Luc%20Landry" datetime="2010-08-19T10:37"><o:p></o:p></ins></span></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn5" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[5]</span></span></a> Enrique Vila-Matas, <i style="">Le mal de Montano</i>, Paris, Christian Bourgois &Eacute;diteur, 2003 [2002], p. 80 [traduit de l&rsquo;espagnol par Andr&eacute; Gabastou] Les r&eacute;f&eacute;rences ult&eacute;rieures &agrave; ce texte seront signal&eacute;es dans le corps du texte avec la mention (MM).<o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn6" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[6]</span></span></a><span lang="FR"> </span>Maurice Blanchot, <i style="">Le livre &agrave; venir</i>, Paris, &Eacute;ditions Gallimard, 1959.<o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="Textedenotedebasdepage"><a style="" name="_ftn7" title="" href="#_ftnref"><sup><span lang="FR"><span style="">[7]</span></span></sup></a><span lang="FR"> </span>Dominique Maingueneau, <i style="">Contre Saint Proust ou la fin de la litt&eacute;rature</i>, Paris, &Eacute;ditions Belin, 2006.<o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><a style="" name="_ftn8" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[8]</span></span></a> William Marx, <i style="">L&rsquo;adieu &agrave; la litt&eacute;rature; histoire d&rsquo;une d&eacute;valorisation. XVIIIe-XXe</i>, Paris, Les &Eacute;ditions de Minuit, 2005.<o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn9" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[9]</span></span></a><span lang="FR"> </span>Dominique Maingueneau, <i style="">Contre Saint Proust ou la fin de la litt&eacute;rature</i>, Paris, &Eacute;ditions Belin, 2006, p. 157. <o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn10" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[10]</span></span></a><span lang="FR"> <i style="">Op. Cit.</i>, p.101. </span><o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="Textedenotedebasdepage"><a style="" name="_ftn11" title="" href="#_ftnref"><sup><span lang="FR"><span style="">[11]</span></span></sup></a><span lang="FR"> L&rsquo;expression est d&rsquo;Augustin, qui d&eacute;coupe dans ses <i style="">Confessions</i> le temps en trois cat&eacute;gories: la pr&eacute;sence du pass&eacute;, la pr&eacute;sence du pr&eacute;sent et la pr&eacute;sence du futur. Dans <i style="">Temps et r&eacute;cit 1. L&rsquo;intrigue et le r&eacute;cit historique</i>, Paul Ricoeur s&rsquo;arr&ecirc;te longuement sur la conception augustinienne du temps.</span><span style="font-family: &quot;Times New Roman&quot;; color: windowtext;"><o:p></o:p></span></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="Textedenotedebasdepage"><a style="" name="_ftn12" title="" href="#_ftnref"><sup><span lang="FR"><span style="">[12]</span></span></sup></a><span lang="FR"> Il s&rsquo;agit du premier vers du 20e po&egrave;me du recueil <i style="">20 poemas de amor y una canci&oacute;n desesperada</i> de Pablo Neruda (1924). </span><o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn13" title="" href="#_ftnref"><span style="">[13]</span></a><span lang="FR"> <i style="">Op. Cit.</i>, p.156. </span><o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn14" title="" href="#_ftnref"><span class="msoIns"><ins cite="mailto:Simon%20Brousseau" datetime="2010-08-19T11:54"><span style="">[14]</span></ins></span></a><span lang="FR"><span class="msoIns"><ins cite="mailto:Simon%20Brousseau" datetime="2010-08-19T11:54"> </ins></span>Zawadzki &eacute;crit&nbsp;: &laquo;</span><span lang="EN-US" style="">Un pass&eacute; vivant est un pass&eacute; int&eacute;gr&eacute; au pr&eacute;sent, recompos&eacute; en vue de l&rsquo;avenir.&raquo; (p. 18)</span></p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> <p><i> </i></p> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/regards-litteraires-sur-une-crise-du-temps#comments AUGUSTIN BLANCHOT, Maurice Contemporain Devenir Espagne Esthétique Fonctions du récit HARTOG, François Histoire Imaginaire Intertextualité KAFKA, Franz LAÏDI, Zaki MAINGUENEAU, Dominique MARX, William Mémoire MUSIL, Robert Narrativité NERUDA, Pablo Présentisme RICOEUR, Paul Temps Tradition VILA-MATAS, Enrique ZAWADZKI, Paul Essai(s) Roman Mon, 23 Aug 2010 04:00:00 +0000 Simon Brousseau 253 at http://salondouble.contemporain.info Seul contre tous http://salondouble.contemporain.info/lecture/seul-contre-tous <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/hebert-sophie">Hébert, Sophie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/lopprobre-essai-de-demonologie">L&#039;Opprobre. Essai de démonologie</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> Les essais de Richard Millet, du <em>Dernier &eacute;crivain</em> (2005) au <em>D&eacute;senchantement de la litt&eacute;rature</em> (2007), semblent, depuis quelques ann&eacute;es, se fermer &agrave; toute entreprise herm&eacute;neutique, en d&eacute;veloppant une posture auctoriale particuli&egrave;rement complexe. <em>L'Opprobre</em> (2008), son dernier livre, confirme cette tendance<a name="note1" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>. </p> <p><em>Le D&eacute;senchantement