Salon double - Journaux et carnets http://salondouble.contemporain.info/taxonomy/term/381/0 fr Quelques notes sur W. T. Vollmann et l'éthique de l'écriture http://salondouble.contemporain.info/article/quelques-notes-sur-w-t-vollmann-et-lethique-de-lecriture <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/brousseau-simon">Brousseau, Simon</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/imperial">Imperial</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/le-journalisme-litteraire-lecrivain-sur-le-terrain">Le journalisme littéraire: l&#039;écrivain sur le terrain</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="text-align: right;">«Mais il est bon que la conscience porte de larges plaies, elle n'en est que plus sensible aux morsures. Il me semble d'ailleurs qu'on ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d'un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire? Pour qu'il nous rende plus heureux, comme tu l'écris? Mon Dieu, nous serions tout aussi heureux si nous n'avions pas de livres et des livres qui nous rendent heureux, nous pourrions bien à la rigueur en écrire nous-mêmes. En revanche, nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu'un que nous aimerions plus que nous-mêmes, comme si nous étions proscrits, condamnés à vivre dans des forêts loin de tous les hommes, comme un suicide — un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous.» - Kafka, lettre à Oskar Pollak (1904)<br /><br />«[…] I find books that simply allow us to escape<br />&nbsp;existence a staggering waste of time<br />(literature matters so much to me I can hardly stand it.)»<br />(David Shields, 2013: 197)</p> <p style="text-align: justify;"><br /><br /><br />J'aimerais commencer ce texte en disant que Vollmann est l'un des écrivains les plus importants que j'ai eu la chance de lire. Ça ne veut pas dire grand-chose, compte tenu de mes lectures limitées, mais on saura au moins que je ne cherche pas à proposer une critique impartiale, bien au contraire. Je souhaite plutôt partager les pensées que la lecture de ses œuvres fait naître en moi, des pensées contre-intuitives qui me font douter de la littérature telle que je l'ai toujours appréhendée.<br /><br />Je n'affirmerai rien ici sinon ce doute, que je souhaite contagieux.<br /><br />L'œuvre de Vollmann est si puissante à mes yeux qu'elle rend superflus des rayons entiers de ma bibliothèque personnelle. Je ne suis pas écrivain, mais si l'envie me prenait d'écrire, je devrais d'abord surmonter la honte que provoque en moi la lecture de Vollmann. Inventer des histoires! Comme ce serait gênant d'écrire des histoires après avoir lu cet auteur. Ses récits, qui me mettent en pleine face la misère du monde, sa laideur qu'on dirait immuable, me semblent tellement nécessaires que je ne peux m'empêcher de penser avec un brin de mépris à tous les écrivains qui inventent des histoires pour les lecteurs voulant échapper à leur triste réalité. Pour se changer les idées. Qu'on me comprenne: j'aime lire des fictions, et je ressens moi aussi le besoin d'expériences sublunaires, loin en tout cas de ma réalité immédiate. Mais le sérieux avec lequel Vollmann cherche à saisir le monde, ce sérieux rend les plaisirs de la lecture non seulement coupables comme on le dit parfois, mais aussi dérisoires, autant dire inadmissibles.<br /><br />Là où les bulletins d'information échouent toujours à nous faire ressentir la moindre parcelle de compassion pour les morts que l'actualité garroche dans le charnier de l'Histoire, la littérature a-t-elle les moyens, avec sa lenteur réflexive, son sérieux face aux mouvances du monde, de nous rendre une sensibilité qui nous semble désormais interdite? Vollmann me permet de croire que c'est possible, et c'est sans doute la plus belle chose que j'aie jamais trouvée dans un livre, moi qui cherche depuis des années une œuvre capable de justifier une occupation qui me paraît trop souvent oiseuse, empreinte de ce narcissisme intellectuel que j'abhorre, sans doute parce que je le connais trop bien.<br /><br />La frivolité liée au plaisir de l'évasion que permet la fiction trahit une conception de la littérature comme échappatoire à laquelle je refuse d'adhérer, et cela contre mes propres inclinations. Vollmann m'oblige à penser à la contingence qui pèse sur les personnages, aussi convaincants soient-ils, et à la facticité des intrigues inventées pour nous tenir en haleine. Le plaisir de se laisser transporter dans un monde imaginaire est bien réel, je l'admets, mais je crois aussi parfois qu'il est indécent d'en faire le but premier de l'expérience littéraire. C'est une vieille question que celle de la contingence de la fiction, j'en suis conscient, et les œuvres d'innombrables écrivains et écrivaines sont là pour nous rappeler que les choses ne sont jamais simples, mais peut-être que l'œuvre de Vollmann est l'occasion de nous plonger encore une fois dans les eaux glaciales des questions insolubles. C'est en tout cas l'effet qu'elle a sur moi.<br /><br />Vollmann écrit à propos des voyous, des prostituées, des drogués ou des immigrants mexicains illégaux. Sa matière est la réalité, mais une réalité qui est toujours appréhendée en tant que «fiction dominante», pour le formuler comme Suzanne Jacob. Autrement dit, Vollmann tente de démonter l'épithète commune, le bon sens, les constructions discursives qui confèrent au monde un semblant de stabilité, et qui nous permettent d'y mettre un pied devant l'autre sans crouler sous le poids de sa complexité. Au fond, il s'agit de la distinction décisive que Nietzsche a proposée entre recherche de santé et recherche de vérité. Les philosophes, proposait-il, ont toujours recherché une forme de santé au détriment de la vérité, qui est dure, souvent insupportable ou en tout cas inadmissible. Pour moi, Vollmann incarne ce radicalisme noble qui consiste à pourchasser la vérité au détriment de la santé, puisqu'une santé factice ne vaut rien. Et il ne s'agit pas seulement de la santé de l'écrivain, qui ne devrait pas nous préoccuper plus que celle des autres, mais bien d'une forme de santé collective, incarnée dans le discours social par la doxa, toujours rassurante parce que rassembleuse, réconfortante parce que racoleuse. Écrire contre la doxa comme le fait Vollmann pousse le lecteur qui le suit jusqu'au bout à admettre que la marche du monde ressemble davantage à la course folle d'un troupeau piétinant les plus faibles qu'au trot noble et fier d'un cheval nommé Progrès.<br /><br />Une vérité qui est mauvaise pour la santé, et que Vollmann manifeste partout dans ses textes, c'est l'idée selon laquelle il n'y a pas de spectateurs de l'Histoire.<br /><br />Petit syllogisme vollmannien: l'Histoire est laide, nous sommes nécessairement dans l'Histoire, et donc nous portons tous en nous cette laideur. Notre culpabilité est infinie.<br /><br />Cet écrivain projette une conception de la littérature vécue viscéralement comme moyen d'aller à l'encontre des idées lénifiantes, et c'est parce qu'il dépeint notre réalité avec tant d'engagement que les fabulations de ses contemporains m'apparaissent tout à coup ternes, brinquebalantes. Ses sujets coutumiers sont par définition figés dans le ciment de la doxa la plus insidieuse, et c'est parce qu'on interdit à ces humains le statut de sujet à part entière que Vollmann peut écrire à leur propos. Même ses fictions (<em>The Royal Family</em>, <em>Europe Central</em>, par exemple) s'inscrivent dans ce projet. Dans ce cas, l'écriture de fiction devient l'occasion de conférer un peu plus de réalité à des êtres qui, autrement, ne sont que des constructions de l'esprit, des fictions sur deux pattes. Il s'agit là d'une façon de penser la fiction à l'envers: c'est parce qu'il y a une fiction inadéquate qui prétend au statut de réalité que la fiction peut intervenir dans l'existence de façon concrète. J'y vois une éthique de l'écriture au sens le plus fondamental du terme: l'écrivain se donne un code de conduite qui régit son écriture, parce qu'il sait que les représentations ont un pouvoir d'action sur la vie des humains. Toute son écriture tend vers un idéal de finesse qui se dresse contre la grossièreté des fictions dominantes, car il sait bien que tout ce qu'il n'écrit pas, d'autres l'écriront pour lui. C'est peut-être au cœur de ce paradoxe que l'on peut encore écrire de la fiction: en dépliant des réalités qui ont l'aspect lisse de l'évidence, et sur lesquelles on a toujours des opinions plus ou moins tranchées qui nous évitent la peine de penser.<br /><br />C'est parce que penser le monde actuel est une tâche titanesque que Vollmann en fait un projet littéraire. C'est parce que la fiction, pour le dire bêtement, infiltre l'édifice de notre prétendue réalité qu'il est primordial d'écrire en ayant le sens du devoir devant les faits, mais surtout devant tous ces gens floués par notre médiocre compréhension de la situation dans laquelle ils se trouvent.</p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp; *</p> <p style="text-align: justify;"><br />Certains des textes de Vollmann<strong><a href="#1">[1]</a><a id="1a" name="1a"></a></strong> manifestent des liens évidents avec le <em>new journalism</em>, surtout par la façon avec laquelle il y mène des enquêtes fortement teintées par son expérience. Cependant, ce que Vollmann retient du journalisme, ou en tout cas de l'idéal journalistique, c'est d'abord un code éthique devant les faits, qu'il accueille toujours avec la même considération, avec la même rigueur. Une autre particularité de son travail est la tentation d'exhaustivité qui s'y manifeste. C'est dans cette tentative de saisie totalisante que le projet de Vollmann est littéraire. Journaliste de terrain qui se donne carte blanche, celui-ci peut scruter à loisir les problèmes qui le préoccupent, les retourner dans tous les sens sans souci d'économie ou de pertinence. Et c'est parce que ces textes affirment l'impossibilité d'aller droit au but que le projet de Vollmann est d'une importance capitale à mes yeux.<br /><br />Le questionnement s'y substitue à l'explication jusqu'à une posture insoutenable, digne de ce que la littérature nous a livré de mieux: tout cela est incompréhensible, cherchons tout de même à comprendre.<br /><br />Cette façon de faire n'est nulle part aussi visible que dans <em>Imperial</em> (2009), le livre qu'il consacre à la frontière mexico-américaine. Le comté d'Imperial, en Californie, y est présenté comme le sujet idéal pour réfléchir à la construction des identités dans la durée, dans ses rapports au territoire, mais aussi avec l'altérité: «Imperial is the continuum between Mexico and America.» (Vollmann, 2009: 50) Ce continuum, cet espace flou aux frontières arbitraires est chargé de significations contradictoires selon les points de vue, et en cela, il est l'occasion pour Vollmann d'exercer son travail d'écrivain en montrant comment le territoire réel est doublé d'un territoire imaginaire.<br /><br />Imperial est le comté le plus au sud de la Californie, à la frontière du Mexique. De l'autre côté de la frontière se trouve la ville de Mexicali (le nom est la contraction de Mexico et de California), tandis que sa ville jumelle, Calexico (encore une fois, mais inversée, la contraction de Mexico et de California), se trouve à moins de dix kilomètres de distance aux États-Unis.</p> <p style="text-align: justify;"><span class='wysiwyg_imageupload image imgupl_floating_none 0'><a href="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/59/mexico.jpg" rel="lightbox[wysiwyg_imageupload_inline]" title="Imperial"><img src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/wysiwyg_imageupload_lightbox_preset/wysiwyg_imageupload/59/mexico.jpg" alt="160" title="Imperial" width="285" height="243" class="imagecache wysiwyg_imageupload 0 imagecache imagecache-wysiwyg_imageupload_lightbox_preset" style=""/></a> <span class='image_meta'><span class='image_title'>Imperial</span></span></span><br /><br /><br />L'arbitraire de la frontière qui sépare les deux pays est le point de départ de la réflexion de Vollmann. Évidemment, le nom du comté d'Imperial lui donne aussi l'occasion de réfléchir à l'impérialisme américain, comme si ce lieu exemplifiait de façon métonymique une série de rapports que les États-Unis entretiennent avec ce qui leur est étranger.<br /><br />L'un des enjeux fondamentaux de cette région frontalière est celui de l'agriculture, parce que des centaines d'immigrants illégaux travaillent dans les champs américains, mais aussi parce que l'agriculture affecte considérablement le territoire. Vollmann explique longuement comment la <em>New River </em>est devenue au fil du temps l'une des rivières les plus polluées en Amérique, en grande partie à cause de l'activité agricole qui l'entoure. Arrivée au Mexique, où elle se nomme <em>Rio Nuevo</em>, la rivière est plus polluée que jamais, ayant amassé au passage tous les pesticides, les métaux lourds et les déchets provenant des États-Unis. De plus, les Mexicains y déversent leurs eaux usées. Vollmann, pour vérifier des rumeurs qui veulent que certains immigrants illégaux y meurent asphyxiés après s'y être jetés pour gagner les États-Unis à la nage, a entrepris de descendre cette rivière en bateau pour l'observer et prendre des échantillons d'eau à différents endroits, qu'il fera par la suite analyser en laboratoire. Ce qui l'intéresse au plus haut point, toutefois, c'est le rôle que jouent les humains, américains ou mexicains, dans ce désastre écologique, et les conséquences que la pollution a sur leur vie quotidienne. C'est dans des moments comme celui-là que sa réflexion devient la plus passionnante, puisqu'après avoir accumulé les données statistiques brutes, il en vient à la conclusion suivante:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br /><br />Maybe the New River wasn't anybody's fault, either. People need to defecate, and if they are poor, they cannot afford to process their sewage. People need to eat, and so they work in <em>maquiladoras</em> — factories owned by foreign polluters. The polluters pollute to save money; then we buy their inexpensive and perhaps well-made tractor parts, fertilizers, pesticides. It is <em>doubly difficult to get out</em>. And it's all ghastly. (Vollmann, 2009: 89)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br /><br />J'évoque cette partie du livre afin qu'on comprenne que Vollmann y propose une réflexion sur l'usage de l'information. Car après avoir accumulé les données qui concernent la <em>New River</em>, Vollmann constate tristement que son savoir ne lui permettra pas de changer les choses. Plus tard, il fera une digression sur les liens entre action et savoir, pour conclure que l'information ne sert à rien si celle-ci ne nourrit pas une forme quelconque d'action. Ce passage est important puisqu'il est représentatif d'une pensée récurrente chez Vollmann, selon laquelle il y a un moment où l'écrivain (ou le penseur, l'intellectuel) doit sortir de l'écriture pour passer à l'action. Chez Vollmann, l'écriture n'est pas une fin en elle-même, elle est un moyen d'appréhension de réalités obscures, un appel à l'action, mais aussi un retour sur l'expérience.<br /><br />On pourrait dire, avec un brin de sarcasme, que le rapport à l'information proposé par Vollmann s'oppose en tout point à celui que l'on peut observer dans le journalisme tel qu'il se pratique aujourd'hui, l'information nourrissant bizarrement une culture de l'inaction et le fait de savoir nous exemptant de la tâche astreignante d'<em>agir contre les faits</em>. Cet aspect de notre rapport à l'information est difficile à comprendre, mais une chose demeure certaine à mes yeux: alors que la culture médiatique devait faire de nous des citoyens avertis, capables de discernement, il semble que nous souffrions au contraire d'une forme d'apathie collective causée précisément par ce qui devrait nous permettre d'agir. C'est dans ce triste contexte que les écrits de Vollmann trouvent à mon avis toute leur pertinence, celui-ci écrivant moins pour l'actualité que pour la postérité puisqu'il aspire clairement à offrir un témoignage durable des souffrances humaines.<br /><br />Dans ce passage où il est question d'immigrants illégaux retrouvés noyés, Vollmann cherche justement à opposer sa démarche d'écrivain à l'information journalistique:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br /><br /><em>The dying season began early this year, with four bloated bodies found in the All-American Canal on March 14</em>. Well, it wasn't the worst news on the front page: more air raids and suicide bombings in the Middle East, an attempt (fortunately foiled) to murder a hundred schoolchildren in a Christian school in Pakistan, and my government had snubbed Iraqi overtures; we were getting ready to bomb them again. I had been to Iraq; I had seen the sick and dying children in a medicine-embargoed hospital; so I had my mental picture; it's better not to have mental pictures. But why confess such a flinch?<strong> I'd rather clothe myself in principle: Communication for its own sake is not an interesting goal. (Does that sound plausible?) Unlimited access to information remains worthless without something to do with that information, or some way to verify its quality. </strong>(Vollmann, 2009: 152-153)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br />Le problème de l'information posé ici est redoutable, puisqu'il rend nécessaire un questionnement sur les visées de l'écrivain. Cette tentative de compréhension du monde, quelle est son utilité? Si l'écrivain ne peut se contenter d'informer, que doit-il faire alors? Vollmann n'a pas de réponse précise à cette question, mais on comprend à le lire qu'il y a dans son œuvre l'effort de déconstruire la présomption à la connaissance qui est le propre du discours informatif: «Day after day I went there, hoping to invade their thoughts and steal their stories, but most refused to talk to me, eyeing me with a hatred as lushly soft as a smoke tree sweeping its hair against a sand dune.» (Vollmann, 2009: 56-57); «Fruitful and desperate, kingdom of recluses, shy folks and identity criminals, Imperial remains unknown.» (62); «Imperial is a place I'll never know, a place of other souls than mine; and how can anyone know otherness?» (114), etc.<br /><br />Cette pudeur, cet aveu d'impuissance au cœur même de l'écriture sont l'occasion de revenir à la contingence de la fiction. Pour écrire, il faut être capable de compréhension, or, il est impossible de comprendre, donc l'écriture doit incarner ce mouvement de la pensée désireuse de saisir une réalité qui lui glisse entre les doigts. Ce que Vollmann nous dit, avec <em>Imperial</em>, c'est qu'il y a une présomption de l'écriture qui fait violence au réel en cherchant à lui donner une forme qui n'est pas la sienne et qui est forcément réductrice.<br /><br />À un certain moment d'<em>Imperial,</em> Vollmann décrit l'existence d'immigrants illégaux qu'il a rencontrés. L'exemple de María, une femme de ménage vivant à Sacramento, est l'occasion pour lui d'expliquer pourquoi le livre que nous tenons entre les mains n'est pas une fiction. Vollmann rejette la forme fictionnelle, et il explique ce refus comme étant une prise de position éthique liée à la possibilité de comprendre autrui. Ce passage lumineux, qu'on peut lire comme un art poétique, montre bien la déférence face à autrui qui caractérise l'œuvre de cet écrivain:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br /><br />How could I best pay tribute to María's life? I know how to invent character, upon which I suppose it would be possible to drizzle a few droplets of local fact, much as Mexicali street vendor beset by July splashes water on his oranges and cherries. But life's sufficiently dishonest already, my oranges might taste like candy, but why? The truth is that I do not understand enough about border people to describe them without reference to specific individuals, which means that I remain too ill acquainted with them to fictionalize them. Only now do I feel capable of writing novels about American street prostitutes, with whom I have associated for two decades. The sun-wrinkled women who sell candy, when they sit chatting beneath their sidewalk parasols, what stories do they tell one another? I could learn Spanish and eavesdrop; then I'd know; but I wouldn't really know until I could invent their stories. Making up tales about María's life would not only be disrespectful to her, it would be bad art. (Vollmann, 2009: 170)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br /><br />Un détail qui attire mon attention est le lien que Vollmann établit entre la connaissance du monde et la possibilité d'écrire une fiction. Celui-ci se débarrasse de la question de la contingence en expliquant que pour écrire une fiction, il faut d'abord l'avoir vécue, en avoir fait l'expérience. On pourrait sans doute ici objecter la puissance d'imagination de quelques écrivains, mais l'idée de Vollmann est difficilement réfutable lorsqu'on a lu ses écrits sur les prostituées américaines, d'une justesse et d'une profondeur étrangères à la plupart d'entre nous <strong><a href="#2">[2]</a><a id="2a" name="2a"></a></strong>.<br /><br />Au final, la nécessité d'une compréhension préalable à l'écriture est justifiée par la nécessité d'un rapport empathique avec la réalité décrite. Vollmann conclut ce passage en évoquant l'illumination qu'il a eue en lisant <em>Un cœur simple</em> de Flaubert, et comparant Félicité avec María:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="text-align: justify;"><br /><br />What "A Simple Heart" did for <em>my</em> heart when I first read it many years ago was to alert me to the probability that among the people whom I myself overlooked, there might be Félicités, whose hidden goodnesses would do me good to find. Later, when I began to write books, it occurred to me that discovering and describing those goodnesses might accomplish some external good as well, perhaps even to Félicité and María's, who have less need of our pity than we might think (but more need of our cash). Suppose that Madame Aubain, after reading my version of "A Simple Heart," refrained just once from assulting Félicité with harsh words. Or is that aspiration ridiculous? (Vollman, 2009: 171)</p> </blockquote> <p style="text-align: justify;"><br /><br />On le voit, les visées exprimées ici par Vollmann sont ancrées dans la volonté de saisir la réalité. On y retrouve exprimé en toutes lettres le fantasme d'une littérature qui soit effective. Vollmann l'affirme: <em>Un cœur simple</em> a changé sa perception du monde. La bonne littérature ne nous propose pas d'échapper à la réalité. Elle nous permet au contraire de la saisir autrement en faisant une expérience intensive de la proximité.<br /><br />Depuis que je lis Vollmann, rien ne me semble plus important que cette façon d'aborder la littérature.<br /><br /><strong><span style="color:#696969;">Bibliographie</span></strong><br /><br />KAFKA, Frank (1965) <em>Correspondance</em>, Paris, Gallimard, 1965. [Traduit de l'allemand par Marthe Robert]</p> <p style="text-align: justify;">SHIELDS, David (2013) <em>How Literature Saved My Life</em>, New York, Alfred A. Knopf, 2013.<br /><br />VOLLMANN, William T. (2009), <em>lmperial</em>, New York, Viking Press, 2009.</p> <hr /> <p><strong><a href="#1a">[1]</a><a id="1" name="1"></a></strong> Voir par exemple <em>Rising Up and Rising Down. Some Thoughts on Violence, Freedom and Urgent Means</em> (2003) ou encore <em>Poor People</em> (2007).</p> <p><a href="#2a"><strong>[2]</strong></a><a id="2" name="2"></a> Vollmann a écrit trois livres sur la prostitution: <em>Whores for Gloria</em> (1991); <em>Butterfly Stories </em>(1993) et <em>The Royal Family</em> (2000).</p> http://salondouble.contemporain.info/article/quelques-notes-sur-w-t-vollmann-et-lethique-de-lecriture#comments Action politique Amérique Autobiographie Documentaire Empathie États-Unis d'Amérique Expérience Journaux et carnets KAFKA, Franz Mexique Prostitution SHIELDS, David Témoignage VOLLMANN, William T. Récit(s) Sun, 17 Nov 2013 20:44:02 +0000 Simon Brousseau 809 at http://salondouble.contemporain.info Le Passé défini, un journal posthume adressé aux lecteurs de l’an 2000 http://salondouble.contemporain.info/article/le-passe-defini-un-journal-posthume-adresse-aux-lecteurs-de-lan-2000 <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/rana-el-gharbie">Rana El Gharbie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/le-passe-defini-volumes-i-a-vii">Le Passé défini, volumes I à VII</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/litteratures-doutre-tombe-ouvrages-posthumes-et-esthetiques-contemporaines">Littératures d’outre-tombe: ouvrages posthumes et esthétiques contemporaines</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p><b><i>Le Passé défini</i>: une rupture dans l’œuvre diaristique de Cocteau</b></p> <p class="p1">Jean Cocteau a tenu de nombreux journaux personnels de 1911 jusqu’à sa mort en 1963. Il a publié de son vivant la majorité de ces textes: <i>Opium. Journal de désintoxication </i>en 1930, «Retrouvons notre enfance» en 1935, <i>Tour du monde en 80 jours (mon premier voyage) </i>en 1937, <i>La Belle et la Bête. Journal d’un film</i> en 1946, <i>La Difficulté d’être</i> en 1947, <i>Maalesh. Journal d’une tournée de théâtre</i> en 1949 et <i>Journal d’un inconnu</i> en 1952. Trois des journaux du poète sont imprimés après sa mort: <i>L’Apollon des bandagistes</i>, <i>Journal 1942-1945 </i>et <i>Le Passé défini</i><strong><a href="#1b" name="1a">1</a></strong>. Nous ne connaissons pas l’intention du diariste quant à la publication des onze feuillets composant le manuscrit d’<i>Apollon des bandagistes</i><strong><a href="#2b" name="2a">2</a></strong>. Toutefois, si les notes du <i>Journal 1942-1945</i> ne nous renseignent pas sur la volonté de l’auteur de publier son texte, cette information est élucidée par Jean Touzot, éditeur de l’ouvrage. En effet, <i>Journal 1942-1945</i> est posthume par défaut, Cocteau n’ayant pas trouvé d’éditeur après la guerre, certainement à cause de l’ambiguïté de son attitude durant le conflit<strong><a href="#3b" name="3a">3</a></strong>. Le poète ne programme une publication posthume que pour <i>Le Passé défini</i>.&nbsp;</p> <p class="p1"><b>Les commentaires métaréflexifs&nbsp;</b></p> <p class="p1">Le projet d’une publication posthume est évoqué, commenté et défendu à plusieurs reprises dans <i>Le Passé défini</i>. Les commentaires métaréflexifs expliquent cette rupture générique dans la ligne diaristique de Cocteau.&nbsp;</p> <p class="p1">L’auteur réserve son journal à une découverte d’outre-tombe afin de contredire André Gide et de s’opposer à «la mode absurde de publier son “journal” de son vivant» (Cocteau, 1985: 48) véhiculée par son prédécesseur. Rappelons que Gide est l’un des premiers écrivains français à publier son journal de son vivant: il commence à envoyer des fragments de son texte à la <i>N.R.F </i>en 1932. La fervente critique du journal de Gide, diariste qui a fait valoir la notoriété du genre à la première moitié du XXe siècle, ne revient par seulement à appliquer le conseil de Radiguet et à «contredire l’avant-garde» (Cocteau, 1953: 27). Il s’agit d’une longue et vieille confrontation à un modèle littéraire imposant et incontestable qui oscille entre l’admiration, la jalousie et la recherche avide de reconnaissance. Il semble qu’il était impossible à Cocteau de tenir son journal de vie tant que Gide tient et publie le sien de son vivant. Le poète n’a-t-il pas commencé la rédaction du <i>Passé défini </i>en juillet 1951, c’est-à-dire cinq mois après la mort de Gide&nbsp;?