Salon double - Théories du récit http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/376/0 fr Et si le fils Kermeur n'existait pas? http://salondouble.contemporain.info/lecture/et-si-le-fils-kermeur-nexistait-pas <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/richir-alice">Richir, Alice</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/paris-brest">Paris-Brest</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>Cinquième des romans publiés par l'écrivain français Tanguy Viel,&nbsp;<em>Paris-Brest</em>&nbsp;retrace l'histoire d'une famille du Finistère, dont la grand-mère, qui a récemment fait fortune en épousant sur le tard un riche vieillard, est un soir victime d'un cambriolage. Les coupables ne sont autres que son petit-fils et un proche de ce dernier, constamment nommé le fils Kermeur. Ce petit-fils est aussi le narrateur du récit, qu'il nous conte tout en étant lui-même occupé à écrire ce qu'il appelle son «roman familial», soit une version plus «romanesque» (p.178) des mêmes événements. D'emblée, cette mise en abyme instaure un espace de jeu entre le niveau diégétique auquel la narration nous donne accès, et un récit intradiégétique que le narrateur nous dit avoir couché sur le papier:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>[…] j'avais ouvert l'histoire sur la mort de ma grand-mère, alors qu'en vérité elle se portait comme un charme, elle buvait du porto blanc, elle voyait jusqu'à la grille du jardin. Mais dans mon livre, non, il y avait son cadavre empoussiéré et toute la famille qui se tenait faussement digne devant le caveau tandis que les fossoyeurs faisaient descendre le cercueil suspendu à une corde (p.175).</p> </blockquote> <p>Cette seconde fiction creusée au cœur même de l'univers romanesque met en évidence les grands topoï empruntés au roman policier ou au film noir dont toute l'écriture de Viel se nourrit. Féru de ce genre fictionnel, qu’il évoque notamment dans un court texte intitulé significativement&nbsp;<em>Hitchcock, par exemple</em>&nbsp;(2010), Viel en maîtrise à merveille tous les codes: chacune de ses intrigues met en scène un protagoniste acculé, par la jalousie ou par la trahison, à commettre un acte désespéré; le tout dépeint dans une esthétique proche des films de Welles ou de Minnelli. Reste à découvrir ce qui se joue entre ces schèmes narratifs et leur&nbsp;<em>ré-actualisation</em>, c'est-à-dire à déterminer comment le recours à une trame actantielle éculée permet à Viel de dépasser les impasses du modèle romanesque traditionnel pour proposer une manière différente de penser le récit. Cette lecture ambitionne de trouver une réponse à cette question en se penchant sur un personnage intrigant, tant le rôle qu’il occupe au sein de&nbsp;<em>Paris-Brest</em>&nbsp;est ambigu.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Le narrateur comme réceptacle d’une parole et d’un mode d’agir</strong></span></p> <p>Si le fils Kermeur ne semble pas être à proprement parler un ami du narrateur, il dispose néanmoins d'une influence considérable sur la parole et la manière d'agir de celui-ci. Au fil du roman, le lecteur prend progressivement conscience que le discours du fils Kermeur imprègne de manière indélébile la narration, à tel point que les opinions, les valeurs et les actions de ce personnage atypique remplacent souvent les représentations du narrateur. Son ascendant sur ce dernier est tel que le vocabulaire dont il use parvient, dès les premières pages du roman, à conditionner la perception que le narrateur a du monde qui l’entoure:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Mais où donc avait-il été chercher une expression pareille et si cristalline en même temps, si efficace que je ne pouvais plus jamais faire comme si je ne l'avais pas entendue, la vieille dame. Et d'une certaine manière il avait gagné: pour moi aussi ma grand-mère était devenue «la vieille dame» (p. 12).</p> </blockquote> <p>Les quelques syntagmes que le narrateur emprunte au lexique du fils Kermeur transforment le regard qu’il pose sur sa grand-mère,&nbsp;<em>étrangéisant</em>&nbsp;ce visage autrefois familier pour le réduire à une figure archétypale. Il est intéressant de constater que cette contamination de point de vue opère un glissement d’un niveau fictionnel à l’autre: réduite à n’être plus que «la vieille dame», la grand-mère du narrateur se voit dépouillée de l’affectivité qui la relie à son petit-fils pour incarner parfaitement le rôle de la victime dans le «roman familial» qu’écrit ce dernier. Elle n’est plus, somme toute, que l’un des personnages d’une trame narrative maintes fois revisitée:&nbsp;&nbsp;</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>[...] quand le fils Kermeur sort de prison pour se venger, [...] je peux expliquer comment on en est arrivé là. La vérité en somme. La fortune d'Albert. Le Languedoc-Roussillon. Le cambriolage chez la vieille dame (p.177).</p> </blockquote> <p>Bientôt, ce ne sont plus quelques mots mais des pans entiers de discours que le narrateur calque sur celui du fils Kermeur, comme lorsque, interrogé par l'inspecteur à propos du cambriolage qui a eu lieu dans l'appartement de sa grand-mère, il répète à la virgule près les propos prescrits par son comparse deux pages plus tôt (pp. 105 et 107). Privé d'une parole qui lui soit propre, le narrateur se confond dès lors de plus en plus avec ce personnage, tant ce dernier dicte jusqu'au moindre de ses agissements. Incitant le narrateur à demeurer à Brest lorsque ses parents sont contraints de s'exiler dans le Languedoc-Roussillon, le fils Kermeur réussit sans trop de difficultés à le convaincre de voler sa grand-mère, pour lui prescrire ensuite le comportement qu'il adoptera lorsqu'il se retrouvera face à la police. Tandis que l’influence du fils Kermeur sur le narrateur se fait grandissante à mesure que le roman avance, elle atteint son apogée au moment du cambriolage, confrontant le lecteur à un narrateur qui semble désormais dénué de toute volonté propre:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Tout ce que le fils Kermeur a voulu ce soir-là, on l'a fait. Même s'asseoir au comptoir, même commander du gin tonic, c'est lui qui l'a voulu&nbsp;(p. 132).</p> </blockquote> <p>La passivité du narrateur de&nbsp;<em>Paris-Brest</em>&nbsp;devient de la sorte le lieu d’inscription d’un discours qui ne lui appartient pas, mais dont il est le parfait réceptacle.