Salon double - Narrativité http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/375/0 fr Cette grand-mère qui refuse de mourir http://salondouble.contemporain.info/lecture/cette-grand-mere-qui-refuse-de-mourir <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/ferland-pierre-paul">Ferland, Pierre-Paul</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/la-fiancee-americaine">La fiancée américaine</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>Lauréat du Prix des collégiens et du Prix des libraires, sujet d’une attention exceptionnelle dans les médias de masse, <em>La fiancée américaine </em>d’Éric Dupont a bénéficié d’un succès phénoménal comparable à celui qui avait été réservé à <em>Nikolski</em>, de Nicolas Dickner, près d’une décennie plus tôt. Un tel enthousiasme émanant à la fois du public, de la critique générale et des cercles académiques s’explique sans doute par le remarquable réinvestissement du sous-genre de la saga familiale que Dupont propose. Récupérant sans les transgresser outrageusement les codes de ce sous-genre prisé du public, <em>La fiancée américaine </em>offre néanmoins diverses innovations formelles propres aux esthétiques contemporaines (narrateurs non fiables, réalisme magique) et un contenu si original de par son érudition (ce traducteur de métier livre un savoir encyclopédique sur l’opéra et l’Allemagne nazie) que la «saga familiale» canadienne-française s’en trouve renouvelée avec un plaisir contagieux.</p> <p><em>La fiancée américaine </em>suit la famille canadienne-française des Lamontagne de Rivière-du-Loup sur plus de cinq générations. Les premières générations se trouvent au Bas Saint-Laurent et orbitent autour de Louis Lamontagne, dit le Cheval en raison de ses prouesses d’homme fort errant dans les foires nord-américaines. Après son décès, sa fille Madeleine ouvre une chaîne de restaurants à Montréal, puis les fils de Madeleine Michel et Gabriel cherchent, en Allemagne et en Italie, à renouer avec les origines familiales qui leur ont été cachées. Le roman se divise en deux parties presque égales qui épousent à merveille le changement de contenu. Un narrateur hétérodiégétique déléguant parfois la parole au Cheval ou autres conteurs de ses exploits rend compte d’abord des tribulations louperivoises de cette famille typique du Canada français d’avant la Révolution tranquille. Ensuite, une fois la société québécoise parvenue à la Modernité, la narration homodiégétique prend en charge le récit, donnant au lecteur l’occasion de pénétrer dans l’intimité des personnages via les procédés narratifs de l’épistolaire et du journal intime.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Le Canada français traditionnel</strong></span></p> <p>L’allégorie que suppose la saga familiale reste relativement similaire entre les textes: la famille doit se comprendre comme la synecdoque de la collectivité canadienne-française et québécoise. Les tribulations du Cheval convoquent en effet ce que Jean Morency nomme le «retour du refoulé canadien-français» (2008&nbsp;: 28 et 2009&nbsp;: 148). Selon le chercheur, après avoir été mise en veilleuse par le mouvement d’affirmation nationale du Québec, la filiation avec la culture du Canada français, caractérisée par la mobilité géographique dans l’immensité du continent nord-américain et sa volonté de métissage culturel<a href="#_ftn1" name="_ftnref1" title="">[1]</a>, referait désormais surface dans les romans québécois contemporains. Rivière-du-Loup, dominée par l’Église et la sœur Marie-de-L’Eucharistie, convie avec brio l’héritage canadien-français catholique qui a semblé tabou par le passé<a href="#_ftn2" name="_ftnref2" title="">[2]</a>. À ce sujet, on ne peut passer sous silence l’aïeule qui élève le Cheval, «Madeleine la Mére» (sic). Cette grand-mère qui trépasse dans les années 1950 mais qui refuse de mourir, hantant le salon funéraire familial,&nbsp;pour ensuite s’exiler au couvent quand la télévision fait surface dans les chaumières, est certainement l’allégorie la plus puissante qui se dégage de <em>La fiancée américaine</em>. Ici, l’élément fantastique –une morte continue d’exercer ses activités quotidiennes tandis que les personnages agissent comme si de rien n’était– devient une métaphore de l’<em>héritage canadien-français catholique des Québécois</em>: une sorte de spectre évanescent repoussé aux tréfonds de la conscience, une sorte de patrimoine immatériel encombrant que seule notre participation à la culture de masse étatsunienne a su ou pu faire fuir. Je ne peux m’empêcher de tisser le parallèle entre Madeleine-la-Mére et l’aïeule maudite d’<em>Une saison dans la vie d’Emmanuelle </em>(1965) de Marie-Claire Blais. Alors qu’il fallait jadis <em>assassiner </em>celle qui régnait sur un monde dégénéré, aujourd’hui, Éric Dupont récupère en quelque sorte sa figure pour la métamorphoser en revenante.</p> <p>Le Canada français que Dupont régénère se caractérise aussi par la prépondérance du folklore, du conte, <em>de la parole</em>: une tradition orale. Le petit-fils du Cheval ne dit-il pas à une interlocutrice allemande: «Les Canadiens adorent les histoires. S’ils ne s’en racontaient pas, il n’y aurait tout simplement pas de Canada» (452)? Le véritable moteur de <em>La fiancée américaine</em>, même dans la seconde partie dite moderne, reste toujours l’impératif de <em>raconter</em>; raconter avec toute la part d’exagération, de déformation, d’embellissement, de nostalgie qu’une telle parole suppose. De ce point de vue, <em>La fiancée américaine </em>semble se positionner au sein d’une mouvance qui prend de plus en plus d’ampleur au Québec, où le récit de filiation, de la mémoire du sujet, devient porté au plaisir et non plus à la douleur, comme le montre aussi Francis Langevin (2012). La distance temporelle avec le «&nbsp;Canada français&nbsp;» génère-t-elle un sentiment nostalgique? Je l’ignore. Il me semble cependant que le thème de l’origine familiale et sociale, bref de la filiation, est un thème fondamental du roman québécois.</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Un nouveau paysage identitaire</strong></span></p> <p>Quoiqu’il en soit, <em>La fiancée américaine</em>, comme <em>Les taches solaires</em> (2006) de Jean-François Chassay, <em>Arvida</em> (2011) de Samuel Archibald ou <em>Atavismes</em> (2011) de Raymond Bock, parvient à mettre en scène admirablement une nouvelle manière de se remémorer le passé de la collectivité québécoise qui ne se borne plus aux relais identitaires dits courants: la bonne vieille Mère patrie française, les États-Unis riches et puissants ou le nationalisme québécois moderne, citoyen et pluraliste. À la suite de son exil vers Montréal où elle crée un empire alimentaire dans la plus pure tradition capitaliste, Madeleine Lamontagne rompt avec le paradigme déterministe qu’on voit souvent dans les sagas familiales, bien qu’elle symbolise en quelque sorte le passage du Québec à la modernité. Ses fils, Michel et Gabriel, explorent le Vieux continent sans subir de réels atavismes. Les tribulations de Gabriel, sosie du Cheval en quête d’amour, le mèneront à Berlin où il rencontre Magdalena Berg («Madeleine Lamontagne&nbsp;» en allemand qui a, de surcroît, la fameuse tache de naissance en forme de clé de fa que transmettent les Lamontagne de génération en génération). Celle-ci lui confie son expérience traumatisante de la guerre, greffant ainsi à la mémoire québécoise un nouveau territoire symbolique atypique. Le choix de situer les origines de la famille Lamontagne en Allemagne, comme le suggère le récit à maintes reprises, plutôt qu’en France, m’apparaît révélateur d’une certaine prise de position identitaire, qu’elle soit consciente ou non.</p> <p>Enfin, les États-Unis, New York plus précisément que Madeleine visite adolescente afin de subir une intervention médicale, n’apparaissent pas comme typiques. Certes, lors d’un épisode de la traversée physique de la frontière américaine, le récit mentionne que Madeleine et son amie Solange «laissent derrière eux un pays paisible et rassurant dont ils pensent comprendre tous les rouages pour s’élancer dans la folie de l’Amérique, un monde qu’ils n’habitent que du bout des orteils, un univers hostile, menaçant berceau de toutes les folies et matrice de tous les vices» (494). Pourtant, pour les Américains que Louis rencontre, quand il mentionne les origines new-yorkaises de sa mère, «Louis était presque un Américain. Une brebis égarée au Nord» (76). C’est donc dire que le portrait que propose Dupont des États-Unis est complexe: il s’agit d’un lieu d’identité et d’altérité, de familiarité et d’étrangeté. Les nombreux enfants illégitimes que le Cheval engendre sur sa route d’homme fort ne symbolisent-ils pas la dissémination géographique de la collectivité canadienne-française dans le continent américain? Inversement, le vertige que ressent Madeleine face à New York accentue la différence culturelle entre le Canada et les États-Unis, et ce, même si Madeleine est une femme d’affaires, les États-Unis étant pourtant la métaphore par excellence du capitalisme outrancier dans l’imaginaire canadien (Rousseau, 1981).</p> <p><span style="color:#808080;"><strong>Le «grand roman américain»</strong></span></p> <p>Pour conclure, à 557 pages avec caractères serrés sur d’immenses pages (et encore, la rumeur veut que le premier jet que Dupont a envoyé à son éditeur voisinait les 900 pages), <em>La fiancée américaine </em>semble exhiber une ambition typique du fameux «grand roman de l’Amérique», «l’œuvre totale qui aurait résumé la quintessence de l’aventure américaine et exprimé l’énormité du pays et du continent, proclamant du même coup l’avènement d’une nation nouvelle, dotée d’une culture absolument distincte de la culture européenne» (Morency, 1997: 144). C’est pourquoi j’excuse à Dupont ces digressions haletantes, ces récits dans les récits, ces détails anecdotiques sur le système scolaire catholique torontois, sur les recettes de desserts et de déjeuners, sur la musique classique et sur la sociologie bavaroise des années 1930: de la surenchère se dégage un véritable besoin de cerner le monde, d’en épuiser les signes, de l’asservir à la jubilation du conteur, comme France Daigle l’a si admirablement réussi dans son chef d’œuvre <em>Pour sûr </em>(2012). Bref, pour moi, <em>La fiancée américaine </em>est quelque chose comme un «grand roman québécois» moderne, rien de moins.</p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>Éric Dupont (2012), <em>La fiancée américaine</em>, Montréal, Marchand de feuilles, 557 p.</p> <p>Francis Langevin (2012), « Filiations et régionalité dans trois fictions québécoises contemporaines », dans Sylviane Coyault, Francis Langevin et Zuzaná Malinovska [dir.], <em>Histoires de familles et de territoires</em> <em>dans la littérature québécoise actuelle</em>, Prešov, 14p. Texte disponible en ligne à l’adresse <a href="http://www.academia.edu/3334191/Filiations_et_regionalite_dans_trois_fictions_quebecoises_contemporaines" title="http://www.academia.edu/3334191/Filiations_et_regionalite_dans_trois_fictions_quebecoises_contemporaines">http://www.academia.edu/3334191/Filiations_et_regionalite_dans_trois_fic...</a> [Page consultée le 22 octobre 2013].</p> <p>Jean Morency (2009), «Romanciers du Canada français&nbsp;: Gabrielle Roy, Jacques Poulin, Michel Tremblay, Roch Carrier», dans Lucie Hotte et Guy Poirier (dir.), <em>Habiter la distance. Études en marge de </em>La distance habitée, Sudbury, Prise de parole, coll. «Agora», 2009, p.&nbsp;147-163.</p> <p>Jean Morency (2008), «Dérives spatiales et mouvances langagières&nbsp;: les romanciers contemporains et l’Amérique canadienne-française», <em>Francophonies d’Amérique</em>, n°26, 2008, p. 27-39.</p> <p>Jean Morency (1997), «Le mythe du grand roman américain et le “texte national” canadien-français», dans Gérard Bouchard et Yvan Lamonde [dir.], <em>La nation dans tous ses états. Le Québec en comparaison</em>, Paris/Montréal, Harmattan, p.143-158.</p> <p>François Ouellet (2002), <em>Passer au rang de père: identité sociohistorique et littéraire au Québec</em>, Québec, Nota Bene.</p> <p>Guildo Rousseau (1981), <em>L’image des États-Unis dans la littérature québécoise (1775-1930)</em>, Sherbrooke, Éditions Naaman.</p> <p>&nbsp;</p> <div> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn1"> <p><a href="#_ftnref1" name="_ftn1" title="">[1]</a> À ces phénomènes propres à la réalité canadienne-française, j’ajoute la singulière relation amour-haine qui se développe entre le voyageur et la communauté, la premier ayant besoin de celle-ci pour légitimer sa déviance et pour conter ses exploits, la seconde instrumentalisant le voyageur comme bouc émissaire tout en entretenant une fascination envers lui. Le Canada français connotant une réalité traditionnelle, on ne s’étonne pas non plus que ce «&nbsp;retour du refoulé&nbsp;» évoquent systématiquement le folklore et la culture orale.</p> </div> <div id="ftn2"> <p><a href="#_ftnref2" name="_ftn2" title="">[2]</a> Par exemple, François Ouellet (2002), dans sa lecture du lexique sacré dans les romans de Gaétan Soucy, Sylvain Trudel, Emmanuel Aquin, Pierre Samson, Louis Hamelin et Alain Beaulieu, propose que l’imaginaire catholique au Québec s’accompagne nécessairement d’une écriture du tragique et de l’impuissance (p.71).</p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/cette-grand-mere-qui-refuse-de-mourir#comments DAIGLE, France DUPONT, Éric Espace culturel Grand roman américain (Great American Novel) Identité Narrativité Québec Savoir encyclopédique Roman Thu, 27 Feb 2014 13:59:55 +0000 Pierre-Paul Ferland 845 at http://salondouble.contemporain.info Un roman français : un phénomène de réminiscence planifié http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-roman-fran-ais-un-ph-nom-ne-de-r-miniscence-planifi <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/gauthier-melissajane">Gauthier, MélissaJane</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/un-roman-francais">Un roman français</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>«Je vous préviens&nbsp;: si vous ne me libérez pas tout de suite, j’écris un livre» (p.122).<em> Un roman français</em> en est la preuve&nbsp;: la menace a été exécutée. C’est à la suite d’une garde à vue, après que Beigbeder a été appréhendé pour consommation de drogue sur la voie publique, que le célèbre auteur écrit et publie le livre qui m’intéresse ici. Ce roman, dont la forme se serait esquissée dans la «cage» qui tenait l’écrivain prisonnier, se construit de façon à imiter le flot des pensées de ce dernier, celles-ci étant entrecoupées d’épisodes d’interrogatoires, de terreurs <em>claustrophobiques</em>, des divers déplacements du claustré, etc.: «J’aurais donné n’importe quoi pour un livre ou un somnifère. N’ayant ni l’un ni l’autre, j’ai commencé d’écrire ceci dans ma tête, sans stylo, les yeux fermés. Je souhaite que ce livre vous permette de vous évader autant que moi cette nuit-là» (p.15). Toutefois, quoique l’écriture du roman ait été entamée lors de la première nuit d’enfermement de l’auteur, celle-ci ne se termine qu’au terme de quelques jours, la garde à vue de Beigbeder ayant été prolongée. Le narrateur cherche en quelque sorte à faire croire qu’il construit son récit suivant le flux des résurgences du passé dans sa mémoire défaillante. En effet, les souvenirs qui sont évoqués suivent un certain ordre, plus ou moins cohérent, qui semble soumis au hasardeux voyage de Beigbeder dans son enfance oubliée. Néanmoins, il ne s’agit là que d’une reconstruction planifiée, soit faussement aléatoire, l’écriture du texte ne souffrant pas des failles d’un travail mémoriel ni des ruptures lui étant caractéristiques.<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Un détour par l’autofiction&nbsp;</strong></span><br /><br />Bien que le pacte générique conclu avec le lecteur d’<em>Un roman français</em> soit romanesque, la page couverture portant la mention «roman», l’auteur joue avec ce pacte en employant, à plus d’une reprise, les termes «autobiographie», «autobiographique» et «autobiographe»&nbsp;pour aborder son propre texte: «Si j’ose me citer – et dans un texte autobiographique, chercher à éviter le nombrilisme serait ajouter le ridicule à la prétention […]» (p.22);&nbsp;«C’est à Bali qu’a débuté ma carrière d’autobiographe» (p.139); «C’est pour cela que j’aime l’autobiographie: il me semble qu’il y a, enfouie en nous, une aventure qui ne demande qu’à être découverte […]» (p.269).<br /><br />Certes, quelques-uns, dont Philippe Vilain dans son article «L’égo beigbederien», ont déjà qualifié l’œuvre de l’auteur de «pratique autofictionnelle» (Vilain, 2008, p.59), en raison notamment des nombreuses références – plus ou moins explicites selon la connaissance du lecteur de l’existence de l’écrivain – que Beigbeder fait à sa propre vie. Cependant, c’est la toute première fois que l’auteur s’assume narrateur-personnage de l’un de ses textes<a href="#note1a"><strong>[1]</strong></a><a name="note1"></a>. Doubrovsky, par le biais de Lejeune, nous rappelle qu’il s’agit là de la condition <em>sine qua non</em> pour que l’on puisse qualifier un texte d’autofiction:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p><br /><span style="color:#808080;">Aujourd’hui encore, il y a une confusion chez certains critiques entre roman autobiographique, autofiction, récit personnel… On tourne autour du mot, mais je crois que Philippe Lejeune l’a dit avec justesse&nbsp;: il faut que le nom propre de l’écrivain soit le nom du personnage. C’est tout ou rien, il n’y a pas de solution intermédiaire… (Doubrovsky, 2007, p.59)</span></p> </blockquote> <p><br />Ce qui est intéressant dans <em>Un roman français</em>, c’est la réflexion de l’auteur sur sa propre démarche d’écriture en ce qui a trait à son passé, réflexion qui s’étend alors à l’écriture dite «autobiographique». Selon Doubrovsky, «[l]’autofiction, c’est le moyen d’essayer de rattraper, de recréer, de refaçonner dans un texte, dans une écriture, des expériences vécues, de sa propre vie qui ne sont en aucune manière une reproduction, une photographie… C’est littéralement et littérairement une <em>réinvention</em>» (Doubrovsky, 2007, p.64). Cette idée de réinvention, Beigbeder en fait mention alors que le récit tire à sa fin:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p><br /><span style="color:#808080;">Ce qui est narré ici n’est pas forcément la réalité mais mon enfance telle que je l’ai perçue et reconstituée en tâtonnant. Chacun a des souvenirs différents. Cette enfance réinventée, ce passé recréé, c’est ma seule vérité désormais. Ce qui est écrit devenant vrai, ce roman raconte ma vie véritable, qui ne changera plus, et qu’à compter d’aujourd’hui je vais cesser d’oublier. J’ai rangé ici mes souvenirs comme dans une armoire. Ils ne bougeront plus d’ici. Je ne les verrai plus autrement qu’avec ces mots, ces images, dans cet ordre […]. (p.268)</span></p> </blockquote> <p><br />Tout le long du texte, il y a ce jeu entre réel et imaginaire, réalité et fiction. L’auteur remet sans cesse en doute ces notions, se demandant continuellement si ce qu’il raconte relève bel et bien de souvenirs réels ou s’il reconstitue, réinvente, imagine…:&nbsp;«Ai-je vécu cela ou suis-je en train d’effectuer une reconstitution historique de moi-même&nbsp;?» (p.114-115) Doubrovsky souligne que «[d]e toute façon, on se réinvente sa vie quand on se la remémore» (Doubrovsky, 2010, p.393). Selon le désormais célèbre auteur et critique, il ne saurait y avoir d’insurmontable fossé entre roman et pratique autobiographique puisqu’«[a]ucune mémoire n’est complète ni fiable […]», il n’y a que «faux souvenirs, souvenirs-écrans, souvenirs tronqués ou remaniés selon les besoins de la cause» (Doubrovsky, 2010, p.391).