&nbsp;</p> <p class="p1">Cocteau explique sa prise de distance face au journal gidien par son désir de franchise et par son envie de promulguer un discours diaristique sincère –la publication anthume les menacerait, selon le poète. Cependant, le caractère intime du <i>Passé défini </i>ne semble pas différer des autres journaux de l’auteur. La défense d’une publication posthume n’est donc pas motivée par de véritables choix génériques. Ce type de publication s’explique par la peur de Cocteau d’être jugé de son vivant. De plus, il lui assure la possibilité de critiquer ouvertement les créateurs de son époque et de s’autocélébrer librement et passionnément.&nbsp;</p> <p class="p1">D’autres enjeux éclairent le choix d’une publication posthume pour <i>Le Passé défini</i> et élucident la démarcation de ce texte de l’ensemble des journaux coctaliens. Le caractère posthume du dernier journal personnel du poète permet à ce dernier d’esquisser les contours de son œuvre idéale. Le journal d’outre-tombe garantirait la vivacité des images d’un auteur et d’un lecteur contemporains.</p> <p class="p1"><b>Le poète posthume&nbsp;</b></p> <p class="p1">Cocteau affirme qu’&nbsp;«un poète est posthume» (1985: 278) et que «toute œuvre est posthume» (1980: 41). Rappelant l’étroite correspondance entre l’œuvre et la vie, l’auteur se réfère à son système personnel de production et par conséquent, à sa morale de travail:&nbsp;«Dès que vous écrivez le mot “fin” au bout d’une œuvre, elle est morte et vous êtes mort pour cette œuvre» (1980: 41). La mort du poète est nécessaire afin d’éviter tout «pléonasme» (2011: 393), le créateur étant identique à sa création. Plus encore, elle est essentielle puisqu’elle assure la survie de l’œuvre. Cocteau utilise le terme de «phénixologie<strong><a href="#4b" name="4a">4</a></strong>» afin de désigner ce sacrifice indispensable du poète qui doit, à l’image du phénix, constamment mourir afin de renaître de ses cendres. De ce fait, l’auteur considère toutes ses œuvres comme «une forme encore inconnue de&nbsp;suicide» (Cocteau, 2006: 475) témoignant de «l’héroïsme&nbsp; [qui] est la condition même du poète» (Cocteau, 2003: 132).</p> <p class="p1">Si Cocteau espère que les notes du <i>Passé défini </i>soient «vivantes et aptes à jouer [son] rôle lorsqu’[il] aur[ait] quitté les planches» (2006: 747), il considère également «chacune de [ses] œuvres un testament [qui exprime] [ses] dernières volontés» (2012: 125). Le statut posthume du <i>Passé défini </i>est issu d’une exigence morale du poète qui anime l’ensemble de ses œuvres et qui n’est donc pas spécifique à ce dernier journal personnel. Par exemple, dans ses deux journaux par chapitres, <i>La Difficulté d’être </i>et <i>Journal d’un inconnu</i>,&nbsp;le poète explique longuement sa notion de la création: la mort du créateur précède la naissance d’une œuvre, c’est-à-dire sa réception dynamique par un futur lecteur qui lui donne sens. De plus, dans <i>La Belle et la Bête </i>et <i>Opium</i>, l’auteur vit symboliquement cette mort. Les souffrances dues aux furoncles lors du tournage témoignent selon lui de la réussite de son film; son douloureux séjour&nbsp;à la clinique de Saint-Cloud est à l’origine de son journal de désintoxication et des <i>Enfants terribles</i>. Dans <i>Le Sang d’un poète</i>, le cinéaste met en scène à deux reprises la mort de son personnage principal, poète à son image. Dans <i>Testament d’Orphée</i>, il joue lui-même ses propres mort et résurrection. <i>Le Passé défini</i>, œuvre posthume par choix, illustre par excellence cette conception de la création de Cocteau, puisque la mort de l’auteur n’y est plus théorique, allégorique ou imaginaire comme dans les œuvres citées. La fin du <i>Passé défini </i>est le signe irrévocable de la véritable disparition de Cocteau. Toutefois, la décision d’une publication d’outre-tombe ne se résume pas à l’application d’une notion chère au poète.&nbsp;</p> <p class="p1">Dans <i>Le Passé défini</i>, la devise de l’auteur «Le poète est mort. Vive le poète»&nbsp;(1989c: 176) prend son plein sens. En effet, l’image que Cocteau conçoit de lui-même, sa posture de créateur sculptée dans ses œuvres, ne s’anime qu’à titre posthume. <i>Le Passé défini </i>se distingue des autres créations de Cocteau, puisque ce journal n’est pas seulement l’œuvre d’un fantôme, d’un messager jonglant entre le monde des vivants et le royaume des morts. De même, ce texte n’est pas uniquement un testament littéraire, à l’exemple de <i>Testament d’Orphée </i>et de <i>Requiem </i>qui «formeront le point final de [l’]œuvre [de Cocteau]» (2012: 677). Le projet du <i>Passé défini</i>, comme l’indique très bien son titre, est de définir le passé posthume de l’auteur. Afin de déterminer exactement et pleinement son passé, il faut que ce dernier soit achevé. La publication posthume est donc une condition intrinsèque à la réalisation de ce travail. Plus encore, la définition de la vie révolue est synonyme de la fixation du portrait du diariste. Néanmoins, Cocteau précise son passé dans une écriture au jour le jour, privilégiant une éthique de la mouvance alliant contradiction, variation, répétition et évolution. Il suggère alors une représentation de soi changeante dont la cohésion n’est possible que dans la postérité et ce, grâce au travail laborieux du futur lecteur. <i>Le Passé défini </i>est cette «longue lettre» (Cocteau, 1985: 139) d’outre-tombe, tant rêvée par le poète, en attente d’un récepteur attentif.&nbsp;</p> <p class="p1">Si l’image de l’auteur est représentée tout au long de sa vie, son intégrité ne prend forme qu’à titre posthume. La constitution de l’éthos du créateur dépend à la fois de sa réalisation dans un temps futur et de son accomplissement au sein d’une correspondance active avec le destinataire à venir.</p> <p class="p1"><b>Le lecteur posthume&nbsp;</b></p> <p class="p1">À cette présence au monde posthume du diariste s’ajoute alors un lecteur «émettant la même longueur d’ondes que [le poète]» (Cocteau, 1953: 206): le destinataire du journal coctalien doit naître après la mort de l’auteur. Le statut posthume du <i>Passé défini </i>est conforme à la conception de Cocteau du lecteur idéal de ses journaux personnels. En effet, dès 1928, le poète souligne que la destination est une caractéristique inhérente à sa définition du genre du journal. Il se démarque alors de nombreux écrivains diaristes de son époque qui, s’ils sont désormais inévitablement conscients de la future publication de leur texte, se méfient toujours de ces destinataires à venir. <i>Opium</i>, premier journal publié du vivant de Cocteau, s’ouvre sur cette thématique: «Ces dessins et ces notes […] s’adressent aux fumeurs, aux malades, aux amis inconnus que les livres recrutent et qui sont la seule excuse d’écrire» (1930: 13). L’expression «amis inconnus» sera utilisée par le diariste à plusieurs reprises afin d’évoquer les lecteurs de ses journaux personnels et, plus généralement, les récepteurs de l’ensemble de ses œuvres. Cependant, Cocteau ne se contente pas d’apostropher son lecteur dans ses journaux. Il délimite les caractéristiques de son destinataire favori et essaye par divers moyens d’activer sa présence au sein de ses textes. L’un des traits fondamentaux du lecteur idéal du journal coctalien est son appartenance aux générations d’un futur lointain.&nbsp;</p> <p class="p1">Dans <i>Le Passé défini</i>, à l’exemple des autres journaux de Cocteau, un jeune et futur lecteur est interpellé fréquemment. Le poète utilise souvent le temps du futur simple lorsqu’il décrit la réception de son journal et recourt à diverses expressions pour insister sur l’appartenance de son lecteur rêvé aux générations à venir. Ainsi, les récepteurs programmés sont de «jeune[s] homme[s]» (2011: 120), des «amis futurs» (2006: 683), des «lecteur[s] encore né[s] d’un ventre» (2011: 107). De plus, à l’exemple d’<i>Opium</i>, la fonction même du <i>Passé défini </i>est en étroite correspondance avec l’image de ce futur lecteur. Le but du dernier journal du diariste est «de bavarder avec les camarades futurs que [son] œuvre [lui] apportera» (2005: 220). Par ailleurs, le destinataire idéal ne doit pas seulement être jeune, il doit surtout être posthume. L’image de ce lecteur est décrite dans plusieurs journaux de Cocteau. Par exemple, dans <i>La Difficulté d’être</i>, l’auteur affirme qu’il parle «aux enfants des enfants de [ses] enfants» (1989c: 176), «à la jeunesse d’une époque où [il] ne ser[a] plus là en chair et en os»&nbsp;(1989c: 176). De même, dans <i>Le Passé défini</i>, le diariste adresse son discours aux «jeunes gens de l’année 2000» (2006: 332). &nbsp;Le destinataire posthume éclaire la volonté du poète de placer la réception idéale de ses journaux dans une dynamique de renouvellement. Le désir d’atteindre un futur public témoigne de la recherche d’un regard pur, d’un lecteur enthousiaste qui examine différemment son œuvre. L’inscription de la destination modèle dans un contexte historique distant éloigne le lecteur de la vague de haine que subit Cocteau&nbsp;de son vivant, symbolisée par le personnage d’André Breton. Elle distancie le lecteur modèle des critiques contemporains de l’auteur qui, selon lui, le jugent mal puisqu’ils s’appuient sur sa personne mondaine et non pas sur son œuvre. Ainsi, ce futur lecteur n’est pas influencé par la réception des œuvres du vivant de l’auteur et par la réputation de ce dernier telle qu’elle est véhiculée par la presse de l’époque. Ce destinataire à venir garantirait alors une lecture vive et inédite du texte.</p> <p class="p1">Avec <i>Le Passé défini</i>, Cocteau ne se contente plus d’évoquer cette destination idéale. La publication posthume du dernier journal assurerait cette réception rêvée, puisque le lecteur empirique se rapprocherait, ne serait-ce que par cet écart temporel, du lecteur idéal de l’écrivain. Dès lors, l’expression «les cheveux tombent, les antennes poussent» (Cocteau, 2006: 332) qui succède à l’appel du destinataire du second millénaire en 1956, est une allégorie de cette parfaite correspondance <i>post mortem</i> entre l’auteur et son lecteur.&nbsp;</p> <p class="p1"><b>La programmation d’une réception contemporaine&nbsp;&nbsp;</b></p> <p class="p1">Au début de la rédaction du <i>Passé défini</i> en 1951, Cocteau a déjà publié plusieurs journaux qui s’opposent fermement aux règles conventionnelles du genre. L’absence de datation dans <i>Opium</i>, l’invisibilité du diariste dans <i>Tour du monde</i> et le refus de remarques factuelles dans <i>La Difficulté d’être </i>et <i>Journal d’un inconnu</i> sont quelques exemples des transgressions génériques opérées. Avec <i>Le Passé défini</i>, le poète ne cherche plus à faire valoir l’originalité de ses journaux expérimentaux, mais plutôt à prolonger son âme créatrice le plus longtemps possible après sa mort. L’un des moyens utilisés par le diariste est de mettre en place un système de réception posthume.&nbsp;</p> <p class="p1">La programmation d’une réception ultérieure qui se distingue nettement de la réception passée dépend de l’actualisation des images d’un diariste et d’un lecteur posthumes. Si Cocteau affirme que sa véritable personne ne sera visible qu’après sa disparition et que le lecteur idéal de son œuvre ne naîtra qu’après sa mort, ce n’est que pour insister sur l’étroite relation entre ces deux instances de la production littéraire. Le futur lecteur doit actualiser le sens de l’œuvre et définir le portrait de l’auteur, démasqué ainsi après son décès: «Après ma mort il faudra me <i>découvrir</i>» (2006: 165), souligne le poète. Dès lors, le lecteur posthume est responsable de la résurrection de l’écrivain, c’est-à-dire de la transmission de l’image posthume du poète telle qu’elle est prédéfinie par Cocteau lui-même dans son œuvre. La «naissance posthume» (2011: 387) du poète et sa «gloire posthume» (2011: 396) qui se différentie de la «gloire bruyante» (1980: 370), mondaine, imminente et éphémère, dépendent du futur destinataire. Cette esthétique de la réception est présente sous diverses formes dans les journaux de Coteau. Le chapitre «De la Responsabilité» (1989c: 173-179) de <i>La Difficulté d’être </i>en est un excellent exemple. Dans <i>Le Passé défini</i>, Cocteau introduit un nouveau visage de son lecteur modèle. Le récepteur est également le futur éditeur de son journal, le «spécialiste du décryptage» (2006: 277) de «[ses] hiéroglyphes» (2006: 331). En effet, dans <i>Le Passé défini</i>, le diariste s’adresse à son futur éditeur et lui donne des recommandations quant à la publication du journal. Ainsi, il lui demande, entre autres, «d’empêcher les répétitions» (1989a: 201), de «COUPER» (2005: 347) les remarques «qui ne peuvent intéresser personne» (2006: 176) et celles qui sont «<i>inadmissibles</i>» (2006: 475), de «supprimer tout ce qui relève de la fatigue» (2006: 747). En d’autres termes, l’auteur exige que le futur éditeur censure <i>Le Passé défini</i> afin que son texte ressemble le plus possible à son journal idéal. Pierre Chanel, titulaire du droit moral sur l’œuvre de Cocteau, décide de suivre les instructions de l’auteur et de couper quand il le juge nécessaire<strong><a href="#5b" name="5a">5</a></strong>. En somme, la spécificité du <i>Passé défini </i>réside dans ces adresses aux futurs éditeurs qui marquent davantage l’inscription du lecteur au cœur du processus de la création littéraire, puisque ce dernier participe activement à la construction du texte.&nbsp;</p> <p class="p1">La contemporanéité du <i>Passé défini </i>ne dépend pas du contenu et de la forme de ce texte –nettement plus classiques de ceux de tous les autres journaux coctaliens–, mais de l’acte de réception programmé par son auteur. Le dialogue complexe que le diariste entreprend avec son futur lecteur, pleinement inscrit dans la production et la réception du journal, signe à la fois une prise de conscience approfondie de l’acte de lecture de son journal et une conception renouvelée de l’intime qui se définit non pas dans la sphère du secret mais face à un récepteur actif.&nbsp;</p> <p class="p1"><b>Bibliographie des ouvrages cités:&nbsp;</b></p> <p class="p1"><i>Journal 1942-1945</i>, Paris, Gallimard, 1989b.&nbsp;</p> <p class="p1"><i>Journal d’un inconnu</i>, Paris, B. Grasset, «Les Cahiers rouges», 1953.</p> <p class="p1"><i>L’Apollon des bandagistes</i>, Saint-Clément-la Rivière, Fata Morgana, 2006.</p> <p class="p1"><i>La Belle et la Bête. Journal d’un film</i>, Monaco, Éditions du Rocher, 2003.</p> <p class="p1"><i>La Difficulté d’être</i>, Monaco, Éditions du Rocher, 1989c.</p> <p class="p1"><i>Le Passé défini</i>, 1951-1952, tome I, Paris, Gallimard, 1980.</p> <p class="p1"><i>Le Passé défini</i>, 1953, tome II, Paris, Gallimard, 1985.</p> <p class="p1"><i>Le Passé défini</i>, 1954, tome III, Paris, Gallimard, 1989a.</p> <p class="p1"><i>Le Passé défini</i>, 1955, tome IV, Paris, Gallimard, 2005.</p> <p class="p1"><i>Le Passé défini</i>, 1956-1957, tome V, Paris, Gallimard, 2006.</p> <p class="p1"><i>Le Passé défini</i>, 1958-1959, tome VI, Paris, Gallimard, 2011.&nbsp;</p> <p class="p1"><i>Le Passé défini</i>, 1960-1961, tome VII, Paris, Gallimard, 2012.</p> <p class="p1"><i>Maalesh. Journal d’une tournée de théâtre</i>, Paris, Gallimard, 1949.</p> <p class="p1"><i>Opium. Journal d’une désintoxication</i>, Paris, Stock, 1930.</p> <p class="p1">«Retrouvons notre enfance», <i>Paris-soir</i>,<i> </i>du 4 au 16 août 1935.</p> <p class="p1"><i>Tour du monde en 80 jours (Mon premier voyage)</i>, Paris, Gallimard, «Idées», 1936l</p> <p class="p1">[Fragments publiés par Pierre Chanel du journal de jeunesse de Cocteau dans «Les vocalises de Bachir-Selim», dans <i>Cahiers Jean Cocteau</i>, n.1,<i> Cocteau et les mythes</i>, textes réunis par Jean-Jacques Kihm et Michel Décaudin, La Revue des lettres modernes, n.298-303, mars 1972.]</p> <p class="p1">&nbsp;</p> <p class="p1"><strong>_________</strong></p> <p class="p1"><a href="#1a" name="1b"><strong>1&nbsp;</strong></a>À ces journaux cités s’ajoute le journal de jeunesse de Cocteau, tenu du 28 juin 1911 jusqu’en avril 1912. Il est conservé dans une collection privée parisienne et n’est toujours pas publié de nos jours. Pierre Chanel en cite quelques extraits dans «Les vocalises de Bachir-Selim», dans <i>Cahiers Jean Cocteau</i>, no. 1,<i> Cocteau et les mythes</i>, textes réunis par Jean-Jacques Kihm et Michel Décaudin, Paris, <i>La Revue des lettres modernes</i>, no 298-303, mars 1972. Les passages repris par Pierre Chanel ne renseignent pas sur la volonté de l’auteur de publier le texte.</p> <p class="p1"><strong><a href="#2a" name="2b">2</a></strong> Voir «Notes» dans Jean Cocteau, <em>Apollon des bandagistes</em>, Saint-Clément-la-Rivière, Fata Morgana, 2006, p. 29-32.</p> <p class="p1"><strong><a href="#3a" name="3b">3</a></strong> Pour une histoire détaillée de cette tentative de publication avortée, voir Jean Touzot, «Préface» dans Jean Cocteau, <i>Journal 1942-1945</i>, Paris, Gallimard, 1989, p.7-16.&nbsp;</p> <p class="p1"><strong><a href="#4a" name="4b">4</a></strong> Cocteau emprunte à Salvador Dali le terme de «phénixologie» afin de définir un concept inspiré de Friedrich Nietzsche.</p> <p class="p1"><strong><a href="#5a" name="5b">5</a></strong> À ce sujet, consulter l'«Avertissement» de Pierre Bergé au Vème tome du <i>Passé défini</i>. Voir, Jean Cocteau, <i>Le Passé défini</i>,<i> </i>tome V, 1956-1957, Paris, Gallimard, 2006, p.13.&nbsp;</p> France Journaux et carnets Wed, 10 Apr 2013 20:18:51 +0000 Rana El Gharbie 757 at http://salondouble.contemporain.info La mort au kaléidoscope http://salondouble.contemporain.info/article/la-mort-au-kaleidoscope <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-label">Auteur(s):&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/godin-louis-daniel">Godin, Louis-Daniel</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-label">Référence bibliographique:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/le-paradis">Le Paradis</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/biblio/cytomegalovirus-journal-dhospitalisation">Cytomégalovirus. Journal d&#039;hospitalisation</a> </div> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/le-mausolee-des-amants-journal-1976-1991">Le mausolée des amants: Journal, 1976-1991</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-dossier-referent"> <div class="field-label">Dossier Reférent:&nbsp;</div> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/dossier/litteratures-doutre-tombe-ouvrages-posthumes-et-esthetiques-contemporaines">Littératures d’outre-tombe: ouvrages posthumes et esthétiques contemporaines</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p><b>Le deuil</b></p> <p class="p1">Hervé Guibert, qui contracte le virus du sida dans les années 1980, produit une importante partie de son œuvre étant témoin de la dégradation fulgurante et prématurée de son corps. Il est l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages, dont quelques-uns sont publiés après son décès survenu à l'aube de ses trente-six ans. L'écriture posthume, chez Guibert, se joue <i>dans </i>et <i>par </i>l'énonciation, elle est un souvenir laissé à l'Autre ainsi qu'une tentative de survivance. Comme nous le verrons, les textes posthumes de Guibert rendent compte d'un déploiement remarquable de sa relation à sa mort prospective; celle-ci est désirée, haïe, déplacée, fragmentée, camouflée, niée, etc.&nbsp;</p> <p class="p1">L'écrivain condamné à mort est dans une impasse: il est contraint de faire le deuil de lui-même, deuil nécessairement impossible à réaliser. Comme le mentionne Chantal Saint-Jarre dans son ouvrage <i>Du sida, l'anticipation de la mort et sa mise en discours</i>, le sida inflige au sujet qui en est atteint une panoplie de deuils singuliers:&nbsp;</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p class="p4">[…] deuil de l'enfance, deuil de la sexualité active et gratifiante, deuil de la fertilité, deuil de la maternité, deuil de la paternité, deuil du désir d'enfant, deuil de l'enfant (idéalisé) qu'on n’aura pas, qu'on n'a jamais été ou qu'on n'est plus, deuil d'un grand amour, deuil du rêve et de l'inachevé. Pour certains, deuil de l'âge adulte, deuil de la santé et de la normalité des gens en santé... puis deuil de la vie elle-même (1990: 225).</p> </blockquote> <p class="p1">Pourquoi, alors –si l'on adhère à la théorie freudienne du deuil<strong><a href="#1b" name="1a">1</a></strong>–, les écrivains atteints d'une maladie mortelle n'en viennent-ils pas tous à adopter la posture auto-dépréciative du mélancolique? Nous pourrions en effet établir un corpus d'auteurs sidéens qui, plutôt que de s'ériger en victimes de leur virus, le présentent étonnamment comme un objet d'amour. Nous pensons notamment à Pascal de Duve, qui écrit, dans son récit <i>Cargo vie</i>: «Sida, mon amour, toi au moins tu me resteras fidèle jusqu'à la Mort»&nbsp;(1993: 128), ou à Alain Emmanuel Dreuilhe, dont le journal intime exprime également cet affect: «Je m'adresse au sida lui-même, je l'interpelle avec toute la véhémence dont je suis capable pour lui faire savoir d'une voix encore timorée que je ne me –et ne le– laisserai pas faire, même si j'en suis amoureux, grisé par les nouvelles possibilités que m'offre cette lutte» (1987: 177). Le psychanalyste Jacques Hassoun suggère que la production littéraire en elle-même, chez les écrivain-e-s prédisposé-e-s à la mélancolie, est une «tentative pour créer un objet propre [qui] permet d'effectuer un travail de deuil, deuil qui s'accomplit grâce au texte écrit, publié, et donc offert à l'Autre» (1995: 125). Certains écrits posthumes de Guibert, lesquels sont résolument autobiographiques et collés à sa lutte contre le virus –<i>L'homme au chapeau rouge</i>, <i>Cytomégalovirus</i>–, peuvent être compris comme ces élans par lesquels l'écriture s'insère, tel un maillon, dans un processus de deuil toujours à refaire. On peut y voir le deuil <i>opérer</i> sans jamais s'<i>accomplir</i>.&nbsp;</p> <p class="p1"><b>L'anticipation de la mort</b></p> <p class="p1">Affirmer que l'écriture posthume chez Guibert s'inscrit dans un processus de deuil entraîne cette question importante: quelle mort anticipe l'auteur? Naturellement, et plusieurs études se sont penchées sur cette question, nous serions tentés d'avancer qu'il s'agit exclusivement de la mort engendrée par le sida. Les textes de Guibert publiés volontairement de manière posthume (<i>Cytomégalovirus, Le paradis, Le mausolée des amants</i>) sont effectivement écrits alors que l'auteur est très malade. Cela dit, une incursion dans ses textes «pré-maladie» nous indique que la mort s'inscrit dans son œuvre bien avant qu'il ne contracte le virus (1988). Dès son premier roman, <i>La mort propagande </i>(1977)<i>, </i>Guibert imagine le scénario de sa mort et les coupures de journaux qui l'accompagneraient. Dans son texte <i>L'image fantôme</i>, alors qu'il assemble un album photo de lui, Guibert se dit «attentif aux transformations de [s]on visage comme aux transformations d'un personnage de roman qui s'achemine lentement vers la mort» (1981: 67). Dans <i>Voyage avec deux enfants,</i> il dit voyager pour la première fois «sans apporter un sentiment de mort» (1982: 54). Les exemples sont (extrêmement) nombreux. L'anticipation de la mort, chez Guibert, n'a donc pas seulement à voir avec la mort <i>annoncée,</i> elle se noue carrément au désir et à la démarche d'écriture, avant même que le sida ne s'impose dans son imaginaire et dans l'imaginaire collectif<strong><a href="#2b" name="2a">2</a></strong>. Ainsi, l'écriture posthume s'instaure comme le miroir grossissant d'affects déjà disséminés dans l'entièreté de l'œuvre de Guibert: depuis ses débuts, l'auteur côtoie la mort dans ses formes symboliques.</p> <p class="p1">Il est vrai, toutefois, que Guibert a fait preuve d'une sorte de résistance au sida en le présentant, dans certains de ses textes, comme une maladie sublime «qui a élu [s]on corps» (2001: 185),&nbsp;une maladie&nbsp; «qui donnait à la mort le temps de vivre, le temps de découvrir le temps et de découvrir enfin la vie, [...] une géniale invention moderne [qu']avaient transmis ces singes verts d'Afrique» (1990: 181). Une importante partie du travail littéraire guibertien tend indéniablement à contrer l’assujettissement mortifère au virus. Reste malgré tout que Guibert en est mort, de la maladie. Son suicide<strong><a href="#3b" name="3a">3</a></strong> rend bien compte du caractère intolérable de cette «géniale invention». Ce passage d'une entrevue accordée à la revue <i>Les règles du jeu</i>,<i> </i>publiée de manière posthume (dans laquelle Guibert évoque <i>Le paradis</i>),<i> </i>en est la preuve flamboyante:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p class="p5">Là j'ai été au Japon pour le réveillon et j'avais laissé en chantier un roman, une histoire qui n'a aucun rapport avec le Sida, une histoire... parce que j'en peux plus du Sida, j'en ai marre, j'en ai vraiment... j'ai envie que ça s'arrête maintenant, c'est à dire, si on simplifie les choses, on peut dire que j'ai aimé cette maladie, j'ai bien été forcé de l'aimer, maintenant j'ai envie de la tuer, je n'en peux plus, le Sida ne m'apporte plus rien, le Sida me détruit un point c'est tout, et je ne souhaite pas aller plus loin, comme on dit, dans l'exploration de mes sentiments, de mes pensées, travaillées au corps par ce virus. J'ai envie de passer à autre chose, de penser à autre chose, je n'en peux plus quoi, j'en peux plus du Sida (Guibert, cité par Donner, 1992: 143).</p> </blockquote> <p class="p1">La relation d'amour que Guibert entretient avec le sida a lieu dans le registre du symbolique, ce qui explique qu'il faille sortir de l'œuvre pour trouver une forme si nette de rejet. Ce passage nous indique que le maintien de la maladie dans cette invraisemblable position dépend de la présence d'un tiers. Sans un lecteur ou une lectrice pour cautionner le relation «charnelle» au sida, celui-ci devient bêtement un virus qui «détruit[,] un point c'est tout». Or, l'écriture posthume assure la présence de l'Autre après la mort, son renouvellement. Même si la mort apparaît dans l'œuvre de Guibert comme une frontière étanche, «&nbsp;un point final [au] journal» (2001: 149), l'auteur était conscient qu'à sa mort, son œuvre allait lui subsister. Ses écrits posthumes (du moins, ceux qui nous intéressent) ne sont ni des rééditions, ni des textes de jeunesse rassemblés, mais bien de la matière originale que Guibert voulait publier après sa mort. L'auteur est allé jusqu'à se marier avec la compagne de son amant pour qu'elle s'occupe de ses manuscrits et pour éviter que l'argent de ses livres ne revienne à ses parents (Soleil, 2002: 191). Guibert ne voulait pas être un acteur de second plan dans le <i>récit </i>de sa mort, il voulait en contrôler les modalités.</p> <p class="p1"><b>La filiation</b></p> <p class="p1">Ce désir d'emprise se traduit nécessairement dans sa relation aux parents, lieu où le sujet est pour le moins aliéné. C'est la structure même de la filiation: le sujet est parlé, nommé par autrui, avant&nbsp; d'advenir comme sujet parlant. Guibert rejette ce principe, cherchant à s'engendrer lui-même en produisant un nombre considérable de textes. Guibert rejette violemment l'idée d'être pour ses parents un objet de valeur, un legs: «C'est terrible, mes parents sont devenus des collectionneurs de ce qui a trait à Hervé Guibert, à défaut de le garder à la maison. Ils devraient découper leurs organes génitaux, et les mettre dans une vitrine pour pouvoir contempler ce qui a produit l'énergumène» (2001: 521). Guibert n'accepte pas l'idée d'être le produit d'une filiation, il préfère en être l'auteur. Ainsi, il énonce une autonomie radicale envers l'ordre parental, ce que rend magnifiquement la dédicace de son livre <i>Mes parents</i>: «À personne» (1986: 9).