de la litt&eacute;rature</em> avait, lors de sa publication, provoqu&eacute; un v&eacute;ritable toll&eacute; dans le monde de la critique litt&eacute;raire &mdash;preuve, s'il en &eacute;tait besoin, que les lettres pouvaient encore soulever pol&eacute;mique, d&eacute;clencher querelle, &ecirc;tre encore, tout simplement, mati&egrave;re &agrave; <em>disputatio</em>. &Agrave; sa mani&egrave;re, Millet proposait une &laquo;D&eacute;fense de la langue fran&ccedil;aise&raquo;, un ouvrage, soyons honn&ecirc;te, vivifiant pour l'esprit. Les attaques &mdash;il n'y a pas d'autre mot&mdash; envers cet essai furent innombrables, et souvent d'ordre &eacute;thique: autrement dit, les critiques se port&egrave;rent finalement moins sur les id&eacute;es d&eacute;velopp&eacute;es au sein de ce texte que sur leur repr&eacute;sentant, &agrave; savoir Richard Millet lui-m&ecirc;me<strong><a name="note2" href="#note2a">[2]</a></strong>. </p> <p>D&eacute;sir honn&ecirc;te et scrupuleux de restituer &agrave; son lecteur les grossi&egrave;ret&eacute;s critiques qui ont accompagn&eacute; son dernier texte? Ou plaisir malsain de ressasser en ricanant ce qui a d&eacute;finitivement f&acirc;ch&eacute;? Les premi&egrave;res pages de <em>L'Opprobre</em> dressent la liste, longue et laborieuse, mais finalement &mdash;n'est-ce pas aussi ce que cette &eacute;num&eacute;ration sugg&egrave;re?&mdash; &eacute;minemment consensuelle, des qualificatifs qu'une certaine critique litt&eacute;raire a cru bon d'attribuer &agrave; l'auteur du <em>D&eacute;senchantement de la litt&eacute;rature</em>. Avec <em>L'Opprobre</em>, Millet s'arroge donc le droit l&eacute;gitime de r&eacute;pondre &agrave; ses contempteurs qui, pour l'occasion, deviennent, dans son imaginaire profond&eacute;ment empreint de manich&eacute;isme, des &laquo;ennemis&raquo; &agrave; abattre, des &laquo;agents du D&eacute;mon&raquo; &agrave; neutraliser dans des phrases assassines. </p> <p>Richard Millet pique, titille, exacerbe, agace, ironise, rench&eacute;rit, en somme persiste et signe: la fureur de son Verbe atteint un paroxysme que ne connaissaient pas ses ouvrages pr&eacute;c&eacute;dents. La col&egrave;re qui le porte, mais aussi cette conscience farouche d'&ecirc;tre le dernier porteur d'une v&eacute;rit&eacute; que seule une lucidit&eacute; hors du commun peut r&eacute;v&eacute;ler, &eacute;tranglent, asphyxient une syntaxe, toujours parfaite, souvent complexe, malais&eacute;e parfois. La prof&eacute;ration, la vitup&eacute;ration, tout comme la v&eacute;rit&eacute; g&eacute;n&eacute;rale et universelle, ne peuvent, en dernier recours, que s'exprimer dans le fragment: &agrave; quoi bon &eacute;difier autour de ma th&egrave;se une argumentation solide si personne ne me comprend? Pourquoi lier ensemble des id&eacute;es, former un syst&egrave;me, si la critique d&eacute;cide de n'en retenir qu'une partie et, de surcro&icirc;t, de la d&eacute;former? Voil&agrave; ce que, formellement, l'auteur de <em>L'Opprobre</em> semble nous dire.&nbsp; </p> <p>Ainsi, Richard Millet atomise, en quelque sorte, ses th&egrave;ses &mdash;il n'est pas exclu que ce soit aussi pour les rendre plus &laquo;digestes&raquo; &agrave; son lecteur. Car, ce que permet l'&eacute;criture par fragment, c'est aussi de fragiliser la m&eacute;moire de lecture: l'alternance et les effets multiples de <em>variatio</em> permettent de disperser l'attention du lecteur<strong><a name="note3" href="#note3a">[3]</a></strong>. Les fragments &eacute;voquent, sugg&egrave;rent, affirment: ils se dispensent de la contrainte qu'est le d&eacute;veloppement et s'aur&eacute;olent d'un caract&egrave;re irr&eacute;futable et implacable. La v&eacute;rit&eacute;, pour Richard Millet, ne se prouve pas, elle se dit &mdash;quitte &agrave; rester incompris.&nbsp; </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Les trois v&eacute;rit&eacute;s de Richard Millet </strong></span></p> <p>Plut&ocirc;t, ce n'est pas une v&eacute;rit&eacute;, mais des v&eacute;rit&eacute;s &mdash;c'est en tout cas ainsi qu'elles se pr&eacute;sentent dans <em>L'Opprobre</em>&mdash; qui sont &eacute;nonc&eacute;es. Il y a, d'abord, la v&eacute;rit&eacute; m&eacute;tatextuelle, celle que l'auteur &eacute;nonce sur son propre <em>ars scribendi</em>: par exemple, cette fa&ccedil;on qu'il a de se purifier dans l'&eacute;criture en se [re]plongeant dans la sacralit&eacute; de la langue et de sa syntaxe, s'illustrant dans la formule &laquo;&Eacute;crire, c'est...