<br /><br />Toutefois le fait de réaliser le récit de ses origines n’implique pas seulement le narrateur. «On reproche parfois à l’autofiction de favoriser le narcissisme, l’autisme… Ce n’est pas vrai. Ainsi que le disait Camille Laurens, quand on parle de soi, on parle aussi forcément des autres» (Doubrovksy, 2007, p.65). Ainsi, Beigbeder doit aborder l’existence de tous ceux qui ont étroitement fait partie de sa vie, les membres de sa famille plus particulièrement. Bien qu’il affirme avoir&nbsp;«horreur des règlements de compte familiaux, des autobiographies trop exhibitionnistes, des psychanalyses déguisées en livres et des lavages de linge sale en public» (p.56), cela ne l’empêche pas d’écrire un texte qui implique d’autres vies que la sienne, notamment celle de son frère, de ses parents et de ses grands-parents. Il décrit, à travers divers moments de leur existence respective, l’histoire de ceux-ci: les «héros anonymes&nbsp;d’un courage inouï» (p.87) qu’ont été ses grands-parents durant la Seconde Guerre mondiale alors qu’ils ont aidé une famille de Juifs à se protéger de la menace nazie; les amoureux attendrissants qu’ont été ses parents à leurs débuts; les rôles de modèle et d’ennemi qu’a endossés son frère en alternance tout le long de sa vie, ce frère à l’opposé de qui le narrateur s’est forgé dans le seul et unique but d’en être le parfait contraire. Malgré son intrusion impudique dans la vie de ses proches, Beigbeder prend tout de même soin de mentionner que la <em>vérité</em> qui est relatée dans le récit ne relève que de lui: «Je suppose que toute vie a autant de versions que de narrateurs: chacun possède sa vérité; précisons d’emblée que ce récit n’exposera que la mienne» (p.57).<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>L’amnésie: une capacité ou une fatalité?</strong></span><br /><br />Ce jeu que je viens tout juste d’aborder entre réel et imaginaire, réalité et fiction, prend tout son sens, dans <em>Un roman français</em>, dans cette simple phrase: «Mon enfance est à réinventer&nbsp;: l’enfance est un roman» (p.135). La raison pour laquelle l’enfance est ici à imaginer tient dans l’amnésie du narrateur qui semble avoir complètement oublié les quinze premières années de sa vie: «Le seul moyen de savoir ce qui s’est passé dans ma vie entre le 21 septembre 1965 et le 21 septembre 1980, c’est de l’inventer» (p.135).<br /><br />Cependant, la notion même d’amnésie relève, pour le narrateur, d’une conception quelque peu ambivalente. D’une part, Beigbeder affirme que l’amnésie le frappe sans qu’il ne puisse y faire quoi que ce soit, que c’est une forme de fatalité. Alors, «[son] seul espoir, en entamant ce plongeon, est que l’écriture ranime la mémoire[,] [r]anime le souvenir» (p.21). D’autre part toutefois, il témoigne du caractère salvateur de l’amnésie: «J’ai développé une <em>capacité </em>surhumaine d’oubli, comme un <em>don</em>: l’amnésie comme talent précoce et stratégie de survie» (p.236 ; j’ai mis en italique).<br /><br />En plus de cette position plus ou moins paradoxale face à ses propres pertes de mémoire, le narrateur se contredit par rapport à sa vision globale de l’amnésie. D’un côté, il soutient ceci: «je ne mens pas par omission […]; je suis désert» (p.17). D’un autre côté, il déclare que «l’amnésie est un mensonge par omission». Puis, comme pour brouiller davantage ce concept, il révèle, en traitant alors de l’oubli qui rompait le lien avec ses souvenirs d’enfance,&nbsp;qu’il «&nbsp;étai[t] enfermé dans un mensonge&nbsp;» (p.238).<br /><br />De nombreuses hypothèses ponctuent d’ailleurs le texte en ce qui concerne l’amnésie en soi ou les raisons des pertes de mémoire du narrateur. Celui-ci se remet souvent en doute: «Il est possible que j’aie cru être amnésique alors que j’étais juste un paresseux sans imagination» (p.135). Cette amnésie, qu’elle soit volontaire ou non, qu’elle relève d’une faculté ou soit imposée comme une fatalité, est ce qui constitue la source même du récit de Beigbeder, ce dernier ayant imaginé son enfance pour combler les trous: «Toutes les enfances ne sont peut-être pas des romans mais la mienne en est un» (p.231). L’auteur, avec toute la charge de signification que cela suppose, nous raconte sa vie «[t]elle qu[’il l’a] vécue: un roman français» (quatrième de couverture). &nbsp;<br /><br /><span style="color:#808080;"><strong>Le (prétendu) miracle de l’écriture</strong></span><br /><br />Dès le départ, le dénouement du récit est prévisible: «Je prie pour que le miracle advienne ici, et que mon passé se développe petit à petit dans ce livre, à la façon d’un polaroïd» (p.22). Puisqu’il y a un récit, le lecteur se doute d’emblée que le texte révèlera au narrateur ses souvenirs oubliés. Ceux qui connaissent les romans de Beigbeder ne sauraient être surpris de ce manque de raffinement qui caractérise la démarche entamée dans le texte. Il n’est effectivement pas rare que les narrateurs mis en scène par l’écrivain manipulent leur histoire de façon à créer certains effets, à «contrôler» en quelque sorte la réception du lecteur<a href="#note2a" name="note2"><strong>[2]</strong></a>: les narrateurs cherchent ainsi à choquer ou à insulter, à inspirer la pitié ou la compassion, à susciter le mépris ou le dégout, à séduire, à repousser, à faire réfléchir…, et ce, en mettant de l’avant, plus ou moins explicitement, les stratégies employées dans le but d’obtenir les effets recherchés. Alors, lorsque le narrateur affirme que l’«écriture possède un pouvoir surnaturel» (p.21) et aborde les phénomènes de réminiscences involontaires qui ont frappé certains auteurs, dont Proust, le lecteur sait d’avance ce qui adviendra. Certains clins d’œil de la part de l’auteur confirme cette idée de <em>stratégie</em>:&nbsp;«(Note de l’auteur de moins en moins amnésique à mesure que son récit approche de son dénouement)» (p.214).<br /><br /><em>Un roman français</em> est alors ponctué de résurgences diverses, de souvenirs qui réapparaissent comme des «boomerang[s] spatio-temporel[s]» (p.175). Le simple fait d’être enfermé semble permettre le retour du passé oublié, «il suffit d’être en prison et l’enfance remonte à la surface» (p.46). Même s’il affirme à de nombreuses reprises que rien ne lui revient jamais, que son enfance demeure une énigme, que ses souvenirs relèvent du domaine de l’inaccessible, le narrateur parvient à recoller les morceaux du «puzzle» (p.174). Il suffisait de le priver de sa liberté: «Tapez sur la tête d’un écrivain, il n’en sort rien. Enfermez-le, il recouvre la mémoire» (p.128).<br /><br />Si l’on pouvait classifier, en suivant l’idée de Doubrovsky, les auteurs en deux types, soit les écrivains «à programme» et ceux «à processus», Beigbeder se classerait certes lui-même dans la seconde catégorie, qui ne peut toutefois l’accueillir. L’écrivain à programme planifie son œuvre alors que l’écrivain à processus se laisse guider par elle, «les mots avec lesquels ce récit est écrit surgiss[ant] d’eux-mêmes, […] s’appel[ant] les uns les autres par consonance» (Doubrovsky, 2010, p.389). Le titre de cette lecture, «<em>Un roman français</em>: un phénomène de réminiscence planifié», est représentatif de cette erreur de classement, Beigbeder étant un faux écrivain à processus, donnant à son texte l’apparence d’un flot de pensées spontané et irréfléchi alors que celui-ci est organisé et calculé.</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p><br />J’hallucine. Je lui cite la seule phrase de Giono dont je me souvienne&nbsp;: «&nbsp;Mon livre est fini, je n’ai plus qu’à l’écrire.&nbsp;» Elle résume bien ma situation présente. Le flic me vante l’influence de la privation de liberté sur l’écriture romanesque. Je le remercie pour l’étroitesse des conditions de ma garde à vue, qui contribue effectivement à épanouir mon imaginaire. (p.93)</p> </blockquote> <p><br />C’est en effet l’imaginaire de Beigbeder, et non sa mémoire, qui semble au final sous-tendre l’écriture d’<em>Un roman français</em>. «Tapez sur la tête d’un écrivain, il n’en sort rien. Enfermez-le» (p.128), il écrit un roman.</p> <p>&nbsp;</p> <hr /> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p><br />BEIGBEDER, Frédéric (2009). <em>Un roman français</em>, Paris, Grasset, 281 p.<br />BEIGBEDER, Frédéric (2000). <em>99 F</em>, Paris, Gallimard, collection «&nbsp;folio&nbsp;», 304 p.<br />BEIGBEDER, Frédéric (1997). <em>L’Amour dure trois ans</em>, Paris, Grasset, 194 p.<br />DOUBROVSKY, Serge (2010). «Le dernier moi», dans Claude Burgelin, Isabelle Grell et Roger-Yves Roche (dir.), <em>Autofiction(s). Colloque de Cerisy 2008</em>, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, p.383-393.<br />DOUBROVSKY, Serge (2007).&nbsp;«Les points sur les "i"», dans Jean-Louis Janelle et Catherine Viollet (dir.), <em>Genèse et autofiction</em>, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, p.53-65.<br />VILAIN, Philippe (2008). «L’ego beigbederien», dans Alain-Philippe Durand (dir.), <em>Beigbeder et ses doubles</em>, Amsterdam, Rodopi, p.59-60.</p> <p><strong><a href="#note1">[1]</a><a name="note1a"></a> </strong>Il s’agit en fait de la première fois que Beigbeder s’assume narrateur-personnage de l’un de ses textes si l’on exclut le bref épisode qui conclut L’amour dure trois ans dans lequel Beigbeder affirme clairement ceci&nbsp;: «Marc Marronnier est mort. Je l’ai tué. À partir de maintenant il n’y a plus que moi ici et moi je m’appelle Frédéric Beigbeder.» (Beigbeder, 1997, p.193)</p> <p><a href="#note2"><strong>[2]</strong></a><a name="note2a"></a> <em>99 F</em> est sans doute le meilleur exemple. Octave, le narrateur, y met de l’avant toutes les stratégies, notamment de manipulation, qu’il emploie, entre autres par rapport à sa démarche d’écriture.</p> <p><br /><br />*<em>Ce texte intègre l’orthographe recommandée (ou nouvelle orthographe).</em><br />&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-roman-fran-ais-un-ph-nom-ne-de-r-miniscence-planifi#comments Ambiguïté Autofiction Autofiction Autoréflexivité Autorité narrative BEIGBEDER, Frédéric DOUBROVSKY, Serge France Identité LEJEUNE, Philippe Mémoire Narrativité Roman Mon, 01 Oct 2012 13:45:17 +0000 Simon Brousseau 592 at http://salondouble.contemporain.info La défaite de l'autorité http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-d-faite-de-lautorit <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/larrivee-stephane">Larrivée, Stéphane</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/avidit-roman-de-divertissement-0">Avidité. Roman de divertissement</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: justify;"><em>Avidité</em> est le dernier roman «papier» d’Elfriede Jelinek qui, depuis qu’elle a remporté le prix Nobel en 2004, a décidé d’écrire seulement sur son site Web. Un fait divers qui secoue l’Autriche constitue la base de ce roman: une jeune adolescente est assassinée et son corps est retrouvé dans un lac. Jelinek extrapole à partir de cette affaire, technique d’écriture qu’elle chérit particulièrement et qu’elle avait déjà utilisée notamment pour <em>Les Exclus</em>. Elle crée ainsi le personnage de Kurt Janisch, gendarme avide de possessions matérielles, à qui Jelinek confie le plus souvent la focalisation du récit. Cet homme dans la cinquantaine abuse de son charme et de l’autorité que lui confère sa profession pour séduire des femmes âgées afin de se voir léguer leur maison. L’une de ces femmes, Gerti, tente à son tour de profiter du gendarme pour faire accomplir les menus travaux qu’exige la tenue de sa maison. Janisch met alors tout en œuvre pour obtenir la propriété de cette femme. L’une de ses stratégies consiste à séduire une jeune fille de quinze ans, Gabi, et à avoir des rapports sexuels avec elle en présence de Gerti, ce qui, comme l’explique Juliet Wigmore, contribue à mettre davantage de pression sur la vieille dame: «<em>Gabi is temporarily useful to Janisch, for the effect of having an affair with her is to make Gerti even more determined to prove her need for him, and thus even more inclined to surrender her house to him</em>» (Wigmore, 2004&nbsp;: 284). Gerti finit par céder et lègue sa maison au gendarme qui se débarrasse alors de la jeune Gabi dont la présence est devenue un peu gênante. Il l’étrangle et rejette son corps dans un lac. Les gendarmes, collègues de Kurt Janisch, enquêtent sur la disparition puis sur le meurtre de la jeune fille, mais sans jamais aboutir à la vérité que le lecteur connaît depuis le début. Janisch ne sera donc jamais soupçonné alors que Gerti, s’apercevant qu’elle a tout perdu, se suicide.<br /><br /><span style="color:#696969;"><strong>Une narration problématique</strong></span><br />Contrairement à la pratique courante en littérature policière, à laquelle les thèmes traités dans <em>Avidité</em> nous ramènent inévitablement, le suspense est totalement désamorcé dans ce roman. En effet, le lecteur n’a pas besoin d’attendre bien longtemps avant de connaître tous les détails du meurtre, et ce n’est évidemment pas dans ces révélations que se situe l’essence du récit, mais bien plutôt, semble-t-il, dans l’acte de transmission narrative qui pose d’évidents problèmes. Le roman est narré par une instance hétérodiégétique qui intervient fréquemment dans le texte en utilisant la première personne <a name="renvoi1"></a><a href="#note1"><strong>[1]</strong></a> et qui montre des attitudes qui peuvent paraître contradictoires. D’une part, elle insiste sur ses propres faiblesses, ce qui tend à discréditer sa narration tandis que d’autre part, elle pose des jugements très sévères sur ses personnages et n’hésite pas à affirmer son pouvoir sur le récit. Elle manifeste, par exemple, une certaine incertitude lorsqu’elle raconte l’histoire: «Est-ce que je me fais des idées, ou a-t-on vraiment trouvé ici il y a quelques années un je ne sais quoi que l’on n’a jamais pu élucider ?» (p.10). Parfois, cette narratrice «omnisciente» va même jusqu’à avouer son ignorance de certains faits: «Comment expliquer alors que le gendarme et son fils soient criblés de dettes et qu’ils aient perdu tout leur avoir ? Je ne le sais» (p.41). Les commentaires de ce type, très nombreux dans Avidité, participent à la mise en doute généralisée de la narratrice qui n’est elle-même pas tout à fait certaine de sa propre vision des choses: «là, quelque chose est déréglé, espérons que ce n'est pas mon regard» (p.412). Par le biais de ces commentaires, la narratrice insiste sur son rôle de médiatrice, ce qui incite le lecteur à remettre en question les informations qu’il reçoit, comme si l’histoire risquait d’être déformée par ce «regard déréglé».</p> <p style="text-align: justify;">En revanche, ces commentaires dubitatifs sont mêlés à toutes sortes de sentences très autoritaires au sein desquelles la narratrice affirme explicitement son pouvoir sur l’univers fictionnel: «Tous les autres sont désormais morts, <em>je le détermine</em> et cela me simplifie le travail […]. Je n’aurai donc plus à les décrire. Grand merci» (p.360; nous soulignons). La narratrice se montre ainsi libre de tout décider. Elle insiste également, à plusieurs reprises, sur l’ampleur de son savoir par rapport à l’histoire qu’elle raconte, s’affirmant par exemple comme étant «la seule à tout savoir» (p.143). En vertu de ses connaissances, la narratrice se pose en autorité absolue et tente, du coup, de soumettre le lecteur à son récit: «nous voyons — non, bien sûr que nous ne voyons rien car il fait noir, vous n'avez donc pas le choix, vous devez me croire sur parole» (p.160). Bien qu’elle discrédite constamment son récit, la narratrice profite donc des privilèges liés à son statut pour «imposer» l’histoire au lecteur.</p> <p style="text-align: justify;">Par ailleurs, l’autorité de la narratrice semble également se construire par la fermeté de ses interventions subjectives, ce qui constitue un paradoxe important de ce roman. En effet, si la voix narrative fait souvent état de ses limites lorsqu’elle raconte l’histoire, elle présente toutefois une assurance étonnante lorsqu’elle juge ses personnages ou qu’elle énonce des commentaires à portée générale, par exemple: «les animaux sont d’une telle gratitude, ils sont moins ingrats que les gens de notre connaissance» (p.58) ou encore «Ils sont aussi ignorants qu'avides, [l]es jeunes» (p.146). Ces exemples dévoilent une narratrice plutôt confiante qui énonce ses commentaires d’une voix tranchante. Le contraste est donc important entre ce type de phrases et les commentaires qui minent la crédibilité de l’acte de narration et, surtout, il s’agit là d’un renversement par rapport à une certaine logique narrative telle que l’a décrite Martinez-Bonati (1981: 31-32). Celui-ci affirme que les assertions d’un narrateur peuvent être réparties en deux catégories: les assertions mimétiques et les assertions non mimétiques. La première catégorie comprend toutes les phrases qui participent à la création de l’univers fictionnel, c’est-à-dire la description des personnages, des lieux, ainsi que le récit des événements, tandis que la seconde catégorie concerne tout ce qui relève des opinions et des commentaires subjectifs du narrateur. Généralement, le lecteur ne questionnera pas les énoncés mimétiques, car on leur reconnaît une «prééminence logique» (p.31), c’est-à-dire qu’on les considère automatiquement comme «vrais» en vertu du contrat tacite qui lie le lecteur au texte. Cependant, les assertions non mimétiques ne nécessitent pas une adhésion aussi forte de la part du lecteur qui peut les remettre en question, car ils n’ont pas le même statut logique. La narratrice d’<em>Avidité</em> semble justement jouer sur ce statut logique en semant le doute sur ce qui devrait être nécessairement vrai et en affirmant avec conviction ce qui ne devrait être qu’un humble avis. Selon Susan Suleiman cependant, l’autorité du narrateur aurait tendance à se diffuser de façon homogène dans le texte:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">Puisque c’est [l]a voix [du narrateur] qui nous informe des actions des personnages et des circonstances où celles-ci ont lieu et puisque nous devons considérer — en vertu du pacte formel qui, dans le roman réaliste, lie le destinateur de l’histoire au destinataire — que ce que cette voix raconte est «vrai», il en résulte un effet de glissement qui fait que nous acceptons comme «vrai» non seulement ce que le narrateur nous dit des actions et des circonstances de l’univers diégétique, mais aussi tout ce qu’il énonce comme jugement et comme interprétation (Suleiman, 1983: 90).