&nbsp;</p> <p class="p1">L'homosexualité, tout comme le sida, force le sujet à imaginer d'autres types de filiation, où l'engendrement passe notamment par l'écriture. Un passage du <i>Paradis</i> rend particulièrement compte de cette tentative de nier tout ce qui empêche l'auteur d'être le point de départ d'une filiation, passage où Hervé dit à Jayne: «Puisque nous n'avons pas le sida, pourquoi ne pas nous offrir un enfant?» (1992a: 130). Il est d'autant plus parlant que Guibert ait fait le choix de projeter la publication de ce texte – où le personnage principal, du même nom que Guibert, est hétérosexuel et n'a pas le sida<strong><a href="#4b" name="4a">4</a></strong> – après sa mort. <i>Le paradis</i>, dont l'action se situe d'ailleurs en 1983 (cinq ans avant que Guibert ne se sache atteint du VIH), est l'ultime tentative de l'auteur de fragmenter le moment de sa mort et de replier la filiation sur elle-même.</p> <p class="p1"><b>La transcendance</b></p> <p class="p1">L'écriture ne sauve pas le corps, certes, elle permet (voire impose) une forme de transcendance, puisqu'à la mort de l'auteur, son moi, lui, survit. Guibert a élaboré toute une série de trucages pour que subsiste de lui une image précise, trafiquée. Ainsi, son journal intime, <i>Le Mausolée des amants</i>, a été en partie retranscrit par l'auteur, avant sa mort<strong><a href="#5b" name="5a">5</a></strong>. Il est fort probable que l'imaginaire des dernières années de la vie de Guibert ait contaminé le contenu du journal, celui-ci ne présentant aucune datation, si ce n'est les années inscrites sur la page couverture: 1976-1991. Qui plus est, l'intérêt de l'écriture, selon Guibert, réside dans la possibilité d'insérer des bribes de mensonge dans le texte;&nbsp;il aime dans l'écriture «le moment&nbsp; où [elle] décolle imperceptiblement vers la fiction après avoir pris son élan sur la piste de la véracité» (2001: 528). Des fragments écrits en 1991 peuvent, par exemple, avoir été insérés au tout début du journal. Guibert implique fréquemment sa mort dans ce procédé de déformation. À mi-parcours du<i> Mausolée, </i>on peut d'ailleurs lire ce mensonge:&nbsp;«Ici s'arrête le journal d'H.G. qui s'est suicidé le 10 août 19... en se jetant par la fenêtre» (2001: 46). D'autres impostures sont plus élaborées. Dans son œuvre cinématographique <i>La pudeur et l'impudeur</i> (diffusée aussi de manière posthume), Guibert dévoile son quotidien et son corps rongé par la maladie. Une scène clef du film le présente versant une dose mortelle de digitaline dans un verre d'eau, qu'il place au côté d'un autre, pour finalement en boire l'un des deux au hasard. Ce n'est que neuf ans plus tard, grâce à la publication de son journal, que l'on apprend qu'il avait «un repère, invisible à l'image, qui les différenciait» (2001: 532).&nbsp;</p> <p class="p1">Guibert joue avec la mort, se joue de la mort. La publication posthume s'instaure chez lui comme un outil pour rendre cette frontière la plus poreuse possible. Bien sûr, il faut savoir mesurer les limites de l'écriture: elle n'arrache pas le corps de l'intolérable, ne déplace pas la mort sur le plan du réel. Elle est tout de même le lieu où s'inscrivent ces fantasmes, et le posthume les fait apparaître de manière exponentielle. Plutôt qu'un horizon de finitude, l'écriture d'outre-tombe, chez Guibert, c'est la mort vue au kaléidoscope.</p> <p class="p1"><b>BIBLIOGRAPHIE</b></p> <p class="p1">BIANCIOTTI, Hector, «La mort d'Hervé Guibert», <i>Le Monde</i>, 30 décembre 1991. p 1.</p> <p class="p7">CLICHE, Anne Élaine, <i>Le désir du roman</i>, Montréal, XYZ, 1992.</p> <p class="p1">DÉCARIE, Isabelle, «L'identité posthume dans <i>Le Paradis </i>d'Hervé Guibert», <i>L'Esprit Créateur</i>, vol. 40, n°1, Printemps 2000, p. 100-110.</p> <p class="p1">DE DUVE, Pascal, <i>Cargo vie</i>, Paris, Clattès, 1993.</p> <p class="p1">DONNER, Christophe, «Pour répondre aux quelques questions qui se posent...», <i>Les règles du jeu</i>, Paris, mai 1992, vol. 3, n°7, p. 135-155.</p> <p class="p1">DREUILHE, Alain Emmanuel, <i>Corps à corps: journal du sida</i>, Paris, Gallimard, 1987.</p> <p class="p1">FREUD, Sigmund, «Deuil et mélancolie», <i>Métapsychologie,</i> Paris, Gallimard, 1968, pp. 145-171.</p> <p class="p7">GUIBERT, Hervé, <i>La mort propagande</i>, Paris, R. Deforges, 1977.</p> <p class="p7">GUIBERT, Hervé, <i>Voyage avec deux enfants</i>, Paris, Minuit, 1982.</p> <p class="p7">GUIBERT, Hervé, <i>Mes parents</i>, Paris, Gallimard, 1986.</p> <p class="p1">GUIBERT, Hervé, <i>À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie</i>, Paris, Gallimard, 1990.</p> <p class="p7">GUIBERT, Hervé, <i>Le paradis</i>, Paris, Gallimard, 1992a.</p> <p class="p7">GUIBERT, Hervé, <i>Cytomégalovirus. Journal d'hospitalisation</i>, Paris, Seuil, 1992b.</p> <p class="p1">GUIBERT, Hervé, <i>Le mausolée des amants: Journal, 1976-1991</i>, Paris, Gallimard, 2001.</p> <p class="p1">HASSOUN, Jacques, <i>La cruauté mélancolique</i>, Paris, Aubier, 1995.</p> <p class="p1">SAINT-JARRE, Chantal, <i>Du Sida, l'anticipation de la mort et sa mise en discours</i>, Paris, Denoël, 1994.</p> <p class="p7">SOLEIL, Christian, <i>Hervé Guibert, biographie</i>, Saint-Étienne, Actes graphiques, 2002.</p> <p class="p7">&nbsp;</p> <p class="p7"><strong>_________</strong></p> <p class="p7"><strong><a href="#1a" name="1b">1</a></strong> Dans son texte du même nom, Freud oppose le deuil à la mélancolie. Lorsque le sujet est dans l'incapacité d'assimiler la perte dont il est affligé (parce qu'il en ignore l'objet, par exemple), il est généralement assujetti à l'état mélancolique, soit «un trouble du sentiment d'estime de soi [, un] état d'âme douloureux, la perte de l'intérêt pour le monde extérieur, […] la perte de la capacité de choisir quelque nouvel objet d'amour que ce soit […]» (1968: 147).</p> <p class="p7"><strong><a href="#2a" name="2b">2</a></strong> Selon <em>Sidaction</em>, vingt-deux cas auraient été diagnostiqués en France et aux États-Unis en 1981, mais ce n'est qu'en 1983 que l'on identifie le virus du VIH et que sont mis au point des tests de dépistage. «Les dates clés de la recherche du Sida»,<em>&nbsp;Sidaction</em>, [en ligne] <a href="http://www.sidaction.org/ewb_pages/d/dates_cles_recherche_sida.php" title="http://www.sidaction.org/ewb_pages/d/dates_cles_recherche_sida.php">http://www.sidaction.org/ewb_pages/d/dates_cles_recherche_sida.php</a> (Page consultée le&nbsp; 31 janvier 2013).</p> <p class="p7"><strong><a href="#3a" name="3b">3</a></strong>&nbsp;«Le romancier Hervé&nbsp;Guibert&nbsp;est mort du sida le vendredi 27 décembre [1991], à l'hôpital Antoine-Beclère de Clamart, où il avait été admis le 13 décembre, après une tentative de&nbsp;suicide» (Biancotti, 1991: 1).</p> <p class="p7"><strong><a href="#4a" name="4b">4</a></strong> Voir le texte d'Isabelle Décarie pour une analyse détaillée de la question posthume dans <i>Le</i> <i>paradis</i> (Décarie: 2000).</p> <p class="p7"><strong><a href="#5a" name="5b">5</a></strong> Tel qu'inscrit en exergue: «Ce texte a été entièrement dactylographié par Hervé Guibert lui-même jusqu'à la page 503, à partir des carnets sur lesquels il écrivait son journal. J'ai [Christine Guibert] tapé les cinquante-huit dernières pages» (2001: 6).</p> France Journaux et carnets Roman Wed, 10 Apr 2013 19:09:53 +0000 Louis-Daniel Godin 752 at http://salondouble.contemporain.info Vie éclatée, lectures éclectiques, vie électrocutée. Studio de lecture #1 http://salondouble.contemporain.info/lecture/studio-de-lecture-1 <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/fontille-brigitte">Fontille, Brigitte</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/hivert-ariane">Hivert, Ariane</a> </div> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/lamoureux-d-sir-e">Lamoureux, Désirée</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/landry-pierre-luc">Landry, Pierre-Luc </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/vie-electrique">Vie électrique</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p><strong>Pierre-Luc Landry [PLL]: </strong>Faut-il entamer ce premier studio de lecture par un résumé du bouquin choisi? La question se pose d’emblée, selon moi, parce que l’exercice est périlleux; comment, en effet, résumer un tel objet, qualifié de «roman» dès la première de couverture par l’éditeur, alors que le projet lui-même erre entre les genres? <em>Vie électrique </em>est un roman en trente chapitres, trente jours, au cours desquels l’auteur entre en dialogue avec lui-même, avec son musée personnel: le lecteur est mis face à des impressions et des réminiscences, des notes de lecture, une sorte de collage réunissant entre deux couvertures la liste des œuvres littéraires, musicales et visuelles que l’auteur a particulièrement appréciées, des considérations sur les lieux qu’il a visités, sur les amitiés qu’il a entretenues, etc. Le projet, Rossignol le résume ainsi:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">Dans ce roman vécu, on croisera des fleuves et des livres à soi. Aucune théorie magistrale, aucun <em>conseil</em>. Juste le temps, celui que j’ai passé, que je passe à lire et à partir, la lecture et le départ qui ne sont jamais vraiment des activités mais une autre façon de boire ou de grimper aux arbres. […] Trente jours. Ce qui se passe pendant un mois. Roman continu d’un genre particulier. Roman, c’est-à-dire pulsations, vacillements, vertige, journées précises. Voici le premier jour dans l’exploration du détachement. Et avec lui les vingt-neuf suivants. Sarabande (p.14-16).</p> </blockquote> <p>C’est donc un «roman à soi», un «roman continu» dans lequel chaque pulsation correspond à une journée, une œuvre littéraire, un auteur qu’on apprécie, un lieu qu’on a aimé. Un drôle de roman, en somme, qui ne ressemble pas du tout à un roman mais qui donne envie d’aller lire ailleurs pour voir si on y est.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Désirée Lamoureux&nbsp;[DL]:</strong> Je dois affirmer, en toute honnêteté, que j’ai trouvé l’œuvre de Rossignol pénible. Mais à travers les discussions suscitées par ce studio et dont le présent texte est une trace, je vois en quoi elle peut nous interpeler, nous obliger à ouvrir un livre longtemps ignoré, nous encourager à écouter une mélodie trop souvent perdue dans le brouhaha du quotidien. Sorte de <em>Monde de Sophie</em> de l’art, le livre de Rossignol m’a bombardée de suggestions, de routes, sans jamais me laisser le temps de me couler dans ses pages. Trop préoccupé par son propre parcours, l’auteur semble oublier que des lecteurs tentent de le suivre dans son aventure à travers contrée et forme artistique.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Brigitte Fontille [BF]:</strong> En effet, l’auteur nous propose de traverser des univers artistiques en jouant les guides touristiques. Toutefois, si son programme avait fort de piquer ma curiosité et mon intérêt (classiques revisités –Stendhal, Tolstoï– et découverte d’artistes qui m’étaient inconnus –Jan Zabranan? Italo Svevo?­–, dans un mélange artistique singulier –orchestrer Claudel, Thoreau et Charlie Parker!), j’ai également été tentée à maintes reprises de quitter le musée... Les œuvres dépoussiérées ou ramenées à la lumière du XXIe siècle me laissent&nbsp;désenchantée: mais où est passé le romancier? Un peu lasse du rythme en fiche de lectures, je pars écouter d’autres ritournelles. Et, c’est peut-être là que j’entends finalement la voix de l’auteur...</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Ariane Hivert [AH]: </strong>Pendant et après ma lecture, de multiples questions se bousculaient dans ma tête. Et maintenant, les commentaires de mes collègues en soulèvent de nouvelles… À quel moment voit-on le personnage de Rossignol soulever un livre? Peut-il vraiment avoir lu tous les bouquins dont il parle en trente jours? Si c’est un «roman à soi» au point d’en oublier le lecteur, quel est l’intérêt d’en faire un roman? Le rôle de guide touristique est-il vraiment le meilleur moyen pour faire découvrir des œuvres artistiques si profondes? Des questions superficielles, j’en conviens, mais ma propre fibre d’auteure en herbe est choquée par ce manque de réalisme dans un livre qui semble s’apparenter à l’autofiction avec cette «voix de l’auteur» dont parle Brigitte, si forte et si personnelle. Les réponses à ces questions sont-elles si importantes ou bien ces interrogations ne sont-elles que la cristallisation de mon propre désir d’abandonner devant un livre qui m’apparait au premier abord si aride?</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>PLL: </strong>Je suis content que Désirée soulève de telles réticences parce que, comme mes collègues, je me suis heurté moi aussi à des envies d’abandonner, parfois, alors que le propos devenait trop «obscur», trop personnel. Je ne connais pas Rossignol, je ne suis pas familier avec son travail et je sais peu de chose de lui sinon qu’il est éditeur chez Payot &amp; Rivages. Circule sur le Web une photo le représentant cigarette à la bouche, chemise blanche et cravate noire, barbe de trois jours, les yeux posés sur la clope qu’il tient entre ses doigts; un petit quelque chose à la Bret Easton Ellis, une gueule paillarde, un brin baveuse. Voilà tout ce que je connais de l’auteur, qui nous invite dans son livre à assister à un monologue mis en scène expressément pour nos yeux de lecteurs; exercice de voyeurisme s’il en est un, mais dont l’étrangeté séduit. Ce sont des notes de lectures et un carnet d’errance ainsi qu’un journal personnel et tout cela invite à l’écoute, au voyage. Les textes qui sont lus et commentés par Rossignol —et j’entends textes au sens sémiotique d’<em>œuvres</em>, peu importe leur support—, paraissent essentiels; que peut-on comprendre de cette «vie électrique» si l’on n’a pas lu les livres dont il est question, si l’on n’a pas fréquenté les musiciens dont Rossignol discute, etc.? Il y a toutefois dans ce bouquin un beau paradoxe: malgré le caractère essentiel de ces textes premiers, le lecteur peut s’en passer. Si certains titres font partie d’un «savoir encyclopédique commun», d’autres sont des hapax, des livres étranges, des objets dont on peut ne jamais, même, avoir entendu parler. Au final, toutefois, ce n’est pas important: celui ou celle qui aime la littérature (et les autres arts) n’en n’a rien à faire.</p> <p>Je voudrais revenir à ma propre obsession de lecteur (bien sûr!), c’est-à-dire au genre annoncé en première de couverture: au romanesque de ce projet éclaté. Dans un entretien accordé à Albert Gauvin de <em>Pileface</em>, site Internet consacré à tout ce qui touche Philippe Sollers, Rossignol explique en quoi son projet est, pour lui, bel et bien un <em>roman</em>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">J’appelle ça roman parce qu’il n’y a pas de distinction entre la bibliothèque et les destinations. Le fil d’un narrateur qui passe de Trieste à New York en lisant B. S. Johnson et Alix Cléo Roubaud, pour moi c’est l’histoire d’un roman. Tous ces écrivains sont des personnages de romans. Cela m’intéresse plus que d’inventer un personnage réaliste dans lequel je ne me reconnaîtrais pas (Rossignol, cité par Gauvin, 2012, <a href="http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=1265">[en ligne]</a>).</p> </blockquote> <p>On lit dans cette déclaration le désir de faire du roman sans s’engager dans l’imaginaire ou, plus précisément, dans <em>l’invention</em>. Il existe bien sûr tout un pan de la littérature qui se réclame d’un tel mouvement et tout un autre pan qui se réclame de son contraire. Je ne souhaite pas ajouter d’eau au moulin de la dualité roman vrai / roman imaginaire. Cela n’est pas important, surtout pas en ce qui concerne le commentaire et la lecture du livre de Rossignol. Néanmoins, je trouve que le choix éditorial est étonnant. Pourquoi s’acharner à nommer ainsi un livre qui, au final, n’a pas grand-chose à voir avec la production romanesque actuelle? Alors que les témoignages et autres documents ont la cote, pourquoi vouloir à tout prix faire du roman plutôt que de, plus simplement, faire <em>un livre</em>? Que les écrivains soient des «personnages de romans»,&nbsp;soit. Reste que <em>Vie électrique</em> a peu d’atomes crochus avec le genre romanesque, d’autant plus que le livre fait une très grande place à tout ce qui ne l’est pas. On devine en effet à la lecture une préférence de Rossignol pour les œuvres hétéroclites, pour les livres protéiformes, étranges, à mi-chemin entre ceci et cela, pas vraiment romans mais pas vraiment essais. Par exemple, il dit de Rolf Dieter Brinkmann qu’il est disparu du paysage littéraire en raison du mélange des genres qui est au cœur de ses œuvres, notamment de <em>Rome, regards</em> et de <em>La lumière assombrit les feuilles</em>:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">Brinkmann choisit de briser le roman traditionnel, de ne plus s’en tenir à une représentation réaliste et paisible du monde. Il décide de projeter ses images et une poésie directe dans un ouvrage indéfinissable, un livre-album qui fait appel à tous les motifs, lettres, photos, factures, billets de train, et qui donne lieu à un récit cinglant (p.107).</p> </blockquote> <p>Un ouvrage indéfinissable, donc. Qualificatif qui pourrait très bien être accolé au livre de Rossignol. Je réfléchis à «voix haute» ici, je ne propose pas de commentaire définitif sur <em>Vie électrique</em>. Si je remets en question l’étiquette de «roman», c’est que je me demande en quoi elle peut être efficace, importante, nécessaire. Réinventer le roman, briser les cadres rigides, oui, je veux bien —et j’aime tout particulièrement les auteurs qui ont cette «audace». Mais pourquoi choisir le label contraignant, s’il ne nous convient pas? Peut-être que mes collègues de ce studio de lecture auront quelque chose à dire à ce sujet…</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>DL: </strong>En effet, pourquoi choisir d’indiquer le genre alors que le projet d’écriture ne va pas du tout dans ce sens? À ma première lecture de l’œuvre, je ne me suis pas posée la question; je me suis plutôt demandée où l’auteur voulait en venir. Avec son début déroutant à Berlin qui semble annoncer une espèce d’histoire d’amour étrange, j’ai attendu en vain que l’auteur termine son histoire. Ce n’est qu’en fermant le livre que j’ai réalisé que le début n’avait en fait peut-être rien à voir avec le reste. En relisant maintenant le premier chapitre, je vois que Rossignol nous annonce bel et bien son projet – «Trente jours. Ce qui se passe pendant un mois. Roman continu d’un genre particulier» (p.16) – au moment même où il quitte Petra pour revenir à Paris. Il semblerait que le roman dont il est question sur la page couverture ne dure que 4 pages pour se perdre dans les méandres d’un autre projet d’écriture. Serait-ce un roman de quelques pages accompagné d’un journal de bord, ou plutôt un journal de bord amorcé par un mini-roman?</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>AH:</strong> Je me suis posée la même question: <em>Vie électrique</em> est-il vraiment un roman? Je comprends le point de vue de Rossignol et, en un sens, je suis d’accord. Les auteurs sont aussi des personnages de roman. Ce récit, parce que je lui accorde que c’en est un, enchaîne les observations littéraires et artistiques sans m’emporter dans un autre monde. Personnellement, c’est ce que je recherche dans un roman: m’évader, que ce soit dans un univers imaginaire ou réel. Tandis qu’en lisant Rossignol, j’ai eu l’impression d’assister à une conférence sur la littérature sur fond musical. Intéressant, certes, mais pas ce à quoi je m’attendais. Il ne faut pas sous-estimer l’importance des attentes que peut avoir un lecteur par rapport à un livre. Avec le temps, le roman s’est imposé comme genre hégémonique —une certaine idée du roman, même— et a pris une grande place dans le spectre littéraire; c’est ainsi que l’étiquette de roman commande tout un horizon s’attente qui a été déçu avec <em>Vie électrique</em>. Comme le dit Pierre-Luc, cela ne doit pas empêcher les auteurs d’essayer de nouvelles choses et de briser les conventions. Mais apposer l’étiquette de «roman» sur un livre, c’est le comparer à tous les autres romans qui ont été écrits avant et lui donner une signification qu’il n’a pas lorsqu’on l’ouvre. Le lecteur est déstabilisé, déçu et souvent se décourage au point de poser ledit roman et de ne pas en terminer la lecture. Je crois que les livres sont écrits pour être lus (et je ne parle pas de l’aspect commercial de la chose), mais lorsque les lecteurs abandonnent le livre d’un auteur, ils sont moins enclins à acheter les suivants et à continuer de faire vivre l’œuvre de cet auteur. À leurs proches, ils diront qu’ils ont été déçus ou, pire, n’en parleront pas du tout, au contraire des ces romans qui ont fait vibrer la corde émotive qui nous traverse tous et dont on veut parler autour de nous. La corde cognitive est plus difficile à faire résonner; elle n’est pas toujours bien tendue, selon l’éducation et l’état d’esprit de chacun. Il faut préparer son lecteur à ce genre de récit qui appelle à la raison avec une étiquette appropriée, autre que celle de «roman», qui elle s’adresse à un nombre grandissant de lecteurs de tous les âges. Il existe cependant des gens qui n’auraient pas acheté le livre s’il n’était pas écrit «roman» sur la couverture, mais plus persévérants, ils continuent leur lecture et, intéressés par le propos de Rossignol, ils poursuivent leur découverte des auteurs qu’il cite. Convenons-en, ces gens sont peu nombreux. Je suis de ceux qui ont été déçus. Et sans ce studio de lecture, j’aurais rapporté le livre à la bibliothèque sans le terminer.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>BF:&nbsp;</strong>Je résiste à ce propos orienté vers l’analyse mercantilisante des œuvres littéraires ou qui suggère un lecteur au premier degré qui se laisse influencer par l’étiquette ou qui utilise l’art pour «s’évader». Il n’en demeure pas moins que l’étiquette de cette œuvre semble bien étrange et suscite avec raison nombre de questions. Je pourrais toutefois voir ce «roman» s’inscrire dans un mouvement de contamination romanesque amorcée dans les années 80. Je pense notamment aux romans <em>réflexifs</em> de Milan Kundera, à certains romans de Pascal Quignard, <em>Vie secrète</em> notamment, dont la charge d’érudition en font à la fois des essais, des biographies, des études anthropologiques, des récits mythologiques, des contes, des traités, etc. Sans nécessairement inscrire Rossignol dans cette généalogie d’écrivains confirmés, je peux percevoir dans <em>Vie électrique </em>un écho de cette démarche poétique qui met au défi le récit. Démarche téméraire pour une œuvre dont la forme et le contenu remettent en cause la jouissance esthétique du lecteur. Or, il faut bien en convenir, <em>Vie électrique</em> produit un effet déceptif par rapport à l’&nbsp;«horizon d’attente» du lecteur. Un romancier qui se propose à l’image d’un simple compilateur et se réduit à une instance énonciative qui dit timidement «je» en se diffractant en une narration plurielle et démultipliée de tous les livres lus pose à juste titre un enjeu vital au lecteur déjà mis en abyme dans cet auteur-lecteur. Chaque livre a son lecteur implicite. Et c’est peut-être dans cette avenue qu’il faudrait tenter de porter notre attention afin de cerner les enjeux d’une œuvre qui semble désorienter le lecteur au point qu’il en questionne sa propre existence (un lecteur fictif au lieu d’un personnage romanesque imaginaire?). À moins que Rossignol soit tout simplement passé à côté de son «pacte de lecture»...</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>DL:</strong> Je ne crois pas que Rossignol soit passé à côté de son «pacte de lecture», comme le propose Brigitte. Il me semble plutôt que son «pacte» participe d’un désir de perdre le lecteur, de l’ennuyer à un tel point qu’il vienne à apprécier ce qu’il lit. L’importance de la patience face à l’ennui, suggérée dès la page 15 dans une citation de John Cage, joue-t-elle un rôle moralisateur? Rossignol nous dit-il que nous sommes trop pressés à comprendre, à être divertis en tout temps? Qu’il faut nous arrêter, prendre le temps d’apprécier les belles choses de la vie, malgré l’ennui qu’elles peuvent parfois susciter? Je vois maintenant en ce roman une critique de notre société actuelle: société qui mise sur un divertissement si envoûtant qu’il nous fait oublier notre existence superflue. Au contraire, le roman de Rossignol, dans ses longueurs et ses langueurs, ne cherche pas à nous procurer une évasion, mais plutôt à nous obliger à nous plonger dans un art trop longtemps mis de côté. &nbsp;</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>PLL: </strong>Il est évident que <em>Vie électrique</em> n’est pas un roman d’évasion. Le lecteur averti le saura déjà par sa publication dans la collection «L’infini», dirigée par Philippe Sollers. Ici, pas d’illusion romanesque ou de suspension de l’incrédulité; pas de catharsis programmée et, n’en déplaise à Odette qui répond à la question «Le Roman permet -il de s’évader ou lui attribuez vous d’autres fonctions?» [<em>sic</em>] sur <em>Yahoo! Questions/Réponses</em> [<a href="http://qc.answers.yahoo.com/question/index?qid=20080512024141AAnVceH">en ligne</a>], pas de résonnance de l’hridayagranthi ou de quelque «nœud du cœur» que ce soit. <em>Vie électrique</em>, ce n’est pas cela. Ce n’est pas non plus ce best-seller qui nous emmène, justement, sur d’autres rives, dans des aventures rocambolesques et sentimentales. J’ai peut-être l’air méprisant, mais je ne le suis pas. Il n’y a pas de fiction à grand déploiement dans <em>Vie électrique</em> et cela ne lui fait pas défaut. Ce que je tente de dire, c’est que le plaisir de lire ce livre, il est ailleurs; il se trouve dans les nombreuses références à la littérature et à la musique, dans le parcours intellectuel de l’auteur, dans la forme, dans l’espace étrange que Rossignol a aménagé pour lui et son lecteur et où la rencontre opère quand même. On a beaucoup glosé avec Umberto Eco sur la coopération interprétative et le rôle du lecteur dans le roman; dans cette même veine, j’apprécie tout particulièrement ce commentaire d’Alain Robbe-Grillet que je me permets de reproduire ici (et qu’on me pardonne la longueur de la citation):</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">Cette idée que le monde est toujours à faire est au fondement de l’esprit moderne. C’est, en somme, ce que Sartre a appelé la liberté. Si le monde est fait, nous ne sommes pas libres, nous ne pouvons que reproduire les formes du monde telles qu’elles sont. Mais si le monde est à faire, notre liberté est sans cesse en jeu. Car dans notre existence, en dehors même de la littérature, nous sommes sans cesse les bâtisseurs d’un monde. Cette situation va aussi se refléter dans celle du lecteur. Celui-ci est appelé à refaire le livre qu’il lit, comme si ce livre était déjà tombé en ruine et que lui-même allait y introduire de nouvelles possibilités de signification. Il ne s’agit pas de construire des cathédrales, mais l’idée est la même: ce sont des cathédrales de pensée. Cette situation est souvent mal comprise par les lecteurs, car ils considèrent que la lecture est une sorte de repos. On a affronté les bizarreries du monde et l’incompréhensibilité de plus en plus flagrante de certains éléments du monde, et quand on rentre chez soi le soir, on lit pour se reposer. Dans ce cas, mieux vaut prendre un Balzac qu’un Kafka ou un Joyce. La lecture de la littérature vivante n’est pas reposante, puisqu’il faut sans cesse s’impliquer soi-même comme créateur du livre, comme si on réécrivait ce livre qu’on est seulement en train de lire. Je le lis, il est tout fait, mais il n’est pas fini. Il continue à vivre (2005, p.41-42).