&nbsp;&nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Le fils Kermeur: alter ego agissant</strong></span></p> <p>Pourtant, on en vient à douter de l'existence du fils Kermeur, qui pourrait bien n’être qu’une identification imaginaire du narrateur de&nbsp;<em>Paris-Brest</em>, tant le comportement de ce dernier s'assimile à l'agir et au dire de ce protagoniste. Le fait que le narrateur rapporte exclusivement des paroles que le fils Kermeur et lui-même échangent seul à seul, excepté dans son «roman familial» où il lui arrive d'exposer Kermeur à d'autres personnages tandis que sa propre figure n’apparaît jamais, conforte cette hypothèse. Le fils Kermeur ne s'adresse à aucun moment aux autres personnages du récit, si ce n'est par l'entremise du narrateur. Quand le vigile d'une grande surface les surprend, enfants, en train de voler des bonbons, il n'appréhende que le narrateur; le fils Kermeur s'est volatilisé (p.84). Lorsque la mère du narrateur passe devant l'ami de son fils, elle fait semblant de ne pas le voir... ou peut-être ne le voit-elle pas? Au début du roman, le narrateur rapporte une conversation du fils Kermeur avec sa mère, mais les paroles de cette dernière ne s'adresse pas à lui:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>[...] je continuais d'entendre&nbsp;<em>sous mon crâne</em>&nbsp;cette&nbsp;<em>improbable</em>&nbsp;conversation de lui et de ma mère, inacceptable, disait l'un, c'est un marché inacceptable, et la voix de ma mère qui venait s'y superposer: je&nbsp;<em>te</em>&nbsp;rappelle aussi que tu n'es pas majeur, que nous sommes responsables de toi devant la loi (p.17).</p> </blockquote> <p>Le pronom personnel désigne clairement le narrateur comme destinataire de la parole de sa mère, ce qui laisse supposer soit qu'elle choisit délibérément de ne pas adresser la parole à Kermeur, soit que ce personnage et son fils ne font qu'un et que ce sont ses propres propos que le narrateur rapporte ici. Le fait que la narration spécifie que cet échange verbal résonne dans la tête du narrateur, tout en soulignant son caractère invraisemblable, achève de mettre en doute son authenticité. La voix du fils Kermeur apparaît plutôt comme le produit de l’imagination du narrateur.</p> <p><em>Paris-Brest</em>&nbsp;abonde d'autres indices textuels qui visent à confondre ces deux personnages, faisant d'eux les pendants actif et passif d'une même instance narrative. Tout d'abord, le rôle prépondérant que le narrateur prête au fils Kermeur dans son «roman familial» contraste avec le rôle secondaire qu'il se contente d'assumer au sein de la diégèse: dans l'imagination du narrateur, Kermeur devient une figure forte d'opposition à la mère, sorte d'alter ego agissant du narrateur, tandis que sur le premier plan de la diégèse, il n’engage jamais une confrontation directe avec elle. Viel élabore également certaines anacoluthes qui tendent à gommer les différences entre les deux énonciateurs, du type: «[...] toutes ces pages sur moi surtout, le fils Kermeur et nous deux dans la nuit orangée qui embrumait la rade» (p.147). Enfin, il arrive au narrateur lui-même de qualifier le fils Kermeur d'«ectoplasme» (p.111), mettant ainsi en doute la corporéité de ce personnage.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128); "><strong>Rejouer les codes du genre pour mieux les déjouer</strong></span></p> <p>L'enjeu n'est toutefois pas tant d'établir l'inexistence du fils Kermeur que de montrer que cette figure narrative intervient davantage comme force motrice de l’action que comme acteur sensible du récit. Le fait que Kermeur n’existe qu’en tant que projection imaginaire du narrateur ne l’empêche pas de posséder un pouvoir tangible sur ce dernier. Au contraire, il semble justement que ce soit en vertu de son incorporéité que cette figure exerce un tel ascendant sur l’instance en charge de la narration. Plutôt que personnage jouissant d’une certaine autonomie au sein de l’histoire, le fils Kermeur apparaît comme l’incarnation d’une posture romanesque archétypale, qui emprunte apparence et attitude aux figures du roman policier et du film noir:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>Non, je n'ai pas rêvé quand j'ai écarté le rideau blanc et que j'ai vu, oui, comme sortie du granit usé, j'ai vu cette silhouette posée là, comme une ombre inscrite à même l'horizon, le fils Kermeur devant la grille, et il attendait (pp.169-170).</p> </blockquote> <p>C’est en vertu de ce statut de parangon narratif que ce personnage exerce un effet certain sur la figure passive du narrateur. À travers lui s’exerce tout le canevas minutieusement réglé de la fable policière, qui dicte au narrateur le déroulement de sa propre intrigue romanesque:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p>[...] dès que je me suis mis à mon bureau parisien pour écrire mon roman familial, j'ai eu ce rire dans les oreilles, le rire du fils Kermeur, et c'est avec ce rire-là que me sont venues mes phrases, que me sont venus le ton du livre et la couleur du livre (pp.172-173).</p> </blockquote> <p>Plus que l'agencement du récit qui se révèle, somme toute, conforme à nos attentes de lecteur occidental, c'est l'emprise qu'exerce l’archétype romanesque –incarné par le personnage du fils Kermeur– sur le narrateur qui importe. L’intrigue policière ne sert que de&nbsp;<em>pré-texte</em>&nbsp;au roman: elle fonctionne comme un canevas qui permet à Viel d’interroger la possibilité pour le sujet de se raconter au travers d’une langue qui est toujours déjà traversée, modelée, déterminée, etc. par une multitude d’autres.&nbsp;<em>Paris-Brest</em>&nbsp;apporte une réponse novatrice à cette question, en mettant en place une posture énonciative capable de rejouer –tout en s’en maintenant à distance– les poncifs du genre policier, dans l’écart qui sépare le récit diégétique auquel se livre le narrateur et le roman dont il est lui-même l’auteur.