</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">L’autorité pourrait donc être transférée des énoncés mimétiques vers les énoncés non mimétiques. Le roman de Jelinek ferait-il du coup l’expérience de la diffusion inverse? La voix autoritaire de la narratrice parviendrait-elle à assurer une certaine homogénéité énonciative malgré tous les doutes qu’elle formule?</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>Autorité, pouvoir, avidité</strong></span><br />Les enjeux de la transmission narrative dans <em>Avidité</em> semblent acquérir une signification particulière lorsqu’on s’intéresse à la construction des personnages. En effet, d’entrée de jeu, la figure du gendarme symbolise notamment l’autorité. Mais l’autorité est également présente dans les relations personnelles de Kurt Janisch, où des rapports de force à l’avantage de celui-ci se construisent. Par exemple, la relation entre Kurt et Gerti peut paraître assez stable tant que la femme continue à croire qu’elle peut dominer l’homme. Cependant, dès qu’elle s’aperçoit qu’il ne s’intéresse qu’à sa maison, cette relation est vouée à l’échec et Gerti se suicide après avoir légué tous ses biens au gendarme. Déjà, avant sa mort, incapable de résister au rapport de force instauré par le gendarme, elle était contrainte à l’effacement: «La femme a cessé d’exister et ne vit plus qu’à travers [Kurt]» (p.279). La trace de Gerti s’efface même dans la mémoire de la narratrice qui, à la fin, ne se souvient plus de son nom: «Voilà qu’un frisson parcourt la femme, c’est la dernière fois que je l’appelle par son nom, oh, à présent il m’a échappé, je ne l’ai peut-être jamais su, il ne se trouve nulle part ici, n’est-ce pas?» (p.436).</p> <p style="text-align: justify;">L’autre personnage féminin du roman, Gabi, présentait au départ de bien meilleures perspectives au plan du pouvoir. Sa jeunesse et sa beauté lui donnaient une certaine valeur qui lui permettait d’exercer une pression sur son entourage, notamment sur sa mère et son copain: «ma mère et mon ami m’oppressent, ils m’étouffent, me contrôlent, quémandent je ne sais trop quoi, je suis là et ça a l’air de leur suffire, pourtant <em>je sais que je les domine</em> et, si je le sais, c’est justement parce qu’ils sont sans cesse en train de quémander» (p.358; nous soulignons). Symboliquement, le meurtre de Gabi pourrait représenter une défense du patriarcat contre cette jeune femme qui menace l’ordre établi; pour Kurt Janisch cependant, cet assassinat met un terme à une relation qui pourrait lui causer des ennuis mais qui, surtout, ne lui permettra pas de s’enrichir: «Il a préféré éliminer la jeune fille pour sa propre sécurité, le tueur, cela valait mieux que de devenir tout pour elle — ce qui ne lui aurait rien rapporté» (p.399). Les rapports de force déséquilibrés qui s’établissent entre les personnages tendent donc à se résoudre par la disparition de ces victimes de la domination que sont Gerti et Gabi.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color:#696969;"><strong>L’instrumentalisation des rapports humains</strong></span><br />Non seulement les relations entre les personnages sont-elles marquées par d’évidents rapports de force, elles sont également dépourvues d’humanité. Les protagonistes d’<em>Avidité</em> établissent des liens entre eux qui sont presque uniquement basés sur une espérance de profit matériel. Ce constat s’impose d’abord lorsqu’on observe les agissements du gendarme. Celui-ci utilise son pouvoir de séduction sur les femmes pour tenter de leur subtiliser leur maison, mais il devient vite évident qu’il ne s’investit pas réellement dans ces relations: «Dans l'âme sereine de cet homme, il n'y a en principe, et il se garde bien de le dire, pas de place pour la moindre femme. Il y en a toujours pour une maison, ah ça oui, et pourtant elle serait bien plus grande» (p.105).</p> <p style="text-align: justify;">En outre, l’absence de désir du gendarme envers Gerti renforce cette idée que la femme n’est rien d’autre qu’un instrument pour accéder à la propriété. Cette absence de désir se manifeste entre autres par le comportement de Kurt Janisch qui, pendant le rapport sexuel, évite de regarder le visage de Gerti: «je me fraie toujours, comme si c'était la première fois, un nouveau chemin en toi, de préférence par la porte de derrière, ce qui me dispense de te mettre exprès une serviette sur le visage» (p.140). L’utilisation de certains termes confirme également cette hypothèse. Par exemple, dans la phrase «Exécuter ces figures en plein air pourrait devenir une habitude pour elle, craint l’homme qui préfère la besogner dans sa maison» (p.281), l’emploi du verbe «besogner», utilisé pour nommer l’acte sexuel, montre bien comment, pour Janisch, sa relation avec Gerti n’est qu’une forme de travail qui doit le mener ultimement à la propriété. L’accès direct aux pensées du gendarme nous permet par ailleurs de constater ses penchants homosexuels: «[Kurt Janisch] a la tête à une autre affaire qu’il se projette tranquillement quand il est tout seul: dans les douches communes, les corps des hommes, des gens sympa avec lesquels on n’a pas besoin d’être aimable» (p.277). Cette préférence pour les hommes, de même que l’absence manifeste de désir envers Gerti, contribue à confirmer l’idée selon laquelle l’avidité matérielle du gendarme le pousse sans cesse à utiliser les femmes.</p> <p style="text-align: justify;">Dans ce roman, l’avidité n’est cependant pas le monopole de l’homme, les deux autres protagonistes se caractérisant aussi par ce désir de posséder. Tout comme le gendarme, les femmes de ce roman voient le profit matériel comme une finalité des rapports humains. Gerti, dans son désir pour Kurt, voit l’opportunité d’avoir un homme à sa portée pour effectuer les travaux de la maison. De son côté, Gabi se montre également intéressée par les gains que peut lui rapporter sa relation avec le gendarme. Se faisant reconduire au travail par lui à chaque matin, elle réclame les titres de transport de ses collègues afin que le patron continue à lui rembourser ses frais de déplacement. Chacune à leur façon, les femmes de ce roman tentent donc elles aussi d’utiliser Kurt Janisch.</p> <p style="text-align: justify;">L’analyse des relations entre les personnages nous permet finalement de reconsidérer l’impact des choix concernant la voix narrative. Ainsi, d’une part, l’inscription de la narratrice dans le récit, par le biais de commentaires autoréflexifs, insiste fortement sur son rôle de médiation. Cette mise à distance, qui dévoile en partie la mécanique de la transmission narrative, n’est sans doute pas sans lien avec la représentation de rapports humains froids et utilitaires. D’autre part, le paradoxe de la voix narrative — à la fois autoritaire et fragile — semble se résorber dans la critique de l’autorité qui ressort clairement de la lecture d’<em>Avidité</em>. Le caractère autoritaire de l’instance narrative, qui tente d’assujettir le lecteur, serait en fait la contrepartie discursive de la domination exercée par le gendarme sur les autres personnages. Imitant Kurt Janisch dans ses comportements autoritaires, la narratrice met en échec sa propre autorité, ce qui représenterait une autre façon, peut-être encore plus ironique, de critiquer les agissements du gendarme.</p> <p style="text-align: justify;">Cette narration envahissante qui expose ses propres procédés est aussi ce qui ferait d’<em>Avidité</em> une œuvre bien de son temps. Fortier et Mercier voient effectivement dans «la visibilité du pacte narratif» (Fortier et Mercier, 2009&nbsp;: 190) une caractéristique de la littérature contemporaine et affirment que «le récit édifie ostensiblement une autorité narrative en même temps qu’il s’ingénie à la miner» (p.191). Cette insistance à dévoiler les mécanismes de la transmission narrative permettrait donc d’inscrire <em>Avidité</em> dans la production contemporaine et ce, malgré les expérimentations formelles si présentes chez Jelinek, qui nous rappellent souvent les écritures des différents regroupements littéraires des années 1950 et 1960 — l’influence du Groupe de Vienne se fait fortement sentir dans ses romans — et qui inscrivent l’œuvre de l’écrivaine autrichienne en opposition avec le retour à la lisibilité fréquemment observé dans la littérature contemporaine.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><strong>Bibliographie</strong></p> <p style="text-align: justify;">Fortier, Frances et Andrée Mercier (2009), «Ces romans qui racontent. Formes et enjeux de l'autorité narrative contemporaine», dans René Audet (dir.), <em>Enjeux du contemporain</em>, Québec, Nota Bene (Contemporanéités), pp. 177-197.</p> <p style="text-align: justify;">Grabienski, Olaf, Kühne, Bernd et Jörg Schönert (2006), «Stimmen-Wirrwarr? Zur Relation von Erzählerin- und Figuren-Stimmen in Elfriede Jelineks Roman Gier», dans Daniela Langer, Michael Scheffel et Andreas Blödorn (dir.) <em>Stimme(n) im Text&nbsp;: Narratologische Positionsbestimmungen</em>, Berlin, Walter de Gruyter, pp. 195-232.</p> <p style="text-align: justify;">Martinez-Bonati, Felix (1981), <em>Fictive Discourse and the Structures of Literature</em>, trad. en anglais par Philip W. Silver, Ithaca (NY), Cornell University Press, 176 p.</p> <p style="text-align: justify;">Suleiman, Susan Rubin (1983), <em>Le Roman à thèse ou l'autorité fictive</em>, Paris, Presses Universitaires de France, 314 p.</p> <p style="text-align: justify;">Wigmore, Juliet (2004), «Crime, Corruption, Capitalism: Elfriede Jelinek’s Gier», dans Julian Preece et Osman Durrani (dir.), <em>Cityscapes and Countryside in Contemporary German Literature</em>, Oxford et New York, Peter Lang, pp. 277-290.</p> <p style="text-align: justify;"><strong><a name="note1"></a><a href="#renvoi1">[1]</a></strong> Cette implication de la narratrice dans son récit lui confère d’ailleurs un statut ambigu, certains critiques la décrivant comme hétérodiégétique mais presque homodiégétique par moments (Grabienski et al., 2006&nbsp;: 212-213).<br />&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-d-faite-de-lautorit#comments Autorité Autorité narrative Autriche FORTIER, Frances GRABIENSKI, Olaf JELINEK, Elfriede KÜHNE, Bernd MARTINEZ-BONATI, Felix MERCIER, Andrée Narrativité SCHÖNERT, Jörg SULEIMAN, Susan Rubin Transmission narrative WIGMORE, Juliet Roman Tue, 27 Sep 2011 16:57:38 +0000 Gabriel Gaudette 375 at http://salondouble.contemporain.info La réalité semblait de plus en plus stérile http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-r-alit-semblait-de-plus-en-plus-st-rile <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/no-one-belongs-here-more-than-you">No One Belongs Here More Than You</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: right;"><em>One of the problems with people in Chicago, she remembered, was that they were never lonely at the same time. Their sadnesses occurred in isolation, lurched and spazzed, sent them spinning fizzily back into empty, padded corners, disconnected and alone.</em></p> <p style="text-align: right;">— Lorrie Moore, <em>Birds of America</em></p> <p style="text-align: justify;">Dans ses <em>Lettres à un jeune poète</em>, Rilke propose que l’écrivain doive faire l’expérience radicale de la solitude. «Rentrer en soi-même et ne rencontrer personne pendant des heures — voilà ce à quoi il faut pouvoir parvenir <a name="renvoi1"></a><strong><a href="#note1"><strong>[1]</strong></a></strong>.» Or, il insiste aussi sur le fait qu’«une œuvre d’art est bonne quand elle est issue de la nécessité <a name="renvoi2" href="#note2"><strong>[2]</strong></a>.»&nbsp;Si je rappelle ces propos, c’est que le premier recueil de nouvelles de Miranda July, <em>No One Belongs Here More Than You</em>, déplace sensiblement la conception de la littérature défendue par Rilke en trouvant dans le rejet de la solitude sa nécessité. L’écrivaine y pose avec insistance la question de la possibilité de partage d’une expérience subjective, faisant de la solitude une condition initiale dont il s’agit de se libérer, en tant qu’écrivaine, mais d’abord en tant qu’humaine.&nbsp;</p> <p style="text-align: justify;">Ces nouvelles contiennent, chacune à sa façon, un type de retournement qui donne une signification particulière à la notion de chute. La chute, c’est la fin du texte, mais c’est aussi le point culminant, un effet préparé selon cette logique à rebours qu’a admirablement&nbsp; démonté et démontré Edgar Allan Poe dans son essai sur la genèse de son poème «The Raven». «Pour moi, écrivait-il, la première de toutes les considérations, c’est celle d’un <em>effet</em> à produire <a name="renvoi3"></a><a href="#note3"><strong>[3]</strong></a>.» La chute, dans le cas des textes de Miranda July, participe aussi de cette logique d’un aboutissement textuel, mais celle-ci est toujours doublée d’une portée métaphorique qui concerne l’expérience existentielle de la narratrice: la chute devient alors un réveil, un retour brusque dans le monde qui survient après la création, toujours vouée à l’échec, d’un espace fantaisiste situé en marge de la réalité oppressante.</p> <p style="text-align: justify;">C’est dans la perspective d’une tension entre la réalité du narrateur et ses escapades fantaisistes que je souhaite réfléchir à ce recueil. L’opposition entre la vie rêvée et la vie réelle est étroitement liée au problème que j’évoquais, c’est-à-dire celui de la possibilité du partage d’une expérience subjective. Les textes de Miranda July portent à réfléchir sur ce que signifie le partage d’une vie et pose le constat douloureux de sa rareté, les affabulations vécues par les différents personnages devenant ainsi autant de tentatives, pour reprendre la devise que propose Peter Sloterdijk en introduction à sa trilogie des <em>Sphères</em>, de «réfuter la solitude <a name="renvoi4"></a><a href="#note4"><strong>[4]</strong></a>.» Cette expression est utile pour saisir la portée de la posture adoptée par July. Elle exprime bien le mouvement de balancier qui donne sa forme au recueil, c’est-à-dire le constat premier de l’isolement, qui est bel et bien présent, mais surtout la tentative d’y échapper en rêvant de rencontres authentiques. Si j’insiste sur cette idée, c’est qu’il est nécessaire de lire le rapport fantaisiste à la réalité des différents narrateurs dans sa portée politique; il s’agit certes d’une forme de ludisme, mais il serait réducteur d’envisager ces traits humoristiques comme étant une fin en soi. Il s’agit au contraire d’une forme de résistance, l’humour et la fantaisie se déployant dans un rapport de confrontation avec une réalité souvent insoutenable.</p> <p style="text-align: justify;">La première nouvelle du recueil, «The Shared Patio», met en scène une femme qui vient d’emménager dans son nouvel appartement. Celle-ci est secrètement amoureuse d’un locataire, Vincent, qui vit avec sa femme Helena. La narratrice rêvasse et s’imagine qu’elle pourrait être, dans une autre vie, l’amie d’Helena&nbsp;:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">What if she and I were close friends. What if I borrowed her clothes and she said, That looks better on you, you should keep it. What if she called me in tears, and I had to come over and soothe her in the kitchen, and Vincent tried to come into the kitchen and we said, Stay out, this is girl talk! (p. 2)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Le point névralgique de la nouvelle réside dans la rencontre de la narratrice et de Vincent, sur le patio que les locataires partagent. À un moment, Vincent fait une crise d’épilepsie et la narratrice tente de s’occuper de lui, bien qu’elle ne sache pas comment s’y prendre. Maladroite, elle le redresse et lui chuchote à l’oreille : «It’s not your fault», en ajoutant ensuite «Perhaps this was really the only thing I had ever wanted to say to anyone, and be told.» (p. 7) Suite à cette affirmation révélatrice quant à l’isolement du personnage, le texte bascule dans une deuxième envolée fantaisiste, alors qu’elle s’endort auprès de Vincent qui est quant à lui inconscient :</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">I slept and dreamed that Vincent was slowly sliding his hands up my shirt as we kissed. I could tell my breasts were small from the way his palms were curved. Larger breasts would have required a less acute angle. He held them as if he had wanted to for a long time, and suddenly, I saw things as they really were. He loved me. He was a complete person with layers of percolating emotions, some of them spiritual, some tortured in a more secular way, and he burned for me. This complicated flame of being was mine. (p. 7)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Cette vie rêvée, où la narratrice s’émerveille devant la complexité de Vincent, son amoureux secret, est rapidement interrompue par le retour d’Helena. Celle-ci lui demande brusquement d’aller chercher un sac en plastique qui se trouve sur le dessus du frigo. Encore une fois, la narratrice se montre inapte à réagir de façon appropriée et se met à fabuler devant les photos qui se trouvent sur le frigo :</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">They had pictures of children on their refrigerator. They had friends, and these friends had given birth to more friends. I had never seen anything as intimate as the pictures of these children. I wanted to reach up and grab the plastic bag from the top of the refrigerator, but I also wanted to look at each child. One was named Trevor, and he was having a birthday party this Saturday. <em>Please come!</em> the invitation said. <em>We’ll have a whale of a time!</em> and there was a picture of a whale. It was a real whale, a photograph of a real whale. I looked into its tiny wise eye and wondered where that eye was now. Was it alive and swimming, or had it died long ago, or was it dying now, right this second? When a whale dies, it falls down through the ocean slowly, over the course of a day. (p. 9)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">À ce moment, Helena met fin aux rêveries de la narratrice, et cette interruption constitue la chute de la nouvelle, c’est-à-dire ce retour forcé à la réalité que j’évoquais plus tôt. Après avoir rêvé d’une histoire d’amour avec Vincent, après avoir envisagé une compréhension mutuelle, la narratrice se retrouve devant le couple bien réel qui n’a aucune considération pour elle : «He was waking up. She was kissing Vincent, and he was rubbing his neck. I wondered what he remembered. She was sitting on his lap now, and she had her arms wrapped around his head. They did not look up when I walked past.» (p. 10)</p> <p style="text-align: justify;">Mais la portée de la nouvelle «The Shared Patio» ne se résume pas à ce rejet d’une pauvre esseulée. Intercalée dans l’histoire que j’ai résumée à grands traits, se trouvent une série de paragraphes en italique. Nous apprenons, après l’incident avec Vincent et Helena, que la narratrice soumet depuis quelque temps des textes au magazine <em>Positive</em>, qui s’adresse aux gens atteints du VIH. La narratrice adore ce magazine, car il s’agit selon elle du seul dont les visées sont entièrement positives. Les textes qui y sont publiés visent simplement le réconfort des lecteurs. La narratrice souligne que ce type de textes semble facile à rédiger, mais ajoute qu’il s’agit d’une illusion : «They seem easy to write, but that’s the illusion of all good advice. Common sense and the truth should feel authorless, writ by time itself.» (p. 10) À la toute fin, elle confie qu’aucun de ses textes n’a été accepté jusqu’à présent. Elle affirme s’approcher du but, et la nouvelle se clôt sur un des textes qu’elle a soumis à <em>Positive</em> :</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><em>Do you have doubts about life? Are you unsure if it is worth the trouble? Look at the sky: that is for you. Look at each person’s face as you pass on the street: those faces are for you. And the street itself, and the ground under the street, and the ball of fire underneath the ground: all these things are for you. They are as much for you as they are for other people. Remember this when you wake up in the morning and think you have nothing. Stand up and face the east. Now praise the sky and praise the light within each person under the sky. It’s okay to be unsure. But praise, praise, praise.