</p> </blockquote> <p>Une chose est sûre: on ne se repose pas dans le livre de Rossignol. Au fil de ce studio de lecture, j’apprends à l’apprécier davantage. C’est une sorte de <em>Dernier inventaire avant liquidation</em> ou de <em>Premier bilan après l’Apocalypse </em>(Beigbeder, 2001 et 2011) en plus intello, un <em>projet</em> au sens fort du terme, une aventure d’écriture <em>et</em> de lecture.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>BF: </strong>Malgré tout, malgré quelques déroutes, je demeure ambiguë face à ce livre. Il a pourtant des traces à même de susciter une curiosité, un intérêt qui vient l’inscrire dans une certaine lignée du roman contemporain. J’entends par là la double posture artistique que présente ce livre intriguant. Pertinemment présenté sous une épigraphe de Céline, le roman de Rossignol dévoile clairement son penchant pour la musique et continue de fonder des liens entre la littérature et la musique. C’est à un roman-voyage à la forme «d’un temps mobile et dansé» (p.169) que je me sens conviée, un voyage binaire comme la danse qu’il annonce: sarabande spatiale et temporelle. Si une suite de grands auteurs vient y faire quelques pas, c’est toutefois la dimension sonore de ce roman qui m’intrigue le plus. D’emblée est annoncé l’objectif du voyage entrepris: «C’est un contact avec les sonorités dont j’ai besoin. En France, j’entends toujours les mêmes sons, c’est éreintant» (p.11). Il m’est difficile de ne pas y entendre Marcel Proust qui s’était mis au pastiche à ses débuts littéraires pour se «purger du vice si naturel d’idolâtrie et d’imitation» (Proust, 1919, p.380). Pour l’instant, l’écho des «grands auteurs» agit en basse continue tout au long de ce premier roman de l’auteur, mais je me demande si ce ne serait pas aussi une démarche initiatique afin de trouver sa propre voix, sa voix auctoriale. Cette voix qu’il traque bien patiemment: «J’attends une voix, une seule voix. Je ne crois pas que ce soit demander l’impossible» (p.32). C’est sans surprise Ulysse qui est présenté comme premier guide à Berlin pour amorcer le premier jour de cette grande traversée de «l’exploration du détachement» (p.16).</p> <p><em>L’oreille des yeux</em> du lecteur est grandement sollicitée tout au long du roman pour y entendre, à chacun des trente courts chapitres, un nouveau son, un nouvel écho d’un auteur, une nouvelle «ritournelle» (p.11). Outre une écriture qui tire par l’oreille vers le monde sonore de la «percussion d’un mot» (p.94), d’une «voix basse» (p.117) ou d’un texte lu à «voix haute» (p.46), une terminologie musicale file un réseau de métaphores qui poursuit la séduction de l’oreille du lecteur, mélomane ou pas. C’est ainsi que le narrateur parle du «second mouvement» d’<em>Underwood Memories </em>de Kerouac, d’«improvisation» ou du «souffle du trompettiste» (p. 93) pour qualifier de mouvement d’écriture de Fitzgerald, de «polyphonique» (p.84), «modulation» (p.117 et 154), «danse», «cadence» (p.145), «phrase musicale» (p.154), «partition» (p.37, 98, 154 et157), «gamme» (p.165) ou encore «[l]eitmotiv» (p.165).</p> <p>Un arrière-fond sonore accompagne subtilement le lecteur de ce court roman: un morceau de Thelonious Monk joue pendant qu’il écrit l’épisode du voyage en Espagne de la première journée pour se terminer au bruit d’un match de foot, des élans d’espagnol viennent sonner lors de la lecture silencieuse d’un poème baroque de Luis de Gongora, jusqu’au son du «saxophone merveilleux d’un type qui s’appelait Allen» (p.98) à New York, pour clore avec la célèbre violoniste Julia Fisher qui interprète du Bach. À cette suite, doit s’ajouter, pour le lecteur mélomane les musiques de Chostakovithc, de Buxtehude, la <em>Sarabande</em>, la <em>Chaconne</em> et le deuxième <em>Concerto&nbsp;</em>de Bach. Le lecteur dilettante est même convié à aller écouter l’interprétation de Fisher sur <em>Youtube</em>. Ce sont aussi des écrivains influencés par la musique dans leur écriture qui s’ajoutent à cette basse continue qui constituent l’écho littéraire bien sonore de ce roman: Céline, Joyce, la graphie musicale&nbsp;de Kerouac, Fitzgerald, Wittgenstein, Italo Svevo.</p> <p>Il ne sera donc pas anodin que le vingt-neuvième jour soit celui des musiciennes. Ce parcours musical aux allures de littérature est conduit comme le «toc-toc [d’un] un hoquet qui guiderait les aveugles à la lettre» (p.11). Du «chœur» (p.42) issu des partitions musicales des grands auteurs ayant résonné en Jean-Philippe Rossignol, à cette danse de la séparation, à la voix solitaire de l’auteur Rossignol qui s’accompagne à la harpe, au trentième jour, «[l]e morceau s’arrête» (p.169). Ce roman prend la forme de véritables «suites électriques» (p.169) sur lesquelles l’auteur, le temps d’une danse aux musiques des écrivains qu’il admire, remettra le morceau mais peut-être seul cette fois-ci, «suivant en cela la règle nette qu’un écrivain sans oreille est comme un boxer sans main gauche» (p.37-38).</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>PLL:</strong> Je me permets un aparté métaréflexif, une digression peu pertinente mais quand même essentielle. Je découvre, à travers ce studio, toute la pertinence de mener une lecture à plusieurs têtes d’un même roman. Brigitte, informée par ses propres intérêts, met au jour toute une dimension qui m’avait échappée à la première lecture du roman de Rossignol. Maintenant, cette omniprésence de la musique m’apparaît évidente, voire fondamentale, alors que je m’étais concentré sur tout autre chose lors de mon premier parcours du roman.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>BF:</strong> Il semble toutefois, au consensus, que ce roman ne nous aura été qu’une pause, suivie d’un long soupir avant de s’éteindre dans un profond silence.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>AH: </strong>Aller lire ailleurs si on y est, suggère Pierre-Luc à la suite de Rossignol. Je ne sais pas pourquoi, mais je suis rarement tentée de le faire. Je suis pourtant curieuse de nature, mais voilà que j’ai peine à sortir de ma zone de confort; lire et relire les livres que j’ai tant aimé, encore et toujours au point d’en perdre le compte au fil des ans. L’an dernier, mon grand-oncle m’a légué quelques-uns (trois cents) des livres de sa riche bibliothèque (dix mille). Des bouquins assez vieux, qui sentent la poussière et le temps qui passe. Parmi eux, une collection rassemblant une œuvre de chaque auteur ayant été récompensé d’un prix Nobel entre 1901 et 1970. Hemingway, Mistral, Pirandello, Hesse, Gide, Sartre, Kipling… Je sais qu’ils méritent d’être lus. Eux comme bien d’autres. Pourtant, je n’en ai pas ouvert un seul. J’ai l’impression d’avoir besoin que quelqu’un m’insuffle l’envie de les ouvrir, m’en parle avec toute la passion ressentie à sa lecture… comme si les livres n’étaient pas capables de parler pour eux-mêmes, eux qui contiennent tant de mots. Aujourd’hui, ouvrons-en quelques-uns pour voir ce qu’ils ont à dire:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">À temps le vieillard aux brins d’osier – acheva sa chanson marine, – car sa voix dans les pleurs allait se noyer; –mais trop tôt, certes, pour les garçons de labours,– car, sans mot dire, la tête éveillée –et les lèvres entrouvertes,– longtemps après le chant ils écoutaient encore (Mistral, 1960, p.56).</p> </blockquote> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">–Votre peinture sent le tabac et le sang, lui avait-elle dit un jour? Ne savez-vous donc faire que des soldats?</p> <p style="margin-left:70.8pt;">– Hélas!... répondit-il doucement.</p> <p style="margin-left:70.8pt;">Et tout bas, il se disait: «Je pourrais faire d’elle, si elle voulait, un portrait qui serait un chef-d’œuvre» (Kipling, 1960, p.129).</p> </blockquote> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">Tous les matins, à la même heure, ni une minute avant, ni une minute après, je le voyais déboucher sur quatre pieds (y compris les deux cannes, une à chaque main, qui lui servaient plus que ses pieds). À peine arrivé, […] il s’asseyait, ses deux bâtons entre les jambes, tirant de sa poche sa calotte, sa tabatière et un grand mouchoir à carreaux rouges et noirs; il reniflait une grosse prise de tabac, s’essuyait, puis ouvrait le tiroir de la table et en extrayait un bouquin qui appartenait à la bibliothèque: <em>Dictionnaire historique des musiciens, artistes et amateurs morts et vivants</em>, imprimé à Venise en 1758 (Pirandello, 1963, p.90).</p> </blockquote> <p>Ce n’était pourtant pas si difficile… Et alors que j’écris ces lignes et que je me questionne sur mes habitudes littéraires, mon copain écoute de la musique classique. Schubert, Beethoven, Mendelssohn. Et, comme chaque fois, je dois lui demander le nom du compositeur, même si je reconnais l’air. À bien y penser, je n’ai pas besoin de connaître leur nom, aussi illustre soit l’homme, pour apprécier la puissance de l’œuvre qui fait vibrer quelque chose en moi, tout comme les mots de ces grands auteurs qui peuplent ma bibliothèque. Rossignol parle d’auteurs que je ne connais pas, que je n’ai pas lus ou, si je les ai lus, dont je ne me souviens pas des propos exacts, si ce n’est cette puissance qui se dégage de leur œuvre. Comme pour la musique, je me souviens d’avoir vibré avec les mots, mais à moins de les entendre à nouveau, ils se perdront dans l’immensité de la mer de la littérature.</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>PLL: </strong>En guise de conclusion, je ne peux m’empêcher de penser à Richard Millet, malgré les horreurs qu’il a récemment professées, en refermant le livre de Rossignol. Pas que j’établisse quelque parallèle que ce soit entre l’œuvre des deux écrivains, mais bien parce que Rossignol fait une très grande place dans son musée aux inclassables, classiques comme oubliés de l’histoire littéraire. Et j’en viens à me demander ceci: est-ce que Millet n’aurait pas raison, après tout, et que la littérature ne se déploierait vraiment que dans ce qui n’est pas roman? Puis ma question perd tout son sens, dès lors que j’accepte enfin que <em>Vie électrique</em> soit un roman. Au final, on se balance pas mal de savoir, dans l’immédiat, ce que cela veut dire. On dirait qu’avec les inclassables comme <em>Vie électrique</em>, j’en arrive toujours à la conclusion qu’ils affirment, par leur impudence, la toute-puissance de la littérature. Et j’entends littérature comme le voudrait Luc Lang, c’est-à-dire comme quelque chose de dangereux, comme désordre, chaos, comme «une force imprévisible d’inattendues propositions quant à la question du <em>sujet</em>, et [qu’]il est toujours plus urgent de […] cerner dans cet espace livresque de la “fiction”, que l’on parcourt en ses <em>heures perdues</em> de loisir et de distraction, où l’on s’accorde précisément à perdre son temps avec ce qui n’est que… littérature» (2011, p.26).</p> <p>&nbsp;</p> <p><strong>Bibliographie</strong></p> <p>Frédéric BEIGBEDER (2001), <em>Dernier inventaire avant liquidation</em>, Paris, Grasset.</p> <p>Frédéric BEIGBEDER (2011), <em>Premier bilan après l’Apocalypse</em>, Paris, Grasset.</p> <p>COLLECTIF (2008), «Le Roman permet -il&nbsp; de s’évader ou lui attribuez vous d’autres fonctions?», dans <em>Yahoo! Questions/Réponses</em>, [en ligne]. <a href="http://qc.answers.yahoo.com/question/index?qid=20080512024141AAnVceH">http://qc.answers.yahoo.com/question/index?qid=20080512024141AAnVceH</a> (Page consultée le 9 octobre 2012).</p> <p>Albert GAUVIN (2012), «La <em>vie électrique</em> de Jean-Philippe Rossignol», <em>Pileface</em>, [en ligne]. <a href="http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=1265">http://www.pileface.com/sollers/article.php3?id_article=1265</a> (Texte en ligne depuis le 8 mars 2012).</p> <p>Rudyard KIPLING (1960), <em>La lumière qui s’éteint</em>, chapitre VII, s.l., Éditions Rombaldi (Collection des Prix Nobel de littérature, lauréat 1907).</p> <p>Luc LANG (2011), <em>Délit de fiction. La littérature, pourquoi?</em>, Paris, Gallimard (Folio essais / Inédit).</p> <p>Richard MILLET (2010), <em>L’enfer du roman. Réflexions sur la postlittérature</em>, Paris, Gallimard.</p> <p>Frédéric MISTRAL (1960), <em>Mireille</em>, Chant premier, «Le Mas des Micocoules», verset XIII, s.l., Éditions Rombaldi (Collection des Prix Nobel de littérature, lauréat 1904).</p> <p>Luigi PIRANDELLO (1963), <em>Feu Mathias Pascal</em>, chapitre V, Maturation, s.l., Éditions Rombaldi (Collection des Prix Nobel de littérature, lauréat 1934).</p> <p>Marcel PROUST, «Lettre de 1919 à Ramon Fernandez», <em>Correspondances</em>, t. XVIII, Paris, Plon.</p> <p>Alain ROBBE-GRILLET (2005), <em>Préface à une vie d’écrivain</em>, Paris, France Culture / Seuil (Fiction &amp; Cie).</p> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/studio-de-lecture-1#comments Autoréférentialité BEIGBEDER, Frédéric Critique littéraire Déplacements Dialogue médiatique Dialogues culturels Éclatement textuel Écriture Fiction Fonctions du récit France Genre Indétermination Journaux et carnets KIPLING, Rudyard LANG, Luc Littérature «monde» Mélange des genres MILLET, Richard MISTRAL, Frédéric Nomadisme Obsession Obsessions d'écrivains PIRANDELLO, Luigi Poétique du recueil Portrait de l'artiste PROUST, Marcel Récit de voyage ROSSIGNOL, Jean-Philippe Savoir encyclopédique SOLLERS, Philippe SOLLERS, Philippe Théories des genres Voyage Essai(s) Roman Tue, 16 Oct 2012 18:28:19 +0000 Pierre-Luc Landry 601 at http://salondouble.contemporain.info L'Estonie à la première personne http://salondouble.contemporain.info/lecture/lestonie-la-premi-re-personne <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/landry-pierre-luc">Landry, Pierre-Luc </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/eesti-notes-sur-lestonie-0">Eesti. Notes sur l&#039;Estonie</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p style="margin-left:247.8pt;">Pas encore de vue d’ensemble de la ville.</p> <p style="margin-left:247.8pt;">J’aime ces tâtonnements entre le noir et le blanc.</p> <p style="margin-left:247.8pt;">Travail d’aveugle, esclave de l’endroit où poser le pied pour ne pas glisser.</p> <p style="margin-left:247.8pt;">J’apprends le braille des trottoirs.</p> <p style="margin-left:247.8pt;">—Richard Millet, <em>Eesti. Notes sur l’Estonie</em></p> <p align="right">&nbsp;</p> <p>Du compositeur estonien Arvo Pärt, j’aime tout particulièrement le <em>Cantus in memoriam Benjamin Britten</em>. Il y a dans cette pièce une tristesse magnifique qui me transporte à tout coup, dès que les cloches sonnent en ouverture, sur les ruines modernes (et encore fonctionnelles, dit-on —je n’ai pas vérifié) de Linnahall, un vaste complexe sportif et culturel construit à Tallinn par l’architecte Raine Karp pour accueillir les compétitions de voile des Jeux olympiques de Moscou, tenus en Union soviétique pendant l’été 1980. Nous sommes arrivés là un peu par hasard, Benoit, Marie-Hélène, Liguori et moi; nous flânions en direction du marché russe de la gare ferroviaire et notre intention était de nous y rendre en passant par Kalamaja, sorte de petit village de pêcheurs qui borde la Baltique, une enclave charmante qui nous a attirés vers elle avec ses maisons colorées, ses habitations en bois et ses chats un peu partout, dans les ruelles étroites, aux fenêtres, dans les parcs, perchés sur les branches d’arbres ou sur les clôtures, etc. Enfin… Marie-Hélène dira qu’elle déteste les chats, mais elle s’est quand même extasiée avec nous devant celui, tout blanc, qui sortait d’une petite fenêtre en haut d’un immeuble de bois pour prendre l’air et contempler les passants. Un chat habitué à l’ambiance particulière de ce village tout juste au nord de la vieille ville, un chat peinard, nonchalant, qui jugeait avec toute la supériorité que lui confère sa race les quatre touristes idiots qui le prenaient en photo et qui jetaient de petits cris à chacun de ses mouvements, puisqu’ils avaient peur qu’il tombe et se casse les pattes sur le pavé quatre étages plus bas.</p> <p style="text-align: center; "><img alt="" id="" longdesc="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/Linnahall%201,%202009.JPG" style="width: 350px; height: 263px;" title="Crédit : Pierre-Luc Landry" /></p> <p>Nous sommes donc passés, à tout hasard, devant Linnahall, immense bloc de béton et de briques, monstre gris et brun, sorte de bunker des arts et des sports négligé, comme à l’abandon. Pas âme qui vive: portes condamnées, graffitis un peu partout, murs à moitié défoncés, arbustes ici et là perçant le béton des marches des escaliers… Un seul oiseau sur une torche électrique: une corneille grise et noir qui s’est envolée quand je me suis approché pour la prendre en photo. Je ne peux évoquer cet endroit autrement que par le sentiment d’irréalité qui s’en dégageait et qui nous a poussés à explorer davantage ses environs. Nous sommes montés sur le toit, par où il faut passer pour y entrer. Une vaste agora s’ouvre tout en haut des escaliers, dominée elle aussi par le gris et le brun, quoique ceux-ci soient atténués cette fois par le vert des mousses qui s’accrochent aux blocs de béton et l’aqua des lampadaires qui se multiplient, on dirait, à l’infini. «Administratsioon / АДМИНИСТРАЦИЯ», annonce une plaque graffitée, aqua elle aussi, posée devant une porte fermée à clé. Plus loin, on peut descendre vers le cœur du monstre, vers ce qui semble être la porte principale, elle aussi verrouillée, ornée de l’inscription «Kontserdisaal» —la salle de concert, vraisemblablement, bien qu’il soit presque impossible d’imaginer un orchestre symphonique qui se produirait sous terre, à l’intérieur d’une ruine soviétique. Il est possible toutefois de monter encore plus haut, sur le dernier étage du toit, d’où on a une vue superbe sur la vieille ville, sur Kalamaja, sur Kesklinn et ses gratte-ciel ultra modernes, ou encore, de l’autre côté, sur l’héliport qui dessert Helsinki et sur l’immensité grise de la mer Baltique. Nous nous sommes attardés à cet endroit surréaliste. Et c’est à ce moment sublime que nous avons partagé tous les quatre que me ramène le <em>Cantus in memoriam Benjamin Britten</em> de Pärt. C’est comme si j’entendais les cloches de la cathédrale orthodoxe Alexander Nevsky, au loin, sur la colline de Toompea. C’est comme si je me retrouvais là pour la première fois, en octobre alors que les arbres rougissent et que le vent du nord se lève, et que j’arpentais les ruines de Linnahall, attentif au moindre soulèvement esthétique qui pourrait m’assiéger. C’est comme si nous partagions un breuvage chaud aux Chocolats de Pierre, un troquet d’inspiration française sis dans une petite cour intérieure confidentielle près de la place de l’Hôtel de Ville de Tallinn, après avoir arpenté les rues au dénivelé incertain des vieux quartiers sous un froid mordant et magnifique.</p> <p style="text-align: center; "><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/Linnahall%202,%202009_0.JPG" style="width: 350px; height: 263px;" title="Crédit : Pierre-Luc Landry" /></p> <p>C’est cette Estonie mystérieuse et étonnante que je retrouve dans <em>Eesti. Notes sur l’Estonie</em> de Richard Millet. Ce petit ouvrage se lit comme on écoute l’<em>Aliinale</em> de Pärt: lentement, en respectant les blancs —qui sont d’ailleurs nombreux. Ce carnet ne suit aucun plan: c’est un ensemble de notes sur la langue, le froid, les trottoirs, une suite de réminiscences littéraires et personnelles qui entraînent le lecteur dans une Estonie déformée par les souvenirs de l’enfance libanaise de Millet. Ce que Millet offre à son lecteur, au final, ce n’est pas tant un carnet de voyage qu’un carnet écrit <em>à cause</em> d’un voyage, <em>sous l’impulsion</em> d’un voyage —et qui déborde du cadre strict du récit de voyage, bien sûr. Cette posture implique une surconscience de l’écriture, qui se dit en même temps qu’elle se fait. Il y a cela d’intéressant dans <em>Eesti</em>, entre autres choses: cette parole honnête d’un écrivain qui arpente un pays qu’il ne connaît pas, qui le décrit dans ses propres mots, en faisant appel à ses propres souvenirs, sans tomber dans le piège d’un exotisme de pacotille. Cela donne lieu à des moments hors du temps du voyage durant lesquels l’écrivain, dont les sens sont attisés par une madeleine symbolique —une conversation entendue dans un café, une scène dont il est témoin, un orage, même—, s’éloigne de l’Estonie empirique, de cette Estonie dont n’importe quel récit de voyage peut rendre compte, afin d’explorer son geste d’écriture et sa posture de voyageur. Par exemple:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">L’orage gronde. Les premières gouttes tombent. Nous ne pouvons rester sur notre banc, à attendre la dame au petit chien de Tchékhov, quoique les installations un peu désuètes, en béton et en fer, me transportent par instants dans un autre décor: sur la plage de Lattaquié, en Syrie, ou encore à Balbec, dans le roman de Proust —en vérité nulle part, comme je le dis à Katrina, qui se moque de moi:</p> <p style="margin-left:70.8pt;">«Tu es toujours dans ta posture hiératique!»</p> <p style="margin-left:70.8pt;">Elle a raison. Je ne parviens pas à me défaire de moi. Un écrivain a ceci d’insupportable qu’il est sans cesse sollicité par sa mémoire, laquelle vagabonde et cherche indéfiniment son langage.</p> <p style="margin-left:70.8pt;">L’esprit de sérieux comme remède à l’angoisse, ou bien écran dressé devant le monde?</p> <p style="margin-left:70.8pt;">Une des raisons de voyager, c’est d’aller défaire la dame au petit chien, le professeur Aschenbach, le narrateur proustien au bout de toutes les jetées. C’est en finir avec le hiératisme des «correspondances», et s’immoler soi-même sur la même jetée, devant l’eau boueuse, par un soir de grand vent.</p> <p style="margin-left:70.8pt;">C’est devenir ce vent (p.102).</p> </blockquote> <p style="text-align: center; "><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/Linnahall%203,%202009.JPG" style="width: 350px; height: 263px;" title="Crédit : Pierre-Luc Landry" /></p> <p>Millet livre à quelques reprises ce type de petits aphorismes sur le voyage. Il écrit, par exemple, que voyager, «c’est n’être personne, abandonner tout préjugé, se défaire de soi<a href="#_ftn1" name="_ftnref" title="">[1]</a>: une liberté incomparable / C’est aussi accéder à soi par altération —consentement infini à autrui» (p.95). Cette réflexion, qui prend la forme de maximes et de fulgurances de l’esprit, entraîne le lecteur bien loin du récit de voyage plus conventionnel, que la collection «Le sentiment géographique», dans lequel l’ouvrage de Millet est publié, cherche d’ailleurs à contourner. Contourner ou, plus simplement, ignorer. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de désir explicite de lutter contre une certaine tendance ou façon de faire; c’est plutôt comme si les frontières avaient été repoussées jusqu’à leur extrême limite et que l’individu contemporain ne pouvait se targuer de découvrir et relater, «pour le bénéfice des siens», ce qui se cache derrière le voile opaque de l’exotisme.</p> <p style="text-align: center; "><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/Linnahall%204,%202009.JPG" style="width: 350px; height: 263px;" title="Crédit : Pierre-Luc Landry" /></p> <p>Une petite note sur les intentions de cette collection, dirigée par Christian Giudicelli, en page de garde, exprime d’ailleurs plutôt bien cette «politique éditoriale», si on peut l’appeler ainsi, qui donne la parole aux écrivains qui vagabondent:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">Tout n’a pas été dit, les guides touristiques n’étant pas conçus pour révéler le plus secret d’une ville ou d’un pays. Le secret, c’est ce qu’un écrivain retrace et tente d’apprivoiser hors de chez lui, dans une rue lointaine, devant un monument célèbre ou le visage d’un passant. Ainsi recompose-t-il, en vagabond attentif, un monde à la première personne. Donc jamais vu.</p> </blockquote> <p style="text-align: center; "><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/Linnahall%205,%202009.JPG" style="width: 350px; height: 263px;" title="Crédit : Pierre-Luc Landry" /></p> <p>Et le pari a été relevé, du moins avec l’ouvrage de Millet; c’est véritablement un monde à la première personne qui se donne à voir dans <em>Eesti</em>, que je me permets ici de citer longuement afin d’en donner un aperçu clair, un monde fait d’observations, de réflexions, de souvenirs, de lectures, et d’une bonne dose de poésie:</p> <blockquote><div class="quote_start"> <div></div> </div> <div class="quote_end"> <div></div> </div> <p style="margin-left:70.8pt;">Il fait si froid qu’on ne peut s’arrêter nulle part, ni rêver; la rêverie est prise dans la marche: une rêverie obstinée, de la pensée, plutôt, à l’état naissant, prête à bondir vers la joie ou la tristesse où elle se défait.</p> <p align="center" style="margin-left:70.8pt;">*</p> <p style="margin-left:70.8pt;">Dans ces conditions, l’Estonien demeure pour moi un fantôme, tandis que je piétine mon apparence dans la neige et sur le verglas.</p> <p align="center" style="margin-left:70.8pt;">*</p> <p style="margin-left:70.8pt;">Je suis reconnaissant au froid de me délivrer de la sueur, de retrouver cette forme de dignité qu’est le fait de ne pas transpirer immodérément.</p> <p align="center" style="margin-left:70.8pt;">*</p> <p style="margin-left:70.8pt;">Je reste seul, ce soir, dans l’appartement de Kriistina.</p> <p style="margin-left:70.8pt;">Je lis pour oublier la blancheur du dehors, qui imprègne tout, jusqu’aux voix, au texte de Balzac: <em>La Muse du département</em>, et même ma propre langue, la blancheur m’empêchant par exemple de voir se dresser la colline de Sancerre, de la même façon que la bière A. Le Coq que je viens de boire pour accompagner des fromages lapons et estoniens sur du pain noir dissipe le souvenir du goût de pierre à fusil qu’a la sancerre. Nulle synesthésie n’ayant lieu, je tente de boire du cognac lituanien. Trop douceâtre… Je m’en remets donc à la pensée balzacienne, implacable quant à l’insecte social qu’est l’homme moderne, mais qui n’hésite pas, surtout pour les femmes, et tout antithétique que cela paraisse, à risquer une entomologie de la grâce (p.68-69).</p> </blockquote> <p style="text-align: center; "><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/Linnahall%206,%202009.JPG" style="width: 350px; height: 263px;" title="Crédit : Pierre-Luc Landry" /></p> <p>Tout n’est pas agréable, par contre, dans ce carnet; on voit poindre là, d’ailleurs, ce qui rend Millet si antipathique dans ses essais plus polémiques. Ce qu’il dit de «l’insecte social qu’est l’homme moderne» et de sa littérature trahit la même virulence de pensée que dans <em>L’enfer du roman </em>(2010), par exemple<a href="#_ftn2" name="_ftnref" title="">[2]</a>, ou encore <em>Arguments d’un désespoir contemporain</em> (2011) —et dans bien d’autres titres encore. Je ne m’attarde tout simplement pas trop à ces passages sur la «globalisation américaine» (p.72), sur le Spectacle (p.61) ou sur la post-littérature (p.56), me disant que chaque écrivain a ses obsessions et que celles de Millet ne se veulent pas, du reste, charmantes et attachantes.</p> <p style="text-align: center; "><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/Linnahall%207,%202009.JPG" style="width: 350px; height: 263px;" title="Crédit : Pierre-Luc Landry" /></p> <p>Je souris notamment lorsqu’il évoque l’omniprésence de l’ail dans la cuisine estonienne; me viennent tout de suite au nez des effluves corsées, les mêmes que l’on peut respirer en entrant dans la vieille ville par Viru väljak, au pied du restaurant Olde Hansa où l’on boit et mange dans des couverts, des plats et des chopes faits à la main, au sous-sol, selon des techniques vieilles de plusieurs centaines d’années. Cette odeur d’ail qui persiste jusque sur la place de l’Hôtel de Ville, à l’architecture hanséatique imposante, où, tout juste à côté de la pharmacie du magistrat, dans un petit passage, se trouve un restaurant qui fait du bulbe sa spécialité.