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/et-si-le-fils-kermeur-nexistait-pas#comments France Narrateur Narration Récit Roman policier Stéréotypes Théories du récit VIEL, Tanguy Roman Thu, 31 May 2012 15:29:50 +0000 Salon double 563 at http://salondouble.contemporain.info L’univers gravite autour d’un gigot d’agneau http://salondouble.contemporain.info/lecture/l-univers-gravite-autour-d-un-gigot-d-agneau <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/univers-univers">Univers, Univers</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p>&nbsp;</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Fictions et possibles</strong></span></p> <p>Le r&eacute;cit est d&eacute;fini le plus souvent comme &eacute;tant une mise en intrigue, ce qui implique une forme de tension narrative ainsi que son d&eacute;nouement. Cet aspect t&eacute;l&eacute;ologique d&rsquo;une action<a name="note1" href="http://salondouble.contemporain.info/sites/all/modules/fckeditor/fckeditor/editor/fckeditor.html?InstanceName=oFCK_1&amp;Toolbar=DrupalFull#note2b">[1] </a>qui chemine vers sa r&eacute;solution serait sa nature propre. En effet, la configuration narrative est &eacute;troitement li&eacute;e &agrave; l&rsquo;exp&eacute;rience que nous avons du temps, laquelle passerait toujours, d&rsquo;une certaine fa&ccedil;on, par une mise en r&eacute;cit. C&rsquo;est du moins ce que propose Paul Ricoeur dans <em>Temps et r&eacute;cit</em> lorsqu&rsquo;il affirme que &laquo;le temps devient temps humain dans la mesure o&ugrave; il est articul&eacute; de mani&egrave;re narrative; en retour le r&eacute;cit est significatif dans la mesure o&ugrave; il dessine les traits de l&rsquo;exp&eacute;rience temporelle<a name="note2" href="#note2b">[2]</a>&raquo;. Pour le formuler autrement, le r&eacute;cit implique un changement, l&rsquo;&eacute;volution d&rsquo;une situation, aussi minime soit-elle.</p> <p>L&rsquo;aspect lin&eacute;aire du r&eacute;cit que j&rsquo;&eacute;voquais &agrave; l&rsquo;instant, avec un d&eacute;but, un milieu et une fin, englobe un tr&egrave;s large pan de la production &eacute;crite. Cela est explicable par la structure du langage; une phrase &eacute;crite est forc&eacute;ment lin&eacute;aire, et il semble logique qu&rsquo;un r&eacute;cit, constitu&eacute; de phrases, le soit tout autant. Or, des oeuvres de fiction travaillent &agrave; cr&eacute;er certaines zones de libert&eacute; au sein de cette rigidit&eacute; du langage, ne serait-ce qu&rsquo;en les sugg&eacute;rant. C&rsquo;est le cas par exemple du classique &laquo;Jardin aux sentiers qui bifurquent&raquo; de Jorge Luis Borges. Ce texte met en sc&egrave;ne Ts&rsquo;ui P&ecirc;n, un homme qui entreprit d&rsquo;&eacute;crire un roman qui serait aussi une m&eacute;taphore du labyrinthe du temps. Le narrateur affirme &agrave; un moment que &laquo;[d]ans toutes les fictions, chaque fois que diverses possibilit&eacute;s se pr&eacute;sentent, l&rsquo;homme en adopte une et &eacute;limine les autres; dans la fiction du presque inextricable Ts&rsquo;ui P&ecirc;n, il les adopte toutes simultan&eacute;ment. Il cr&eacute;e ainsi divers avenirs, divers temps qui prolif&egrave;rent aussi et bifurquent<a name="note3" href="#note3b">[3]</a>&raquo;. Ainsi, le projet de Ts&rsquo;ui P&ecirc;n &eacute;tait de d&eacute;jouer la lin&eacute;arit&eacute; du r&eacute;cit afin de donner &agrave; lire l&rsquo;infinit&eacute; des possibles, l&rsquo;&eacute;cheveau de possibilit&eacute;s parmi lesquelles quiconque, au cours de sa vie, se d&eacute;bat en faisant des choix.</p> <p>Cette id&eacute;e fertile de Borges, celle d&rsquo;explorer par le r&eacute;cit une conception du temps d&eacute;lin&eacute;aris&eacute;, je la retrouve exploit&eacute;e avec force dans <em>Univers, Univers</em>, un livre de R&eacute;gis Jauffret tout &agrave; fait singulier dans son traitement de la temporalit&eacute;. C&rsquo;est en r&eacute;fl&eacute;chissant aux liens entre la mise en r&eacute;cit et l&rsquo;exp&eacute;rience du temps que je souhaite aborder cette oeuvre. Ce faisant, je traiterai la question des possibles de l&rsquo;existence contemporaine, qui est corollaire au traitement du r&eacute;cit que propose R&eacute;gis Jauffret.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Ce vide absolu qui effraie</strong></span></p> <p>Dans <em>Univers, Univers</em>, R&eacute;gis Jauffret entreprend d&rsquo;explorer les divers possibles li&eacute;s &agrave; une situation initiale des plus minimales. Une femme est chez elle et observe le gigot d&rsquo;agneau qui cuit dans son four. D&rsquo;un moment &agrave; l&rsquo;autre, son mari devrait rentrer du travail, et plus tard, des invit&eacute;s se joindre &agrave; eux. Le lendemain, ils rendraient visite aux Pierrots, un couple d&rsquo;amis. Cependant, les acteurs de cette situation deviennent dans le livre de Jauffret autant de variables sujettes &agrave; d&rsquo;innombrables modulations. Durant six cents pages, la situation de base demeure inchang&eacute;e. Elle n&rsquo;&eacute;volue pas. Ce sont plut&ocirc;t les composantes de l&rsquo;existence de ces personnages qui sont investies par la fiction. Le personnage de la femme se voit dot&eacute; d&rsquo;une centaine de noms, d&rsquo;existences diff&eacute;rentes, et il en va de m&ecirc;me pour chacun des protagonistes. Toutefois, une autre constante demeure, et c&rsquo;est l&rsquo;humour noir, l&rsquo;ironie et parfois le cynisme de R&eacute;gis Jauffret, lequel soumet ses personnages &agrave; d&rsquo;innombrables vies en r&eacute;v&eacute;lant la souffrance et l&rsquo;horreur de chacune de celles-ci. L'&eacute;crivain a un talent certain pour imaginer des vies fictives, et force est d&rsquo;admettre qu&rsquo;il en a tout autant pour assassiner ses personnages. Ce passage, o&ugrave; les existences humaines sont d&eacute;crites comme &eacute;tant l&rsquo;objet d&rsquo;une sorte de massacre perp&eacute;tuel, chaque g&eacute;n&eacute;ration rempla&ccedil;ant la pr&eacute;c&eacute;dente dans l&rsquo;exp&eacute;rience de la souffrance, rend bien la tonalit&eacute; de l&rsquo;ensemble de l&rsquo;oeuvre:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Elle pense qu&rsquo;ailleurs rien ne se produit, elle ne respecte pas la souffrance, elle est indiff&eacute;rente au pass&eacute;, &agrave; l&rsquo;avenir, elle n&rsquo;est que cet &eacute;clair de conscience, trop furtif pour percer vraiment la nuit. Elle regarde le ciel, elle ferme les yeux, et ce moment fait partie de son apparition, de sa vie de femme, d&rsquo;humaine, son apparition inaper&ccedil;ue dans le massacre des g&eacute;n&eacute;rations qui se succ&egrave;dent comme autant de troupes fra&icirc;ches et vite liquid&eacute;es.