</em> (p. 11)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Ce texte, plein de bons sentiments, doit être lu à la lumière de la solitude radicale du personnage. S’il s’agit d’un texte ronronnant qui a tout pour attirer les sarcasmes de lecteurs cyniques, le contexte dans lequel il est écrit lui confère son importance; la narratrice, tout à la fois inapte et désireuse de rencontres intersubjectives, s’en remet à cette forme de rencontre dans la distance que permet l’écriture. Je suis tenté d’y lire quelque chose comme une éthique du don, une forme de disponibilité qui trouve son fondement dans la solitude. La solitude du sujet écrivant, certes, mais également la conscience que cette solitude est partagée avec d’autres individus. Contrairement à ce que Rilke propose, elle ne recherche pas la solitude pour écrire, mais voit plutôt dans l’écriture la possibilité d’échapper à son isolement.</p> <p style="text-align: justify;"><span style="color: #808080;"><strong>Un réalisme de la fuite</strong></span></p> <p style="text-align: justify;">Le recueil de Miranda July incarne une forme de réalisme bien particulier, un réalisme de la fuite de la réalité. Pour rendre le monde habitable, il faut savoir rêver, et si les affabulations ne durent qu’un temps, elles permettent tout de même d’insuffler un semblant de bonheur à un réel qui en est dépourvu. La nouvelle «The Swim Team» permet de saisir à quel point la notion de chute, dans ce recueil, est indissociable de ce rapport fuyant à la réalité. Le texte débute avec une adresse à l’ex-copain de la narratrice : «This is the story I wouldn’t tell you when I was your girlfriendé. » (p. 13) Celui-ci, du temps de leurs amours, lui demandait constamment ce qu’elle faisait lorsqu’elle vivait à Belvedere: «Was I naked for the entire year? The reality began to seem barren. And in time I realized that if the truth felt empty, then I probably would not be your girlfriend much longer.» (p. 13) Si cet amoureux espérait qu’elle lui révèle des détails croustillants de son existence passée, nous apprenons rapidement que les faits n’ont rien de bien salaces. En effet, la narratrice nous raconte comment elle est devenue la professeure de natation de trois octogénaires, à Belvedere, cette ville où il n’y a pas de piscine ni de plan d’eau. Néanmoins, les cours de natation ont eu lieu dans la cuisine de la narratrice, qui préparait deux fois par semaine des bacs d’eau salée dans lesquels les élèves pouvaient immerger leur tête afin d’apprendre les rudiments de la nage. Contrairement à la nouvelle «The Shared Patio», il y a dans ce texte la mise en place d’un espace fantaisiste commun qui vient attester de la possibilité de partager l’expérience. La narratrice n’hésite pas à proférer de pieux mensonges afin de motiver ses élèves :</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">I admitted these were not perfect conditions for learning to swim, but, I pointed out, this was how Olympic swimmers trained when there wasn’t a pool nearby. Yes yes yes, this was a lie, but we needed it because we were four people lying on the kitchen floor, kicking it loudly as if angry, as if furious, as if disappointed and frustrated and not afraid to show it. (p. 16)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Toutefois, il faut nuancer cet exemple de la possibilité d’une expérience intersubjective, puisqu’on comprend bien, grâce au contexte de la narration, qu’il s’agit d’un moment exceptionnel, d’un souvenir précieux, empreint de nostalgie, que la narratrice n’arrive pas à partager. D’ailleurs, et cela est significatif pour mon propos, le début du texte nous annonçait clairement que cette impossibilité était pour la narratrice le début de la fin de sa relation. Malgré l’importance que revêtent ces moments qui appartiennent au passé de la narratrice, la nouvelle vie de celle-ci lui laisse entrevoir à quel point ils peuvent sembler grotesques: «I know it’s hard for you to imagine me as someone called Coach. I had a very different identity in Belvedere, that’s why it was so difficult to talk about it with you.» (p. 18) La fin du texte vient d’ailleurs confirmer cette inadéquation radicale entre le rapport à la réalité de la narratrice et celui de son amoureux. Grâce à un glissement temporel subtil, on apprend à la fin du texte que leur relation est bel et bien terminée, le récit de la vie à Belvedere apparaissant dès lors comme étant un moyen de fuir la réalité immédiate, la narratrice s’évadant dans une anamnèse réconfortante. Ce passage illustre à merveille l’enjeu qui me préoccupe, à savoir l’adéquation entre l’effet textuel lié à la chute dans la forme brève et la rechute dans la réalité qu’exposent, l’une après l’autre, les nouvelles de Miranda July :</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;">It’s been three hours since I ran into you at the bookstore with the woman in the white coat. What a fabulous white coat. You are obviously completely happy and fulfilled already, even though we only broke up two weeks ago. I wasn’t even totally sure we were broken up until I saw you with her. You seem incredibly faraway (sic) to me, like someone on the other side of a lake. A dot so small that it isn’t male or female or young or old; it is just smiling. Who I miss now, tonight? is Elizabeth, Kelda, and Jack Jack. They are dead, of this I can be sure. What a tremendously sad feeling. I must be the saddest swim coach in all of history. (p. 18)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;">Cette insistance sur l’incommunicabilité et sur la solitude du sujet contemporain m’apparaît importante en ce qu’elle adresse à notre époque des questions qui concernent ses fondements. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un hasard si tant d’oeuvres littéraires, ces dernières années, se montrent soucieuses quant à la solitude des individus et insistent à ce point sur l’importance des rapports intersubjectifs. On pourrait objecter avec raison qu’il s’agit d’un thème universel qui traverse l’histoire de la littérature, mais je répondrais que ce thème acquiert une signification particulière dans le contexte contemporain. Sa récurrence est à mettre en perspective puisqu’elle est le symptôme d’un certain rejet des expérimentations postmodernes au profit d’un retour au récit, soucieux quant à lui de mettre en relief différents problèmes sociaux de notre époque. Ainsi, <em>No One Belongs Here More Than You</em> partage les préoccupations d’oeuvres comme <em>Birds of America</em> (1998) de Lorrie Moore, <em>A Heartbreaking Work of Staggering Genius</em> (2000) de Dave Eggers, <em>The Corrections</em> (2001) de Jonathan Franzen, ou encore, plus récemment, le roman inachevé de David Foster Wallace <em>The Pale King</em> (2011). Ces textes soulignent à grands traits un paradoxe de l’ère des communications, c’est-à-dire la précarisation des rapports sociaux qui lui est corollaire. Si le retour au récit que l’on constate dans la littérature contemporaine incarne une volonté de se distancier des expérimentations formelles des décennies précédentes, ces textes, tout comme les nouvelles de Miranda July, montrent bien qu’il a aussi partie liée à l’isolement social et à la solitude grandissante des occidentaux. J’ai proposé plus tôt que le recueil de Miranda July témoigne d’une éthique du don, mais il s’agit tout autant d’une éthique du souci. Un souci relatif à la fragilité de ce qu’il y a d’humain en nous, cette capacité de percevoir chez l’autre la condition de possibilité de nos existences mutuelles. Le recueil de Miranda July pose un constat de cet ordre, et s’il s’en dégage une certaine amertume, il n’est pas non plus dénué d’espoir:&nbsp;«People just need a little help because they are so used to not loving.» (p. 138)</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <p style="text-align: justify;"><strong><a name="note1"></a><a href="#renvoi1">[1]</a></strong> Rainer Maria Rilke, <em>Lettres à un jeune poète et autres lettres</em>, Paris, GF Flammarion, 1994, p. 68. [traduction de Claude Porcell]</p> <p style="text-align: justify;"><br /><a name="note2"></a><a href="#renvoi2"><strong>[2]</strong></a> Ibid., p. 38.</p> <p style="text-align: justify;"><br /><strong><a name="note3"></a><a href="#renvoi3">[3]</a></strong> Edgar Allan Poe, <em>Histoires grotesques et sérieuses</em>, Paris, GF-Flammarion, 1986, p. 227. [traduction de Charles Baudelaire]</p> <p style="text-align: justify;"><br /><a name="note4"></a><a href="#renvoi4"><strong>[4]</strong></a> En introduction à <em>Bulles. Sphères 1</em>, Sloterdijk écrit ceci : «Si je devais donc porter mon sceau à l’entre de cette trilogie, il se lirait ainsi : ‘Puisse se tenir loin de ces lieux celui qui n’a pas la volonté de louer le transfert et de réfuter la solitude.’ » cf. Peter Sloterdijk, <em>Bulles. Sphères 1</em>, Paris, Hachette Littératures (coll. Pluriel Philosophie), 2002 [1998], p. 14.<br /><br /></p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/la-r-alit-semblait-de-plus-en-plus-st-rile#comments Empathie États-Unis d'Amérique Éthique Fabulation FOSTER WALLACE, David FRANZEN, Jonathan Individualisme JULY, Miranda MOORE, Lorrie Narrativité POE, Edgar Allan Poétique du recueil Postmodernité Relations humaines RILKE, Rainer Maria SLOTERDIJK, Peter Solitude Nouvelles Wed, 15 Jun 2011 13:42:45 +0000 Simon Brousseau 349 at http://salondouble.contemporain.info Fin d'une ère et début de jeu http://salondouble.contemporain.info/lecture/fin-dune-ere-et-debut-de-jeu <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/tremblay-gaudette-gabriel">Tremblay-Gaudette, Gabriel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/player-one-what-is-to-become-of-us">Player One: What Is to Become of Us</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mise en jeu d'une apocalypse</strong></span></p> <p>Oublions un instant les sc&eacute;narios extr&ecirc;mement improbables, comme une invasion de zombies, une guerre intersid&eacute;rale, ou une r&eacute;bellion de robots-tueurs. Peut-on penser &agrave; une plausible amorce de fin du monde, dont l&rsquo;humain serait directement responsable? Le mode de vie occidental actuel et le nombre &eacute;lev&eacute; d&rsquo;habitants sur la plan&egrave;te pourraient-ils provoquer des circonstances menant au d&eacute;clenchement du dernier acte de la com&eacute;die humaine humaine? Certes, les bonzes d&rsquo;Hollywood s&rsquo;&eacute;vertuent &agrave; nous proposer sur grand &eacute;cran des visions de telles catastrophes, mais ceci n&rsquo;est que pr&eacute;texte &agrave; encha&icirc;ner les s&eacute;quences spectaculaires d&rsquo;effets sp&eacute;ciaux. Toutefois, dans le domaine de la litt&eacute;rature, dont le terrain de jeu se situe habituellement davantage au plan de l&rsquo;int&eacute;riorit&eacute; psychologique que dans le fla fla tonitruant, l&rsquo;imaginaire de la fin est un moment fort de remise en question et de l&rsquo;introspection collective: le d&eacute;sastre y est source de r&eacute;flexions, et non de pyrotechnies. </p> <p>Dans sa plus r&eacute;cente parution, <em>Player One: What Is to Become of Us</em>, Douglas Coupland propose une r&eacute;ponse tr&egrave;s plausible &agrave; cette question de la fin probable de l&rsquo;humanit&eacute;, ce qui lui donne l&rsquo;occasion d&rsquo;enfermer pendant cinq heures<a href="#note1a" name="note1"><strong>[1]</strong></a> une demi-douzaine de personnages dans le bar d&rsquo;un h&ocirc;tel &agrave; proximit&eacute; de l&rsquo;a&eacute;roport Lester B. Pearson de Toronto. Ce huis-clos donne l&rsquo;occasion &agrave; ceux-ci de r&eacute;fl&eacute;chir tour &agrave; tour, en soliloques et en dialogues, &agrave; propos du futur de l&rsquo;humanit&eacute;, de la notion du temps, de la capacit&eacute; &agrave; concevoir sa propre vie sous la forme d&rsquo;un r&eacute;cit, de l&rsquo;omnipotence vertigineuse du Web et d&rsquo;autres sujets triviaux. Coupland, qui a d&eacute;j&agrave; flirt&eacute; avec l&rsquo;imaginaire de la fin dans <em>Generation X</em> (1991), <em>Girlfriend in a Coma</em> (1998) et <em>Generation A</em> (2009), d&eacute;clenche la fin de l&rsquo;humanit&eacute; avec une pr&eacute;misse &eacute;tonnamment fonctionnelle: il reprend l&rsquo;hypoth&egrave;se du g&eacute;ologue Marion King Hubbert, qui avait pr&eacute;dit dans les ann&eacute;es 1950 que la production plan&eacute;taire de p&eacute;trole allait atteindre un sommet (le <em>Hubbert&rsquo;s Peak of Oil Production</em>), auquel moment le prix du baril allait escalader &agrave; une vitesse vertigineuse<a href="#note2a" name="note2"><strong>[2]</strong></a>. C&rsquo;est ce qui se produit dans <em>Player One</em>: en quelques minutes, le baril passe de 250$ &agrave; 410$ l&rsquo;unit&eacute;, ce qui cause des &eacute;meutes plan&eacute;taires et donne tout son sens &agrave; l&rsquo;expression &laquo;jungle urbaine&raquo;, puisque c&rsquo;est la loi du plus fort (et du mieux arm&eacute;) qui pr&eacute;domine soudainement. La situation est d&eacute;crite de la mani&egrave;re suivante par une jeune gothique de 15 ans: &laquo;It&rsquo;s been one great big hockey riot for the past half-hour. There&rsquo;s no gas left. Everyone&rsquo;s going apeshit. I&rsquo;ve been taking pictures.&raquo; (p.90) </p> <p>L&rsquo;annonce de cette augmentation exponentielle du prix du baril de p&eacute;trole, et le d&eacute;clenchement quasi-instantan&eacute; d&rsquo;une panique g&eacute;n&eacute;ralis&eacute;e se traduisant par une violence aveugle, sont observ&eacute;s de loin par les quatre personnages principaux du r&eacute;cit. Karen est une m&egrave;re monoparentale ayant pris l&rsquo;avion pour venir rencontrer un inconnu dont elle a fait la connaissance sur le Web (plus pr&eacute;cis&eacute;ment, sur un forum de discussion apocalyptique anticipant la venue du <em>Hubbert&rsquo;s Peak</em>); Rick est un homme dans la quarantaine ayant perdu sa famille dans le fond d&rsquo;une bouteille, depuis contraint, comble de l&rsquo;ironie, &agrave; travailler comme barman; Luke est un pasteur d&eacute;sabus&eacute; qui a, le matin m&ecirc;me de la journ&eacute;e o&ugrave; se d&eacute;roule les &eacute;v&eacute;nements, d&eacute;valis&eacute; le compte bancaire de sa paroisse et qui trimballe dans ses poches la rondelette somme de 20&nbsp;000 dollars; et Rachel est une jeune femme splendide qui est toutefois atteinte de nombreux troubles neurologiques la rendant incapable de reconna&icirc;tre les visages, de comprendre les &eacute;motions et de vivre ad&eacute;quatement en soci&eacute;t&eacute;. Ajoutons &eacute;galement &agrave; ces protagonistes un motivateur professionnel, un Casanova rat&eacute;, un jeune homme d&eacute;pendant &agrave; son iPhone et un tireur fou messianique. </p> <p>Un dernier acteur tient un r&ocirc;le important dans <em>Player One</em>, et son discours en forme de narration homodi&eacute;g&eacute;tique se trouve &agrave; la fin de chacun des cinq chapitres de l&rsquo;&oelig;uvre. Agissant un peu &agrave; la mani&egrave;re d&rsquo;un ch&oelig;ur dans une trag&eacute;die grecque &mdash;il n&rsquo;est pas un personnage intervenant dans la di&eacute;g&egrave;se&mdash;, celui (ou celle) qui est nomm&eacute; Player One commente les actions et les pens&eacute;es des personnages avec un ton d&eacute;tach&eacute; lui permettant de porter un regard lucide sur la catastrophe qui se d&eacute;roule. En plus de donner l&rsquo;occasion &agrave; Coupland de livrer des observations plus mordantes et globales sur ce qui se joue dans son roman, Player One permet de dissiper la tension narrative de la progression du r&eacute;cit en d&eacute;voilant de mani&egrave;re laconique les &eacute;l&eacute;ments-cl&eacute; &agrave; survenir: qui mourra, qui survivra, qui commettra des actions &eacute;tonnantes ou d&eacute;plorables, etc. L&rsquo;utilisation de ce narrateur extrins&egrave;que au r&eacute;cit a un double effet: dans un premier temps, de mettre &agrave; mal l&rsquo;une des forces de l&rsquo;&eacute;criture couplandienne (la capacit&eacute; &agrave; offrir un r&eacute;cit toujours captivant sans &ecirc;tre haletant), et, dans un second temps, de concentrer l&rsquo;attention du lecteur sur les r&eacute;flexions et les propos des personnages, qui deviennent d&egrave;s lors l&rsquo;enjeu de la lecture.</p> <p>Coupland opte pour une approche narrative multifocale, d&eacute;j&agrave; pr&eacute;sente dans <em>Hey Nostradamus</em> (2003) et raffin&eacute;e dans <em>Generation A</em> (2009). Or, dans ces deux romans, la narration multifocale &eacute;talait un spectre de perceptions vari&eacute;es sur des &eacute;v&eacute;nements de longue dur&eacute;e; dans <em>Player One</em>, l&rsquo;action, concentr&eacute;e sur seulement cinq heures, peut &ecirc;tre diss&eacute;qu&eacute;e avec davantage de nuances puisque les cinq personnages qui se relaient la focalisation du r&eacute;cit ont des postures tr&egrave;s particuli&egrave;res et portent tous un regard diff&eacute;rent sur l&rsquo;existence et sur leur &eacute;poque. Les opinions vari&eacute;es des personnages, s&rsquo;ils pr&eacute;sentent par moment certains points de convergence, permettent de faire l&rsquo;&eacute;talage de contradictions &eacute;clairantes pour brosser le portrait des affres de notre temps. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Observer le contemporain</strong></span> </p> <p>Giorgio Agamben explicitait &eacute;loquemment dans son essai <em>Qu&rsquo;est-ce que le contemporain?</em> les qualit&eacute;s particuli&egrave;res du sujet contemporain: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Le contemporain est celui qui per&ccedil;oit l&rsquo;obscurit&eacute; de son temps comme une affaire qui le regarde et qui n&rsquo;a de cesse de l&rsquo;interpeller, quelque chose qui, plus que toute lumi&egrave;re, est directement et singuli&egrave;rement tourn&eacute; vers lui. Contemporain est celui qui re&ccedil;oit en plein visage le faisceau des t&eacute;n&egrave;bres qui provient de son temps<a href="#note3a" name="note3"><strong>[3]</strong></a>.