</p> <p style="text-align: center; "><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/Linnahall%208,%202009.JPG" style="width: 350px; height: 263px;" title="Crédit : Pierre-Luc Landry" /></p> <p>Il y a de ces bouquins dont on retire un immense plaisir de lecture. C'est grâce aux <em>Notes sur l’Estonie</em> de Millet que je suis retourné, par personne interposée, dans ce petit pays du bout du monde. De la même façon que je me laisse transporter là-bas par les violons et le piano quand j’écoute <em>Spiegel im Spiegel</em> de Pärt.</p> <div> <p style="text-align: center; "><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/Linnahall%209,%202009.JPG" style="width: 350px; height: 263px;" title="Crédit : Pierre-Luc Landry" /></p> <p style="text-align: center;">&nbsp;</p> <p style="text-align: justify;"><em><font><font size="2">Les photographies qui illustrent ce texte ont été réalisées par Pierre-Luc Landry à Tallinn, en octobre 2009.</font></font></em></p> <p style="text-align: justify;">&nbsp;</p> <hr align="left" size="1" width="33%" /> <div id="ftn"> <p><a href="#_ftnref" name="_ftn1" title="">[1]</a> On me fait remarquer, à juste titre, que cet appel à se défaire de soi est paradoxal et curieux, considérant la longue citation qui précède et dans laquelle Millet affirme qu’il ne parvient pas à se défaire de lui-même. Comme il revient constamment à ses obsessions, même en Estonie, serait-ce que le voyage, qu’il décrit ainsi, n’arrive pas à se réaliser complètement? Si le voyage est une altération, on peut supposer que cette altération ne se constate qu’en observant dans le détail ce qui se passe <em>à l’intérieur de soi</em> et non pas à l’extérieur, et qu’ainsi Millet voyage bel et bien, puisqu’il retourne en lui-même pour y constater le changement —et l’immuable, puisqu’il en reste néanmoins.</p> </div> <div id="ftn"> <p><a href="#_ftnref" name="_ftn2" title="">[2]</a> Que Manon Auger et moi avons recensé l’an dernier dans ce même salon: lire <a href="lecture/dans-le-vestibule-de-lenfer">«Dans le “vestibule de l’enfer”»</a>, publié le 4 avril 2011.</p> </div> </div> <p>&nbsp;</p> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> <div id="myEventWatcherDiv" style="display:none;">&nbsp;</div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/lestonie-la-premi-re-personne#comments Aphorismes AUGER, Manon et LANDRY, Pierre-Luc France Genre Journaux et carnets MILLET, Richard Récit de voyage Récit de voyage Vagabondage Fri, 27 Apr 2012 16:20:43 +0000 Pierre-Luc Landry 485 at http://salondouble.contemporain.info Un journal très utile http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-journal-tr-s-utile <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/singher-charles">Singher, Charles </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/une-vie-inutile">Une vie inutile</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p>&nbsp;</p> <p style="margin-left: 40px;"><span style="color: rgb(105, 105, 105);">Comme je n’ai rien d’autre à faire, j’écris dans mon journal. Ce qui, au final, n’est pas un bien gros legs à l’humanité, étant donné ce que je viens d’y écrire, à savoir le fait que je possède un journal, ou encore que j’ai envie d’uriner.<br />-Simon Paquet</span></p> <p>&nbsp;</p> <p>Nous sommes dans un moment de relâchement crispé, je parle de la couleur du temps. Utilisez le mot «postmodernisme» dans une conversation mondaine, et vous comprendrez. Il ne s’agit plus simplement aujourd’hui de détruire les conventions aliénantes de l’art ou de tenter de mener plus loin un sentiment de rachitisme artistique. Le relâchement brandi par Lyotard en 1979 et 1988 continue de tenir une place bien à lui dans la faune (artistique) littéraire contemporaine –pour le constater, il fallait passer par la Remise le 18 juin dernier pour assister au lancement du recueil de poésie <em>Les monstres spectaculaires</em> publié par Rodrigol, inspiré du spectacle éponyme de destruction–, et la crispation peut difficilement rester une nuance apportée aux présupposés du postmodernisme (Sébastien Charles,<em> L’hypermodernisme expliqué aux enfants</em>), en considérant toute la place qu’elle a aujourd’hui en art –lisons Marc Lévy, Marie Laberge, Nora Roberts et tout le reste. C’est donc une période charnière d’une histoire qu’on veut chronologique durant laquelle un moment subsiste pendant qu’un deuxième commence. Partage des écoles pour dire que les «écoles» existent toujours. Mais surtout, mélange, métissage universel.</p> <p>Constat facile. Lieu commun des lieux communs. Recyclage. C’est pourtant la réflexion qui est provoquée par la lecture d’<em>Une vie inutile</em> de Simon Paquet. Il y a dans ce roman un jeu entre l’humour cynique, la lourdeur intertextuelle –d’un certain postmodernisme– et l’inutile quête du bonheur, la peur généralisée par rapport à l’avenir –d’un certain hypermodernisme. Normand –le protagoniste– est un homme en milieu de vie qui utilise d’infinies références littéraires et culturelles pour commenter son quotidien –Voltaire, Agatha Christie, Margaret Thatcher, Alphonse Daudet et Romain Gary y passent en seulement sept pages– et qui, somme toute, vit le tragique contemporain de celui pour qui rien ne fonctionne dans une société qui demande que tout soit productif et rempli de bonheur immédiat. Il y a plusieurs éléments en jeu dans ce roman. Le contrat de lecture humoristique qui s’installe dès les premières pages –«il faut cultiver son jardin, certes, comme l’a écrit celui-ci [Voltaire]. Il est vrai qu’il n’a rien mentionné à propos de sa piscine» (Paquet, p.11)– permet une lecture cinglante du moment contemporain nord-américain par le biais du bain hypermoderne qui va bien au-delà du simple misérabilisme crispé qui s’écrit tous les jours. Normand est prisonnier de son «minuscule» (Paquet, p.9) demi-sous-sol, au même titre qu’il ne répond pas de son époque. Il illustre et incarne la fin d’une époque. L’échec de Normand ne s’étaie «ni comme le sigle d’un mouvement (qui n’existe pas), ni comme la désignation d’un état d’esprit (trop flottant, trop contradictoire), mais simplement comme le symptôme d’une crise, d’une fin d’époque» (Scarpetta, p.18). Sur le fond, cette fin est caractérisée par la traditionnelle impasse de la quête du bonheur, par son corollaire: l’ennui, par l’urgence d’avoir des «projets» et par le tragique contemporain qui oppose l’individu et les dieux –ici, la <em>doxa</em>.<br /><br /><strong><span style="color: rgb(105, 105, 105);">À la recherche du bonheur perdu</span></strong><br /><br />En poursuivant un bonheur qui n’est jamais atteint, Normand témoigne du moment hypermoderne. «Le bonheur est encore un idéal et le monde de la consommation, censé nous l’apporter sur un plateau d’argent, ne l’a pas rendu plus actuel pour autant» (Charles, p.12). Ainsi, «[sa] vie est un échec» (Paquet, p.139) dans la mesure où le succès contemporain –d'un point de vue occidental– consiste en une certaine définition du bonheur. N’arrivant pas à jouir de ce bonheur, Normand se trouve enfoncé dans une vie des plus vides. En ce sens, un bonheur inaccessible provoque une profonde «lassitude». Le journal du protagoniste témoigne de la modernité qui a échoué depuis longtemps</p> <p style="margin-left: 40px;"><span style="color: rgb(105, 105, 105);">en laissant la totalité de la vie se briser en spécialités indépendantes abandonnées à la compétence étroite des experts, cependant que l’individu concret vit le «sens désublimé» et «la forme déstructurée» non pas comme une libération, mais sur le mode de cet immense ennui que Baudelaire écrivait il y a plus d’un siècle&nbsp;(Lyotard, p.11).</span></p> <p>Normand est au centre d’un cercle vicieux: il ne trouve pas le bonheur; il vit donc l’ennui; l’ennui le pousse à chercher le bonheur; il ne trouve pas le bonheur; etc. Cette spirale ne lui permet pas de s’inscrire dans la société qui sans cesse le repousse. En effet, Normand est un homme laissé seul «en régime postmoderne&nbsp;[durant lequel]&nbsp;la tradition a perdu du terrain face à l’autonomisation des individus dont le parcours a plus été conçu comme fait de bric et de broc que comme une voie toute tracée par les instances traditionnelles de la socialisation» (Charles, p.20). Normand est un homme de l’époque des grands récits qui orientent la vie considérée comme collectivité. L’effort de tracer son propre parcours sans l’aide des «instances traditionnelles» est fatal pour lui dans le moment contemporain. Il n’arrive pas à se mettre au diapason de ses voisins. Il est reclus, ne cherchant le bonheur qu’à tâtons aléatoires.<br /><br /><span style="color: rgb(105, 105, 105);"><strong>L’avenir est un bouquet de projets</strong></span><br /><br />Plus précisément, l’idée de bonheur est rapidement liée à celle d’avoir des «projets». Le bonheur n’est donc pas exactement l’accumulation d’argent ou de biens matériels, mais plutôt le fait d’avoir toujours quelque chose à faire. Il en va du «sens» qu’on donne à notre vie. Sans cesse, Normand tente alors d’avoir des «projets». Constatant que les gens vivent à travers les leurs, en avoir aussi lui semble une solution parfaite à son ennui eurythmique.</p> <p style="margin-left: 40px;"><span style="color: rgb(105, 105, 105);">Un des policiers, derrière le cordon, me demande de circuler, de «continuer mes petites affaires».<br />-Si vous saviez… C’est ce dont je rêve, monsieur, d’avoir de ces fameuses petites affaires, pour m’occuper. J’aimerais, j’adorerais être archi-débordé. Crouler sous les dossiers, avoir des clients à rencontrer, une partie de tennis à disputer avec mes associés… Mais je n’ai absolument rien d’autre à faire aujourd’hui (Paquet, p.147).</span></p> <p>Si l’individu hypermoderne de Jacqueline Barus-Michel est «conduit à développer des compétences nouvelles et à se saisir de divers outils et techniques pour aider [sa] prise de décision» (Barus-Michel, p.282), c’est surtout à propos de la gestion du temps. À ce propos, ces «compétences» ou ces «méthodes» sont liées à la question du projet: l’individu est «contraint d’avoir un ou plusieurs projets pour pouvoir avoir une bonne raison d’agir» (Barus-Michel, p.183). La légitimité d’une vie est en adéquation avec la quantité d’activités planifiées qui l’anime.</p> <p style="margin-left: 40px;"><span style="color: rgb(105, 105, 105);">Le projet a ainsi le grand intérêt de transformer un contexte incertain en contexte d’action, et de faire de l’événement une occasion, une «opportunité» comme on dit aujourd’hui. L’individu et l’entreprise qui n’ont pas de projet sont ballottés, voire submergés, par l’événement, car c’est lui qui dicte sa loi (Barus-Michel, p.183).</span></p> <p>C’est bien dans cette position du «sans projet» que Normand est emprisonné entre les murs de son demi-sous-sol. Il n’a pas de «représentation du (de son) futur» puisqu’il n’a pas de projet. Il n’arrive pas à passer au «contexte d’action». Au contraire de la famille de sa sœur, fardée jusqu’au front d’activités, l’inaction règne dans la sienne. Normand a bien un «projet» plus ou moins constant: celui de garder ses neveux. Néanmoins, ce «projet» est vécu par procuration. «J’ai souvent la garde de mes deux neveux, les fois où ma sœur a ses cours d’aérobie, de Feng Shui et de Dieu sait quoi d’autre» (Paquet, p.18). C’est bien plus le projet de sa sœur qu’il vit par ricochet –avoir des enfants, une famille, des activités– que le sien durant ses épisodes de gardiennage.</p> <p>Normand comprend l’adéquation entre le bonheur et le bouquet de projets. Il cherche donc à sortir de son apathie en s’organisant des activités. Cependant, les unes après les autres, elles échouent.</p> <p style="margin-left: 40px;"><span style="color: rgb(105, 105, 105);">Je ne suis jamais parvenu à me faire des souvenirs de qualité. Si je vais camper, il pleut. Si je veux aller au musée, il est fermé; à l’hôtel, des marteaux-piqueurs rugissent à côté de mon balcon. Je suis certain que si je me rends un jour en Égypte, les pyramides se seront écroulées la veille de mon atterrissage (Paquet, p.96).</span></p> <p>Ses échecs ponctuent sa vie. S’il déménage, le moteur du camion qu’il a loué s’arrête durant le voyage. Et arrivé à son nouvel appartement, le propriétaire lui annonce qu’il a loué en double et que ce sera l’autre locataire qui conservera l’appartement. S’il va au ciné-parc, personne ne veut lui offrir de le raccompagner en ville et il doit marcher toute la nuit jusqu’à chez lui. S’il doit engraisser pour un tournage, les scènes dans lesquelles il apparaissait sont coupées au montage et il conserve le poids qu’il a en trop, incapable de le perdre.</p> <p>L’impossibilité pour le protagoniste de réussir quoi que ce soit est aussi symptomatique d’un rejet plus important. Normand est ignoré par la société. Il n’est pas adapté pour survivre dans son milieu urbain où le bonheur passe par les projets. C’est un homme emprisonné dans un demi-sous-sol où il «ne peu[t] recevoir personne» (Paquet, p.10), dans un demi-sous-sol sans rideaux qui fait de lui «une bête en cage que les passants peuvent admirer à loisir» (Paquet, p.23). Normand vit un double rejet: celui qui l’empêche de vivre un bonheur rempli de projets et, sur le plan physique, celui qui le met en cage pour que les passants puissent observer cet homme d’une autre époque sorti de son habitat naturel. Lequel des deux rejets résulte de l’autre? Il n’est pas facile de démêler la question. Néanmoins, Normand appelle une vie alternative qui ne correspond pas à celle de son moment contemporain. Il est l’élément qui reste de la dernière chaîne d’une évolution sociale rapide.<br /><br /><span style="color: rgb(105, 105, 105);"><strong>Le tragique cherche le calme</strong></span><br /><br />Sans réellement s’inscrire dans un récit qui met en scène un dialogisme tragique à l’image du théâtre classique, <em>Une vie inutile</em> est d’abord le récit d’un homme qui n’arrive pas à vivre une vie comme celle que sa société attend de ses citoyens. Il y a un sentiment tragique contemporain. Parasite d’un système duquel il est exclu, sa présence soulève un bouleversement auprès des gens qui le côtoient. Sa famille l’a toujours considéré comme «le petit con» (Paquet, p.40), sa concierge et son patron le traitent sans respect, son oncle «de onze ans» ne cesse de lui donner des ordres, ses collègues se trompent de nom en lui parlant, sa mère lui achète une banderole et des ballons imprimés «Bonne fête Marc» parce qu’ils étaient au rabais –Normand était probablement un enfant au rabais, lui aussi. C’est un homme exclu. Il est nuisible pour la société. «Je suis au niveau du sol, aussi vois-je toutes les bestioles qu’on dit nuisibles» (Paquet, p.61). Il vit avec elles. Il est, lui aussi, une bestiole nuisible. S’ajoutant aux références littéraires qui ponctuent le roman, ce motif de l’insecte n’est pas sans rappeler <em>La métamorphose</em> de Kafka.</p> <p>Le tragique ici, c’est celui de Hegel. C’est le résumé qu’il en fait: «Par la Tragédie, une pierre a été lancée dans cette mare calme de la sérénité, le repos des dieux a été troublé, des rides sont apparues à la surface d'une eau qui exige le retour unifié de sa limpidité» (Gravel, p.124). Normand est cette pierre jetée dans la mare calme de la société. Les dieux ne sont pas incarnés dans ce «roman tragique», mais ils sont remplacés par des signes envoyés au protagoniste. Dans la foulée des tragiques grecs, la Tragédie commence lorsque le «‘’sujet’’ humain peut s’autoriser, d’une manière souveraine, à prendre ses distances à l’égard des valeurs collectives transmises par le groupe» (Bibeau, s.p.). Normand ne respecte pas les valeurs collectives. Il reste chez lui sans bouger. Même s’il tente malgré tout de parvenir à vivre selon les valeurs qui l’entourent, ses tentatives échouent. Il trouble ainsi le «calme» de la société en vivant en dehors de ses règles et appelle involontairement une intervention divine qui pourra ramener le calme qu’il a troublé.</p> <p>Malgré l’idée du suicide qui revient sans cesse –«Note pour moi-même: songer à acheter un crochet pour le plafond, et un tabouret» (Paquet, p.34)– Normand ne disparaîtra pas par lui-même. Un échafaudage de signes que j’appellerai «divins» l’avertit pourtant de la précarité de sa vie, d’un retour au calme péremptoire qui nécessite son évacuation. Ainsi, Normand bouge rapidement pour répondre au téléphone et détruit par inadvertance un casse-tête; au bout du fil, c’est un mauvais numéro. La serveuse d’un restaurant renverse sa soupe. Des machines à laver apparaissent devant la porte de son appartement et lui bloquent l’entrée. Son demi-sous-sol est inondé. Il est le seul spectateur choisi comme volontaire lors d’un spectacle d’humour durant lequel il est déshabillé et humilié. Son patron perd ses informations et ne l’appelle plus pour qu’il travaille. Du début à la fin, Normand est le sujet de ce genre d’«avertissements divins». À l’image des policiers qui s’installent devant la maison d’un suspect dans une fourgonnette blanche de fleuristes pour espionner sa vie, ce qui reste des dieux semble être installé dans un énorme camion de goudron qui suit Normand partout pour observer ce qui se passe dans son demi-sous-sol. C’est ce même camion que Normand croit être disparu un matin qui revient rapidement mettre un terme aux troubles causés par le protagoniste. Le mystérieux conducteur semble profiter de l’inattention de Normand pour lui rouler dessus, permettant enfin au calme de revenir. Nous voilà témoins de dieux chauffards. Parce qu’une seule solution permet au calme de la société de «projets» de revenir: l’élimination de l’élément perturbateur.</p> <p style="margin-left: 40px;"><span style="color: rgb(105, 105, 105);">La Tragédie représente une destruction de l’individualité qui s'est ainsi élevée jusqu'à s'identifier à la substance morale elle-même; c'est là, pour Hegel, l'aspect apaisant ou reposant de la Tragédie, c'est-à-dire le moment du retour à l'unité initiale, ce retour qui s'obtient par la suppression de l'unilatéralité. (Gravel, p.123).</span></p> <p>Le retour au calme est expéditif dans <em>Une vie inutile</em>. Il n’est pas commenté. Il n’y a en effet rien à dire à propos du calme où tout se passe comme les dieux –la <em>doxa</em>– ont prévu. Les chroniques du perturbateur sont terminées.</p> <p>Le dernier roman de Simon Paquet s’inscrit dans une écriture de la subjectivité –<em>Une vie inutile</em> est le journal du protagoniste– qui permet une fiction-témoignage d’un homme aux prises avec son époque. Époque hypermoderne dans les valeurs véhiculées; et témoignage qui a hérité son humour cynique et son bagage de citations du postmodernisme. C’est donc une triade forme-fond-fond (journal–postmodernisme–hypermodernisme) qui est mise en scène. Au profit de la rumeur d’une réflexion sur les canons, ou au profit d’une forme qui se doit à jamais contemporaine.<br /><br /><br /><br /><span style="color: rgb(105, 105, 105);"><strong>Bibliographie</strong></span><br /><br />Barus-Michel, Jacqueline, «L’hypermodernité, dépassement ou perversion de la modernité?», dans <em>L’individu hypermoderne</em>, Ramonville Saint-Agne, Éditions Érès, 2004.</p> <p>Bibeau, Gilles, «Une éthique du tragique: considérations anthropologiques sur la condition humaine», <em>Anthropologie et Sociétés</em>, vol.33, n°3, 2009, p.101-117 [En ligne: http://id.erudit.org/iderudit/039683ar].<br /><br />Charles, Sébastien, <em>L’hypermoderne expliqué aux enfants</em>, Montréal, Liber, 2007.</p> <p>Gravel, Pierre, «Pour une logique de l’action tragique: Hegel et la tragédie», <em>Philosophiques</em>, vol.5, n°1, 1978, p.111-131.</p> <p>Lyotard, Jean-François, <em>Le postmoderne expliqué aux enfants</em>, Paris, Galilée, 1988.</p> <p>Paquet, Simon, <em>Une vie inutile</em>, Montréal, Héliotrope, 2010.</p> <p>Scarpetta, Guy, <em>L’impureté</em>, Paris, Grasset, coll. Figures, 1985.</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/un-journal-tr-s-utile#comments BARUS-MICHEL, Jacqueline BIBEAU, Gilles CHARLES, Sébastien Contemporain GRAVEL, Pierre Hypermodernité Journaux et carnets LYOTARD, Jean-François PAQUET, Simon Postmodernité Québec SCARPETTA, Guy Roman Wed, 27 Jul 2011 15:31:02 +0000 Charles Singher 359 at http://salondouble.contemporain.info Une littérature qui ne se possède pas http://salondouble.contemporain.info/antichambre/une-litt-rature-qui-ne-se-poss-de-pas <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/paquet-amelie">Paquet, Amélie </a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-text field-field-soustitre"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> Réflexions sur le blogue littéraire </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <p><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Hackers create the possibility of new things entering the world. Not always great things, or even good things, but new things.<br />McKenzie Wark,<em> A Hacker Manifesto</em></span><br /><br />Le 8 mai dernier, j’étais présente à une consultation du Conseil des arts et des lettres du Québec à la Grande bibliothèque de Montréal qui avait lieu en parallèle avec le Forum sur la création littéraire. Cette consultation était une première étape en vue de formuler des propositions qui seront remises à la ministre de la Culture, des Communications et de la Condition féminine, Christine St-Pierre, afin d’aider le milieu littéraire à s’ajuster aux nouvelles technologies. Des gens différents étaient conviés à cette rencontre : des éditeurs, des universitaires, des écrivains, des poètes performeurs et hypermédiatiques, des directeurs de revues culturelles, etc. J’étais invitée à cet événement pour faire entendre le point de vue des blogueurs littéraires. L’invitation était étonnante au premier abord, puisqu’elle suppose que le blogue littéraire serait désormais reconnu par les institutions culturelles, ce qui n’est pas encore tout à fait vrai même s’il y a une certaine avancée de côté. L’invitation me gênait aussi; si je l’acceptais, cela voulait dire que je me sentais d’une certaine manière capable de représenter les blogueurs, ce qui n’est pas le cas. Si ma pratique du blogue, qui a commencé en 2002 sur la plateforme Livejournal<a name="renvoi1"></a><strong><a href="#note1"><strong>[1]</strong></a></strong>, est restée en marge du milieu, je peux toutefois dire que je suis une grande lectrice de blogues. À mes yeux, cette position de lectrice me conférait donc une pertinence. Les blogueurs ne me connaissent pas nécessairement, mais moi, je les connais bien. J’aime même plusieurs blogueurs que je lis depuis de nombreuses années sans que ceux-ci n’en savent rien.<br /><br />Bien des idées concernant l’avenir de la littérature au Québec ont été échangées lors de cette consultation, mais malheureusement, il a été assez peu question des blogues. Les propositions des intervenants à cette rencontre visaient surtout à soutenir l’industrie du livre ainsi qu’à soutenir les écrivains, les vrais écrivains —ceux qui sont publiés sur papier ou ceux dont les performances sont reconnues par le milieu littéraire. Ne faisant pas partie de l’industrie, ne jouissant pas de la reconnaissance documentée des livres papier, le blogue n’était pas concerné par toutes les propositions. Je suis rentrée chez moi en me disant avec regret que j’avais manqué une occasion en or de défendre mes idées au sujet des blogues. Je peux néanmoins essayer de me reprendre ici, sur le site de <em>Salon double</em>, en faisant ce qui me convient le mieux, c’est-à-dire en publiant un texte sur Internet. J’aimerais proposer, dans ce cadre, une réflexion sur les blogues littéraires qui m’apparaît essentielle en ce moment parce qu’ils sont de plus en plus amenés à être reconnu par les institutions culturelles. Je désire donner corps à plusieurs observations que j’ai en tête depuis longtemps à propos des blogues littéraires. Ces observations, même si je les avais prononcées lors de la consultation, je crois qu’elles n’auraient pas pu être entendues, parce qu’elles remettent en question plusieurs prémisses sur lesquelles le Conseil des arts et des lettres du Québec est fondé. J’énonce maintenant ces réflexions en tant que blogueuse, bien sûr, mais surtout en tant que lectrice de blogues littéraires.<br /><br /><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);">La littérature hors de ses gonds</span></strong></p> <p><br />L’écrivaine américaine Kathy Acker a écrit un article en 1995 portant sur les liens entre la littérature et Internet : «Writing, Identity and Copyright in the Net Age »<a name="renvoi2"></a><strong><a href="#note2"><strong>[2]</strong></a></strong>. Le texte d’Acker était très en avance sur son temps. D’abord parce qu’en 1995, le réseau Internet venait à peine d’être commercialisé et qu’il était fréquenté surtout par les universitaires, les informaticiens et les <em>geeks</em>. Près du milieu universitaire, Acker, qui est morte en 1997, était à la fine pointe de la technologie. Sa réflexion concernant les possibilités offertes par les nouvelles technologies pour la création littéraire était très avant-gardiste. Encore aujourd’hui, l’essai d’Acker m’apparaît comme un des plus pertinents pour réfléchir à Internet. En évoquant sa lecture d’Hannah Arendt, Acker écrit ces trois mots très importants : «Writing masters nothing»<a name="renvoi3"></a><strong><a href="#note3"><strong>[3]</strong></a></strong>. Il faut entendre cette phrase dans tous ses sens possibles. Pour Acker, si la littérature ne peut pas nous protéger de la souffrance inhérente au vivre ensemble, elle permet toutefois de donner sens à nos vies qui seraient sinon incohérentes. Même si l’écrivain joue un rôle important pour donner une cohérence à nos expériences du monde par le biais des récits qu’il produit, il ne contrôle pas le mouvement sémantique qu’il provoque. Dans une certaine mesure, son écriture le dépasse lui-même. Il n’est pas entièrement maître de ses écrits, puisqu’il ne connaît pas consciemment tout ce qui est l’origine de son texte et qu’il ne contrôle pas tous les effets qu’il produira. Acker va plus loin : «If we look at the literary industry today, writing is in trouble»<a name="renvoi4"></a><strong><a href="#note4"><strong>[4]</strong></a></strong>. La littérature est en danger parce que l’industrie la contraint à se maîtriser. Remettant en question la notion d’identité telle qu’elle est communément conçue, elle postule que l’écrivain n’est peut-être pas le seul auteur de son œuvre. Cette idée remet en question celle du copyright. Pour Acker, l’écrivain ne possède pas son texte. Fondée sur la reprise et sur le détournement, toute son œuvre littéraire est construite pour défendre cette idée, qu’on pense par exemple à <em>Great Expectations</em> (1983) qui reprend à sa manière le roman de Charles Dickens ou à <em>Don Quixote : Which Was a Dream</em> (1986), qui met en scène une nouvelle Don Quichotte, héroïne féminine, inspirée de Cervantès.<br /><br /><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Le nouveau territoire</span></strong></p> <p><br />Internet offre plusieurs nouvelles possibilités pour la littérature. La plus importante de celles-ci est que la littérature pourrait, grâce à Internet, tenter de s’échapper de l’industrie du livre et ainsi du copyright : «As it now stands, the literary industry depends upon copyright. But not literature.»