&nbsp; (p.20)</span></p> <p>Ce qui est remarquable avec ce livre qui multiplie les possibles, c&rsquo;est qu&rsquo;il s&rsquo;en d&eacute;gage paradoxalement une impression am&egrave;re d&rsquo;enfermement dans la fatalit&eacute;. Malgr&eacute; le nombre imposant de variations auquel R&eacute;gis Jauffret s&rsquo;adonne, celui-ci invite &agrave; consid&eacute;rer l&rsquo;&eacute;troitesse des possibles qui s&rsquo;offrent &agrave; nous, contemporains occidentaux. C&rsquo;est-&agrave;-dire que les libert&eacute;s qui nous sont propos&eacute;es y sont pr&eacute;sent&eacute;es comme &eacute;tant strictement d&eacute;limit&eacute;es par le monde qui les accueille. La femme peut avoir diverses carri&egrave;res, elle peut marier diff&eacute;rents types d&rsquo;hommes, et les Pierrots peuvent adopter plusieurs visages, plusieurs temp&eacute;raments mais, au final, tous sont prisonniers d&rsquo;une sorte de d&eacute;terminisme malsain que Jauffret d&eacute;peint de fa&ccedil;on implicite: nos contemporains sont malheureux, et quand l&rsquo;un d&rsquo;eux meurt, il y en a toujours un autre pour prendre sa place. On peut y lire une critique de la chosification du sujet contemporain o&ugrave; les individus sont trait&eacute;s comme &eacute;tant des fonctions d&eacute;sincarn&eacute;es, susceptibles &agrave; tout moment d&rsquo;&ecirc;tre remplac&eacute;s par un anonyme capable de r&eacute;pondre aux m&ecirc;mes attentes impos&eacute;es par le syst&egrave;me<a name="note4" href="#note4b">[4]</a>. La soci&eacute;t&eacute; y appara&icirc;t comme &eacute;tant bien rang&eacute;e: chaque individu vit dans une case qu&rsquo;il a pu choisir, ou pas, mais le nombre en est limit&eacute;.</p> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>La litt&eacute;rature aussi bifurque </strong></span></p> <p>Sous ce traitement plut&ocirc;t sombre de la r&eacute;alit&eacute; qu&rsquo;habitent sans repos les personnages du livre, se trouve &eacute;galement une critique portant sur les conventions de l&rsquo;&eacute;criture de fiction. En cela, R&eacute;gis Jauffret demeure coh&eacute;rent: la violence qu&rsquo;il fait subir &agrave; ses personnages, il l&rsquo;inflige &eacute;galement aux normes d&rsquo;&eacute;criture. L&rsquo;une d&rsquo;elles, que j&rsquo;ai identifi&eacute;e d&rsquo;entr&eacute;e de jeu, est la lin&eacute;arit&eacute; du r&eacute;cit. La mise &agrave; mal de cette r&egrave;gle qui est &agrave; la base de notre culture livresque est accompagn&eacute;e, chez Jauffret, d&rsquo;une critique des &eacute;critures &agrave; pr&eacute;tention r&eacute;aliste. Avec cet &eacute;crivain, nous sommes r&eacute;solument dans la fabulation, l&rsquo;imaginaire. D&rsquo;ailleurs, la reprise incessante de l'incipit vient rapidement, &agrave; la lecture, bousiller tout effet de r&eacute;el. On ne nous laisse pas le temps de nous immerger dans les r&eacute;cits, qui sont sans cesse interrompus afin de recommencer en adoptant un autre point de vue. Ce travail sur les formes de la fiction, R&eacute;gis Jauffret en a fait un v&eacute;ritable projet, comme en t&eacute;moigne cette affirmation tir&eacute;e d&rsquo;une entrevue: &laquo;[D]ans chacun de mes livres j'ai toujours d&eacute;mont&eacute; la fiction, le roman. J'ai toujours fait avancer la charrette, la litt&eacute;rature, cette vieille bourgeoise lift&eacute;e, fard&eacute;e, qui n'avance qu'&agrave; coups de pied au cul<a name="note5" href="#note5b">[5]</a>&raquo;.</p> <p>Ce qui se profile, dans <em>Univers, Univers</em>, c&rsquo;est d&rsquo;abord l&rsquo;id&eacute;e que le monde fictionnel construit par un auteur n&rsquo;est qu&rsquo;accessoirement le monde des personnages qui l&rsquo;habitent. Ils sont des pantins, des corps vides &agrave; travers lesquels l&rsquo;&eacute;crivain se balade afin d&rsquo;offrir sa subjectivit&eacute; au lecteur. C&rsquo;est ce ph&eacute;nom&egrave;ne que Jauffret pointe du doigt dans ce passage important:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">[L]a litt&eacute;rature raconte des histoires, elle suscite une foule de gens qui lui doivent tout. Cette femme devant son four n&rsquo;existe nulle part ailleurs que dans ce roman, tous les autres univers lui sont ferm&eacute;s. Mais comme elle n&rsquo;existe pas, c&rsquo;est moi qui depuis tout &agrave; l&rsquo;heure r&ocirc;de dans cet appartement, m&rsquo;assois sur la terrasse, scrute le gigot, et attends ce mari que je suis tout autant que les improbables voisins du dessus, ceux du dessous avec leur gamin fou, sans compter le voisinage plus &eacute;loign&eacute; ou tout &agrave; fait lointain. Je suis la ville, le monde, je l&rsquo;entoure comme une membrane, un amnios. (p.34)</span></p> <p>&Agrave; lire cet extrait, nous pourrions croire que Jauffret nie toute relation entre le monde r&eacute;el, celui que nous habitons, et les univers de fiction. Il me semble pourtant que ce n&rsquo;est pas le cas. Bien que l&rsquo;imaginaire domine dans <em>Univers, Univers</em>, il n&rsquo;en demeure pas moins que les situations racont&eacute;es, une fois reconfigur&eacute;es par l&rsquo;acte de lecture, se voient dot&eacute;es d&rsquo;une forte port&eacute;e r&eacute;f&eacute;rentielle. Nous sommes tous, &agrave; certains degr&eacute;s, ces hommes qui rentrent le soir au foyer, ou ne rentrent pas, trompent leur femme, l&rsquo;aiment, la n&eacute;gligent, ou encore ces femmes qui attendent, qui se lassent d&rsquo;attendre, qui font leur valise, qui se suicident, qui entreprennent des d&eacute;marches de divorce, etc. Autrement dit, si un r&eacute;cit de facture lin&eacute;aire permet l&rsquo;identification du lecteur a un personnage par les pouvoirs de l&rsquo;immersion, <em>Univers, Univers</em> propose quant &agrave; lui une suite de variations, d&rsquo;&eacute;puisement des possibles o&ugrave;, &agrave; un moment ou &agrave; un autre, nous rencontrerons une proposition qui viendra percer une br&egrave;che dans la membrane de la fiction pour venir se superposer &agrave; notre propre exp&eacute;rience du r&eacute;el.</p> <p>Ainsi, l&rsquo;exploration des possibles li&eacute;s aux existences qui bifurquent dans le temps cr&eacute;e, si j&rsquo;ose dire, un nouveau type de relation entre le lecteur et le texte. Plut&ocirc;t que de suivre le fil narratif d&rsquo;une intrigue, le lecteur est invit&eacute; &agrave; surplomber l&rsquo;univers de fiction afin d&rsquo;en observer les m&eacute;canismes. On aura remarqu&eacute; qu&rsquo;une impression de d&eacute;terminisme pesant sur les existences humaines se d&eacute;gage de ce proc&eacute;d&eacute;. Le plus troublant, et c&rsquo;est ce que j&rsquo;ai voulu faire entrevoir en d&eacute;veloppant sur les liens qui se dessinent entre nos existences bien r&eacute;elles et celles invent&eacute;es par R&eacute;gis Jauffret, c&rsquo;est que ce d&eacute;terminisme n&rsquo;est peut-&ecirc;tre pas aussi &eacute;loign&eacute; du monde r&eacute;el que l&rsquo;auteur veut bien nous le faire croire. Il n&rsquo;y a, apr&egrave;s tout, qu&rsquo;une virgule entre les deux univers du titre, et je suis enclin &agrave; croire que nous ne sommes pas totalement &eacute;trangers &agrave; l&rsquo;un de ceux-ci. Ricoeur, en r&eacute;fl&eacute;chissant aux liens entre le r&eacute;cit de fiction et le r&eacute;cit historique, insiste sur l&rsquo;id&eacute;e que, dans les deux cas, le r&eacute;el est bel et bien concern&eacute;:</p> <p class="rteindent1"><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Nous racontons des histoires parce que finalement les vies humaines ont besoin et m&eacute;ritent d&rsquo;&ecirc;tre racont&eacute;es. Cette remarque prend toute sa force quand nous &eacute;voquons la n&eacute;cessit&eacute; de sauver l&rsquo;histoire des vaincus et des perdants. Toute l&rsquo;histoire de la souffrance crie vengeance et appelle r&eacute;cit.