&raquo; qui inaugure certains fragments. Il y a, ensuite, la v&eacute;rit&eacute; plus g&eacute;n&eacute;ralement litt&eacute;raire, celle qui se penche sur l'&eacute;tat actuel de la litt&eacute;rature, particuli&egrave;rement sur le roman contemporain, dont Millet d&eacute;nonce la m&eacute;diocrit&eacute;, l'inanit&eacute;, le risque m&ecirc;me qu'il repr&eacute;sente, mais aussi le d&eacute;clin qu'il symbolise. Il y a, enfin, ce que l'on pourrait appeler faute de mieux la v&eacute;rit&eacute; politico-historique que Millet compose selon un &eacute;trange amalgame, puisque le d&eacute;clin de la litt&eacute;rature est assimil&eacute;e &agrave; la d&eacute;mocratie, elle-m&ecirc;me constitu&eacute;e d'&eacute;l&eacute;ments pr&eacute;sent&eacute;s comme n&eacute;gatifs: lib&eacute;ralisme, immigration, r&egrave;gne du Spectacle g&eacute;n&eacute;ralis&eacute;, illusion de l'&eacute;galit&eacute; et de la paix entre citoyens comme entre les peuples, multiculturalisme. Les mots de Millet sont implacables pour qualifier tout cela: &laquo;d&eacute;labrement spirituel de l'Europe&raquo;, &laquo;d&eacute;cadence occidentale&raquo;. Millet associe aussi d&eacute;clin de la litt&eacute;rature et m&eacute;diocrit&eacute; humaine: selon lui, cette derni&egrave;re ne touche pas seulement les &eacute;crivains contemporains, mais plus largement les Fran&ccedil;ais, dont l'univers mental et l'absence de lucidit&eacute; sont dignes d'&ecirc;tre m&eacute;pris&eacute;s. Floril&egrave;ge: &laquo;En v&eacute;rit&eacute; que pourrais-je aimer dans une France qui s'oublie elle-m&ecirc;me comme une malade et dont je m&eacute;prise le peuple?&raquo; (p.15); &laquo;Peuple braillard, mesquin, &eacute;mascul&eacute;, mais le cerveau encore tiraill&eacute; entre Versailles, New York et Moscou, les Fran&ccedil;ais refusent &agrave; grands cris toute id&eacute;e de s&eacute;lection, alors qu'ils r&eacute;v&egrave;rent comme de grands pr&ecirc;tres les s&eacute;lectionneurs des &eacute;quipes de sport nationales&raquo; (p.58); &laquo;Si je leur trouve aujourd'hui une qualit&eacute; [aux Fran&ccedil;ais], c'est leur peu de s&eacute;rieux, et leur insignifiance, et encore, celle-ci est-elle bruyante&raquo; (p.76); &laquo;Le Fran&ccedil;ais est fid&egrave;le &agrave; son chien&raquo; (p.79); &laquo;Tout ce que je dis de la France, de la nullit&eacute; de sa culture, de son agonie intellectuelle, un r&eacute;cent num&eacute;ro de <em>Time</em> le clame &agrave; la face du monde<strong><a name="note4" href="#note4a">[4]</a></strong>&raquo; (p.173). Richard Millet fait mouche, dans un double coup de gr&acirc;ce, car au ridicule du clich&eacute; s'ajoute la blessure d'orgueil &mdash;on ne touche pas &agrave; l'exception fran&ccedil;aise. </p> <p>Ces trois &laquo;v&eacute;rit&eacute;s&raquo;, qu'on pourrait dire respectivement soutenues par l'&eacute;crivain, l'&eacute;diteur et l'homme, sont toutes motiv&eacute;es par un m&ecirc;me refus: celui de &laquo;l'horizontalit&eacute;&raquo;. L'horizontalit&eacute;, c'est une des fa&ccedil;ons qu'a l'&ecirc;tre de consid&eacute;rer le monde qui l'entoure. Dans cette perspective, les id&eacute;es, ou les seules perceptions, restent planes, comme nivel&eacute;es. Pour Richard Millet, cette horizontalit&eacute; poss&egrave;de des causes politico-religieuses: elle est n&eacute;e de l'av&egrave;nement de la d&eacute;mocratie ou plut&ocirc;t de la d&eacute;gradation de celle-ci en d&eacute;mocratie lib&eacute;rale, elle s'explique avec la mort de Dieu, c'est-&agrave;-dire avec l'extinction progressive de la foi, et plus sp&eacute;cifiquement de la croyance catholique&mdash; ce qui peut se r&eacute;sumer ainsi: &laquo;la Technique, le Syst&egrave;me, le Spectacle, le Nihilisme obscurcissent le monde&raquo; (p.20). Ce d&eacute;go&ucirc;t du monde tel qu'il est s'exprime en termes tr&egrave;s violents: Millet est &laquo;en guerre&raquo;, voudrait an&eacute;antir les hordes d'&eacute;crivains &laquo;insignifiants&raquo;, &laquo;et ce serait une erreur de ne pas leur &eacute;craser la t&ecirc;te&raquo; (p.155), et se pr&eacute;sente comme &laquo;un meurtrier en puissance&raquo; (p.174)... Ce qu'il manque dans le monde selon Richard Millet, c'est une verticalit&eacute;, un Dieu qui ferait lever la t&ecirc;te, des hommes qui domineraient, par le savoir qu'ils d&eacute;tiennent, d'autres hommes, des livres qu'on serait enfin en mesure de hi&eacute;rarchiser selon leur qualit&eacute; litt&eacute;raire, des id&eacute;es qui pr&eacute;vaudraient sur d'autres gr&acirc;ce aux valeurs qu'elles d&eacute;ploieraient. La morale en n&eacute;gatif que nous propose Richard Millet &mdash;exhiber les D&eacute;mons, dire o&ugrave; est le Mal, pour signifier &agrave; ses lecteurs ce qu'ils doivent refuser&mdash; me pose un double probl&egrave;me: d'abord, parce qu'elle prend appui sur une vengeance personnelle (on ne peut pas, au sein d'un m&ecirc;me ouvrage, m&ecirc;me s'il se d&eacute;ploie par fragments, et r&eacute;gler ses comptes et livrer une vision du monde teint&eacute;e de tant de rancune); ensuite, parce que ses id&eacute;es sont parasit&eacute;es par une mise en sc&egrave;ne de soi probl&eacute;matique. </p> <p>C'est lorsqu'elles portent sur les causes du d&eacute;clin de la litt&eacute;rature que les id&eacute;es de Richard Millet deviennent probl&eacute;matiques: m&ecirc;me si Millet revendique sans cesse son souhait d'&ecirc;tre, envers et contre tout, politiquement incorrect &mdash;ce qu'on ne lui reproche pas, d'ailleurs&mdash;, son ton fr&ocirc;le souvent un exc&egrave;s qui, chez un homme qui se d&eacute;finit comme &laquo;barbare par exc&egrave;s de raffinement&raquo; (p.147), jure un peu... S'il est, comme il le pr&eacute;tend, le dernier repr&eacute;sentant des valeurs de courtoisie, d'&eacute;l&eacute;gance et de tenue propres &agrave; une certaine culture fran&ccedil;aise dont la langue serait