<a name="renvoi5"></a><strong><a href="#note5"><strong>[5]</strong></a></strong> Acker adopte ici une posture qui s’apparente à celle des pirates informatiques. L’hacktivisme politique<a name="renvoi6"></a><strong><a href="#note6"><strong>[6]</strong></a></strong> existe depuis les premiers réseaux informatiques. Les hackers, qui ne sont pas des crackers<a name="renvoi7"></a><strong><a href="#note7"><strong>[7]</strong></a></strong>, se servent du piratage informatique de manière engagée afin de lutter contre ceux qui veulent contrôler les réseaux. Les hackers militent donc activement pour la libre circulation des idées et des contenus afin de mettre en échec toutes formes de propriétés privées. Ils piratent des œuvres, non pas dans le but de nuire aux artistes, mais parce qu’ils pensent que la libre circulation des produits culturels est plus importante que tout. Par exemple, un réseau de pirates cinéphiles travaille dans l’ombre à la préservation et à la distribution de milliers de films importants dans l’histoire du cinéma<a name="renvoi8"></a><strong><a href="#note8"><strong>[8]</strong></a></strong>. Les films qui ne sont pas toujours rentables pour l’industrie ne sont souvent pas bien conservés, ni distribués. On sait que l’industrie du DVD a décidé de constituer des zones commerciales. Ces zones commerciales font que certains films importants du cinéma français ne sont pas distribués en Amérique du Nord parce qu’il ne serait pas payant de le faire sur un territoire principalement anglophone. La circulation des films repose entièrement sur une logique capitaliste et non sur une logique qui viserait à faire la promotion de la culture artistique.<br /><br /><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);">La liberté du blogue</span></strong></p> <p><br />Au moment où Acker rédigeait son texte, le copyright était plus rare sur Internet et l’esprit de la culture libre qui a entrainé la fondation de <em>Wikipédia</em>, par exemple, commençait tout juste à se répandre. Même si aujourd’hui Internet a un peu changé, le blogue littéraire est une forme encore libre des marchés économiques et a tout intérêt, à mon avis, à préserver cette liberté, à ne pas entrer dans les rangs du capitalisme. Il y a si peu de choses qui échappent encore aux lois économiques. Si le blogue parvient à le faire, c’est déjà une nouvelle importante pour l’avenir de la littérature, pour une littérature qui ne se possède pas. Dans cet esprit, Internet est encore un territoire neuf à explorer pour les écrivains, un territoire où la liberté peut encore être conquise et, surtout, où elle pourrait peut-être être préservée. Acker ne propose pas de formes particulières que la littérature sur Internet pourrait prendre. Elle souligne seulement qu’il est cohérent pour les écrivains de chercher à s’imposer sur le territoire inédit de la toile. De toute évidence, le blogue peut être une forme qui permette de renouer avec l’idée de la phrase «writing masters nothing». Selon moi, le blogue n’a pas besoin d’être publié sur papier pour acquérir une valeur littéraire. La transposition sur papier du blogue peut même être moins intéressante que la version en ligne. La version papier peut être utile pour conserver les textes, pour les consulter et pour les relire. Je ne nie pas du tout le plaisir et l’utilité du livre papier. Je crois toutefois que le blogue littéraire doit, en plus de préserver à tout prix sa liberté, rester ce qu’il est, c’est-à-dire un genre fragmentaire, imparfait, précaire. Cette fragilité assumée lui confère paradoxalement une grande force dans le monde d’aujourd’hui. Il occupe une place que les autres formes littéraires, le roman, la poésie, le théâtre, l’essai, ne peuvent pas, ou ne peuvent plus prendre. Se présenter dans le monde comme vulnérable est en soi un grand acte de courage. De ce point de vue, le blogue littéraire est un genre courageux. Il a les tempes assez solides pour se montrer aux autres sans être appuyé par l’industrie du livre.<br /><br /><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Des textes de trop</span></strong></p> <p><br />Quand j’ai commencé l’écriture de mon blogue, je ne pensais pas à ma démarche. Je ne pensais pas faire un travail d’écriture. Je cherchais seulement une manière d’entrer en contact avec des gens. Le blogue était pour moi comme une bouteille que je lançais à la mer. J’imaginais qu’un internaute inconnu passerait un jour lire mes textes. Ce qui est fascinant, c’est que je n’allais jamais savoir qui m’avait lue, ni à quelle occasion, mais je pouvais me dire que cela arriverait peut-être; ce petit espoir, si mince, me permettait déjà de me sentir un peu moins seule dans le monde. Dans ses premiers balbutiements à la fin des années 1990 et aux débuts des années 2000, le blogue d’avant la lettre prenait la forme de journaux intimes anonymes ou signés sous pseudonymes. Les auteurs n’étaient pas nécessairement des jeunes écrivains; souvent, même, il s’agissait de gens qui n’avaient autrement pas la chance d’écrire et qui partageaient des moments importants de leur vie avec des inconnus à l’intérieur des petites communautés comme celle de Livejournal. Dans ce blogue anonyme, il y avait une sorte de clandestinité qui était propice aux confidences, aux échanges. Sans réfléchir ni théoriser leurs démarches, les blogueurs de l’époque croyaient que le partage de l’expérience était possible entre les êtres humains, même avec des inconnus sur Internet. En laissant un texte disponible sur le Web, ils confiaient à Internet une missive sans destinataire prédéterminé. Puisque ces blogueurs n’étaient pas des aspirants écrivains, on peut se demander si ces blogues étaient des blogues littéraires. Cela dépend évidemment de notre point de vue sur ce qui définit la littérarité, mais selon le mien, oui, il s’agissait bel et bien de littérature. La littérature peut nous raconter des histoires, éveiller notre curiosité, nous dégouter de notre vie, nous inspirer, aiguiser notre regard vers les autres, nous aider à prendre conscience de nous-mêmes et de notre place dans le monde, susciter en nous des émotions, stimuler notre imagination… Je pense aussi et surtout que la littérature sert à maintenir le contact entre les individus d’une communauté et que ce contact peut être maintenu grâce aux libres partages des expériences. L’écrit, par la forme qu’il adopte, permet un partage de certaines réalités au cœur de nos expériences qui ne seraient pas racontables à l’oral. Il y a aussi dans ces petites histoires individuelles laissées partout sur le Web quelque chose de superflu. Évidemment, on ne pourra pas toutes les lire, il y a en trop. La littérature, c’est aussi ça : être de trop, être superflu, être inutile dans un monde administré tourné vers la rentabilité. Le blogue me parait à cet égard être bel et bien tributaire d’une logique propre à l’activité littéraire et un refuge de choix pour la littérature de demain.<br /><br /><strong><span style="color: rgb(128, 128, 128);">Rater notre chance</span></strong></p> <p><br />Je ne suis pas une personne nostalgique. J’ai trop à vivre et à découvrir encore pour regretter le passé. Je dois toutefois avouer que parfois en observant Internet se développer j’ai l’impression que nous sommes passés à côté. Aujourd’hui, nous avons de nouveaux professionnels, des spécialistes des réseaux sociaux qui nous expliquent le jeu à jouer pour devenir une célébrité sur le Web ou pour faire de l’argent. Peu à peu, l’esprit de la culture libre, l’esprit des hackers, semble disparaître progressivement d’Internet. À chaque fois que la culture libre fait un pas en arrière, je me dis que nous avons raté notre chance. Internet aurait pu sauver le monde, mais il ne le sauvera pas. Les blogues littéraires ne pourront rien pour le sort du monde. Je crois qu’ils ont néanmoins tout intérêt à préserver l’esprit de la culture libre. La bonne littérature ne se possède pas, elle est donc entièrement liée à la pensée de la culture libre. Quand j’étais jeune et encore un peu naïve, je connaissais un homme qui avait publié un roman. Il m’avait donné un exemplaire. Ça me gênait un peu parce que je l’avais lu et ne l’aimais pas du tout. Lorsqu’il m’a demandé ce que j’avais pensé de son livre, j’avais répondu que je l’avais prêté à ma mère qui l’avait beaucoup aimé et qui l’avait prêté à une de ses collègues de travail qui l’avait aussi beaucoup apprécié. Ma manœuvre était malhonnête, mais ça m’évitait de mentir. Ma mère avait réellement aimé son livre. Il m’a répondu sur un ton très sérieux : «Pourquoi tu lui as prêté? Elle aurait pu l’acheter». Il n’avait pas l’air heureux de savoir que quelqu’un avait lu et aimé son livre. Peut-être qu’il se doutait que je n’aimais pas son livre et qu’il voulait se venger en étant bête avec moi. Mais je ne crois pas, j’avais été assez habile pour détourner le sujet. Je crois qu’il devait seulement penser qu’en tant que jeune femme réservée je n’osais pas lui dire que j’aimais son livre. «Elle aurait pu l’acheter». Ce jour-là, j’ai compris que les écrivains n’étaient pas tous comme je le pensais. Et du coup, je me suis sentie encore plus seule. J’avais envie de lui hurler à la tête qu’il était déjà chanceux que ma mère ait été touchée pour son livre, que ça valait tellement plus que le 1$ de droit d’auteur qu’il aurait pu encaisser si je n’avais pas prêté mon exemplaire. Il s’en foutait bien que quelqu’un soit touché par son histoire, il ne voulait qu’accumuler ses ridicules droits d’auteur à coup de 1$. Un dollar, ce n’est pas grand chose, mais c’est déjà une valeur d’échange, quelque chose de mesurable sur lequel tout le monde s’entend. Lorsque cette histoire est arrivée, je venais tout juste d’ouvrir mon blogue. Si j’avais pu trouver un formulaire attestant que je renonçais à tout jamais à d'éventuels droits d’auteur, je l’aurais signé.</p> <p>&nbsp;</p> <hr /> <p><strong><a name="note1"></a><a href="#renvoi1">[1]</a></strong>Livejournal est un réseau social fondé en 1999 par Brad Fitzpatrick. Les membres sont liés entre eux par un profil et un blogue. Créé en 2004, Facebook, réseau très populaire aujourd’hui, est basé sur le même principe, mais le profil est placé complètement à l’avant scène en laissant de côté le blogue.&nbsp;</p> <p><strong><a name="note2"></a><a href="#renvoi2">[2]</a></strong>&nbsp;L’article est publié dans le recueil d’essais &nbsp;Bodies of Work, New York, Serpent's Tail, 1996. Il est aussi disponible en ligne sur le site de JSTOR et offert en téléchargement gratuit pour les étudiants par le biais de leurs universités : <a href="http://www.jstor.org/pss/1315246.. " title="http://www.jstor.org/pss/1315246.. ">http://www.jstor.org/pss/1315246.. </a></p> <p><strong><a name="note3"></a><a href="#renvoi3">[3]</a></strong>Kathy Acker, « Writing, Identity, and Copyright in the Net Age », <em>The Journal of the Midwest Modern Language Association</em>, volume 28, numéro 1, printemps 1995, p.94.</p> <p><strong><a name="note4"></a><a href="#renvoi4">[4] </a></strong><em>Ibid</em>., p. 94.</p> <p><strong><a name="note5"></a><a href="#renvoi5">[5]</a></strong>&nbsp;<em>Ibid</em>., p. 96.</p> <p><strong><a name="note6"></a><a href="#renvoi6">[6]</a></strong> Au sujet de l’hacktivisme politique et de son histoire, je recommande les lectures suivantes : McKenzie Wank, <em>A Hacker Manifesto</em>, Cambridge, Harvard, 2004; Otto von Busch &amp; Karl Palmas, <em>Abstract hacktivism : the making of a hacker culture</em>, London et Istanbul, 2006; Éric Dagiral, « Pirates, hackers, hacktivistes: déplacements et dilution de la frontière électronique », <em>Critique</em>, Editions de Minuit, Juin-Juillet 2008, pp. 480-495; Razmag Reucheyan, « Philosophie politique du pirate », <em>Critique</em>, Editions de Minuit, Juin-Juillet 2008, pp. 458-469; Tim Jordan, <em>Activism! Direct action, hacktivism and the future of society</em>, London, Foci, 2002; Tim Jordan and Paul A. Taylor, <em>Hacktivism and Cyberwars. Rebels with a cause?</em>, London, Routledge, 2004; metac0m, « What is Hacktivism? », décembre 2003, en ligne: <a href="http://www.thehacktivist.com/?pagename=hacktivism" title="http://www.thehacktivist.com/?pagename=hacktivism">http://www.thehacktivist.com/?pagename=hacktivism</a> (consulté le 27 mai 2010).</p> <p><strong><a name="note7"></a><a href="#renvoi7">[7]</a></strong> Le cracker se sert du piratage dans le simple but de détruire des sites Web.</p> <p><strong><a name="note8"></a><a href="#renvoi8">[8]</a></strong> Bien sûr, plusieurs bibliothèques et cinémathèques s’attaquent déjà à cette tâche, mais les pirates le font dans un autre esprit.</p> <p>&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/une-litt-rature-qui-ne-se-poss-de-pas#comments ACKER, Kathy Blogue littéraire BUSCH, Otto von Canada Culture de l'écran Culture Geek Culture libre Cyberespace DAGIRAL, Éric Droit d'auteur Flux Hacktivisme politique JORDAN, Tim Journaux et carnets PALMAS, Karl Pirate Résistance culturelle REUCHEYAN, Razmag TAYLOR, Paul A. WARK, McKenzie Mon, 20 Jun 2011 18:25:51 +0000 Amélie Paquet 354 at http://salondouble.contemporain.info Entretien avec Mathieu Arsenault http://salondouble.contemporain.info/antichambre/entretien-avec-mathieu-arsenault <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/salon-double">Salon double</a> </div> <div class="field-item even"> <a href="/equipe/arsenault-mathieu">Arsenault, Mathieu</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-text field-field-soustitre"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> L’Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle </div> </div> </div> <!--break--><!--break--> <div class="rtecenter"><img alt="" src="http://salondouble.contemporain.info/sites/salondouble.contemporain.info/files/imagecache/Antichambre/boitier-face.jpg" /></div> <p>Il remet des trophées à des œuvres actuelles qu’il juge marquantes, des prix prestigieux qui font bien des jaloux tel le fameux <em>Bouillon de poulet pour fuck all</em> qui a été décerné cette année à Simon Paquet pour son roman <em>Une vie inutile</em>. Visiblement animé par le désir de participer à l’élaboration d’une communauté littéraire active et vivante qui ne se résumerait pas à la circulation de livres, Mathieu Arsenault est un acteur important des soirées de poésie et de divers événements littéraires qui ont lieu à Montréal. Ses livres sont porteurs d’une liberté langagière et intellectuelle que peu d’auteurs se permettent aujourd’hui, malmenant aussi bien la syntaxe que les idées reçues. Son premier livre de fiction, <em>Album de finissants</em> (2004), propose une série de fragments polyphoniques posant un regard sagace sur l’école, qui apparaît être bien davantage une «fabrique de gens compétents pour la vie professionnelle» qu’un lieu de formation de citoyens lucides et libres-penseurs. Son livre <em>Vu d’ici</em> (2008) poursuit l’exploration des différents flux idéologiques qui parcourent l’esprit de nos contemporains, s’attardant cette fois à la culture populaire, notamment au pouvoir hypnotique de la télévision et des désirs serviles que celle-ci véhicule, induisant l’inertie crasse des sujets dépolitisés. Mathieu Arsenault a aussi publié un essai, <em>Le lyrisme à l’époque de son retour</em> (2007), où il analyse la dialectique de l’innovation et de la tradition qui traverse la production contemporaine en prenant pour exemple la question de la résurgence du lyrisme. Ce livre, qu’il qualifie lui-même d’autothéorie, ou encore d’autobiographie théorique, parvient à joindre avec finesse des questions théoriques à l’expérience concrète que nous avons de la littérature aujourd’hui. Et c’est ultimement la question de la possibilité d’une communauté littéraire qui surgit de sa réflexion&nbsp;: «Quand je me pose la question de la possibilité de dire ‘je’ aujourd’hui, c’est une communauté que je cherche, la possibilité de créer des communautés dans un système historiquement répressif.» Mathieu Arsenault collabore également de façon régulière à la revue <em>Spirale</em>, en plus d’être l’un des membres fondateurs du magazine <em>OVNI</em>. Depuis 2008, il propose ses réflexions sur la culture populaire actuelle dans son blogue <a href="http://doctorak-go.blogspot.com/"><em>Doctorak, GO!</em></a>. Il passe aujourd’hui au Salon pour nous entretenir de l’Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle, un projet qu’il a mis en branle en 2009.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> À Salon double, nous cherchons des façons de mettre en valeur et de commenter la littérature contemporaine. Nous sommes intéressés par ta série de «15 publications intéressantes 2010 selon l'Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle», publiée sur ton blogue&nbsp;<a href="http://doctorak-go.blogspot.com/"><em>Doctorak, GO!</em></a>, parce que tu y valorises aussi, à ta façon, des œuvres québécoises qui ont été plus ou moins ignorées en 2010. Alors que les critiques des médias&nbsp;<em>mainstream</em>&nbsp;collectionnent tous les mêmes cartes d’écrivains au style de jeu plus ou moins convenu, tu sembles avoir un penchant pour les jeunes recrues qui tentent d’imposer de nouvelles manières de concevoir la joute littéraire. La liste d’œuvres que tu proposes, plutôt éclectique, montre bien qu’il existe une relève. On y retrouve des romans, de la poésie, de la bande dessinée, des textes inclassables, des textes publiés en fanzines... Selon quels critères avez-vous constitué cette liste? Désiriez-vous mettre en lumière des mouvements ou des tendances particulières dans la littérature québécoise contemporaine?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span> Le projet de l’Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle est de prendre le contrepied de l’image médiatique de la littérature québécoise actuelle, qui construit un programme finalement assez réducteur dans ses propositions esthétiques: du roman, du roman, du roman, avec «du souffle», de la «maîtrise» et, assez souvent, une retenue, un art de la concision. Mais ce programme est assurément moins dommageable que le public qu’il associe à la littérature. Car ce public est en déclin, il vieillit sans se renouveler et s’accroche à une idée du littéraire qui lui appartient, mais qui ne se renouvelle pas nécessairement. Quand on parle de relève dans les médias, c’est d’ordinaire à ceci qu’on fait référence: l’espoir que survive ce rapport à la littérature et les pratiques qui lui sont associées. Mais cette idée de la relève n’incarne qu’une forme parmi d’autres de rapport à la tradition littéraire. Pour cette raison, ce à quoi nous travaillons, ce n’est pas à identifier des tendances émergentes en littérature québécoise. Notre projet serait plutôt d’inventer un public, de trouver à quoi ressemble le désir de notre époque pour la chose littéraire. Le public que nous cherchons ne ressemble pas à celui plein de révérence des années 80, ni à celui presque inexistant des années 90. Les littéraires d’aujourd’hui sont plus éclectiques dans leurs goûts. Ils sont peut-être détachés d’une manière salutaire de l’industrie du livre, du système des rentrées littéraires et de la promotion médiatique. Même si ce ne sont pas toujours des livres, ils lisent globalement plus, sans discrimination.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Votre projet vient en effet combler un vide dans l’espace littéraire québécois. Il répond à un désir de renouveau de l’espace littéraire qui semble partagé par plusieurs. Pourrais-tu nous parler de la façon dont il a vu le jour? Comment fonctionne l’attribution des prix de l’Académie? As-tu établi des critères précis pour la sélection des œuvres récompensées?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span> J’ai fondé l’Académie à l’hiver 2009 lors d’<a href="http://doctorak-go.blogspot.com/2009/01/les-prix-de-lacademie-de-la-vie.html">une note</a> au ton humoristique sur <a href="http://doctorak-go.blogspot.com"><em>Doctorak, GO!</em></a> Lucide et amusé, je voulais illustrer ma conviction que mon travail n’était pas trop fait pour remporter des prix en faisant croire en blague que même si je fondais une académie, les honneurs finiraient par m’échapper. J’avais établi une liste de livres de récipiendaires faite de livres que j’avais lus dans l’année et que j’avais trouvés curieux ou intéressants. Cette note a été très populaire, pas parce qu’elle était drôle ou particulièrement bien tournée, mais parce qu’on y mentionnait des livres qui n’apparaissaient nulle part ailleurs sur le Web, sinon sur le site de leurs éditeurs. Et, qui plus est, certains auteurs ont été très flattés que je leur remette un prix, même si c’était sans prétention. L’année suivante, j’ai voulu pousser l’exercice plus loin en organisant un gala. Catherine Cormier-Larose, organisatrice de lectures hors pair, est alors entrée au «comité», et nous avons décidé ensemble des prix à remettre. Grâce à elle, le gala a pris la forme d’une soirée de lecture originale un peu trash et faussement officielle, dans l’esprit de la liste des prix. L’Académie a pris avec elle une direction plus convaincante, elle lit beaucoup et possède un excellent jugement. Pour l’édition de cette année, Vickie Gendreau s’est jointe à son tour au comité, car elle confectionne les trophées. Ces trophées prennent le contrepied des statuettes de gala&nbsp;: ils sont uniques, chacun illustrant une image, une scène ou une phrase tirée du livre primé.<br /><br /> Ce que j’aime de ce projet, c’est que nous essayons de maintenir délibérément le flottement entre la parodie d’académie et l’institution sérieuse. Si nous essayons de garder le côté mordant des prix, nous effectuons maintenant la sélection avec plus de sérieux qu’au début, car d’une part, nous sentons un réel engouement de la communauté littéraire pour notre entreprise et d’autre part, on y voit également l’occasion de donner une représentation des différentes potentialités de forme et de contenus littéraires propres à notre époque.<br /><br /> Le choix des textes se fait&nbsp;en comité. On y discute non seulement de ce qu’on a lu mais aussi des livres dont on a entendu parler et que nous nous promettons de lire. Il arrive souvent que nous nous emportions à cause de véritables injustices, des livres extraordinaires qui n’auront de visibilité nulle part. Et ce n'est même pas une question d’injustice à l’égard de leur auteur, c'est une injustice à l’égard de notre époque. Beaucoup de prix travaillent à la perpétuation d’une image conventionnelle de la littérature, à entretenir une sorte de synthèse la plus réussie de formes du roman ou de la poésie qui datent au mieux d’une quinzaine d’années. De notre côté, on aime mieux les livres un peu chambranlants qui pointent vers les potentialités de notre époque. Tu sais, tu lis un texte et tu te dis&nbsp;que c'est étrange de ne pas retrouver plus souvent cette forme, ce langage, ce sujet tellement il appartient à l’expérience de notre époque?<br /><br /> Par ailleurs, le nom ridiculement long d’«Académie de la vie littéraire au tournant du vingt et unième siècle» est ironiquement sentencieux, mais il reflète aussi ce désir de répondre à la nécessité qu’il existe une communauté littéraire vivante, que les auteurs se rencontrent, prennent la mesure de la diversité et comprennent qu’ils ne sont pas seuls dans leur volonté de s’inscrire dans leur époque. Nous sommes fatigués de ces auteurs qui s’imaginent avoir inventé la roue faute d’avoir convenablement lu leurs contemporains.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Il est intéressant que tu retournes la question des tendances émergentes en insistant sur «le désir de notre époque pour la chose littéraire.»&nbsp; Les œuvres qui ont été sélectionnées par l’Académie de la vie littéraire au tournant du 21e siècle témoignent certes d’une belle diversité, mais on y trouve tout de même des textes qui se revendiquent en tant que roman. Pensons par exemple à <em>Une vie inutile</em> de Simon Paquet, ou encore à <em>Épique</em> de William S. Messier. Depuis la mise en ligne de Salon double, nous avons accueilli des lectures critiques portant essentiellement sur le roman, alors que l’essai, la nouvelle et la poésie sont largement sous représentés. Cela porte à croire que nos contemporains, du moins ceux qui gravitent autour du monde académique, s’intéressent toujours au roman et y voient une pratique importante qui mérite l’attention. Pourrais-tu expliquer davantage ta pensée sur l’écriture romanesque? Pourquoi les romans de Simon Paquet et de William S. Messier sont-ils de bons textes à tes yeux?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span> Nous n'avons a priori rien contre le roman. Le 20e siècle a donné des romans fascinants de Proust à Don DeLillo, des expériences d'écriture qui ont véritablement pris la mesure de ce dont était capable la forme romanesque. Mais cette volonté de travailler cette forme est peu suscitée aujourd'hui. Les médias, les librairies et le grand public n’ont qu’un intérêt très marginal pour ce travail, ce qui pousse les romanciers à chercher la maîtrise et la retenue dans le style comme dans la structure. Cela dit, des textes comme ceux de Simon Paquet et William S. Messier trouvent un usage, une justification au roman. Le roman de Paquet essaie de donner une structure à un florilège de mots d'esprit absurdes et désespérés, et celui de Messier prend le prétexte du roman pour inscrire la tradition du conte traditionnel dans le réalisme d'un quotidien contemporain. Les romanciers qui nous intéressent se posent des questions, assez indépendamment finalement des critères de maîtrise et de l'actualité de leur sujet. Il importe peu qu'un roman soit mal ficelé, qu'il finisse en queue de poisson, qu'il soit trop long ou surchargé s'il recèle un dispositif esthétique cohérent.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Pour désigner cette communauté qui se constitue autour de la&nbsp;littérature, tu parles d'un public plutôt que de lecteurs. Le choix&nbsp;paraît mûrement réfléchi. Il suggère le rassemblement et l'événementiel. Si la vie littéraire est partagée par ce public, leur&nbsp;relation à la littérature déborderait donc d'une relation strictement livresque. Les rassemblements littéraires que l'on connaît&nbsp;aujourd'hui sous le nom de Salon du livre sont en réalité des foires&nbsp;commerciales où l'objet-livre prend complètement le dessus sur la&nbsp;littérature. Pour l'Académie de la vie littéraire au tournant du 21e&nbsp;siècle, y a-t-il une littérature hors du livre, hors du marché du&nbsp;livre? Qui constituerait ce public à inventer?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span>&nbsp;&nbsp;«Une littérature hors du livre». La formule est intéressante, à une époque où, justement, le livre est en phase de dématérialisation. Et en effet, les textes littérairement intéressants ne sont pas toujours confinés au livre. La littérature à venir se prépare peut-être dans le fanzine, dans la lecture publique, dans la note de blogue. C'est-à-dire que les oeuvres à venir ne seront peut-être pas des fanzines et des blogues, mais elles seront imprégnées de toutes les expérimentations qu'ils auront permises.&nbsp;Cette année, nous avons surtout donné des prix à des livres publiés, mais j'aimerais bien qu’on puisse remettre bientôt des prix pour des personnages inventés sur Facebook ou Twitter.&nbsp; J’aimerais aussi amener au-devant de la scène toute cette culture d’essais plus lyriques au ton vraiment dynamique que la pratique du blogue est en train de développer.<br /><br /> Mais cela dit, la distinction entre public et lecteurs excède aussi la question du format de l'imprimé. Parler de lecteurs et de lectorat revient à parler encore depuis cette configuration de la littérature comme production culturelle. La configuration que nous cherchons est plus proche d'une communauté, et je pense que nous ne sommes pas les seuls à chercher cela. Tout le monde appelle, recherche des communautés littéraires. Elles passent par le livre, oui, mais elles passent aussi par leur circulation, par le discours, par la critique et le commentaire. C'était un peu le projet derrière les cartes critiques d'auteurs que nous avons imprimées: faire circuler des auteurs par le biais des cartes qu'on pourrait garder dans sa poche, avec une photo devant et une critique derrière.