<a name="note6" href="#note6b">[6]</a></span></p> <p>Cette id&eacute;e de l&rsquo;histoire de la souffrance qui appelle le r&eacute;cit n&rsquo;est pas &eacute;trang&egrave;re, &agrave; mon avis, &agrave; la d&eacute;marche de R&eacute;gis Jauffret. Bien que celui-ci n&rsquo;affiche aucune compassion &agrave; l&rsquo;&eacute;gard des personnages qu&rsquo;il projette dans des situations qui sont le plus souvent horribles, il reste que son livre permet de faire l&rsquo;exp&eacute;rience saisissante de l&rsquo;accumulation d&rsquo;existences bafou&eacute;es. Ricoeur affirme que la souffrance rend n&eacute;cessaire le r&eacute;cit, et Jauffret, dans cette logique, ne peut que multiplier les r&eacute;cits tant les souffrances sont nombreuses.</p> <hr /> <p><a name="note1b" href="#note1">1 </a>Sp&eacute;cifions que nous adh&eacute;rons ici &agrave; la d&eacute;finition que Ricoeur propose de l&rsquo;action, qui englobe les changements internes v&eacute;cus par les personnages: &laquo;Par action, on doit pouvoir entendre plus que la conduite des protagonistes produisant deschangements visibles de la situation, des retournements de fortune, ce qu'on pourrait appeler le destin externe des personnes. Est encore action, en un sens &eacute;largi, la transformation morale d&rsquo;un personnage, sa croissance et son &eacute;ducation, son initiation &agrave; la complexit&eacute; de la vie morale et affective. Rel&egrave;vent enfin de l&rsquo;action, en un sens plus subtil encore, des changements purement int&eacute;rieurs affectant le cours temporel lui-m&ecirc;me des sensations, des &eacute;motions, &eacute;ventuellement au niveau le moins concert&eacute;, le moins conscient, que l&rsquo;introspection peut atteindre.&raquo; Paul Ricoeur, <em>Temps et r&eacute;cit 2. La configuration dans le r&eacute;cit de fiction</em>, Paris, &Eacute;ditions du Seuil (coll. Points essais), 1984, p.23.<br /> <a name="note2b" href="#note2">2</a> Paul Ricoeur, <em>Temps et r&eacute;cit 1. L&rsquo;intrigue et le r&eacute;cit historique</em>, Paris, &Eacute;ditions du Seuil (coll. Points essais), 1983, p.17. <br /> <a name="note3b" href="#note3">3</a> Jorge Luis Borges, <em>Fictions</em>, traduit de l'espagnol par P. Verdevoye, &Eacute;ditions Gallimard, 1957, p.100.<br /> <a name="note4b" href="#note4">4</a> La chosification du sujet contemporain a fait, et fait encore couler avec raison beaucoup d&rsquo;encre. Pour en saisir les enjeux, la lecture de Theodor W.Adorno et de Max Horkheimer demeure un incontournable. Ceux-ci soutiennent par exemple l&rsquo;id&eacute;e que &laquo;[l]&lsquo;unit&eacute; d&rsquo;une collectivit&eacute; manipul&eacute;e repose sur la n&eacute;gation de l&rsquo;individu, elle est la caricature d&rsquo;une soci&eacute;t&eacute; qui serait capable d&rsquo;en faire un individu.&raquo; Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, <em>La dialectique de la raison</em>, traduit de l'allemand par &Eacute;liane Kaufholz, Paris, Gallimard (coll. Tel), 1974 [1944], p.30.<br /> <a name="note5b" href="#note5">5</a> Propos recueillis par C&eacute;line Ngi, <em>Fluctuat.net</em>, En ligne: http://livres.fluctuat.net/regis-jauffret/interviews/4843-entretien-avec-regis-jauffret.html,[consult&eacute; le 1 mai 2010].<br /> <a name="note6b" href="#note6">6</a> Paul Ricoeur,<em> op. cit.</em>, p. 143.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/l-univers-gravite-autour-d-un-gigot-d-agneau#comments ADORNO, Theodor W. BORGES, Jorge Luis Exploration des possibles Fiction Fonctions du récit France HORKHEIMER, Max JAUFFRET, Régis Narrativité Relations humaines RICOEUR, Paul Temps Théories du récit Roman Fri, 07 May 2010 13:30:38 +0000 Simon Brousseau 225 at http://salondouble.contemporain.info Le contemporain et l'actuel http://salondouble.contemporain.info/antichambre/le-contemporain-et-lactuel <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/gervais-bertrand">Gervais, Bertrand</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-text field-field-soustitre"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> Réflexions sur le contemporain II </div> </div> </div> <p>Le contemporain est-il l&rsquo;actuel?</p> <p>La question m&eacute;rite d&rsquo;&ecirc;tre pos&eacute;e car, comme le signale Giorgio Agamben, reprenant &agrave; son compte une d&eacute;claration de Roland Barthes tir&eacute;e d&rsquo;une note de ses cours au Coll&egrave;ge de France, &laquo;Le contemporain est l&rsquo;inactuel&raquo;.</p> <p>Agamben, dans cette br&egrave;ve introduction &agrave; un s&eacute;minaire donn&eacute; &agrave; l&rsquo;universit&eacute; de Venise et publi&eacute; sous le titre de <em>Qu&rsquo;est-ce que le contemporain?</em> (Paris, Payot/Rivages, 2008), affirme &agrave; la suite de Barthes et de Nietzsche l&rsquo;inactualit&eacute; du contemporain: &laquo;Celui qui appartient v&eacute;ritablement &agrave; son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne co&iuml;ncide pas parfaitement avec lui ni n&rsquo;adh&egrave;re &agrave; ses pr&eacute;tentions, et se d&eacute;finit, en ce sens, comme inactuel; mais pr&eacute;cis&eacute;ment pour cette raison, pr&eacute;cis&eacute;ment par cet &eacute;cart et cet anachronisme, il est plus apte que les autres &agrave; percevoir et &agrave; saisir son temps&raquo; (p.9-10).</p> <p>Il continue plus loin, en pr&eacute;cisant: &laquo;La contemporan&eacute;it&eacute; est donc une singuli&egrave;re relation avec son propre temps, auquel on adh&egrave;re tout en prenant ses distances; elle est tr&egrave;s pr&eacute;cis&eacute;ment la relation au temps qui adh&egrave;re &agrave; lui par le d&eacute;phasage et l&rsquo;anachronisme&raquo; (p.11).</p> <p>De telles affirmations sont int&eacute;ressantes, mais elles viennent buter contre le projet de d&eacute;crire et de comprendre l&rsquo;imaginaire contemporain, expression qui, on l&rsquo;a vu pr&eacute;c&eacute;demment, repose sur l&rsquo;ad&eacute;quation du contemporain et de l&rsquo;actuel. Les deux termes, en effet, ont comme signification courante le fait d&rsquo;&ecirc;tre de notre temps, imm&eacute;diatement.