<br /> </span></div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> </span><span style="color: rgb(0, 0, 0);">L&rsquo;&eacute;crivain fait acte de t&eacute;moin, de scribe et de commentateur de son temps lorsqu&rsquo;il prend un certain recul &mdash;le temps d&rsquo;&eacute;crire un roman&mdash;, sa mise en retrait volontaire de sa soci&eacute;t&eacute; lui permettant de l&rsquo;observer avec une distance critique n&eacute;cessaire. C&rsquo;est le jeu auquel se pr&ecirc;te Coupland de roman en roman. L&rsquo;auteur poursuit son &oelig;uvre de descripteur du contemporain, lui qui avait il y a deux d&eacute;cennies si bien r&eacute;ussi &agrave; cristalliser le d&eacute;tachement, le rapport ambivalent &agrave; la culture populaire et le d&eacute;sarroi d&rsquo;une strate de population dans son premier roman <em>Generation X</em> que ce terme a &eacute;t&eacute; consacr&eacute; par les sociologues.</span></div> <div> Coupland avait d&eacute;j&agrave; proc&eacute;d&eacute; &agrave; une forme de mise &agrave; jour de certaines de ses &oelig;uvres: les jeunes adultes incapables de composer avec leur r&eacute;alit&eacute; qui pr&eacute;f&eacute;raient fictionnaliser leurs existences dans <em>Generation X</em> en 1991 sont devenus des jeunes adultes incapables de cr&eacute;er des histoires dans <em>Generation A</em> en 2010; les employ&eacute;s serviles et misanthropes de Microsoft dans <em>Microserfs</em> en 1995 sont devenus des jeunes <em>geeks</em> employ&eacute;s d&rsquo;une compagnie de jeux vid&eacute;o, prosp&egrave;res et ouverts sur le monde dans <em>JPod</em> en 2006. C&rsquo;est donc dire que Coupland sait se mettre &agrave; jour d&rsquo;une parution &agrave; l&rsquo;autre.</div> <p> Il le prouve d&rsquo;ailleurs &eacute;loquemment d&egrave;s les premi&egrave;res lignes de <em>Player One</em>. Apr&egrave;s que Karen ait observ&eacute; qu&rsquo;un jeune adolescent la filme avec son iPhone depuis qu&rsquo;elle a d&eacute;tach&eacute; deux boutons de son chemisier, elle pense pour elle-m&ecirc;me: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Those little bright blue windows she always sees from her back-row seat in Casey&rsquo;s school auditorium, a jiggling sapphire matrix of memories that will, in all likelihood, never be viewed, because people who tape music recitals tape pretty much everything else, and there&rsquo;s not enough time in life to review even a fraction of those recorded memories. Kitchen drawers filled with abandoned memory cards. Unsharpened pencils. Notepads from realtors. Dental retainers. The drawer is a time capsule. (p.2) </span></div> <p> En quelques lignes, Coupland rel&egrave;ve comment la propension &agrave; l&rsquo;enregistrement num&eacute;rique provoque une accumulation exponentielle des m&eacute;moires externalis&eacute;es, devenant archives du pass&eacute; surann&eacute; d&egrave;s son enregistrement; une m&eacute;moire externe accessible et d&eacute;pass&eacute;e tout &agrave; la fois. </p> <p>Les observations cyniques sur notre temps s&rsquo;intercalent avec fluidit&eacute; au milieu d&rsquo;un r&eacute;cit de catastrophe. Par exemple, le pr&ecirc;tre Luke d&eacute;plore la liste fort r&eacute;duite des sept p&eacute;ch&eacute;s capitaux qui lui servent de mat&eacute;riel de travail : </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">There are only seven sins, not even eight, and once you&rsquo;ve heard about nothing but seven sins over and over again, you must resort to doing Sudoku puzzles on the other side of the confessional, praying for someone, anyone, to invent a new sin and make things interesting again. (p.8) </span></div> <p> Qui plus est, il souhaite que cette liste soit actualis&eacute;e: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Luke thinks sins badly need updating and he keeps a running list in his head of contemporary sins that religion might well consider: the willingness to tolerate information overload; the neglect of the maintenance of democracy; the deliberate ignorance of history; the equating of shopping with creativity; the rejection of reflective thinking; the belief that spectacle is reality; vicarious living through celebrities. And more, so much more. (p.112) <br /> </span></div> <div><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><br /> </span><span style="color: rgb(0, 0, 0);">Le personnage a tendance &agrave; bl&acirc;mer le Web comme la source de tous les maux contemporains. Il ne respecte visiblement pas cette technologie, allant m&ecirc;me jusqu&rsquo;&agrave; songer : &laquo;Goddamn Internet. And his computer&rsquo;s spell-check always forces him to capitalize the word &ldquo;Internet&rdquo;. Come on: World War Two <em>earned</em> its capitalisation. The Internet just sucks human beings away from reality.&raquo; (p.24)</span></div> <div> Luke n&rsquo;est pas le seul &agrave; voir le Web, les ordinateurs et les technologies de l&rsquo;information comme agent d&rsquo;un changement consid&eacute;rable de notre &eacute;poque. La premi&egrave;re fois que Rick pose les yeux sur Rachel, il se l&rsquo;imagine &ecirc;tre ainsi:</div> <p></p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">She&rsquo;s most likely addicted to video games and online shopping, bankrupting her parents in an orgy of oyster merino and lichen alpaca. Fancy a bit of chit-chat? Doubtful. She&rsquo;d most likely text him, even if they were riding together in a crashing car&mdash;and she&rsquo;d be fluent in seventeen software programs and fully versed in the ability to conceal hourly visits to gruesome military photo streams. She probably wouldn&rsquo;t remember 9/11 or the Y2K virus, and she&rsquo;ll never bother to learn a new language because a machine will translate the world for her in 0.034 seconds. (p.27) </span></div> <p> Non sans une certaine ironie, Coupland s&rsquo;interroge et formule des hypoth&egrave;ses sur ce qu&rsquo;il peut advenir de nous<a href="#note4a" name="note4"><strong>[4]</strong></a>. Certains des th&egrave;mes chers &agrave; l&rsquo;auteur - la solitude, la perception du temps, l&rsquo;influence de la technologie, la foi, l&rsquo;imaginaire de la fin - sont abord&eacute;s, bien que succinctement, &agrave; un moment ou un autre du r&eacute;cit. Coupland ne traite pas le contemporain avec la rigueur th&eacute;orique d&rsquo;un philosophe ou d&rsquo;un essayiste, mais il r&eacute;ussit tout de m&ecirc;me &agrave; g&eacute;n&eacute;rer une exp&eacute;rience litt&eacute;raire forte, dr&ocirc;le et propice aux <em>musements</em><a href="#note5a" name="note5"><strong>[5]</strong></a> de la part du lecteur. L&rsquo;&eacute;crivain qui, par le biais d&rsquo;un de ses personnages, indique d&egrave;s le d&eacute;but du r&eacute;cit l&rsquo;importance de voir son existence comme un r&eacute;cit: &laquo;Our curse as humans is that we are trapped in time; our curse is that we are forced to interpret life as a sequence of events&mdash;a story&mdash;and when we can&rsquo;t figure out what our particular story is, we feel lost somehow&raquo; (p.5), affirmer, au terme de l&rsquo;&oelig;uvre, que cette conception de notre r&eacute;cit de vie est impraticable &agrave; notre &eacute;poque: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Information overload triggered a crisis in the way people saw their lives. It sped up the way we locate, cross-reference, and focus the questions that define our essence, our roles&mdash;our stories. The crux seems to be that our lives stopped being stories. And if we are no longer stories, what will our lives have become? (p.211)<br /> </span></div> <div>Or, plut&ocirc;t que de verser dans un pessimisme nostalgique d&rsquo;un pass&eacute; plus simple, Coupland propose une version revue et am&eacute;lior&eacute;e de cette id&eacute;e, qui &eacute;corche au passage un certain discours technophile valorisant les nouveaux m&eacute;dias comme un pays de cocagne&nbsp;des nouvelles exp&eacute;rimentations narratives: &laquo;&nbsp;Non-linear stories? Multiple endings? No loading times? It&rsquo;s called life on earth. Life need not be a story, but it does need to be an adventure.&raquo; (p.211)</div> <p> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Avant la fin</strong></span></p> <p>Il est certes curieux que la question de la fin de l&rsquo;humanit&eacute;, pourtant centrale comme contexte narratif au r&eacute;cit, devienne quelque peu secondaire et prenne la forme d&rsquo;un bruit de fond &agrave; mi-chemin dans le roman, ressurgissant sporadiquement mais sans grand impact (ce qui est antinomique, puisque c&rsquo;est bien de la Fin avec un grand F dont il est ici question!). On l&rsquo;aura sans doute compris, cette amorce n&rsquo;est employ&eacute;e que pour permettre de placer les personnages dans un &eacute;tat de crise qui se traduit bien par une sensibilit&eacute; &agrave; fleur de peau, doubl&eacute;e d&rsquo;une honn&ecirc;tet&eacute; totale, ouvrant la voie &agrave; des discours et des confessions sans retenue. Il est donc l&eacute;gitime de reprocher &agrave; Coupland d&rsquo;avoir mis la table en vue de l&rsquo;an&eacute;antissement de l&rsquo;esp&egrave;ce humaine dans le premier tiers du r&eacute;cit pour ensuite se contenter d&rsquo;un huis-clos fort pertinent mais peut-&ecirc;tre incongru dans un contexte o&ugrave; un tel enjeu est en cours. Ce qui r&eacute;chappe cet impair est la grande qualit&eacute; des &eacute;changes entre les personnages, &eacute;changes <em>justement</em> permis par le cataclysme. </p> <p>En effet, force est de constater que Coupland arrive, avec ce roman, &agrave; la pleine ma&icirc;trise d&rsquo;une d&eacute;marche d&rsquo;auteur contemporain au seuil d&rsquo;une &eacute;criture postmoderniste; au seuil, puisqu&rsquo;il commente les faits et gestes d&rsquo;une soci&eacute;t&eacute; postmoderne sans pour autant revendiquer ou assumer de plain-pied une pratique esth&eacute;tique ou &eacute;thique appartenant &agrave; ce paradigme philosophique. Il continue donc &agrave; d&eacute;noncer les habitudes consum&eacute;ristes tout en employant sans vergogne le nom de marques d&eacute;pos&eacute;es, &agrave; signaler l&rsquo;absence de religion tout en pr&ocirc;nant une qu&ecirc;te spirituelle &eacute;mancip&eacute;e de l&rsquo;affiliation &agrave; une pratique dogmatique, et &agrave; interroger les d&eacute;rives de technologies dont on peut constater qu&rsquo;il saisit bien les particularit&eacute;s et applications.</p> <p>L&rsquo;ambivalence apparente des propos et comportements des personnages couplandiens si&eacute;rait mal &agrave; une &eacute;criture pamphl&eacute;tiste ou revendicatrice. Or, de par les tensions qu&rsquo;il met en mots dans son roman, l&rsquo;auteur reconduit le v&oelig;u d&rsquo;Agamben consistant &agrave; recevoir en plein visage le faisceau des t&eacute;n&egrave;bres de son &eacute;poque<a href="#note6a" name="note6"><strong>[6]</strong></a>: il d&eacute;peint et souligne la noirceur du contemporain, mais y incorpore aussi des touches lumineuses, principalement par l&rsquo;humour, ce qui conf&egrave;re &agrave; <em>Player One</em> un &eacute;quilibre nuanc&eacute;, &agrave; la fois salutaire et garant d&rsquo;une observation riche et renseign&eacute;e sur notre &eacute;poque. </p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Les faits saillants d&rsquo;une carri&egrave;re </strong></span> </p> <p>Par souci critique, il appara&icirc;t important de signaler que Coupland puise &eacute;norm&eacute;ment &agrave; ses propres &oelig;uvres en recyclant certains passages au travers de <em>Player One</em>. Il est d&rsquo;ailleurs int&eacute;ressant de noter que Coupland, en travaillant partiellement avec une approche de collage litt&eacute;raire, s&rsquo;inscrit dans un renouveau de cette pratique litt&eacute;raire, h&eacute;rit&eacute;e des dada&iuml;stes mais syst&eacute;matis&eacute;e dans le roman par Guy Tournaye (<em>Le d&eacute;codeur</em>, Gallimard, 2005), dans l&rsquo;article par Jonathan Lethem (<em>The ecstasy of Influence: A Plagiarism</em>, Harper&rsquo;s Magazine, f&eacute;vrier 2007) et dans l&rsquo;essai par David Shields (<em>Reality Hunger: A Manifesto</em>, Knopf, 2010). Ainsi, la r&ecirc;verie de Rick qui observe le chiffre du compteur de la pompe &agrave; essence augmenter rapidement telle une r&eacute;capitulation historique en acc&eacute;l&eacute;r&eacute; est identique &agrave; celle de John Johnson dans <em>Miss Wyoming</em> (1999); les soliloques sur la solitude comme mal de l&rsquo;&acirc;me de notre &eacute;poque de Karen sont des d&eacute;riv&eacute;s de ceux d&rsquo;Elizabeth Dunn d&rsquo;<em>Eleanor Rigby</em> (2004); l&rsquo;atteinte d&rsquo;un point de notre histoire culturelle et technologique o&ugrave; l&rsquo;ensemble de notre m&eacute;moire collective a &eacute;t&eacute; enregistr&eacute;e sur des outils p&eacute;riph&eacute;riques est une id&eacute;e qui remonte &agrave; <em>Microserfs</em> (1995), et ainsi de suite<a href="#note7a" name="note7"><strong>[7]</strong></a>. On peut consid&eacute;rer ces reprises par Coupland comme une forme de paresse &eacute;hont&eacute;e ou encore comme une forme d&rsquo;&nbsp;&laquo;autointertextualit&eacute;&raquo;, un <em>best of </em>que l&rsquo;auteur n&rsquo;aurait pas laiss&eacute; le soin &agrave; son &eacute;diteur de mettre en place. &Agrave; sa d&eacute;charge, puisque <em>Player One</em> est &agrave; l&rsquo;origine une s&eacute;rie de cinq lectures publiques dans le cadre de la s&eacute;rie Massey, on peut comprend pourquoi Coupland a souhait&eacute; offrir un compendium de ses &oelig;uvres pr&eacute;c&eacute;dentes &agrave; un nouveau public, en prenant tout de m&ecirc;me soin de les ins&eacute;rer dans un cadre narratif et di&eacute;g&eacute;tique original. Et il devient m&ecirc;me amusant, pour les lecteurs assidus de Coupland, de d&eacute;couvrir et de reconna&icirc;tre la provenance de ces id&eacute;es litt&eacute;raires pr&eacute;c&eacute;dentes. Mais, au final, il ne nous appartient pas de juger cette d&eacute;cision de l&rsquo;auteur<a href="#note8a" name="note8"><strong>[8]</strong></a>. &Agrave; cet effet, l&rsquo;&eacute;crivain renoue avec une pratique qui avait fait sa marque de commerce dans <em>Generation X</em>, soit celle de confectionner des n&eacute;ologismes assortis de d&eacute;finitions qui, chacun &agrave; leur mani&egrave;re, mettent en lumi&egrave;re un des traits de notre vie moderne. En voici une s&eacute;lection, en guise de conclusion: </p> <div class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">&laquo;<strong>Androsolophilia</strong>: The state of affairs in which a lonely man is romantically desirable while a lonely woman is not.&raquo; (p.216)<br /> &nbsp;<br /> &laquo;<strong>Blank-Collar Workers</strong>: Formerly middle-class workers who will never be middle-class again and who will never come to terms with that.&raquo; (p.218) <p></p></span><br /> <meta charset="utf-8" /><span style="color: rgb(128, 128, 128);">&laquo;<strong>Deomiraculositeria</strong>: God&rsquo;s anger at always being asked to perform miracles.&raquo; (p.222) &laquo;Grim Truth: You&rsquo;re smarter than TV. So what?&raquo; (p.227)<br /> &nbsp;<br /> &laquo;<strong>Omniscience fatigue</strong>: The burnout that comes with being able to know the answer to almost anything online.&raquo; (p.234) <br /> &nbsp;<br /> &laquo;<strong>Post-adolescent Expert Syndrome</strong>: The tendency of young, people, around the age of eighteen, males especially, to become altruistic experts on everything, a state of mind required by nature to ensure warriors who are willing to die with pleasure on the battlefield. Also the reason why religions recruit kamikazes pilots and suicide bombers almost exclusively from the 18-to-21 range. &ldquo;Kyle, I never would have guessed that when you were up in your bedroom playing World of Warcraft all through your teens, you were, in fact, becoming an expert on the films of Jean-Luc Godard&rdquo;.&raquo; (p.236)<br /> &nbsp;<br /> &laquo;<strong>Red Queen&rsquo;s Blog Syndrome</strong>: The more one races onto one&rsquo;s blog to assert one&rsquo;s uniqueness, the more generic one becomes.&raquo; (p.240) </span> <p> </p></div> <hr /> <div class="rteindent1"> <meta charset="utf-8" /> </div> <p><meta charset="utf-8" /><a href="#note1" name="note1a"><strong>[1]</strong></a>La di&eacute;g&egrave;se s&rsquo;&eacute;tale sur cinq heures, en autant de chapitres; chacune de ces sections a pr&eacute;alablement fait l&rsquo;objet d&rsquo;une lecture publique dans le cadre de la s&eacute;rie Massey commandit&eacute;e par la Canadian Broadcasting Company, House of Anansi Press et le Massey College de l&rsquo;Universit&eacute; de Toronto. Depuis novembre 2010, ces lectures sont disponibles en baladodiffusion sur la boutique iTunes. </p> <p><a href="#note2" name="note2a"><strong>[2]</strong></a>De nombreuses informations sur cette th&eacute;orie sont disponibles sur le site Web suivant: EcoSystems, <em>Hubbert Peak of Oil Production</em>, [en ligne]. <a href="http://www.hubbertpeak.com" title="http://www.hubbertpeak.com">http://www.hubbertpeak.com</a> (Page consult&eacute;e le 24 novembre 2010). </p> <p><a href="#note3" name="note3a"><strong>[3]</strong></a>Giorgio Agamben, <em>Qu&rsquo;est-ce que le contemporain?</em>, Paris, Rivages poche (Petite biblioth&egrave;que), 2008, p.22. </p> <p><a href="#note4" name="note4a"><strong>[4]</strong></a>Le sous-titre <em>What Is to Become of Us</em>, pourrait &ecirc;tre lu autant comme une affirmation qu&rsquo;une interrogation. </p> <p><a href="#note5" name="note5a"><strong>[5]</strong></a><em>Musement</em> est un calque de l&rsquo;anglais &laquo;&nbsp;musing&nbsp;&raquo;, d&eacute;signant une forme d&rsquo;errance mentale. Se r&eacute;f&eacute;rer aux th&eacute;ories de Charles Sanders Peirce pour de plus amples explications (si toutefois vous avez quelques ann&eacute;es &agrave; y consacrer). Pour ceux et celles qui voudraient faire l&rsquo;&eacute;conomie de cet apprentissage, Bertrand Gervais d&eacute;crit ce concept dans l&rsquo;introduction de son essai <em>Figures, lectures. Logiques de l&rsquo;imaginaire tome 1</em>, Montr&eacute;al, Le Quartanier, collection &laquo; Erres essais &raquo;, 243 pages, pp.15-42.</p> <p><a href="#note6" name="note6a"><strong>[6]</strong></a>Giorgio Agamben, <em>Op. cit.</em>, p.22. </p> <p><a href="#note7" name="note7a"><strong>[7]</strong></a>Il serait un peu futile de dresser une liste compl&egrave;te des emprunts &agrave; ses &oelig;uvres pr&eacute;c&eacute;dentes, mais sachez que chacune d&rsquo;entre elles a &eacute;t&eacute; &laquo;mise &agrave; contribution&raquo;. </p> <p><a href="#note8" name="note8a"><strong>[8]</strong></a>La distinction entre la pratique acceptable et malhonn&ecirc;te est peut-&ecirc;tre une affaire d&rsquo;appartenance continentale, apr&egrave;s tout; dans une entrevue avec &Eacute;cran Large, Jim Jarmush, reconnaissant s&rsquo;&ecirc;tre inspir&eacute; de cin&eacute;astes asiatiques pour la r&eacute;alisation de son film <em>Ghost Dog</em>, avait cit&eacute; Jean-Luc Godard: &laquo;En Am&eacute;rique, vous appelez &ccedil;a du plagiat, et en Europe, nous appelons &ccedil;a un hommage&raquo;. (Shamia Amirali, <em>Jim Jarmush &ndash; Broken Flowers Masterclass</em>, [en ligne]. <a href="http://www.ecranlarge.com/article-details-532.php" title="http://www.ecranlarge.com/article-details-532.php">http://www.ecranlarge.com/article-details-532.php</a> (Page consult&eacute;e le 3 d&eacute;cembre 2010).