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Tu laisses entendre que l’avenir de la littérature passe peut-être par les différentes marges de la production imprimée et contrôlée par le monde de l’édition traditionnelle, que ce soit par les blogues ou par les fanzines. Nous accordons aussi beaucoup d’importance aux blogues à Salon double et nous avons ajouté cette année sur notre site une section qui recense les billets de nos collaborateurs. Il se dégage de ces pratiques une cohérence qui nous apparaît forte, par exemple par le travail plus ou moins important de l’oralité, ou encore par une volonté de mise à distance du supposé nombrilisme des blogueurs, à propos desquels on affirme souvent qu’ils sont l’incarnation du narcissisme de notre époque. Ces blogues possèdent un lectorat important, peut-être même plus important que celui des livres qui se trouvent sur les tablettes de nos librairies. Pour certains, le statut des blogues pose tout de même problème. Pour assurer la pérennité de ces écritures, il faudrait, dit-on, que le monde de l’édition intervienne d’une façon ou d’une autre. Les Éditions Leméac ont tenté d’imprimer certains blogues, mais ceux-ci ont rapidement décidé de mettre fin à cette collection. Alors que nous observons une littérature Web en pleine effervescence, le directeur de cette maison d’édition, Jean Barbe, y voit plutôt une perte de temps : «Les blogues ont leurs limites, disait-il en 2009, et c’est beaucoup d’énergie créatrice qui n’est pas consacrée à la littérature<strong><a href="#note1a">[1]</a><a name="note1aa"></a>.</strong>» Cette réaction montre bien le fossé qui sépare la culture de l’imprimé et la culture numérique, une forme de culture légitime et une culture qu’on pourrait qualifier de sauvage. Es-tu d’avis qu’un système d’édition et de légitimation est nécessaire sur le Web? N’y a-t-il pas là un danger de dénaturer ces écritures?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault —</strong></span> En effet, le réseau de l’imprimé n’a jusqu’ici considéré que très timidement la scène littéraire du blogue. Mais je ne sais pas s’il faut en imputer la faute aux résistances des éditeurs traditionnels, car le passage de l’entrée de blogue au livre est plus difficile qu’il n’y paraît. Cette entrée qui paraissait infiniment spirituelle, pertinente et vivifiante dans un flux RSS peut étonnamment paraître bête, rien de plus qu’amusante et relever de la redite une fois imprimée. Il faut aussi considérer comment la forme du blogue a évolué rapidement et en marge de plusieurs manières d’écrire qui n’ont pas immédiatement rapport avec le littéraire, comme le journal intime ou le commentaire d’actualité, en plus de développer sa propre forme qui ne pourrait plus aujourd'hui faire l’économie des hyperliens, des vidéos et des images qu’elle intègre. Par exemple, une des grandes libérations que la rédaction de blogue a pu faire subir à ma manière d’écrire vient directement de l’hyperlien. Si je veux faire un rapprochement entre la philosophie de Blanchot et le forum d’image de <a href="http://www.4chan.org/"><em>4chan</em></a>, je dois évoquer les concepts de mèmes, de trollage, mentionner certaines polémiques et certains événements qui d’ordinaire échappent, mais alors complètement, aux littéraires à qui je m’adresse. Si je devais ouvrir une parenthèse explicative pour chacun de ces éléments, le rythme de mon essai se trouverait ralenti et me pousserait subrepticement vers une forme de dissertation sans doute «cool» mais scolaire. L’hyperlien permet de redonner une sorte de fierté et d’ouverture à l’essai qui s’adresse au public indépendamment de l’étendue de ses connaissances. Comme si le texte lui disait&nbsp;: «je ne vulgariserai pas parce que je sais que tu prendras les moyens de suivre le propos si le sujet t’intéresse». L’hyperlien trouve d’autres usages ailleurs, cela peut être vrai aussi pour l’intégration des images et de la vidéo ou encore le système de commentaires.<br /><br /> C'est la raison pour laquelle les seuls blogues imprimables présentement sont ceux qui font le moins usage des spécificités techniques du blogue comme les essais en bloc de Catherine Mavrikakis ou les <a href="http://www.mereindigne.com/"><em>Chroniques d'une mère indigne</em></a> et d’<a href="http://taxidenuit.blogspot.com/"><em>Un taxi la nuit</em></a>. On ne mesure pas encore pour cette raison les substantielles innovations de style et de rythme qui apparaissent en marge du réseau littéraire reconnu qu’aucune forme imprimée ne saurait encore contenir aisément. Il faut encore savoir bricoler son chemin vers le roman, la poésie et l’essai pour les faire passer à l’écrit en plus de combattre les réticences des comités éditoriaux traditionnels à qui manquent les références pour saisir la pertinence de cette manière d’écrire pour notre époque.<br /><br /> Mais les expérimentations textuelles hors des formes conventionnelles ne se sont pas non plus arrêtées au blogue. Beaucoup de blogueurs ont depuis quelque temps déserté la scène pour Facebook ou Twitter où s’intensifie la proximité du texte avec l’immédiateté des communications. Les créations littéraires faites à partir de Facebook (la création de personnages qui interagissent avec le public par exemple) sont d’une nature si différentes qu’il est pour le moment difficile de savoir si un archivage et une recontextualisation de leur expérience esthétique sont possibles. Je veux dire&nbsp;par là que certaines expériences d’écriture sur Facebook ont indéniablement des caractéristiques littéraires, mais pas celle de la durée dans le temps. Si les blogues étaient déjà limite en ce qui concerne leur publication, ces nouvelles expérimentations s’éloignent encore plus de tout ce que représente le livre. Ma conception du littéraire est aussi mise à l’épreuve devant les poussées du numérique!<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Salon double —</strong></span> Avant de terminer cet entretien, nous aimerions parler un peu d’un prix spécial que vous avez remis cette année au recueil posthume de Geneviève Desrosiers : <a href="http://www.oiedecravan.com/cat/catalogue.php?v=t&amp;id=16&amp;lang=fr"><em>Nombreux seront nos ennemis</em></a>. Publié une première fois en 1999&nbsp;par l'Oie de Cravan, il a été réédité en 2006 par le même éditeur. La poésie de Desrosiers se démarque par sa force mélancolique et par son absence de compromis. Comment lis-tu le vers «Tu verras comme nous serons heureux» répété à plusieurs reprises dans le poème «Nous»? Dans le texte de présentation du prix, on note «l'humour ironique» très présent dans le recueil, mais pourrait-on aussi lire derrière cette ironie une trace d'espoir?<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Mathieu Arsenault </strong><strong>—</strong></span> Qu’est-ce que l’ironie? Dans notre compréhension ordinaire, l’ironie apparaît presque indissociable du sarcasme et du cynisme parce que nous considérons comme un signe d’agression la rupture qu’elle instaure dans la communication. Mais il m’apparaît que le sens de l’ironie est en train de changer présentement. Quand la distinction entre la communication publique et la communication privée s’amenuise, et quand le moralisme exacerbé du grand public fait en sorte de rendre suspects les énoncés qui s’éloignent des formules creuses et dominantes, l’ironie apparaît comme un espace intime aménagé dans l’aire ouverte des échanges quotidiens, un espace où l’intention et le sens n’apparaissent qu’à ceux qui connaissent intimement les modulations du ton et de la pensée de l’interlocuteur ironique. Comme posture langagière, l’ironie est d’une immense importance, et seule la poésie me semble à même de la mettre convenablement en scène comme expérience. La poésie de Geneviève Desrosiers me semble annoncer cette période où le poème ne requiert plus l’adhésion de son lecteur ni par un «nous» national ou humaniste, ni par une expérience subjective si singulière qu’elle se refuse à la communication. <a href="http://www.lequartanier.com/catalogue/occidentales.htm"><em>Les occidentales</em></a> de Maggie Roussel m’apparaît être un accomplissement de cette posture propre à notre époque.<br /><br /> Faire apparaître ce genre de filiation est une des choses qui me tient le plus à cœur dans le projet de l’Académie de la vie littéraire. Nous ne voudrions pas devenir une tribune de plus pour la diffusion des publications courantes. Car l’actualité littéraire est aussi constituée de ces œuvres qui reviennent d’on ne sait trop où et dont on découvre la pertinence à la lumière de ce qui s’écrit aujourd'hui, de l’évolution de la sensibilité et des manières de lire. Par exemple, l’année dernière, nous donnions le prix à <em>On n’est pas des trous de cul</em> de Marie Letellier, une ethnographie de la misère urbaine fascinante surtout pour les retranscriptions d’entrevues que le livre contient. Ce livre n’a jamais été réédité et nous lui avons donné un prix parce que j’en ai entendu parler de manière passionnée à plusieurs reprises dans des circonstances différentes. Ce n’est que tout récemment que m’est apparue une esquisse d’interprétation à cet engouement: le déclin de l’intérêt pour la lecture de fiction québécoise me semble en train d’ouvrir le champ au documentaire écrit, sous la forme de l’autobiographie, de l’essai lyrique ou, comme dans le cas du livre de Letellier, au document qui présente une réalité crue dans une langue brute. Ces œuvres à la redécouverte discrète mais intense trouvent difficilement leur espace. Souvent, elles n’ont pas le raffinement esthétique qui leur permettrait d’apparaître sur la scène de la recherche universitaire. Elles n’ont peut-être pas non plus un potentiel commercial qui justifierait leur réédition ou leur remise en circulation dans l’espace médiatique.<br /><br /> Ce qui est amusant avec un projet comme l’Académie, c'est de chercher à faire plus que la célébration et la diffusion de la production annuelle. Nous construisons un récit sur le thème de la sensibilité littéraire de notre époque.<br /> <a href="#note1aa"><br /> </a></p> <hr /> <p><a href="#note1aa"><br /> </a> <strong><a href="#note1aa">1</a>. </strong>Cité dans Annick Duchatel, «C’est écrit dans la blogosphère», <em>Entre les lignes : le plaisir de lire au Québec</em>, vol. 6, no 1 (2009), p. 20.<br />&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/antichambre/entretien-avec-mathieu-arsenault#comments Blogue littéraire Communauté littéraire Contre-culture Critique littéraire Cyberespace DESROSIERS, Geneviève Dialogue médiatique Engagement Événement Fiction Hypermédia Ironie Journaux et carnets LALONDE, Pierre-Léon LETELLIER, Marie Média MESSIER, William S. Québec Réalisme Résistance culturelle ROUSSEL, Maggie Style Entretiens Bande dessinée Écrits théoriques Essai(s) Poésie Récit(s) Roman Tue, 31 May 2011 02:40:51 +0000 Salon double 347 at http://salondouble.contemporain.info Le corps sur la main http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-corps-sur-la-main <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/st-laurent-julie">St-Laurent, Julie</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/cambouis">Cambouis</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><p><br /><br /> Bien qu’Antoine Emaz soit un poète français de l’extrême contemporain, le sentiment d’incertitude qui imprègne sa poésie témoigne d’une forte filiation avec le vingtième siècle, surtout sa dernière moitié, voulue moins grandiloquente que la première. En effet, plusieurs poètes, comme Yves Bonnefoy ou André du Bouchet, se sont détachés des idéaux lyriques pour explorer, à l’inverse, la finitude des êtres et du langage sur laquelle les créateurs auraient jusque-là fermé les yeux. Cette finitude est la seule assurance qui traverse leurs textes, si bien que toute autre entreprise se révèle marquée par la précarité, particulièrement celle de parole, puisque c’est elle qui préoccupe les poètes. L’expression poétique s’avère davantage consciente de sa fragilité, du silence qui l’excède, et s’applique désormais à dire, avec subtilité,<em> l’emportement du muet</em><a href="#note1a" name="note1"><strong>[1]</strong></a>, pour reprendre un titre de du Bouchet. En conséquence, la perception et la description acquièrent une grande importance dans le travail de création, la certitude sensible palliant l’indétermination du reste.<br /><br /> <em>Cambouis</em> est le deuxième carnet de travail publié par Emaz. Cet ouvrage collige un ensemble de notes, d’impressions et d’observations: il constitue à la fois un espace d’épanouissement et de survivance. Demander si la poésie a un avenir dans l’époque contemporaine, c’est au moins lui accorder un présent, remarque Emaz (p.185), d’où le besoin pour le poète d’un lieu de sécurité qui, même sans arborer de datation précise, pérenniserait le plus fugace. Dans cette perspective, j’aimerais m’attarder à la façon dont l’écriture de <em>Cambouis</em> témoigne d’un parti pris de l’être-au-monde, c’est-à-dire d’un être dont la subjectivité s’affirme ressentie et incarnée.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Dire l’émotion</strong></span><br /><br /> Bien que la tradition romantique ait affublé le poète d’une certaine aura de supériorité, rien de cet enthousiasme ne subsiste chez Emaz, «la poésie [étant] une façon parmi d’autres de reconsidérer vivre» (p.110). Elle est simplement le gage d’une présence à soi. Emaz ne se rattache ainsi à aucune école poétique actuelle: «[n]i objectiviste, ni lyrique, ni minimaliste» (p.68), il n’en conteste pas moins, à sa manière, l’ère de la performance et du matérialisme dans laquelle nous vivons –tendance à laquelle la poésie n’a pas été toujours étrangère, si on pense à l’éclat anonyme du langage dans <em>Le parti pris des choses</em> de Francis Ponge, un pilier de la tradition littéraire moderne. Rompant avec ce poète de façon avouée dès les premières pages de son carnet, Emaz oppose à la valorisation de l’impersonnel l’inconsistance de l’émotion ténue et de l’intimité. Il sait d’ailleurs que «l’espace interne n’est pas indéfiniment ouvert» (p.49), ce qui signifie que demeure même une marge de l’être qui ne pourra être dite.<br /><br /> Le poète reconnaît néanmoins que l’entreprise d’écriture constitue une nécessité existentielle avant même qu’elle soit littéraire, puisqu’«on n’écrit pas pour faire beau, on écrit parce qu’il faut» (p.12). Cela dit, bien sûr, Emaz propose un parcours esthétique toujours léché, en même temps que quelques titres de ses ouvrages de poésie montrent bien à quel stade vital de l’être il désire accéder. <em>Os</em> (2004), <em>De l’air</em> (2006), <em>Peau</em> (2008) et d’autres titres montrent que ce n’est pas la parole socialisée qui importe, mais plutôt un état primaire –physique– du soi que la poésie peut aider à retrouver. L’émotion qu’il cerne dans l’écriture acquiert un caractère organique, ce qui répond à la pulsation toute sanguine qu’évoque son nom de plume, Emaz, inspiré du préfixe «héma».<br /><br /> Lorsque vient le temps de lire d’autres poètes, la résonance intérieure que produit le texte s’avère tout autant capitale, et Emaz l’avoue sans gêne aucune: «[J]e ne peux comprendre une poésie sans émotion parce que l’ennui me saisit immédiatement, autant que le sentiment du dérisoire» (p.11). Le poète cherche à réhabiliter l’homme en tant qu’être unique, sentant et désirant à sa manière, à tel point qu’il frôle un anti-intellectualisme assumé. L’émotion seule agit comme justification, elle constitue la seule source de sens qui vaille.<br /><br /> Cela explique l’attention qu’Emaz accorde à son lecteur. Ce dernier possède une place de choix dans la réflexion du poète, qui veut lui faire comprendre un monde, le lui faire habiter, «l’important n’[étant] pas le détail en soi, mais son effet: le vers pose un bout de réel» (p.182). Emaz cherche donc à partager non pas tant une expérience esthétisée qu’une expérience simple, qui reproduirait la relation vécue par le corps et l’âme par rapport à un moment du vivre. Encore, cette exploration de la relativité s’approfondit au-delà du domaine sensible: «[L]e plus stupide, et peut-être le plus commun, c’est de se laisser réduire par la vie, à petit feu […]. / Pourquoi suis-je encore vivant? / Je crois que cela tient aux autres» (p.98). Le lecteur n’est pas un ami réel ni même un proche, mais il écoute ce «poème [qui] reste destiné, adressé, partagé&nbsp;ou bien […] miroir d’un narcissisme autarcique» (p.197). L’autre représente une présence fragile bien que non négligeable, puisqu’«à l’affût de ce qui déchire, autant que de ce qui relie, [le poète] rend compte […] d’une essentielle précarité<a href="#note2a" name="note2"><strong>[2]</strong></a>», comme l’affirme Jean-Michel Maulpoix, celle de la parole, qui réussit, par divers détours, à toucher par la diction d’une émotivité. Emaz s’enrichit tout autant des relations interpersonnelles que des relations sensorielles.<br /><br /> <span style="color: rgb(128, 128, 128);"><strong>Dire le corps</strong></span><br /><br /> À l’affût d’une «musicalité […] dans la trame, essentielle et peu visible à la fois» (p.54), et de nettes images à partager, Emaz élabore dans l’écriture un lieu où la certitude sensible assure une concrétude sans pareille à la parole. Se revendiquant artisan, les mains tachées de cambouis, il développe «une écriture […] [qui] vau[drait] par ses qualités physiques<a href="#note3a" name="note3"><strong>[3]</strong></a>». C’est la résistance du poème, vecteur d’une consistance essentielle, voire d’une beauté minimale, malgré les réserves émises quant au souci de l’esthétisme.<br /><br /> Emaz présente ainsi un ensemble de textes qui s’attardent à célébrer la perception, puisque «c’est peut-être ça l’essentiel d’une vie de poète: l’attente» (p.140). Son écriture s’ancre dans une appréhension toute singulière et incarnée du monde —la sienne, modelée par son corps, ses désirs— car, tel un phénoménologue, Emaz remarque que «la pensée [lui] semble toujours débordée par l’expérience» (p.33). Or, l’environnement sensoriel du poète se dépose dans le carnet afin d’y mûrir, d’y prendre sens et forme, l’écrivain cultivant un goût marqué pour la métonymie. «Pour saisir la profondeur, [il faut] commencer par s’arrêter à la surface» (p.125), ce qui astreint Emaz à un certain minimalisme dans l’expression en même temps qu’à un souci du détail. Il ne s’agit pas de décrire avec ostentation un paysage observé mais d’exprimer la sensualité du sujet, en osmose avec son environnement immédiat: «Montée lente du jour. Pas de vent; tout le jardin encore humide de la pluie de nuit. Bruit de la mer. Calme froid» (p.90). À dire cette nature qui l’entoure, le poète présente les influx sensoriels comme porteurs d’un état d’âme physique, où les sens se mêlent («calme froid») dans une synesthésie où la présence du sujet s’estompe dans la description. En fait, bien que l’émotion soit capitale pour Emaz, elle ne doit pas brouiller le regard sur le monde mais plutôt l’affiner, en décupler la sensibilité.<br /><br /> Si la prise de notes ne demande pas un investissement littéraire aussi soutenu que celui qu’implique l’écriture d’un poème, les quelques mots consignés au fil des impressions ne sont pas dévalorisés pour autant. Au contraire, ces inscriptions elliptiques peuvent témoigner d’un souci esthétique, bien que la qualité premièrement recherchée soit plutôt d’ordre existentiel, à nouveau, non pas tant ici pour dire l’émotion que pour dire le corps sentant. Vivre ce monde comme un être organique parmi d’autres, ressentir une certaine adéquation possible avec l’instant, voilà qui s’avère bénéfique: «[J]e n’écris pas mais j’ai l’impression d’être à ma place, en paix dans cette suspension générale et la lumière du matin sur le jardin» (p.208). L’écriture s’avère salvatrice pour Emaz, mais il se plaît constamment à rappeler qu’elle ne constitue pas une fin en soi, un absolu, comme si «la poésie se te[nant]&nbsp;si près de la vie, […] tellement nourrie d’elle, […] n’aspire[rait] en son fond qu’à s’effacer toute devant elle<a href="#note4a" name="note4"><strong>[4]</strong></a>», tel que l’envisage Maulpoix. Ainsi, sensible à la plénitude que Jean-Jacques Rousseau avait trouvée dans le sentiment du moment présent, Emaz reconnaît le danger d’une imagination s’emballant, qui détourne le corps vivant de la vérité immédiate qu’il perçoit: «Pourquoi s’inquiéter? On ne sera plus là pour voir. La question n’est pas l’éternité mais maintenant, y compris lorsque je dis "glycine"» (p.109). Les mots n’ont aucun mandat de fiction, de détournement du réel. En dépit de la conceptualisation à laquelle oblige toute mise en langage, le carnet, comme le poème, s’applique à approfondir l’expérience du présent et à la faire durer.<br /><br /> Emaz demeure ainsi à fleur de peau, d’où le jardin comme leitmotiv ponctuant le récit qui se trame: ce lieu des floraisons constitue un espace d’épanouissement gratuit de la perception où le poète peut se gorger d’«influx de vigueur et de tendresse réelle<a href="#note5a" name="note5"><strong>[5]</strong></a>», pour reprendre la formulation proposée par Rimbaud. Les passages consacrés au jardin expriment de cette manière la possibilité d’un bonheur ténu. L’écriture et l’existence jouissent d’une impulsion nécessaire, vitale: elles avancent, à tel point que «par [le] double jeu du récit-cadre et de l’accumulation séquentielle d’événements, le recueil [de pensées] se laisse appréhender par une narrativité latente qui lui imprime un mouvement d’ensemble<a href="#note6a" name="note6"><strong>[6]</strong></a>», comme l’affirment René Audet et Thierry Bissonnette. Le récit à l’œuvre —le récit de soi— se dévoile au fur et à mesure que la lecture permet de déceler une progression entre les entrées et une cohérence liant les fragments d’un travail en cours.<br /><br /> Cependant, la joie qui constelle le carnet et la force qui s’en dégage ne suffisent pas à apaiser tout à fait le poète. Emaz n’approfondit pas explicitement de questions métaphysiques, encore que cela ne l’empêche aucunement d’être sensible au poids que chacun d’entre nous porte: «Qu’est-ce qu’on fait d’une vie? Le poème ramène inlassablement là» (p.117). La mise en relief de cette circularité de l’écriture montre que, si la continuation est possible, elle ne sera jamais naïve. L’exaltation de la condition d’étant peut réjouir l’être de chair, mais cet enthousiasme ne saurait jamais atteindre l’«exactitude» (p.94) qu’Emaz recherche, celle du dialogue possible entre le corps et l’émotion. Aussi est-ce naturel qu’il se sente attaché à l’idée du «lyrisme critique» (p.122), notion développée par le poète et critique contemporain Jean-Michel Maulpoix: parce que le poème naît d’«un moment de vie et de langue» (p.130), l’écriture doit interroger le réel et s’interroger elle-même, à partir d’une subjectivité toujours inquiète. Qu’elle puisse sembler un obstacle, cette dualité langue/réel que parvient à dénouer certaines fois la poésie n’inquiète pas Emaz: «Pas un tiraillement; ça le serait sans doute si je visais un équilibre stable, mais ce n’est pas le cas. Il n’y a que tensions dans vivre; l’écriture n’est pas d’un côté ou de l’autre, elle est dans cette tension même» (p.217). C’est pourquoi le poète accorde une grande importance à la continuité, au maintien du souffle: c’est le travail patient qui assure une cohérence existentielle malgré les rigueurs de la vie, comme l’indiquait le titre du premier carnet publié, <em>Lichen, lichen </em>(2003). Même, la force motrice de l’écriture se transmettant au fil des pages se transforme en une position éthique, parce qu’«on écrit sans doute parce qu’on n’a rien d’autre pour tenir dans un monde de travers» (p.155). La tension vécue se doit conséquemment d’offrir un minimum de droiture, de dignité. Emaz s’intéresse à la question de l’engagement car il faut dire sans honte ce monde qu’on vit, avec ses torts, mais aussi avec ses consolations.<br /><br /> Si l’Oulipien Jacques Roubaud déplore qu’on célèbre la poésie actuelle seulement par un «effet fantôme<a href="#note7a" name="note7"><strong>[7]</strong></a>» –elle serait morte–, Emaz n’envisage pas la situation d’une façon aussi dramatique. Roubaud ne semble plus en mesure de suivre les orientations du contemporain, bien qu’il ait déjà fait partie de l’avant-garde littéraire française: «[L]a poésie, pour le monde, n’est plus concevable que si on la trouve là où elle n’est pas<a href="#note8a" name="note8"><strong>[8]</strong></a>», selon lui. Jamais de tel clivage entre «le monde» et le poète chez Emaz, car ce dernier a la sagesse de laisser voir que la poésie existe bien sûr dans la langue, et aussi hors de celle-ci, cela sans scandale. Tout de même, Emaz reconnaît que, même si le jardin de son voisin –qui n'est pas poète– semble parfois plus fourni ou majestueux que le sien, il demeure «un jardin bouche cousue» (p.144), puisque aucune parole n'en célèbre l'épanouissement. L'émotion ou la sensation esthétique, qu'on la nomme poésie, peut être vécue de façon autonome, mais elle peut aussi s'inscrire dans la matérialité d'une langue pour durer, afin d'acquérir un sens minimal.<br /><br /> Se livrant à un perpétuel «corps à corps (lutte ou caresse) avec la langue» (p.165), Emaz enseigne à son lecteur la beauté du combat de l’être émotif pris dans la vie (c’est aussi ce que signifie l’engagement), dans les limites fluctuantes d’un corps sentant. <em>Cambouis</em> ne se présente pas comme un recueil de poésie, mais je l’ai lu comme un carnet de poèmes, la sensibilité de l’écrivain transcendant et exhaussant la réflexion sur cet univers qu’il cherche à habiter le plus justement possible.<br /><br /> Au moins, ce qui est certain, malgré toutes les fragilités mises en relief par Emaz, c’est que la poésie est là. C’est peut-être ce qui explique le sentiment de douce résignation qui traverse <em>Cambouis</em>. Il serait question de minimalisme, sans aucun doute, mais il n’y aura pas de fin de la poésie, puisqu’il n’y aura pas de fin du chant: tant bien que mal, il persiste.<br /><br /><br /> <a href="#note1" name="note1a"><strong>[1]</strong></a> André du Bouchet, <em>L’emportement du muet</em>, Paris, Mercure de France, 2000.<br /> <a href="#note2" name="note2a"><strong>[2]</strong></a> Jean-Michel Maulpoix, <em>Pour un lyrisme critique</em>, Paris, José Corti (En lisant en écrivant), 2009, p.30.<br /> <a href="#note3" name="note3a"><strong>[3]</strong></a> <em>Ibid.</em>, p.40.<br /> <a href="#note4" name="note4a"><strong>[4]</strong></a> <em>Ibid.</em>, p.41.<br /> <a href="#note5" name="note5a"><strong>[5]</strong></a> Arthur Rimbaud, «Adieu», dans <em>Une saison en enfer</em>, dans <em>Œuvres complètes et correspondances</em>, édition préparée par Louis Forestier, Paris, Robert Laffont (Bouquins), 2004, p.157.<br /> <a href="#note6" name="note6a"><strong>[6]</strong></a> René Audet et Thierry Bissonnette, «Le recueil littéraire, une variante formelle de la péripétie», dans René Audet et Andrée Mercier [dir.],<em> La narrativité contemporaine au Québec</em>. Vol.I, <em>La littérature et ses enjeux narratifs</em>, Québec, Presses de l’Université Laval, 2004, p.30-31.<br /> <a href="#note7" name="note7a"><strong>[7]</strong></a> Jacques Roubaud, «Obstination de la poésie», dans <em>Le Monde diplomatique</em>, janvier 2010, p.23.<br /> <a href="#note8" name="note8a"><strong>[8]</strong></a> <em>Ibid.</em>, p.24.