le paradigme, pourquoi se laisser aller &agrave; la vulgarit&eacute; qu'il condamne? Que sa cruaut&eacute; s'acharne, vengeresse, contre ses adversaires, soit. Mais la g&eacute;n&eacute;ralisation id&eacute;ologique &agrave; laquelle Richard Millet c&egrave;de parfois dessert ind&eacute;niablement et son propos et lui-m&ecirc;me. J'ai relev&eacute;, au fil de ma lecture, un tic stylistique &eacute;loquent: Millet ponctue fr&eacute;quemment son texte de &laquo;donc&raquo; (&laquo;la jeunesse &agrave; tendance sociale, donc vulgaire&raquo;, [p.96], &laquo;un r&eacute;cit de gauche, donc id&eacute;aliste, c'est-&agrave;-dire nihiliste&raquo;, [p.139]), de &laquo;c'est-&agrave;-dire&raquo; (&laquo;Le bonheur est une id&eacute;e pa&iuml;enne &mdash;c'est-&agrave;-dire petite-bourgeoise&raquo;, [p.150]) et de &laquo;soit&raquo; (&laquo;Il ne s'agit pas cependant de c&eacute;der &agrave; la stylisation, si proche de l'id&eacute;alisation, soit des ruses du Diable&raquo;, [p.99]), qui favorisent une pens&eacute;e &laquo;en raccourcis&raquo;, r&eacute;unissant des &eacute;l&eacute;ments que la prose ligote entre eux, gr&acirc;ce &agrave; sa capacit&eacute; d&eacute;monstrative, mais dont le lien r&eacute;el semble plus l&acirc;che... &nbsp; </p> <p>Banni, isol&eacute;, exclu, tels sont les termes que Richard Millet emploie pour d&eacute;finir sa position dans le champ litt&eacute;raire actuel et plus g&eacute;n&eacute;ralement en France: &laquo;Je me situe toujours ailleurs&raquo; (p.17). Mais dans un d&eacute;dain souverain, et gr&acirc;ce &agrave; l'orgueilleuse id&eacute;e qu'il se fait de lui-m&ecirc;me, il exalte et revendique ce qu'il nomme son &laquo;apartheid mental&raquo;. Cette mise &agrave; l'&eacute;cart initiale, volontaire, recherch&eacute;e m&ecirc;me (&laquo;&ecirc;tre scandaleux par auto-exclusion de l'espace public&raquo;, [p.162]), est ent&eacute;rin&eacute;e, depuis quelques ann&eacute;es, par les r&eacute;actions de ses pairs. Elle est interpr&eacute;t&eacute;e par Richard Millet comme une preuve de sa sup&eacute;riorit&eacute; &mdash;inutile de dire qu'elle lui permet aussi de faire parler de lui. On ne s'attardera pas sur le c&ocirc;t&eacute; parfois doucement parano&iuml;aque de certains fragments: l'illusion d'&ecirc;tre le seul &agrave; d&eacute;tenir ce que tout le monde a perdu, une langue, une foi, une culture, lui permet de rev&ecirc;tir son &oelig;uvre d'un vernis particulier, fait d'unicit&eacute; et d'&eacute;l&eacute;vation. Conscience &eacute;trange mais sinc&egrave;re de l'&eacute;crivain Millet ou habile strat&eacute;gie auctoriale foment&eacute;e par l'&eacute;diteur qu'il est aussi? Parfois, la nostalgie pointe &mdash;&laquo;nommer [...] c'est [...] marquer une estime dont je cherche en vain un &eacute;crivain qui me la t&eacute;moigne&raquo; (p.56)&mdash;, comme si cet isolement n'&eacute;tait pas compl&egrave;tement assum&eacute;: &laquo;Quand on ne me r&eacute;prouve pas, on me passe sous silence &mdash;autre mani&egrave;re d'injure&raquo; (p.101).&nbsp; </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>De Millet &agrave; Montherlant </strong></span></p> <p>Osons, pour finir, une comparaison. Il est &eacute;tonnant qu'Henry de Montherlant n'apparaisse jamais explicitement dans l'intertexte, en tous points classique, qui prend place dans <em>L'Opprobre</em>. Pourtant, il serait int&eacute;ressant de rapprocher ces deux figures. Car comme Richard Millet l'est aujourd'hui, Montherlant &eacute;tait soutenu par une &oelig;uvre de qualit&eacute;, qu'il <em>savait</em> de qualit&eacute;, et par la certitude d'&ecirc;tre un &eacute;crivain incompris de son public et de ses critiques... </p> <p>Quelques exemples: l'orgueil qui soutient Millet au-dessus de la m&eacute;diocrit&eacute; qui l'entoure (&laquo;Ma voix est donc celle de la v&eacute;rit&eacute;. Je n'&eacute;crirais pas si je ne me maintenais pas &agrave; cette hauteur.&raquo;, [p.12]) ressemble assez &agrave; cette hauteur de vue que Montherlant a toujours revendiqu&eacute;e dans ses essais (&laquo;Je n'ai que l'id&eacute;e que je me fais de moi-m&ecirc;me pour me soutenir sur les mers du n&eacute;ant&raquo; &eacute;crit-il dans <em>Service inutile</em>); la figure de &laquo;moine-soldat&raquo; d&egrave;s les premi&egrave;res pages de <em>L'Opprobre</em> pourrait ais&eacute;ment &ecirc;tre rapproch&eacute;e des derni&egrave;res pages de la pr&eacute;face de <em>Service inutile</em> (&laquo;Mais <em>quid</em> du pr&eacute;sent? Le moine-soldat! C'est autour de cette figure un peu d&eacute;routante que tournent aujourd'hui ma pens&eacute;e et ma r&ecirc;verie&raquo;); et &laquo;le chant profond de la langue&raquo; dont parle Millet (p.89) est ce m&ecirc;me cante jondo sur lequel &eacute;crit Montherlant dans <em>Service inutile</em> toujours<strong><a name="note5" href="#note5a">[5]</a></strong>. On pourrait rajouter, de mani&egrave;re plus g&eacute;n&eacute;rale, que ces deux auteurs se retrouvent aussi sur la n&eacute;cessit&eacute; pour l'auteur de se &laquo;d&eacute;solidariser&raquo; de l'actualit&eacute; pour privil&eacute;gier l'&eacute;tablissement de son &oelig;uvre, sur le refus, enfin, d'appartenir &agrave; un &laquo;groupe&raquo; litt&eacute;raire quelconque &mdash;adh&eacute;sion inadmissible pour des auteurs qui se veulent &laquo;insituables&raquo;, clairement &laquo;au-dessus de la m&ecirc;l&eacute;e&raquo;. Lors de la premi&egrave;re publication de cette lecture, Pierre Assouline avait consid&eacute;r&eacute; que la comparaison entre Millet et Montherlant &eacute;tait peu convaincante<strong><a name="note6" href="#note6a">[6]</a></strong>: mettons-le aujourd'hui au d&eacute;fi. De qui est cette phrase? &laquo;Le succ&egrave;s n'est pas la gloire, mais presque son contraire. Le succ&egrave;s repose souvent sur un malentendu [&hellip;]. &Agrave; un tr&egrave;s haut degr&eacute;, le succ&egrave;s est &eacute;videmment le r&eacute;sultat d'une collaboration putassi&egrave;re entre l'esprit de l'&eacute;poque et le go&ucirc;t du public.&raquo; Ainsi, Montherlant et Millet entretiennent bien des co&iuml;ncidences litt&eacute;raires &mdash;dont je n'ai fait qu'esquisser les possibles. Peut-&ecirc;tre que le parcours litt&eacute;raire du premier pourrait &eacute;clairer, chez les lecteurs, les prises de position et la posture auctoriale du deuxi&egrave;me. </p> <p>C'est avec impartialit&eacute; que j'ai tent&eacute; de d&eacute;crypter <em>L'Opprobre</em> de Richard Millet, parce c'est un exercice auquel finalement peu de critiques se sont livr&eacute;s, leur indignation ayant pris le pas sur leur esprit d'analyse. Les rares commentaires actuels de <em>L'Opprobre</em> ressemblent &eacute;trangement &agrave; ceux qu'avait essuy&eacute;s <em>Le D&eacute;senchantement de la litt&eacute;rature</em>: ils d&eacute;noncent la dangerosit&eacute; d'une pens&eacute;e attis&eacute;e par la haine et qui se d&eacute;voile sans complexe quand elle aborde les questions du racisme, de l'islamisme, de l'homosexualit&eacute;, etc. Objectivement, la pens&eacute;e de Richard Millet a l'avantage de susciter l'agitation dans un monde litt&eacute;raire plut&ocirc;t scl&eacute;ros&eacute; en se pr&eacute;sentant comme un contrepoint radical &mdash;n&eacute;cessaire &agrave; toute dialectique, et donc &agrave; tout d&eacute;bat intellectuel. Mais si, &agrave; pr&eacute;sent, je me laisse submerger par ma subjectivit&eacute;, travaill&eacute;e depuis l'enfance par les notions de tol&eacute;rance, d'&eacute;galit&eacute;, de justice, et de la&iuml;cit&eacute;, la pens&eacute;e de Richard Millet a quelque chose d'effrayant. Qu'importe? Quel que soit l'effort fait pour comprendre sa prose, et ne pas v&eacute;rifier sa proph&eacute;tie (&laquo;je donne un texte fragmentaire, on le dira in&eacute;gal par nature, contradictoire, attaquant certains fragments qui dispenseront de lire l'ensemble&raquo;, [p.106]), s'il lit ces lignes, l'auteur de <em>L'Opprobre</em> me rangera s&ucirc;rement parmi les critiques gauchistes qui sympathisent avec le Diable et conclura ainsi: &laquo;On me lit mal&raquo; (p.120).</p> <div>&nbsp;</div> <hr /> <br /> <a name="note1a" href="#note1"> <strong>[1]</strong></a> Richard Millet, <i>Le Dernier &eacute;crivain</i>, Fata Morgana, 2005; <i>Le D&eacute;senchantement de la litt&eacute;rature</i>, Paris, Gallimard, 2007; <i>L'Opprobre</i>, Paris, Gallimard, 2008. <p><strong><a name="note2a" href="#note2">[2]</a>&nbsp;</strong> Pour lire un compte rendu du <i>D&eacute;senchantement de la litt&eacute;rature </i>de Richard Millet: &laquo;Le&ccedil;on de misanthromorphie&raquo;, dans Nonfiction.fr, le portail des livres et des id&eacute;es, [en ligne]. <a href="http://www.nonfiction.fr/article-135-lecon_de_misanthromorphie.htm" title="http://www.nonfiction.fr/article-135-lecon_de_misanthromorphie.htm">http://www.nonfiction.fr/article-135-lecon_de_misanthromorphie.htm</a> [Page en ligne depuis le 11 octobre 2007].</p> <p><strong><a name="note3a" href="#note3">[3]</a></strong>&nbsp; La violence des th&egrave;ses que Millet d&eacute;ploie &laquo;passe&raquo; mieux, me semble-t-il, par petites bouch&eacute;es... D'o&ugrave; le &laquo;digeste&raquo; &mdash;en d&eacute;pit du fait que les lecteurs, en effet, sont habitu&eacute;s &agrave; la nappe textuelle.</p> <p><strong><a name="note4a" href="#note4">[4]</a></strong> Pour lire l'article du <i>Time magazine</i> qui a tant agit&eacute; l'intelligentsia fran&ccedil;aise &agrave; la fin de l'ann&eacute;e 2007: Donald Morrison, &laquo;The Death of French Culture. In Search of Lost Time&raquo;, dans <i>Time</i>, [en ligne].<br /> <a href="http://www.time.com/time/magazine/article/0,9171,1686532,00.html" title="http://www.time.com/time/magazine/article/0,9171,1686532,00.html">http://www.time.com/time/magazine/article/0,9171,1686532,00.html</a> [Page en ligne depuis le 21 novembre 2007].</p> <p><strong><a name="note5a" href="#note5">[5]</a></strong> Pour les trois derni&egrave;res r&eacute;f&eacute;rences, voir: Henry de Montherlant, <em>Essais</em>, Paris, Gallimard, coll. &laquo;Biblioth&egrave;que de la Pl&eacute;iade&raquo;, 1963, p. 598, p. 605, p. 592.</p> <p><strong><a name="note6a" href="#note6">[6]</a></strong> Ses propres arguments sont ici: Pierre Assouline, &laquo;Moi contre le reste du monde&raquo;, dans <i>La R&eacute;publique des livres</i>, [en ligne].