<br /> </p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/fin-dune-ere-et-debut-de-jeu#comments AGAMBEN, Giorgio Canada Cinéma Collage littéraire Contemporain Coupland, Douglas Cynisme GERVAIS, Bertrand GODARD, Jean-Luc Imaginaire de la fin Intertextualité JARMUSH, Jim LETHEM, Jonathan Narrativité PEIRCE, Charles Sanders SHIELDS, David TOURNAYE, Guy Roman Tue, 14 Dec 2010 18:26:24 +0000 Gabriel Gaudette 298 at http://salondouble.contemporain.info Regards littéraires sur une crise du temps http://salondouble.contemporain.info/antichambre/regards-litteraires-sur-une-crise-du-temps <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-text field-field-soustitre"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> Intertextes et présentisme </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p class="MsoNormal rteindent1" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><em><span lang="FR">Tout a d&eacute;sormais un autre rythme, je vis d&eacute;j&agrave; en dehors de la vie qui n&rsquo;existe pas. Je m&rsquo;arr&ecirc;te parfois pour regarder le cours des nuages, je regarde tout avec la curiosit&eacute; flegmatique d&rsquo;un diariste volubile et d&rsquo;un promeneur fortuit&nbsp;: je sais que je fais rire, mais je marche d&rsquo;un bon pas. Et quand j&rsquo;&eacute;cris &agrave; la maison, je me souviens des jours o&ugrave;, tr&egrave;s jeune, assis &agrave; cette &eacute;ternelle m&ecirc;me table, j&rsquo;ai commenc&eacute; &agrave; &eacute;crire, ce qui, pour moi, signifiait me mettre &agrave; l&rsquo;&eacute;cart, m&rsquo;arr&ecirc;ter, m&rsquo;attarder, reculer, d&eacute;faire, r&eacute;sister pr&eacute;cis&eacute;ment &agrave; cette course mortelle, &agrave; cette vitesse fr&eacute;n&eacute;tique g&eacute;n&eacute;rale qui, par la suite, a &eacute;t&eacute; aussi la mienne.</span></em></span><strong><span lang="FR"><a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn1">[1]</a></span></strong><span lang="FR"><a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn1"></a></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Le 9 novembre 2009, nous soulignions les vingt ans de la chute du mur de Berlin. Si cet &eacute;v&eacute;nement a &eacute;t&eacute; l&rsquo;occasion de r&eacute;jouissances &agrave; travers le monde, plusieurs penseurs ont propos&eacute; qu&rsquo;il repr&eacute;sente &eacute;galement de fa&ccedil;on symbolique la fin des grandes utopies sociales. Il s&rsquo;agit de l&rsquo;une des bornes historiques &agrave; partir desquelles il est permis de penser l&rsquo;&eacute;mergence d&rsquo;une exp&eacute;rience collective du temps <em>pr&eacute;sentiste</em>, que l&rsquo;historien Fran&ccedil;ois Hartog d&eacute;finit &laquo;comme [&eacute;tant un] refermement sur le seul pr&eacute;sent et point de vue du pr&eacute;sent sur lui-m&ecirc;me<a style="" href="#_ftn2" name="_ftnref" title=""><strong><span style="">[2]</span></strong></a>.&raquo; Zaki La&iuml;di ouvre son essai <em>Le sacre du pr&eacute;sent</em> en insistant sur le fait que la chute du mur de Berlin a &eacute;galement occasionn&eacute; l&rsquo;&eacute;croulement d&rsquo;un certain rapport au temps au profit de &laquo;l&rsquo;homme-pr&eacute;sent [qui] veut abolir le temps&raquo;. Cet homme-pr&eacute;sent, toujours selon La&iuml;di, est &laquo;[r]evenu de toutes les utopies sociales qu&rsquo;il tend d&eacute;sormais &agrave; ravaler au rang d&rsquo;illusions de masses, il radicalise son besoin d&rsquo;utopie par la recherche d&rsquo;un pr&eacute;sent sans cesse reconduit, le pr&eacute;sent &eacute;ternel<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn3"><span class="msoIns"><ins cite="mailto:Pierre-Luc%20Landry" datetime="2010-08-19T10:34"><span style="">[3]</span></ins></span></a>.&raquo; Ainsi, en opposition au r&eacute;gime d&rsquo;historicit&eacute; traditionnel o&ugrave; le pr&eacute;sent reconduit le pass&eacute; et au r&eacute;gime d&rsquo;historicit&eacute; moderne, quant &agrave; lui tendu vers un avenir jug&eacute; prometteur, le pr&eacute;sentisme serait un moment de crise o&ugrave; les rapports au pass&eacute; et au futur sont pr&eacute;caris&eacute;s au profit d&rsquo;un pr&eacute;sent immobile. Cette fragilisation de notre rapport au temps, loin d&rsquo;&ecirc;tre anodine, met en p&eacute;ril la capacit&eacute; de l&rsquo;individu &agrave; se figurer comme faisant partie d&rsquo;un devenir collectif. Paul Zawadzki, dans son article &laquo;Malaise dans la temporalit&eacute;. Dimensions d&rsquo;une transformation anthropologique silencieuse&raquo;, n&rsquo;h&eacute;site pas &agrave; parler d&rsquo;une crise du temps qui vient pr&eacute;cariser le devenir collectif: &laquo;Si <em>crise du temps</em> il y a, cette crise porte sur l&rsquo;inscription symbolique de l&rsquo;individu dans un devenir et un sens commun qui lui permettraient de se penser comme contemporain de ses contemporains, autrement dit de <em>faire soci&eacute;t&eacute;</em><a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn4"><strong><span style="">[4</span><span style="">]</span></strong></a>.&raquo;</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR"><o:p>&nbsp;<br /> </o:p></span><span lang="FR">Il ne me semble pas irr&eacute;aliste de croire que cette crise du temps diagnostiqu&eacute;e par de nombreux penseurs se refl&egrave;te dans la production litt&eacute;raire contemporaine. L&rsquo;importance des &eacute;critures autofictionnelles dans les derni&egrave;res ann&eacute;es, par exemple, pourrait &ecirc;tre interrog&eacute;e &agrave; l&rsquo;aune de ce constat. Cependant, d&rsquo;autres pratiques litt&eacute;raires fragilisent l&rsquo;&eacute;quation. Je souhaite ici proposer une mise &agrave; l&rsquo;&eacute;preuve de l&rsquo;id&eacute;e du pr&eacute;sentisme contemporain par le biais d&rsquo;une r&eacute;flexion sur l&rsquo;intertextualit&eacute;. Le texte <em>Le mal de Montano</em> (2002) d&rsquo;Enrique Vila-Matas, qui se construit en multipliant les r&eacute;f&eacute;rences aux &oelig;uvres litt&eacute;raires qui le pr&eacute;c&egrave;dent, me permettra de questionner les rapports au temps qu&rsquo;une &eacute;criture intertextuelle peut d&eacute;velopper. J&rsquo;interpr&eacute;terai le regard sur le monde contemporain qui est v&eacute;hicul&eacute; dans ce texte, pour ensuite interroger la signification d&rsquo;une des id&eacute;es centrales dans celui-ci, soit la n&eacute;cessit&eacute; pour le narrateur de lutter contre la mort de la litt&eacute;rature. Nous verrons que cette lutte entra&icirc;ne un rapport particulier au temps. J&rsquo;aborderai aussi la repr&eacute;sentation dans ce texte de deux &eacute;v&eacute;nements contemporains majeurs, soit le passage dans le XXIe si&egrave;cle et les attentats du 11 septembre 2001, qui peuvent &ecirc;tre consid&eacute;r&eacute;s, &agrave; la suite de la chute du mur de Berlin, comme &eacute;tant des moments phares dans la pr&eacute;carisation de notre rapport au temps. Cela me permettra de donner un bref aper&ccedil;u de la relation singuli&egrave;re au pr&eacute;sentisme qui s&rsquo;instaure dans le cas d&rsquo;une &eacute;criture intertextuelle. &Eacute;videmment, l&rsquo;analyse d&rsquo;un seul texte de fiction ne permet pas de tirer de grandes conclusions. J&rsquo;esp&egrave;re ici, plus modestement, montrer qu&rsquo;il peut &ecirc;tre fructueux d&rsquo;interpr&eacute;ter une &oelig;uvre litt&eacute;raire en interrogeant le regard qu&rsquo;elle v&eacute;hicule sur l&rsquo;exp&eacute;rience du temps qui semble dominer son &eacute;poque, dans ce cas-ci le pr&eacute;sentisme. </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span lang="FR">I. Na&icirc;tre posthume&nbsp;: L&rsquo;exp&eacute;rience intempestive de Rosario Girondo</span></span></strong></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR"><span style=""> </span><em>Le mal de Montano</em> met en sc&egrave;ne Rosario Girondo, un personnage narrateur obs&eacute;d&eacute; par la litt&eacute;rature. Sa manie de tout voir &agrave; partir de la litt&eacute;rature est si forte qu&rsquo;il devient irritant pour ses proches. S&rsquo;il fallait r&eacute;sumer en une phrase l&rsquo;intrigue de ce livre, comme l&rsquo;a fait Genette avec le monument de Proust, je dirais ceci: &laquo;Rosario devient la m&eacute;moire de la litt&eacute;rature.&raquo; Cette n&eacute;cessit&eacute; pour Rosario d&rsquo;incarner la m&eacute;moire de la litt&eacute;rature est motiv&eacute;e par une crainte qui parcourt l&rsquo;ensemble du texte, soit l&rsquo;imminence de la mort de la litt&eacute;rature. Rosario s&rsquo;inqui&egrave;te aussi du sort de l&rsquo;humanit&eacute;, dont l&rsquo;avenir lui semble li&eacute; &agrave; celui des Lettres: &laquo;[J]e me suis demand&eacute; ce qu&rsquo;il adviendra de nous quand, avec l&rsquo;&eacute;chec de l&rsquo;humanisme dont nous ne sommes plus que les funambules d&eacute;s&eacute;quilibr&eacute;s de la vieille corde coup&eacute;e, dispara&icirc;tra la litt&eacute;rature.<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn5"><strong><span style="">[5]</span></strong></a>&raquo; Cette image &eacute;trange o&ugrave; des funambules se trouvent sur une vieille corde coup&eacute;e fait admirablement &eacute;cho &agrave; l&rsquo;id&eacute;e corollaire &agrave; la notion de pr&eacute;sentisme selon laquelle la ligne du temps est rompue, r&eacute;duisant le sujet contemporain &agrave; l&rsquo;errance dans un pr&eacute;sent &eacute;ternel. Ce passage montre bien que le narrateur est conscient de la fin &mdash;ou du moins de l&rsquo;agonie&mdash; de la foi humaniste contenue dans l&rsquo;id&eacute;e de progr&egrave;s. Il est fascinant de voir &agrave; quel point cette id&eacute;e de la mort de la litt&eacute;rature, largement comment&eacute;e par la critique litt&eacute;raire, de Blanchot<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn6"><strong><span style="">[6]</span></strong></a> &agrave; Maingueneau<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn7"><strong><span style="">[7]</span></strong></a> en passant par William Marx<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn8"><strong><span style="">[8]</span></strong></a>, est r&eacute;investie par la fiction pour devenir, paradoxalement, le sujet d&rsquo;une &oelig;uvre litt&eacute;raire. En 2006, dans son essai intitul&eacute;<em> Contre Saint Proust ou la fin de la litt&eacute;rature</em>, Dominique Maingueneau affirmait ceci: &laquo;Sympt&ocirc;me de cette nouvelle condition de la cr&eacute;ation litt&eacute;raire, la multiplication des &oelig;uvres qui prennent pour mati&egrave;re les &oelig;uvres d&eacute;j&agrave; &eacute;crites. Par un l&eacute;ger mais d&eacute;cisif d&eacute;calage, la relation entre la litt&eacute;rature et le monde contemporain s&rsquo;affaiblit au profit de celle entre la litt&eacute;rature et le patrimoine litt&eacute;raire. [...] Le pouvoir de fascination de la Litt&eacute;rature majuscule s&rsquo;accro&icirc;t au fur et &agrave; mesure qu&rsquo;elle s&rsquo;ext&eacute;nue<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn9"><strong><span style="">[9]</span></strong></a>.&raquo; Cette &eacute;quation que Maingueneau &eacute;tablit et qui veut que la relation au monde contemporain s&rsquo;affaiblisse lorsque la litt&eacute;rature prend le patrimoine litt&eacute;raire comme mati&egrave;re &agrave; fabulation me semble inexacte, &agrave; tout le moins &agrave; la lecture du <em>Mal de Montano</em>. La fascination pour la litt&eacute;rature constitue ici un moyen fort pour &eacute;tablir un regard critique face au monde contemporain. Le lien avec celui-ci ne serait donc pas affaibli, comme le propose Maingueneau, mais plut&ocirc;t une source de conflit qui renforce et multiplie les tensions. Contre un pr&eacute;sent chronocentrique oublieux du pass&eacute; et dont l&rsquo;avenir est incertain, Rosario adopte une posture intempestive o&ugrave; l&rsquo;actuel est jug&eacute; &agrave; l&rsquo;aune du pass&eacute; litt&eacute;raire. Il est le d&eacute;positaire du pass&eacute; litt&eacute;raire, celui qui permet au pass&eacute; d&rsquo;introduire une faille dans le monolithe du pr&eacute;sent. </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">La fascination pour la litt&eacute;rature, dans le <em>Mal de Montan</em><em>o</em>, va de pair avec la critique de certains ph&eacute;nom&egrave;nes reli&eacute;s au pr&eacute;sentisme. La sc&egrave;ne o&ugrave; Rosario rencontre Teixeira, un homme &eacute;trange qui a abandonn&eacute; la litt&eacute;rature pour devenir un th&eacute;rapeute du rire, est exemplaire. Cet abandon de la litt&eacute;rature par Teixeira est rapidement associ&eacute; par le narrateur &agrave; l&rsquo;homme nouveau, &agrave; son d&eacute;sint&eacute;r&ecirc;t pour l&rsquo;art et la litt&eacute;rature. Rosario affirme que &laquo;Teixera n&rsquo;&eacute;tait pas, bien s&ucirc;r, un artiste, mais un criminel moderne ou, plut&ocirc;t l&rsquo;homme &agrave; venir, &agrave; moins qu&rsquo;il ne f&ucirc;t l&rsquo;homme d&eacute;j&agrave; venu, l&rsquo;homme nouveau avec son indiff&eacute;rence &agrave; l&rsquo;&eacute;gard de l&rsquo;art d&rsquo;autrefois et d&rsquo;aujourd&rsquo;hui, un homme au rire amoral, d&eacute;shumanis&eacute;. Un homme au rire de plastique, au rire de la mort.&raquo; (MM, p.111) De toute &eacute;vidence, selon ce passage, l&rsquo;homme contemporain est assimil&eacute; &agrave; une indiff&eacute;rence envers l&rsquo;art et la litt&eacute;rature. N&rsquo;est-il pas d&egrave;s lors possible de penser que l&rsquo;omnipr&eacute;sence de l&rsquo;intertextualit&eacute; soit un moyen mobilis&eacute; pour critiquer le pr&eacute;sentisme et l&rsquo;oubli de l&rsquo;histoire litt&eacute;raire qui le caract&eacute;rise? Le texte de Vila-Matas invite &agrave; le croire! Quelques pages plus loin, Rosario d&eacute;crit l&rsquo;homme moderne en convoquant sa m&eacute;moire litt&eacute;raire: &laquo;J&rsquo;ai fait un supr&ecirc;me effort de concentration et pris grossi&egrave;rement cong&eacute; de l&rsquo;homme sans qualit&eacute;s, de l&rsquo;<em>homme disponible</em> &mdash;comme l&rsquo;appelait Gide&mdash;, de l&rsquo;homme moderne qui ne fait rien, du nihiliste de notre temps.&raquo; (MM, p.139) Les occurrences de cette critique de notre &eacute;poque sont nombreuses dans le texte. De fait, Rosario tient ses contemporains pour responsables de la situation pr&eacute;caire de la litt&eacute;rature. C&rsquo;est son ami Tongoy qui lui propose de mobiliser son obsession de la litt&eacute;rature au service d&rsquo;une cause noble, celle de lutter contre la mort de la litt&eacute;rature. Il lui dit: &laquo;N&rsquo;as-tu pas pens&eacute; qu&rsquo;&agrave; l&rsquo;&eacute;poque o&ugrave; nous vivons, la pauvre litt&eacute;rature est assaillie par mille dangers, directement menac&eacute;e de mort et qu&rsquo;elle a besoin de ton aide?&raquo; (MM,<span class="msoIns"><ins cite="mailto:Pierre-Luc%20Landry" datetime="2010-08-19T10:57"> </ins></span>p.64) De fait, Rosario se donne pour mission d&rsquo;aider la litt&eacute;rature &agrave; se d&eacute;fendre contre les dangers qui la guette, et il le fait en renversant l&rsquo;id&eacute;e selon laquelle l&rsquo;homme contemporain risque de tuer la litt&eacute;rature. &Agrave; ce danger bien pr&eacute;sent, il oppose la force de la litt&eacute;rature qui a le pouvoir de sauver l&rsquo;humanit&eacute;. Remarquons dans ce passage que c&rsquo;est encore une fois une &oelig;uvre litt&eacute;raire qui est mobilis&eacute;e dans l&rsquo;argumentation de Rosario, qui cite les paroles d&rsquo;Ulrich, un personnage de <em>L&rsquo;homme sans qualit&eacute;s </em>de Robert Musil: </span></p> <p class="MsoNormal rteindent1" style="text-align: justify;"><span lang="FR"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">&laquo;Notre vie devrait &ecirc;tre totalement et uniquement litt&eacute;rature.&raquo; Applaudissements pour Ulrich. Je me demande pourquoi je serais si b&ecirc;te et ai cru pendant si longtemps que je devrais &eacute;radiquer mon mal de Montano, alors que celui-ci est la seule chose pr&eacute;cieuse et vraiment confortable que je poss&egrave;de. Je me demande aussi pourquoi je dois me repentir d&rsquo;&ecirc;tre si litt&eacute;raire alors que, tout compte fait, la litt&eacute;rature est le seul moyen de parvenir &agrave; sauver l&rsquo;esprit &agrave; une &eacute;poque aussi d&eacute;plorable que la n&ocirc;tre. Ma vie devrait &ecirc;tre, une bonne fois pour toutes, totalement et uniquement litt&eacute;rature. (MM, p.251) </span></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">On le voit, l&rsquo;utilisation du patrimoine litt&eacute;raire dans une &oelig;uvre de fiction n&rsquo;est pas n&eacute;cessairement, comme le propose Maingueneau, le sympt&ocirc;me d&rsquo;un affaiblissement de la relation au r&eacute;el. Bien au contraire, l&rsquo;&eacute;criture intertextuelle de Vila-Matas est motiv&eacute;e par un constat qui concerne la r&eacute;alit&eacute;: la litt&eacute;rature est menac&eacute;e par l&rsquo;oubli, et cet oubli est caract&eacute;ristique de l&rsquo;homme contemporain. L&rsquo;exemple du <em>Mal de Montano</em> montre que ce n&rsquo;est pas la litt&eacute;rature qui oublie la r&eacute;alit&eacute;, mais bien davantage notre exp&eacute;rience pr&eacute;sentiste de temps qui nous m&egrave;ne &agrave; d&eacute;laisser les tr&eacute;sors du pass&eacute;. Le regard que porte Rosario sur ses contemporains &eacute;tonne par sa proximit&eacute; avec le constat de Zaki La&iuml;di qui affirme que &laquo;[l]e pr&eacute;sent veut et pr&eacute;tend se suffire &agrave; lui-m&ecirc;me. Il construit son autarcie en se montrant d&eacute;lib&eacute;r&eacute;ment oublieux de sa gen&egrave;se comme de son &eacute;panouissement<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn10"><strong><span style="">[10]</span></strong></a>.&raquo; Dans cet ordre d&rsquo;id&eacute;e, l&rsquo;&eacute;criture intertextuelle implique un travail de m&eacute;moire qui est &eacute;galement un acte de r&eacute;sistance &agrave; l&rsquo;&eacute;gard du pr&eacute;sentisme ambiant. En d&eacute;veloppant un imaginaire de la litt&eacute;rature, Vila-Matas cr&eacute;e une interface entre le sujet et le monde o&ugrave; le pr&eacute;sent est largement investi par la m&eacute;moire, et par ce fait m&ecirc;me propose une sorte de contrepoint au pr&eacute;sentisme ambiant.