<br />&nbsp;</p> http://salondouble.contemporain.info/lecture/le-corps-sur-la-main#comments AUDET, René et BISSONNETTE, Thierry DU BOUCHET, André EMAZ, Antoine Être-au-monde France Journaux et carnets Lyrisme critique MAULPOIX, Jean-Michel PONGE, Francis RIMBAUD, Arthur ROUBAUD, Jacques Subjectivité Poésie Wed, 09 Mar 2011 17:20:49 +0000 Julie St-Laurent 328 at http://salondouble.contemporain.info Mourir de sa belle mort http://salondouble.contemporain.info/lecture/mourir-de-sa-belle-mort <div class="field field-type-nodereference field-field-auteurs"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/equipe/dufour-genevieve">Dufour, Geneviève</a> </div> </div> </div> <div class="field field-type-nodereference field-field-biblio"> <div class="field-items"> <div class="field-item odd"> <a href="/biblio/journal">Journal</a> </div> </div> </div> <!--break--><!--break--><div>Le <em>Journal</em> de Marie Uguay, paru en 2005 chez Bor&eacute;al, offre, comme d&rsquo;autres avant lui &mdash; qu&rsquo;on pense &agrave; ceux d&rsquo;Hector de Saint-Denys Garneau et d&rsquo;Hubert Aquin, pour ne nommer que ceux-l&agrave; &mdash;, une proximit&eacute; peu commune, non pas avec une repr&eacute;sentation fabul&eacute;e de l&rsquo;auteur, mais bien avec l&rsquo;auteure r&eacute;elle<span>&nbsp; </span>elle-m&ecirc;me.&nbsp;Le journal &eacute;tant une trace contextualis&eacute;e et temporelle d&rsquo;une &eacute;poque, d&rsquo;une p&eacute;riode, les &eacute;crits de Marie Uguay ne ressemblent donc pas &agrave; ceux des autres &eacute;crivains qu&eacute;b&eacute;cois, aussi diaristes (quoiqu&rsquo;en disent les rumeurs<a name="_ftnref" href="#_ftn1"><span>[1]</span></a>). Marie Uguay ne partage pas le sacr&eacute; et la pr&eacute;ciosit&eacute; de Garneau, ni la fougue violente, dense et tumultueuse d&rsquo;Aquin. Il s&rsquo;agit plus s&ucirc;rement, dans le cas de Marie Uguay, d&rsquo;une qu&ecirc;te litt&eacute;raire existentielle mue par des pr&eacute;occupations esth&eacute;tiques et sociales: la recherche d&rsquo;une &eacute;criture affranchie de ses ali&eacute;nations (comme Qu&eacute;b&eacute;coise, comme femme, comme &eacute;crivaine) et d&rsquo;une po&eacute;sie prosa&iuml;que, &eacute;l&eacute;mentaire, qui s&rsquo;&eacute;labore &agrave; partir du quotidien tangible, de ses manifestations mat&eacute;rielles. La transcendance et la v&eacute;rit&eacute; du po&egrave;me ne repr&eacute;sentent pas une fin en soi comme pour les &eacute;crivains mystiques. Uguay poursuit un projet: la r&eacute;activation du banal et de la r&eacute;alit&eacute; rudimentaire. Joli paradoxe s&rsquo;il en est un: le <em>Journal</em>, contrairement &agrave; la po&eacute;sie de l&rsquo;auteure, n&rsquo;est pas tellement un espace o&ugrave; le quotidien s&rsquo;introduit de fa&ccedil;on nette. Il est plut&ocirc;t d&eacute;vi&eacute; de son ancrage initial pour mieux &ecirc;tre transfigur&eacute; en une fresque r&eacute;flexive, le quotidien &eacute;tant davantage un tremplin qu&rsquo;un aboutissement.</div> <p>&nbsp;</p> <div>Po&egrave;te qu&eacute;b&eacute;coise connue notamment pour son texte sur C&eacute;zanne &laquo;Il existe pourtant des pommes et des oranges&raquo; (<em>L&rsquo;Outre-vie</em>, Noro&icirc;t, 1979), Marie Uguay se voue compl&egrave;tement &agrave; la conqu&ecirc;te du po&egrave;me, mais plus g&eacute;n&eacute;ralement &agrave; l&rsquo;&eacute;criture en elle-m&ecirc;me, une &eacute;criture qui &laquo;tranche nettement par rapport &agrave; la po&eacute;sie des ann&eacute;es 1970. Elle cesse d&rsquo;&ecirc;tre un soliloque ou un dialogue pour initi&eacute;s, et s&rsquo;autorise &agrave; nouveau le plaisir et la chaleur de la s&eacute;duction<a name="note2" href="#note2b">[2]</a>&raquo;. Atteinte du cancer des os &agrave; l&rsquo;&acirc;ge de vingt-deux ans puis amput&eacute;e d&rsquo;une jambe, Marie Uguay a travers&eacute; maintes &eacute;preuves alors qu&rsquo;elle venait &agrave; peine de publier son premier recueil de po&egrave;mes, <em>Signe et rumeur,</em> en 1976 aux &eacute;ditions du Noro&icirc;t (le recueil fut d&rsquo;abord accept&eacute; chez Gallimard, mais le projet &eacute;choua &agrave; la suite de la publication au Noro&icirc;t). Le <em>Journal</em> s&rsquo;amorce sur ce pivot, au moment o&ugrave; elle vient tout juste de subir son amputation: &laquo;15 novembre 1977. Premi&egrave;re neige ce matin sur mon corps mutil&eacute;, parcelles silencieuses de la mort. Je suis couch&eacute;e sous des bancs de glaces ce matin. La neige m&rsquo;est d&rsquo;une tristesse infinie et sereine.&raquo; (<em>Journal</em>, p. 17)</div> <p>&nbsp;</p> <div>C&rsquo;est donc &agrave; cette &eacute;poque que Marie Uguay entame l&rsquo;&eacute;criture de ses cahiers (qu&rsquo;elle poursuivra jusqu&rsquo;&agrave; sa mort en 1981). Son compagnon St&eacute;phan Kovacs remaniera des ann&eacute;es plus tard l&rsquo;ensemble de ces textes pour en faire, ultimement, une publication en dix cahiers. Plusieurs ann&eacute;es s&eacute;parent la mort de la po&egrave;te et la diffusion de son journal. En sa qualit&eacute; d&rsquo;&oelig;uvre intime, le <em>Journal</em> de Marie Uguay n&rsquo;expose pas seulement les tumultes de l&rsquo;&eacute;criture; il met &eacute;galement au jour une passion amoureuse maintenue secr&egrave;te pour son m&eacute;decin, Paul. St&eacute;phan Kovacs mentionne d&rsquo;ailleurs subtilement, en introduction, quel travail d&eacute;licat qu&rsquo;a repr&eacute;sent&eacute; la restructuration de ces cahiers renfermant une part de confidences&nbsp;troublantes: &laquo;Beaucoup d&rsquo;ann&eacute;es se sont &eacute;coul&eacute;es depuis le d&eacute;c&egrave;s de Marie Uguay; ce temps &eacute;tait sans doute n&eacute;cessaire pour accueillir avec plus d&rsquo;objectivit&eacute; cette part occulte de sa vie, ce tragique intime&raquo; (14). C&rsquo;est &agrave; lui que l&rsquo;on doit le travail d&rsquo;assemblage et d&rsquo;&eacute;lagage qu&rsquo;implique une &oelig;uvre aussi personnelle, laiss&eacute;e en suspend depuis la mort de l&rsquo;&eacute;crivaine.</div> <div><span style="font-family: Arial;">&nbsp;</span></div> <div><span style="color: #808080;"><strong>Reformuler l&rsquo;intime</strong></span><strong> <p></p></strong></div> <div>Contrairement &agrave; ce que l&rsquo;on pourrait croire d&rsquo;embl&eacute;e, en raison de la souffrance physique affront&eacute;e, les textes du <em>Journal</em> ne suintent pas la douleur et les sanglots. Certes les premiers moments de l&rsquo;&oelig;uvre sont empreints de cette &eacute;preuve que repr&eacute;sente l&rsquo;amputation, mais cet &eacute;cueil est rapidement remplac&eacute; par d&rsquo;autres, pour l&rsquo;heure plus pr&eacute;occupants pour l&rsquo;&eacute;crivaine&nbsp;: le d&eacute;sir du po&egrave;me et le d&eacute;sir amoureux. J&rsquo;emploie le terme &laquo;&eacute;cueils&raquo; puisque tant le po&egrave;me que l&rsquo;amour sont &eacute;lev&eacute;s au rang des combats quotidiens. Alors que la po&eacute;sie de Uguay prend appui sur la mat&eacute;rialit&eacute; du r&eacute;el &mdash; &laquo;[La po&eacute;sie] est &eacute;minemment de ce monde, et je pense que les aspects les plus palpables du r&eacute;el forment le lieu privil&eacute;gi&eacute; de ses investigations&raquo; (183) &mdash;, le <em>Journal</em> pour sa part ne fait pas la recension des gestes anodins et ne convoque pas le monde prosa&iuml;que. Il s&rsquo;agit v&eacute;ritablement d&rsquo;un carnet d&rsquo;&eacute;criture o&ugrave; l&rsquo;on interroge l&rsquo;appr&eacute;hension du monde, la composition du po&egrave;me, l&rsquo;impossibilit&eacute; d&rsquo;&eacute;crire, et o&ugrave; l&rsquo;on travaille &agrave; des &eacute;bauches de roman (dont un qui aurait eu pour titre <em>Ma&icirc;tre et paria</em>). Y est m&ecirc;me &eacute;nonc&eacute;e l&rsquo;id&eacute;e de transformer &eacute;ventuellement le journal en une &oelig;uvre romanesque: &laquo;&nbsp;Nul ne doit lire ces lignes, elles serviront peut-&ecirc;tre plus tard &agrave; un roman&nbsp;&raquo; (19). L&rsquo;&eacute;criture, comme objet de r&eacute;flexion, est la mati&egrave;re premi&egrave;re de ces cahiers, &agrave; tel point que l&rsquo;actualit&eacute; et le monde du dehors en sont presque compl&egrave;tement &eacute;vacu&eacute;s, &agrave; quelques exceptions pr&egrave;s: le r&eacute;f&eacute;rendum de 1980 fait l&rsquo;objet de deux entr&eacute;es et la mort de Sartre est &eacute;voqu&eacute;e sur quelques lignes. Autre signe de la pr&eacute;sence du monde ext&eacute;rieur: des extraits de correspondance ont &eacute;t&eacute; joints au reste &mdash; ces lettres sont, qui plus est, r&eacute;dig&eacute;es avec une &eacute;gale po&eacute;sie:</div> <div class="rteindent1"><span style="color: #808080;">Ma ch&egrave;re douce, J&rsquo;ai renou&eacute; avec la po&eacute;sie ce soir. Je ne t&rsquo;apprendrai rien &agrave; te dire qu&rsquo;elle est l&rsquo;extr&ecirc;me de la clart&eacute;, le basculement vers l&rsquo;indicible, l&rsquo;obscur. [&hellip;] Tous les lieux-dits de mon amour se sont concentr&eacute;s en une seule &eacute;pop&eacute;e lyrique, celle d&rsquo;un vieux m&eacute;decin enterr&eacute; dans le ventre d&rsquo;une femme. [&hellip;] J&rsquo;ai renou&eacute; avec la po&eacute;sie la plus &eacute;l&eacute;mentaire, celle de l&rsquo;oubli avec le soir le plus diffus, celui des rayonnements tendres du noir. (130)</span></div> <div>&nbsp;</div> <div>Ces occurrences sont les quelques indices qui relient l&rsquo;&eacute;crivaine &agrave; son &eacute;poque, avec le monde social &mdash; sans compter la nomenclature des jours qui chapeaute chaque texte. Comme je l&rsquo;ai &eacute;voqu&eacute; plus t&ocirc;t, le monde selon Marie Uguay transite par une exp&eacute;rimentation personnelle et ph&eacute;nom&eacute;nologique du r&eacute;el. C&rsquo;est une mani&egrave;re, en fait, de s&rsquo;introduire en lui, de le faire sien malgr&eacute; sa r&eacute;sistance premi&egrave;re,&nbsp;comme elle le formule dans les <em>Entretiens</em> r&eacute;alis&eacute;s par Jean Royer: &laquo;Je ne me suis jamais int&eacute;gr&eacute;e &agrave; la r&eacute;alit&eacute;<a name="#_ftn3"><span>[3]</span></a>&raquo;; &laquo;L&rsquo;&eacute;criture me met au monde<a name="_ftnref" href="#_ftn4"><span>[4]</span></a>&raquo;; &laquo;La po&eacute;sie est peut-&ecirc;tre la recherche d&rsquo;un absolu tr&egrave;s humble. Un absolu non m&eacute;taphysique mais qui cherche au contraire &agrave; fixer les choses de la vie de tous les jours<a name="_ftnref" href="#_ftn5"><span>[5]</span></a>&raquo;. Peu &agrave; peu, le fondement de ce sentiment de marginalit&eacute; se d&eacute;place: ce n&rsquo;est plus tant le r&eacute;el dans sa globalit&eacute; qui pose probl&egrave;me mais plut&ocirc;t le statut de femme.</div> <div>&nbsp;</div> <div><span style="color: #808080;"><strong>Le seuil marginal du corps</strong></span><strong> <p></p></strong></div> <div>C&rsquo;est le fait d&rsquo;&ecirc;tre n&eacute;e femme, pour Marie Uguay, qui cause la frustration et rend difficile l&rsquo;affranchissement. Le d&eacute;chirement se consolide dans un lieu: le corps, &laquo;seule preuve de l&rsquo;existence (de son existence au monde)&raquo; (302). Il s&rsquo;exprime de deux mani&egrave;res: le corps-ali&eacute;nant (celui qui est soumis &agrave; ses d&eacute;sirs, domin&eacute; par eux) et le corps-jouissance (celui qui cultive les pulsions de chair, les exploite &agrave; bon escient pour en extraire le potentiel de cr&eacute;ation):</div> <div class="rteindent1"><span style="color: #808080;">Je suis scind&eacute;e, une partie de moi cherche &agrave; se valoriser par l&rsquo;amour d&rsquo;un homme qu&rsquo;elle a choisi prestigieux, et une autre est fi&egrave;re d&rsquo;elle et de ses capacit&eacute;s et s&rsquo;aime pour elle-m&ecirc;me. C&rsquo;est-&agrave;-dire en moi la femme et l&rsquo;individu. L&rsquo;individu est cr&eacute;ateur et libre, la femme est insatisfaite et d&eacute;pendante. De la femme vient un &eacute;ternel d&eacute;sir maladroit et autodestructeur, de l&rsquo;individu, le plaisir. Et l&rsquo;individu cherche sans cesse &agrave; r&eacute;cup&eacute;rer cette femme par l&rsquo;&eacute;criture, faire de cette ali&eacute;nation un lieu de cr&eacute;ation. J&rsquo;&eacute;cris pour ne pas &ecirc;tre d&eacute;truite par moi-m&ecirc;me. (50) <p></p></span></div> <div>Elle parle &agrave; plusieurs reprises d&rsquo;ali&eacute;nation pour d&eacute;signer ce d&eacute;chirement qui l&rsquo;habite:</div> <div class="rteindent1"><span style="color: #808080;">Rien ne m&rsquo;emp&ecirc;chera d&rsquo;aller au bout de mes ali&eacute;nations, car c&rsquo;est pour moi la meilleure fa&ccedil;on d&rsquo;en revenir, de les transgresser, et de voir surgir, au-del&agrave;, l&rsquo;individu et la femme r&eacute;unis ensemble dans la cr&eacute;atrice. (50) <p></p></span></div> <div>Ce corps-ali&eacute;nant est certainement celui qui la torture le plus. Une v&eacute;ritable lutte s&rsquo;instaure entre la volont&eacute; d&rsquo;atteindre Paul et d&rsquo;&eacute;crire une po&eacute;sie satisfaisante, et l&rsquo;impossible r&eacute;alisation de ces d&eacute;sirs, le d&eacute;sir se caract&eacute;risant d&rsquo;ailleurs par cette fuite incessante de l&rsquo;objet convoit&eacute;. Cette lutte est personnifi&eacute;e par Paul, le m&eacute;decin de Marie Uguay qui l&rsquo;accompagne presque jusqu&rsquo;&agrave; la fin de ses traitements. Il demeure la manifestation la plus tangible du combat que m&egrave;ne l&rsquo;&eacute;crivaine pour rester en vie, qu&ecirc;te intimement li&eacute;e &agrave; une autre, celle d&rsquo;assouvir le d&eacute;sir amoureux.</div> <div>&nbsp;</div> <div><span style="color: #808080;"><strong>Le d&eacute;sir, ce pharmakon</strong></span><strong> <p></p></strong></div> <div>M&eacute;decin mais &eacute;galement homme mari&eacute; et p&egrave;re de famille, Paul est l&rsquo;un des personnages les plus marquants du <em>Journal</em>. Il est celui par lequel le discours transite sans cesse, sorte de filtre vorace et douloureux qui mine et anime &agrave; la fois l&rsquo;univers de l&rsquo;&eacute;crivaine:&nbsp;&laquo;J&rsquo;aime jusqu&rsquo;&agrave; l&rsquo;an&eacute;antissement de toutes limites, et je voudrais aimer avec une d&eacute;sinvolture sauvage, avec une aisance primesauti&egrave;re, aimer avec la seule certitude qu&rsquo;un jour tout s&rsquo;accomplira et chaque instant serait une mesure de lumi&egrave;re, un renforcement de ma solitude, tout serait utile.&raquo; (140) La d&eacute;chirure est pleinement int&eacute;gr&eacute;e, v&eacute;cue comme telle, et en cela se rapproche du concept platonicien de &laquo;pharmakon&raquo;, &laquo;qui signifie quelque chose comme une drogue, &agrave; la fois rem&egrave;de et poison&raquo;<a name="_ftnref" href="#_ftn6"><span>[6]</span></a>. Cette notion appartient &agrave; l&rsquo;implicite du texte de Marie Uguay. Elle se mat&eacute;rialise fr&eacute;quemment dans le texte: la po&egrave;te a besoin de l&rsquo;agitation que suscite le d&eacute;sir amoureux, mais cette passion impossible la ronge et rend l&rsquo;&eacute;criture difficile. Le d&eacute;sir est responsable de l&rsquo;ali&eacute;nation, du d&eacute;sespoir, mais il est &eacute;galement la pierre angulaire de sa po&eacute;sie. C&rsquo;est par lui que le monde arrive:</div> <div class="rteindent1"><span style="color: #808080;">D&rsquo;o&ugrave; vient donc ce d&eacute;sespoir du d&eacute;sir qui nous fait regretter sans cesse et poursuivre sans cesse? Les choses apparaissent et s&rsquo;effacent d&rsquo;elles-m&ecirc;mes. [&hellip;] Et moi je suis devant un homme, &eacute;tonn&eacute;e, fascin&eacute;e comme devant un corps inalt&eacute;rable et soumis aux fontaines, aux ab&icirc;mes. L&rsquo;obscurit&eacute; qui occupe tous les hommes multiplie en elle toutes mes pens&eacute;es. Mon d&eacute;sir interpr&egrave;te toujours l&rsquo;homme qui se tient devant moi. Que le d&eacute;sir est long et saisonnier, en lui bat le c&oelig;ur mat&eacute;riel du monde, l&rsquo;instant puissant, tous les signifiants possibles et impossibles. On approche toujours le d&eacute;sir par ellipses. Il nous parle en permanence de nous-m&ecirc;me. Tous les paysages de la terre lui ressemblent. (195)</span></div> <div>&nbsp;</div> <div>Puis &agrave; mesure que le texte s&rsquo;&eacute;crit, le corps, sorte de courroie de transmission d&rsquo;o&ugrave; tout part et s&rsquo;ach&egrave;ve, devient peu &agrave; peu transparent et se pr&eacute;pare &agrave; dispara&icirc;tre compl&egrave;tement.</div> <div>&nbsp;</div> <div><span style="color: #808080;"><strong>S&rsquo;acheminer vers sa fin <p></p></strong></span><strong>&nbsp;</strong></div> <div>L&rsquo;ardeur n&rsquo;est plus la m&ecirc;me devant la maladie et la mort. La fatigue s&rsquo;installe. Les diagnostics de m&eacute;tastases ponctuent ses derni&egrave;res ann&eacute;es de vie. Entre le d&eacute;but et la fin du <em>Journal</em>, soit entre 1976 et 1981, Marie Uguay est hospitalis&eacute;e plusieurs fois pour subir des traitements de chimioth&eacute;rapie; la mort revient constamment la terroriser:</div> <div class="rteindent1"><span style="color: #808080;">Il y a trois jours Paul m&rsquo;annon&ccedil;ait une tumeur canc&eacute;reuse au poumon. Il est confiant d&rsquo;en venir &agrave; bout. Tout est devenu si pr&eacute;cieux et si fragile &agrave; la fois. Tout semblait accourir vers moi sans arriver &agrave; m&rsquo;atteindre vraiment. Le beau visage de Paul, la douceur de l&rsquo;air, l&rsquo;agitation des rues. J&rsquo;ai march&eacute; longtemps seule, d&eacute;bord&eacute;e par un trop-plein d&rsquo;amour et par une peur grandissante. La stupeur m&rsquo;a paralys&eacute;e, il n&rsquo;y avait m&ecirc;me plus de po&egrave;mes pour assoupir ma peine. (196)</span></div> <div>&nbsp;</div> <div>Peu &agrave; peu, le corps se m&eacute;tamorphose, s'alanguit, alors qu&rsquo;il a &eacute;t&eacute; jusque-l&agrave; le seuil f&eacute;brile par lequel advenait le d&eacute;sir de l&rsquo;autre, le d&eacute;sir du monde. Elle tente de se ressaisir:&nbsp;</div> <div class="rteindent1"><span style="color: #808080;">J&rsquo;ai si peu d&rsquo;espoir. Je dois penser au jour le jour. Chaque jour est un d&eacute;sir &agrave; r&eacute;soudre, une pens&eacute;e &agrave; absoudre, qui m&rsquo;entra&icirc;nent vers la non-pr&eacute;sence au monde et aux choses. Je vis trop dans un r&ecirc;ve. Je dois me forcer de me maintenir en acte de pr&eacute;sence. Investir le r&eacute;el par les capacit&eacute;s informatives de mon &ecirc;tre, apprendre &agrave; respirer. (294)</span></div> <div>&nbsp;</div> <div>Mais malgr&eacute; cette volont&eacute; de se recentrer sur l&rsquo;espoir, le corps s&rsquo;abolit de lui-m&ecirc;me graduellement. Le corps &eacute;chappe &agrave; toute pr&eacute;hension et annonce la fin&nbsp;pr&eacute;sag&eacute;e: &laquo;Je n&rsquo;esp&egrave;re rien ou si peu. C&rsquo;est si vague et si monotone. Je prendrais par milliers des photos de moi pour me convaincre que j&rsquo;ai un visage, un corps. Dans ce monde, je n&rsquo;ai ni signification ni r&eacute;alit&eacute;. Je n&rsquo;existe &agrave; partir de rien ni personne. Je n&rsquo;ai pas de place &agrave; moi, ni de royaume, ni de secret.&raquo; (289) T&eacute;moignant de cet affaiblissement, les derniers cahiers (sans titre quant &agrave; eux)<span class="msoIns"><ins datetime="2010-04-20T10:55" cite="mailto:Pierre-Luc%20Landry"> </ins></span>offrent des textes moins fournis, de plus en plus espac&eacute;s dans le temps, empreints d&rsquo;un d&eacute;sespoir r&ecirc;che et dur. L&rsquo;&eacute;crivaine sombre lentement avec la crainte de laisser une &oelig;uvre mineure, sans int&eacute;r&ecirc;t. Elle redoute l&rsquo;oubli, la derni&egrave;re et v&eacute;ritable diffraction de soi: &laquo;Cette &oelig;uvre si m&eacute;diocre qui ne peut justifier aucune pr&eacute;sence sur terre. Cette &oelig;uvre qui ira mourir dans le grand silence de mes art&egrave;res. &OElig;uvre insignifiante et imb&eacute;cile. Poursuite du po&egrave;me exact, conscient et musical, alors que je suis aveugle et sourde.&raquo; (308)</div> <div>&nbsp;</div> <div>Une peur visc&eacute;rale de s&rsquo;ab&icirc;mer dans l&rsquo;oubli tenaille Marie Uguay. Or quatre &oelig;uvres seront &eacute;labor&eacute;es &agrave; partir de ce carnet d&rsquo;&eacute;criture: le <em>Journal,</em> et ses derniers textes po&eacute;tiques publi&eacute;s de fa&ccedil;on posthume: <em>Po&egrave;mes en marge</em>, <em>Po&egrave;mes en prose</em> et <em>Autoportraits</em>. M&acirc;tin&eacute;es de plusieurs univers textuels &agrave; la fois, ces &oelig;uvres ont &eacute;t&eacute; &eacute;crites en parall&egrave;le. <em>Autoportraits,</em> appareil po&eacute;tique en prose auquel s&rsquo;est consacr&eacute;e Marie Uguay, repr&eacute;sente le dernier grand droit de l&rsquo;&eacute;crivaine. Y est investi le rapport &agrave; soi, sa repr&eacute;sentation. Comme le <em>Journal</em> le propose dans une version plus longue, ces multiples autoportraits d&eacute;peignent une &eacute;crivaine aux interrogations nombreuses, aux d&eacute;sirs multiples, confront&eacute;e &agrave; une conscience aigu&euml; et exigeante d&rsquo;elle-m&ecirc;me et de sa fin: &laquo;Maintenant je marche au dedans de moi / je suis seule inond&eacute;e d&rsquo;une p&acirc;le clart&eacute; l&eacute;g&egrave;rement fauve / maintenant je suis seule &agrave; jamais&raquo;<a name="_ftnref" href="#_ftn7"><span>[7]</span></a>.</div> <div>Il demeure difficile de situer l&rsquo;&oelig;uvre dans un contexte contemporain puisque l&rsquo;&eacute;laboration du <em>Journal</em> de Marie Uguay comprend deux phases chronologiquement distinctes: il fut d&rsquo;abord r&eacute;dig&eacute; dans les ann&eacute;es quatre-vingt puis annot&eacute; et publi&eacute; en 2005. Qui plus est, deux personnes y ont travaill&eacute;: l&rsquo;auteure et son compagnon jouant ici le r&ocirc;le d&rsquo;&eacute;diteur critique. Les singularit&eacute;s du texte &ndash; introspectif, r&eacute;flexif, litt&eacute;raire &ndash; sont directement li&eacute;es au statut du texte comme tel et au statut de po&egrave;te de son auteure; il va donc aller de soi qu&rsquo;un journal d&rsquo;&eacute;crivain repose sur l&rsquo;intimit&eacute;, la litt&eacute;rature et l&rsquo;&eacute;criture. En cela, le <em>Journal</em> de Marie Uguay ne se distingue pas tellement des textes de ce genre, ni m&ecirc;me des textes de la litt&eacute;rature contemporaine &ndash; davantage ax&eacute;s sur l&rsquo;individu, le rapport &agrave; soi, l&rsquo;introspection, l&rsquo;autor&eacute;flexion. En fait, c&rsquo;est plut&ocirc;t le moment de la publication du <em>Journal</em> qui nous m&egrave;ne &agrave; interroger le statut de l&rsquo;&oelig;uvre dans le champ litt&eacute;raire qu&eacute;b&eacute;cois. Plus de vingt ans s&eacute;parent la fin de l&rsquo;&eacute;criture du <em>Journal</em> et sa parution aux &eacute;ditions du Bor&eacute;al. Il est vrai que le remaniement du texte est un travail consid&eacute;rable qui n&eacute;cessite du temps et de l&rsquo;investissement. Or, ne pourrait-on pas y voir un indice quant &agrave; la nature du champ litt&eacute;raire qu&eacute;b&eacute;cois contemporain? Le milieu litt&eacute;raire qu&eacute;b&eacute;cois accueille depuis peu les &oelig;uvres intimes. L&rsquo;&eacute;criture diaristique n&rsquo;a pas toujours re&ccedil;u un accueil favorable &agrave; cause de son statut litt&eacute;raire ambigu. Les lieux dits litt&eacute;raires, et c&rsquo;est l&agrave; la particularit&eacute; de la litt&eacute;rature contemporaine (et non pas seulement de la litt&eacute;rature qu&eacute;b&eacute;coise), ont subi un d&eacute;placement; l&rsquo;institution int&egrave;gre depuis les ann&eacute;es quatre-vingt des &eacute;crits jadis non reconnus, qu&rsquo;on pense &agrave; la paralitt&eacute;rature (le fantastique, la science-fiction, le merveilleux, le n&eacute;o-fantastique, le r&eacute;alisme magique), ou &agrave; litt&eacute;rature dite de masse (le roman historique, l&rsquo;autobiographie, la biographie). La litt&eacute;rature intime (les journaux, les correspondances, les carnets d&rsquo;&eacute;criture) s&rsquo;inscrit dans cette mouvance contemporaine qui fait de l&rsquo;institution le lieu non pas d&rsquo;une r&eacute;sistance, mais plut&ocirc;t d&rsquo;une ouverture, un lieu d&eacute;cloisonn&eacute; de ses r&eacute;ticences pass&eacute;es concernant, dans ce cas-ci, la litt&eacute;rarit&eacute; d&rsquo;une &oelig;uvre. Le <em>Journal</em> de Marie Uguay semble donc favoris&eacute; par cette modification du champ de la litt&eacute;rature nous permettant, certes de lier l&rsquo;&oelig;uvre &agrave; la litt&eacute;rature contemporaine, mais &eacute;galement de repenser la litt&eacute;rarit&eacute; du texte et la pudeur qu&rsquo;on affiche envers les &oelig;uvres personnelles. Le discours critique reste d&rsquo;ailleurs assez discret &agrave; ce sujet, nomm&eacute;ment l&rsquo;<em>Histoire de la litt&eacute;rature qu&eacute;b&eacute;coise </em>(Biron, Dumont, Nardout-Lafarge) dans laquelle le journal ne figure pas en tant que cat&eacute;gorie, ni m&ecirc;me en tant que sous-cat&eacute;gorie. Le faible int&eacute;r&ecirc;t des &eacute;tudes litt&eacute;raires ne d&eacute;signe toutefois en rien la non-pertinence de ces &oelig;uvres.</div> <div> <div>&nbsp;</div> <hr /> <div>&nbsp;</div> <div id="ftn"> <div><a name="_ftn1" href="#_ftnref">[1]</a><span style="font-family: Arial;"> Myl&egrave;ne Durand, &laquo; Marie Uguay et Saint-Denys Garneau, au bord du vide &raquo;, <em>Conserveries m&eacute;morielles</em> [En ligne] </span><a title="http://cm.revues.org/453" href="http://cm.revues.org/453"><span style="font-family: Arial;">http://cm.revues.org/453</span></a><span style="font-family: Arial;"> (Consult&eacute; le 30 mai 2010). <p><a name="note2b" href="#note2">[2]</a> Michel Biron, Fran&ccedil;ois Dumont et &Eacute;lizabeth Nardout-Lafarge, &laquo;La po&eacute;sie et la fiction intimistes&raquo;, dans <em>Histoire de la litt&eacute;rature qu&eacute;b&eacute;coise</em>, Montr&eacute;al, &Eacute;ditions Bor&eacute;al, 2007, p. 605-606.</p></span></div> </div> <div id="ftn"> <div><span style="font-family: Arial;"> <br /> </span></div> </div> <div id="ftn"> <div><a name="_ftn3" href="#_ftnref"><span style="font-family: Arial;">[3]</span></a><span style="font-family: Arial;"> Jean Royer, <em>Entretiens</em>, Montr&eacute;al, &Eacute;ditions du Silence, 1983, p. 19. <p></p></span></div> </div> <div id="ftn"> <div><a name="_ftn4" href="#_ftnref"><span style="font-family: Arial;">[4]</span></a><span style="font-family: Arial;"> <em>Ibid</em>., p. 22. <p></p></span></div> </div> <div id="ftn"> <div><a name="_ftn5" href="#_ftnref"><span style="font-family: Arial;">[5]</span></a><span style="font-family: Arial;"> <em>Ibid</em>., p. 26. <p></p></span></div> </div> <div id="ftn"> <div><a name="_ftn6" href="#_ftnref"></a><a name="_ftn6" href="#_ftnref"><span style="font-family: Arial;">[6]</span></a><span style="font-family: Arial;"> Jacqueline Lagr&eacute;e,&nbsp;&laquo;&nbsp;<em>Le pharmakon</em>&nbsp;&raquo;, <em>Cours de philosophie de l&rsquo;Universit&eacute; de Rennes</em>, [En ligne] </span><a title="http://www.med.univ-rennes1.fr/etud/pharmaco/pharmakon.htm" href="http://www.med.univ-rennes1.fr/etud/pharmaco/pharmakon.htm"><span style="font-family: Arial;">http://www.med.univ-rennes1.fr/etud/pharmaco/pharmakon.htm</span></a><span style="font-family: Arial;"> (Consult&eacute; le 15 mai 2010). <p></p></span></div> </div> <div id="ftn"> <div><a name="_ftn7" href="#_ftnref"></a><a name="_ftn7" href="#_ftnref"><span style="font-family: Arial;">[7]</span></a><span style="font-family: Arial;"> Marie Uguay, <em>Autoportraits</em>, Montr&eacute;al, Bor&eacute;al compact, 2005, p. 303.</span><span style="font-size: 10pt;">&nbsp;</span></div> </div> </div> http://salondouble.contemporain.info/lecture/mourir-de-sa-belle-mort#comments Archives BIRON, DUMONT et NARDOUT-LAFARGE Expérience Féminisme Identité Journaux et carnets LAGRÉE, Jacqueline Mort Obsession Québec Quotidien Représentation de la sexualité Représentation du corps ROYER, Jean UGUAY, Marie Poésie Mon, 31 May 2010 14:16:51 +0000 Geneviève Dufour 226 at http://salondouble.contemporain.info