</p> <p>Si le contemporain est ce qui r&eacute;siste &agrave; son temps, comment rendre compte de l&rsquo;imaginaire contemporain, qui serait donc l&rsquo;imaginaire de ce qui r&eacute;siste &agrave; sa propre actualit&eacute;? Appliqu&eacute;e &agrave; l&rsquo;imaginaire, une telle conception du contemporain semble impliquer une r&eacute;gression &agrave; l&rsquo;infini.<br /> En fait, il convient d&rsquo;examiner de plus pr&egrave;s la posture d&rsquo;Agamben, car elle consiste essentiellement &agrave; d&eacute;finir une <em>figure</em>, et non &agrave; &eacute;tudier un imaginaire. Et cette figure qu&rsquo;il d&eacute;crit, c&rsquo;est celle d&rsquo;un intellectuel, de ce sujet qui, identifi&eacute; comme Sujet Contemporain, est capable de comprendre son si&egrave;cle et d&rsquo;en prendre la mesure.</p> <p>Ce n&rsquo;est pas n&rsquo;importe quelle forme de contemporan&eacute;it&eacute; qui est en jeu, mais celle d&rsquo;un sujet, d&rsquo;un &ecirc;tre dot&eacute; d&rsquo;un esprit critique qui parvient &agrave; adopter une position de retrait face au monde, &agrave; ses &eacute;v&eacute;nements et &agrave; leurs lignes de force. Il n&rsquo;adh&egrave;re pas au monde et &agrave; ses app&acirc;ts, il reste critique, suspicieux, en porte-&agrave;-faux, posture qui lui permet de r&eacute;sister &agrave; l&rsquo;envo&ucirc;tement que le chant du monde contemporain suscite. Le Contemporain n&rsquo;est pas plong&eacute; dans ce monde, il ne baigne pas dans ses eaux ensorcelantes. Il ne prend pas des vessies pour des lanternes et, comme le philosophe platonicien, il est capable de consid&eacute;rer ce qu&rsquo;il voit comme de simples ombres, ombres&nbsp; d&rsquo;une v&eacute;rit&eacute; que le d&eacute;tachement permet de ramener &agrave; leur juste valeur.</p> <p>Le Contemporain est un &ecirc;tre capable de voir &agrave; travers la lumi&egrave;re, surtout celle qui se donne comme pure totalit&eacute;. &laquo;[Le] contemporain est celui qui fixe le regard sur son temps pour en percevoir non les lumi&egrave;res, mais l&rsquo;obscurit&eacute;&raquo; (p.19). Il parvient donc &agrave; d&eacute;celer les zones d&rsquo;ombre l&agrave; o&ugrave; les moins percevants, esclaves de leur temps, ne voient qu&rsquo;un spectacle baign&eacute; de lumi&egrave;re. Si le monde &eacute;tait une sc&egrave;ne, il en verrait les coulisses et saurait retrouver la source des faisceaux lumineux qui &eacute;clairent le tout. Il verrait qu&rsquo;il n&rsquo;y a l&agrave; que des projections, dont les dispositifs, quelque magiques qu&rsquo;ils puissent para&icirc;tre, peuvent &agrave; tout instant &ecirc;tre d&eacute;mont&eacute;s.<br /> &nbsp;<br /> Le Contemporain est po&egrave;te (p.19).&nbsp; Il n&rsquo;est pas un &ecirc;tre de lumi&egrave;re, mais d&rsquo;obscurit&eacute;, d&rsquo;une obscurit&eacute; r&eacute;v&eacute;l&eacute;e comme v&eacute;rit&eacute;, tandis que la lumi&egrave;re visible n&rsquo;est qu&rsquo;une apparence trompeuse. Nous sommes avec Agamben en plein mythe de la caverne: &laquo;Seul peut se dire contemporain celui qui ne se laisse pas aveugler par les lumi&egrave;res du si&egrave;cle et parvient &agrave; saisir en elles la part de l&rsquo;ombre, leur sombre intimit&eacute;&raquo; (p.21).</p> <p>Le Contemporain est philosophe. Il se m&eacute;fie de la lumi&egrave;re du si&egrave;cle, recherche l&rsquo;obscurit&eacute; qui en r&eacute;v&egrave;le le caract&egrave;re factice, et parvient &agrave; retrouver cette v&eacute;ritable lumi&egrave;re qui s&rsquo;y cache. &Ecirc;tre contemporain, &laquo;cela signifie &ecirc;tre capable non seulement de fixer le regard sur l&rsquo;obscurit&eacute; de l&rsquo;&eacute;poque, mais aussi de percevoir dans cette obscurit&eacute; une lumi&egrave;re qui, dirig&eacute;e vers nous, s&rsquo;&eacute;loigne infiniment&raquo; (p.24-25).</p> <p>Le Contemporain se doit de recevoir &laquo;en plein visage le faisceau de t&eacute;n&egrave;bres qui provient de son temps&raquo; (p.22), et surtout d&rsquo;en t&eacute;moigner, de faire l&rsquo;exp&eacute;rience de la contradiction et d&rsquo;en rendre compte. Le Contemporain sait trouver les mots pour diss&eacute;quer cette obscurit&eacute; et faire appara&icirc;tre cette autre lumi&egrave;re, qui ne doit rien au spectacle des repr&eacute;sentations, mais tout aux contraintes de l&rsquo;intelligibilit&eacute;, de la pens&eacute;e rationnelle, de ce regard per&ccedil;ant qui sait se d&eacute;gager des apparences pour rejoindre les v&eacute;rit&eacute;s.</p> <p>Je n&rsquo;ai rien contre cette figure d&rsquo;un Sujet Contemporain, po&egrave;te et intellectuel soucieux de faire ressortir les zones d&rsquo;obscurit&eacute; dans cette lumi&egrave;re qui se donne comme seule r&eacute;alit&eacute;, seule v&eacute;rit&eacute;, totale et actuelle. Mais il faut comprendre qu&rsquo;elle est essentiellement une <em>figure</em>. Si nous avons besoin de ces Contemporains, de ces Agamben au regard p&eacute;n&eacute;trant, ceux-ci ne sont pas le <em>contemporain</em>. Pour le dire simplement, ce contemporain-l&agrave; ne permet pas de comprendre l&rsquo;imaginaire contemporain.</p> <p>Peut-&ecirc;tre cet imaginaire n&rsquo;est-il qu&rsquo;une construction, un savant jeu de lumi&egrave;re qui nous fait prendre une sc&egrave;ne pour notre seule r&eacute;alit&eacute;. Mais cette sc&egrave;ne est notre seul th&eacute;&acirc;tre des op&eacute;rations. Nous ne sortirons jamais de la caverne. Et il convient, non pas de le rabattre au rang d&rsquo;&eacute;cran, mais de l&rsquo;investir comme principale surface de connaissance.</p> <p>Quels r&eacute;cits nous racontons-nous maintenant? (Et non: quels r&eacute;cits devrions-nous nous raconter pour ramener de l&rsquo;inactualit&eacute; et, par cons&eacute;quent, de la densit&eacute; dans notre &eacute;poque?)<br /> Quelles images nous fascinent maintenant?<br /> Quelles zones de tension se profilent? Quelles failles?</p> <p>Il ne s&rsquo;agit pas de prendre un pas de recul, mais au contraire de faire un pas de plus et de se colleter aux difficult&eacute;s que pose l&rsquo;&eacute;tude de ce qui se passe imm&eacute;diatement sous nos yeux. Non pas de refuser le spectacle, mais de pousser &agrave; l&rsquo;extr&ecirc;me sa logique de fa&ccedil;on &agrave; en voir les limites.<br /> Le contemporain n&rsquo;est pas un &eacute;cran, il n&lsquo;est pas un plan &agrave; deux dimensions, mais un espace complexe &agrave; trois dimensions, un espace capable de recueillir des situations, des tensions, tout comme des repr&eacute;sentations.