</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><span lang="FR">II. Un m&eacute;lancolique face &agrave; l&rsquo;&eacute;v&eacute;nement&nbsp;: Rilke et le nouveau mill&eacute;naire, Kafka et les tours en flammes</span></strong></span><span lang="FR"> </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><em><span lang="FR">Le Mal de Montano</span></em><span lang="FR"> met en sc&egrave;ne deux &eacute;v&eacute;nements historiques d&rsquo;une grande importance&nbsp;: le passage &agrave; l&rsquo;an 2000 et les attentats du 11 septembre 2001, &agrave; Manhattan. Dans les deux cas, ces &eacute;v&eacute;nements sont relat&eacute;s par Rosario en &eacute;voquant des souvenirs litt&eacute;raires. Le rapport qu&rsquo;il entretient avec ces &eacute;v&eacute;nements appara&icirc;t empreint de m&eacute;lancolie &agrave; l&rsquo;&eacute;gard d&rsquo;un temps qui finit et d&rsquo;inqui&eacute;tude face &agrave; un temps qui commence. La description de ces &eacute;v&eacute;nements historiques est d&rsquo;abord le r&eacute;sultat d&rsquo;une pr&eacute;sence du pass&eacute;<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn11"><strong><span style="">[11]</span></strong></a> qui semble motiv&eacute;e par une &laquo;absence de futur&raquo;. </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Le passage &agrave; l&rsquo;an 2000, on s&rsquo;en souvient, a &eacute;t&eacute; l&rsquo;occasion d&rsquo;innombrables sp&eacute;culations. Les ordinateurs seront-ils capables de franchir le seuil du nouveau mill&eacute;naire&nbsp;? Serait-ce la fin du monde tel que nous le connaissons&nbsp;? Pour le dire simplement, nous vivions une p&eacute;riode d&rsquo;intense pr&eacute;carisation de notre rapport au futur, comme si le temps, litt&eacute;ralement, mena&ccedil;ait de s&rsquo;arr&ecirc;ter. Ainsi, il est enrichissant d&rsquo;analyser la repr&eacute;sentation du passage &agrave; l&rsquo;an 2000 qui se trouve dans <em>Le Mal de Montano</em>. &Agrave; la veille du nouvel an, Rosario rumine ces sombres pens&eacute;es:</span></p> <p class="MsoNormal rteindent1" style="text-align: justify;"><span lang="FR"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Cette nuit, je pourrais &eacute;crire les vers les plus tristes, pensais-je en suivant les dessins de poussi&egrave;re dans l&rsquo;air. Margot et Tongoy, voyant que j&rsquo;&eacute;tais mal, essayaient de me remonter le moral, mais j&rsquo;avais l&rsquo;&acirc;me tr&egrave;s m&eacute;taphysique tandis que je me promenais mentalement dans des espaces de poussi&egrave;re, des cimeti&egrave;res solitaires et des tombes pleines d&rsquo;os muets. Et quand le Valpara&iacute;so &eacute;lectrique a pris fin, il m&rsquo;a sembl&eacute; que la nuit se transformait en un grand h&ocirc;pital et, tel Rilke un jour, je me suis demand&eacute;: &laquo;Est-ce donc ici que les gens viennent vivre? Je dirais plut&ocirc;t qu&rsquo;ici on meurt.&raquo; J&rsquo;ai regard&eacute; la mer et je n&rsquo;ai vu qu&rsquo;une larme noire fumante et, lentement, comme vaincu par le mal de Montano, j&rsquo;ai &eacute;t&eacute; gagn&eacute; par une m&eacute;lancolie absolue. (MM, p.66)</span> </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Ce qui est frappant dans ce passage, c&rsquo;est d&rsquo;abord le lexique qui est d&eacute;ploy&eacute;, enti&egrave;rement tourn&eacute; vers le pass&eacute;. Il y est question de poussi&egrave;re, de cimeti&egrave;re, de tombe et d&rsquo;ossements. C&rsquo;est sous le signe d&rsquo;une m&eacute;lancolie absolue que Rosario d&eacute;crit son exp&eacute;rience du temps qui passe, et s&rsquo;il s&rsquo;inqui&egrave;te du futur, c&rsquo;est d&rsquo;abord &agrave; l&rsquo;&eacute;gard de <em>ce qui ne sera plus</em>, plut&ocirc;t que de ce qui est &agrave; venir. La convocation de la c&eacute;l&egrave;bre pens&eacute;e de Rilke tir&eacute;e des <em>Carnets de Malte Laurids Brigge</em>, introduit la m&eacute;moire litt&eacute;raire en tant que moteur d&rsquo;une r&eacute;flexion sur l&rsquo;exp&eacute;rience du temps. Comment interpr&eacute;ter cette pens&eacute;e sombre qui affirme la confusion entre la vie et la mort? J&rsquo;y vois en tout cas une manifestation sans &eacute;quivoque d&rsquo;un malaise &agrave; l&rsquo;&eacute;gard du pr&eacute;sent. Tout ici se meurt, nous dit Rosario &agrave; la suite de Rilke. Notons aussi que la premi&egrave;re phrase, &laquo;Cette nuit, je pourrais &eacute;crire les vers les plus tristes<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn12"><strong><span style="">[12]</span></strong></a>&raquo;, est une reprise int&eacute;grale de l&rsquo;un des vers les plus c&eacute;l&egrave;bres de Pablo Neruda: &laquo;Puedo escribir los versos m&aacute;s tristes esta noche&raquo;. Cette r&eacute;f&eacute;rence cach&eacute;e, bien qu&rsquo;ais&eacute;ment rep&eacute;rable pour la plupart des lecteurs hispanophones, trahit tout de m&ecirc;me une certaine inqui&eacute;tude face au cr&eacute;puscule d&rsquo;une &eacute;poque. Le moment o&ugrave; cette r&eacute;f&eacute;rence &agrave; Neruda surgit dans le r&eacute;cit, au tournant du mill&eacute;naire, donne &agrave; voir l&rsquo;inqui&eacute;tude de Rosario quant &agrave; la mort de la litt&eacute;rature et &agrave; l&rsquo;oubli qui la guette, et le moment fatal o&ugrave; une telle r&eacute;f&eacute;rence n&rsquo;interpellera plus le lecteur, tellement gav&eacute; de pr&eacute;sent qu&rsquo;il n&rsquo;aura plus d&rsquo;app&eacute;tit pour le pass&eacute;. </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">M&ecirc;me si la convocation du pass&eacute; litt&eacute;raire vise &agrave; donner consistance &agrave; une exp&eacute;rience du temps qui est v&eacute;cue douloureusement, il est difficile de ne pas y voir le sympt&ocirc;me de cette crise du temps dont parle Fran&ccedil;ois Hartog. Celui-ci conclut que ce qui fait la sp&eacute;cificit&eacute; d&rsquo;une telle crise, c&rsquo;est le fait que le monde actuel est plac&eacute; entre deux impossibilit&eacute;s: celle du pass&eacute; comme celle du futur. Il faut souligner que l&rsquo;exp&eacute;rience de Rosario n&rsquo;est pas diff&eacute;rente: sa m&eacute;lancolie le tourne r&eacute;solument vers un pass&eacute; qu&rsquo;il admire pour ses grands &eacute;crivains, mais il convient n&eacute;anmoins que cette &eacute;poque est d&eacute;sormais inaccessible, d&rsquo;abord parce que ses contemporains sont oublieux de leurs origines. De la m&ecirc;me mani&egrave;re, son discours ne laisse aucune place &agrave; la possibilit&eacute; du futur. Ici, les gens meurent et il ne lui reste plus qu&rsquo;&agrave; errer parmi ses souvenirs personnels. Tout porte &agrave; croire que cette difficult&eacute; que nous remarquions avec Paul Zawadzki en introduction, celle qu&rsquo;a l&rsquo;individu de s&rsquo;inscrire dans un devenir commun pour &ecirc;tre le <em>contemporain de ses contemporains</em>, correspond bien &agrave; l&rsquo;exp&eacute;rience du temps de Rosario. Il appara&icirc;t d&egrave;s lors comme &eacute;tant prisonnier de son &eacute;poque. Malgr&eacute; le fait que son rapport au temps soit traditionnel, principalement par sa volont&eacute; de reconduire le pass&eacute; litt&eacute;raire dans un pr&eacute;sent qu&rsquo;il juge d&eacute;nud&eacute; de vie, il n&rsquo;en demeure pas moins que cette exp&eacute;rience n&rsquo;est pas partag&eacute;e. Dans sa valorisation de l&rsquo;histoire litt&eacute;raire, Rosario fait cavalier seul, un peu comme le Quichotte. Mais dans son monde, qui se souvient du Quichotte?</span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Le regard que porte Rosario sur les attentats du 11 septembre 2001 est tout aussi instructif quant au rapport qu&rsquo;il entretient avec son temps. Je veux rappeler au passage que, pour Fran&ccedil;ois Hartog, le traitement m&eacute;diatique du 11 septembre est typique de l&rsquo;<em>autocomm&eacute;moration</em> qui caract&eacute;rise notre &eacute;poque&nbsp;: &laquo;Aujourd&rsquo;hui, ce trait est devenu une r&egrave;gle: tout &eacute;v&eacute;nement inclut son autocomm&eacute;moration. C&rsquo;&eacute;tait vrai de mai 1968. Ce l&rsquo;est jusqu&rsquo;&agrave; l&rsquo;extr&ecirc;me du 11 septembre 2001, avec toutes les cam&eacute;ras filmant le second avion venant s&rsquo;&eacute;craser sur la seconde tour du World Trade Center<a style="" name="_ftnref" title="" href="#_ftn13"><strong><span style="">[13]</span></strong></a>.&raquo; Cette logique de l&rsquo;autocomm&eacute;moration o&ugrave; la m&ecirc;me s&eacute;quence vid&eacute;o est rediffus&eacute;e sur toutes les cha&icirc;nes t&eacute;l&eacute;vis&eacute;es jusqu&rsquo;&agrave; cr&eacute;er un effet <em>d&rsquo;arr&ecirc;t du temps</em>, Rosario la court-circuite en se demandant ce qu&rsquo;aurait pens&eacute; Franz Kafka de ces images:</span></p> <p class="MsoNormal rteindent1" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><span lang="FR">Vous voyez &agrave; la t&eacute;l&eacute;vision d&rsquo;un bar les images de l&rsquo;attentat et tu repenses &agrave; Kafka qui a imagin&eacute; quelque chose qui, &agrave; sa mani&egrave;re, a aussi chang&eacute; le monde: la transformation d&rsquo;un employ&eacute; de bureau en cancrelat. Qu&rsquo;aurait-il pens&eacute; en voyant le spectacle d&rsquo;avions et de feu de Manhattan? Kafka &eacute;tait un &ecirc;tre extr&ecirc;mement visuel qui ne pouvait pas supporter le cin&eacute;ma, parce que la rapidit&eacute; des mouvements et sa vertigineuse succession d&rsquo;images le condamnaient &agrave; la vision superficielle d&rsquo;une forme continue. Il disait qu&rsquo;au cin&eacute;ma, ce n&rsquo;est jamais le regard qui choisit les images mais les images qui choisissent le regard. (MM, p.337)</span></span><span lang="FR"> </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Cet extrait t&eacute;moigne de la complexit&eacute; du rapport au temps qu&rsquo;implique la convocation d&rsquo;un intertexte. Il semble qu&rsquo;il y ait deux fa&ccedil;ons de penser cette relation: d&rsquo;abord, on peut croire que Rosario se pose comme &eacute;tant le contemporain de Kafka. Ce faisant, il adopte face &agrave; son &eacute;poque une posture d&eacute;phas&eacute;e en introduisant une distance historique. Il est &eacute;tonnant de constater qu&rsquo;en regardant les images du 11 septembre, Rosario se demande comment Kafka y aurait r&eacute;agi. Il fait sienne la m&eacute;fiance de Kafka &agrave; l&rsquo;&eacute;gard de l&rsquo;image. D&rsquo;un autre c&ocirc;t&eacute;, il est possible de croire que cette proximit&eacute; avec Kafka est rendue n&eacute;cessaire par l&rsquo;inconsistance du pr&eacute;sent auquel appartient Rosario. Pour que son pr&eacute;sent ait du sens, il est n&eacute;cessaire que Rosario l&rsquo;observe &agrave; l&rsquo;aide de sa m&eacute;moire litt&eacute;raire. Un peu plus loin dans le texte, il parle en effet d&rsquo;une &laquo;&eacute;poque o&ugrave; la r&eacute;alit&eacute; n&rsquo;a plus de sens et o&ugrave; la litt&eacute;rature est un instrument id&eacute;al pour l&rsquo;utopie, pour construire une vie spirituelle donnant enfin l&rsquo;heure exacte.&raquo; (MM, p.386) C&rsquo;est parce que la r&eacute;alit&eacute; n&rsquo;a plus de sens que Rosario y introduit ses souvenirs de lecture. Ainsi, la crise du temps appara&icirc;t &ecirc;tre un facteur d&eacute;terminant dans la mise en place d&rsquo;une po&eacute;tique intertextuelle telle qu&rsquo;on la constate dans le texte d&rsquo;Enrique Vila-Matas. </span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong><span lang="FR">Et si le pass&eacute; pouvait encore &eacute;clairer l&rsquo;avenir&hellip;?</span></strong></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span lang="FR">Au terme de ce survol, on peut conclure minimalement que le pr&eacute;sentisme remarqu&eacute; par les penseurs de la soci&eacute;t&eacute; occidentale trouve des &eacute;chos dans la production litt&eacute;raire contemporaine. C&rsquo;est le cas du <em>Mal du Montano</em> d&rsquo;Enrique Vila-Matas, qui t&eacute;moigne d&rsquo;un malaise dans l&rsquo;exp&eacute;rience collective du temps. On a vu &eacute;galement que les r&eacute;f&eacute;rences litt&eacute;raires jouent un r&ocirc;le important dans l&rsquo;&eacute;laboration de ce rapport temporel. &Eacute;videmment, aurais-je pu proposer d&rsquo;entr&eacute;e de jeu, puisque les textes cit&eacute;s appartiennent n&eacute;cessairement au pass&eacute;. Cependant, ce qui m&rsquo;appara&icirc;t plus important, c&rsquo;est que ce pass&eacute; litt&eacute;raire soit convoqu&eacute; dans la critique du pr&eacute;sent. La crise du temps que l&rsquo;on d&eacute;signe par le terme de pr&eacute;sentisme n&rsquo;appara&icirc;t alors plus comme &eacute;tant uniquement la condition dans laquelle le sujet contemporain se trouve. Il y a aussi, et je crois que c&rsquo;est le cas chez Vila-Matas, des exp&eacute;riences temporelles v&eacute;cues sous un mode mineur, minoritaire. Il m&rsquo;appara&icirc;t important de rendre compte de ces exp&eacute;riences en marge, de ces &icirc;lots anachroniques si l&rsquo;on souhaite brosser un portrait juste de notre contemporan&eacute;it&eacute;. D&rsquo;autant plus qu&rsquo;il y a un rapport de force manifeste entre ces diverses exp&eacute;riences du temps. La nostalgie d&rsquo;un pass&eacute; litt&eacute;raire, telle qu&rsquo;elle se manifeste chez Vila-Matas, constitue un exemple marquant du fait que notre contemporan&eacute;it&eacute; permet encore la coexistence de rapports au temps divergents. Il faut y voir un travail m&eacute;moriel en faveur d&rsquo;un pass&eacute; qui, comme le rappelle Zawadzki, pour demeurer vivant, doit &ecirc;tre int&eacute;gr&eacute; au pr&eacute;sent en vue d&rsquo;&ecirc;tre recompos&eacute; pour l&rsquo;avenir<a style="" href="#_ftn14" name="_ftnref" title=""><strong><span style="">[14]</span></strong></a>. La possibilit&eacute; de critiquer une condition r&eacute;side dans le fait de conna&icirc;tre une alternative &agrave; celle-ci. C&rsquo;est pr&eacute;cis&eacute;ment en cela que le pr&eacute;sentisme est inqui&eacute;tant: en &eacute;vacuant le pass&eacute; comme le futur, il solidifie l&rsquo;id&eacute;e d&rsquo;un pr&eacute;sent immuable. &Agrave; mes yeux, ce danger suffit &agrave; justifier l&rsquo;&eacute;tude et l&rsquo;analyse des objets contemporains dans leur rapport au temps, malgr&eacute; les difficult&eacute;s m&eacute;thodologiques qui en d&eacute;coulent. J&rsquo;esp&egrave;re en avoir montr&eacute; la pertinence. </span></p> <div style=""> <hr width="33%" size="1" align="left" /> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn1" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span lang="FR" style="font-size: 10pt;"><span style="">[1]</span></span></span></a>Enrique Vila-Matas, <i style="">Journal volubile</i>, Paris, Christian Bourgois &Eacute;diteur, 2009 [2008], p. 46. [traduit de l&rsquo;espagnol par Andr&eacute; Gabastou].<o:p></o:p></p> <p><a style="" name="_ftn1" title="" href="#_ftnref"> </a></p></div> <p><a style="" name="_ftn1" title="" href="#_ftnref"> </a></p> <div style="" id="ftn"><a style="" name="_ftn1" title="" href="#_ftnref"> </a> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn2" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[2]</span></span></a>Fran&ccedil;ois Hartog, <i style="">R&eacute;gimes d&rsquo;historicit&eacute;, pr&eacute;sentisme et exp&eacute;riences du temps</i>, Paris, &Eacute;ditions du Seuil (coll. La librairie du XXIe si&egrave;cle), 2003, p.210-211.<span style="font-size: 10pt; color: windowtext;"><o:p></o:p></span></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn3" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[3]</span></span></a> Zaki La&iuml;di, <i style="">Le sacre du pr&eacute;sent</i>, Paris, Flammarion, 2000, p.7. <o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText" style=""><a style="" name="_ftn4" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[4]</span></span></a><span lang="FR"> </span>Paul Zawadzki, &laquo;Malaise dans la temporalit&eacute;. Dimensions d&rsquo;une transformation anthropologique silencieuse&raquo;, dans <i style="">Malaise dans la temporalit&eacute;</i>, Publications de la Sorbonne, 2002, p.12.<span class="msoIns"><ins cite="mailto:Pierre-Luc%20Landry" datetime="2010-08-19T10:37"><o:p></o:p></ins></span></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn5" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[5]</span></span></a> Enrique Vila-Matas, <i style="">Le mal de Montano</i>, Paris, Christian Bourgois &Eacute;diteur, 2003 [2002], p. 80 [traduit de l&rsquo;espagnol par Andr&eacute; Gabastou] Les r&eacute;f&eacute;rences ult&eacute;rieures &agrave; ce texte seront signal&eacute;es dans le corps du texte avec la mention (MM).<o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn6" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[6]</span></span></a><span lang="FR"> </span>Maurice Blanchot, <i style="">Le livre &agrave; venir</i>, Paris, &Eacute;ditions Gallimard, 1959.<o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="Textedenotedebasdepage"><a style="" name="_ftn7" title="" href="#_ftnref"><sup><span lang="FR"><span style="">[7]</span></span></sup></a><span lang="FR"> </span>Dominique Maingueneau, <i style="">Contre Saint Proust ou la fin de la litt&eacute;rature</i>, Paris, &Eacute;ditions Belin, 2006.<o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><a style="" name="_ftn8" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[8]</span></span></a> William Marx, <i style="">L&rsquo;adieu &agrave; la litt&eacute;rature; histoire d&rsquo;une d&eacute;valorisation. XVIIIe-XXe</i>, Paris, Les &Eacute;ditions de Minuit, 2005.<o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn9" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[9]</span></span></a><span lang="FR"> </span>Dominique Maingueneau, <i style="">Contre Saint Proust ou la fin de la litt&eacute;rature</i>, Paris, &Eacute;ditions Belin, 2006, p. 157. <o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn10" title="" href="#_ftnref"><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[10]</span></span></a><span lang="FR"> <i style="">Op. Cit.</i>, p.101. </span><o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="Textedenotedebasdepage"><a style="" name="_ftn11" title="" href="#_ftnref"><sup><span lang="FR"><span style="">[11]</span></span></sup></a><span lang="FR"> L&rsquo;expression est d&rsquo;Augustin, qui d&eacute;coupe dans ses <i style="">Confessions</i> le temps en trois cat&eacute;gories: la pr&eacute;sence du pass&eacute;, la pr&eacute;sence du pr&eacute;sent et la pr&eacute;sence du futur. Dans <i style="">Temps et r&eacute;cit 1. L&rsquo;intrigue et le r&eacute;cit historique</i>, Paul Ricoeur s&rsquo;arr&ecirc;te longuement sur la conception augustinienne du temps.</span><span style="font-family: &quot;Times New Roman&quot;; color: windowtext;"><o:p></o:p></span></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="Textedenotedebasdepage"><a style="" name="_ftn12" title="" href="#_ftnref"><sup><span lang="FR"><span style="">[12]</span></span></sup></a><span lang="FR"> Il s&rsquo;agit du premier vers du 20e po&egrave;me du recueil <i style="">20 poemas de amor y una canci&oacute;n desesperada</i> de Pablo Neruda (1924). </span><o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn13" title="" href="#_ftnref"><span style="">[13]</span></a><span lang="FR"> <i style="">Op. Cit.