<br /> <a href="http://passouline.blog.lemonde.fr/2008/04/12/moi-contre-le-reste-du-monde/" title="http://passouline.blog.lemonde.fr/2008/04/12/moi-contre-le-reste-du-monde/">http://passouline.blog.lemonde.fr/2008/04/12/moi-contre-le-reste-du-monde/</a> [Page en ligne depuis le 12 avril 2008]. Cette lecture avait &eacute;t&eacute; publi&eacute;e dans une version diff&eacute;rente le 2 avril 2008 dans une revue en ligne aujourd'hui disparue, Biffures.org.</p> <p><br type="_moz" /></p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/seul-contre-tous#comments Contemporain Critique littéraire Culture française DE MONTHERLANT, Henry Déclin de la littérature Éclatement textuel Engagement Éthique France MILLET, Richard MORRISON, Donald Polémique Tradition Valeurs Verticalité Violence Essai(s) Tue, 13 Jul 2010 15:51:31 +0000 Sophie Hébert 248 at http://salondouble.contemporain.info Crave ou la profanation d'un mutisme http://salondouble.contemporain.info/lecture/crave-ou-la-profanation-dun-mutisme <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/rioux-annie">Rioux, Annie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-disparition-de-richard-taylor">La disparition de Richard Taylor</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p align="justify"><em>La disparition de Richard Taylor</em>, roman polyphonique d'Arnaud Cathrine, propose dans l&rsquo;une de ses parties de remodeler un fait historique par le truchement du monologue fictionnel. De fait, l'oeuvre rejoint une veine forte de la litt&eacute;rature contemporaine, celle qui ne semble pouvoir affirmer ce qui est le plus propre &agrave; l&rsquo;histoire litt&eacute;raire (ces moments forts que l&rsquo;on retient pour leur propri&eacute;t&eacute; bouleversante) qu&rsquo;en soutenant un lien avec le manque, en ancrant les repr&eacute;sentations au plus profond de la perte. Le roman de Cathrine appartient &agrave; cette tradition authentique que d&eacute;crit Pierre Jourde dans son essai <em>Litt&eacute;rature et authenticit&eacute;</em>: &laquo;Celui qui, ni touriste, ni savant, peut encore vivre de l&rsquo;int&eacute;rieur une tradition, m&ecirc;me moribonde, r&eacute;duite au spectre de ce qu&rsquo;elle fut, la ressent intuitivement d&rsquo;une autre fa&ccedil;on. Il sent bien qu&rsquo;il n&rsquo;y a en elle ni pl&eacute;nitude, ni sens, mais par-dessus tout une fa&ccedil;on de repr&eacute;senter, de jouer notre relation la plus intime avec les choses du monde<a name="note1" href="#note1a"><strong>[1]</strong></a>&raquo;. Au lieu de se tourner avec nostalgie sur l&rsquo;effacement des traditions, certains r&eacute;cits s&rsquo;emparent au contraire librement du grand Livre pour n&rsquo;&eacute;voquer pr&eacute;cis&eacute;ment que cet effacement, jugeant que la tradition n&rsquo;a de sens que dans la perte, le manque (m&ecirc;me historique) &eacute;prouv&eacute; personnellement. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>L'amour de Sarah Kane</strong></span></p> <p align="justify">Divis&eacute; en quatre parties, le roman se d&eacute;veloppe sur quatorze tableaux qui correspondent &agrave; dix t&eacute;moignages f&eacute;minins abordant la disparition du protagoniste. &laquo;L&rsquo;amour de Sarah Kane&raquo;, intitul&eacute; du tableau qui m&rsquo;int&eacute;resse, est ins&eacute;r&eacute; dans la premi&egrave;re partie de l&rsquo;histoire qui se compose des t&eacute;moignages de figures marquantes dans la vie du personnage Richard Taylor, durant l&rsquo;ann&eacute;e 1998. Condens&eacute; en douze pages, le tableau reconstruit librement le suicide de la dramaturge britannique Sarah Kane survenu en 1999. Ce dispositif de fictionnalisation d&rsquo;une figure litt&eacute;raire suicid&eacute;e chevauche &agrave; dessein la trame narrative de l&rsquo;ouvrage dont la mention g&eacute;n&eacute;rique roman(s) t&eacute;moigne avec fid&eacute;lit&eacute; des diff&eacute;rents tableaux, &agrave; une exception pr&egrave;s. La figure litt&eacute;raire mise en sc&egrave;ne dans &laquo;L&rsquo;amour de Sarah Kane&raquo; se forme au sein d&rsquo;une fabulation narrative d&eacute;clench&eacute;e par la d&eacute;duction, par le lecteur, d&rsquo;une p&eacute;riode de la vie de la dramaturge. L&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t de cette fabulation particuli&egrave;re r&eacute;side dans l&rsquo;identit&eacute; de l&rsquo;&eacute;nonciateur: ce n&rsquo;est pas un narrateur externe ou un second personnage qui raconte sur le mode fabulatoire, mais Sarah Kane s&rsquo;exprimant au &laquo;je&raquo;, librement imagin&eacute;e dans le m&eacute;tro qui la m&egrave;nerait jusqu&rsquo;&agrave; Brixton. &laquo;Ce matin, j'ai cru que c'&eacute;tait elle, [...] c'&eacute;tait elle qui allait me rendre &agrave; la vie et me d&eacute;livrer de la grande nuit, j'ai toujours pens&eacute; qu'on n'&eacute;treint la vie qu'au moment de mourir et j'ai cru mourir ce matin lorsque je l'ai vue [...]&raquo; (p. 67) Un discours libre int&eacute;gr&eacute; &agrave; une narration dense faite au pass&eacute;, voil&agrave; un monologue qui pr&eacute;sente la dramaturge en train de se souvenir des pens&eacute;es qu&rsquo;elle entretint &agrave; la vue de ce &laquo;elle&raquo;, une inconnue dont l&rsquo;identit&eacute; restera tacite.