</p> <p>Il ne faut pas se retirer, mais s&rsquo;immerger. Or, s&rsquo;immerger ne veut pas dire abandonner tout esprit critique, mais plut&ocirc;t de travailler de l&rsquo;int&eacute;rieur et de construire, de l&rsquo;int&eacute;rieur, des espaces de r&eacute;flexion et de l&rsquo;analyse. D&rsquo;ailleurs, &agrave; travailler de l&rsquo;int&eacute;rieur, &agrave; ne pas se s&eacute;parer de la situation &eacute;tudi&eacute;e, on peut esp&eacute;rer y intervenir.</p> <p>L&rsquo;approche n&rsquo;est pas exclusivement analytique, elle a une composante pragmatique fondamentale. &Eacute;tudier l&rsquo;imaginaire contemporain, c&rsquo;est agir sur cet imaginaire, sachant fort bien que l&rsquo;&eacute;tude d&rsquo;une id&eacute;e en modifie essentiellement la port&eacute;e ou la forme, &agrave; moins &eacute;videmment de l&rsquo;avoir immobilis&eacute;e pr&eacute;alablement.</p> <p>Le contemporain n&rsquo;est pas une figure d&rsquo;intellectuel, il est une interface, un imaginaire, ce par quoi nous connaissons le monde et parvenons &agrave; nous y retrouver. L&rsquo;imaginaire est une m&eacute;diation, une interface entre le sujet et le monde, une relation singuli&egrave;re qui se complexifie en se d&eacute;ployant, ouverte sur les dimensions culturelles et symboliques au c&oelig;ur de toute soci&eacute;t&eacute;. Cette interface est constitu&eacute;e d&rsquo;un ensemble de r&egrave;gles d&rsquo;interpr&eacute;tation, de compr&eacute;hension ou de mise en r&eacute;cit, fond&eacute;es sur une encyclop&eacute;die et un lexique, qui lui servent d&rsquo;interpr&eacute;tants dynamiques, ainsi que sur une exp&eacute;rience du monde qui leur fournit des &eacute;l&eacute;ments compl&eacute;mentaires et collat&eacute;raux. Ces r&egrave;gles permettent au sujet de se situer dans le monde, de se le repr&eacute;senter et, au besoin, de le transformer.</p> <p>D&rsquo;ailleurs, quand ces r&egrave;gles ne sont plus ad&eacute;quates, quand elles ne sont plus confirm&eacute;es dans leur agir et ne servent plus &agrave; comprendre ad&eacute;quatement, nous voyons appara&icirc;tre des situations de crise. C&rsquo;est le mode de pr&eacute;sence du sujet au monde qui est pr&eacute;caris&eacute; et qui demande &agrave; &ecirc;tre ren&eacute;goci&eacute;. Or, s&rsquo;il est imp&eacute;ratif d&rsquo;&eacute;tudier l&rsquo;imaginaire contemporain, c&rsquo;est que la relation du sujet au monde est actuellement, et sur de nombreux plans, pr&eacute;caris&eacute;e. Et face &agrave; une telle crise, il convient non pas de se retirer, mais de s&rsquo;impliquer, de s&rsquo;engager. La n&eacute;gociation n&rsquo;est possible que de l&rsquo;int&eacute;rieur, que par un investissement dans l&rsquo;objet m&ecirc;me qui est d&eacute;crit.</p> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/le-contemporain-et-lactuel#comments AGAMBEN, Giorgio BARTHES, Roland Contemporain Esthétique Philosophie Temps Théories du récit Essai(s) Fri, 11 Sep 2009 13:04:00 +0000 Bertrand Gervais 157 at http://salondouble.contemporain.info Le temps interrompu http://salondouble.contemporain.info/antichambre/le-temps-interrompu <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/audet-rene">Audet, René</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p> <em>Ce texte est un extrait remodel&eacute; d'une communication pr&eacute;sent&eacute;e au colloque &nbsp;&laquo;Po&eacute;tiques et imaginaires de l'&eacute;v&eacute;nement&raquo;, Universit&eacute; du Qu&eacute;bec &agrave; Chicoutimi, 27-28 f&eacute;vrier 2009.</em></p> <p> Comment peut-on envisager la narrativit&eacute; dans l'&eacute;poque contemporaine ? Si je propose de la consid&eacute;rer dans son lien intrins&egrave;que avec l'&eacute;v&eacute;nement,&nbsp; il m'importe d'abord de la situer dans son rapport avec l'historicit&eacute;. &Agrave; cet effet, deux pr&eacute;misses sont n&eacute;cessaires afin de placer la situation du contemporain dans une perspective historique et d'&eacute;tablir le cadre dans lequel nous nous situons. Ces pr&eacute;misses portent sur le d&eacute;but et la fin du contemporain. Cette situation du contemporain me para&icirc;t intimement li&eacute;e &agrave; la condition actuelle du r&eacute;cit, non pas par interversion ou indiff&eacute;renciation, mais par contamination. Raconter aujourd'hui, c'est prendre acte de la position que nous occupons sur le spectre historique, mais c'est aussi refl&eacute;ter, absorber la conception de l'historicit&eacute; qui est n&ocirc;tre au sein m&ecirc;me du geste de raconter. Le d&eacute;fi de cette d&eacute;monstration est s&ucirc;rement d&eacute;mesur&eacute;, mais la port&eacute;e de cette observation peut &ecirc;tre fort importante pour notre compr&eacute;hension de la narrativit&eacute; aujourd'hui.</p> <p>Une premi&egrave;re pr&eacute;misse : le contemporain commence au point de rupture entre historicit&eacute; et actualit&eacute;. Il est facile de discuter de la p&eacute;riode contemporaine et de voir o&ugrave; elle conduit &mdash; pour l'instant, elle s'arr&ecirc;te l&agrave;, maintenant, au moment de la lecture de ce texte. Toutefois, il est plus hasardeux de tenter d'en saisir les premiers moments : en dehors de toute querelle de date, quelle balise peut-on &eacute;tablir comme entr&eacute;e dans le contemporain ? Si cette p&eacute;riode se d&eacute;finit par l'id&eacute;e du moment continu dans lequel on se trouve, la fracture ne peut donc &ecirc;tre &eacute;tablie que par une transition, celle permettant le passage de l'historicit&eacute; &agrave; l'actualit&eacute;. Avant la transition, tout &eacute;v&eacute;nement s'inscrit dans la diachronie qui le voit appara&icirc;tre ; l'interpr&eacute;tation est alors cons&eacute;quente de cette prise en compte du cours du temps. Apr&egrave;s l'histoire, en quelque sorte, se trouve un magma &eacute;v&eacute;nementiel et factuel se caract&eacute;risant fondamentalement par la simultan&eacute;it&eacute; &mdash; c'est le r&egrave;gne du pr&eacute;sentisme, pour reprendre un peu &agrave; la l&eacute;g&egrave;re le terme de Fran&ccedil;ois Hartog (2003). L'horizon est ce pr&eacute;sent, o&ugrave; pass&eacute; et futur sont &eacute;labor&eacute;s en fonction des besoins de l'imm&eacute;diat : le contemporain est ainsi la cl&eacute; de vo&ucirc;te interpr&eacute;tative universelle. Cette vision s'oppose fortement &agrave; la conception du contemporain d&eacute;fendue par Giorgio Agamben (2008), par exemple, qui propose plut&ocirc;t une position typiquement essayistique (avec une prise de distance, un d&eacute;calage par rapport &agrave; son temps, rappelant l'imp&eacute;ratif d'inactualit&eacute; avanc&eacute; par Nietzsche).