</i>, p.156. </span><o:p></o:p></p> </div> <div style="" id="ftn"> <p class="MsoFootnoteText"><a style="" name="_ftn14" title="" href="#_ftnref"><span class="msoIns"><ins cite="mailto:Simon%20Brousseau" datetime="2010-08-19T11:54"><span style="">[14]</span></ins></span></a><span lang="FR"><span class="msoIns"><ins cite="mailto:Simon%20Brousseau" datetime="2010-08-19T11:54"> </ins></span>Zawadzki &eacute;crit&nbsp;: &laquo;</span><span lang="EN-US" style="">Un pass&eacute; vivant est un pass&eacute; int&eacute;gr&eacute; au pr&eacute;sent, recompos&eacute; en vue de l&rsquo;avenir.&raquo; (p. 18)</span></p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> <p><i> </i></p> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/regards-litteraires-sur-une-crise-du-temps#comments AUGUSTIN BLANCHOT, Maurice Contemporain Devenir Espagne Esthétique Fonctions du récit HARTOG, François Histoire Imaginaire Intertextualité KAFKA, Franz LAÏDI, Zaki MAINGUENEAU, Dominique MARX, William Mémoire MUSIL, Robert Narrativité NERUDA, Pablo Présentisme RICOEUR, Paul Temps Tradition VILA-MATAS, Enrique ZAWADZKI, Paul Essai(s) Roman Mon, 23 Aug 2010 04:00:00 +0000 Simon Brousseau 253 at http://salondouble.contemporain.info L’univers gravite autour d’un gigot d’agneau http://salondouble.contemporain.info/lecture/l-univers-gravite-autour-d-un-gigot-d-agneau <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/univers-univers">Univers, Univers</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p>&nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Fictions et possibles</strong></span></p> <p>Le r&eacute;cit est d&eacute;fini le plus souvent comme &eacute;tant une mise en intrigue, ce qui implique une forme de tension narrative ainsi que son d&eacute;nouement. Cet aspect t&eacute;l&eacute;ologique d&rsquo;une action<a name="note1" href="http://salondouble.contemporain.info/sites/all/modules/fckeditor/fckeditor/editor/fckeditor.html?InstanceName=oFCK_1&amp;Toolbar=DrupalFull#note2b">[1] </a>qui chemine vers sa r&eacute;solution serait sa nature propre. En effet, la configuration narrative est &eacute;troitement li&eacute;e &agrave; l&rsquo;exp&eacute;rience que nous avons du temps, laquelle passerait toujours, d&rsquo;une certaine fa&ccedil;on, par une mise en r&eacute;cit. C&rsquo;est du moins ce que propose Paul Ricoeur dans <em>Temps et r&eacute;cit</em> lorsqu&rsquo;il affirme que &laquo;le temps devient temps humain dans la mesure o&ugrave; il est articul&eacute; de mani&egrave;re narrative; en retour le r&eacute;cit est significatif dans la mesure o&ugrave; il dessine les traits de l&rsquo;exp&eacute;rience temporelle<a name="note2" href="#note2b">[2]</a>&raquo;. Pour le formuler autrement, le r&eacute;cit implique un changement, l&rsquo;&eacute;volution d&rsquo;une situation, aussi minime soit-elle.</p> <p>L&rsquo;aspect lin&eacute;aire du r&eacute;cit que j&rsquo;&eacute;voquais &agrave; l&rsquo;instant, avec un d&eacute;but, un milieu et une fin, englobe un tr&egrave;s large pan de la production &eacute;crite. Cela est explicable par la structure du langage; une phrase &eacute;crite est forc&eacute;ment lin&eacute;aire, et il semble logique qu&rsquo;un r&eacute;cit, constitu&eacute; de phrases, le soit tout autant. Or, des oeuvres de fiction travaillent &agrave; cr&eacute;er certaines zones de libert&eacute; au sein de cette rigidit&eacute; du langage, ne serait-ce qu&rsquo;en les sugg&eacute;rant. C&rsquo;est le cas par exemple du classique &laquo;Jardin aux sentiers qui bifurquent&raquo; de Jorge Luis Borges. Ce texte met en sc&egrave;ne Ts&rsquo;ui P&ecirc;n, un homme qui entreprit d&rsquo;&eacute;crire un roman qui serait aussi une m&eacute;taphore du labyrinthe du temps. Le narrateur affirme &agrave; un moment que &laquo;[d]ans toutes les fictions, chaque fois que diverses possibilit&eacute;s se pr&eacute;sentent, l&rsquo;homme en adopte une et &eacute;limine les autres; dans la fiction du presque inextricable Ts&rsquo;ui P&ecirc;n, il les adopte toutes simultan&eacute;ment. Il cr&eacute;e ainsi divers avenirs, divers temps qui prolif&egrave;rent aussi et bifurquent<a name="note3" href="#note3b">[3]</a>&raquo;. Ainsi, le projet de Ts&rsquo;ui P&ecirc;n &eacute;tait de d&eacute;jouer la lin&eacute;arit&eacute; du r&eacute;cit afin de donner &agrave; lire l&rsquo;infinit&eacute; des possibles, l&rsquo;&eacute;cheveau de possibilit&eacute;s parmi lesquelles quiconque, au cours de sa vie, se d&eacute;bat en faisant des choix.</p> <p>Cette id&eacute;e fertile de Borges, celle d&rsquo;explorer par le r&eacute;cit une conception du temps d&eacute;lin&eacute;aris&eacute;, je la retrouve exploit&eacute;e avec force dans <em>Univers, Univers</em>, un livre de R&eacute;gis Jauffret tout &agrave; fait singulier dans son traitement de la temporalit&eacute;. C&rsquo;est en r&eacute;fl&eacute;chissant aux liens entre la mise en r&eacute;cit et l&rsquo;exp&eacute;rience du temps que je souhaite aborder cette oeuvre. Ce faisant, je traiterai la question des possibles de l&rsquo;existence contemporaine, qui est corollaire au traitement du r&eacute;cit que propose R&eacute;gis Jauffret.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Ce vide absolu qui effraie</strong></span></p> <p>Dans <em>Univers, Univers</em>, R&eacute;gis Jauffret entreprend d&rsquo;explorer les divers possibles li&eacute;s &agrave; une situation initiale des plus minimales. Une femme est chez elle et observe le gigot d&rsquo;agneau qui cuit dans son four. D&rsquo;un moment &agrave; l&rsquo;autre, son mari devrait rentrer du travail, et plus tard, des invit&eacute;s se joindre &agrave; eux. Le lendemain, ils rendraient visite aux Pierrots, un couple d&rsquo;amis. Cependant, les acteurs de cette situation deviennent dans le livre de Jauffret autant de variables sujettes &agrave; d&rsquo;innombrables modulations. Durant six cents pages, la situation de base demeure inchang&eacute;e. Elle n&rsquo;&eacute;volue pas. Ce sont plut&ocirc;t les composantes de l&rsquo;existence de ces personnages qui sont investies par la fiction. Le personnage de la femme se voit dot&eacute; d&rsquo;une centaine de noms, d&rsquo;existences diff&eacute;rentes, et il en va de m&ecirc;me pour chacun des protagonistes. Toutefois, une autre constante demeure, et c&rsquo;est l&rsquo;humour noir, l&rsquo;ironie et parfois le cynisme de R&eacute;gis Jauffret, lequel soumet ses personnages &agrave; d&rsquo;innombrables vies en r&eacute;v&eacute;lant la souffrance et l&rsquo;horreur de chacune de celles-ci. L'&eacute;crivain a un talent certain pour imaginer des vies fictives, et force est d&rsquo;admettre qu&rsquo;il en a tout autant pour assassiner ses personnages. Ce passage, o&ugrave; les existences humaines sont d&eacute;crites comme &eacute;tant l&rsquo;objet d&rsquo;une sorte de massacre perp&eacute;tuel, chaque g&eacute;n&eacute;ration rempla&ccedil;ant la pr&eacute;c&eacute;dente dans l&rsquo;exp&eacute;rience de la souffrance, rend bien la tonalit&eacute; de l&rsquo;ensemble de l&rsquo;oeuvre:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Elle pense qu&rsquo;ailleurs rien ne se produit, elle ne respecte pas la souffrance, elle est indiff&eacute;rente au pass&eacute;, &agrave; l&rsquo;avenir, elle n&rsquo;est que cet &eacute;clair de conscience, trop furtif pour percer vraiment la nuit. Elle regarde le ciel, elle ferme les yeux, et ce moment fait partie de son apparition, de sa vie de femme, d&rsquo;humaine, son apparition inaper&ccedil;ue dans le massacre des g&eacute;n&eacute;rations qui se succ&egrave;dent comme autant de troupes fra&icirc;ches et vite liquid&eacute;es.&nbsp; (p.20)</span></p> <p>Ce qui est remarquable avec ce livre qui multiplie les possibles, c&rsquo;est qu&rsquo;il s&rsquo;en d&eacute;gage paradoxalement une impression am&egrave;re d&rsquo;enfermement dans la fatalit&eacute;. Malgr&eacute; le nombre imposant de variations auquel R&eacute;gis Jauffret s&rsquo;adonne, celui-ci invite &agrave; consid&eacute;rer l&rsquo;&eacute;troitesse des possibles qui s&rsquo;offrent &agrave; nous, contemporains occidentaux. C&rsquo;est-&agrave;-dire que les libert&eacute;s qui nous sont propos&eacute;es y sont pr&eacute;sent&eacute;es comme &eacute;tant strictement d&eacute;limit&eacute;es par le monde qui les accueille. La femme peut avoir diverses carri&egrave;res, elle peut marier diff&eacute;rents types d&rsquo;hommes, et les Pierrots peuvent adopter plusieurs visages, plusieurs temp&eacute;raments mais, au final, tous sont prisonniers d&rsquo;une sorte de d&eacute;terminisme malsain que Jauffret d&eacute;peint de fa&ccedil;on implicite: nos contemporains sont malheureux, et quand l&rsquo;un d&rsquo;eux meurt, il y en a toujours un autre pour prendre sa place. On peut y lire une critique de la chosification du sujet contemporain o&ugrave; les individus sont trait&eacute;s comme &eacute;tant des fonctions d&eacute;sincarn&eacute;es, susceptibles &agrave; tout moment d&rsquo;&ecirc;tre remplac&eacute;s par un anonyme capable de r&eacute;pondre aux m&ecirc;mes attentes impos&eacute;es par le syst&egrave;me<a name="note4" href="#note4b">[4]</a>. La soci&eacute;t&eacute; y appara&icirc;t comme &eacute;tant bien rang&eacute;e: chaque individu vit dans une case qu&rsquo;il a pu choisir, ou pas, mais le nombre en est limit&eacute;.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>La litt&eacute;rature aussi bifurque </strong></span></p> <p>Sous ce traitement plut&ocirc;t sombre de la r&eacute;alit&eacute; qu&rsquo;habitent sans repos les personnages du livre, se trouve &eacute;galement une critique portant sur les conventions de l&rsquo;&eacute;criture de fiction. En cela, R&eacute;gis Jauffret demeure coh&eacute;rent: la violence qu&rsquo;il fait subir &agrave; ses personnages, il l&rsquo;inflige &eacute;galement aux normes d&rsquo;&eacute;criture. L&rsquo;une d&rsquo;elles, que j&rsquo;ai identifi&eacute;e d&rsquo;entr&eacute;e de jeu, est la lin&eacute;arit&eacute; du r&eacute;cit. La mise &agrave; mal de cette r&egrave;gle qui est &agrave; la base de notre culture livresque est accompagn&eacute;e, chez Jauffret, d&rsquo;une critique des &eacute;critures &agrave; pr&eacute;tention r&eacute;aliste. Avec cet &eacute;crivain, nous sommes r&eacute;solument dans la fabulation, l&rsquo;imaginaire. D&rsquo;ailleurs, la reprise incessante de l'incipit vient rapidement, &agrave; la lecture, bousiller tout effet de r&eacute;el. On ne nous laisse pas le temps de nous immerger dans les r&eacute;cits, qui sont sans cesse interrompus afin de recommencer en adoptant un autre point de vue. Ce travail sur les formes de la fiction, R&eacute;gis Jauffret en a fait un v&eacute;ritable projet, comme en t&eacute;moigne cette affirmation tir&eacute;e d&rsquo;une entrevue: &laquo;[D]ans chacun de mes livres j'ai toujours d&eacute;mont&eacute; la fiction, le roman. J'ai toujours fait avancer la charrette, la litt&eacute;rature, cette vieille bourgeoise lift&eacute;e, fard&eacute;e, qui n'avance qu'&agrave; coups de pied au cul<a name="note5" href="#note5b">[5]</a>&raquo;.</p> <p>Ce qui se profile, dans <em>Univers, Univers</em>, c&rsquo;est d&rsquo;abord l&rsquo;id&eacute;e que le monde fictionnel construit par un auteur n&rsquo;est qu&rsquo;accessoirement le monde des personnages qui l&rsquo;habitent. Ils sont des pantins, des corps vides &agrave; travers lesquels l&rsquo;&eacute;crivain se balade afin d&rsquo;offrir sa subjectivit&eacute; au lecteur. C&rsquo;est ce ph&eacute;nom&egrave;ne que Jauffret pointe du doigt dans ce passage important:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">[L]a litt&eacute;rature raconte des histoires, elle suscite une foule de gens qui lui doivent tout. Cette femme devant son four n&rsquo;existe nulle part ailleurs que dans ce roman, tous les autres univers lui sont ferm&eacute;s. Mais comme elle n&rsquo;existe pas, c&rsquo;est moi qui depuis tout &agrave; l&rsquo;heure r&ocirc;de dans cet appartement, m&rsquo;assois sur la terrasse, scrute le gigot, et attends ce mari que je suis tout autant que les improbables voisins du dessus, ceux du dessous avec leur gamin fou, sans compter le voisinage plus &eacute;loign&eacute; ou tout &agrave; fait lointain. Je suis la ville, le monde, je l&rsquo;entoure comme une membrane, un amnios. (p.34)</span></p> <p>&Agrave; lire cet extrait, nous pourrions croire que Jauffret nie toute relation entre le monde r&eacute;el, celui que nous habitons, et les univers de fiction. Il me semble pourtant que ce n&rsquo;est pas le cas. Bien que l&rsquo;imaginaire domine dans <em>Univers, Univers</em>, il n&rsquo;en demeure pas moins que les situations racont&eacute;es, une fois reconfigur&eacute;es par l&rsquo;acte de lecture, se voient dot&eacute;es d&rsquo;une forte port&eacute;e r&eacute;f&eacute;rentielle. Nous sommes tous, &agrave; certains degr&eacute;s, ces hommes qui rentrent le soir au foyer, ou ne rentrent pas, trompent leur femme, l&rsquo;aiment, la n&eacute;gligent, ou encore ces femmes qui attendent, qui se lassent d&rsquo;attendre, qui font leur valise, qui se suicident, qui entreprennent des d&eacute;marches de divorce, etc. Autrement dit, si un r&eacute;cit de facture lin&eacute;aire permet l&rsquo;identification du lecteur a un personnage par les pouvoirs de l&rsquo;immersion, <em>Univers, Univers</em> propose quant &agrave; lui une suite de variations, d&rsquo;&eacute;puisement des possibles o&ugrave;, &agrave; un moment ou &agrave; un autre, nous rencontrerons une proposition qui viendra percer une br&egrave;che dans la membrane de la fiction pour venir se superposer &agrave; notre propre exp&eacute;rience du r&eacute;el.</p> <p>Ainsi, l&rsquo;exploration des possibles li&eacute;s aux existences qui bifurquent dans le temps cr&eacute;e, si j&rsquo;ose dire, un nouveau type de relation entre le lecteur et le texte. Plut&ocirc;t que de suivre le fil narratif d&rsquo;une intrigue, le lecteur est invit&eacute; &agrave; surplomber l&rsquo;univers de fiction afin d&rsquo;en observer les m&eacute;canismes. On aura remarqu&eacute; qu&rsquo;une impression de d&eacute;terminisme pesant sur les existences humaines se d&eacute;gage de ce proc&eacute;d&eacute;. Le plus troublant, et c&rsquo;est ce que j&rsquo;ai voulu faire entrevoir en d&eacute;veloppant sur les liens qui se dessinent entre nos existences bien r&eacute;elles et celles invent&eacute;es par R&eacute;gis Jauffret, c&rsquo;est que ce d&eacute;terminisme n&rsquo;est peut-&ecirc;tre pas aussi &eacute;loign&eacute; du monde r&eacute;el que l&rsquo;auteur veut bien nous le faire croire. Il n&rsquo;y a, apr&egrave;s tout, qu&rsquo;une virgule entre les deux univers du titre, et je suis enclin &agrave; croire que nous ne sommes pas totalement &eacute;trangers &agrave; l&rsquo;un de ceux-ci. Ricoeur, en r&eacute;fl&eacute;chissant aux liens entre le r&eacute;cit de fiction et le r&eacute;cit historique, insiste sur l&rsquo;id&eacute;e que, dans les deux cas, le r&eacute;el est bel et bien concern&eacute;:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Nous racontons des histoires parce que finalement les vies humaines ont besoin et m&eacute;ritent d&rsquo;&ecirc;tre racont&eacute;es. Cette remarque prend toute sa force quand nous &eacute;voquons la n&eacute;cessit&eacute; de sauver l&rsquo;histoire des vaincus et des perdants. Toute l&rsquo;histoire de la souffrance crie vengeance et appelle r&eacute;cit.<a name="note6" href="#note6b">[6]</a></span></p> <p>Cette id&eacute;e de l&rsquo;histoire de la souffrance qui appelle le r&eacute;cit n&rsquo;est pas &eacute;trang&egrave;re, &agrave; mon avis, &agrave; la d&eacute;marche de R&eacute;gis Jauffret. Bien que celui-ci n&rsquo;affiche aucune compassion &agrave; l&rsquo;&eacute;gard des personnages qu&rsquo;il projette dans des situations qui sont le plus souvent horribles, il reste que son livre permet de faire l&rsquo;exp&eacute;rience saisissante de l&rsquo;accumulation d&rsquo;existences bafou&eacute;es. Ricoeur affirme que la souffrance rend n&eacute;cessaire le r&eacute;cit, et Jauffret, dans cette logique, ne peut que multiplier les r&eacute;cits tant les souffrances sont nombreuses.</p> <hr /> <p><a name="note1b" href="#note1">1 </a>Sp&eacute;cifions que nous adh&eacute;rons ici &agrave; la d&eacute;finition que Ricoeur propose de l&rsquo;action, qui englobe les changements internes v&eacute;cus par les personnages: &laquo;Par action, on doit pouvoir entendre plus que la conduite des protagonistes produisant deschangements visibles de la situation, des retournements de fortune, ce qu'on pourrait appeler le destin externe des personnes. Est encore action, en un sens &eacute;largi, la transformation morale d&rsquo;un personnage, sa croissance et son &eacute;ducation, son initiation &agrave; la complexit&eacute; de la vie morale et affective. Rel&egrave;vent enfin de l&rsquo;action, en un sens plus subtil encore, des changements purement int&eacute;rieurs affectant le cours temporel lui-m&ecirc;me des sensations, des &eacute;motions, &eacute;ventuellement au niveau le moins concert&eacute;, le moins conscient, que l&rsquo;introspection peut atteindre.&raquo; Paul Ricoeur, <em>Temps et r&eacute;cit 2. La configuration dans le r&eacute;cit de fiction</em>, Paris, &Eacute;ditions du Seuil (coll. Points essais), 1984, p.23.<br /> <a name="note2b" href="#note2">2</a> Paul Ricoeur, <em>Temps et r&eacute;cit 1. L&rsquo;intrigue et le r&eacute;cit historique</em>, Paris, &Eacute;ditions du Seuil (coll. Points essais), 1983, p.17. <br /> <a name="note3b" href="#note3">3</a> Jorge Luis Borges, <em>Fictions</em>, traduit de l'espagnol par P. Verdevoye, &Eacute;ditions Gallimard, 1957, p.100.<br /> <a name="note4b" href="#note4">4</a> La chosification du sujet contemporain a fait, et fait encore couler avec raison beaucoup d&rsquo;encre. Pour en saisir les enjeux, la lecture de Theodor W.Adorno et de Max Horkheimer demeure un incontournable. Ceux-ci soutiennent par exemple l&rsquo;id&eacute;e que &laquo;[l]&lsquo;unit&eacute; d&rsquo;une collectivit&eacute; manipul&eacute;e repose sur la n&eacute;gation de l&rsquo;individu, elle est la caricature d&rsquo;une soci&eacute;t&eacute; qui serait capable d&rsquo;en faire un individu.&raquo; Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, <em>La dialectique de la raison</em>, traduit de l'allemand par &Eacute;liane Kaufholz, Paris, Gallimard (coll. Tel), 1974 [1944], p.30.<br /> <a name="note5b" href="#note5">5</a> Propos recueillis par C&eacute;line Ngi, <em>Fluctuat.net</em>, En ligne: http://livres.fluctuat.net/regis-jauffret/interviews/4843-entretien-avec-regis-jauffret.html,[consult&eacute; le 1 mai 2010].<br /> <a name="note6b" href="#note6">6</a> Paul Ricoeur,<em> op. cit.</em>, p. 143.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/l-univers-gravite-autour-d-un-gigot-d-agneau#comments ADORNO, Theodor W. BORGES, Jorge Luis Exploration des possibles Fiction Fonctions du récit France HORKHEIMER, Max JAUFFRET, Régis Narrativité Relations humaines RICOEUR, Paul Temps Théories du récit Roman Fri, 07 May 2010 13:30:38 +0000 Simon Brousseau 225 at http://salondouble.contemporain.info