</p> <p><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);">La profanation de son mutisme</span></strong><span style="color: rgb(230, 44, 81);"> </span></p> <p align="justify">&Agrave; ce jour, aucun journal n&rsquo;atteste des pens&eacute;es int&eacute;rieures de la dramaturge, et puisque la critique s&rsquo;entend pour dire que la br&egrave;ve vie de Sarah Kane n&rsquo;est pratiquement pas document&eacute;e, ce monologue, pris d&rsquo;abord isol&eacute;ment, me semble contenir la principale valeur de l'oeuvre : celle qui r&eacute;side dans la cr&eacute;ation d'un mythe &agrave; partir, non pas de l&rsquo;archive, mais de l&rsquo;imagination d&rsquo;un lecteur, soit l&rsquo;auteur Arnaud Cathrine. Fascin&eacute; par la figure en elle-m&ecirc;me th&eacute;&acirc;trale<a name="note2" href="#note2a"><strong>[2]</strong></a>, Cathrine forge une mise en sc&egrave;ne qui, pour cr&eacute;er le mythe, propose l&rsquo;invention d&rsquo;un quotidien qui passe par la profanation de son mutisme. Imaginer et pr&eacute;tendre rapporter les pens&eacute;es les plus profondes de Kane au moment le plus sombre de sa vie, des paroles qui se rapportent &agrave; ses d&eacute;lires personnels, violente le respect de l&rsquo;intimit&eacute; de la d&eacute;funte. Mais imaginer la personnalit&eacute; d&rsquo;une entit&eacute; litt&eacute;raire &agrave; partir essentiellement de son suicide, disons-le, satisfait le pervers en nous, selon le sens donn&eacute; &agrave; ce terme par Roland Barthes dans son <em>Plaisir du texte</em> (1973). Un plaisir coupable de lecteur devant un texte que Barthes dirait &laquo;de jouissance&raquo;: une br&egrave;che s'ouvre dans le plaisir pris &agrave; se faire raconter une histoire dont on conna&icirc;t la fin, histoire sans transitivit&eacute;; le plaisir pervers est consum&eacute; &agrave; m&ecirc;me le clash de la mort r&eacute;p&eacute;t&eacute;e, du degr&eacute; z&eacute;ro de la lecture, du ''crave'' (titre d'une pi&egrave;ce cl&eacute; de Kane) assouvissant. Cette perversion est ce qui rend le texte de Cathrine int&eacute;ressant. C&rsquo;est autour de cette ombre et de son th&eacute;&acirc;tre qu&rsquo;on nous donne &agrave; voir une image de Sarah Kane qui fr&ocirc;le la profanation des morts, pour notre plus grand plaisir (honte &agrave; nous!).</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Des faux t&eacute;moignages</strong></span></p> <p align="justify">En ce sens, la parole invent&eacute;e de Kane n&rsquo;est pas sans nous rappeler, dans sa forme, la personnalit&eacute; m&ecirc;me de la dramaturge dans le peu que nous connaissons d&rsquo;elle. La fa&ccedil;on qu&rsquo;a choisie Cathrine pour raconter ce quotidien chim&eacute;rique est de rapprocher le plus possible l&rsquo;invention de la r&eacute;alit&eacute; pass&eacute;e. De mani&egrave;re concr&egrave;te, cela s&rsquo;illustre dans le recyclage d&rsquo;&eacute;v&eacute;nements marquants de la vie de Kane, des reprises biographiques qui campent le d&eacute;cor vraisemblable dans lequel la fabulation prend place. Cathrine reproduit notamment dans le corps de son texte une notice biographique imaginaire r&eacute;dig&eacute;e par Kane lors de la premi&egrave;re lecture publique de <em>Crave</em>; elle se pr&eacute;sente alors sous le pseudonyme de Marie Kelvedon afin de tromper les critiques qui lui sont r&eacute;barbatives. Mais si la notice restitu&eacute;e par Cathrine agit comme preuve de l&rsquo;existence de la d&eacute;funte, comme t&eacute;moignage, aussi, de l&rsquo;humour grin&ccedil;ant de Kane qui ne se donne pas &agrave; voir sous son vrai jour, elle n&rsquo;en demeure pas moins un proc&eacute;d&eacute; utilis&eacute; pour reconfigurer la r&eacute;alit&eacute;. Cela laisse une grande place &agrave; l&rsquo;invention du monologue qui l&rsquo;enrobe d&rsquo;une tonalit&eacute; bien diff&eacute;rente, qui se rapproche &agrave; l&rsquo;&eacute;vidence du clich&eacute; jouant sur l'&eacute;motivit&eacute; juv&eacute;nile de l'h&eacute;ro&iuml;ne: &laquo;Madame, Monsieur, puisque vous conchiez sarah Kane, je vous balance Marie Kelvedon, auteur de la pi&egrave;ce <em>Crave</em>, [...] Si seulement vous auriez compris que mes pi&egrave;ces ne parlent pas de haine ni de violence, mais d'amour, il faudrait que je vous tra&icirc;ne, fils de pute, sur ce quai de m&eacute;tro, elle que je tente de ne pas regarder [...]&raquo;. (p. 71-72) Par cons&eacute;quent, afin de rendre le &laquo;faux&raquo; monologue encore plus &laquo;r&eacute;aliste&raquo;, l&rsquo;auteur use d&rsquo;une narration qui est &agrave; l&rsquo;image du th&eacute;&acirc;tre de Kane; une narration schizophr&eacute;nique qui se caract&eacute;rise par la phrase interminable, digressive, dite sur le mode it&eacute;ratif, marque l&rsquo;enti&egrave;ret&eacute; du texte. &laquo;Je l&rsquo;ai observ&eacute;e, avec insistance, et sans tarder le d&eacute;sir &ndash; qui ne l&acirc;che pas, ne croyez pas &ccedil;a, il ne l&acirc;che pas en d&eacute;pit de tout ce que j&rsquo;&eacute;cris &ndash; le d&eacute;sir m&rsquo;a terrass&eacute;, et je devais avoir le regard imp&eacute;rieux, je me d&eacute;teste avec ce regard, un regard qui prend possession, parce qu&rsquo;il en cr&egrave;ve, parce que j&rsquo;en cr&egrave;ve [&hellip;]&raquo; (p. 69) Ainsi la femme et son oeuvre, l'une &eacute;pousant l'autre sans distinction par un proc&eacute;d&eacute; de correspondances convainquant.