</p> <p>Si l'entr&eacute;e en contemporan&eacute;it&eacute; se per&ccedil;oit par une plong&eacute;e dans l'actualit&eacute;, c'est bien parce qu'en contrepartie cette &eacute;poque se d&eacute;tache de l'historicit&eacute;, temporellement et discursivement parlant. C'est l&agrave; la deuxi&egrave;me pr&eacute;misse : le contemporain se situe hors de l'histoire, narrativement parlant. Dans <em>&Eacute;vidence de l'histoire</em> (2005), Fran&ccedil;ois Hartog (encore lui) retrace les mutations subies par la discipline de l'histoire &agrave; travers les si&egrave;cles, partant de la charge imm&eacute;moriale de la m&eacute;moire &agrave; une saisie de l'histoire comme construction (&agrave; l'image du corps humain), de la pr&eacute;tention rh&eacute;torique de l'histoire comme discours de v&eacute;rit&eacute; &agrave; l'analogie &eacute;tablie par F&eacute;nelon entre l'histoire et le po&egrave;me &eacute;pique, du d&eacute;sir de retrouver la vie (chez Michelet, &agrave; sa fa&ccedil;on) jusqu'&agrave; l'histoire influenc&eacute;e par les sciences sociales, recentr&eacute;e sur le r&eacute;p&eacute;titif et le s&eacute;riel. Dans toutes ces conceptions, &laquo; l'histoire n'a cess&eacute; de dire les faits et gestes des hommes, nous rappelle Hartog, de raconter, non pas le m&ecirc;me r&eacute;cit, mais des r&eacute;cits aux formes diverses. &raquo; (2005 : 173). Il en est de m&ecirc;me pour l'histoire litt&eacute;raire, dont l'objectif est de &laquo; proposer une intelligence historique des ph&eacute;nom&egrave;nes litt&eacute;raires par une double op&eacute;ration d'int&eacute;gration des &eacute;l&eacute;ments jug&eacute;s pertinents et d'articulation de ces &eacute;l&eacute;ments en un ensemble organis&eacute; et orient&eacute; &raquo; (Goldenstein, 1990 : 58). Ce qui &eacute;merge, c'est tr&egrave;s nettement la dimension construite du r&eacute;cit historique (Michelet disait qu'il faudrait, pour retrouver la vie historique, &laquo; refaire et r&eacute;tablir le jeu de tout cela &raquo; [Hartog, 2005 : 268]) ; ce r&eacute;cit historique est fond&eacute; sur une relation m&eacute;taphorique (un &ecirc;tre-comme), disait Ric&oelig;ur, en tension avec la d&eacute;pendance avec l'effectivit&eacute; du pass&eacute; (un avoir-&eacute;t&eacute; de l'&eacute;v&eacute;nement pass&eacute;). L'histoire conjugue le fait et une op&eacute;ration d'intelligibilit&eacute;.</p> <p>Si Julien Gracq est utopiste en disant que &laquo; L'histoire est devenue pour l'essentiel une mise en demeure adress&eacute;e par le Futur au Contemporain. &raquo; (cit&eacute; dans Hartog, 2005 : 117), il n'en r&eacute;v&egrave;le pas moins la forte charge t&eacute;l&eacute;ologique de l'histoire, r&eacute;v&eacute;lant un point de vue singulier sur les faits dont elle propose une lecture &agrave; la lumi&egrave;re du sens qu'elle leur attribue. Ce sens, c'est en fonction de l'issue des &eacute;v&eacute;nements qu'il se d&eacute;termine : au-del&agrave; de la soumission b&eacute;ate &agrave; la fl&egrave;che du temps, qui va du pass&eacute; au futur, nous sommes en mesure de comprendre &agrave; rebours l'incidence des faits sur le cours des &eacute;v&eacute;nements. &laquo; En lisant la fin dans le commencement et le commencement dans la fin, souligne Ric&oelig;ur, nous apprenons aussi &agrave; lire le temps lui-m&ecirc;me &agrave; rebours, comme la r&eacute;capitulation des conditions initiales d'un cours d'action dans ses cons&eacute;quences terminales. &raquo; (Ric&oelig;ur, 1991 [1983] : 131)</p> <p>Or c'est justement cette capacit&eacute; de lui donner un sens qui stigmatise le contemporain &mdash; ou du moins qui confirme son exclusion de l'historicit&eacute;. En ne sachant pas sur quoi ouvrira la p&eacute;riode dans laquelle nous nous trouvons, nous ne pouvons &eacute;valuer la port&eacute;e et la signification des gestes, des &oelig;uvres, des faits que nous vivons. La t&eacute;l&eacute;ologie historique reste imparfaite, et l'interpr&eacute;tation stagne en raison de l'impossibilit&eacute; de lire et de relire en fonction de la fin de l'histoire, qu'&agrave; l'&eacute;vidence nous ne connaissons pas.</p> <p>Ce malaise se r&eacute;percute tout autant sur les &oelig;uvres narratives, dont la fuite du sens, la chute de l'intrigue d&eacute;stabilisent les lecteurs (les textes d&eacute;pla&ccedil;ant les rep&egrave;res interpr&eacute;tatifs convenus) &mdash; se trouve de la sorte illustr&eacute;e l'analogie avanc&eacute;e entre narrativit&eacute; et contemporan&eacute;it&eacute;. En lien avec la faillite du sens de l'histoire en contexte contemporain, quelle d&eacute;finition donner du r&eacute;cit, de la narrativit&eacute; (si tant est qu'on puisse consid&eacute;rer que ces deux termes renvoient &agrave; une seule et m&ecirc;me r&eacute;alit&eacute;) ? Plus encore, comment envisager la narrativit&eacute; aujourd'hui, de fa&ccedil;on autonome par rapport &agrave; l'histoire et &agrave; ses obsessions (l'Histoire avec sa grande Hache, comme disait Perec) ? Seule pourra nous &eacute;clairer la lecture d'&oelig;uvres clamant leur foi en une pratique du raconter, du storytelling (&agrave; entendre sans la connotation de manipulation sociale que lui accole un Christian Salmon) &mdash; un storytelling imm&eacute;diatement ancr&eacute; dans l'&eacute;v&eacute;nement.</p> <p>&nbsp;<br /> <strong><br /> Bibliographie</strong></p> <p>Agamben, Giorgio (2008), Qu'est-ce que le contemporain ?, Paris, Payot-Rivages (Petite biblioth&egrave;que).</p> <p>Goldenstein, Jean-Pierre (1990), &laquo; Le temps de l&rsquo;histoire litt&eacute;raire &raquo;, dans Henri B&Eacute;HAR et Roger FAYOLLE (dir.), L&rsquo;histoire litt&eacute;raire aujourd&rsquo;hui, Paris, Armand Colin, p. 58-66.</p> <p>Hartog, Fran&ccedil;ois (2003), R&eacute;gimes d'historicit&eacute;. Pr&eacute;sentisme et exp&eacute;riences du temps, Paris, Seuil (Librairie du XXIe si&egrave;cle).</p> <p>Hartog, Fran&ccedil;ois (2005), &Eacute;vidence de l'histoire. Ce que voient les historiens, Paris, &Eacute;ditions EHESS (Cas de figure).</p> <p>Ric&oelig;ur, Paul (1991 [1983]), Temps et r&eacute;cit. Tome 1 : L'intrigue et le r&eacute;cit historique, Paris, Seuil (Points).</p> <p>Salmon, Christian (2008 [2007]), Storytelling, la machine &agrave; fabriquer des histoires et &agrave; formater les esprits, Paris, La d&eacute;couverte (Poche).</p> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/le-temps-interrompu#comments AGAMBEN, Giorgio Contemporain Esthétique GOLDENSTEIN, Jean-Pierre HARTOG, François Philosophie RICOEUR, Paul SALMON, Christian Théories du récit Écrits théoriques Thu, 04 Jun 2009 16:55:25 +0000 René Audet 129 at http://salondouble.contemporain.info