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>S'engouffrer dans la fiction</strong></span><span style="color: rgb(230, 44, 81);"> </span></p> <p align="justify">Ce qui est particulier dans ce texte, au-del&agrave; la mise en sc&egrave;ne d&rsquo;une figure litt&eacute;raire, outre aussi l&rsquo;affabulation &eacute;vidente autour de cette figure qui s&rsquo;&eacute;loigne des faits pour construire rien de moins que son mythe, c&rsquo;est son insertion au sein de la fiction sur Richard Taylor. Car ce tableau, en fin de compte, est l&rsquo;exception &agrave; la r&egrave;gle dans le cadre du roman; parmi les voix d&rsquo;une &eacute;pouse, d&rsquo;une m&egrave;re, d&rsquo;une voisine de palier, d&rsquo;une coll&egrave;gue de bureau, d&rsquo;une amie transsexuelle, d&rsquo;une amante et d&rsquo;une psychiatre, entre autres, seule la figure de Sarah Kane nous ram&egrave;ne &agrave; une p&eacute;riode historique. Le roman, qui propose comme histoire celle de la d&eacute;ch&eacute;ance d&rsquo;un homme qui quitte famille et travail en pensant retrouver un sens &agrave; son existence, int&egrave;gre en son centre le texte sur Kane (&agrave; pr&eacute;tention historique, faut-il le rappeler), mais de mani&egrave;re compl&egrave;tement int&eacute;gr&eacute;e &agrave; la fiction. Se m&eacute;langent ainsi les trames narratives par l&rsquo;entremise d&rsquo;une figure r&eacute;elle (Sarah Kane) qui c&ocirc;toie une figure fictionnelle (Richard Taylor). R&eacute;int&eacute;grant la surface des vivants, Sarah voit Richard qui marche d'un pas h&eacute;sitant, d&eacute;pareill&eacute;, il a l'air d'un fou. &laquo;Impuissante, [elle a] regard&eacute; Richard dispara&icirc;tre dans la bouche de m&eacute;tro de Brixton&raquo;. (p. 77) Il y a l&agrave; des figures qui appartiennent &agrave; des univers diff&eacute;rents et qui se c&ocirc;toient dans une m&ecirc;me di&eacute;g&egrave;se, ce qui a pour effet de surd&eacute;terminer le caract&egrave;re funeste de la destin&eacute;e du protagoniste, son ali&eacute;nation. Cette fin inattendue du texte &laquo;L&rsquo;amour de Sarah Kane&raquo; peut permettre une lecture en surplomb de la premi&egrave;re trame narrative, de sorte que le nihilisme rattach&eacute; &agrave; la repr&eacute;sentation de la dramaturge finit par s&rsquo;engouffrer dans la fiction de Richard Taylor, &agrave; l&rsquo;image de la disparition de ce dernier dans la bouche du m&eacute;tro. Au final, la disparition appara&icirc;t comme le vecteur qui permet &agrave; l&rsquo;auteur de poursuivre son histoire, et d&rsquo;ainsi faire de Richard Taylor, non pas un suicid&eacute;, mais un personnage dont l&rsquo;aventure se poursuit &agrave; travers les six autres voix de femmes, et ce jusqu&rsquo;en 2006 si l&rsquo;on se fie &agrave; la datation des t&eacute;moignages.</p> <p align="justify">Cathrine n&rsquo;a pas cru bon de tuer son personnage &agrave; la fin de sa fiction, comme le fait notamment &Eacute;ric Chevillard avec son protagoniste dans son <em>Oeuvre posthume de Thomas Pilaster</em> dans le but de d&eacute;voiler le pouvoir de l&rsquo;auteur sur la fiction. De la sorte, le livre de Cathrine reste ouvert, la profanation du mutisme de Sarah Kane ayant si puissamment relanc&eacute; en son milieu une fiction dont la finalit&eacute;, s'il faut en trouver une, r&eacute;side &agrave; l'&eacute;vidence dans l&rsquo;imaginaire du lecteur &mdash; la onzi&egrave;me voix de cette histoire, celle qui appr&eacute;hende l&rsquo;Histoire par le prisme de la fiction et cr&eacute;e de ce fait de nouveaux imaginaires.</p> <p><a name="note1a" href="#note1">1</a>Pierre Jourde, <em>Litt&eacute;rature et authenticit&eacute;. Le r&eacute;el, le neutre, la fiction</em>, Paris, L'esprit des p&eacute;ninsules, 2005.</p> <p align="justify"><a name="note2a" href="#note2">2</a> La fascination pour Sarah Kane est tr&egrave;s r&eacute;cente, on commence &agrave; peine &agrave; monter ses pi&egrave;ces en Am&eacute;rique. On remarquera cependant que ce n&rsquo;est pas tant le th&eacute;&acirc;tre de la dramaturge qui int&eacute;resse que ce qu&rsquo;elle repr&eacute;sente en elle-m&ecirc;me. Sa fin tragique concourt en effet &agrave; ce qu&rsquo;on la per&ccedil;oive comme le symbole du nihilisme artistique contemporain, lequel est lui-m&ecirc;me le reflet d&rsquo;une crise de la culture dans laquelle l&rsquo;art n&rsquo;est plus synonyme de communication, mais bien davantage d&rsquo;un refuge en inad&eacute;quation totale avec la soci&eacute;t&eacute; &mdash; voire le th&eacute;&acirc;tre comme un suicide collectif, au sens m&eacute;taphorique de l&rsquo;expression.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/crave-ou-la-profanation-dun-mutisme#comments CATHRINE, Arnaud Filiation France Histoire JOURDE, Pierre Représentation Tradition Violence Roman Mon, 22 Dec 2008 14:58:00 +0000 Annie Rioux 15 at http://salondouble.contemporain.info